Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre II/Chapitre 9


CHAPITRE IX

LE PEUPLE RAMÈNE LE ROI À PARIS, 6 OCTOBRE 1789.


Suite du 5 octobre. — Le premier sang versé. — Les femmes gagnent le régiment de Flandre. — Lutte des gardes du corps et des gardes nationaux de Versailles. — Le roi ne peut plus partir. — Effroi de la Cour. — Les femmes passent la nuit dans la salle de l’Assemblée. — La Fayette forcé de marcher sur Versailles — 6 octobre. — Le château assailli. — Danger de la reine. — Les gardes du corps sauvés par les ex-Gardes-françaises. — Hésitation de l’Assemblée. — Conduite du duc d’Orléans. — Le roi mené à Paris.


Un milicien de Paris, qu’une troupe de femmes avait pris, malgré lui, pour chef, et qui, exalté par la route, s’était trouvé à Versailles plus ardent que tous les autres, se hasarda à passer derrière les gardes du corps ; là, voyant la grille fermée, il aboyait après le factionnaire placé au dedans et le menaçait de sa baïonnette. Un lieutenant des gardes et deux autres tirent le sabre, se mettent au galop, commencent à lui donner la chasse. L’homme fuit à toutes jambes, veut gagner une baraque, heurte un tonneau, tombe, toujours criant au secours. Le cavalier l’atteignait, quand les gardes nationaux de Versailles ne purent plus se contenir ; l’un d’eux, un marchand de vin, sort des rangs, le couche en joue, le tire et l’arrête net ; il avait cassé le bras qui tenait le sabre levé.

D’Estaing, le commandant de cette garde nationale, était au château, croyant toujours qu’il partait avec le roi. Lecointre, le lieutenant-colonel, restait sur la place, demandait des ordres à la municipalité, qui n’en donnait pas. Il craignait avec raison que cette foule affamée ne se mît à courir la ville, ne se nourrît elle-même. Il alla les trouver, demanda ce qu’il fallait de vivres, sollicita la municipalité, n’en tira qu’un peu de riz qui n’était rien pour tant de monde. Alors il fit chercher partout et, par sa louable diligence, soulagea un peu le peuple.

En même temps il s’adressait au régiment de Flandre, demandait aux officiers, aux soldats, s’ils tireraient. Ceux-ci étaient déjà pressés par une influence bien autrement puissante. Des femmes s’étaient jetées parmi eux et les priaient de ne pas faire de mal au peuple. L’une d’elles apparut alors, que nous reverrons souvent, qui ne semble pas avoir marché dans la boue avec les autres, mais qui vint plus tard, sans doute, et tout d’abord se jeta au travers des soldats. C’était la jolie Mlle Théroigne de Méricourt, une Liégeoise, vive et emportée, comme tant de femmes de Liège, qui firent les révolutions de quinzième siècle[1] et combattirent vaillamment contre Charles-le-Téméraire. Piquante, originale, étrange, avec son chapeau d’amazone et sa redingote rouge, le sabre au côté, parlant à la fois, pêle-mêle, avec éloquence pourtant, le français et le liégeois… On riait, mais on cédait… Impétueuse, charmante, terrible, Théroigne ne sentait nul obstacle… Elle avait eu des amours, mais alors elle n’en avait qu’un, celui-ci violent, mortel, qui lui coûta plus que la vie[2], l’amour de la Révolution ; elle la suivait avec transport, ne manquait pas une séance de l’Assemblée, courait les clubs et les places, tenait un club chez elle, recevait force députés. Plus d’amant ; elle avait déclaré qu’elle n’en voulait pas d’autre que le grand métaphysicien, toujours ennemi des femmes, l’abstrait, le froid abbé Sieyès.

Théroigne, ayant envahi ce pauvre régiment de Flandre, lui tourna la tête, le gagna, le désarma, si bien qu’il donnait fraternellement ses cartouches aux gardes nationaux de Versailles.

D’Estaing fit dire alors à ceux-ci de se retirer. Quelques-uns partent ; d’autres répondent qu’ils ne s’en iront pas que les gardes du corps ne soient partis les premiers. Ordre aux gardes de défiler. Il était huit heures, la soirée fort sombre. Le peuple suivait, pressait les gardes avec des huées. Ils avaient le sabre à la main, ils se font faire place. Ceux qui étaient à la queue, plus embarrassés que les autres, tirent des coups de pistolet ; trois gardes nationaux sont touchés, l’un à la joue, les deux autres reçoivent les balles dans leurs habits. Leurs camarades répondent, tirent aussi. Les gardes du corps ripostent de leurs mousquetons.

