Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVIII/Chapitre 3

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CHAPITRE III

MORT DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE (12 AVRIL 1794).


Paris creuset de la grande chimie. — Rien ne remplaça la Commune de Chaumette. — Ce qu’était Chaumette. — Conspirations des moutons. — Courage de Lucile Desmoulins ; sa mort. — Zèle religieux de Dumas et Fouquier-Tinville. — Mort de Chaumette.


Ceux qui n’ont pas eu l’honneur de naître dans la sainte boue de la métropole du monde, qui n’ont pas vu et senti la puissance de cet étonnant creuset où les races et les idées vont se transformant et créant sans cesse, arrivent rarement à savoir ce que c’est que la grande chimie sociale. Qu’ils aient la science, l’intelligence et le génie même, ils sortent difficilement des classifications étroites ; à grand’peine comprennent-ils la fluidité de la vie. Qu’ils humilient leur science, qu’ils viennent étudier, ces docteurs. À ce point central du globe où se rencontrent et se combinent tous les courants magnétiques, ils pénétreront à la longue le souverain mystère, invisible, intangible, des mélanges de l’Esprit.

Rien ne caractérise plus la rare originalité d’Anacharsis Clootz que le sentiment profond qu’il eut de Paris, sa déférence docile pour la Commune de Paris, en qui il reconnaissait le Précurseur du genre humain, l’ardent, l’aveugle messager, instinctif et inspiré, qui, sans savoir ce qu’il fait, court devant la Révolution, portant son flambeau.

Il vit là la Révolution, et non pas ailleurs, — là l’orthodoxie. Il ne fut point rebuté des accidents, des souillures qui accompagnent toute grande opération sociale. Il suivit naïf et docile, attentif (comme, après tout, on marchait en pleine nuit) à serrer de très près la voie, à ne point s’écarter d’un pas. De là sa dévotion un peu littérale. Il s’en excuse très bien dans sa réponse à Desmoulins : « Suivons toujours, et de près, la sainte sans-culotterie. »

Touchant spectacle de voir ce génie idéaliste écouter religieusement les triviales prédications, toutes basses et terre à terre, de l’apôtre des Filles-Dieu. L’Allemand, par un noble effort, sorti de tout panthéisme, libre de toute scolastique, apprenait, sous un polisson, sous un gamin de Paris, à matérialiser suffisamment sa pensée pour qu’elle s’assimilât la matière vivante et qu’elle en dégageât l’esprit.

L’apôtre Chaumette en lui-même était peu de chose, mais il était beaucoup comme fétiche de Paris. Cela ne se discute pas. Un fétiche, comme saint Janvier pour les lazzaroni de Naples, est ou adoré ou battu ; mais il ne se discute pas, il ne se remplace pas.

Robespierre remplaça Chaumette par un homme de grand mérite, plein d’esprit, de feu, le méridional Payan. Tout fut inutile. Le peuple ne mit plus les pieds à l’Hôtel de Ville. La nouvelle Commune eut beau payer les mendiants. Cela ne réussit pas mieux. La foule décidément avait pris un autre chemin.

Rien ne remplaça jamais l’ancienne Commune, Pache, Hébert, Chaumette. Hébert même était populaire, quoique muscadin (portant deux montres à sa culotte) ; Paris était habitué à entendre de bonne heure la gueule infernale de ses colporteurs : « Il est b… en colère, ce matin, le Père Duchesne ! » Le maire Pache était populaire par sa bonne représentation, son apparente honnêteté, sa calme et large face suisse. Chaumette était populaire par je ne sais quoi de bonhomme, par ses cheveux plats, luisants, exactement divisés, par ses trivialités et ses apophtegmes. Rarement, très rarement il ceignait l’écharpe. Il était peuple dans le peuple. Ses textes ordinaires, la guerre aux jeux et aux filles, ses exhortations banales d’être bon époux, bon père, etc., tout était fort bien reçu. Il ne bougeait de la Commune, sauf pour prêcher aux Filles-Dieu. Il vivait là, infatigable, dans la grande salle Saint-Jean, au milieu d’une foule bruyante qui se renouvelait sans cesse, doux, poli, facile ayant toujours la réponse, trouvant toujours sans se lasser les mots de la situation. Si la séance trop longue envahissait l’heure des repas, l’assistance avait le plaisir de voir Anaxagoras tirer un petit morceau de pain de sa poche et le manger sobrement, à sa grande édification. Le Parisien d’autrefois disait aux nouveaux débarqués : « Vous avez vu au Pont-Neuf la Samaritaine battre les heures au carillon ? » et le Parisien de 1793 disait de même : « Avez-vous vu Anaxagoras Chaumette ? »

