Histoire de l’empire de Russie/Tome X/Chapitre I
An 1584. « Les premiers jours qui suivent la mort d’un tyran, dit Tacite, sont les plus heureux pour les peuples ». En effet, cesser de souffrir est une des plus douces jouissances que l’homme puisse éprouver. Mais un règne cruel prépare souvent un règne faible. Le nouveau souverain, pour ne pas ressembler à son odieux prédécesseur, et pour se concilier l’amour du peuple, tombe facilement, par excès contraire, dans un relâchement funeste à l’état. Qualités de Fédor. C’est ce que pouvait faire appréhender aux vrais amis de la patrie, le caractère connu de l’héritier d’Ivan. Ce prince joignait à une extrême douceur, un esprit craintif, une piété excessive, et la plus profonde indifférence pour les grandeurs. Sur ce trône, d’où un tyran avait lancé la foudre, la Russie voyait monter un prince entièrement voué aux austérités des cloîtres, formé plutôt pour la vie monastique que pour le pouvoir souverain. C’est ainsi que le jugeait son père, lorsque, dans des momens d’épanchement, il donnait des larmes à la mort de son fils aîné, objet particulier de son affection (1). Fédor n’avait hérité ni du génie politique de son père, ni de son extérieur imposant. Il n’avait aucun trait de la beauté mâle de son grand père ni de son ayeul. Il était pâle, sa taille était petite et son corps était grêle. Le sourire était toujours sur ses lèvres ; mais son visage n’avait pas la moindre expression. Il était lent dans tous ses mouvemens ; une grande faiblesse de jambes le faisait marcher d’un pas inégal ; en un mot, tout indiquait en lui un épuisement prématuré de forces physiques et morales. En voyant un souverain de vingt-sept ans, condamné par la nature à une éternelle enfance et destiné à vivre dans la dépendance entière des grands ou des moines, on n’osait se réjouir de la fin de la tyrannie. On craignait que les troubles et les intrigues des Boyards ne fissent bientôt regretter cet état, plus funeste sans doute pour les particuliers, mais moins dangereux peut-être pour un grand empire, fondé sur un pouvoir monarchique, indivisible et puissant. Heureusement pour la Russie, Fédor, redoutant ce même pouvoir comme une tentation qui compromettait le salut de son âme, confia les rênes du gouvernement à une main habile ; et ce règne, sans être exempt d’iniquités, et quoique terni par le crime le plus horrible, parut aux contemporains comme un bienfait de Dieu ; ils se crurent ramenés à l’âge d’or, Ivan avait cessé de régner.
Membre du Conseil suprême. La nouvelle Pentarchie, ou Conseil suprême, établie par Ivan au moment de sa mort, et composée de cinq grands de l’État, était généralement un objet d’attention, d’espérance et de crainte. Le prince Mstislafsky n’était distingué que par l’illustration de sa naissance et de son rang ; il était le plus ancien des Boyards et des Voïévodes. Nikita Romanovitche Iourieff était respecté, comme frère d’Anastasie et oncle du souverain ; on l’aimait à cause de sa probité que la calomnie même n’avait osé attaquer dans ces tems homicides. On révérait dans le prince Schouisky l’éclat de ses grands talens militaires et la fermeté de son caractère. Mais Belsky, souple et rusé, était détesté, comme premier favori d’Ivan. On connaissait déjà les qualités éminentes de Boris Godounoff ; et on ne l’en redoutait que plus, parce qu’il avait su se concilier aussi la faveur particulière du tyran, qu’il était le gendre de l’odieux Malouta Skouratoff, et enfin l’allié et l’ami apparent de Belsky. Dès la première nuit (18 mars), le Conseil suprême ayant pris les rênes du gouvernement, bannit de la capitale plusieurs des créatures d’Ivan, ministres connus de ses cruautés ; d’autres furent mis en prison (2). Les Nagoï, parens de la douairière, furent gardés à vue. On leur supposa des projets criminels, probablement celui de vouloir faire déclarer le jeune Dmitri, successeur d’Ivan.
Émeute populaire. Moscou était dans une grande agitation, mais les Boyards y rétablirent la tranquillité : ils prêtèrent solennellement serment à Fédor, ainsi que tous les autres dignitaires de l’État, et publièrent le lendemain, par un manifeste, son avénement au trône. Des détachemens de troupes parcouraient les rues, et les canons étaient braqués sur toutes les places (3).
Convocation des États-généraux Le nouveau gouvernement ayant immédiatement envoyé des courriers dans les provinces, avec l’ordre de faire des prières pour le repos de l’âme d’Ivan et pour l’heureux règne de Fédor, convoqua les États généraux, composés du haut clergé, de la noblesse et des notables, pour convenir de certaines mesures générales, et pourvoir au bien-être de l’empire. On fixa le jour du couronnement et on en détermina le cérémonial par une ordonnance (4). On discuta sur les intérêts de l’État et sur les moyens de diminuer les impôts. Départ de Dmitri et de sa mère pour Ouglitche. On fit, en même temps, partir pour Ouglitche la veuve d’Ivan, avec son jeune fils, son père, ses frères et tous les Nagoï, en lui accordant Une cour, des enfans Boyards et des Streletz pour sa garde (5). Fédor, toujours bon, répandit des larmes sincères, en faisant de tendres adieux à son frère Dmitri. On voyait facilement qu’il remplissait, contre son gré, un devoir qui affligeait son cœur. Cet éloignement du Tsarevitche, seul héritier de la couronne, pouvait être regardé comme un éclatant exil ; et Belsky, menin de Dmitri, ne voulant point le partager, resta à Moscou. Il espérait dominer dans le Conseil ; mais il vit bientôt un orage se former sur sa tête.
Tandis que la Russie applaudissait à la sagesse des mesures prises par le nouveau gouvernement, Moscou était le théâtre des rivalités les plus contraires et des ambitions les plus effrénées. Il courut d’abord des bruits sourds sur un grand danger qui menaçait le jeune monarque, et bientôt on nomma l’homme à qui des crimes à commettre, et le projet de troubler la Russie devaient le moins coûter. On prétendit que Belsky, après avoir empoisonné Ivan, songeait à faire périr Fédor et tous les Boyards, et à faire monter sur le trône Godounoff (6), son ami et son conseiller. Les auteurs secrets de ces calomnies étaient, d’après l’opinion générale, les princes Schouiski, qui se servirent, pour les propager, des Liapounoff et des Kikin, gentilshommes de Rézan. Ils parvinrent à soulever un peuple crédule qui, ajoutant foi à leurs suggestions, voulut, dans son aveugle dévoûment, sauver le souverain et l’État, des entreprises d’un monstre.
Émeute à Moscou. Le cri de l’émeute se fit entendre d’un bout à l’autre de Moscou. Le peuple, les enfans Boyards, et vingt mille hommes en armes se précipitèrent vers le Kremlin. On eut à peine le temps d’en fermer les portes, d’y rassembler quelques Streletz pour sa défense, et le Conseil, pour prendre des mesures contre un danger imminent. Les insurgés s’étaient emparé, dans Kitaïgorod, de l’artillerie qui s’y trouvait ; ils avaient braqué le canon appelé canon du Tsar contre la porte de Floroff et voulaient l’enfoncer pour pénétrer dans la forteresse. Alors le souverain envoya vers eux le prince Ivan Mstislafsky, le boyard Nikita Romanovitche et les diaks André et Vassill Stchelkaloff, pour leur demander la cause de ce soulèvement et ce qu’ils voulaient. « Belsky, répondit le peuple ; livrez-nous ce scélérat ; il veut détruire la tige de nos souverains et toutes les familles des Boyards ». Mille voix répétèrent le nom de Belsky. Ce malheureux seigneur, accablé de cette accusation, effrayé de la haine furieuse qu’il inspirait, tout tremblant, et ne songeant qu’à sauver ses jours, vint chercher un refuge jusque dans la chambre à coucher du souverain (7). Fédor connaissait son innocence ; elle n’était pas moins connue des Boyards ; mais ceux-ci redoutant, ou feignant de redouter l’effusion du sang, entrèrent en pourparler avec les insurgés, les amenèrent à se contenter de l’exil du prétendu coupable, et Belsky fut immédiatement renvoyé de Moscou. Le peuple se retira paisiblement, en criant : Vive le souverain ! vivent ses fidèles Boyards ! Belsky, à dater de cette époque, prit le gouvernement de Nijni Novgorod (8).
Que devait-on attendre d’un pareil acte de faiblesse et d’un tel abaissement du pouvoir souverain ? Des dissentions dans le Conseil, la licence dans le peuple, et le désordre dans le gouvernement. On avait éloigné Belsky : Godounoff resta pour la vengeance. Les séditieux n’avaient pas demandé sa tête, ni même prononcé son nom, respectant en lui le frère de leur souveraine ; mais il savait où l’on voulait en venir ; il voyait que les auteurs audacieux de cette émeute préparaient sa perte, et il pensa à son salut. Jusqu’alors l’oncle du Tsar, en vertu de la considération et du respect qu’on portait aux anciens des familles, avait pu se regarder comme le premier seigneur de l’État. Telle était l’opinion de la cour et du peuple ; c’était aussi celle du rusé diak André Stchelkaloff, qui cherchait à gagner la confiance du boyard Iourieff (9) dans l’espoir de diriger avec lui le Conseil. On connaissait le pouvoir que Godounoff exerçait sur sa sœur, la tendre et vertueuse Irène, que les Annalistes comparent à Anastasie ; on n’avait pas alors d’autre objet de comparaison quand on voulait exprimer la réunion de toutes les vertus du sexe. On connaissait également l’empire qu’avait Irène sur Fédor, qui n’aimait peut-être réellement que sa femme au monde. Cependant Godounoff paraissait avoir livré son ami ; et l’on se réjouissait de sa faiblesse ou de sa timidité, sans penser que son amitié pour Belsky, pouvait n’être que feinte ; et que redoutant en lui un compétiteur, il avait profité de cette circonstance pour affermir son pouvoir. Fédor, en effet, prince débonnaire, accablé sous le poids de son sceptre, encore effrayé de l’émeute dont il venait d’être témoin, sentait la nécessité d’employer des mesures sévères pour consolider la tranquillité publique, mais n’ayant ni perspicacité dans l’esprit, ni fermeté dans le caractère, il cherchait plus qu’un conseiller et qu’un aide ; Pouvoir et qualités de Godounoff. il désirait trouver un homme capable de se charger de tout le fardeau du gouvernement, dont il n’eût à répondre qu’à Dieu. Fédor se livra donc entièrement et avec une confiance aveugle, à un ambitieux entreprenant et qui appartenait d’aussi près à son épouse chérie. Irène, sans employer aucun artifice, ne suivant que l’impulsion de son cœur, connaissant le mérite de Godounoff, mais ignorant ses mauvaises et secrètes intentions, forma l’union intime d’un Souverain inhabile à régner, avec un sujet digne du pouvoir suprême. Boris Godounoff était alors à la fleur de l’âge, dans toute la plénitude de ses forces physiques et morales : il avait trente-deux ans. Il surpassait, dit l’Annaliste, tous les dignitaires de la Cour, par une beauté mâle, un air de commandement, une conception rapide et profonde, et une éloquence séduisante. Il ne lui manquait que de la vertu. Il voulait et savait faire le bien, mais uniquement par amour de la gloire et de la puissance. Il ne voyait dans la vertu que le moyen de parvenir au but, et non le but même. S’il était né sur le trône, il aurait pu être cité comme le Souverain le plus accompli ; mais né sujet, et dévoré de la passion du pouvoir, lorsque, pour y parvenir, il crut nécessaire de faire le mal, il le fit… et la malédiction de la postérité s’élève dans l’histoire, pour flétrir à jamais la renommée de Godounoff.
Le premier acte de Boris, fut la punition des Liapounoff, des Kikin et autres auteurs de l’émeute de Moscou. On les envoya dans des villes éloignées, où ils furent détenus. Le peuple garda le silence ; on vantait l’équité du Tsar ; mais la Cour savait à qui attribuer cette juste sévérité, et tournait avec inquiétude ses regards sur Boris, dont le pouvoir absolu ne se déclara qu’après le couronnement de Fédor, remis au 31 mai (10), à cause des prières de six semaines, pour l’âme du défunt Souverain.
Couronnement de Fédor. Ce jour arrivé, le soleil commençait à peine à paraître, qu’il s’éleva tout-à-coup une horrible tempête ; des torrens de pluie inondèrent plusieurs rues de Moscou ; ce fut comme un présage de calamités. Mais ces craintes superstitieuses se calmèrent, lorsqu’après l’orage, le soleil reparut radieux, au milieu d’un ciel serein. Un peuple immense se rassembla sur la place du Kremlin, et la foule était telle que les soldats purent à peine frayer un chemin au confesseur du Monarque, lorsqu’au son de toutes les cloches, il sortit du palais pour porter à la basilique de l’Assomption, les ornemens sacrés de Monomaque, la Sainte-Croix, la Couronne et la Dalmatique qui servaient au sacre. Godounoff suivait le confesseur et portait le sceptre.
Malgré la foule immense qui couvrait la place, le plus grand silence régna au moment où Fédor sortit de son palais, entouré de tous les Boyards, Princes, Voïévodes et Dignitaires. Le Monarque était revêtu d’un habit bleu de ciel (11) ; les Seigneurs de la Cour avaient des habits dorés. Ce silence extraordinaire accompagna le Souverain jusqu’à la porte du temple, également rempli de gens de tous états ; car il était permis à tous les Russes, sans distinction, d’assister à cette solennité, dans laquelle la Russie offrait le tableau d’une même famille réunie sous le pouvoir d’un père et d’un Souverain. Pendant le Te Deum, des fonctionnaires ecclésiastiques et séculiers parcouraient l’église en disant à voix basse au peuple : « Priez avec ferveur » ! Le Monarque et le Métropolitain Dionisi, s’assirent aux places qui leur avaient été préparées près de la porte occidentale ; et Fédor, au milieu du plus profond silence, dit au Prélat :
« Seigneur ! Notre père, le Souverain Ivan Vassiliévitche a quitté la terre, et, transformé en ange, il est allé habiter le royaume des Cieux. Il m’a légué l’Empire et toutes les bannières de l’État. Il m’a ordonné, selon l’antique usage, de me faire oindre, de ceindre la couronne et le diadême, et de revêtir la Dalmatique sacrée. Son testament est connu du clergé, des Boyards et du peuple. Ainsi, d’après la volonté de Dieu, et le legs de mon père, accomplissez ce saint office : que je sois le Souverain sacré de mon peuple » !
Le Métropolitain, après avoir béni Fédor avec la croix, lui dit : « Seigneur, fils chéri de l’Église et de notre humilité, élu de Dieu et conduit par lui au trône, par le pouvoir qui nous vient du Saint-Esprit, nous te sacrons et couronnons. Sois Souverain de la Russie ».
