Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVI/Chapitre 3

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CHAPITRE III

LUTTE DE ROBESPIERRE CONTRE LES REPRÉSENTANTS EN MISSION (FÉVRIER 1794).


Lutte de Robespierre contre Tallien et contre Fouché. — 11 étend ses accusations. — Il inquiète le Comité de salut public. — Il méconnaît les titres des représentants en mission. — Pouvait-on juger équitablement l’année 1793 ? — Combien 1793 différait de 1794. — Obscurité des voies de Robespierre.

Ce qui honore le plus Robespierre, c’est sa lutte contre les représentants en mission. Et ce qui le condamne aussi, ce qui Ta perdu, c’est la guerre qu’il leur a faite.

Pour expliquer cette énigme, disons que Robespierre, très justement, poursuivit à mort trois ou quatre scélérats qui déshonoraient l’Assemblée ;

Que, moins justement, avec une sévérité excessive et déraisonnable, il étendit cette poursuite aux vingt et quelques représentants les plus compromis par la dictature que le péril les avait forcés de prendre en 1793 ;

Enfin, que sa terrible imagination, soupçonneuse et maladive, embrassant dans ses défiances les deux cents représentants revenus de mission, en venait à menacer la Convention. Cette monomanie d’épuration absolue le poussait fatalement, quelque désintéressé qu’il pût être du pouvoir, à saisir une espèce de dictature judiciaire, une position de censeur et de grand juge, — et non seulement sur les actes politiques, mais sur les mœurs et les pensées.


Distinguons d’abord les époques.

Beaucoup d’hommes, qui, dans la réaction emportés par le torrent, devinrent extrêmement coupables, ne l’étaient nullement avant Thermidor. On ne pouvait les juger sur des faits à venir. Et dans ceux qui, dès l’époque où nous sommes arrivés, étaient déjà très coupables, tel fut un fripon, comme Chabot, tel, comme Carrier, une bête sauvage, un chien enragé, sans pourtant être /un scélérat. Ce mot n’implique pas seulement le crime, mais la perversité réfléchie, la corruption voulue de l’esprit et du cœur. Il y a eu peu d’hommes dans la Convention à qui on doive ce titre. Peut-être n’y en eut-il que trois : Rovère, Tallien, Fouché.

Rovère est, je crois, le seul membre de cette assemblée qui ait fait fortune. On verra par quels moyens.

On en peut dire autant de Tallien. Ce grand homme resta pauvre, les mains vides, sinon les mains nettes. Nous l’avons vu à Paris, traîner aux Champs-Elysées, à l’aumône de sa femme, alors princesse de Chimay.

Le fait est que Tallien fut un ventre, rien de plus, un tonneau sans fond. Il eut beau voler toujours ; nul remède à sa pauvreté.

Né dans la cuisine d’un financier de Touraine et fils de son cuisinier, il eut l’âme à l’avenant, une âme de Laridon, tout à la gueule et aux filles. Il eût été moine à une autre époque, vrai moine de Rabelais. Il était beau et beau diseur, prêcheur, enjôleur de femmes. Sa plus grande jouissance, partout où il arrivait, était de monter en chaire et de prêcher pêle-mêle la Révolution, la Raison, Jésus, Marat et le reste. Les femmes étaient ensorcelées.

Nullement cruel de nature, Tallien le devint toutes les fois qu’il y eut le moindre intérêt. Agit-il ? laissa-t-il agir en septembre ? C’est un problème. À Bordeaux, il ne fut ni au-dessus ni au-dessous des fureurs locales. Il les flatta en faisant mettre la guillotine devant ses fenêtres. Cette guillotine, dit-on, lui fut d’un excellent rapport. Tout est commerce à Bordeaux. Tallien commerça de la vie. Pour tromper les haines sérieuses qui voulaient du sang, il lui fallait enchérir en gestes, en paroles, en fureurs. Il hurlait, beuglait la Terreur, sans crainte d’exagérer son rôle. Pendant ce temps-là, dit-on, sa maîtresse tenait le comptoir. On dit pourtant que parfois elle escamotait quelques grâces et sauvait des gens pour rien[1]

Ces choses n’arrivaient point à Lyon. L’homme de Lyon n’était pas, comme Tallien, l’enfant dépravé de la nature, c’était son maudit, son Caïn. La figure déshéritée de Fouché (quoique intelligente) effrayait d’aridité. Le prêtre athée, le dur Breton, le cuistre, séché par l’école, tous ces traits étaient repoussants dans sa face atroce. Réussir fut tout son symbole. C’était un homme au fond très froid, d’un positivisme horrible[2]. Il s’était fait hébertiste, croyant que c’était l’avant-garde. Successeur de Gollot à Lyon, il fut brisé par Robespierre, revint conspirer contre lui, et plus que personne travailla au 9 thermidor. Rien n’honore plus Robes-

pierre que cette circonstance : les principaux auteurs de sa chute furent les deux pires hommes de France, Tallien et Fouché.