Nous entrons dans un temps sombre avec 1794, tellement que je me surprends à croire qu’il y eut du soleil encore dans la nuit de 1793. Le volcan, au moins, y fît la lumière. On mourait, mais on vivait. Une page de Desmoulins ou Clootz, une boutade de Marat, faisaient tressaillir. Les carrefours avaient encore leurs orateurs, leurs assemblées ; Varlet criait sur ses tréteaux. Vous auriez entendu dire : « N’est-ce pas là Danton qui passe ?… » Ah ! la coupe était encore pleine.

Tout cela, c’étaient des forces, — discordantes, — mais c’étaient des forces.

Où est-il, celui qui disait : « Irez-vous alors aux catacombes fouiller les ossements ?… Direz-vous au peuple affamé : « Voici les cendres des morts… « Mange, peuple, rassasie-toi… car nous n’avons « rien de plus ! »

Ce temps est venu. La vie, la force, la substance, ce qui nourrissait la Révolution, cela a déjà passé dans la terre.

D’autant plus vivante et terrible se réveille et se relève la contre-révolution. Elle va centupler ses efforts.

Et que ferait-on contre elle ? Peut-on centupler la Terreur ?

Nous avons déjà caractérisé Chaumette. C’était un petit homme, d’une figure agréable et commune, avec des yeux noirs et vifs. Fils d’un cordonnier de Nevers, mousse à treize ans, un moment soldat, puis de nouveau pilotin, il imagina de se faire le pilote de l’esprit public, s’en vint écrire à Paris. Il s’intitulait alors étudiant en médecine, mais travaillait chez Prudhomme, sous l’excellente direction de Loustalot. Il était juste au niveau de la foule, ni au-dessus ni au-dessous. Sa carrière toute mêlée, très pratique, son habitude de vie collective, lui donna un bon sens et une bienveillance qu’Hébert n’eut jamais. Nous avons marqué ailleurs ses dissentiments avec Hébert. Hébert reprochait à Chaumette de trop attaquer les filles, soutenant qu’elles étaient nécessaires. Chaumette, en revanche, ne suivait pas Hébert dans sa cruelle persécution des orateurs en plein vent, dans sa ligue avec Robespierre contre Roux et autres. Enfin, loin de demander, comme Hébert, qu’on exterminât la Vendée, il voulait qu’on y envoyât une mission de prédicateurs révolutionnaires. (Voir Journal de la Montagne, 3, 15 et 23 octobre.)

Chaumette, nous l’avons dit, était d’un caractère très faible. Du reste, fort honnête et les mains très nettes, il ne fit pas ses affaires comme Hébert. Son fils a été laboureur ; son petit-fils, bon pépiniériste à Nevers, ruiné par sa probité même, est maintenant jardinier.

Le peuple sentait d’instinct qu’il devait être honnête homme et ne se lassait pas de l’écouter. Tout ouvrier sans ouvrage, au lieu d’aller traîner à la Grève, entrait et ne s’en allait pas sans emporter quelque bon sermon de Chaumette. Sa figure banale était entrée dans les yeux et dans la pensée populaire.

Nous avons vu comment Chaumette, fort abattu depuis décembre par la trahison d’Hébert, très docile aux comités et nullement dangereux, fut enlevé de la Commune par un simple jeu de bascule, pour équilibrer par ce coup à gauche le coup qu’on venait de frapper à droite. Jusqu’au bout, il ne put pas croire qu’on l’associât à Hébert, ayant spécialement refusé de faire appuyer par la Commune le mouvement hébertiste. Encore moins imaginait-il qu’il pût jamais être frappé comme complice de Danton et de Camille Desmoulins. C’est pourtant ce qui arriva et ce qu’on lit expressément dans le texte du jugement. Chaumette, à son grand étonnement, mourut avec la veuve Hébert et la veuve Desmoulins.