Dionisi, après avoir posé la croix, le bandeau et la couronne de Monomaque sur la tête de Fédor, en répétant la prière : que Dieu bénisse son règne ; le prit par la main, le plaça sur une estrade, particulièrement destinée au Souverain, et après lui avoir remis le sceptre il lui dit : « Veille aux bannières de la grande Russie ». Dans ce moment l’archidiacre, placé devant le sanctuaire, les prêtres qui étaient dedans, et les chœurs entonnèrent l’hymne in plurimos annos, adressé au Souverain nouvellement couronné, qui fut alors salué par le clergé, les dignitaires et le peuple, au bruit des plus vives acclamations. Le Métropolitain, dans un discours succint, rappela à Fédor les principaux devoirs d’un Monarque ; savoir : de veiller à la conservation de la Religion et de l’État, d’observer un pieux respect pour le clergé et la foi due aux couvens, de garder à son frère, une amitié sincère ; d’avoir pour les Boyards une considération réglée sur leur ancienneté, enfin de témoigner aux fonctionnaires, aux militaires et à toute la nation en général, une bienveillance qui ne devait jamais se démentir. « Les Souverains, continua Dionisi, sont pour nous les délégués de la Divinité. Le Seigneur leur confie le destin des hommes. Qu’ils préservent de mal non-seulement eux-mêmes, mais aussi leurs peuples ; qu’ils empêchent les troubles du monde et qu’ils redoutent la faux céleste. Et, comme, sans le soleil, tout est obscurité sur la terre, de même tout est ténèbre dans nos âmes sans l’instruction ; chéris la sagesse, suis les préceptes des sages, sois vertueux, puisque c’est la vertu seule qui pare le Souverain et qui est immortelle. Veux-tu mériter la clémence céleste ? Sois toujours clément pour tes sujets. Ne prête pas l’oreille aux calomniateurs, toi qui es né compatissant et sensible. Que ton règne soit celui de la vérité, et que la paix de l’État ne soit jamais troublée ! Que le Tout-Puissant te fasse triompher de tous tes ennemis, et puisse le souvenir de ton règne pacifique se perpétuer d’âge en âge ».
En ce moment, tous les assistans, les yeux baignés de larmes, s’écrièrent : « Oui, qu’il soit de longue durée » !
Fédor entendit la messe, paré de tous les insignes de la Souveraineté, la couronne de Monomaque sur la tête, un riche manteau sur les épaules et tenant en ses mains un long sceptre, fait d’une dent de baleine de grand prix (12) ; mais il avait l’air abattu et fatigué.
Devant lui étaient posées les couronnes des Royaumes conquis. Debout et à sa droite, se tenait Godounoff, à titre de Seigneur allié ; et Nikita Iourieff, oncle de Fédor, se tenait sur le même rang avec les autres Boyards. Rien, au récit de ceux qui assistèrent à cette cérémonie, ne pouvait en égaler la magnificence. L’estrade sur laquelle était placé le Monarque, avec le Métropolitain, le pupitre où étaient déposés les habits royaux, les sièges occupés par le clergé, étaient couverts de riches velours ; dans l’église, on marchait sur des tapis de Perse et de drap rouge d’Angleterre. Les costumes des grands, surtout ceux de Godounoff et du prince Ivan Glinsky, resplandissaient de diamans, de saphirs et de perles d’une énorme grosseur (13), estimés plusieurs millions par les écrivains étrangers. Mais ce qui donnait le plus d’éclat à cette cérémonie, c’était la joie répandue sur toutes les figures, et l’expression du plus ardent amour pour le Monarque. Après le cantique des chérubins, le Métropolitain, sur le seuil du sanctuaire, suspendit au cou de Fédor, la chaîne de Monomaque, faite de l’or d’Arabie le plus pur ; et à la fin de la messe, il le sacra avec le Saint-Crême et lui donna la Communion.
Dans ce moment, Boris Godounoff tenait le sceptre ; Iourieff, et Dmitri Godounoff, oncles d’Irène, tenaient la couronne posée sur un plat d’or. Après avoir reçu la bénédiction de Dionisi et après qu’on eut versé sur lui des vases remplis de pièces de monnaie, sous la porte méridionale du temple, Fédor alla saluer les tombeaux de ses ancêtres, en demandant au ciel d’hériter de leurs vertus.
Cependant, Irène, la couronne sur la tête, et environnée des femmes des Boyards, était assise à une fenêtre ouverte de son palais (14). Elle fut saluée par les acclamations de tout le peuple qui s’écriait : « vive la Tsarine » ! Les grands de la Cour et les autres fonctionnaires baisèrent la main du Monarque dans la salle du trône, et dinèrent avec lui, ainsi que les membres du clergé. Les festins et les réjouissances publiques durèrent toute une semaine et se terminèrent par un fête militaire, hors de la ville. Là, en présence du Souverain et de tous les habitans de Moscou, les décharges de 170 canons de bronze se firent entendre devant huit lignes de Streletz habillés en drap fin et en velours. Une multitude de cavaliers également vêtus de riches habits, accompagnait Fédor (15).
Différentes grâces. Le Monarque, après avoir fait des présens au Métropolitain et aux Évêques, reçut lui-même ceux des fonctionnaires, des étrangers, des marchands de la Russie, de l’Angleterre et des Pays-Bas (16), et répandit différentes grâces : il diminua les impôts ; il rendit la liberté et les biens à plusieurs personnes de distinction, qui, depuis près de vingt ans, étaient emprisonnées. Pour se conformer au testament d’Ivan, il accorda la liberté à tous les prisonniers de guerre, et conféra les titres de Boyards aux princes Dmitri Khvorostinin, André et Vassili Schouisky, Nikita Troubetskoy, à Schestounoff, aux deux Kourakin, à Fédor Schérémetieff et à trois Godounoff, arrières-cousins d’Irène. Il donna au prince Ivan Schouisky, guerrier illustre, tous les revenus de la ville de Pskof, qu’il avait sauvée (17). Mais toutes ces largesses n’étaient rien en comparaison de celles dont il combla son beau-frère, en lui donnant tout ce qu’un sujet peut posséder dans un gouvernement absolu. Il lui conféra non seulement l’ancien titre de Grand Ecuyer, qui n’avait été accordé à personne pendant l’espace de dix-sept ans, mais encore celui de Grand Boyard-allié, lieutenant des deux royaumes (18) de Kazan et d’Astrakhan. À cette accumulation de titres, jusqu’alors inouïe, Godounoff réunit bientôt des richesses immenses. On lui donna, ou, plutôt, il s’appropria les meilleures terres et les revenus des provinces de la Dvina et de la Vaga, toutes les belles prairies situées aux bords de la Moskva, avec tous les bois et les ruches qui en dépendaient. Il fit ajouter à son traitement annuel plusieurs des revenus de la Couronne, ce qui, joint au produit de ses propres terres situées à Viazma et à Dorogobouge, faisait monter ses revenus à huit ou neuf cent mille roubles, argent d’aujourd’hui (19). Il est le premier seigneur, depuis le commencement de la Russie jusqu’à nos jours, qui ait joui d’une pareille fortune. Elle lui permettait de mettre en campagne, à ses propres frais, jusqu’à cent mille soldats (20). Ce n’était plus l’homme d’un moment, un simple favori, mais le maître de l’Empire. Sûr de Fédor, Boris craignait encore ses envieux et ses ennemis, il voulait les terrasser par sa magnificence, afin qu’ils n’osassent pas même songer à le précipiter d’une hauteur inaccessible à l’ambition ordinaire des courtisans. Tandis que réellement étonnés, ces envieux et ces ennemis, tout en gardant le silence, ourdissaient en secret des trames contre lui, Godounoff, s’abandonnant à l’élan d’une âme avide de gloire, prit son essor vers un grand et noble but. Il voulut justifier la confiance de son souverain, mériter celle du peuple et la reconnaissance de la patrie, en consacrant toutes ses actions au bien général. Godounoff régent de l’Empire. La Pentarchie, établie par Ivan, disparut comme une ombre ; il ne resta que l’ancien Conseil du Tsar, dans lequel Mstislafsky, Iourieff et Schouisky dirigeaient les affaires avec d’autres Boyards, en se soumettant aux volontés du Régent : car c’était le titre que l’on donnait à Boris (21). Lui seul, aux yeux de la Russie, gouvernait l’État ; il eomniandait au nom du Monarque, mais n’agissait que d’après lui-même ; il avait autour de lui des conseillers, mais personne avec qui il partageât le pouvoir.
Tandis que, fatigué des grandeurs, Fédor cherchait le repos dans la piété, tandis qu’après avoir suspendu les réjouissances et les festins, il allait en pélerinage dans les couvens, tels que celui de St. Serge et autres lieux de retraite, accompagné de son épouse (22) qui avait autour d’elle les femmes des principaux Boyards, et un régiment entier des gardes du corps (nouveau faste inventé par Godounoff, afin d’inspirer au peuple plus de respect pour Irène et sa famille), le régent s’occupait sans relâche des affaires importantes de l’État, cherchait à corriger les abus du pouvoir et rétablissait la tranquillité tant au dedans qu’au dehors. Comme aux temps heureux des princes Ivan Belsky et Adacheff, on congédia, sur tous les points de l’empire, les Lieutenans, les Voïévodes et les Juges dont on avait à se plaindre, et on les remplaça par de plus habiles fonctionnaires. On doubla les appointemens des employés, afin qu’ils pussent vivre honorablement, sans exactions ; et en cas de forfaiture, on les menaça du dernier supplice. On réorganisa l’armée et on la dirigea sur les points où l’on avait à rétablir l’honneur des armes ou la tranquillité du pays. On commença par Kazan. Le sang Russe coulait encore sur les bords du Volga, et la révolte couvait dans le pays des Tchéremisses. Révolte des Tchérémisses appaisée. Godounoff, par son esprit plus que par la force (23), appaisa les rebelles, et leur persuada que le nouveau souverain, oubliant leurs anciens crimes, était disposé, comme un tendre père, à pardonner aux coupables, s’ils se repentaient sincèrement. Ils députèrent leurs anciens à Moscou et prêtèrent serment de fidélité. Dans ce même temps, Boris fit construire des forteresses sur les deux rives du Volga, Tsivilsk, Ourjoum, Tsarefgorod sur la Kokchaga, Santchoursk et d’autres. Il les peupla de Russes et établit ainsi la tranquillité dans ce pays qui nous avait été pendant si long-temps fatal.
La Sibérie soumise pour la seconde fois. Godounoff, en soumettant le royaume de Kazan, acheva la conquête de la Sibérie. Il n’était pas encore instruit de la mort de Iermak ; mais sachant que les maladies et le manque de vivres avaient diminué son armée, il lui envoya immédiatement le voïévode Ivan Mansouroff avec un détachement de Streletz, et, après lui, Basile Soukine, Ivan Miasnoï, et Daniel Tchoulkoff, avec un corps considérable de troupes et de l’artillerie (24). Le premier rencontra sur les bords de la Toura nos héros sibériens, l’hetman Matvei Mestchériak, et le reste des compagnons d’armes de Iermak. « La joie, dit l’Annaliste, ranima les intrépides Cosaques ». Ce n’est pas qu’ils redoutassent d’affronter de nouveaux périls et de courir à de nouveaux combats ; mais ils frémissaient à l’idée de reparaitre dans leur patrie, comme des fugitifs, apportant eux-mêmes la nouvelle de la perte de leur conquête. Pleins de courage et d’espérance, ils retournèrent aux bords de la Tobol ; cependant ils ne purent s’emparer d’Isker, qui n’était plus sous la domination du vieux Koutchoum, mais où commandait le jeune et valeureux Seidiak (25) son vainqueur. Ayant appris la fuite des Cosaques, il avait rassemblé une foule de Nogais, et de Tatars de la Sibérie qui lui étaient dévoués, et avait chassé Koutchoum. À la nouvelle du retour des Russes, il s’était placé avec une nombreuse armée sur les bords de l’Irtiche, où il se préparait à combattre. Les Cosaques proposèrent à Mansouroff de continuer à descendre l’Irtiche, sans égard à la saison avancée, et malgré le froid et les glaces. Ils débarquèrent à l’endroit où ce fleuve se jette dans l’Obi et y construisirent une forteresse en bois. On rapporte que les Ostiaks, dans l’espoir de s’en emparer, amenèrent avec eux la fameuse idole de Schaitan, et qu’au moment où ils étaient rassemblés autour d’elle sous un arbre pour faire leurs prières, un coup de canon des Russes, ayant brisé cette Idole, objet de leur adoration, ils prirent tous la fuite. Les voïévodes Soukine et Miasnoï, s’arrêtèrent sur les bords de la Toura (26), et fondèrent la ville de Tumen, à la place où avait été celle de Tshingui. Dans le même temps Tchoulkoff, ne rencontrant pas d’obstacles, ou bien les surmontant tous, fonda, en 1587, la ville de Tobolsk et la première église chrétienne. Après en avoir informé le voïévode Mansouroff et l’hetman Mestchériak, il se joignit à eux et défit le prince Seidiak, qui ayant osé assiéger la forteresse de Tobolsk, fut blessé et fait prisonnier. Il s’empara de tous ses bagages et de son trésor ; et par cette victoire, qui coûta la vie au dernier hetman de Iermak, Nikita Mestchériak, il acheva la chute de la puissance des Nogais de l’Irtiche. La ville d’Isker fut abandonnée et Tobolsk devint la nouvelle capitale de la Sibérie. Une autre tradition, moins digne de foi, ne parle pas du courage qu’aurait montré le voïévode Tchoulkoff, mais d’une ruse qui lui ferait peu d’honneur. Ayant appris, dit cette tradition, que Seidiak, son ami Ouraze Mahmet, Tsarévitche des Kirguises, et le Moursa Karatcha étaient sortis d’Isker, à la tête de cinq cents hommes et se livraient au plaisir de la chasse, dans la prairie des Princes près de Tobolsk, il les invita à un festin, les fit garrotter et les envoya à Moscou. Koutchoum banni de ses États, se maintenait encore avec des bandes de Nogais, du camp de Taïbouguine (27), dans les stèpes de Barabinsk ; il massacrait les habitans des contrées de Kourdatsk et de Salinsk, incendiait leurs demeures, et portait ses ravages jusque dans les environs de la Tobol. Le nouveau Voïévode de Sibérie, le prince Kolzoff Massalsky, pour réduire ce brigand, alla le chercher au fond des déserts d’Ichimsk et près du lac Tchili-Koula (1er. août 1591). Il détruisit la plus grande partie de sa cavalerie, et s’empara de deux femmes du Khan et de son fils, nommé Abdoul Khaïr (28). Envain, désirant établir la tranquillité dans son nouveau et lointain royaume, le Tsar proposa-t-il à Koutchoum des revenus annuels, des villes et des domaines en Russie. Il lui offrit même de le laisser prince de Sibérie, s’il voulait consentir à venir à Moscou, faire acte de soumission. Abdoul Khaïr, prisonnier en Russie, écrivait dans le même sens à son père ; louant la générosité de Fédor, qui lui avait donné, ainsi qu’au Tsarévitche Mahmet Koul de riches propriétés, aimant à réjouir tout ce qui respire et à pardonner aux coupables.
Abandonné par ses deux fils, alliés des Nogais et de l’illustre Tchin-Mourza (qui avait passé de notre côté avec la mère du Tsarévitche Mahmet Koul), Koutchoum répondit avec fierté aux propositions de Fédor : « Je n’ai pas cédé la Sibérie à Iermak quoiqu’il l’ait conquise ; mais désirant la paix, j’exige pour frontière, les bords de l’Irtiche ». La rage impuissante de Koutchoum n’empêcha pas les Russes de se raffermir de plus en plus en Sibérie, en y fondant de nouvelles villes, depuis la Petchora, jusqu’à la Kête et la Tara, afin de faciliter les communications avec la Permie et Ouffa, construite en même temps que Samara pour réprimer les Nogais. L’an 1592, sous le commandement du Voïévode de Tobolsk, le prince Labanoff-Rostofsky, furent fondées les villes de Pélim, Bérezoff et Sourgout ; celle de Tara, en 1594, et celles de Narim et de Ketskii-Ostrog (29), en 1596. Ces villes étaient des forts inabordables pour les sanvages Ostiaks, Vogoulitches et toutes les peuplades nomades qui, précédemment soumises à Koutchoum, essayaient encore quelquefois de se défendre et refusaient de payer le tribut. Il est question dans un édit du Tsar, de la révolte du prince de Pélim Ableguirim. Il y est ordonné à notre Voïévode, de le prendre par ruse ou par force et de le punir du dernier supplice, avec son fils et cinq ou six des principaux révoltés entre les Vogoulitches.
