Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIX/Chapitre 2

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CHAPITRE II

LES ROBESPIERRISTES PRÉCIPITENT LEUR CHEF AU POUVOIR (AVRIL-MAI 1794).


Tous les pouvoirs dans la main de Robespierre. — Opposition contre lui. — Discours sur la fête de l’Être suprême, 7 mai. — Refus d’aider la Pologne.


« Ce dictateur, ce censeur, ce grand juge, que vous voulez élever au pouvoir le plus haut qu’un homme ait occupé jamais, sera-t-il libre d’en descendre ?… Un parti va l’y porter, dans l’intérêt d’un parti… Ce parti, couvert récemment du sang le plus cher à la République, peut-on croire qu’il ménagera, qu’il respectera quelque chose ? Maître une fois et régnant sous le philosophe utopiste qui le couvre de sa popularité, il l’enchaînera à la dictature, le forcera de rester roi, au nom du salut public. »

Telles étaient les pensées de la grande majorité des républicains, et non pas, comme on le croit, des hommes seuls qui avaient à craindre la justice de Robespierre, non pas seulement des Fouché, des Tallien, des Thermidoriens. — Non, les plus honnêtes gens de la Montagne, les Romme, les Soubrany, les Maure, les Ruhl, irréprochables citoyens qui, loin de céder à la réaction, l’ont combattue au prix de leur sang, n’appuyèrent nullement Robespierre, convaincus qu’ils étaient que son triomphe eût été celui d’un parti, moins que d’un parti, d’une coterie étroite de plus en plus, d’une toute petite Église.

Même parmi les Thermidoriens, plusieurs de ceux qu’une aveugle sensibilité mena très loin dans la réaction, qui se montrèrent violents, imprudents, inconséquents, Lecointre, par exemple, n’en furent pas moins honnêtes et désintéressés dans leur haine de Robespierre : c’est la dictature imminente, c’est la royauté renaissante qu’ils haïrent en lui.

C’est une chose étrange à dire, mais vraie, l’homme qui se mit le plus en avant contre Robespierre, qui l’attaqua de meilleure heure, qui parla haut contre lui, rassura les braves, communiqua même aux faibles son audace ou sa folie, fut Lecointre, de Versailles. C’était un bonhomme un peu fou, excessivement colérique, hardi par la chaleur du sang. Né grotesque, d’une physionomie saisissante par le ridicule, une de ces créatures privilégiées que la nature semble avoir faites pour faire rire. Gauche en tout, ne doutant de rien, il faisait burlesquement des choses très audacieuses. Depuis que Legendre gisait dans sa honte, aplati comme un bœuf saigné, Lecointre seul avait la puissance de dérider la Convention.

On se rappelle que Lecointre, marchand de toiles à Versailles, marchand de la Cour, n’en avait pas moins travaillé contre la Cour, aux dépens de son intérêt visible. Il était fort entreprenant, ardent philanthrope, à Sèvres, où il blanchissait ses toiles, il avait bâti pour les pauvres, les logeait, les occupait, leur faisait des avances. Le 6 octobre, il prit le commandement de la garde nationale, abandonnée de son chef, remplaça à lui seul la municipalité qui s’était enfuie. Nommé à la Législative, il dénonça Narbonne, Beaumarchais et d’autres. À la Convention, il demanda, au nom de l’humanité, que le prisonnier du Temple pût communiquer avec sa famille, et n’en vota pas moins la mort sans appel et sans sursis. On a vu la demande hardie de Lecointre pour que l’Assemblée imposât une surveillance à l’arbitraire illimité des comités révolutionnaires. Mais ce qui étonna le plus, ce fut qu’au 30 août 1793, Robespierre étant président, Lecointre crut apercevoir qu’il proclamait comme décrétée une chose non votée encore, et lui dit ces propres paroles : « Monsieur, je vous apprendrai à respecter les volontés de la Convention nationale. » Robespierre en sortant lui demanda tranquillement pourquoi, par cette apostrophe, il avait excité l’Assemblée contre lui. Et Lecointre répliqua : « Tu me connais, je n’ai point abattu un tyran pour en subir un autre. » On le crut devenu fou.

