Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre VI/Chapitre 3

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CHAPITRE III

VENGEANCE DE LESCUYER, MASSACRE DE LA GLACIÈRE (16-17 OCTORRE 1791).


Duprat et Jourdan reprennent l’avantage. — Essai informe de jugement. — Le massacre est décidé. — La tour Trouillas ou de la Glacière. — Ce qu’elle dut être pour l’Inquisition. — De quelles classes et quelles opinions étaient les victimes. — Le massacre. — Les meurtriers veulent s’arrêter. — On les oblige de continuer. — Enterrement de Lescuyer, 17 octobre. — Fin du massacre. — Suites fatales qu’il a eues pour la France.


Il était une heure de l’après-midi à peu près, et depuis longtemps Duprat et Jourdan étaient avertis, mais leurs hommes étaient dispersés. Ils s’avisèrent, pour les réunir, de sonner au château la fameuse cloche d’argent, qui ne sonnait jamais qu’en deux occasions solennelles, le sacre ou la mort d’un pape. Ce son étrange, mystérieux, que plusieurs n’avaient jamais entendu une seule fois en leur vie, frappa les imaginations, glaça les cœurs d’un froid subit. Ce fut très probablement ce qui hâta l’écoulement de la foule venue des campagnes ; elle s’en alla, dans l’attente que quelque événement terrible allait avoir lieu dans la ville.

L’effet fut moindre, à ce qui semble, sur les soldats de Jourdan : si braves pour réclamer la solde, ils se montrèrent fort lents ici ; on ne pouvait les retrouver. Jourdan en réunit à grand’peine trois cent cinquante, avec lesquels il reprit les portes de la ville. Les portes assurées, il n’avait plus que cent cinquante hommes pour marcher aux Cordeliers ; il traînait deux pièces de canon, assez inutiles dans les rues sinueuses, étroites ; mais leur bruit, leur retentissement formidable sur le pavé ne laissait pas de faire effet. Grâce au retard, le rassemblement était à peu près dissipé ; il restait des badauds, des femmes. Il tira tout au travers, tua, blessa au hasard. Dans l’église il ne trouva plus que la Vierge et Lescuyer ; le malheureux, après un si long temps, agonisait encore, noyé dans son sang, et ne pouvait pas mourir. On l’emporta avec des cris de fureur, étalant cet objet horrible et ses habits tout sanglants. Chacun fuyait, fermait portes et fenêtres.

On profita de la terreur. Le petit nombre reprit l’avantage sur le plus grand. Ces quelques centaines d’hommes, maîtres de trente mille âmes, firent, tout le jour, dans Avignon une barbare razzia. Tous ceux qu’on prenait soutenaient qu’ils n’étaient point entrés aux Cordeliers. Cependant une douzaine d’hommes de Jourdan, qui avaient été dans l’église, pouvaient bien les reconnaître. Plusieurs furent arrêtés par leurs ennemis personnels, plusieurs par leurs amis, tant le fanatisme était atroce des deux parts.

Le jour baisse vite en octobre, il était déjà fort noir. Les amis des prisonniers étaient parvenus à franchir les portes et couraient à Sorgues avertir Mulot et le général Ferrier. Celui-ci recevait aussi les envoyés de Duprat ; il avertissait Ferrier que le moindre mouvement de sa part allait relever les aristocrates, détruire la seule force du parti français, la Terreur ; Avignon allait se souvenir qu’elle avait trente mille hommes, écraser Jourdan. Quoi que pût dire l’abbé Mulot, le général s’obstina à répondre qu’il n’était pas en force. Mulot, désespéré, envoya un tambour, puis un trompette à la ville ; on n’y fit nulle attention.

Il paraît qu’à cette heure même il y avait hésitation, division entre les meneurs. Les hommes de plume voulaient un massacre général, les militaires un jugement. Jourdan, sur qui l’exécution devait retomber, semblerait avoir été du dernier avis. Il était un peu étonné de sa solitude ; il n’avait pu encore réunir que cent cinquante hommes pour garder l’immense étendue du palais des papes. Le bruit du massacre n’allait-il pas attirer sur le palais tout le peuple réveillé de sa stupeur ? Parmi les gens arrêtés, il y avait un certain Rey, un membre de la corporation redoutable des portefaix d’Avignon, homme populaire, aimé, connu par sa force singulière. Et les autres, ces aristocrates, d’entre eux tous pas un n’était noble ; la femme d’un imprimeur, celle d’un apothicaire, un curé, un maître menuisier, qui était officier municipal en août : c’étaient les plus distingués ; les autres étaient gens de petits métiers, ouvriers, ouvrières en soie, des boulangers, des tonneliers, des couturières ou blanchisseuses, deux paysans, un manœuvre, un mendiant même. Des femmes, il y en avait deux enceintes.