Ils ne l’auraient pas renversé, s’il n’eût impolitiquement étendu ses accusations, terrifié tout à la fois les honnêtes gens et les fripons, et la Convention tout entière. Devant un tel moraliste, un tel juge, un tel épurateur (qui voulait flétrir Cambon même !), qui était en sûreté ?

Il y avait en lui un contraste. Il était né avec l’amour du bien. Il posait sans cesse, en ses discours, l’idéal de l’équilibre. Et sa violence intérieure (celle aussi de la tempête révolutionnaire) le jetait à tout moment à droite et à gauche. Il imposait à tous un milieu impossible qu’il ne put jamais garder.

Tout cela ne se sent que trop dans le sinistre discours qu’il fit sur cette thèse le 5 février. Ce discours, fort général ( « La démocratie, c’est la vertu », etc.), n’en était pas moins une menace contre tous les représentants qui avaient rempli les missions de 1793.

Et ce n’étaient pas seulement les sauvages exécuteurs des vengeances nationales, les Gollot et les Carrier, qui avaient à craindre. C’étaient tous ceux qui, dans ces circonstances inouïes, avaient été dictateurs malgré eux.

Non content de les désigner, il en nommait un bon nombre dans un essai de rapport sur Fabre qu’il montra au Comité de salut public. Il parlait ainsi de Merlin : « Fameux par la capitulation de Mayence et plus que soupçonné d’en avoir reçu le prix. » Du reste, pas la moindre preuve. Il renouvelait contre Dubois-Crancé le reproche, écarté cent fois, d’avoir trahi devant Lyon, d’avoir sauvé les Lyonnais, niant hardiment l’évidence, puisque Dubois cessa de commander le 6 octobre et qu’ils échappèrent le 8.

Le Comité, alarmé, tout en admirant ce rapport, le pria de n’en pas faire encore usage, de revoir cette belle pièce et de la porter à la perfection dont elle était susceptible.

Il était clair qu’à travers ce large abatis fait dans la Convention, il en viendrait aux Comités. Il prenait des gages contre eux. On lui avait apporté de Toulon une lettre très ambiguë où l’ennemi semblait instruit des secrets de l’État. Il s’était jeté sur cette pièce, la tenait comme une épée, suspendue sur le Comité de salut public. Ses regards menaçants disaient : « Quel est le traître parmi vous ? » Deux hommes (de gauche et de droite), Billaud et Hérault avaient tout à craindre.

Sa malveillance pour Lindet parut d’une manière indirecte, mais très significative, quand il fut accusé à la Convention pour sa mission de Normandie. Lindet avait fermé les yeux sur une erreur passagère, involontaire, d’une toute petite commune. Minime en apparence, l’affaire était grande en réalité. Cette première petite porte allait ouvrir une carrière infinie d’accusations, qui pouvait envelopper neuf départements. Poursuivrait-on le fédéralisme de Normandie et de Bretagne ? — C’était l’immense question. Lindet la soumit aux comités, à la Convention, qui parurent croire, comme lui, que, les chefs frappés, il fallait négliger, le reste, fermer les yeux. Mais Lindet, en obtenant cette décision si importante, ne put tirer un seul mot, ni dans un sens ni dans l’autre, de la bouche de Robespierre. Il resta silencieux, immobile, gardant, par ce cruel mutisme, une prise sur ses collègues, et se réservant de pouvoir leur dire un jour : « Vous avez innocenté le fédéralisme. »

Cela était injuste, ingrat. Il fallait noblement honorer, rassurer ceux qui, dans la crise horrible de l’été de 1793, dans l’éclipsé du Comité de salut public, avaient par leur habileté ou leur énergie personnelle sauvé le pays.

