Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIX/Chapitre 1

◄  VI.
II.  ►


LIVRE XIX



CHAPITRE PREMIER

DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST (16 AVRIL).


Idée d’épuration par la dictature. — Saint-Just veut pousser la Terreur. — Robespierre voudrait enrayer. — Décret mixte du 16 avril. — Solitude de Saint-Just.


Cette terrible pourriture qu’on découvrait en dessous, ces souterrains fangeux, ces gouffres creusés sous la République, à mesure qu’on les voyait, ralliaient beaucoup d’honnêtes gens au vœu de Saint-Just, la création d’un grand épurateur, d’un censeur impitoyable, qui, armé de la dictature, passerait au creuset la Révolution.

Saint-Just croyait que Robespierre était l’homme nécessaire : il voyait en lui le seul homme qui eut vécu l’âge même de la Révolution, ses cinq siècles en cinq années, celui qui semblait en être la conscience, la perpétuité vivante, et qui pesait dans son destin du poids de cette antiquité. Plus Saint-Just trouvait la France éloignée de son idéal de la République, plus il la jugeait incapable de se gouverner elle-même, plus il embrassait l’idée d’un dictateur moral. Un seul homme était capable de ce rôle, et cet homme était Robespierre.

Maintenant on va supposer qu’il y eut unité entre eux. Rien n’est moins exact.

Quoique Saint-Just appartînt à Robespierre et par le cœur et par l’idée, la force des choses tendait à l’en éloigner malgré lui.

Déjà, dans l’affaire de Danton, leur conduite avait été absolument contraire.

Saint-Just tua Danton, parce que seul il n’eut pas la moindre hésitation ni le moindre doute. Il crut d’après Robespierre ; mais, bien plus que lui, il eut la foi atroce de cet acte sauvage. Au moment où la Loi mourante vint encore réclamer aux comités, qui fut à son poste ? qui fit taire la Loi ? qui fut à cette heure la Loi et la dictature ?

Robespierre, au contraire, en s’engageant dans cette route, ne négligea rien pour faire voir qu’il y avait été poussé. Il proclama et répéta qu’un autre avait eu la première idée, dit le premier mot ; qu’à ce mot on avait essayé d’opposer le souvenir de l’ancienne relation, et qu’il avait résisté pour le salut public. Chacun fut tenté de croire qu’en ce cruel sacrifice d’un compagnon de tant d’années, Robespierre s’était sacrifié lui-même, avait immolé son propre cœur.

Donc c’était Saint-Just qui avait pris la responsabilité capitale de l’acte : il en savait la gravité. Plus d’une fois, dans ses notes pleines de pensées funè bres, il paraît très bien sentir qu’après de telles choses, directe est la voie du tombeau.

Mais s’il avait fait cette chose énorme, fait passer la République sur le corps de son père, c’est que ce passé si cher, si sacré aux patriotes, lui apparaissait comme obstacle sur la route de l’avenir où il avait hâte d’engager la Révolution.

Donc, bien plus que Robespierre, il avait besoin d’aller en avant. Son acte le lui commandait. S’il ne faisait les grandes choses dont Danton lui semblait l’obstacle, Saint-Just restait un assassin.

Il avait toujours volontiers consulté, dès son premier âge, les oracles de la mort. Nous avons dit les étrangetés de sa jeunesse, comment, au milieu d’une ville très corrompue de province, d’une école de droit dissolue, au milieu des séductions intérieures d’une imagination lubrique, il s’était fait un refuge, une chambre tendue de noir et de blanches têtes de morts, qu’il habitait seul à certaines heures avec les grands morts de l’Antiquité. Là, sans doute, lui apparut ce mot qui a fait sa vie : « Le monde est vide depuis les Romains. »

Un passage saisissant de son discours du 16 avril, qui ne semble qu’un trait d’audace, une moralité cynique après un tel événement ( « Ambitieux, allez vous promener une heure au cimetière où dorment », etc.), ce passage nous porte à croire, nous qui connaissons bien l’homme, que lui-même effectivement il alla consulter les morts ; que, fort de sa sincérité, il demanda conseil à ceux qu’il avait tués, et que, de leur tombe même, il rapporta la pensée révolutionnaire.

Que lui disaient Monceaux et la Madeleine ? que lui dit le roi ? « Qu’il n’y aurait jamais paix entre l’ancien et le nouveau monde. » Et les Girondins ? et les Dantonistes ? Ce qu’il a écrit lui-même : « Ceux qui font les révolutions à demi ne font que creuser leurs tombeaux. »

Voici son raisonnement, dont il n’a daigné donner que la conclusion.

Nous rétablissons les prémisses.

« Il faut exterminer l’ancien monde… mais par un procédé plus définitif que la mort. La mort le réhabilite et le fait revivre. »

« Il faut l’exterminer par la honte. »

« Droit, morale et révolution, trois choses identiques. Le contre-révolutionnaire et l’homme immoral, qui sont le même homme, doivent, également flétris, traîner le boulet, casser les pierres sur les routes, former un peuple d’ilotes… Ils faisaient travailler le peuple par corvées. Eh bien, à leur tour !… Les privilégiés, nobles et prêtres, seront de droit galériens. »

Ce privilège d’avilissement contre les privilégiés, cette création d’un enfer social, d’une damnation visible des ennemis de l’Egalité, était une chose si terrible qu’elle eût supprimé la Terreur, eût brisé la guillotine comme un joujou inutile, propre seulement à glorifier les aristocrates, à déguiser en martyrs les fripons et les Du Barry.