Outre des soldats, des Streletz et des Cosaques, Godounoff envoyait en Sibérie des agriculteurs de Perme, de Viatka, de Kargopol et même des districts de Moscou, afin de peupler ces déserts, et de défricher les terres les plus favorables à la culture. Il affermit et rangea pour toujours sous la domination de la Russie cette importante conquête, par des dispositions pleines de sagesse et de prudence ; sans sacrifices, sans efforts, il enrichit l’État de nouveaux revenus, et ouvrit de nouveaux débouchés au commerce ainsi qu’à l’industrie nationale. Vers l’an 1586, la Sibérie rapportait à la Couronne, deux cent milles zibelines, dix milles renards noirs et cinq cent milles petits gris, outre les castors et les hermines (30).
Dans les affaires de la politique extérieure, Boris se montra tel qu’on avait vu Ivan, aux époques les plus glorieuses de son règne ; sage et ferme à la fois, et soigneux de conserver à la Russie l’intégrité de son territoire, sa grandeur et sa dignité. 1584 — 1587. Deux ambassadeurs furent témoins, à Moscou, de l’avénement de Fédor au trône, Relations avec l’Angleterre et la Lithuanie. celui d’Élisabeth d’Angleterre, et celui de Lithuanie. « La mort d’Ivan, écrit Bowes, a changé la face des affaires et m’a livré aux mains des principaux ennemis de l’Angleterre ; au boyard Iourieff et au diak André Stchelkaloff qui, dans les premiers jours du nouveau règne, se sont emparé du pouvoir dans le Conseil suprême. On ne me laissait pas sortir de chez moi ; on me menaça pendant l’émeute de Moscou ; et Stchelkaloff me fit dire par dérision que 1584—1587. le Tsar Anglais était mort (31). Boris Godounoff qui nous est favorable, n’avait pas encore de pouvoir à cette époque ».
Au commencement du mois de mai, on déclara à Bowes qu’il pouvait retourner en Angleterre. On le présenta au Monarque et on le congédia avec honneur, après lui avoir fait des présents et remis une lettre amicale dans laquelle Fédor disait à Élisabeth : « Quoique la mort de mon père ait mis fin aux propositions de mariage et aux projets d’alliance étroite avec l’Angleterre, je n’en désire pas moins votre bonne amitié, et les marchands de Londres ne perdront aucun des avantages que leur accorde la dernière patente qui leur a été donnée » (32). Mais Bowes, par un dépit irréfléchi, ne voulut prendre ni la lettre, ni les présens du Tsar. Il les laissa à Kolmogor, et quitta la Russie avec le médecin Robert Jacobi. Étonné d’une pareille audace, Fédor envoya auprès d’Élisabeth le Secrétaire Bekman. Il se plaignait à elle de Bowes et lui faisait de nouvelles offres d’amitié ; promettant ses faveurs aux marchands Anglais, à condition que les nôtres pourraient également faire le commerce dans son royaume. Cet envoyé demeura long-temps en Angleterre, sans parvenir à voir Élisabeth. Enfin il en reçut une audience dans le jardin de son palais, et lui remit la lettre de son maître. « Pourquoi votre souverain actuel ne m’aime-t-il pas, demanda la Reine ? son père était mon ami ; et Fédor chasse nos marchands de la Russie ». Quand elle eut appris, par Bekman, que, loin de les chasser, le Tsar les protégeait, et qu’ils payaient à la Couronne moitié moins que ceux des autres nations, Élisabeth fit cette réponse à Fédor : « Très-cher frère, c’est avec une peine inexprimable que j’ai appris la mort du grand souverain votre père, de glorieuse mémoire, et mon plus tendre ami. Sous son règne, d’intrépides Anglais ont découvert une route par mer, inconnue jusqu’alors, vers votre lointain pays. Ils y jouissaient de privilèges importans ; et s’ils s’y enrichissaient, ils n’enrichissaient pas moins la Russie, proclamant avec reconnaissance la protection que leur accordait Ivan. Mais j’ai une consolation dans mon affliction : votre envoyé m’a assurée que le fils d’Ivan, digne d’un tel père, a hérité de ses principes et de son amitié pour l’Angleterre, et je regrette d’autant plus que Bowes, mon ambassadeur, ait encouru votre disgrâce. C’est un homme qui s’est toujours montré prudent et sage, et qui a acquis, tant ici que dans d’autres pays, une grande expérience des affaires. Tout en ajoutant foi à vos griefs contre lui, je ne laisse pas d’en être étonnée. Ils peuvent cependant s’expliquer par les contrariétés qu’il a éprouvées de la part d’un des membres de votre Conseil (Le diak Stchelkaloff), protecteur déclaré des Allemands. Mais notre amitié ne doit pas souffrir de ce désagrément. Vous demandez la liberté du commerce en Angleterre, pour les marchands Russes, chose qui n’a jamais existé et qui ne s’accorde pas avec les intérêts des nôtres. Cependant nous ne nous y opposons pas, si vous accomplissez la promesse d’Ivan, en accordant un privilège exclusif de faire le commerce dans vos états, à la compagnie des marchands de Londres, établie par nous, sans permettre aux autres Anglais de participer aux avantages de la compagnie ». Le Tsar, peu satisfait de la réponse d’Élisabeth, et de l’accueil froid qu’on avait fait, à Londres, à Bekman, mais désirant conserver des rapports utiles avec l’Angleterre, chargea, en septembre 1585, le négociant Anglais, Jérome Horsey, d’aller auprès de la Reine, afin de traiter avec elle d’une manière plus satisfaisante, et de lui prouver, par le choix d’un tel envoyé, la sincérité de nos bonnes dispositions. Fédor écrivit, par Horsey, à Élisabeth : « Les frontières de la Russie, sur terre et sur mer, sont ouvertes au libre commerce de toutes les nations. Il nous arrive des marchands du Sultan, de l’Autriche, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, de la Lithuanie, de la Perse, de la Bucharie, de Chiva, de Schemaka et de beaucoup d’autres pays, de manière que nous pouvons nous passer des Anglais ; et pour leur complaire, nous ne fermerons pas nos portes aux autres. Ils sont tous égaux à nos yeux ; mais vous, n’écoutant que l’intérêt des marchands de Londres, vous voulez pour eux des faveurs que vous n’acccordez même pas à vos autres sujets. Vous dites que jamais on n’a vu chez vous de nos marchands : cela est vrai, puisqu’ils peuvent faire un commerce avantageux sans sortir de chez eux ; ils peuvent également se passer à l’avenir d’aller en Angleterre. Nous serons très-satisfaits de voir en Russie des marchands de Londres, pourvu que vous n’exigiez pas pour eux des privilèges exclusifs qui ne s’accordent pas avec les réglemens de mes États ». Ces idées de Fédor, sur la liberté du commerce, sont un sujet d’étonnement pour l’historien Anglais Hume, qui y trouve plus de justesse et de sagacité que dans celles d’Élisabeth sur la même matière (33).
Cependant Élisabeth insista : s’excusant auprès de Fédor, sur ce que des affaires d’État de la plus haute importance l’avaient empêchée de s’expliquer plus amplement, avec Bekman, et sur ce qu’elle ne l’avait vu que dans le jardin, où elle se promène et cause ordinairement avec les personnes qui l’entourent de plus près (34). Elle n’exigeait plus le monopole pour les marchands de Londres ; elle demandait seulement qu’ils fussent dispensés du paiement des droits d’entrée qui leur étaient très-onéreux ; et ayant appris par Horsey toutes les particularités de la Cour de Moscou, elle écrivit à la Tsarine et à son frère, donnant à la première le nom de chère sœur, et celui de très-cher et aimé cousin, à Godounoff (35). Elle louait l’esprit et les vertus d’Irène, et lui annonçait qu’elle envoyait de nouveau à Moscou, par amitié pour elle, le médecin Jacobi, particulièrement expert dans les maladies de femmes, et célèbre accoucheur. Elle remerciait Godounoff de ses bonnes dispositions pour les Anglais ; et espérait qu’un homme d’un esprit aussi éclairé, verrait un moyen de lui complaire et de servir en même temps les véritables intérêts de la Russie, en se déclarant à l’avenir leur protecteur. C’est ainsi qu’Élisabeth employait la ruse ; et ce ne fut pas sans succès. Irène se montra sensible aux flatteries de sa lettre, et Godounoff, qui avait reçu avec la plus vive satisfaction celle qui lui était adressée, accorda en 1587 aux Anglais, le privilège de faire le commerce sans payer de droits ; (ce qui privait la couronne d’un revenu de plus de deux mille livres sterling) sous la condition : 1o. De n’importer chez nous que leurs propres marchandises ; 2o. De ne point envoyer de commis dans les villes, mais de faire eux-mêmes l’échange des marchandises ; 3o. De ne rien vendre en détail, mais en gros, draps, damas, velours en ballots, vins en tonneaux, etc. ; 4o. De n’envoyer, par terre, en Angleterre, aucun des leurs, sans que le Souverain en fut informé ; 5o. De reconnaitre, dans leurs procès avec les Russes, la juridiction du trésorier de l’État et du Diak d’ambassade. L’ambitieux Boris n’hésita pas à faire savoir à la Reine que c’était lui qui, touché de ses bontés, avait procuré ces avantages aux marchands de Londres. Il voulait, disait-il, être toujours leur protecteur, espérant qu’ils s’en rendraient dignes par une conduite sage, honorable et loyale ; et qu’ils n’empêcheraient pas les Espagnols, les Français, les Allemands, ni les autres Anglais de faire le commerce dans nos ports et dans nos villes ; « puisque l’Océan était une route sans barrières, que Dieu avait ouverte à tout le monde ». C’est la première fois que nous voyons un grand Seigneur Russe en correspondance avec un Souverain étranger ; chose que n’avait pas permise jusqu’alors, la politique ombrageuse de nos Tsars. À cette même époque Godounoff ayant reçu une dépêche des ministres d’Élisabeth, par laquelle ceux-ci élevaient de nouvelles prétentions en faveur de leurs marchands, il ordonna au diak Stchelkaloff de répondre qu’on avait fait pour les Anglais, tout ce qui était possible, et qu’on ne ferait rien de plus. « Vous devriez rougir, ajoutait la lettre, d’importuner par de semblables demandes un personnage aussi élevé ; et il ne convient pas au beau-frère du Tsar, au plus grand Seigneur de l’État, de répondre lui-même à votre indiscrète missive ». Quoiqu’il mît le plus grand prix à la bienveillance de l’illustre Reine, et fut sensible à ses bontés, Godounoff savait cependant mettre des bornes à ses complaisances. Les Anglais cherchaient à renverser Stchelkaloff qu’ils détestaient ; mais Boris, respectant son expérience et sa capacité, lui confiait toutes les affaires extérieures ; et il voulut le distinguer par un nouveau titre : celui de Diak intime.
Nos rapports avec la Lithuanie étaient beaucoup plus importans encore et plus difficiles. Étienne, comme s’il eut pressenti qu’il n’avait pas long-temps à vivre, était impatient d’achever ce qu’il avait entrepris., et d’élever sa puissance, en abaissant celle de la Russie. Déjà il ne regardait plus la Livonie que comme un à-compte, et la paix, que comme une trève. Il songeait au rétablissement des anciennes frontières de Vitoft sur les bords de l’Ougra. Son ambassadeur Sapiéha, ayant appris à Moscou la mort d’Ivan, dit aux Boyards que sans un nouvel ordre de son Roi, il ne pouvait se présenter au nouveau Souverain, ni traiter d’affaires avec eux (36). Il attendit cet ordre pendant trois mois ; et présenté à Fédor, le 22 juin, il lui confia sous le secret, comme preuve des bonnes dispositions de son gouvernement et de leur sincérité, que le Sultan avait l’intention de lui déclarer la guerre. La vérité était que Bathori voulait effrayer Fédor et profiter de sa crainte pour le disposer à des concessions en faveur de la Lithuanie. Pendant cette présentation qui se fit avec la pompe ordinaire, le Tsar était assis sur son trône tenant dans ses mains le globe d’or et le sceptre. Près de lui étaient rangés les Rindas en habits blancs, avec des chaînes d’or au cou (37). Godounoff, seul, était auprès du trône ; tous les autres Seigneurs étaient assis plus loin. L’Ambassadeur fut reçu avec honneur, mais froidement. N’ayant pas été invité à la table de Fédor, il retourna chez lui avec humeur, et n’admit pas l’officier qui lui apportait les plats de la table du Tsar. Sapiéha commença les négociations en demandant que Fédor donnât au Roi, cent vingt milles florins pour le rachat de nos prisonniers, et délivrât sans rançon ceux de la Lithuanie ; qu’il satisfît à toutes les plaintes de ses compatriotes contre les Russes, et ne prit plus, dans les actes du gouvernement, le titre de Prince de Livonie, s’il ne voulait pas la guerre. Car Bathori regardait la convention de Zapolsk, comme annullée par la mort d’Ivan. On lui répondit que Fédor, n’écoutant que l’humanité, avait, le jour de son couronnement, rendu la liberté à neuf cents prisonniers Polonais, Hongrois et Allemands ; qu’on attendait de la part d’Étienne, une œuvre aussi chrétienne ; que les réclamations des Lithuaniens qui seraient trouvées justes, ne resteraient pas sans satisfaction ; mais que le fils d’Ivan, ayant hérité de la Couronne, avait également hérité du titre de son père, qui portait celui de prince de Livonie. Après beaucoup de discussions, Sapiéha conclut avec les Boyards un traité de paix, mais seulement pour dix mois ; et le Tsar envoya à Varsovie, le boyard, prince Troëkouroff, et le gentilhomme du Conseil, Beznin, afin de déterminer le Roi à conclure une paix stable. Mais Étienne voulait plus que jamais la guerre, et se livrait à l’espoir d’un succès certain, depuis qu’il savait ce qui se passait à Moscou, par des rapports où la malveillance ajoutait encore à la vérité.
Godounoff en cherchant à mériter la reconnaissance publique par une administration sage et active, et l’amour des principaux Boyards par ses caresses, gouverna tranquillement pendant seize à dix-sept mois, méprisant ses ennemis, et tout puissant sur le cœur du Monarque. Il avait gagné l’amitié des deux plus illustres seigneurs, Nikita Iourieff et le prince Ivan Mstislafsky. Il gouvernait seul : mais il les consultait ; et satisfaisait par là leur amour-propre peu exigeant.