On s’arrêta à l’idée de jugement ; on fit siéger dans une salle du palais les administrateurs provisoires de la ville pour juger les prisonniers. C’est à eux que Jourdan envoyait ceux qu’on arrêtait encore, une femme, par exemple, qu’il sauva, à un coin d’une rue, de ceux qui voulaient la tuer.

Ces administrateurs étaient, outre le greffier Raphel, un prêtre de langue populacière, grand braillard de carrefour, Barbe Savournin de la Rocca, auquel on avait adjoint trois ou quatre pauvres diables, un boulanger, un charcutier, qui n’avaient osé refuser. Duprat était là, menaçant et sombre, pour les surveiller et voir comment ils marcheraient. La première personne qu’on leur amena, une femme, la Auberte, la femme d’un menuisier, fut interrogée doucement, et en l’envoyant en prison ils recommandèrent qu’on eût bien soin d’elle. Si la chose allait ainsi, Duprat et les autres, qui voyaient dans le massacre et la terreur la seule voie de salut, n’avaient rien à espérer. L’un d’eux, un moment après (il était neuf heures du soir), entre furieux, du sang au front, il frappe sur la table et crie : « Cette fois-ci, il ne faut pas qu’il s’en sauve un seul ; le sang doit couler ; mon ami Lescuyer est mort ; toute cette canaille mourra, et si quelqu’un s’y oppose, nous ferons faire feu sur lui… » Les autres baissaient la tête. Les seuls Raphel et Jourdan répétèrent, lâchement, comme un chœur : « Oui, il nous faut venger la mort de notre ami Lescuyer. »

L’homme qui se lançait ainsi à travers le jugement et commandait le massacre n’était autre que Mainvielle.

Ce qui n’influa pas peu sur Duprat, Mainvielle et ceux qui résolurent le massacre, ce fut l’exemple de Nîmes. L’idée malheureuse et fausse que le massacre de 1790 y avait fondé la Révolution était prêchée par des Nîmois dans une auberge, la nuit même du 16 octobre.

Effroyable génération de crimes, des Albigeois à la Saint-Barthélemy, et de là aux dragonnades, aux carnages des Cévennes. Nîmes se souvint des dragonnades. Avignon imita Nîmes. Paris imita Avignon.

Rien de plus imitateur, rien de moins original, on peut l’observer, que le crime.

Le lieu même où ce nouveau crime va s’exécuter dit ceci bien haut. On y voit le sang du 16 octobre, la trace des fureurs d’une nuit. Mais on y voit, lentement accumulée, aux chambres sépulcrales de l’Inquisition, au savant bûcher intérieur (si habilement construit, pour étouffer les morts secrètes), on y voit la grasse suie que laissa la chair brûlée. Le mobilier de l’Inquisition est là, heureusement conservé, la chaudière est prête encore, le four attend, dans lequel rougissait le fer des tortures, les souterrains, les oubliettes, les sombres passages cachés dans l’épaisseur des murs, ce qu’on a ailleurs caché et nié, tout cela se voit ici ; on n’y a pas plaint la dépense, ni le soin, ni l’art. La torture y est artiste. On voit bien que ce n’est point barbarie, fureur passagère ; c’est une guerre systématique contre la pensée humaine, savamment organisée, triomphalement étalée.