D’autres gardes nationaux entraient dans la cour, entouraient d’Estaing, demandaient des munitions. Il fut lui-même étonné de leur élan, de l’audace qu’ils montraient tout seuls au milieu des troupes : « Vrais martyrs de l’enthousiasme », disait-il plus tard à la reine[3].

Un lieutenant de Versailles déclara au garde de l’artillerie que, s’il ne lui donnait de la poudre, il lui brûlerait la cervelle. Il en livra un tonneau qu’on défonça sur la place, et l’on chargea des canons qu’on braqua vis-à-vis la rampe, de manière à prendre en flanc les troupes qui couvraient encore le château et les gardes du corps qui revenaient sur la place.

Les gens de Versailles avaient montré la même fermeté de l’autre côté du château. Cinq voitures se présentaient à la grille pour sortir ; c’était la reine, disait-on, qui partait pour Trianon. Le suisse ouvre, la garde ferme. « Il y aurait danger pour Sa Majesté, dit le commandant, à s’éloigner du château. » Les voitures rentrèrent sous escorte. Il n’y avait plus de passage. Le roi était prisonnier.

Le même commandant sauva un garde du corps que la foule voulait mettre en pièces pour avoir tiré sur le peuple. Il fit si bien qu’on laissa l’homme ; on se contenta du cheval, qui fut dépecé ; on commençait à le rôtir sur la place d’Armes ; mais la foule avait trop faim, il fut mangé presque cru.

La pluie tombait. La foule s’abritait où elle pouvait ; les uns enfoncèrent la grille des grandes écuries, où était le régiment de Flandre, et s’y mirent pêle-mêle avec les soldats. D’autres, environ quatre mille, étaient restés dans l’Assemblée. Les hommes étaient assez tranquilles, mais les femmes supportaient impatiemment cet état d’inaction ; elles parlaient, criaient, remuaient. Maillard seul pouvait les faire taire, et il n’en venait à bout qu’en haranguant l’Assemblée.

Ce qui n’aidait pas à calmer la foule, c’est que des gardes du corps vinrent trouver les dragons qui étaient aux portes de l’Assemblée, demander s’ils voudraient les aider à prendre les pièces qui menaçaient le château. On allait se jeter sur eux, les dragons les firent échapper.

À huit heures, autre tentative. On apporta une lettre du roi, où, sans parler de la Déclaration des droits, il promettait vaguement la libre circulation des grains. Il est probable qu’à ce moment l’idée de fuite dominait au château. Sans rien répondre à Mounier, qui restait toujours à la porte du conseil, on envoyait cette lettre pour occuper la foule qui attendait.

Une apparition singulière avait ajouté à l’effroi de la cour. Un jeune homme du peuple entre, mal mis, tout défait[4]… On s’étonne… C’était le jeune duc de Richelieu, qui, sous cet habit, s’était mêlé à la foule, à ce nouveau flot de peuple qui était parti de Paris ; il les avait quittés à moitié chemin pour avertir la famille royale ; il avait entendu des propos horribles, des menaces atroces, à faire dresser les cheveux… En disant cela, il était si pâle que tout le monde pâlit…

Le cœur du roi commençait à faiblir ; il sentait la reine en péril. Quoi qu’il en coûtât à sa conscience de consacrer l’œuvre législative du philosophisme, il signa à dix heures du soir la Déclaration des droits.

Mounier put donc enfin partir. Il avait hâte de reprendre la présidence avant l’arrivée de cette grande armée de Paris, dont on ne savait pas les projets. Il rentre, mais plus d’Assemblée ; elle avait levé la séance ; la foule, de plus en plus bruyante, exigeante, avait demandé qu’on diminuât le prix du pain, celui de la viande. Mounier trouva à sa place, dans le siège du président, une grande femme de bonnes manières, qui tenait la sonnette et qui descendit à regret. Il donna ordre qu’on tâchât de réunir les députés ; en attendant, il annonça au peuple que le roi venait d’accepter les articles constitutionnels. Les femmes, se serrant alors autour de lui, le priaient d’en donner copie ; d’autres disaient : « Mais, Monsieur le Président, cela sera-t-il bien avantageux ? Cela fera-t-il avoir du pain aux pauvres gens de Paris ? » — D’autres : « Nous avons bien faim. Nous n’avons pas mangé aujourd’hui. » Mounier dit qu’on allât chercher du pain chez les boulangers. De tous côtés les vivres vinrent. Ils se mirent à manger avec grand bruit dans la salle.

