Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVI/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

LA RÉVOLTE DE DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE (FÉVRIER 1794).


Les Montagnards se serrent contre Robespierre. — Aplatissement général ; alliance. — Desmoulins seul n’y consent pas. — Le malheur de Fabre le détache de Robespierre. — Lucile l’encourage. — Ses attaques contre le Comité de sûreté. — Ses attaques contre Robespierre. — Inquiétude de Robespierre.


La stratégie de Robespierre, en terrifiant la Montagne, lui donnait, pour la résistance, une unité obligée où les nuances hostiles allaient s’effaçant. Tous sentaient qu’ils étaient perdus s’ils ne profitaient encore de leur ascendant sur la Convention pour obtenir qu’elle approuvât les Montagnards qui revenaient, de sorte que si, plus tard, Robespierre voulait, par le centre et la droite, entamer le grand procès des hommes de 1793, on pût dire : « La chose est jugée. »

Donc, par un pacte tacite, la Montagne ne souffrit pas qu’il s’élevât un mot de doute sur tout représentant revenu de mission. Elle les approuva tous, hébertistes ou dantonistes, les loua ou amnistia, et elle fut suivie en cela des vrais patriotes, qui sentaient qu’en pareille situation on n’eût pu toucher aux coupables sans compromettre toute la représentation nationale et la République elle-même.

On accueillit non seulement Lacoste et Baudot, chargés des drapeaux du Rhin et de leur glorieuse désobéissance, non seulement Chasles, guéri de sa blessure et des calomnies jacobines, mais des hommes discutables comme Fréron, des coupables comme Tallien, de furieux hébertistes, Javogues, Lequinio, Carrier même. On ne voulut voir en eux que des hommes qui s’étaient compromis à mort pour la Révolution, et contre qui les robespierristes exploitaient habilement les haines, les vengeances locales.

Souffert à la Convention, bien reçu aux Jacobins, Carrier, le brutal, le barbare, montra une diplomatie dont on put être étonné. Il loua les dantonistes, fit l’éloge de Westermann, alla jusqu’à dire que Phelippeaux se trompait sans doute, mais se trompait en conscience.

L’alliance des partis, déjà essayée (fin septembre), tentée encore et manquée (10 novembre) par l’emportement d’Hébert, semblait cette fois prête à se faire sous l’influence de la nécessité et de l’intérêt commun. Elle devenait plus facile par la grande fatigue morale, l’affaissement réel des opinions divergentes.

Les grands travailleurs clu Comité de la Convention songeaient plus aux résultats, à la victoire sur l’Europe, qu’aux divisions de partis. Nous voyons dans les Mémoires de Carnot qu’il dînait aux Tuileries chez un restaurateur avec Gollot d’Herbois.

Collot se fût sans difficulté arrangé avec Danton, et il lui eût ramené la moitié des Jacobins. Il restait comme à la chaîne et sous la fatalité de sa grande affaire de Lyon, qui lui revenait sous mille formes.

La défaillance était grande dans les hommes principaux. Thuriot avait perdu la parole ; sa poitrine ne lui permettait plus de monter à la tribune. Legendre y montait toujours, mais pour devenir de plus en plus ridicule ; la naïveté de ses peurs, de ses colères mal jouées, ses reculades sous forme d’emportements patriotiques, étaient une farce habituelle qui eût fait rire la mort même.

Mais la ruine la plus lamentable était Danton. Son aplatissement volontaire eût été moins remarqué s’il eût gardé le silence ; mais non, il parlait. Il rusait avec infiniment d’esprit et de lâcheté avec la situation. Il s’était fait le second de Robespierre pour accabler Clootz ; et, en retour, il en fut protégé à l’épuration jacobine. Il étonna encore bien plus le 7 janvier, quand, un dantoniste proposant de ramener le Comité dans la dépendance de la Convention, Danton fit renvoyer cette proposition au Comité même. Il eut (26 février) une lueur d’indépendance et s’en effraya tellement que lui-même le lendemain il parla en sens inverse.