Tout cela c’est le palais. Au dehors, tout est informe, c’est un monstrueux château fort. Une gigantesque tour, qui n’est ni bien carrée ni ronde, Trouillas ou la Glacière, s’allonge pour voir au loin. Babel affreuse que bâtit, dans son orgueil, le pape qui, le premier, n’ayant ni sujet ni terre, se donna la triple couronne. Trouillas, c’est la Tour du Pressoir ; peut-être dans l’origine fut-elle le pressoir féodal. Mais, de bonne heure, elle fut un pressoir d’hommes, une prison à presser la chair humaine. Au plus haut et au plus bas, comme dans tout ancien château fort, on mettait des prisonniers. L’ami de Pétrarque, le tribun de Rome, Rienzi, enfermé au sommet, parmi le sifflement de l’éternelle bise, put à loisir méditer sur sa folle confiance au pape. Le fond, l’abîme de la tour, sans autre ouverture qu’une trappe à l’étage du milieu, fut-il un vaste cachot ? un charnier ? On doit le croire, c’est l’opinion du pays. Une tradition d’Avignon, que j’ai recueillie de la bouche des personnes âgées, dit que, quand on exhuma les victimes des fureurs révolutionnaires, on trouva plus bas encore quantité d’autres ossements jetés là par l’Inquisition. La chose paraît bien vraisemblable, quand on sait que ses victimes ne pouvaient pas être enterrées. Les jeter aux champs, c’eût été les rendre aux mains pieuses des familles, leur sauver la partie du supplice qui effrayait le plus peut-être les faibles imaginations. Ne rentrer jamais dans la terre, ne reposer jamais au sein maternel de la nourrice commune, c’était, pour ainsi parler, la damnation du corps, ajoutée à celle de l’âme. Cette âme, non calmée au cercueil, errait, larve infortunée, pour l’épouvante des vivants ; elle se traînait, le soir, et, dans l’ombre, venait avertir ses parents du redoublement de supplice attaché par la vengeance de l’Église à ceux qu’elle avait condamnés.

L’exemple le plus célèbre est celui de l’empereur Henri IV, qui, comme excommunié et souillant les éléments, ne put, à sa mort, rester ni sur terre ni dans la terre. Son corps gisait, longues années, caché, mais non inhumé, dans une profonde cave de Worms.

Tout grand centre d’inquisition devait avoir un tel charnier pour ceux que la sentence condamnait à rester sans sépulture. Lieu de mort, lieu de supplice. Le plus terrible, sans nul doute, pour les âmes de fer que rien ne pouvait dompter, qui riaient de la torture, c’était d’être jeté vivant dans la grande chambre des morts, d’y marcher sur les ossements, de voir, au faible jour qui pouvait pénétrer au fond de l’abîme, la grimace des squelettes, leur rire ironique. Du haut, on jetait un peu de pain à la bête, on l’observait vivante dans la terrible compagnie, on mesurait les degrés de son affaiblissement, l’alanguissement de sa fermeté, le point où le corps, sans défaillir tout à fait, a déjà paralysé l’âme. On pouvait alors le reprendre, idiot, et en tirer quelque signe qui le démentît lui-même, le produire au jour, le lugubre oiseau de nuit, clignotant, ignoble, éteint, dire à la pensée humaine : « Voilà ton héros !… » De sorte qu’en ce duel barbare de la force contre une âme, le simple peuple pût croire que celle-ci était vaincue et que la force des tyrans était celle même de Dieu.

Voilà le lieu du massacre. Maintenant examinons ceux sur qui il va tomber.

Les soixante ou quatre-vingts qu’on allait tuer pêle-mêle n’étaient pas du même parti. Les quarante derniers arrêtés appartenaient presque tous au petit peuple papiste des confréries d’Avignon. C’étaient de pauvres gens, aveugles, qui, poussés par leurs meneurs, n’avaient su ce qu’ils faisaient. Peu, très peu avaient agi, la plupart crié. Quant aux trente arrêtés en août, ce n’étaient point des fanatiques, ni même, vraiment, des aristocrates. C’étaient, comme les Niel, le parti français, royaliste-constitutionnel, la nuance de Mulot.

Les Machiavels qui crurent frapper ici un grand coup de politique, n’avaient pas la tête à eux. Ils prirent des mesures tout à fait contradictoires.

D’une part, voulant donner au massacre l’aspect d’une vengeance du peuple, d’une invasion fortuite, ils firent pratiquer un trou au mur des prisons, de manière que le concierge, les geôliers, pouvaient dire qu’ils n’avaient pas ouvert les portes. Elles furent ouvertes toutes grandes.

D’autre part, plusieurs des chefs vinrent expressément donner l’ordre du massacre.

L’un d’eux, le major Peytavin, se présentant dans la cour, avec le commis du journaliste Tournal, aux hommes qu’on avait rassemblés, leur dit : « Au nom de la loi, nous avons décidé d’être Français, nous le sommes ; faites votre devoir. »

Ils avaient l’air hébété et ne semblaient pas comprendre. Le commis du journaliste, pour mieux expliquer la chose, leur crie aux oreilles : « Il nous faut les tuer tous ; s’il s’en sauvait un seul, il servirait de témoin. »

Il n’y avait qu’une vingtaine d’hommes dans la cour, tous du petit peuple d’Avignon, un perruquier, un savetier, un cordonnier pour femmes, un jeune ouvrier menuisier, un maçon, etc. Sauf quelques-uns qui avaient servi quelques mois dans l’armée de Jourdan, ils n’avaient jamais eu d’armes dans les mains. Plusieurs se trouvaient là par hasard, en quelque sorte, parce qu’ils avaient aidé à amener des prisonniers. Ils étaient fort mal armés : tel avait une barre de fer, tel un sabre, un bâton durci au feu.