Les femmes, tout en mangeant, causaient avec Mounier : « Mais, cher président, pourquoi donc avez-vous défendu ce vilain veto !… Prenez bien garde à la lanterne ! » Mounier leur répondit avec fermeté qu’elles n’étaient pas en état de juger, qu’on les trompait, que, pour lui, il aimait mieux exposer sa vie que trahir sa conscience. Cette réponse leur plut fort ; dès lors elles lui témoignèrent beaucoup de respect et d’amitié[5].

Mirabeau seul eût pu se faire entendre, couvrir le tumulte. Il ne s’en souciait pas. Certainement il était inquiet. Le soir, au dire de plusieurs témoins, il s’était promené parmi le peuple avec un grand sabre, disant à ceux qu’il rencontrait : « Mes enfants, nous sommes pour vous. » Puis il s’était allé coucher. Dumont le Genevois alla le chercher, le ramena à l’Assemblée. Dès qu’il arriva, il dit de sa voix tonnante : « Je voudrais bien savoir comment on se donne les airs de venir troubler nos séances… Monsieur le président, faites respecter l’Assemblée ! » Les femmes crièrent : « Bravo !» Il y eut un peu de calme. Pour passer le temps, on reprit la discussion des lois criminelles.

« J’étais dans une galerie (dit Dumont), où une poissarde agissait avec une autorité supérieure et dirigeait une centaine de femmes, de jeunes filles surtout, qui, à son signal, criaient, se taisaient. Elle appelait familièrement des députés par leur nom ou bien demandait : « Qui est-ce qui parle là-bas ? Faites taire ce bavard ! Il ne s’agit pas de ça ! il s’agit d’avoir du pain !… Qu’on fasse plutôt parler notre petite mère Mirabeau… » Et toutes les autres criaient : « Notre petite mère Mirabeau !… » Mais il ne voulait point parler[6]. »

M. de La Fayette, parti de Paris entre cinq et six heures, n’arriva qu’à minuit passé. Il faut que nous remontions plus haut et que nous le suivions de midi jusqu’à minuit.

Vers onze heures, averti de l’invasion de l’Hôtel de Ville, il s’y rendit, trouva la foule écoulée et se mit à dicter une dépêche pour le roi. La garde nationale, soldée et non soldée, remplissait la Grève ; de rang en rang, on disait qu’il fallait aller à Versailles. Beaucoup d’ex-Gardes-françaises, particulièrement, regrettaient leur ancien privilège de garder le roi ; ils voulaient s’en ressaisir. Quelques-uns d’entre eux montent à la Ville, frappent au bureau où était La Fayette ; un jeune grenadier de la plus belle figure, et qui parlait à merveille, lui dit avec fermeté :

« Mon général, le peuple manque de pain, la misère est au comble ; le comité de subsistances ou vous trompe ou est trompé. Cette position ne peut durer ; il n’y a qu’un moyen, allons à Versailles !… On dit que le roi est un imbécile, nous placerons la couronne sur la tête de son fils ; on nommera un conseil de régence, et tout ira mieux. »

M. de La Fayette était un homme très ferme et très obstiné. La foule le fut encore plus. Il croyait à son ascendant, avec raison ; il put voir toutefois qu’il se l’était exagéré. En vain il harangua le peuple, en vain il resta plusieurs heures dans la Grève sur son cheval blanc, tantôt parlant, tantôt imposant silence du geste, ou bien, pour faire quelque chose, flattant de la main son cheval. La difficulté allait augmentant ; ce n’étaient plus seulement ses gardes nationaux qui le pressaient, c’étaient des bandes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; ceux-là n’entendaient à rien. Ils parlaient au général par des signes éloquents, préparant pour lui la lanterne, le couchant en joue. Alors il descend de cheval, veut rentrer à l’Hôtel de Ville, mais ses grenadiers lui barrent le passage : « Morbleu ! général, vous resterez avec nous, vous ne nous abandonnerez pas. »

Par bonheur une lettre descend de l’Hôtel de Ville ; on autorise le général à partir, « vu qu’il est impossible de s’y refuser ». — « Partons », dit-il à regret. — Il s’élève un cri de joie.

Des trente mille hommes de garde nationale, quinze mille marchèrent. Ajoutez quelques milliers d’hommes du peuple. L’outrage à la cocarde nationale était pour l’expédition un noble motif. Tout le monde battait des mains sur le passage. Une foule élégante, sur la terrasse de l’eau, regardait, applaudissait. À Passy, où le duc d’Orléans avait loué une maison, Mme de Genlis était à son poste, criant, agitant un mouchoir, n’oubliant rien pour être vue.