Ce sont ces sorties de Lecointre, celles de Bourdon (de l’Oise), celles de Ruamps et Bentabole (anciens maratistes) qui ont préparé Thermidor. Les intrigues des fripons, des Fouché, des Tallien, n’auraient rien fait ; pas un d’eux n’eût osé (comme on dit) attacher le grelot, si la chose n’eût été préparée. Ce qui fut le plus efficace, ce fut cette espèce de conspiration publique d’hommes étourdis et violents qui rassura la Convention et lui donna la force de se sauver elle-même.

Peu de jours après la mort de Danton, Lecointre invita à dîner chez lui deux hommes qui ne se connaissaient pas. L’un était Fouquier-Tinville, cousin de Camille Desmoulins, placé par lui au tribunal, et qui venait d’être condamné à l’horrible tache de le faire périr. Fouquier était en rapport intime avec le Comité de sûreté, dont il prenait l’ordre tous les soirs, et très probablement confident de sa haine pour Robespierre, qui venait de créer une concurrence au Comité en démembrant la police. L’autre invité était Merlin (de Thionville), ami de tous les dantonistes, très spécialement haï de Robespierre pour son influence aux armées ; les députés militaires, Merlin, Dubois-Crancé et autres, étaient couchés sur ses livres en lettres sanglantes, et ils ne l’ignoraient pas.

Quelle fut la conversation ? Il est bien facile de le deviner ; sans nul doute, on nota avec effroi les pas rapides que Robespierre faisait vers le pouvoir. Chacun des grands jugements l’en avait approché d’un degré :

La mort d’Hébert et Chaumette, en mars et avril, lui livre la Commune, qu’il gouverne par Payan.

Le jour où le Comité de sûreté l’a délivré de Danton, il organise, contre le Comité une police nouvelle qu’il dirige par Herman.

Le 6 avril, le lendemain, infatigable, insatiable, il se prépare une sorte de pontificat.

Voilà ce qui sautait aux yeux, voilà ce dont purent parler Lecointre, Fouquier, Merlin.

Mais depuis, les choses marchèrent bien plus vite :

Le 7 mai on apprit que la proclamation de l’Être suprême et l’inauguration d’un culte philosophique seraient accompagnées d’un grave retour au passé : la liberté de l’ancien culte.

Le 8 mai, il concentra à Paris la justice révolutionnaire de toute la France, sous le président Dumas.

Le 26, la Commune robespierriste commence à solder le peuple, assignant aux indigents quinze sols par jour.

Le 28, Couthon obtient du Comité de salut public un sursis général pour le payement des taxes révolutionnaires qu’avaient imposées les représentants en mission. Et, le même jour, il fait donner par l’Assemblée au Comité, c’est-à-dire à Robespierre, le droit de rappeler ces représentants ; tous ces dictateurs temporaires sont balayés rapidement, remplacés par des hommes sûrs, nommés sous une seule influence.

La Commune, gouvernée par un homme à lui, Payan, pouvait à toute heure du jour armer pour lui la garde nationale commandée par Henriot ; celui-ci très dépendant, Robespierre l’ayant sauvé du procès d’Hébert où on eût pu l’impliquer.

La garde nationale, triée, était convoquée, aux jours douteux, par billets à domicile, adressés aux robespierristes.

On ne s’y fiait pas encore. Le 1er juin, on créa une force armée spéciale, une école militaire de trois mille garçons d’environ seize ans, sous la direction de Lebas, l’agent le plus dévoué de Robespierre.

Sans un hasard, elle eût fait ce que la garde mobile fit en juin 1848.

Il était impossible d’aller plus vite, plus droit à la dictature, ni d’une course plus rapide.