Il était dur de chicaner avec Lindet et Phelippeaux, dont l’ascendant avait brisé la Gironde dans l’Ouest. Dur de dire à Merlin, Briez, qui, de leur corps, avaient couvert la France désarmée, ce mot étrange : « Êtes-vous morts ? » Dur d’accuser Dubois-Crancé, qui, par un effort inouï, dans son abandon de trois mois, seul maintint tout le Sud-Est contre la Gironde, contre l’ennemi, contre le chaos, organisa l’affaire énorme du siège de Lyon et pour récompense fut ramené prisonnier.

Les noms de ces hommes héroïques, de tant d’autres moins connus qui sauvèrent la France, ceux de Baudot et Lacoste qui nous ont donné le Rhin, celui du pur et vaillant Soubrany, le vainqueur des Espagnols, iront dans la gloire éternellement avec ceux des grands hommes du Comité.

Combien d’autres, mis par le devoir dans des positions moins brillantes, égalèrent leur dévouement ! Nous pouvons dire hardiment que trente représentants du peuple ont mérité, pour leurs missions seules, d’être mis au Panthéon. Que serait-ce si l’on ajoutait les travaux intérieurs de l’Assemblée, de ses infatigables commissions, ces travaux poussés au delà de toutes les forces humaines, ces jours de labeur acharné, ces nuits sans sommeil ? À regarder l’entassement énorme de ce que fît la Convention, on est tenté de croire que le temps, en ces années, changea de nature, que ses mesures ordinaires perdirent toute signification. Les jours furent au moins doublés ; on peut nommer cette Assemblée l’Assemblée qui ne dormit pas.

Pour juger équitablement la Convention et surtout les représentants en mission, il fallait, de la situation meilleure de 1794, se reporter à la crise du milieu de 1793. Combien ces premières missions différaient de celles qui suivirent ! En 1794, il y avait encore du désordre, mais des forces énormes, les armées les plus nombreuses, des administrations créées. Les hommes de 1793 ne trouvèrent rien, créèrent tout.

Leur situation fut terrible. Plusieurs furent assassinés, plusieurs près de l’être. Presque tous n’étaient appuyés que d’une minorité minime. Baudot, par exemple, à Toulouse, en juin 1793, n’eut pas quatre cents hommes pour lui. Il n’en dompta pas moins la ville.

Un représentant montagnard (hier avocat, médecin, journaliste), tout à coup homme de guerre, arrivait gauche et novice, avec son sabre et son panache, dans une ville inconnue ; il était terrifié de sa solitude. S’il ne faisait peur, il était perdu. Les républicains mêmes étaient Girondins, se cachaient. Les Montagnards de la localité, en minorité minime, étaient d’autant plus furieux. Ils connaissaient leur péril. L’imminence de la Terreur blanche exaltait la Terreur rouge. Ils voyaient déjà en esprit les assassinats de 1795, les compagnons de Jéhu, les massacres de Marseille, le roc sanglant de Tarascon, les quatorze cents pères de famille fusillés chez eux en huit jours dans les environs d’Angers, les chouans et les chauffeurs. Ils disaient au représentant : « Il faut tuer les traîtres aujourd’hui ou nous périrons demain. »

Un fait sûr, c’est que les plus violents même des représentants furent souvent très embarrassés de contenir la violence des hommes de la localité.

Non, on ne pouvait juger un seul des représentants en mission. Entre eux et leurs ennemis, le procès aurait été par trop inégal. Lequinio, par exemple, Hentz ou Francastel avaient durement appliqué les lois, au milieu des grandes villes où toute chose est en lumière. Mais les barbaries vendéennes dont celles-ci furent les représailles, les fusillades quotidiennes de Charette au coin des bois, qui en tint les procès-verbaux ? Pour commencer de tels procès, il fallait aller sous terre chercher les ossements blanchis, pouvoir dire : « Ceci est un meurtre vendéen ou patriote », noter les périls, les détresses, les terreurs où ces actes furent commis, retrouver les fureurs populaires qui souvent les ont dictés.

Le plus habile homme du monde, le plus juste, si l’on veut, qui, loin de l’action et des intérêts, passa sa vie en discours, entre la maison Duplay, les Jacobins et l’Assemblée, tournant toujours sur un point, sans mouvement que d’une maison à l’autre de la rue Saint-Honoré, pouvait-il apprécier la destinée de ces terribles voyageurs de la Révolution ? des hommes de la fatalité, qu’elle lança un matin hors de toutes les habitudes, hors des réalités connues, loin du centre et de la règle qu’elle força, par l’imprévu qui les prenait à la gorge, de fouler la loi aux pieds pour sauver la loi, de faire des crimes pour fuir le crime, d’éteindre la lumière du monde en laissant périr le seul peuple en qui elle parût encore ?