Le mauvais temps qu’il faisait ralentit beaucoup la marche. Beaucoup de gardes nationaux, ardents tout à l’heure, se refroidissaient. Ce n’était plus là le beau 14 juillet. Une froide pluie d’octobre tombait. Quelques-uns restaient en route ; les autres pestaient et allaient. « Il est dur, disaient de riches marchands, pour des gens qui, dans les beaux temps, ne vont à leurs maisons de campagne que dans leurs voitures, de faire quatre lieues par la pluie… » D’autres disaient : « Nous ne pouvons faire une telle corvée en vain. » Et ils s’en prenaient à la reine ; ils faisaient des menaces folles, pour paraître bien méchants.

Le château les attendait dans la plus grande anxiété. On pensait que La Fayette faisait semblant d’être forcé, mais qu’il profiterait de la circonstance. On voulut voir encore à onze heures si, la foule étant dispersée, les voitures passeraient par la grille du Dragon. La garde nationale de Versailles veillait et ferma le passage.

La reine, au reste, ne voulait point partir seule. Elle jugeait avec raison qu’il n’y avait nulle part de sûreté pour elle, si elle se séparait du roi. Deux cents gentilshommes environ, dont plusieurs étaient députés, s’offrirent à elle pour la défendre et lui demandèrent un ordre pour prendre des chevaux de ses écuries. Elle les autorisa, pour le cas, disait-elle, où le roi serait en danger.

La Fayette, avant d’entrer dans Versailles, fit renouveler le serment de fidélité à la loi et au roi. Il l’avertit de son arrivée, et le roi lui répondit : Qu’il le verrait avec plaisir, qu’il venait d’accepter sa Déclaration des droits.

La Fayette entra seul au château, au grand étonnement des gardes et de tout le monde. Dans l’Œil-de-Bœuf, un homme de cour dit follement : « Voilà Cromwell. » Et La Fayette très bien : « Monsieur, Cromwell ne serait pas entré seul. »

« Il avait l’air très calme, dit Mme de Staël (qui y était) ; personne ne l’a jamais vu autrement ; sa délicatesse souffrait de l’importance de son rôle. » Il fut d’autant plus respectueux qu’il semblait plus fort. La violence, au reste, qu’on lui avait faite à lui-même, le rendait plus royaliste qu’il ne l’avait jamais été.

Le roi donna à la garde nationale les postes extérieurs du château ; les gardes du corps conservèrent ceux du dedans. Le dehors même ne fut pas entièrement confié à La Fayette. Une de ses patrouilles voulant passer dans le parc, la grille lui fut refusée. Le parc était occupé par des gardes du corps et autres troupes ; jusqu’à deux heures du matin[7], elles attendaient le roi, au cas qu’il se décidât enfin à la fuite. À deux heures seulement, tranquillisé par La Fayette, on leur fit dire qu’ils pouvaient s’en aller à Rambouillet.

À trois heures, l’Assemblée avait levé la séance. Le peuple s’était dispersé, couché, comme il avait pu, dans les églises et ailleurs. Maillard et beaucoup de femmes, entre autres Louison Chabry, étaient partis pour Paris, peu après l’arrivée de La Fayette, emportant les décrets sur les grains et la Déclaration des droits.

La Fayette eut beaucoup de peine à loger ses gardes nationaux ; mouillés, recrus, ils cherchaient à se sécher, à manger. Lui-même enfin, croyant tout tranquille, alla à l’hôtel de Noailles, dormit, comme on dort après vingt heures d’efforts et d’agitations.

Beaucoup de gens ne dormaient pas. C’étaient surtout ceux qui, partis le soir de Paris, n’avaient pas eu la fatigue du jour précédent. La première expédition, où les femmes dominaient, très spontanée, très naïve, pour parler ainsi, déterminée par les besoins, n’avait pas coûté de sang. Maillard avait eu la gloire d’y conserver quelque ordre dans le désordre même. Le crescendo naturel qu’on observe toujours dans de telles agitations ne permettait guère de croire que la seconde expédition se passât ainsi. Il est vrai qu’elle s’était faite sous les yeux de la garde nationale et comme de concert avec elle. Néanmoins il y avait là des hommes décidés à agir sans elle ; plusieurs étaient de furieux fanatiques qui auraient voulu tuer la reine[8] ; d’autres, qui se donnaient pour tels et semblaient les plus violents, étaient tout simplement d’une classe toujours surabondante dans l’affaiblissement de la police, des voleurs. Ceux-ci calculaient la chance d’une invasion du château. Ils n’avaient pas trouvé à la Bastille grand’chose qui fût digne d’eux. Mais ce merveilleux palais de Versailles, où les richesses de la France s’entassaient depuis plus d’un siècle, quelle ravissante perspective il ouvrait pour le pillage !