Il y a de quoi étonner infiniment ceux qui connaissaient le caractère de Robespierre. Et l’on n’y comprendrait rien, si l’on ne voyait derrière la terrible impatience du parti robespierriste, qui poussait avec fureur. Ils ne laissaient plus marcher leur chef ni toucher la terre. Ils le portaient, ils l’enlevaient. Par quoi ? par l’ambition ? Non. Mais par la secrète terreur que lui laissait la mort de Danton, la disparition subite de tous les hommes connus, l’effroi du désert, l’idée de la dictature était maintenant son seul asile. Il confondait sa sûreté avec celle de la France, avait hâte, pour elle et pour lui, de trouver un port ; mais ce port, où était-il, sinon au pouvoir du plus digne, qui n’accepterait la tyrannie que pour fonder la liberté ? Ces pensées lui étaient toute résistance contre l’emportement des siens. Ému, inquiet d’aller si vite, il n’en avançait pas moins, il courait, volait… avec la brûlante vitesse d’une étoile qui file au ciel, ou d’un boulet de canon ; la fatalité l’emportait.

Entre tant de mesures que prit si rapidement le parti robespierriste, les seules peut-être dont son chef eût la vraie initiative et qui portent l’empreinte de son caractère, ce fut sa création d’une police spéciale, et sa tentative religieuse.

La première, exécutée dans un moment si violent par un homme si puissant, ne s’en fit pas moins avec infiniment d’adresse et de ruse. Dans le démembrement du ministère de l’intérieur, on créa une administration des prisons, et comme simple appendice un petit bureau de police, uniquement occupé des rapports du gouvernement avec la police des communes. Le chef de bureau fut Lanne, du pays de Robespierre, et le directeur Herman, d’Arras ; la haute surveillance fut donnée à Saint-Just, toujours absent, qu’il fallut bien faire suppléer par Couthon et Robespierre. Ce petit bureau grossit, acquit très rapidement de nouvelles attributions, jusqu’à devenir en messidor le redoutable rival du Comité de sûreté, jusqu’à l’accuser de lenteur, jusqu’à se poser, à l’envi, comme pourvoyeur rapide de la guillotine.

L’affaire religieuse fut menée de même, avec prudence, en trois degrés. Le 6 avril, La simple énonciation d’un rapport sur une fête à l’Éternel. Un mois après, le 7 mai, un grand et habile discours pour Dieu et contre les prêtres, mais dans la conclusion accordant précisément ce que les prêtres demandaient, la liberté des cultes, la liberté des catholiques. Un mois après (8 juin), plus qu’un discours, l’acte décisif : Robespierre posé devant le peuple comme une sorte de pontife civil, unissant les deux pouvoirs.

Dans le célèbre discours du 7 mai, tout en disant force injures aux prêtres et aux fanatiques, Robespierre ne leur assurait pas moins la seule chose dont ils eussent besoin pour se relever. Que la loi ne s’expliquât pas, qu’elle ne posât pas la véritable garantie révolutionnaire (inconciliabiliié du gouvernement de la liberté avec la religion de l’autorité), c’était tout ce qu’il leur fallait.

Une éducation nouvelle ne s’organise pas en un jour. Jusque-là l’éducation morale du grand peuple ignorant, barbare (femmes, enfants, paysans), restait en dessous au clergé, grâce à la loi de Robespierre. La République laissait à ses mortels ennemis de quoi la détruire dans un temps donné.

L’Être suprême ainsi que l’immortalité de l’âme proclamés, la religion placée dans la pratique du devoir, la création des fêtes morales, qui pouvaient relever les âmes, c’étaient de hautes et nobles idées. Seulement elles étaient souillées d’un triste mélange d’injures que ce rancuneux moraliste lançait à ses ennemis, s’acharnant sur la mémoire des victimes à peine immolées, trépignant sur la cendre tiède de Danton, tâchant de faire rire l’Assemblée aux dépens de Condorcet.

Ce discours, œuvre littéraire, académique, souvent éloquente, peu originale d’idées, commence par une grande prétention d’innovation : « Qu’y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut ?… Ne faut-il pas que vous fassiez précisément le contraire de ce qu’on a fait avant vous ? » etc. Cela dit, il ne donne guère que des banalités morales, tirées du Vicaire, savoyard.

Ce qui y choquera toujours les hommes vraiment religieux, c’est que la religion y est préconisée comme utile, recommandée pour l’avantage qu’y trouve la législation. Il ne faut pas croire qu’on fasse rien de sérieux par un tel utilitarisme. C’est ne rien faire ou mal faire, aller droit contre son but, que de donner ainsi Dieu comme un spécifique moral, salutaire aux maux dont la législation est la médecine.