Cette affaire est la première de celles qu’on appelle les grandes fournées, et la première aussi des fameuses conspirations de prisons, meurtrières fictions que la Terreur agonisante inventa, multiplia, dans son horrible dernier mois, pour saouler la guillotine de plus en plus affamée, et qui, faute d’aliment, allait dévorer ses maîtres.

Là parut pour la première fois la race nouvelle des moutons, c’est-à-dire des bons prisonniers qui écoutaient et dénonçaient les autres. Cette race multiplia. Le mouton Laflotte, qui, par sa délation du Luxembourg, avait fourni le moyen de tuer Danton, donna l’exemple aux moutons Benoît et Beausire, qui firent ici leurs premières armes et s’illustrèrent en messidor.

Les accusés ne se connaissaient pas. À peine s’étaient-ils vu. Tout ce qui les rapprochait, c’était la crainte commune qu’ils avaient eue d’un 2 septembre. L’apôtre Chaumette vit pour la première fois le général des Girondins de Nantes, le joyeux Beysser, qui continuait de boire et faire des chansons. La jeune Lucile Desmoulins y rencontra Mme Hébert, ex-religieuse, spirituelle, intrigante, qui avait tripoté avec les agioteurs, mais conspiré nullement. Le dantoniste Simon, Grammont l’hébertiste, Gobel, évoque de Paris, tous ensemble, sans savoir pourquoi. Le royaliste Dillon s’y trouva en compagnie d’un des grands exécuteurs des royalistes de Lyon, le commissaire Lapallus. Que faisait-là celui-ci ? C’était une pièce d’attente. Cet ingénieux procès, fils du grand procès (Hébert et Danton), engendrait, par Lapallus, un autre procès non moins grave, celui des affaires de Lyon, qu’on entama en guillotinant Marino, qu’on poursuivit en Fouché, et qui eût atteint Gollot sans le 9 thermidor.

Le président n’était plus le louche et perfide Herman. C’était Dumas, violent, furieux robespierriste, qui jugeait pistolets sur table. Il insultait les accusés, méprisait si outrageusement toute forme de justice qu’il fit passer un juré (Renaudin ) au rang des témoins ; puis, quand il eut témoigné, il revint au banc des jurés, se refaisant ainsi juge de son propre témoignage.

Le seul des accusés qui montra un grand courage fut Lucile Desmoulins. Elle parut intrépide, digne de son glorieux nom. Elle déclara qu’elle avait dit à Dillon, aux prisonniers, que si l’on faisait un 2 septembre, « c’était pour eux un devoir de défendre leur vie ».

Il n’y eut pas un homme, de quelque opinion qu’il fut, qui n’eût le cœur arraché de cette mort. Ce n’était pas une femme politique, une Corday, une Roland ; c’était simplement une femme, une jeune fille, à la voir, une enfant pour l’apparence. Hélas !… qu’avait-elle fait ? voulu sauver un amant ?… Son mari, le bon Camille, l’avocat du genre humain. Elle mourait pour sa vertu, l’intrépide et charmante femme, pour l’accomplissement du plus saint devoir.

Sa mère, la belle, la bonne Mme Duplessis, épouvantée de cette chose qu’elle n’eût jamais pu soupçonner, écrivit à Robespierre, qui ne put ou n’osa y répondre. Il avait aimé Lucile, dit-on, voulu l’épouser. On eût cru, s’il eût répondu, qu’il l’aimait encore. Il aurait donné une prise qui l’eût fortement compromis.

Tout le monde exécra cette prudence. Le sens humain fut soulevé. Chaque homme souffrit et pâtit. Une voix fut dans tout un peuple, sans distinction de partis (de ces voix qui portent malheur) : « Oh ! ceci c’est trop ! »

Qu’avait-on fait en infligeant cette torture à l’âme humaine ? On avait suscité aux idées une cruelle guerre, éveillé contre elles une redoutable puissance, aveugle, bestiale et terrible, la sensibilité sauvage qui marche sur les principes, qui, pour venger le sang, en verse des fleuves, qui tuerait des nations pour sauver des hommes.