À cinq heures du matin, avant jour, une grande foule rôdait déjà autour des grilles, armée de piques, de broches et de faux. Ils n’avaient pas de fusils. Voyant des gardes du corps en sentinelle aux grilles, ils forcèrent des gardes nationaux de tirer sur eux ; ceux-ci obéirent, ayant soin de tirer trop haut.

Dans cette foule qui errait ou se tenait autour des feux qu’on avait faits sur la place se trouvait un petit bossu, l’avocat Verrières, monté sur un grand cheval ; il passait pour très violent ; dès le soir on l’attendait, disant qu’on ne ferait rien sans lui. Lecointre était là aussi qui pérorait, allait, venait. Les gens de Versailles étaient peut-être plus animés que les Parisiens, enragés de longue date contre la cour, contre les gardes du corps ; ils avaient perdu la veille l’occasion de tomber sur eux, ils la regrettaient, voulaient leur solder leur compte. Ils avaient parmi eux nombre de serruriers et forgerons de la manufacture d’armes ?), gens rudes et qui frappent fort, qui, de plus, toujours altérés par le feu, boivent fort aussi.

Vers six heures, ces gens mêlés de Versailles et de Paris escaladent ou forcent les grilles, puis s’avancent dans les cours, avec crainte, hésitation. Le premier qui fut tué l’aurait été par une chute, à en croire les royalistes, en glissant dans la cour de marbre. Selon l’autre version, plus vraisemblable, il fut tué d’un coup de fusil, tiré par les gardes du corps.

Les uns se dirigeaient à gauche, vers l’appartement de la reine, les autres à droite, vers l’escalier de la chapelle, plus près de l’appartement du roi. À gauche, un Parisien qui courait des premiers, sans armes, rencontre un garde du corps qui lui donne un coup de couteau ; on tue le garde du corps. À droite allait en avant un milicien de la garde de Versailles, un petit serrurier, les yeux enfoncés, fort peu de cheveux, les mains gercées par la forge[9]. Cet homme et un autre, sans répondre au garde qui était descendu de quelques marches et lui parlait sur l’escalier, s’efforçaient de le tirer par son baudrier, pour le livrer à la foule qui venait derrière. Les gardes le ramenèrent à eux ; mais deux d’entre eux furent tués. Tous s’enfuient par la grande galerie, jusqu’à l’Œil-de-Bœuf, entre les appartements du roi et de la reine. D’autres gardes y étaient déjà.

La plus furieuse attaque avait été faite vers l’appartement de la reine. La sœur de sa femme de chambre, Mme Campan, ayant entr’ouvert la porte, y vit un garde couvert de sang qui arrêtait les furieux. Elle ferme vite au verrou cette porte et la suivante, passe un jupon à la reine, veut la mener chez le roi… Moment terrible… La porte est fermée de l’autre côté au verrou. On frappe à coups redoublés… Le roi n’était pas chez lui ; il avait pris un autre passage pour se rendre chez la reine… À ce moment, un coup de pistolet part très près, un coup de fusil. « Mes amis, mes chers amis, criait-elle, fondant en larmes, sauvez-moi et mes enfants. » On apportait le dauphin. La porte enfin s’est ouverte, elle se sauve chez le roi.

La foule frappait, frappait, pour entrer dans l’Œil-de-Bœuf. Les gardes s’y barricadaient ; ils avaient entassé des bancs, des tabourets, d’autres meubles ; le panneau d’en bas éclate… Ils n’attendent plus que la mort… Mais tout à coup le bruit cesse ; une voix douce et forte dit : « Ouvrez ! » Comme ils n’ouvraient pas, la même voix répéta : « Ouvrez donc, Messieurs les gardes du corps, nous n’avons pas oublié que les vôtres nous sauvèrent à Fontenoy, nous autres Gardes-françaises. »

C’étaient eux, Gardes-françaises et maintenant gardes nationaux, c’était le brave et généreux Hoche, alors simple sergent-major. C’était le peuple qui venait sauver la noblesse. Ils ouvrirent, se jetèrent dans les bras les uns des autres, en pleurant.

À ce moment, le roi, croyant le passage forcé et prenant les sauveurs pour les assassins, ouvrit lui-même sa porte, par un mouvement d’humanité courageuse, et dit à ceux qu’il trouva : « Ne faites pas de mal à mes gardes. »

Le danger était passé, la foule écoulée. Les voleurs seuls ne lâchaient pas prise. Tout entiers à leur affaire, ils pillaient et déménageaient. Les grenadiers jetèrent cette canaille à la porte.