C’étaient des hommes sacrifiés, perdus ; ils le sentaient bien. Ils rentraient, un à un, dans le monde des vivants, ces infortunés revenants, avec un confus souvenir de ce qu’eux-mêmes avaient fait. Sous une impulsion surhumaine et d’un prodigieux bond, ils avaient sauté un abîme… Vous leur auriez proposé de recommencer à froid, ils auraient reculé d’horreur ; ils disaient : « Qui a fait nos actes ? Nous n’en savons rien[3] !… »

Ces malheureux trouvaient au retour la blême, l’impitoyable figure d’un juge qui dans chaque discours posait, comme reproche et menace, l’équilibre moral et civique, la ligne fine, précise, à suivre sous peine de mort.

Représentez-vous un homme qui, dans une affreuse tempête, au violent passage des mers, tendrait de Douvres à Calais un fil délié, en menaçant de la mort ceux qui ne suivraient pas le fil.

S’il n’eût été qu’un politique, la terreur eût été moins grande, on eût pu s’entendre encore. Mais il était surtout et avant tout moraliste. Sa sévérité naturelle, sa rapide interprétation traduisait tout acte léger, tout fait d’immoralité, de simple indélicatesse, par « corruption, vénalité, trahison, entente avec l’étranger ». Plusieurs des représentants se calomniaient eux-mêmes, il est vrai, par leur conduite. Prodiguant leur sang, ils prodiguaient tout. Bourbotte, dînant à Tours, s’indignait de n’avoir que six bougies sur table. Il allait à quatre chevaux. Merlin vivait en général, portait moustache. Robespierre y voyait distinctement l’avènement futur du pouvoir militaire. Autre crime de Merlin : il courut follement le cerf (sans doute avec les chiens du roi) ; Robespierre en concluait qu’il avait dû rapporter de Mayence une fortune royale.

Cet étrange moraliste, l’œil armé d’un microscope, qui grossissait horriblement, voyait les délits de ce genre juste au niveau de la trahison de Toulon ou de celle de Dumouriez. Il voyait ce qu’on lui montrait, accueillant crédulement tout ce qui venait des départements contre les représentants du peuple, tous les témoins furieux qui venaient leur faire expier leur dictature éphémère, et sommaient Robespierre de les accuser.

Du 15 janvier au 13 mars, ces représentants revenant un à un, Robespierre les attendait, dans une inertie calculée, perdant le temps aux Jacobins, faisant le malade, voulant les voir arriver tous, avec toutes les accusations des départements, pour commencer le procès.

Dangereux procès ! injuste ! qui, ouvert par lui contre ses ennemis, a continué après lui contre ses amis[4], contre la Révolution ! Ce procès, en 1795, a fait mettre sur la sellette deux cents représentants devant la Convention , puis la Convention tout entière devant l’opinion. Telle était la pente naturelle, du moment qu’on entrait dans l’accusation de l’année 1793.

Elle finissait, la terrible, l’héroïque, la sanglante année, sur qui a crevé la débâcle entassée depuis mille ans. Tous ces maux lui venaient de loin. L’héroïsme vint d’elle-même.

1794 devait être pénétré de reconnaissance pour son père 1793, qui l’avait fait être et vivre, qui, par un effort désespéré, avait triomphé de la mort, franchi le passage que personne n’a passé, et qui, par delà le Styx, avait rouvert à la vie de nouvelles terres et de nouveaux cieux.

La nouvelle année arrive, insolente des victoires déjà gagnées, des grandes créations déjà faites, avec douze cent mille soldats, la force, la jeunesse et l’oubli.

Elle arrive impitoyable et volontairement ignorante de ce qu’on a fait pour elle. L’organe de la sévérité, c’est cet homme triste, amer, en qui la nature, la vertu, le bien, le mal, l’intérêt et le désintéressement, tout tournait à l’inquisition. Il n’y avait pas un homme dans la Convention, pas un dans la République qui pût être rassuré. Nul patriote n’eût pu regarder dans son passé sans y trouver quelque chose qui craignait l’œil de Robespierre. Le Jacobin des Jacobins, Montaut, disait : « De sept cent cinquante que nous sommes, il pourra en rester deux cents. » David lui-même, en avril, eut peur de son maître : « Je crois, dit-il, que nous ne resterons pas vingt membres de la Montagne. »

Mais ces deux cents, mais ces vingt, qui était bien sûr d’en être ? Voyait-on précisément la ligne de Robespierre ?