Pour mettre en mouvement cette belle troupe, il fallait des moyens extraordinaires. On en trouva un, exécrable. Le beau-frère de Duprat, l’apothicaire Mende, s’établit dans la cour avec des liqueurs préparées exprès. Quels furent ces horribles breuvages ? On l’ignore ; les effets ne furent que trop visibles. À mesure qu’ils burent, ils devinrent exaltés, furieux, ils se ruèrent à la sanglante besogne. Il y en eut pourtant qui, les premiers coups portés, défaillirent et se trouvèrent mal. Ils redescendaient dans la cour, et l’apothicaire leur versait une dose nouvelle d’ivresse et de fureur.

Personne ne les conduisit, ne les dirigea, ne les surveilla. Duprat, l’âme de l’entreprise, ne parut nulle part. Jourdan s’enferma chez lui, avec son énorme dogue, qui ne le quittait jamais. Il était ivre tous les soirs, et, ce soir-là, il but encore plus qu’à l’ordinaire. Il voulut tout ignorer ; seulement, à travers l’ivresse, il entendit (dit-il plus tard) quelque tapage aux prisons.

Le massacre, livré ainsi au hasard, à l’inexpérience de gens si mal armés et qui ne savaient pas tuer, fut infiniment plus cruel que s’il eût été fait par des bourreaux. Il n’eut pas lieu à une même place. Les uns furent tués à l’entrée même des prisons, d’autres dans une des cours, d’autres encore dans un escalier. Les portes étaient ouvertes. Il venait des gens de la ville, les uns pour réclamer tel ou tel, d’autres attirés par les cris, par une invincible curiosité ; mais ils ne pouvaient rester, le cœur leur manquait ; quelques-uns pourtant parvinrent à obtenir quelques prisonniers. Un de ces hommes, qui venait pour en sauver un, perdit la tête dès qu’il vit le sang, et se mit, sans savoir pourquoi, à tuer avec les autres.

Il n’y eut aucune espèce d’ordre, tout fut laissé au caprice de ces brutes que l’on avait, par une effroyable ivresse, poussés au premier degré de l’aliénation d’esprit. Quelques soldats de Jourdan espéraient d’abord leur faire faire distinction entre les personnes arrêtées le jour même et les prisonniers du 21 août, qui, se trouvant enfermés depuis cette époque, n’avaient pu certainement tremper dans la mort de Lescuyer. Ils n’obtinrent rien : hommes, femmes, tout y passa pêle-mêle. Si la seule prison des hommes eût été envahie d’abord, on aurait plus aisément peut-être sauvé celle des femmes, les bourreaux étant lassés. Malheureusement, plusieurs femmes, pour certaines haines locales, certains propos injurieux, paraissent avoir été les objets voulus, prémédités, du massacre.

Dès neuf heures et demie du soir, lorsqu’il n’y avait encore que très peu d’hommes tués, on vint à la prison des femmes ; on en tira la dame Crouzet, femme d’un apothicaire, et, dans cette même cour où le beau-frère de Duprat, l’apothicaire Mende, versait les liqueurs, elle fut barbarement assommée. C’était une toute jeune femme, des plus jolies d’Avignon, très vivante et très parlante, très attachée à la vie. Elle fit des supplications déchirantes, elle dit (ce qu’on voyait bien) qu’elle était enceinte, supplia pour son enfant ; elle n’en fut pas moins frappée, égorgée, puis traînée à un escalier obscur, livrée à la curiosité infâme de ses bourreaux.

La petite couturière Marie Chabert, qui n’était pas moins jolie, avait inspiré à plusieurs le désir de la sauver ; mais pas un n’osa. Elle avait pourtant réussi à se réfugier au bas d’un escalier obscur, où elle s’était assise, enveloppée et cachée dans un grand manteau d’indienne. Un homme la désigna à un autre, qui la reconnut, tomba sur elle à coups de sabre et la massacra.