Les catholiques, à qui la loi était si favorable (assurant leur liberté), n’en furent nullement contents. Ils espéraient mieux encore. Les Durand de Maillane, les Grégoire et autres espéraient que Robespierre ferait un pas plus hardi ; ils furent blessés surtout de ce que les nouvelles fêtes étaient placées au décadi. Ils auraient voulu le dimanche. Cette affaire leur tenait au cœur plus que tous les principes. Robespierre essaya de leur complaire par les arrêtés que la Commune prit en leur faveur. Elle abolit (floréal) les réunions qui se faisaient au dernier décadi de chaque mois. Elle permit aux marchands d’ouvrir leurs boutiques tout le décadi, c’està-dire de regarder comme jour ordinaire le jour férié de la loi. C’était implicitement remettre au dimanche le jour du repos, revenir à l’Ancien-Régime. On trouva cela bien fort. La Commune alors, qui sentit qu’elle allait trop vite, décida que, le décadi, on ouvrirait jusqu’à midi seulement (8 messidor). En réalité, les boutiques ne fermèrent que le dimanche. Les catholiques eurent cause gagnée.

Tout cela, chose étonnante, était plus remarqué, senti en Europe qu’à Paris même. Le discours du 7 mai fît considérer Robespierre de tous les gouvernements comme l’homme gouvernemental. Dès longtemps il leur plaisait comme artisan de la guerre défensive, ennemi de la propagande, adversaire des Girondins qui avaient rêvé la croisade universelle. La rapidité avec laquelle il se saisit, en six semaines de tous les moyens du pouvoir, le désigna aux politiques comme l’homme d’ordre et de force avec qui on devait traiter. Ce fut l’objet positif d’un mémoire que le Prussien Hertzberg remit à son roi. Les trois gouvernements ligués pour le partage de la Pologne regardèrent l’organisation du pouvoir robespierriste en avril et en mai comme une heureuse compensation de l’insurrection de Pologne qui éclata le 17 avril sous Kosciuszko[1]. L’envoyé polonais, Bars, arrivé en mai à Paris, y trouva un très froid accueil. On craignait de mécontenter la Prusse. On promit de faire, un peu en dessous, trois millions en assignats et quelques artilleurs, si l’on croit Niemcewicz. Mais Zayonzek affirme qu’on promit moins encore, « de faire ce qui serait possible. »

C’est par la même politique que Robespierre lui-même ne poussa pas activement les succès que son frère obtenait à l’armée d’Italie par les talents de deux étrangers qu’il s’était acquis, l’un Piémontais, l’autre Corse, Masséna et Bonaparte. Pendant qu’on forçait les Alpes, Robespierre jeune les tournait ; c’était déjà le plan de 1796. Trente mille hommes étaient en pleine Italie. On pouvait voir le changement considérable qui s’était fait dans l’esprit de l’armée. Les soldats de Robespierre (on les nommait déjà ainsi), politiques comme leur chef, passèrent comme autant de saints sur ce territoire italien, respectant images et chapelles, ne riant point des reliques. Robespierre jeune en fit sa cour à son frère, et lui écrivit cette sagesse.


On s’arrêta. L’invasion de l’Italie eût été directement contraire à la politique robespierriste. Celle

de Belgique n’eut lieu que parce que Carnet et Lindet déclaraient n’avoir aucun moyen de nourri] de telles armées, si on ne les faisait passer sur le territoire ennemi.

  1. Il est triste de dire qu’on refusa à la Pologne ce qu’on prodiguait aux neutres. Un discours de Saint-Just (Revue rétrospective) apprend les sommes énormes qu’on leur donna, 40 millions à la Turquie, 40 à la Suisse, 54 à Gênes, etc. La France, dans l’ignorance où elle est de ses destinées, ne sait pas la malédiction qui pèse sur elle ; elle ignore que ses gouvernements ont abandonné la Pologne sept fois : 1794, 1795, 1797, 1800, 1806, 1809, 1812. C’est ce qui est mis en complète lumière dans la rare et forte brochure de Sawazkiewicz, Influence de la Pologne sur les destinées de la Révolution et de l’Empire, 1848, 3e édition (Bibliothèque polonaise de Paris).