La question était de savoir si l’opinion admettrait vraiment cette flétrissure, si des classes respectées naguère seraient avilies tout à coup, si la pitié sans cesse réveillée par ce spectacle ne plaiderait pas tout bas les circonstances atténuantes, si les opprimés d’hier ne prendraient pas parti pour leurs oppresseurs.

Quand le rêveur apporta son idée au Comité de salut public, avec la sécurité du somnambule qui marche les yeux fermés, il se heurta tout à coup. Pas une voix n’était pour lui.

Avait-il communiqué la chose à Robespierre ? Je ne le crois pas. Leurs idées étaient déjà visiblement opposées, autant que leur point de départ. Saint-Just partait de Lycurgue, Robespierre de Jean-Jacques Rousseau. Saint-Just croyait que la Révolution périssait si elle ne procédait à son épuration radicale, à l’anéantissement de ses ennemis, anéantissement moral, qui est le seul vrai et complet. Robespierre, au contraire, s’imaginait diviser l’ennemi, en partie le rallier. Son disciple proscrivait les prêtres ; lui, il voulait les rassurer, non seulement en général par sa fête de l’Etre suprême, mais par des moyens plus directs dont nous parlerons tout à l’heure.

Autre différence. Saint-Just proscrivait les nobles, les anoblis, tout privilégié. Robespierre, comme on va voir, demanda quelques exceptions.

Dévoilant timidement ses secrètes idées d’indulgence, il n’en prétendait pas moins garder une ligne immuable de sévérité. Il croyait pouvoir relever l’autel sans briser l’échafaud. Devant Billaud, devant Gollot, à la Convention et aux Jacobins, il se flattait de raser, sans y tomber jamais, le marais du modérantisme où s’était engouffré Danton.

Chose infiniment difficile, où le sens moral n’était guère moins forcé que dans le projet de Saint-Just. L’homme, par la logique du cœur, croit invinciblement que le créateur de la vie en est le conservateur, et que Dieu signifie clémence.

Les comités, quoiqu’ils devinassent bien que Robespierre ne pouvait se tenir sur cette pente, et que peut-être, un matin, il ferait sa paix avec l’opinion en les sacrifiant eux-mêmes, n’hésitèrent pas à préférer sa ligne et à combattre Saint-Just. Ils entrevoyaient en celui-ci quelque chose de plus terrible encore, une tyrannie fanatique, redoutable par la bonne foi et par l’intrépidité. Ils l’arrêtèrent au premier mot, forts de l’appui de Robespierre.

Tout d’abord, unanimement (sauf Billaud peut-être), ils effacèrent le mot prêtres[1] du décret proposé. Les nobles seuls furent atteints.

Saint-Just aurait voulu le bannissement absolu des étrangers. On se borna à ceci : « Les nobles et les étrangers n’habiteront ni Paris ni les places frontières. »

Et encore on ajouta cette restriction qui pouvait annuler tout : « Le Comité est autorisé à mettre en réquisition (à faire rester à Paris) ceux qu’il croit utiles.))

Toute la nuit, on disputa, on tailla, rogna. Saint-Just perdit patience, laissa tout et dit en partant : « Vous ménagez l’ennemi, à la bonne heure ! Eh bien, la contre-révolution vous emportera. »

Le lendemain, sans doute en son absence, sur ce décret tout changé, chacun broda un article. Le seul qui semble garder l’empreinte de Saint-Just est celui-ci : « On codifiera les lois ; on rédigera un corps d’institutions qui gardent les mœurs et la liberté. »

Les auteurs des autres articles sont faciles à deviner. (Robespierre :) Les conspirateurs ne seront désormais jugés qu’à Paris. (Billaud :) Les oisifs qui se plaignent, déportés à la Guyane. (Lindet :) On encouragera par des récompenses et des indemnités l’industrie, le commerce, les mines, on protégera les transports, la circulation des rouliers, etc. On voit par ce dernier article tout le chemin qu’avait fait le décret, pas moins que l’histoire tout entière, toute la distance historique entre Dracon et Colbert. Saint-Just détestait le commerce et le proscrivait spécialement, disant qu’il n’y a de bon peuple qu’un peuple agricole, que les mains de l’homme ne sont faites que pour la terre et les armes.

Ainsi ce décret fut un monstre, un accouplement bizarre des plus hostiles esprits. Une confusion si étrange, qu’on eût pu attribuer à la précipitation dans un moment moins paisible, avait toute la valeur d’un aveu d’inconciliables discordes. Elle mettait à nu le trouble intérieur du Comité, semblait une amère satire du gouvernement collectif, un titre pour qui eût réclamé le gouvernement d’un seul et la création de la dictature.

Elle poussait à la grandeur de Robespierre. Elle brisait les utopies draconiennes de Saint-Just.