Sans preuves, pièces ni témoins (on ne peut nommer ainsi trois mouchards), ils furent tous convaincus d’avoir voulu égorger la Convention, rétablir la monarchie, usurper la souveraineté, etc. Le peuple, quoique habitué, ne put voir sans étonnement, confondu sur les charrettes, cet horrible plum-pudding, où l’on avait trouvé moyen de mêler toute nuance, toute opinion, tout parti.

L’évêque de Paris, placé là, était un grand enseignement pour les prêtres de ne plus se faire révolutionnaires. Avis à eux qu’ils seraient mis à mort par la République, s’ils étaient républicains. Qui en rit ? L’ancien clergé ! Pour les gallicans, les assermentés, ils crurent que Robespierre décidément marchait avec eux et conçurent beaucoup d’espoir.

Si Dumas, si Fouquier-Tinville, eussent eu un peu plus d’esprit, un peu de l’adresse d’Herman, ils auraient évité de donner au procès la moindre apparence religieuse. Loin de là, maladroits flatteurs de Robespierre et du nouveau mouvement indiqué le 6 par Couthon, ils prirent le langage à la mode. Ils parlèrent souvent, fort et ferme, de Divinité, d’athéisme, d’Être suprême, etc. Ils reprochèrent expressément à Gobel d’avoir abjuré, à Lapallus d’avoir dépouillé les églises de Lyon, à Chaumette d’avoir fermé les églises de Paris, de s’être coalisé avec Clootz « pour effacer toute idée de la Divinité ». Pour comble de maladresse, ce fut à cette occasion que le juré Renaudin, intime de Robespierre, changea tout à coup de rôle par une bizarre sortie, exprimant son indignation d’avoir entendu Gobel, Clootz et Fabre d’Églantine « se réjouir de ce que les églises étaient fermées ».

Le président fut prodigieusement ridicule contre Chaumette. Chaumette, dit-il, fermait les églises et mettait les filles en prison. Pourquoi ? Afin que, d’une part, les libertins désespérés outrageassent les honnêtes femmes, et que, d’autre part, les fanatiques se réunissent aux libertins pour renverser le gouvernement !

Chaumette pouvait les écraser. Mais il plaida à plat ventre, se montra ce qu’il était, un pauvre homme de lettres, craintif et tremblant, jusqu’à dire qu’il n’avait pas eu beaucoup de rapports avec Anacharsis Clootz. Il croyait que, s’il se lavait de l’amitié du grand hérétique, il trouverait grâce peut-être devant Robespierre.

L’hérétique au fond, l’impie, le martyr de la liberté, n’était pas tant Chaumette ou Clootz que Paris même. C’était lui qu’on frappait en eux, c’était l’audacieuse avant-garde de la pensée humaine, du libre génie de la terre, qui eut son Précurseur dans la grande Commune. Après ce coup de massue, Paris, un moment retardé (un demi-siècle est un moment), s’écarta des voies religieuses et de l’initiation philosophique, pour y retourner plus tard par le circuit du socialisme, qui l’y ramènera sans nul doute.

Chaumette, malgré sa faiblesse, a emporté un double titre. Jamais magistrat populaire ne se montra si inépuisablement fécond en idées bienveillantes, utiles[1].

D’autre part, grâce à la farouche intolérance de ses ennemis, il tient sa place dans la glorieuse série de ceux qui payèrent de leur sang pour la liberté religieuse. Les Bruno, les Morin (celui-ci brûlé sous Louis XIV, 1664 !) ont pour successeur légitime le pauvre Anaxagoras. Les six cent mille protestants émigrés sous le grand roi, les cinquante mille jansénistes mis à la Bastille, les martyrs bien plus nombreux de la liberté de pensée qu’une intolérance plus machiavélique fait depuis mourir de faim, ils doivent reconnaître un frère dans l’apôtre de la Raison, qui fut la voix de Paris.

  1. On l’a vu au livre XV. J’y pourrais ajouter beaucoup. L’organisation de la Morgue, la bienfaisance judiciaire, consultations gratuites pour les pauvres, etc. Sa tolérance pour les prêtres mêmes est frappante dans les Révolutions de Paris, devenues (en octobre) l’organe de la Commune (n°224).