Une scène d’horreur se passait dans la cour. Un homme à longue barbe travaillait avec une hache à couper la tête de deux cadavres, les gardes tués à l’escalier. Ce misérable, que quelques-uns prirent pour un fameux brigand du Midi, était tout simplement un modèle de l’Académie de peinture ; pour ce jour, il avait mis un costume pittoresque d’esclave antique, qui étonna tout le monde et ajouta à la peur[10].

La Fayette, trop tard éveillé, arrivait alors à cheval. Il voit un garde du corps qu’on avait pris, qu’on avait mené près du corps d’un de ceux que les gardes avaient tués, pour le tuer par représailles. « J’ai donné ma parole au roi de sauver les siens. Faites respecter ma parole. » Le garde fut sauvé. La Fayette ne l’était pas. Un furieux cria : « Tuez-le. » Il ordonna de l’arrêter, et la foule obéissante le traîna en effet vers le général, en lui frappant la tête contre le pavé.

Il entre. Madame Adélaïde, tante du roi, vient l’embrasser : « C’est vous qui nous avez sauvés. » Il court au cabinet du roi. Qui croirait que l’étiquette subsistât encore ? Un grand officier l’arrête un moment et puis le laisse passer : « Monsieur, dit-il sérieusement, le roi vous accorde les grandes entrées. »

Le roi se montra au balcon. Un cri unanime s’élève : « Vive le roi ! vive le roi ! »

« Le roi à Paris ! » c’est le second cri. Tout le peuple le répète, toute l’armée fait écho.

La reine était debout, près d’une fenêtre, sa fille contre elle ; devant elle, le dauphin. L’enfant, tout en jouant avec les cheveux de sa sœur, disait : « Maman, j’ai faim ! » — Dure réaction de la nécessité !… La faim passe du peuple au roi !… Ô Providence ! Providence !… Grâce ! Celui-ci, c’est un enfant.

À ce moment, plusieurs criaient un cri formidable : « La reine ! » Le peuple voulait la voir au balcon. Elle hésite : « Quoi ! toute seule ? — Madame, ne craignez rien », dit M. de La Fayette. Elle y alla, mais non pas seule, tenant une sauvegarde admirable, d’une main sa fille, et de l’autre main son fils. La cour de marbre était terrible, houleuse de vagues irritées ; les gardes nationaux en haie tout autour ne pouvaient répondre du centre ; il y avait là des hommes furieux, aveugles, et des armes à feu. La Fayette fut admirable, il risqua, pour cette femme tremblante, sa popularité, sa destinée, sa vie ; il parut avec elle sur le balcon et il lui baisa la main[11].

La foule sentit cela. L’attendrissement fut unanime. On vit la femme et la mère, rien de plus… « Ah ! qu’elle est belle !… Quoi ! c’est là la reine ?… Comme elle caresse ses enfants !… » — Grand peuple ! que Dieu te bénisse, pour ta clémence et ton oubli !

Le roi était tout tremblant quand la reine alla au balcon. La chose ayant réussi : « Mes gardes, dit-il à La Fayette, ne pourriez-vous pas faire quelque chose aussi pour eux ? — Donnez-m’en un. » — La Fayette le mène sur le balcon, lui dit de prêter serment, de montrer à son chapeau la cocarde nationale. Le garde l’embrasse. On crie : « Vivent les gardes du corps ! » Les grenadiers, pour plus de sûreté, prirent les bonnets des gardes, leur donnèrent les leurs ; mêlant ainsi les coiffures, on ne pouvait plus tirer sur les gardes sans risquer de tirer sur eux.

Le roi avait la plus vive répugnance à partir de Versailles. Quitter la résidence royale, c’était pour lui la même chose que quitter la royauté. Il avait, quelques jours auparavant, repoussé les prières de Malouet et autres députés, qui, pour s’éloigner de Paris, le priaient de transférer l’Assemblée à Compiègne. Et maintenant il fallait laisser Versailles pour s’en aller à Paris, traverser cette foule terrible… Qu’arriverait-il à la reine ? On n’osait presque y penser.

Le roi fit prier l’Assemblée de se réunir au château. Une fois là, l’Assemblée et le roi, se trouvant ensemble, avec l’appui de La Fayette, des députés auraient supplié le roi de ne point aller à Paris. On eût présenté au peuple cette prière comme le vœu de l’Assemblée. Tout le grand mouvement finissait ; la lassitude, l’ennui, la faim, peu à peu chassaient le peuple, il s’écoulait de lui-même.

Il y eut dans l’Assemblée, qui commençait à se réunir, hésitation, fluctuation.