Cette liaison, qui lui était si favorable, se termina par la mort de Iourieff (38). Le prince Mstislafsky, quoiqu’il portât le nom de père adoptif de Boris (39) se joignit, par faiblesse, à ses ennemis, les Schouisky, les Vorotinsky et les Golovin, et fut la dupe de leurs séductions. Conjuration contre Godounoff. Si l’on en croit l’Annaliste, il devint complice d’une odieuse conjuration. On voulait qu’il invitât Boris à un repas et qu’il le livrât au fer des assassins. Mais celui-ci, averti du complot par ses amis effrayés, en fit sur-le-champ son rapport au Tsar. On ignore s’il y eut une enquête juridique ; nous savons seulement, que le prince Ivan Mstislafsky, contraint de se faire moine, fut exilé dans le couvent de Kiriloff, et les Vorotinsky de même que les Golovin, dans des contrées éloignées ; d’autres furent emprisonnés (40). Mais les Schouisky ne furent point inquiétés ; soit que l’on manquât de preuves contre eux, ou que ce fut par considération pour l’intercession du Métropolitain, leur ami. Toutefois, il n’y eut pas un seul individu puni de mort. Il est possible que Godounoff craignit de rappeler les temps abhorrés d’Ivan. Peut-être aussi, ce qui est plus probable, ne voulut-il que renverser ses ennemis particuliers, en répandant le bruit de leur prétendu complot. Le fils de Mstislafsky, le prince Fédor, resta même dans le Conseil, comme le premier ou le plus illustre des Boyards (41). Cependant malgré une telle modération dans la punition d’un crime réel ou imaginaire, la capitale et la Cour étaient dans la plus grande agitation. Les amis des accusés redoutaient une plus grande vengeance ; le conseiller Michel Golovin, abandonnant sa terre de Médine, se réfugia chez Bathori, et justifia ainsi les soupçons de Godounoff. En effet, ce traître fugitif, bien accueilli en Lithuanie, conjura le Roi de ne point conclure de paix avec le Tsar, l’assurant que Moscou et la Russie étaient dans l’anarchie et le plus grand désordre, par la faiblesse d’esprit de Fédor et par le peu d’accord qui régnait entre les Boyards ; enfin que le Roi n’avait qu’à marcher pour s’emparer de tout ce qu’il désirait dans notre triste et malheureuse patrie, où personne ne voulait faire la guerre ni servir le souverain. Bathori, ajoutant foi à ce discours, reçut très-froidement les ambassadeurs de Moscou ; il leur dit que, par condescendance, il pourrait nous accorder une trève de dix ans ; si nous rendions à la Lithuanie les villes de Novgorod, Pskof, Louky, Smolensk, et le pays de Seversk, et ajouta : « Le père de Fédor n’avait pas voulu me connaître, et il m’a connu : autant en arrivera à son fils ».
Les Ambassadeurs cherchèrent à prouver le peu de raison qu’il y avait dans les prétentions du Roi ; mais on ne les écouta pas. Ils furent obligés d’avoir recours à la ruse. D’abord, ils firent adroitement circuler le bruit que Michel Golovin était un espion, envoyé auprès d’Étienne par les Boyards de Moscou. Ensuite, ils proposèrent aux Seigneurs de la Pologne et de la Lithuanie, de conclure une étroite alliance entre leur gouvernement et la Russie, pour la destruction totale du Khan de Crimée. Ces deux ressorts furent mis en jeu avec un égal succès. Golovin n’inspira plus bientôt aucune confiance ; on pensa que des Russes de distinction avaient pu abandonner leur patrie, pendant le règne du cruel Ivan, mais non sous celui du débonnaire Fédor ; on ne tarda pas à croire que ce prétendu fuyard semait l’argent qui lui avait été fourni par la caisse du Tsar, pour séduire et corrompre, et on vit une nouvelle preuve de sa fausseté dans le soin qu’il mettait à rabaisser la Russie et à la représenter comme prête à tomber aux pieds d’Étienne. « C’est ainsi, disait-on, que le Roi, séduit par David Belsky, a perdu une nombreuse armée sous les murs désastreux de Pskof ; doit-il s’exposer à être une seconde fois victime de sa crédulité ? Il approche de la vieillesse : une mort soudaine peut lui arracher le glaive des mains et nous faire perdre le fruit même de ses victoires. Tandis qu’une Diète turbulente disputerait pour le choix du successeur d’Étienne, un ennemi puissant ravagerait la Lithuanie. Il vaut donc mieux profiter de la faiblesse connue de Fédor, pour conclure avec les Boyards de Moscou, une alliance sincère et durable entre les états, alliance indépendante de la vie ou de la mort de nos Souverains ». Cette opinion prévalut tellement dans le Conseil du Roi, que, non seulement Troëkouroff et Beznin revinrent à Moscou, apportant avec eux un nouveau traité de paix pour le terme de deux ans (42) ; mais que le Roi envoya même un ambassadeur extraordinaire, avec des propositions qui furent un sujet d’étonnement pour le conseil du Tsar.
L’Ambassadeur, était l’illustre Michel Harabourda, connu depuis long-temps à la Cour de Moscou, où il s’était fait aimer par la facilité avec laquelle il parlait notre langue, par son esprit subtil, par sa politesse et surtout par son zèle pour la religion grecque. Il remit aux Boyards des lettres de paix et d’amitié de la part des Seigneurs de son pays ; et dans une entrevue secrète, il leur dit : « Investi des pleins pouvoirs de notre Souverain, du Clergé et de tous les membres composant le conseil de la Pologne et de la Lithuanie, je vous déclare que nous voulons former avec votre patrie une alliance sincère et indissoluble, à l’aide de laquelle nous puissions nous soutenir mutuellement contre nos ennemis communs. Pour y parvenir, abandonnons de vaines discussions pour des villes et des provinces dont nous ne pourrions devenir les maîtres, sans verser des flots de sang ; que chacun garde à l’avenir, ce qu’il possède en ce moment ! Nous n’exigeons rien : n’exigez rien non plus…… Écoutez encore ? nous sommes frères, la même origine slave nous est commune, nous sommes en partie de la même religion : pourquoi n’aurions nous pas le même maître ? Que Dieu accorde une longue vie aux deux Souverains ; mais ils sont tous deux mortels : si Étienne meurt le premier nous sommes prêts à joindre la grande principauté de Lithuanie et la Pologne aux États de Fédor, de manière que Cracovie soit l’égale de Moscou, et Vilna de Novgorod ; pourvu qu’à votre tour, en cas de prédécès de Fédor, vous vous engagiez à reconnaître Étienne pour Souverain de toute la Russie. Voilà le plus sûr moyen et le seul qui puisse consolider notre tranquillité et cimenter une amitié sincère entre nos deux États ».
Les Boyards firent leur rapport au Tsar, et après avoir pris solennellement les avis du Conseil et des principaux membres du Clergé, ils répondirent : « Nous ne voulons pas supposer la mort d’Étienne : Nous ne nous permettons même pas de songer à celle de notre grand Monarque. Vous avez des sentimens différens que nous ne saurions approuver. Convient-il, en effet, à un Ambassadeur d’aller dans un pays étranger, parler de la mort de son Souverain ? Toutefois, écartant cette inconvenance, nous vous déclarons le consentement du Tsar à une paix éternelle ». Mais Harabourda ne voulut pas en entendre parler sans une convention relative à la réunion des deux États. « Seriez-vous donc, ajouta-t-il, disposés à nous rendre Novgorod et Pskof ? Car Étienne ne se contentera ni de la province de Smolensk, ni de celle de Seversk ». — « Notre Monarque, lui répondirent les Boyards, ne vous donnera pas seulement le toît d’une chaumière. Nous pouvons nous passer de la paix. La Russie n’est plus ce qu’elle était jadis : tâchez de préserver de sa puissance, non plus la Livonie, ni Polotsk, mais Vilna même (43) ».
Après avoir témoigné ses regrets de ce que les Seigneurs et le Clergé n’avaient pas voulu adopter une grande et bonne idée, Harabourda prit congé du Tsar, et ensuite des Boyards, qui le reçurent en particulier, dans une des salles du château, assis sur des gradins. Boris occupait la quatrième place, cédant le pas aux princes Mstislafsky, Ivan Schouisky, et Dmitri Godounoff. Ils donnèrent la main à Harabourda, et lui remirent une lettre polie pour les Seigneurs du Roi, en lui disant : « Tu es venu chez nous chargé d’une mission importante ; mais tu n’as rien terminé. Le Tsar, qui a le carnage en horreur, s’expliquera avec le Roi, par l’entremise de son propre Ambassadeur ». Herabourda partit le 30 avril ; et le prince Troëkouroff fut envoyé une seconde fois auprès d’Étienne, le 28 Juin, avec de nouvelles instructions.
Il est certain que Bathori aurait immédiatement déclaré la guerre à la Russie, si les Seigneurs de sa Cour, surtout ceux de Lithuanie, qui craignaient la dévastation de leur pays, ne se fûssent opposés à l’ambition du Roi, et ne lui eussent laissé entrevoir que la Diète lui refuserait des hommes et de l’argent. Séduit par le succès de sa guerre avec Ivan, ce n’était que pour la forme et par complaisance pour la noblesse qu’Étienne conservait des rapports avec nous, sous prétexte de désirer la paix ; et tandis qu’il fesait à notre Conseil, l’inconvenante proposition de lui donner la Russie, après la mort de Fédor, il demandait de l’argent au Pape, pour marcher contre Moscou, afin de conquérir notre pays pour lui-même, et notre Église pour le Saint-Siège. Il avait un puissant intercesseur auprès du Pape, dans la personne du jésuite Antoine, qui conservait un vif ressentiment contre la Russie, du mauvais succès de son ambassade auprès d’Ivan ; et Sixte V s’était engagé à fournir à Étienne, vingt-cinq milles scudi par mois, pour une aussi grande entreprise (44).
Dans de semblables dispositions, Étienne ne songea pas à suivre l’exemple de générosité que lui avait donné Fédor ; tout en louant le désintéressement avec lequel on avait rendu la liberté aux prisonniers Lithuaniens, il exigeait une rançon démesurée pour les nôtres. Après avoir reçu cinquante-quatre milles roubles du Tsar, il renvoya quelques-uns de ces prisonniers, mais il garda les plus marquans (45), et ne voulut pas rendre l’argent enlevé à des voyageurs de Moscou, qui allaient en Grèce porter des aumônes et demander des prières pour le repos de l’âme du Tsarévitche Ivan. Il ne fit rien pour arrêter les dévastations de ses Voïévodes, qui, de Livonie, de Vitebsk et d’autres endroits, envoyaient des bandes de brigands dans les provinces de Pskof, Vélikoloutsk et Tchernigoff. En un mot, il cherchait visiblement à lasser la patience de la Russie, afin d’amener la guerre.
Troëkouroff trouva Étienne à Grodno, et remit aux Seigneurs de son Conseil, la lettre de nos Boyards. Après en avoir pris connaissance, ils témoignèrent un grand mécontentement. « Désirant la tranquillité, dirent-ils, et en dépit de notre Souverain, nous vous avons proposé les conditions d’une fraternité sincère, d’accord avec les intérêts des deux états ; et vous, sans répondre à la principale proposition, vous vous bornez à nous écrire que le Tsar veut bien accorder au Roi le bonheur de la paix, si nous vous cédons Kief, la Livonie et tout ce que vous appelez l’ancienne propriété de la Russie ; c’est-à-dire, que nous offrons du pain aux Boyards russes, et qu’ils nous jettent des pierres ! D’où vous vient un pareil orgueil ? Ne savons-nous pas dans quel triste état se trouve actuellement la Russie ? Vous avez un Souverain : mais quel est-il ? Il n’a que le souffle ; il est sans enfans ; il ne sait que réciter des prières. La discorde règne parmi vos Boyards, et le trouble est parmi le peuple. L’État est en désordre, l’armée sans dévoûment et sans bons Voïévodes. Nous savons que vous entretenez des rapports secrets avec l’Empereur d’Allemagne : quel est votre but ? Pouvez-vous espérer de trouver en lui un défenseur, lorsqu’il se défend si mal lui-même ? Vous êtes déjà le point de mire de plusieurs Souverains de l’Europe. Le Sultan demande Astrakhan et Kazan ; le Khan porte le fer et la flamme au cœur de la Russie, et les Tchéremisses sont en révolte. Où est la sagesse de vos Boyards ? Leur patrie est en péril, et ils méprisent nos bons offices ; et ils répètent que le Tsar est prêt à résister à tous ses ennemis ! Nous verrons ! Jusqu’à présent nous avons empêché Étienne d’accomplir le serment qu’il a prêté en montant sur le trône, de reprendre à la Russie tout ce qui tient à la Lithuanie et dont elle s’est emparé après Vitoft, maintenant nous ne voulons pas l’irriter en lui rapportant vos frivoles discours ; mais nous lui dirons : Marche contre la Russie jusqu’aux bords de l’Ougra : voilà notre or, nos bras et nos têtes » !
Le prince Troëkouroff écouta ces paroles avec sang-froid, et répondit avec chaleur : « Ce n’est pas nous, Seigneurs, mais vous qui tenez des discours frivoles : quel langage téméraire et inconvenant ! Vous appelez indigne et malheureux, un règne qui fait le bonheur de la Russie ! Vous voyez la colère divine où nous ne voyons que la bénédiction du Ciel ; l’avenir est-il donc connu des mortels ? Le Tout-Puissant a-t-il tenu conseil avec vous ? Malheur à celui qui médit d’un Souverain ! Nous avons un Tsar sain d’esprit et de corps, sage, heureux et digne de tous ses augustes ancêtres. Fidèle aux préceptes de son père, de son aïeul et de son bisaïeul, Fédor gouverne son peuple, administre son pays et aime la paix. Mais il n’en est pas moins prêt à combattre et à vaincre ses ennemis. Il a une armée supérieure à toutes celles qui ont existé jusqu’à présent en Russie ; car il est bon pour les guerriers, et les récompense avec générosité. Nous avons d’illustres Voïévodes, qui n’aspirent qu’à la gloire de mourir pour la patrie. Oui, Fédor sait prier ; et le Seigneur agréant la foi qu’il a dans la protection céleste, lui donnera la victoire, la paix, le bonheur et une longue postérité. Règnent à jamais les descendans de Saint-Vladimir ! Que les traîtres remplissent le monde d’indignes calomnies sur les discordes des Boyards et la désorganisation de notre Empire : le vent emporte leurs impostures. Mais nous ne voulons pas imiter votre arrogance, même en vous tenant le langage de la vérité, et nous nous taisons sur ce que nous voyons en Lithuanie et en Pologne, parce que nous ne sommes pas envoyés comme agens de discorde ». Après avoir ajouté que les Seigneurs russes ne connaissaient que leur Souverain, et n’avaient de relations avec aucun Prince étranger ; que le Sultan ne demandait ni Kazan ni Astrakhan, mais seulement notre amitié ; que le Khan, se rappelant encore l’année 1572 et le prince Michel Vorotinsky, n’ôsait pas même jeter les yeux sur notre Ukraine ; que la tranquillité la plus parfaite régnait dans toute la Russie ; que nous commandions paisiblement, même dans les contrées éloignées de la Sibérie, sur la Konda, dans le royaume de Pelyme, dans le pays des Kolmacks et sur l’Oby, où quatre-vingt-quatorze villes nous payaient tribut ; l’Ambassadeur conclut en ces termes : « Est-ce là ce que vous appelez la décadence de la Russie ? Nous désirons la paix : mais nous ne l’achèterons pas. Voulez-vous la guerre ? Commencez-la. Voulez-vous faire mieux ? Entrons en accommodemens ».