Danton, par Westermann, par Merlin (de Thionville), par Dubois-Crancé et autres, se fût aisément arrangé avec Gollot, Carrier, Hébert.

La difficulté réelle était Camille Desmoulins. Il avait, dans son n° 4, rendue la conciliation impossible avec Hébert ; celui-ci portait au sein la flèche mortelle ; il allait, mais comme un mort. Ronsin de même était percé, de même irréconciliable ; et qui dit Ronsin dit Collot d’Herbois ; pour Lyon, c’était même chose.

Entre tous les politiques qui se seraient arrangés, Camille seul embarrassait. Entre tant d’hommes fatigués, lui seul, constamment éloigné de la tribune, s’était conservé entier. Avec son libre génie d’inspiration naïve et soudaine, il était l’homme du monde qui pouvait le moins composer.

Voltairien, matérialiste, tout ce qu’on voudra, le grand écrivain n’en fut pas moins celui qui démontra, à son péril, la souveraine indépendance de l’âme.

L’austère et spiritualiste chef des Jacobins, par deux fois (septembre et janvier), composa avec Hébert… Et ce fut, dans le mondain, le bouffon, le léger Camille qu’apparut, contre l’alliance monstrueuse et dégradante, la résistance intrépide de la morale publique.

Un instinct confus, très fort, semblait dire aussi à l’artiste que son immense puissance de juillet 1789 allait lui revenir entière. La presse est la reine des reines, au début et à la fin des révolutions. La tribune finissait ; sauf quelques mots éloquents, superbes, hautains de Saint-Just, quelques belles et laborieuses élucubrations de Robespierre, elle avait perdu la voix. Avant l’ennuyeuse époque des Portalis et des Jordan, la France devait parler encore, parler une fois à la presse, témoigner de son vrai génie, pour entrer ensuite, un peu consolée, dans le tombeau.

Donc Camille se sentait revivre. Après avoir, lui aussi, traîné, tremblé et alangui, il sentait, comme Samson, que les cheveux lui repoussaient. Non content d’avoir, des deux pieds, écrasé les Philistins, je veux dire les hébertistes, il allait, poussé d’une force inconnue, secouer les colonnes du temple et la réputation de Robespierre.

L’affaire de Fabre avait percé le cœur de Camille ; elle le détacha de son maître. L’amitié pouvait seule l’émanciper de l’amitié. On le voit aux premiers mots du n° 6 (15 janvier) : « Considérant que l’auteur immortel du Philinte vient d’être mis au Luxembourg avant d’avoir vu le quatrième mois de son calendrier, voulant profiter du moment où j’ai encore encre et papier, et les deux pieds sur les chenets, pour mettre ordre à ma réputation, je vais publier ma foi politique, dans laquelle j’ai vécu et mourrai, soit d’un boulet, soit d’un stylet, soit de la mort des philosophes, comme dit le Compère Mathieu. »

Elle fut écrite, cette profession de foi, mais non publiée.

Personne, jusqu’en 1836, n’a pu deviner pourquoi Desmoulins est mort.

Le cœur déjà serré de la censure pontificale qu’il avait subi en décembre, en janvier, aux Jacobins, il voyait devant lui se dresser un mur. Il eût peut-être abandonné les libertés de la parole. Mais la liberté de la presse ! elle manquant, l’air lui manquait ! Il sentait la pierre du sépulcre se poser sur sa poitrine, et avant que d’étouffer, par un effort désespéré, il voulut la lancer au loin.