Personne n’avait de parti pris, d’idée arrêtée. Ce mouvement populaire avait pris tout le monde à l’improviste. Les esprits les plus pénétrants n’y avaient rien vu d’avance. Mirabeau n’avait rien prévu, ni Sieyès. Celui-ci dit avec chagrin, quand il eut la première nouvelle : « Je n’y comprends rien, cela marche en sens contraire. »

Je pense qu’il voulait dire : contraire à la Révolution. Sieyès, à cette époque, était encore révolutionnaire, et peut-être assez favorable à la branche d’Orléans. Que le roi quittât Versailles, sa vieille cour, qu’il vécût à Paris au milieu du peuple, c’était, sans aucun doute, une forte chance pour Louis XVI de redevenir populaire. Si la reine (tuée ou en fuite) ne l’eût pas suivi, les Parisiens se seraient très probablement repris d’amour pour le roi. Ils avaient eu de tout temps un faible pour ce gros homme qui n’était nullement méchant, et qui, dans son embonpoint, avait un air de bonhomie béate et paterne, tout à fait au gré de la foule. On a vu plus haut que les dames de la Halle l’appelaient un bon papa ; c’était toute la pensée du peuple.

Cette translation à Paris, qui effrayait tant le roi, effrayait en sens inverse ceux qui voulaient affermir, continuer la Révolution, encore plus ceux qui, pour des vues patriotiques ou personnelles, auraient voulu donner la lieutenance générale (ou mieux) au duc d’Orléans.

Ce qui pouvait arriver de pis à celui-ci, qu’on accusait follement de vouloir faire tuer la reine, c’était que la reine fût tuée, que le roi, seul, délivré de cette impopularité vivante, vînt s’établir à Paris, qu’il tombât entre les mains des La Fayette et des Bailly.

Le duc d’Orléans était parfaitement innocent du mouvement du 5 octobre. Il ne sut qu’y faire ni comment en profiter. Le 5 et la nuit suivante, il s’agita, alla, revint. Les dépositions établissent qu’on le vit partout, entre Paris et Versailles, et qu’il ne fit rien nulle part[12]. Le 6 au matin, entre huit et neuf, si près des assassinats, la cour du château étant souillée de sang, il vint se montrer au peuple, une cocarde énorme au chapeau, une badine à la main, dont il jouait en riant.

Pour revenir à l’Assemblée, il n’y eut pas quarante députés qui se rendissent au château. La plupart étaient déjà à la salle ordinaire, assez incertains. Le peuple qui comblait les tribunes fixa leur incertitude ; au premier mot qui fut dit d’aller siéger au château, il poussa des cris. Mirabeau se leva alors, et, selon son habitude de couvrir d’un langage fier son obéissance au peuple, dit « que la liberté de l’Assemblée serait compromise, si elle délibérait au palais des rois, qu’il n’était pas de sa dignité de quitter le lieu de ses séances, qu’une députation suffisait ». Le jeune Barnave appuya. Le président Mounier contredit en vain.

Enfin l’on apprend que le roi consent à partir pour Paris ; l’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, décide que, pour la session actuelle, elle est inséparable du roi.

Le jour s’avance. Il n’est pas loin de une heure… Il faut partir, quitter Versailles… Adieu, vieille monarchie !

Cent députés entourent le roi, toute une armée, tout un peuple. Il s’éloigne du palais de Louis XIV, pour n’y jamais revenir.

Toute cette foule s’ébranle, elle s’en va à Paris, devant le roi et derrière. Hommes, femmes, vont, comme ils peuvent, à pied, à cheval, en fiacre, sur les charrettes qu’on trouve, sur les affûts des canons. On rencontra avec plaisir un grand convoi de farines, bonne chose pour la Ville affamée. Les femmes portaient aux piques de grosses miches de pain, d’autres des branches de peuplier, déjà jaunies par octobre. Elles étaient fort joyeuses, aimables à leur façon, sauf quelques quolibets à l’adresse de la reine. « Nous amenons, criaient-elles, le boulanger, la boulangère, le petit mitron. » Toutes pensaient qu’on ne pouvait jamais mourir de faim, ayant le roi avec soi. Toutes étaient encore royalistes, en grande joie de mettre enfin ce bon papa en bonnes mains ; il n’avait pas beaucoup de tête, il avait manqué de parole ; c’était la faute de sa femme ; mais, une fois à Paris, les bonnes femmes ne manqueraient pas, qui le conseilleraient mieux.

Tout cela, gai, triste, violent, joyeux et sombre à la fois. On espérait, mais le ciel n’était pas de la partie. Il avait plu. On marchait lentement, en pleine boue. De moment en moment plusieurs, en réjouissance ou pour décharger leurs armes, tiraient des coups de fusil.