Les négociations commencèrent. Le Tsar consentait à n’exiger ni Kief, ni la Volhinie, ni la Podolie, ne demandant, comme conditions de la paix, que la Livonie seule, ou au moins les villes de Dorpat, de Neïhause, d’Atzel, de Kirempé, de Mariembourg et de Tarvast. « Pourquoi une pareille générosité, dirent avec ironie les seigneurs Polonais à Troëkouroff ? Vous êtes maîtres de désirer toute la Lithuanie ; faites-en la conquête et prenez-la ». Ils proposèrent une seconde fois la réunion des deux États, et, pour y parvenir, ils demandaient que les Seigneurs de Moscou et ceux du Roi, se réunissent sur la frontière. Troëkouroff leur représenta que le Tsar ne pouvait pas décider une affaire de cette importance sans l’avis des États-Généraux ; qu’il fallait beaucoup de temps pour réunir à Moscou tous les députés de Novgorod, de Kazan, d’Astrakhan, de Sibérie ; et il demanda une prolongation de trève. « Ce n’est pas l’usage en Russie, de consulter la nation, lui répliquèrent les Seigneurs polonais. Le Tsar prend une résolution ; les Boyards disent oui, et l’affaire est faite ». Après avoir discuté pendant quelques jours, on prolongea encore la trêve de deux mois, du 3 juin au mois d’août 1588, afin de donner aux Ambassadeurs des deux partis, le temps de se réunir sur les bords de l’Ivata, entre Orcha et Smolensk, et d’y convenir, 1o. des moyens à prendre pour établir une alliance fraternelle entre Fédor et Étienne ; 2o. du moyen à employer pour que leurs États se trouvassent sous le même sceptre, en cas de mort de Fédor ou d’Étienne (46) ; 3o. enfin, des villes qui appartiendraient définitivement à la Lithuanie où à la Russie, si elles ne consentaient pas à se réunir.
Quoique le troisième article diminuât l’importance du second ; quoique, dans le fait, nous ne fissions aucune concession, et que, par de semblables conventions, il n’y eut aucune atteinte de portée à l’honneur ni à l’intégrité de notre territoire, ce traité, cependant, ne fut signé par Troëkouroff, qu’à la dernière extrémité, et lorsque les seigneurs Lithuaniens lui annoncèrent son congé. Nous désirions gagner du temps, et nous fondions nos espérances sur l’avenir, en voyant le pays ennemi disposé à la paix. L’Archevêque de Gnésen, lui-même, dans une conversation avec un officier du Tsar, Novossiltzoff, envoyé alors à Vienne, lui avait dit que le seul ennemi irréconciliable que la Russie eut en Lithuanie et en Pologne, était Bathori ; mais qu’il ne pouvait vivre long-temps, car il s’était formé à ses jambes des plaies fort dangereuses que les médecins n’osaient guérir, dans la crainte de hâter sa mort ; il avait ajouté qu’Étienne n’était pas aimé de la Nation, à cause de son ambition démesurée et des mauvais traitemens qu’il faisait éprouver à sa femme ; enfin, que les grands et la noblesse désiraient être sous l’empire de Fédor, connaissant les vertus chrétiennes de ce Monarque, l’esprit et la bienveillance de la Tsarine, la sagesse et les grandes qualités du Régent, Boris Godounoff. « Cet homme illustre, disait l’Archevêque, a nourri et consolé nos prisonniers, lorsqu’ils étaient encore détenus ; et après les avoir rendus à la liberté, il les a traités généreusement dans son palais, faisant à chacun d’eux des présens de, drap et d’argent. Sa gloire se répand partout. Vous êtes heureux d’avoir un administrateur qui Parallèle de Godounoff et d’Adacheff. ressemble à Alexis Adacheff, ce grand homme qui gouvernait la Russie sous Ivan (47) ». Enchérissant encore sur cette comparaison, Novossiltzoff ajouta que Godounoff surpassait Adacheff par l’éclat de son rang et par la profondeur de son génie.
La saine politique nous ordonnait d’éloigner la guerre tant que nous le pourrions. Étienne avait encore de la force d’âme et un corps vigoureux : grand et fier dans ses manières, en congédiant le prince Troëkouroff, il lui tendit la main avec un air sévère, et lui ordonna de saluer Fédor de sa part. Il termina ainsi ses rapports avec la Russie qui, en le haïssant, ne pouvait cependant lui refuser de l’estime. En effet, en se montrant notre ennemi, il ne faisait que remplir le devoir prescrit au Souverain par l’intérêt de l’État ; et d’ailleurs il connaissait mieux que son Conseil l’impossibilité d’une paix réelle et la difficulté de réunir son Royaume à l’Empire de Moscou. Bathori avait déjà désigné le jour de l’ouverture de la Diète à Varsovie, afin de fixer le sort futur de la Pologne par le choix d’un successeur. Il espérait par son éloquence et par la force de la vérité, ranimer à la fois dans les cœurs l’amour de la patrie et le désir de la gloire, et arracher enfin le consentement à la guerre contre la Russie. Mais le sort ne favorisa pas ses projets.
Notre gouvernement avait encore un autre but secret, dans ces derniers rapports avec Bathori : il désirait rendre à la patrie les hommes que l’exil et la désertion nous avaient enlevés sous le règne d’Ivan, non par pitié pour eux, mais pour l’avantage de l’État. Le Tsar, ayant appris que beaucoup d’entr’eux avaient le désir de rentrer en Russie, mais qu’ils craignaient de s’y montrer, envoya des lettres de grâce à plusieurs, et nommément aux princes Gabriel Tcherkasky, Thimothée Teterin, au moursa Koupkeeff, Kachkaroff, et même au traître David Belsky, parent de Godounoff, leur promettant avec l’oubli de leurs fautes, des rangs et des appointemens, s’ils revenaient à Moscou avec un repentir sincère, et s’ils prouvaient leur zèle en donnant toutes les notions nécessaires sur l’état intérieur de la Lithuanie, de même que sur les vues et les moyens de sa politique (48). Fédor faisait aussi grâce à tous les déserteurs, excepté au malheureux Kourbsky, qui probablement n’existait déjà plus, et au nouveau traître Michel Golovin. Bathori, qui avait appris de ce seigneur beaucoup de choses secrètes sur la Russie, avait en outre à Moscou des espions particuliers parmi les marchands Lithuaniens : ce qui détermina Fédor à ne leur permettre de faire le commerce qu’à Smolensk, et à leur défendre de venir dans la capitale.
Armistice avec la Suède. Cependant le Tsar, tout en cherchant à éloigner la rupture avec la Lithuanie, mais en s’y attendant sans cesse, ne montrait que plus d’amour pour la paix et de facilité dans ses relations avec le roi de Suède ; il ne voulait point avoir deux ennemis en même temps. Toutefois, il n’oubliait pas la dignité de la Russie ; il sentait le besoin d’effacer notre honte, en reconquérant notre ancienne propriété envahie par les Suèdois ; mais il remettait la guerre à une époque plus favorable.
De la Gardi, lieutenant d’Esthonie, ayant appris la mort d’Ivan, demanda au prince Basile Schouisky-Skopin, voïévode de Novgorod, si nous étions disposés à tenir la convention conclue sur les bords de la Plussa (49), et si nos ambassadeurs se rendraient à Stokholm pour traiter de la paix. Mais, dans sa lettre, comme pour piquer le Tsar, il nommait le Roi, Grand-Duc d’Ijora et de la province de Schélona, dans le pays Russe. On lui répondit que jamais en Russie l’on n’avait entendu parler d’un Grand-Duc Suédois de la province de Schélona, mais qu’on excusait son ignorance, parce qu’il était étranger et éloigné de la Cour et des affaires du Conseil ; que du reste le Tsar voulait remplir les engagemens de son père, et que n’aimant pas les maux de la guerre, il attendait des Ambassadeurs suédois, mais qu’il ne pouvait en envoyer à Stokholm. Cette aigreur de part et d’autre faillit amener une rupture. De la Gardi, dans une nouvelle lettre à Schouisky, parlait de l’ancienne ignorance et de l’orgueil insensé des Russes, qui n’en étaient pas encore corrigés, même par leurs revers. « Sachez, écrivait-il, qu’on ne m’appelle pas un étranger dans le glorieux royaume de Suède. Il est vrai que je suis souvent éloigné de la Cour, mais uniquement pour vous tenir en respect. Je suppose que vous n’avez pas oublié combien de fois vos drapeaux se sont rencontrés avec les miens, c’est-à-dire combien de fois ils se sont abaissés devant eux, et que vous n’avez trouvé votre salut que dans la fuite ». On ne répondit à cette bravade que par le silence du mépris.
Fédor se conduisit d’une manière encore plus sage et plus digne d’éloges, dans ses rapports directs avec le roi Jean qui, en nous proposant de ne pas renouveler la guerre, s’exprimait ainsi dans sa lettre au Tsar : « Ton père, en désolant son propre pays, en s’abreuvant du sang de ses sujets, fut un mauvais voisin pour nous et pour les autres souverains ».
Fédor renvoya cette lettre au Roi, en lui faisant dire, qu’il n’était pas permis de se servir de pareilles expressions, en parlant à un fils, de son père. Mais les paroles n’empêchaient pas les affaires de marcher. Le boyard, prince Fédor Schestounoff et le gentilhomme du Conseil, Ignace Tatistcheff, se réunirent le 25 octobre 1585, à l’embouchure de la Plussa, près de Narva, aux dignitaires Suédois Klas Tott, de la Gardi et autres. Les Suédois exigeaient Novgorod et Pskoff ; et de notre côté nous demandions non seulement les villes Russes dont ils s’étaient emparé, mais toute l’Esthonie et sept cent mille roubles en argent. Cependant on fit des concessions de part et d’autre, mais on ne put s’accorder. Les Suédois nous menaçaient de faire une alliance avec Bathori et de solder cent mille étrangers. Nous ne leur opposions que la puissance de la Russie seule, en ajoutant que nous n’avions pas besoin, comme eux, d’engager nos villes et de louer des soldats ; que nous n’agissions qu’avec nos têtes et nos bras (50). Enfin nos dernières propositions de paix, que les Suédois refusèrent, étaient : que le Roi nous restituât Ivangorod, Jama, Koporié, pour la somme de dix mille roubles ou vingt mille ducats hongrois. On résolut la guerre, mais bientôt on changea d’avis, et, au mois de décembre 1585, on conclut une trève de quatre ans, sans aucune concession, et avec l’engagement d’une nouvelle réunion des Ambassadeurs des deux puissances, au mois d’août 1586, afin de traiter de la paix définitive. Pendant ces conférences, de la Gardi se noya dans la Narova.
Ambassade en Autriche. Deux autres puissances européennes l’Autriche et le Danemarck étaient alors également en relations avec Fédor. Après avoir fait part à Rodolphe de son avénement au trône, il lui offrait son amitié et la liberté du commerce entre leurs États. L’ambassadeur de Moscou, Novossiltzoff (51) fut traité avec honneur à Prague, où résidait l’Empereur ; et il fut invité à diner non seulement chez les Ministres autrichiens, mais même chez le Légat du Pape et les Ambassadeurs d’Espagne et de Venise. Ils le questionnèrent sur l’Orient et le Nord, sur la Perse, sur les pays de la mer Caspienne et sur la Sibérie. Ils vantèrent la puissance du Tsar, et donnèrent des éloges à l’esprit de l’Ambassadeur qui en avait effectivement, comme le prouvent ses dépèches. Rodolphe, disait-il dans ses rapports au Conseil des Boyards, Rodolphe s’occupe plus de ses magnifiques écuries que du gouvernement ; il a cédé un pouvoir qui lui était à charge, à Adam Ditrichstein, un des seigneurs les plus distingués de sa Cour. L’empereur, pauvre comme il l’est, ne rougit pas de payer un tribut au Sultan, et ne fait par là que retenir pour quelque temps le glaive Ottoman déjà suspendu sur sa tête. L’état de l’Europe est déplorable ; l’Autriche souffre au milieu de la paix, et la France, au milieu des guerres civiles. Philippe II, soupçonnant son fils, Carlos, de vouloir attenter aux jours de son père, songe à déclarer héritier de la couronne d’Espagne, Ernest, frère de l’Empereur.
Dans ses rapports, Novossiltzoff parle des mœurs, des fruits de la civilisation, et des établissemens utiles ou agréables qu’il a visités, et qui étaient inconnus en Russie. Il décrit même les jardins et les serres ; remplissant ainsi les instructions du curieux Godounoff. Les Ministres autrichiens lui confièrent, sous le secret, qu’ils avaient le désir de conclure une alliance avec la Russie, afin de renverser Bathori et de parlager son royaume : mais cette idée trop hardie pour le faible Rodolphe resta sans effet. L’Empereur promit d’envoyer au Tsar un de ses Grands, et ne tint pas parole ; il se borna à écrire, par Novossiltzoff, une lettre polie à Fédor.
Renouvellement des relations amicales avec le Danemarck. Frédéric, roi de Danemarck ; qui s’était montré l’ennemi déclaré d’Ivan (52), se hâta de faire des offres de bonne amitié au nouveau souverain, par un Ambassadeur qu’il envoya à Moscou, et qu’il chargea d’une lettre dans laquelle il disait que le caractère et les sentimens chrétiens de Fédor, universellement connus, lui donnaient l’espérance de voir un terme à tous les anciens mécontentemens, et de renouveler des rapports d’amitié, de commerce et de politique avec la Russie. Ces rapports se rétablirent en effet, et le Danemarck ne songea plus à inquiéter notre commerce maritime du nord, se bornant à profiter des avantages qu’il lui offrait.
Affaires de Crimée. Tranquille au dedans, et en paix, au moins pour le moment, avec l’Europe chrétienne, la Russie, sans redouter la Tauride, était toujours en garde contre ses entreprises. Mahmet Ghireï promettait en même temps son alliance au Tsar et à la Lithuanie ; il entretenait des rapports secrets avec les Tchéremisses, et envoyait ostensiblement des bandes de brigands dans nos provinces du Sud-est (53), lorsqu’il tomba sous le fer de son frère, Islam Ghireï qui arriva de Constantinople avec une troupe de Janissaires, et le titre de Khan (54). Islam adopta la politique de celui auquel il succédait par un assassinat, et il écrivit à Fédor : « Ton père, outre des pelleteries précieuses envoyées de son pays, à mon frère, a payé dix mille roubles pour avoir la paix. Donne m’en encore davantage, et nous écraserons l’ennemi Lithuanien ; attaqué de tous côtés par mes troupes, celles du Sultan, les Nogais, et tes soldats, nous ravagerons ses terres ».