Une autre périt encore. Mais il semble que ces morts de femmes, cruellement pathétiques, ralentissaient les bras et troublaient les cœurs. On n’en tua plus jusqu’à minuit. Les meurtriers, à cette heure, un peu moins ivres déjà, n’étaient guère en train de tuer, mais ils ne savaient pas trop où ils pouvaient s’arrêter ; ils se défiaient les uns des autres. Mainvielle leur avait dit que, si quelqu’un voulait arrêter la chose, il fallait faire feu sur lui. Ils avaient parmi eux un enfant ivre, d’une férocité singulière, le fils de Lescuyer, âgé de quinze ou seize ans. Il mettait une horrible ostentation à venger son père, à en faire plus que les hommes.

À cette heure de minuit, où les femmes vivaient encore presque toutes, plusieurs des bourreaux cherchèrent Duprat et Jourdan. Ils étaient allés souper avec Mainvielle et Tournal, le journaliste, à une auberge voisine, et mangeaient tranquillement le mets du pays, la soupe au fromage. Les bourreaux entrèrent, tout couverts de sang, contant à grand bruit leurs prouesses ; il y en avait un qui montrait un fusil qu’il avait brisé en deux à force de frapper, disait-il, sur la tête des prisonniers. — L’un d’eux : « Il y en a beaucoup de tués ! » — Un autre : « Ils sont tous expédiés. » — Un autre : « Il ne reste qu’une femme enceinte, c’est la Ratapiole… » En réalité, il restait encore onze femmes et deux hommes, tous deux aimés, populaires, le prêtre Nolhac et le portefaix Rey. Le major Peytavin avait expressément demandé, obtenu des massacreurs la vie de Rey et celle de la Ratapiole ; mais il voulait apparemment avoir l’assentiment des chefs, et il leur envoyait cet homme, qui n’osa parler de Rey, mais seulement de la femme. Duprat ne répondant rien, Jourdan comprit sa pensée et dit : « Il faut l’expédier. » Là-dessus, silence. Un autre s’avance, se hasarde à dire : « Et pourtant elle est enceinte. — Enceinte ou non, dit Jourdan, il faut qu’elle y passe. »

Les meurtriers retournèrent, mais ils ne tuèrent ni Rey ni Nolhac. Ils se mirent à tuer des femmes. Trois furent d’abord prises au hasard, une blanchisseuse et deux ouvrières en soie. À mesure qu’elles passaient, elles donnaient leurs bijoux ou on les leur arrachait ; ils étaient remis au geôlier. Une des ouvrières opposa une résistance désespérée : « Personne, disaient-ils, ne fut plus dur à mourir. » Ils rentrèrent ensuite et appelèrent Mme Niel ; elle était déjà avertie par les cris affreux qu’elle venait d’entendre. Malade, elle était sur son lit. L’un d’eux lui dit durement : « Levez-vous ; vos amis sont morts, et votre fils, tous les prisonniers ; c’est maintenant votre tour… Où sont vos bijoux ? » Elle se leva, s’habilla, remit ses boucles d’oreilles, ses anneaux. Elle reconnut parmi eux un jeune menuisier, Belley, et le supplia, lui disant que s’il voulait la sauver, elle lui ferait des rentes, à lui et aux autres. À quoi Belley répondit : « Je ne veux pas me faire pendre pour vous. » On la fit descendre à la cour et on lui porta un coup… « Va trouver ton abbé Mulot. — Seigneur ! miséricorde, mon Dieu ! » criait-elle. — Puis, tout à coup, elle vit un corps à la lueur des torches : « Ah ! mon bel enfant ! » C’était le corps de son fils. Elle fut tuée très cruellement.

Les femmes, pour la plupart, étaient jetées, râlantes et mourantes, sur l’escalier que j’ai dit. Mais tous les hommes, immédiatement traînés par les pieds, furent précipités, à mesure qu’on les tuait, au fond de la tour Trouillas. Plusieurs d’entre eux, blessés, meurtris par une chute de soixante pieds, y arrivaient encore vivants. Neuf femmes, précipitées à quatre heures par-dessus les hommes, durent les assommer dans leur chute.

Les cris entendus la nuit, les bruits qui se répandaient sur l’affreuse exécution, avaient glacé de stupeur. On commença à croire les meurtriers bien nombreux, puisqu’ils avaient osé cela ; ils le devinrent en effet. Tous les soldats de Jourdan reparurent en foule. Une cérémonie, lugubre, l’enterrement de Lescuyer, qui eut lieu dans l’après-midi, leur donna occasion de se montrer dans les rangs. Ce fut une armée entière qui traversa Avignon.