Qui ne voyait à ce moment le danger du pauvre artiste ?… Entrons dans cette humble et glorieuse maison (rue de l’Ancienne-Comédie, près la rue Dauphine). Au premier, demeurait Fréron. Au second, Camille Desmoulins et sa charmante Lucile. Leurs amis, terrifiés, venaient les prier, les avertir, les arrêter, leur montrer l’abîme. Un homme, nullement timide, le général Brune, familier de la maison, était un matin chez eux et conseillait la prudence. Camille fit déjeuner Brune et, sans nier qu’il eût raison, tenta de le convertir. C’était le moment où leur ami Fréron, enthousiaste de Lucile, venait de lui écrire la victoire et les périls de Toulon. Camille aussi, à sa manière, était, voulait être un héros : Edamus et bibamus, dit-il en latin à Brune, pour n’être entendu de Lucile ; cras enim moriemur. Il parla néanmoins de son dévouement et de sa résolution d’une manière si touchante que Lucile courut l’embrasser. « Laissez-le, dit-elle, laissez-le, qu’il remplisse sa mission : c’est lui qui sauvera la France… Ceux qui pensent autrement n’auront pas de mon chocolat. »

Cette scène d’intérieur explique l’explosion du no 7.

Cet audacieux numéro regarde au visage et décrit ceux que personne n’osait plus regarder en face, les redoutables membres du Comité de sûreté générale. Il établit parfaitement qu’on n’y a mis que d’anciens Feuillants, des Girondins convertis. David et sa joue, sa fureur, son écume, Camille a tout mis, au risque d’éclabousser Robespierre. Mais il l’est bien plus par ce mot : « Que Fabre a été arrêté, parce qu’il avait des pièces contre Héron. » Héron, l’engin mystérieux du pouvoir, Héron, qui en toute autre chose grave ne faisait rien sans prendre le mot du maître.

« La Convention a rendu contre elle-même ce vrai décret de suicide qui la réduirait bientôt à la condition servile d’un parlement qu’on embastille pour refus d’enregistrement. Le Comité de salut public, qui donne toutes les places, gouvernait par l’espérance ; et voilà qu’il a la Terreur. »

Dans un passage décisif, l’attaque est directe contre Robespierre : « Il fit preuve d’un grand caractère, quand, dans un moment de défaveur, il se cramponna à la tribune… Mais toi, tu fus un esclave, et lui est un despote, le jour que tu souffris qu’il te coupât si brusquement la parole dès ton premier mot.)>

Une certaine comparaison d’Octave et d’Antoine semble une allusion cruelle à Robespierre et Danton, au 19 juin, au 10 août, au 5 septembre. « Le lâche Octave, qui s’était caché, vainqueur par le courage d’Antoine, insultait le corps de Brutus », etc.

Ce n’était pas la première fois que Desmoulins hasardait des allusions à la bravoure de Robespierre. Dans le rude coup de cravache dont il cingla Nicolas, son garde du corps, il ne se refusa pas une ligne sur l’amusante figure du porte-bâton qui suivait partout le grand homme. Nicolas fut dès lors connu, regardé, admiré, aussi bien que le chien Brount qui lui fut associé, comme garde du corps, l’été de 1794.

Camille fit encore bien pis. Il trouva, toucha d’une main rude un endroit plus délicat encore en cette âme endolorie. Ce point était celui où l’amour-propre littéraire était mêlé, confondu avec l’orgueil politique. Ceci était le fond du fond. Et même Robespierre eût pu ne pas être un politique ; mais, de toutes façons, s’il n’eût été prêtre, il eût été sans nul doute homme de lettres.

Il faut savoir qu’en janvier, après son grand avantage sur Fabre et sur Phelippeaux, croyant avoir été trop vite et voyant que le procès contre les représentants était loin d’être mûr encore, Robespierre voulut gagner du temps et chercha quelque terrain neutre où l’on pût parler sans rien dire, occuper les Jacobins. Il établit une espèce de concours sur les vices du gouvernement anglais.

La société, redevenue docile depuis le grand coup, donna, sous son pédagogue, le plus étonnant spectacle de radotage académique. Tous, dans leur parfaite ignorance de la question, parlaient d’autant plus aisément. Ce flot d’insipidité coula un mois et plus, sans autre incident que quelques coups de férule distribués par le maître. Et la chose eût duré encore, si on ne l’eût embarrassé lui-même par la question de savoir si, en attaquant le gouvernement anglais, on devait attaquer le peuple qui aidait ce gouvernement. Robespierre dit non d’abord, et oui le surlendemain (9 et 11 pluviôse).