Cependant les hordes de la Crimée, les Azoviens et les Nogais nomades de Kazieff, incendiaient les habitations dans les districts de Béleff, Koselsk, Vorotinsk, Mestchofsk et Massalsk. Le gentilhomme du Conseil, Michel Besnine, à la tête de la cavalerie légère, les rencontra sur les bords de l’Oka, les défit complètement, leur enleva les prisonniers qu’ils avaient faits, et reçut, en récompense de sa bravoure, une médaille d’or de la part du Tsar. Deux fois encore les brigands de Crimée, au nombre de trente ou quarante mille hommes, ravagèrent l’Ukraine. Au mois de juin 1587, ils prirent et incendièrent Krapivna. Les Voïévodes de Moscou les battirent et les poursuivirent, à la trace des cendres et du sang qu’ils laissaient sur leur passage ; ensuite ils demeurèrent sur les bords de l’Oka, campant à Toula, à Serpoukhof, et attendant le Khan lui-même. La Tauride était pour nous, comme un reptile venimeux, qui, même en expirant, lance encore son venin ; elle portait la mort et la flamme dans nos provinces, malgré son propre épuisement, et les malheurs dont elle était alors victime. Les fils de Mahmet Ghireï, Saidet et Mourat, chassés par leur oncle, en 1585, revinrent avec quinze mille Nogais, renversèrent Islam Ghireï du trône, s’emparèrent de ses femmes, de ses trésors et dévastèrent tout le pays. Saidet prit le titre de Khan ; mais Islam, s’étant réfugié à Cafa, revint deux mois après, et chassa de nouveau ses neveux. À la tête de quatre mille soldats du Sultan, il les défit dans un combat sanglant, fit donner la mort à beaucoup de Princes et de Mourzas, accusés de trahison ; et s’entourant de Turcs, il leur permit de violer, de tuer et de piller. Le Tsar profita de ces circonstances pour proposer un refuge à Saidet et à Mourat ; il permit au premier, de camper avec les hordes de Nogais, aux environs d’Astrakhan, et invita le second à venir à Moscou. Il le combla d’honneurs, se l’attacha par un serment, et l’envoya, accompagné de deux Voïévodes, à Astrakhan où il devait être un instrument de notre politique, et où il fut reçu avec tous les honneurs dûs à un illustre Prince Souverain. Les troupes étaient sous les armes ; on tira le canon dans la forteresse et sur le port ; on battit le tambour, et l’on fit retentir l’air du son des timballes et des trompettes. Mourat affecta d’étaler une magnificence royale dans cette ancienne ville, remplie de marchands orientaux ; il se créa une Cour brillante, et reçut solennellement les Princes voisins et leurs Ambassadeurs, tenant en main la charte de Fédor, avec un sceau d’or. Il se nomma Souverain des quatres fleuves, du Don, du Volga, du Jaik et du Térek, ainsi que de toutes les peuplades libres et des Cosaques ; il se vantait de fouler aux pieds Islam, et d’humilier l’altier Sultan. « Par la grâce et l’amitié du Tsar de Moscou, disait-il, nous serons Souverains, mon frère, de Crimée, et moi, d’Astrakhan ; c’est pour cela qu’on a destiné à mon service de grands personnages de la Russie ». Tel était le langage qu’il tenait à ses coréligionnaires, tandis qu’il conjurait en secret le voïévode d’Astrakhan, le prince Labanoff Rostolsky, de le délivrer de la surveillance sévère et visible dont il était l’objet, afin que les Nogais et les peuples de Crimée pûssent avoir plus de confiance et ne vissent pas en lui un esclave de Moscou ; car Labanoff et les autres Voïévodes, en conservant tous les égards possibles envers lui, observaient toutes ses démarches ; et tandis qu’il se glorifiait des marques d’une considération apparente, il ne se rendait à la mosquée qu’à travers les rangs des Streletz, et il ne pouvait entretenir personne sans témoins. Cependant il nous servait avec zèle ; il engageait les Nogais à la tranquillité et à la soumission ; il cherchait à leur persuader que ce n’était que pour leur sécurité et pour mettre un frein à la rapacité des Cosaques, que le Tsar faisait construire des villes sur la Samara et l’Oufa. Il menaçait le séditieux Jakchissat, prince de cette horde, de lui faire payer cher l’inimitié qu’il portait à la Russie, et se préparait, conjointement avec son frère Saidet, à fondre sur la Tauride, à la tête des Nogais, des Cosaquess et des Tcherkesses, n’attendant pour cette expédition que l’ordre de Fédor, des canons et dix mille Streletz qui lui avaient été promis.
Mais le Tsar temporisait ; il redoutait beaucoup plus Étienne qu’Islam ; et peu sûr de la paix avec le premier, il écrivit à Mourat au mois de février 1587 : « Le temps propice pour la conquête de la Tauride n’est point encore venu : nous devons auparavant dompter un autre ennemi plus puissant. Sois prêt, avec les fidèles Nogais et les Cosaques, à marcher sur Vilna, où tu me rencontreras ; lorsque nous aurons eu raison de notre ennemi lithuanien, alors nous détruirons facilement ton ennemi particulier ; et nous saluerons Saidet Ghireï, Khan des peuplades de Crimée ». En même temps le Tsar faisait dire à Islam : « Le khan Saidet Ghireï, le tsarévitche Mourat, les Princes Nogais et Tcherkesses, nous conjurent de leur permettre de te détrôner. Nous les retenons encore, et nous pouvons même oublier tes brigandages, si tu es sincèrement décidé à t’armer contre la Lithuanie, lorsque la trêve, conclue avec son Souverain sanguinaire, sera expirée ; car nous sommes fidèles à notre parole et à nos conventions. Je conduirai moi-même mes troupes de Smolensk à Vilna ; et toi, à la tête de tes principales forces, marche en Volhinie, en Galicie et plus loin ; fais avancer d’autres troupes contre Poutivle, où elles se réuniront à celles de Seversk afin d’assiéger Kief ; tu auras à ton aile droite mon armée d’Astrakhan, qui, conjointement avec le tsarévitche Mourat, doit également entrer en Lithuanie. Après avoir fait l’expérience des malheurs attachés à tes invasions en Russie, essaye enfin du bonheur que te promet son alliance ».
Mais Fédor prévoyait que Saidet, après avoir renversé Islam, ne serait pour nous qu’un nouveau chef de brigands, et que nous ne ferions qu’échanger un barbare contre un autre, il chercha donc à séduire les fils de Mahmet Ghireï par la dignité de Khan de Crimée, et se servit d’eux pour en imposer au Khan, afin d’avoir plus de ressources dans la guerre contre Bathori. Cette ruse ne resta pas sans effet : Islam redoutant ses neveux, assura Fédor que les invasions des troupes de Crimée en Russie, ne provenaient que de l’indiscipline de quelques Mourzas, qui avaient été suppliciés sans miséricorde ; et il ajouta qu’il n’attendait qu’un Ambassadeur de Moscou avec un traité d’alliance, pour marcher avec toutes ses forces contre la Lithuanie. En effet, Islam annonça aux peuplades soumises à ses ordres, qu’il valait mieux, pour le moment, piller le pays d’Étienne que celui de Fédor.
Toutefois, en nous occupant principalement de Bathori, de la Suède et de la Tauride, nous ne laissions pas d’apercevoir le danger qui nous menaçait d’un autre côté. Voisins d’une puissance redoutable à toute l’Europe, nous n’avions pas besoin des avertissemens de la Cour d’Autriche, pour prévoir l’orage dont le Bosphore nous menaçait. Les trophées du Sultan qui étaient entre nos mains, la tentative de Soliman contre Astrakhan, la destruction et la défaite de l’armée de Sélim, dans les déserts qui avoisinent la mer Caspienne, ne pouvaient rester sans suite. Toute la finesse de la politique de Moscou, devait consister à remettre à des temps plus propices pour la Russie, une guerre terrible mais inévitable. Elle avait besoin de se fortifier par des conquêtes et par une meilleure organisation intérieure, avant de commencer une lutte décisive avec les destructeurs de l’empire de Byzance. C’est ainsi qu’en avaient agi Ivan-le-Grand, son fils et son petit-fils ; quelquefois même ils avaient su, à l’aide des Sultans, tenir en respect la Crimée et la Lithuanie. C’est aussi ce que voulait obtenir Fédor, et ce qui l’engagea, au mois de juillet 1584, Ambassade à Constantinople. à envoyer l’ambassadeur Blagoff à Constantinople, pour annoncer au Sultan son avénement au trône, lui faire part des dispositions pacifiques de la Russie envers la Turquie, et inviter Amurat à conclure une alliance avec nous, « Nos ancêtres, Ivan et Bajazet, lui écrivait-il, nos grands-pères, Vassili et Soliman, et nos pères, Ivan et Selim, s’appelaient frères et entretenaient des rapports d’amitié entr’eux ; que cette même amitié existe entre nous. La Russie est ouverte à tes marchands, sans exception pour aucune marchandise et sans impôts. Nous demandons la réciprocité et rien de plus ». Il était prescrit à l’Ambassadeur de dire aux Pachas d’Amurat : « Nous savons que vous vous plaignez des brigandages des Cosaques du Térek, qui gênent les communications entre Constantinople et Derbent, pays qui est maintenant sous la domination du Sultan, depuis qu’il l’a enlevé au Schah de Perse. Ivan, père de notre Souverain, avait construit une forteresse sur le Térek, pour la sécurité de Temgruk, prince Tcherkesse ; mais il en fit sortir ses troupes afin de complaire à Selim ; depuis ce temps elle est occupée, sans l’aveu du Tsar, par les Cosaques du Volga qui sont des déserteurs. Vous vous plaignez encore de l’oppression qu’éprouve la religion de Mahomet, en Russie ; mais qui est opprimé chez nous ? À Kassimoff, au cœur de notre Empire, ne s’élève-t-il pas des mosquées et des monumens musulmans, érigés en l’honneur de Schig Aley et du tsarévitche Kaïboula. Saïn Boulat, aujourd’hui Siméon, Grand Duc de Tver, a embrassé volontairement la religion chrétienne, et à sa place, quoique mahométan, Mousta-Falei, fils de Kaïboula, a été fait Tsar de Kassimoff. Non, nous n’avons jamais persécuté, et nous ne persécuterons point les peuples d’une religion différente de la notre ». Blagoff n’avait point d’ordres pour entrer dans de plus grands détails. Traité avec considération à Constantinople, à l’égal de l’Hospodar de Valachie, et mieux que l’Ambassadeur de Venise, il n’obtint pourtant pas sans peine qu’Amurat envoyât un de ses dignitaires à Moscou. Les Pachas disaient : « Le Sultan est un puissant monarque, ses Ambassadeurs ne vont qu’auprès d’illustres Souverains tels que l’Empereur, les Rois de France, d’Espagne et d’Angleterre, qui ont avec lui des affaires d’État importantes et qui lui envoyent de l’argent ou des dons précieux. Quant à vous, nous n’avons à traiter ensemble que d’affaires de commerce ». Blagoff répondit : « Le Sultan est grand parmi les Souverains mahométans ; mais le Tsar est grand aussi parmi ceux de la chrétienté. Quant à l’argent et aux dons, nous n’en envoyons à personne. Quoique le commerce soit important pour les États, il peut se présenter des affaires plus importantes encore ; mais si le Sultan n’envoie pas avec moi un de ses dignitaires à Moscou, jamais à l’avenir ses ambassadeurs ne verront les yeux du Tsar ». Le Sultan ordonna de revêtir Blagoff d’un Cafetan de velours brodé en or, et de le faire accompagner par Adzi-Ibrahim, qui fut reçu sur les bords du Don par les Voïévodes Russes, envoyés au-devant de lui pour la sûreté de son voyage (55). Après avoir remis à Fédor la lettre du Sultan, (en décembre 1585), Ibrahim se refusa à toutes conférences avec les Boyards. Le Sultan donnait à Fédor le titre de Roi de Moscou ; il le remerciait de ses dispositions à vivre amicalement avec l’empire Ottoman, confirmait la liberté du commerce pour nos marchands à Azoff, et parlait, en style oriental, du bonheur de la paix ; mais il exigeait, comme preuve d’une amitié sincère, que le Tsar livrât à Ibrahim, le traitre Mourat, fils de Mahmet Ghireï, et qu’il fit rentrer dans le devoir Kichkin, hetman des Cosaques du Don, qui dévastait les contrées d’Azoff. Voyant que le système de la Cour de Constantinople n’avait pas changé envers la Russie ; que le Sultan ne songeait pas à conclure une alliance avec nous, et qu’il ne désirait que de conserver la liberté de commerce entre les deux nations, jusqu’au moment de se déclarer notre ennemi, le Tsar congédia Ibrahim en lui donnant pour réponse, que c’était plutôt les Cosaques Lithuaniens que ceux de la Russie, qui dévastaient les bords du Don ; que l’hetman Kichkin avait été rappelé à Moscou, et qu’il avait été défendu à ses compagnons d’inquiéter les Azoviens ; qu’à l’égard du fils de Mahmet Ghireï, notre serviteur et sujet, on en parlerait au Sultan par un nouvel Ambassadeur du Tsar. Mais, dans l’espace des six années suivantes, nous n’envoyâmes plus personne à Constantinople, et la Russie ne craignit pas d’agir ostensiblement contre la Porte Ottomane.
Le jour même du départ d’Ibrahim, 5 octobre 1586, le Tsar prit des engagemens solennels qui pouvaient et devaient extrêmement déplaire au Sultan. Nous venons de traverser un Siècle et plus, sans faire mention de la Géorgie (56). Cette malheureuse contrée, opprimée par les Turcs et les Persans, Le tsar d’Ibérie tributaire de la Russie. était gouverneé par le prince ou tsar Alexandre, qui avait envoyé un prêtre, un moine et un cavalier tcherkesse à Moscou, pour supplier Fédor de prendre sous sa puissante protection l’antique et illustre Ibérie, en lui disant : « Les temps de calamité pour les chrétiens, prévus par plusieurs hommes inspirés de Dieu, sont arrivés. Nous, frères coréligionnaires des Russes, nous gémissons sous les infidèles ; Souverain orthodoxe, tu peux seul sauver notre vie et nos âmes. Moi et mon peuple nous tombons à tes pieds, en demandant de t’appartenir à jamais (57) ». C’est avec de pareilles instances qu’on offrait à la Russie un nouveau Royaume, qui n’avait pu être soumis, ni par les anciens Persans, ni par les Macédoniens, et qui fut la plus glorieuse conquête de Pompée. La Russie l’accepta : mais c’était un présent dangereux, parce qu’en établissant notre souveraineté sur les bords du Kour, nous nous mettions entre deux forte puissances belligérantes ; la Turquie possédait déjà l’Ibérie occidentale et disputait au Schah la partie orientale, exigeant un tribut du Caket où régnait Alexandre, et du Carthuel soumis au prince Siméon, son gendre. Mais il s’agissait plutôt d’un vain honneur, que d’une domination réelle sur des contrées aussi éloignées et tellement inaccessibles à la Russie, que Fédor, en se déclarant Souverain de la Géorgie, ne connaissait pas encore la route qui y conduisait. Alexandre lui proposa de construire des forteresses sur le Térek, et d’envoyer une vingtaine de mille hommes contre le Schavkal ou Schamhal (58), Prince turbulent du Dagestan, pour s’emparer de Tarki sa capitale, et ouvrir des communications avec l’Ibérie par les bords de la mer Caspienne, à travers le pays du petit prince de Safour, son tributaire. Cette expédition demandait du temps et des préparatifs, et l’on choisit une autre route plus sure par le pays du pacifique prince des Avares. On expédia d’abord des courriers de Moscou (59), afin de faire prêter serment de fidélité, au Tsar et à la nation d’Ibérie ; et après eux, on envoya le prince Siméon Zvénigorodsky, avec une lettre de grâce. Alexandre, en baisant la croix, jura avec ses trois fils, Héraclius, David, et Georges, ainsi que toute la Nation, de rester toujours sujet fidèle de Fédor, de ses enfans et de ses successeurs ; d’avoir les mêmes amis et ennemis que la Russie, et de la servir avec zèle jusqu’à la mort ; d’envoyer chaque année à Moscou cinquante pièces de drap d’or de Perse, et dix tapis brodés en or et en argent, ou la valeur de ces objets en productions du pays. De son côté, Fédor leur promit sa protection, et il tint cet engagement autant qu’il fut en son pouvoir.
La petite ville de Tersk, abandonnée par nous pour complaire au Sultan, servait depuis quelque temps de refuge aux Cosaques libres ; elle fut rétablie et occupée par des Stréletz sous les ordres du voïévode Khvorostinin. Cet officier était chargé de consolider l’autorité de la Russie, sur les princes Tcherkesses et de la Kabarda, nos sujets depuis les temps d’Ivan, et de protéger l’Ibérie, conjointement avec eux. D’autres troupes d’Astrakhan soumirent le Schavkal et s’emparèrent des bords de la Koïssa. Fédor, qui avait envoyé de l’artillerie à Alexandre, lui avait promis également des homme habiles dans l’art de fondre les canons.