La finesse excessive de sa stratégie, qui, derrière l’apparente immutabilité des doctrines, donnait espérance à plus d’un parti, troublait, obscurcissait la voie où il conduisait la Révolution.

À Lyon, par exemple :

Il avait laissé par Couthon un tel souvenir de modération que les amis de la clémence se crurent sous son patronage quand ils hasardèrent contre Collot, en décembre, la pétition écrite par le royaliste Fontanes.

En mars, il fit rappeler, comme exagéré, Javogues, ami de Gollot, de Fouché.

Fouché avait décrété la suppression de la misère et frappé des contributions énormes sur les riches pour nourrir les pauvres. Les riches espéraient que Robespierre, les délivrerait de Fouché. Mais, d’autre part, les exagérés, voulant exécuter à la lettre le fameux décret : Lyon n’est plus, et menaçant la propriété, Fouché les réprima vigoureusement. Les exagérés implorèrent l’appui de Robespierre qui parla pour eux.

Tous à Lyon[5], vaincus et vainqueurs, s’adressaient à lui, croyaient avoir sujet d’espérer en lui.

Il ne rebutait personne.

Cette tactique du chef laissait dans une grande incertitude les robespierristes, qui le suivaient toutefois, — de moins en moins comme un principe, — et de plus en plus comme un homme, une idolâtrie personnelle, c’est-à-dire, à leur insu, s’engageant dans la monarchie.