On fit parcourir au convoi une grande partie de la ville. Malgré l’état repoussant, impossible à regarder, où se trouvait le cadavre, n’offrant qu’une masse sanglante, on l’enterra à visage découvert. L’abbé Savournin marchait à côté, avec toutes les contorsions d’un capucin frénétique, pleurant et criant vengeance. Mainvielle était effrayant ; sa douleur mélodramatique semblait mendier du sang. À chaque halte, il soulevait la tête du cadavre pour montrer ses lèvres hideusement découpées, puis s’échappait en sanglots et le laissait retomber.

Cette terrible fête de mort où figuraient, bien lavés, proprement vêtus de noir, les exécuteurs de la dernière nuit, semblait en promettre une autre. La ville était dans une affreuse prostration d’horreur et de peur, chacun s’attendait à tout, et disant : « N’est-ce pas moi ? » On fut trop heureux quand on sut que le nouveau massacre se bornait aux quatre personnes qui vivaient encore aux prisons. Il y avait deux hommes et deux femmes. L’un, l’abbé Nolhac, était un prêtre estimé, charitable, chez qui beaucoup de personnes mettaient de l’argent en dépôt ; c’est peut-être ce qui le perdit. L’autre était Rey, le portefaix, l’un de ceux qui avaient poussé au mouvement contre le pape. Il était d’une force et d’une adresse extraordinaires ; seul et sans armes, il lutta contre six hommes armés ; la lumière s’éteignit dans la lutte et les assassins faillirent se tuer eux-mêmes. Il échappa, se réfugia dans la conciergerie, où la lutte recommença ; enfin il eut le ventre décousu d’un coup de sabre : il fut emporté à quatre et jeté vivant dans la tour ; trois quarts d’heure après, il appelait encore tous ses meurtriers par leurs noms et demandait la charité d’une pierre ou d’un coup de fusil.

Deux femmes restaient seulement, la Auberte ou Mme Aubert, et la Ratapiole. La première, femme d’un menuisier, avait eu chez elle pour apprenti l’un des meurtriers, le jeune Belley. Dès le commencement du massacre, elle l’avait prié de la sauver. La chose était bien difficile. La Auberte était la sœur d’un maçon du parti papiste qui s’était signalé en juin et que le parti français avait mis à mort. Belley se frappa le front de la main et se frappa deux ou trois fois la tête contre le mur. « J’ai sauvé votre mari, lui dit-il, mais vous, comment puis-je le faire ?… Cachez-vous là (il la poussa au fond de la prison et derrière les bancs). Si vous passez cette nuit, vous serez sauvée. » Elle l’avait passée, cette première nuit. Mais, dans celle du lundi, elle était encore en plus grand péril.

L’autre femme, la Ratapiole, tout au contraire de la Auberte, s’était montrée très ardente pour la Révolution ; elle s’était fort remuée, en juin, de la langue et autrement. Au 16 octobre, elle avait été enlevée au hasard dans cette aveugle razzia ; elle n’avait pas d’autre crime, disait-elle, que de s’être moquée de Mme Mainvielle.

N’osant sauver les deux femmes et voulant à tout prix sauver l’aristocrate, Belley avait bien envie d’égorger la patriote.

Vers minuit, suivi de deux autres meurtriers, des plus féroces, il entre dans la prison et dit à la Ratapiole que le frère de M. Duprat est arrivé de Paris, qu’il est chez le général Jourdan, qu’il faut venir lui parler, qu’elle en sera quitte pour quelques excuses. La Ratapiole se mit à pleurer bien fort, à lui dire qu’elle était enceinte, qu’il eût pitié de son enfant. Ils insistaient pour l’emmener. Mais elle avait avec elle une petite fille de neuf ans, qui, le dimanche, quand on enleva sa mère de chez elle, se prit à ses jupes ; on ne put jamais l’en détacher, il fallut les traîner ensemble. Cette petite, ici encore, se pendit à sa mère pour l’empêcher de marcher. Puis elle sauta sur Belley, l’embrassa ; il la repoussa et la jeta à dix pas. Elle revint, d’un même bond, lui serra les bras au col : « Je veux que tu sauves maman. » Il commença d’être bien embarrassé. Les autres aussi perdaient contenance. « Et moi, dit naïvement Belley, qu’est-ce que je vais donc dire aux Mainvielle qui m’avaient tant recommandé de vous tuer ? Nous serons obligés de dire que vous y avez passé avec les autres. »

Ces deux femmes et un vieux frère convers de quatre-vingt-dix ans qui se retrouva encore furent sauvés effectivement. Jourdan mit des sentinelles à