Encouragé par les promesses de la Russie, Alexandre augmenta sa propre armée ; il rassembla quinze mille cavaliers et fantassins ; il les mena au camp, les exerça, leur remit des drapeaux ornés de la croix, et leur donna des évêques et des moines pour chefs. Il disait au prince Zvénigorodsky : « Gloire au souverain de la Russie ! Cette armée n’est point à moi, mais à Dieu et à Fédor ». À cette époque les Pachas Ottomans lui demandèrent des provisions pour Baka et Derbent ; il les leur refusa en disant : « Je suis sujet du grand Tsar de Moscou ». Et lorsqu’ils lui firent observer que Moscou était éloigné et que les Turcs étaient près, il leur répondit : « Le Térek et Astrakhan ne sont pas loin ». Mais notre Conseil lui donna le sage avis d’amuser le Sultan, et de ne pas l’irriter jusqu’au moment où l’Europe entière se souleverait contre l’empire Ottoman. Le bruit s’était répandu que le tsarévitche Mourat, gendre du Schavkal, songeait à nous trahir, et se concertait secrètement avec son beau-père, les Nogais et les perfides princes Tcherkesses, pour s’emparer d’Astrakhan et livrer cette ville au Sultan. Alexandre conjura le Tsar de ne pas se fier aux Mahométans, en ajoutant que s’il arrivait quelque chose à Astrakhan, il abandonnerait son misérable Royaume et s’enfuirait là où ses yeux le conduiraient. Mais le prince Zvénigorodsky le calma. « Nous ne perdrons pas de vue Mourat, lui dit-il, et nous avons des ôtages de tous les princes Nogais. Le Sultan et le Khan ont déjà honteusement fui, en 1569, devant Astrakhan, ville maintenant encore mieux fortifiée et qui est remplie de soldats. La Russie sait se défendre et défend les siens ». Cependant, en nous occupant de la sûreté politique de l’Ibérie, nous y répandions aussi les bienfaisantes lumières de la religion : on y envoya des prêtres éclairés pour réformer les usages de son Église, et des peintres pour orner ses temples de saintes images. Alexandre répétait avec attendrissement, que la lettre de grâce du Tsar était tombée, pour lui, du ciel et l’avait tiré des ténèbres ; que nos prêtres étaient des anges pour le clergé d’Ibérie abruti par l’ignorance. En effet, se glorifiant de l’ancienneté du christianisme dans son pays, ce clergé malheureux avait déjà oublié les principaux dogmes des conciles œcuméniques et les rites sacrés du service divin. La plûpart des églises, construites au haut des montagnes, étaient isolées et désertes : en les examinant avec attention, les prêtres de Moscou trouvèrent dans quelques-unes des restes de riches ornemens, avec la marque de l’année 1441. « Dans ces temps, leur disait Alexandre, l’Ibérie était sous la domination du grand despote Georges ; elle ne formait alors qu’un seul état : par malheur, mon ayeul la divisa en trois principautés, et la livra à la merci des ennemis du Christ. Nous sommes entourés d’infidèles, mais nous rendons encore hommage au vrai Dieu et au Tsar orthodoxe ». Le prince Zvénigorodsky promit, au nom de la Russie, l’indépendance de toute l’Ibérie et le rétablissement de ses temples et de ses villes, dont il voyait partout les ruines. Il ne parla dans ses dépêches que de deux petites villes, Krim et Zahem (60) et d’un petit nombre de bourgs et de couvens. Dès ce moment Fédor commença à ajouter à ses titres celui de Souverain d’Ibérie, des Tsars de Géorgie, de la Kabarda et des princes Tcherkesses.
Non seulement nous offensions le Sultan par le rétablissement de la forteresse de Tersk et par la prise de possession de la Géorgie, mais nous excitions encore plus son mécontentement par notre amitié avec la Perse. Relations avec la Perse. Le schah Godabent (ou Houdabendé) informa Fédor de ses prétendues victoires sur les Turcs, et lui proposa de les chasser de Baka et de Derbent, s’engageant à nous céder à jamais ces villes, qui avaient long-temps appartenu à la Perse (61). Fédor, pour conclure à ces conditions un traité avec le Schah, envoya auprès de lui, en 1588, le gentilhomme Vassiltchikoff, qui trouva déjà Godabent en prison, et sur le trône son fils Mirza Abbas qui l’en avait renversé. Mais ce changement ne troubla pas la bonne harmonie qui régnait entre la Russie et la Perse. Le nouveau Schah reçut avec une grande considération l’envoyé de Fédor à Kasbin ; il fit partir aussitôt pour Moscou deux de ses dignitaires, Boutakbek et Andibeï, chargés d’annoncer au Tsar qu’il lui cédait non seulement Derbent et Baka, mais Tauris et tout le pays de Chirvan (62), si l’on parvenait, par notre secours, à en chasser les Turcs ; il ajoutait que le Sultan, désirant marier sa fille au neveu d’Abbas, lui avait offert la paix ; mais qu’il ne voulait même pas en entendre parler, dans l’espoir d’une alliance avec la Russie et avec le Souverain de l’Espagne, dont l’Ambassadeur se trouvait alors en Perse (63). Présentés en particulier à Godounoff, les envoyés du Schah s’exprimèrent ainsi : « Si nos Souverains sont alliés et amis, que ne pourront-ils pas faire avec leurs forces réunies ? C’est peu que de chasser les Turcs du territoire de la Perse, on peut même conquérir Constantinople (64). Mais de pareilles œuvres ne s’opèrent que par des hommes d’un grand génie ; quelle gloire ce serait pour toi, homme illustré par ton rang et les grâces de ton Souverain, si, par tes sages conseils, le monde était délivré des violences des Ottomans » ! On leur répondit que nous agissions déjà contre Amurat ; que notre armée était sur le Térek, et coupait à celle du Sultan la route de la mer Noire vers les possessions de la Perse ; qu’une autre, plus nombreuse, était à Astrakhan ; qu’Amurat avait déjà ordonné à ses Pachas de marcher vers la mer Caspienne, mais qu’il les avait retenus, lorsqu’il avait eu connaissance des nouveaux forts que les Russes avaient élevés dans ces contrées dangereuses, et de la réunion de tous les Princes Tcherkesses et Nogais prêts à se rallier et à marcher contre les Turcs sous les drapeaux Moscovites. On congédia ainsi ces Ambassadeurs, en leur disant qu’ils seraient suivis par ceux que nous devions envoyer au Schah ; mais ils n’avaient pas encore eu le temps de partir, qu’on apprit à Moscou la nouvelle qu’Abbas venait de conclure la paix avec le Sultan.
C’est ainsi que, pendant les premières années du règne de Fédor ou de la puissance de Godounoff, agissait au dehors la politique pacifique et ambitieuse de la Russie ; politique qui n’était ni sans finesse ni sans succès ; montrant plus de prudence que de hardiesse, et employant habilement tour à tour la menace, la flatterie, et des promesses peu sincères. Nous ne voulions pas provoquer la guerre, mais nous nous y préparions, en nous fortifiant partout, et en augmentant l’armée (65). Affaires intérieures. Fédor, désirant être en quelque sorte invisible et présent au milieu de ses camps, institua des revues générales, et choisit, à cet effet, parmi les hommes de sa Cour, des militaires habiles et expérimentés, qui allaient d’un corps à l’autre examiner l’état des hommes et des armes, pour en faire leur rapport au Monarque (66). Les Voïévodes, inflexibles dans leurs funestes disputes sur l’ancienneté de leurs familles, se soumettaient sans murmure au jugement des Gentilshommes, des Stolniks et des enfans Boyards, qui, à ces revues, représentaient le Souverain.
Tout était tranquille dans l’intérieur de l’Empire. Le gouvernement s’occupait d’un nouveau recensement des hommes et des terres labourables (67), de la répartition égale des impôts, des moyens de peupler les déserts, et de la construction de nouvelles villes. Fondation d’Arkhangel. En 1584, les voïévodes Nastchokin et Volohoff fondèrent, sur les bords de la Dvina, la ville d’Arkhangel, près de la place où se trouvaient le couvent de ce nom et l’établissement des marchands Anglais. On fortifia, en l’entourant d’une muraille en pierre (68), Astrakhan, qui était menacée par le Sultan. Cette place, d’une grande importance pour notre politique ainsi que pour notre commerce avec l’Orient, n’était pas moins nécessaire pour tenir en respect les Nogais, les Tcherkesses et tous les Princes leurs voisins. Construction de la ville Blanche ou Tsargorod, à Moscou. À Moscou on bâtit, en 1586, autour du grand faubourg, la ville Blanche ou Tsargorod, enceinte qui commençait à la porte de Tver. On construisit beaucoup de palais dans le Kremlin, la cour des Monnaies, le collège des Ambassadeurs, celui des Domaines, la Trésorerie et le palais de Kazan. Fondation d’Ouralsk. On place aussi, vers cette époque, la fondation de la ville d’Ouralsk. En 1584, six ou sept cents Cosaques du Volga, se choisirent une habitation aux bords du Jaïk, dans un endroit favorable à la pêche ; ils l’entourèrent de remparts de terre, et devinrent la terreur des Nogais et particulièrement du prince Ourouse, fils d’Ismael, qui ne cessait d’adresser des plaintes au Tsar sur leurs brigandages ; le Tsar lui répondait toujours que c’étaient des fuyards, des vagabonds, et qu’ils y demeuraient de leur propre volonté ; mais Ourouse lui écrivait : « Une ville aussi importante peut-elle exister sans que tu le saches ? Quelques-uns de ces brigands, qui sont nos prisonniers, déclarent appartenir au Tsar ». Observons que cette époque est la plus florissante de l’histoire des Cosaques du Don et du Volga. Leur réputation de courage s’était répandue depuis Azoff jusqu’à l’Isker. En irritant le Sultan, en menaçant le Khan, en domptant les Nogais, ils affermissaient le pouvoir des Souverains de Moscovie dans le Nord de l’Asie.
Au milieu de ces circonstances favorables à la grandeur et à la sécurité de la Russie, lorsque tout prouvait la pénétration et l’activité du gouvernement, c’est-à-dire de Godounoff, ce Boyard était en butte à l’envie et à l’intrigue, malgré son habileté dans l’art de séduire les hommes. Dangers de la position de Godounoff. L’orgueilleux Godounoff, qui communiquait en son propre nom avec les Souverains de l’Asie et de l’Europe, qui échangeait des présens avec eux et recevait solennellement leurs Ambassadeurs dans sa maison (69), voulait paraitre modeste, et, à cet effet, cédait, dans le Conseil, la préséance aux seigneurs plus anciens que lui ; mais quoiqu’il y siégeât à la quatrième place, d’un seul mot, d’un seul regard ou d’un seul geste, il imposait silence à la contradiction. Il inventait des distinctions, des marques de la faveur souveraine, pour flatter la vanité des Boyards. C’est ainsi qu’il introduisit l’usage des diners invités, pour les membres du Conseil, dans les appartemens intérieurs du palais (70), où Fédor recevait les Godounoff et les Schouisky, quelquefois sans inviter Boris. Vaine ruse ; ceux que le Grand Boyard admettait ces jours-là à sa table, étaient enviés par les hôtes mêmes du Monarque. Tout le monde savait que le Régent ne laissait à Fédor que le nom de Tsar, et ce n’était pas seulement parmi les premiers personnages de l’État, mais même dans la bourgeoisie de la capitale, qu’on avait en général peu d’amour pour Boris. Un pouvoir absolu entre les mains, même du plus digne des sujets, déplait à la nation ; Adacheff avait eu de l’empire sur le cœur d’Ivan ; il gouverna la Russie, mais il se tint toujours modestement derrière un Monarque plein d’énergie et d’activité ; il fut comme invisible au milieu de la gloire d’Ivan : Godounoff, au contraire, commandait en souverain ; il se plaçait orgueilleusement devant le trône, et semblait effacer par son éclat la splendeur du faible Monarque. On plaignait la nullité de Fédor, et on ne voyait en Godounoff que l’usurpateur de la souveraineté. On se rappelait son origine tatare (71), et l’on rougissait de l’abaissement des successeurs de Rurik. On écoutait ses flatteurs avec indifférence, et ses ennemis avec intérêt ; on croyait facilement ceux-ci lorqu’ils disaient que le gendre de Malutin, favori d’Ivan, était un tyran encore timide. Tout ce qu’il avait fait pour le bien général, ses entreprises les plus heureuses, ne faisaient qu’irriter l’envie, envenimer ses traits, et mettre le favori dans la dangereuse nécessité d’agir par la terreur ; mais il chercha à éloigner encore ce moyen extrême : c’est pour l’éviter qu’il parut désirer une réconciliation avec les Schouisky, qui, ayant des amis dans le Conseil et des gens dévoués parmi le peuple, surtout parmi les marchands, ne cessaient de témoigner ouvertement leur inimitié contre Godounoff (72). Le prélat Dionisi se chargea du rôle de pacificateur : il ménagea aux deux partis une entrevue dans son palais, au Kremlin, et parla au nom de la patrie et de la religion. Il paraissait les avoir touchés et convaincus. Boris, avec l’apparence de la sincérité, tendit la main aux Schouisky : ils jurèrent de vivre en frères, et de travailler, d’un commun accord, au bonheur de l’État. Le prince Ivan Schouisky, sortit avec un air radieux de chez le Métropolitain, et se rendit sur la grande place du palais, afin d’informer de cette heureuse réconciliation, le peuple que la curiosité y avait rassemblé : ce qui prouve le vif intérêt qu’à cette époque les citoyens prenaient aux affaires publiques ; ils commençaient déjà à se relever de l’abattement où les avait plongés la tyrannie d’Ivan. Tous écoutèrent en silence le héros de Pskoff ; mais deux marchands sortirent de la foule en disant : « Prince Ivan, c’est de nos têtes que nous payerons votre réconciliation ; et vous et nous, serons à la fois victimes de Boris ». La même nuit ces deux marchands furent arrêtés et envoyés, par les ordres de Godounoff, dans un endroit ignoré. Il avait désiré désarmer les Schouisky par sa réconciliation avec eux ; mais il s’aperçut bientôt qu’ils ne lui cédaient pas en ruse, et que, sous l’apparence d’une fausse amitié, ils étaient restés ses ennemis irréconciliables, agissant de concert avec un autre ennemi de Boris, mais inconnu jusqu’alors.