  1. Une enfant, une petite fille perce la foule sans-culotte qui entourait le proconsul, arrive jusqu’à lui et demande la liberté de sa mère. Tallien entre dans une horrible fureur, jure, sacre et frappe l’enfant. L’assistance, qui n’était pas tendre, trouve pourtant que le citoyen représentant se laisse emporter trop loin dans sa colère patriotique. Le tout était une farce pour faire passer l’élargissement de la prisonnière, qui déjà était ordonné. Ceci m’a été conté à Bordeaux par une personne très digne de foi.
  2. Il est juste pourtant de reconnaître que, sans lui, sans les Parisiens qui entrèrent dans la commission temporaire de Lyon et dans le tribunal révolutionnaire, la fureur des vengeances locales aurait été bien plus loin. Le plus sévère des cinq juges était un Lyonnais. Tous les départements voisins envoyant des accusés au tribunal de Lyon, ce ne fut pas sans peine qu’il limita le nombre des condamnations à dix-huit cents, nombre énorme, et toutefois énormément inférieur au nombre de ceux qui périrent à Nantes. J’ai sous les yeux un jugement de ce tribunal (celui de Marie Lolivie, femme Coibel), jugement fortement motivé et qui ne s’accorde guère avec ce qu’on a dit de la précipitation aveugle des juges. Quant à Collot et Fouché, leur justification fut toujours celle-ci : « Nous ne jugions pas ; il y avait un tribunal, et nous n’avions pas le droit de faire grâce. » Fouché suivit le progrès de l’opinion et vers la fin réprima ceux qui voulaient continuer l’effusion du sang. Rien ne contribua plus à cet adoucissement que l’humanité de nos soldats. Un jeune Lyonnais pris les armes à la main allait être condamné. Un dragon républicain, qui ne l’avait jamais vu, s’avance et répond pour lui, dit qu’il le connaît, qu’il est patriote. Le Lyonnais était 31. de Gérando, l’illustre philosophe, l’oncle du jeune homme plus illustre encore que nous avons perdu en 1848, de Gérando-Téléki, l’auteur des beaux livres sur la Hongrie, le martyr de la liberté.
  3. C’est, en propres termes, ce que Baudot disait à mon ami Edgar Quinet. Celui-ci, jeune alors, allait voir l’illustre vieillard à la campagne, dans une grande maison déserte, quasi démeublée, et l’homme des anciens jours lui parlait volontiers des temps héroïques, n’oubliant jamais qu’une chose, la part qu’il avait eue à tout cela, et comme il avait contribué à sauver la France qui l’oubliait, — qui s’oubliait elle-même.
  4. Qu’étaient ces deux cents représentants qui avaient eu des missions ? La Convention agissante, l’énergie de la Convention, et ce qu’il y avait de plus sûr pour la République. Je ne m’étonne pas qu’en prairial, Albitte ait demandé qu’on leur confiât exclusivement le pouvoir. Quelles mains plus pures, plus héroïques eût-on trouvées que celles de Romme, Soubrany, Goujon, Baudot, J.-B. Lacoste, etc. ? Robespierre fut très dur pour eux, en les empêchant (le 6 avril et toujours) de rendre compte de leur fortune avant et après leur mission, c’est-à-dire de constater leur glorieuse pauvreté. Ceux même d’entre eux qui étaient foncièrement robespierristes, il ne les soutint que très indirectement contre leurs ennemis. Lebon, par exemple, étant accusé (en juin), Robespierre n’osa le défendre, il le fit défendre aux Jacobins par Couthon. Lebon, après Thermidor, fut poursuivi aussi cruellement que Robespierre avait poursuivi les dantonistes, et avec aussi peu de preuves. On lui reprocha d’avoir violé une femme qui n’existait pas, d’avoir volé un collier de perles qu’on retrouva à sa place, sous les scellés mêmes. On ne tint aucun compte des ordres terribles qu’il avait reçus, à l’entrée de la campagne, de Carnot, Billaud et Barère, qui lui indiquaient d’avance le plan concerté entre les Autrichiens et les traîtres qui étaient pour eux dans chaque place, et qui, effectivement, leur livrèrent Landrecies. Lebon s’enferma dans Cambrai, et là seul (toute la ville était royaliste) il arrêta le cours de la trahison. Les prisonniers avouèrent que c’était lui qui avait tout fait manquer. Maintenant qu’était cet homme, pour remplir ce rôle étonnant ? C’était un jeune oratorien, prêtre marié, professeur de quelque talent, d’un caractère faible et doux. Il avait été Girondin, puis robespierriste. Son isolement, son péril extrême, lui troublèrent l’esprit. Il y avait eu beaucoup de fous dans sa famille ; lui-même, il eut quelques moments singuliers d’excentricité. Un jour, au théâtre, à une représentation des Gracques, un passage lui semblant aristocratique, il sauta sur le théâtre le sabre à la main et mit les Romains en fuite, et comme les spectateurs riaient, il menaça de les faire tous arrêter. — Il n’était pas sans générosité ; car il sauva malgré lui le général Foy, alors fort jeune, très violent, et qui faisait tout ce qu’il fallait pour forcer Lebon à le faire périr. — Dans la dictature terrible que lui imposait le péril, dépassa-t-il la mesure ? C’est probable. Mais comment le savoir ? Ses ennemis, avant de le mettre en jugement, s’emparèrent de tous ses papiers ; ils le firent juger par des émigrés, par ceux qu’il avait empêchés d’entrer en France avec l’ennemi ! — Dans sa dictature de quatre mois, pour lui, sa famille, ses secrétaires et employés, frais de bureaux, de voyages à Paris, etc., il dépensa 29,000 francs. — Son fils a publié ses lettres, vraiment admirables. — Par quelle fatalité a-t-on confondu un tel homme avec Carrier ?
  5. La jalousie des Lyonnais contre les Parisiens venus à Lyon favorisait singulièrement l’ascendant croissant des robespierristes dans cette ville. Le maire Bertrand, ami de Chalier, mais rallie à Couthon, travaillait à réunir pour Couthon et Robespierre les Lyonnais de tout parti, modérés et exagérés, de manière à chasser Fouché, Marino, membre de la Commune de Paris, et autres Parisiens. Les robespierristes avaient influence dans le tribunal, comme à la municipalité, et y balançaient les hébertistes. C’est ce qui explique ce fait singulier.

    On amène un prêtre au tribunal. « Crois-tu en Dieu ? » S’il disait oui, les hébertistes peut-être le frappaient comme fanatique. Il dit : « Qu’il y croyait peu. — Meurs donc, dirent les robespierristes, meurs, infâme, et va le reconnaître. »

    Ils demandent à un autre prêtre : « Que penses-tu de Jésus ? — Je soupçonne qu’il pourrait bien avoir trompé les hommes. — Quoi, Jésus ! le meilleur sans-culotte de la Vendée !… Scélérat, cours au supplice ! » L’abbé Guillon, généralement favorable aux robespierristes, n’enregistre pas moins, par ce fait, une preuve frappante de leur étrange intolérance.