L’impitoyable Camille, le saisissant juste ici, lui jeta avec respect deux lourdes calottes de plomb : ennuyeux et brissotin.

« Parlons un peu des vices du gouvernement britannique. » — « Qu’est-ce que tout ce verbiage ? dit brutalement l’autre interlocuteur. Cette vieille question des deux gouvernements a été tranchée au 10 août. »

« Robespierre, sans s’en douter, reprend le rôle de Brissot, qui nationalisait la guerre. Pitt a dû rire en voyant cet homme, qui l’appelle imbécile, s’y prendre si bien pour le raffermir, pour démentir Fox et l’opposition anglaise. »

Ces mots si forts expliquaient le vrai sens de l’épia graphe mise en tête, épigraphe édulcorée dans la traduction de Camille par un reste de respect, mais bien plus claire en latin. La voici sans ménagement : « Ne pas voir ce que les temps exigent, se répandre en vaines paroles, se mettre toujours en avant sans s’inquiéter de ceux avec qui l’on est, cela s’appelle être un sot… Avec l’intention bien bonne, Caton perd la République ; il ne voit pas que nous sommes dans la boue de Romulus, et disserte comme il ferait dans la cité de Platon ». (Cicéron.)

Le libraire de Desmoulins, Desenne, recula d’horreur quand il lut, en épreuve, ces lignes terribles. Il se crut mort, déclara qu’il hasarderait d’imprimer tout ce qui était anti-hébertiste, mais que tout passage contre Robespierre devait disparaître. L’ardent et fougueux écrivain, arrêté dans son élan, se débattit, disputa. Les épreuves allaient et venaient ; on les lisait au passage ; les amis en parlaient tout bas. Les ennemis en surprirent-ils quelques pages ? C’est probable. Du reste, le bruit suffisait. L’effet du factum eût été terrible. C’était à Robespierre à voir s’il devait attendre le coup.

Tout grand homme politique doit craindre d’être touché de près. Mais combien plus Robespierre, un prêtre, une idole, un pape ! Le plus digne ne peut jouer ces rôles étranges qu’avec un masque mobile à plusieurs visages. Celui-ci, sérieux, patriote, acceptait cette adoration pour le salut de la patrie et croyait qu’elle périssait si les voltairiens touchaient encore à cette dernière religion.

De hasarder la parole contre Desmoulins, il n’y avait pas à y songer. Un dieu qui discute est perdu. Robespierre, d’ailleurs, n’avait qu’une corde, sérieuse et triste. Il était sans armes contre l’ironie. Ses excursions en ce genre n’étaient pas heureuses. Il croit mordre Phelippeaux en disant que ses philippiques « ne sont que des philippotiques ».

Il ne pouvait plaisanter Desmoulins, mais bien le tuer.

Nous ne doutons aucunement qu’il n’ait été terrifié, la première fois que cette idée cruelle lui vint à l’esprit. Cet aimable, ce doux, ce bon camarade, qui n’avait pas passé un jour sans travailler à sa réputation ! ces souvenirs n’étaient-ils rien ? Y avait-il un homme encore en Robespierre ? Pour avoir passé, repassé dans le Styx et l’onde des morts, n’avait-il pas en quelque coin gardé une goutte du sang de la femme ?… Je soutiens et je jurerais qu’il eut le cœur déchiré.

D’ailleurs, tuer Desmoulins, c’était encore autre chose ; on ne pouvait s’arrêter. Le pauvre Camille, qu’était-ce ? Une admirable fleur, qui fleurissait sur Danton. On n’arrachait l’un qu’en touchant à l’autre… L’arbre noueux, fort, puissant, avait jeté aux vents ses feuilles ; mais, tel qu’il était, quelle main eût été sûre de l’arracher ?