L’un eût voulu avancer dans les mondes inconnus. L’autre eût voulu enrayer.

Et le décret résultant de ces tendances diverses montrait trop que désormais la Révolution ne pouvait avancer ni reculer.

Quelque découragé que fût Saint-Just et sans espoir sur l’avenir, il ne refusa pas de présenter cette production étrange à la Convention. Il était le rapporteur désigné et attendu, il ne se fût abstenu qu’en dénonçant par son silence la discorde intérieure du Comité, et celle même du triumvirat, c’est-à-dire en portant le coup le plus grave à l’autorité du gouvernement. C’était l’entrée de la campagne ; d’énormes armées alliées apparaissaient à l’horizon. Saint-Just, avec une vraie grandeur, couvrit la situation. En tête de ce décret, il lut l’immense rapport qu’il avait préparé, dans un tout autre esprit.

Quelque soin pourtant qu’il ait mis à effacer du rapport tout ce qui eût rappelé les dissentiments, on y trouve une chose bien grave et bien peu robespierriste, un éloge de Marat. Saint-Just n’ignorait nullement que Robespierre, très antipathique à ce souvenir, jaloux de ce dieu, en regardait tout éloge comme un acte d’hostilité. Celui qu’en fit Fabre d’Églantine, avant son arrestation, contribua certainement à le lui rendre implacable.

Ceci était un léger signe, non d’hostilité, mais d’émancipation. Politiquement dévoué à Robespierre et le voulant pour dictateur, moralement Saint-Just était seul.

Seul à la Convention, il s’était vu non moins seul dans le Comité de salut public. Sa solitude intérieure plus profonde encore, son état d’abstraction qui le tenait à mille ans au delà ou en deçà, lui rendait chaque jour le présent de plus en plus intolérable. Sa chambre des morts le suivait idéalement. Il ne vivait volontiers qu’aux armées, sur les chemins ; et là encore, dans un grand isolement, tenant les généraux à distance dans le respect et la terreur, haïssant d’avance en eux l’avènement du pouvoir militaire, la brutalité du sabre, et croyant qu’on ne pouvait le tenir trop ferme, trop bas. Il avait chassé les filles de l’armée ; un soldat qui garda la sienne un jour de plus et s’en vanta, Saint-Just le fit fusiller.

À travers les embarras de ce rôle étrange de dictateur des armées, il ne laissait pas que d’écrire. Au milieu des généraux tremblants et courbés, il lui arrivait souvent de tirer un agenda qu’il portait toujours, et l’on croyait qu’il écrivait des ordres de mort. C’étaient des rêves généralement philanthropiques, des vœux, des idées pour la Republique de l’avenir, où il rejetait ses espérances, les lois d’une cité agricole où régneraient l’égalité et la vertu.

Chose étrange ! le proscripteur et le proscrit, Saint-Just et Cordorcet, écrivaient en même temps, l’un dans la cachette, l’autre à la tête des armées et tout-puissant, et tous deux écrivaient des rêves, — bien divers, mais toujours empreints d’un amour profond de l’humanité.

Ces notes de Saint-Just, qu’une main systématique a prétendu ordonner pour former un livre, devaient être laissées dans leur succession accidentelle, quelque confuse qu’elle semblât, comme elles lui sont venues à Paris ou sur les chemins, telle aux armées et devant l’ennemi, telle dans les nuits laborieuses du Comité, telle en rêvant à Monceaux ou à la Madeleine.

Il y a des mots d’une telle solitude de cœur, d’un tel élan vers les âges futurs, qu’on est bien tenté de croire que le présent n’est plus pour lui. L’amitié vit-elle encore ? Oui, mais sans doute affaiblie. D’autant plus embrasse-t-il l’humanité à naître avec une tendresse sublime : « L’homme, obligé de s’isoler du monde et de lui-même, jette son ancre dans l’avenir et presse sur son cœur la postérité innocente des maux présents. »

C’est l’amour de l’avenir qui le rend terrible à son temps. Gardien austère de la Révolution, dont il répond aux générations futures, il semble enfermé de plus en plus dans une île âpre, escarpée et sauvage, dans l’idéal impossible que le monde fuit de plus en plus.

Ce jeune Dracon, ce Lycurgue, c’est celui que tous trahissent.

L’esprit même du temps le trahit.

Le Comité le trahit. Barère donne six mille exemptions au décret contre les nobles. Carnot les emploie, quand il peut, pour l’avantage de la République.

Son maître même le trahit. Saint-Just parti pour l’armée, Robespierre fît excepter les anoblis du décret qui frappait les nobles.

Lebas, l’homme de Robespierre, en mission avec Saint-Just même et voyageant avec lui, le quittait souvent en route, se faisait donner les registres des comités révolutionnaires et en arrachait les dénonciations contre les prêtres. Ces feuilles arrachées subsistent dans la famille Lebas.

Rappelé par Robespierre, presque à la veille de la fête de l’Être suprême, Saint-Just n’y assista point et repartit pour l’armée.

  1. C’est dans les papiers de Robert Lindet que je trouve cette proscription des prêtres, par Saint-Just.