La voiture royale, escortée, La Fayette à la portière, avançait comme un cercueil. La reine était inquiète.

Était-il sûr qu’elle arrivât ? Elle demanda à La Fayette ce qu’il en pensait, et lui-même le demanda à Moreau de Saint-Méry qui, ayant présidé l’Hôtel de Ville aux fameux jours de la Bastille, connaissait bien le terrain. Il répondit ces mots significatifs : « Je doute que la reine arrive seule aux Tuileries ; mais, une fois à l’Hôtel de Ville, elle en reviendra. »

Voilà le roi à Paris, au seul lieu où il devait être, au cœur même de la France. Espérons qu’il en sera digne.

La révolution du 6 octobre, nécessaire, naturelle et légitime, s’il en fut jamais, toute spontanée, imprévue, vraiment populaire, appartient surtout aux femmes, comme celle du 14 juillet aux hommes. Les hommes ont pris la Bastille, et les femmes ont pris le roi.

Le 1er octobre tout fut gâté par les dames de Versailles. Le 6, tout fut réparé par les femmes de Paris.

  1. Consulter mon Histoire de France, t. VI.
  2. Tragique histoire, horriblement défigurée par Beaulieu et tous les royalistes. Je prie les Liégeois de réhabiliter leur héroïne.
  3. Voir une de ses lettres à la fin du tome III de l’Histoire des deux amis de la liberté.
  4. Staël, Considérations, 2e partie, chap. xi.
  5. Voir Mounier, à la suite de l’Exposé justificatif.
  6. Étienne Dumont, Souvenirs, p. 181.
  7. Jusqu’à cette heure, on y songea, si l’on en croit le témoignage de M. de La Tour-du-Pin. (Mémoires de La Fayette, II.)
  8. Je ne vois pas dans l’Ami du peuple qu’on puisse renvoyer à Marat l’initiative des violences sanguinaires. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agita beaucoup : « M. Marat vole à Versailles, revient comme l’éclair, fait lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du Jugement dernier, et nous crie : « Ô morts ! levez-vous ! » (Camille Desmoulins, Révol. de France et de Brabant, III, 359.)
  9. Déposition du garde du corps Miomandre. (Moniteur, I, 566.)
  10. Nicolas, c’était son nom, n’avait jamais donné de signe de violence ni de mauvaise nature, au dire de son logeur. Les enfants tiraient la barbe à cet homme terrible. C’était, au fond, un homme vain, un peu fol, qui crut faire une chose forte, énergique, originale, et peut-être reproduire les scènes sanglantes qu’il avait vues en peinture ou au théâtre. Quand il eut fait cet acte horrible et que tout le monde s’écarta, il eut le sentiment soudain de cette solitude nouvelle, et, sous divers prétextes, chercha à se rapprocher des hommes, demandant à un domestique une prise de tabac, à un suisse du château du vin qu’il paya, se vantant, s’encourageant, tâchant de se rassurer. (Voir les dépositions au Moniteur.) — Les têtes furent portés à Paris sur des piques ; l’une l’était pas un enfant. Selon quelques témoignages, elles partirent le matin même ; selon d’autres, peu avant le roi, et par conséquent en présence de La Fayette, ce qui est peu vraisemblable. Les gardes du corps avaient tué cinq hommes du peuple ou gardes nationaux de Versailles, ceux-ci sept gardes du corps.
  11. La déposition la plus curieuse de beaucoup est celle de la femme La Varenne, cette vaillante portière dont nous avons parlé. On y voit parfaitement comment une légende commence. Cette femme est témoin oculaire, acteur ; elle reçoit une blessure en sauvant un garde du corps, et elle voit, entend tout ; ce qu’elle a dans l’esprit, elle l’ajoute de bonne foi. « La reine a paru au balcon ; M. de La Fayette a dit : « La reine a été trompée… » Elle promet d’aimer son peuple, d’y être attachée, comme Jésus-Christ l’est à son Église. Et en signe de probation, la reine, versant des larmes, a levé deux fois la main. Le roi a demandé grâce pour ses gardes », etc.
  12. Tout ce qu’il paraît avoir fait, ce fut d’autoriser, le soir du 5 octobre, le buvetier de l’Assemblée à fournir des vivres au peuple qui était dans la salle.

    Rien n’indique qu’il ait agi beaucoup, du 14 juillet au 5 octobre, sauf une gauche et maladroite tentative que Danton fit en sa faveur près de La Fayette. (Voir les Mémoires de celui-ci.)