Quoique le clergé de Russie n’eut jamais témoigné un grand empressement à intervenir dans les choses temporelles, et qu’il se fut toujours montré plutôt docile que rebelle à la volonté des souverains, même dans les affaires de l’Église ; quoique, dès le temps d’Ivan III, nos métropolitains eussent répondu solennellement, dans différentes circonstances, qu’ils s’occupaient uniquement des réglemens du service divin, de l’instruction chrétienne, de la conscience des hommes et du salut des âmes (73) ; toutefois, assistant à l’assemblée des États-Généraux, convoqués dans les occasions extraordinaires, pour des réglemens politiques de haute importance, avec le droit, sinon de proposer, au moins d’approuver ou de confirmer les lois civiles (74), et avec celui de donner des conseils au Tsar et aux Boyards, et de leur expliquer les lois divines pour le bonheur des hommes, sur la terre, ces hiérarques prenaient part au gouvernement, chacun dans la mesure de ces propres talens, et selon le caractère des souverains. Cette autorité fut faible sous Ivan III et sous Basile, plus grande pendant l’enfance et la jeunesse d’Ivan IV, et réduite à presque rien durant l’époque de sa tyrannie. Sous un prince tel que Fédor, si faible d’esprit et de caractère, s’occupant avec plus de zèle de l’Église que de l’Empire, et préférant la société des moines à celle des Boyards, on sent quelle prépondérance, dans les affaires politiques, aurait pu obtenir un Métropolitain ambitieux, plein de talent et d’éloquence, (car tel était Dionisi, surnommé le savant grammairien (75)), si Godounoff n’y avait opposé son autorité sans bornes : ce n’était point pour la céder à des moines qu’il l’avait recherchée ; il hanorait le Clergé, comme les Boyards, seulement par des marques de considération. Il écoutait avec bienveillance le Métropolitain, entrait en discussion avec lui, mais agissait avec indépendance, et l’irritait par l’énergie inflexible de sa volonté : ce qui explique l’inimitié de Dionisi contre Godounoff, et son intime liaison avec les Schouisky. Sachant que le Régent n’était puissant que par la Tsarine, et persuadés que le faible Fédor ne pouvait avoir un grand attachement ni pour Boris ni pour Irène, et qu’il serait facile de l’entrainer par la surprise et la crainte à un grand coup d’État, le Métropolitain, les Schouisky et leurs amis, convinrent secrètement, avec les marchands de Moscou (76), et quelques fonctionnaires civils et militaires, de supplier Fédor, au nom de toute la Russie, de faire divorce avec sa femme, pour cause de stérilité, de la faire entrer, comme une seconde Solomée, dans un couvent, et d’en prendre une autre, afin d’avoir des héritiers, gages précieux de la tranquillité de l’État. On voulait appuyer par une émeute populaire, cette demande de la nation, qu’on prétendait effrayée de voir s’éteindre sur le trône la race de Rurik. On assure même qu’on avait choisi la future épouse ; c’était la sœur du prince Fédor Mstislafsky, dont le père, renversé par Godounoff, était mort dans le couvent de Saint-Cyrille. On écrivit une supplique, et on s’engagea par serment à la soutenir. Mais Boris avait un grand nombre de créatures et d’espions, il découvrit encore à temps ce complot si terrible pour lui, et se conduisit en apparence avec une rare générosité. Sans montrer de colère, sans faire de reproches au Métropolitain, il essaya de toucher sa conscience ; il lui représenta que le divorce était illégal ; que Fédor pouvait encore avoir des enfans d’Irène, qu’elle était à la fleur de l’âge, et brillante de beauté et de vertus : dans tous les cas, ajouta-t-il, le trône ne serait pas vacant, puisque le tsarévitche Dmitri était en vie et en parfaite santé. Trompé peut-être par cette modération, Dionisi s’excusa, chercha à excuser aussi ses complices, alléguant leur amour craintif et zélé pour la tranquillité de la Russie, et donna sa parole, en son nom et au leur, de ne plus songer à séparer de tendres époux. Godounoff, en promettant de ne tirer vengeance, ni des auteurs ni des complices de cette manœuvre, se contenta d’une seule victime. La malheureuse princesse Mstislafsky, rivale dangereuse d’Irène, fut contrainte à prendre le voile.
Tout était tranquille dans la capitale, au Conseil et à la Cour ; mais cet état de choses ne dura pas long-temps. Pour ne point violer ouvertement sa parole, Godounoff, chercha un autre prétexte de vengeance. Il se justifiait à ses propres yeux en songeant à la haine irréconciliable de ses ennemis, à la nécessité d’assurer, avec son propre salut, le salut de l’État, enfin, en se rappelant tous les services qu’il avait rendus à la Russie, et tous ceux que, dans son zèle pour sa prospérité, il projettait de lui rendre encore. Il chercha et ne rougit pas d’employer un moyen vil et bas, l’arme usée de la tyrannie d’Ivan, de fausses dénonciations. On raconte qu’un serviteur des Schouisky, lui vendant son honneur et sa conscience, se présenta au palais, en les accusant d’avoir tramé un complot avec les marchands de Moscou, et de songer à trahir le Tsar (77). Les Schouisky furent arrêtés, de même que leurs amis, les princes Tateff,
Ouroussoff, Kalitcheff, Bikassoff, beaucoup de gentilshommes et de riches marchands. On nomma une commission extraordinaire ; les accusés et les témoins furent interrogés. On ne mit pas à la question les nobles et les dignitaires, mais on tortura sans miséricorde les valets et les marchands ; ce fut sans succès, car aucun d’eux, selon ce qu’on disait parmi le peuple, ne voulut appuyer la calomnie du délateur. Toutefois les accusés ne furent pas absous par le tribunal. Exils et supplices. On exila les Schouisky, en se vantant d’user encore de clémence et de reconnaitre les services du héros de Pskoff. Le prince André, déclaré principal coupable, fut exilé à Kargopol ; le prince Ivan, sous le prétexte de s’être laissé séduire par lui et par ses frères, à Belooséro. On ôta la lieutenance de Kargopol, au prince Basile Skopin Schouisky, leur ainé ; mais ayant été déclaré innocent, on lui permit d’habiter Moscou ; d’autres furent envoyés dans la petite ville de Boui, à Galitche, à Schouïa ; le prince Tateff, à Astrakhan ; Kruk-Kolitcheff, à Nijni Novgorod ; les Bikassoff et beaucoup de gentilshommes, à Vologda et en Sibérie. Les marchands de Moscou, qui avaient trempé dans le complot contre Irène, Fédor Nagoï et six de ses compagnons eurent la tête tranchée sur la place publique. Jusque-là, le Métropolitain avait été épargné ; mais il ne voulut pas être le témoin pusillanime de cette persécution, et plein d’un généreux courage, en présence de Fédor, il nomma publiquement Godounoff calomniateur et tyran, en attestant que les Schouisky et leurs amis ne périssaient que pour avoir voulu sauver la Russie de l’ambition démesurée de Boris. Varlaam, archevêque de Khoutinsk, accusa le régent avec la même audace ; il le menaçait de la vengeance céleste, et, sans redouter celle des hommes, il accusa Fédor de faiblesse et d’aveuglement. On déposa Dionisi et Varlaam, à ce qu’il parait sans aucun jugement ; le premier fut renfermé dans le couvent de Khoutinsk, le second dans celui de Saint-Antoine à Novgorod, et l’on consacra Métropolitain, Job, archevêque de Rostoff. Craignant les hommes, mais ayant perdu toute crainte de Dieu, le Régent, à ce qu’assurent les Annalistes, ordonna d’étrangler dans leur prison les deux principaux Schouisky, le boyard André distingué par son esprit, et l’illustre prince Ivan, le sauveur de Pskoff et de notre gloire militaire. L’homme immortel dans l’histoire, dont l’éclatante action a été décrite, dans plusieurs des langues Européennes, par les contemporains qui se sont plûs à rendre cet hommage à la Russie (78), Mort déplorable du héros Schouisky. périt misérablement au fond d’un obscur cachot ; on livra à un infâme cordon sa tête couronnée de lauriers. Son corps fut inhumé dans le couvent de Saint-Cyrille.
C’est ainsi que commencèrent les crimes de Godounoff et que son âme parut au grand jour. Enivré des séductions du pouvoir, irrité par les complots de ses ennemis et endurci par la vengeance, espérant retenir par la crainte les malveillans, augmenter par des grâces le nombre de ses créatures, et imposer silence à la malignité, par sa sagesse dans la conduite des affaires de l’État, Boris osa se rendre coupable d’un nouveau forfait, où la perfidie s’unissait à la cruauté. Le malheureux Magnus, roi unique dans l’histoire de la Livonie, était mort avant la fin du règne d’Ivan, à Pilten (79), où sa veuve Marie, et sa fille Eudoxie âgée de deux ans, étaient restées sans fortune, sans patrie et sans amis. Sort de la famille de Magnus. Godounoff les appela à Moscou, en promettant à Marie un riche domaine et un époux iilustre. Mais prévoyant l’avenir et craignant qu’en cas de mort de Fédor et de Dmitri, cette arrière-petite-fille d’Ivan le Grand ne prétendit à se faire proclamer héritière du Trône, quoique la chose fut sans exemple et en opposition avec nos lois, Boris, qui disposait déjà de ce trône dans son esprit, au lieu d’un domaine et d’un époux, lui donna le choix entre un couvent et une prison. Réligieuse contre son gré, Marie ne demanda que la consolation de ne pas être séparée de sa chère Eudoxie ; mais bientôt elle eut à pleurer sa mort, qu’on ne crut pas naturelle, et elle vécut encore une huitaine d’années, dans la plus profonde affliction, versant des larmes amères sur le sort de son père, de son époux et de sa fille (80). Marie et Eudoxie, ces deux victimes d’un ambitieux cruel et soupçonneux, reposent dans le couvent de Troïtza, hors de l’église, près de l’endroit où est plaçé, comme à l’écart, le simple tombeau de leur persécuteur, de ce Boris que ni sa grandeur ni sa gloire ne purent sauver de la juste vengeance du ciel.
Mais cette vengeance, pour éclater, attendit encore de nouveaux crimes.… Godounoff avait dompté la Cour par la chute des Schouisky, le Clergé par celle du Métropolitain, et les citoyens de la capitale par le supplice des principaux marchands de Moscou ; il avait entouré le Tsar et rempli le Conseil de ses plus proches parens ; il ne voyait donc plus d’opposition, ni de danger alarmant pour lui, jusqu’à la fin des jours, ou plutôt du sommeil de Fédor, car c’est le nom qu’on peut donner à la pieuse oisiveté dans laquelle languissait ce débile Monarque, et dont les contemporains nous ont donné la description suivante.
Oisiveté de Fédor. Fédor se levait régulièrement à quatre heures du matin, et attendait son confesseur dans sa chambre à coucher, qui était remplie d’images et éclairée jour et nuit par des lampes. Le confesseur venait avec la croix, l’eau bénite et l’image du saint que l’Église fêtait ce jour-là. Le Souverain se prosternait, priait à haute voix pendant plus de dix minutes, passait dans l’appartement particulier d’Irène, et allait avec elle aux Matines ; à son retour, il s’asseyait dans un fauteuil placé dans une grande chambre où les courtisans et les moines venaient lui souhaiter le bon jour ; à neuf heures, il allait à la Messe et dinait à onze. Après diner, il dormait trois heures, retournait à l’église pour les Vespres, et tout le reste du temps jusqu’au souper, il le passait avec la Tsarine, et avec des bouffons et des nains, s’amusant de leurs lazzis ou écoutant des chansons. Quelquefois il admirait les ouvrages de ses joailliers, de ses orfèvres, de ses brodeurs et de ses peintres. La nuit, il se préparait au sommeil en priant de nouveau avec son confesseur, et il se couchait, après avoir reçu sa bénédiction. Chaque semaine, il visitait les couvens des environs de la capitale, et, les jours de fêtes, il s’amusait à la chasse des ours. Souvent les gens qui avaient des suppliques à présenter entouraient Fédor au moment où il sortait de son palais ; mais évitant les affaires et les fatigues de ce monde, il ne voulait pas les entendre et les renvoyait à Boris (81).
Le rusé Godounoff, tout en se réjouissant intérieurement de cette honteuse inactivité du Souverain, ne cherchait qu’à relever Irène aux yeux des Russes, publiant des ordonnances de grâce, accordant des pardons, des récompenses et des consolations, au seul nom de cette princesse, sans y joindre celui de Fédor. C’est ainsi qu’il faisait servir l’amour, le respect et la reconnaissance de la nation pour la Souveraine, à cimenter sa propre puissance, pour le présent et dans l’avenir.
NOTES
(1) Pétréjus (p. 256). — Mémoires Russes (p. 173). — Annales de Nikon (t. VII, p. 319). — et Annales de Morosoff.
(2) Selon les Annales de Nikon, l’émeute eut lieu pendant la nuit. — Selon le Livre du Rosrède, à trois heures avant le soir. — Horsey en parle aussi dans Haklvit (Navig. 525), sans en marquer l’heure.
(3) Horsey, couronnement de Fédor. — Dans Haklvit, (p. 526).
(4) Le même, il dit que le Parlement était assemblé, le 4 mai. — Collection des actes du gouvernement (t. II, p. 72). — Annales de Nikon.
(5) Annales de Morosoff, — Horsey, dans Haklvit (Navig. 526), parle du père de l’Impératrice F.-F. Nagoï, et de cinq de ses parens.
(6) Annales de Nikon. — Livres des Degrés de Latoukhin et autres. — D’après Haklvit (Navig. 521), cette émeute eut lieu avant le couronnement de Fédor, et pendant le séjour de l’ambassadeur Bows, et selon les affaires de l’Angleterre, le 10 mai. — Je me tais sur ce que disent très-faussement Oderborn et Pétréjus. — Heidenstein (Res Polon. 225), raconte sans plus de vérité, que les Boyards Moscovites se disputèrent avec Bielsky, au conseil même et en présence de Sapièha, alors Ambassadeur en Lithuanie, et qu’ils tuèrent vingt hommes à coups de sabres. Sapièha n’était pas au Conseil, n’ayant jamais eu que des entretiens particuliers avec le diak Stchelkaloff et avec quelques uns des membres du Conseil.
(7) Bows dans Haklvit (Navig. 521).
(8) Dans le Livre du Rosrède, de cette année et des années suivantes, il est dit : qu’en 1591, Bielsky était déjà de retour dans la capitale.
(9) Bows dans Haklvit (Navig. 521). — Différens manuscrits disent que Boris mourut à l’âge de cinquante-trois ans. — Horsey le croyait de trois ans plus âgé.
(10) Horsey, couronnement de Fédor (p. 526). — Affaires de Pologne (no. 15). — Précis de l’histoire de Russie.
(11) Livre des Degrés de Latoukhin. — D’autres annales. — Horsey — Oderborn — et dans la Collection des actes de l’Empire (t. II, p. 72).
(12) Horsey, Coronation, dans Haklvit (p. 527) : « His staffe imperiall in his right hand of an unicornes horne ». (Licorne ; mais ce nom est celui d’une espèce particulière de baleine). Ce sceptre, orné de pierres précieuses, avait trois pieds et demi de long, et avait été payé par Ivan, en 1581, sept mille livres sterlings, à des marchands d’Augsbourg qui le tenaient de Horsey, qui dit que l’habillement de Fédor ne pesait pas moins de deux cents livres ; que six Princes tenaient la queue du manteau du Tsar, et Dmitri Godounoff, Nikila Romanovitche, Étienne, Grégoire et Ivan Godounoff tenaient six couronnes : mais quelles étaient-elles ?
(13) Horsey dit, dans Haklvit (p. 527), que l’habillement et l’ancien harnais du cheval du prince Ivan Glinsky coutait cent mille livres sterlings.
(14) Horsey, en parlant de la Tsarine, dit, entre autres choses : « Ses robes étaient extrêmement précieuses, riches et brillantes, garnies de diamans et de perles fines ».
(15) Idem (p. 528). Il y avait vingt mille Streletz et cinquante mille cavaliers.
(16) Horsey dit que lorsqu’il fut chez le Tsar, il y fut accompagné par un négociant des Pays-Bas, très-connu, nommé John de Wale ; qu’on voulût le faire approcher le premier du trône, mais que lui Horsey s’y était opposé, ne voulant pas lui céder cet honneur, et que Fédor ne reçut Wale qu’après les négocians Anglais.
(17) Généalogie des Godounoff.
(18) Affaires de l’Angleterre (no. 1, f. 349). — Horsey dans Haklvit (p. 527).
(19) Selon Fletcher, de l’Empire Russe (p. 28), les revenus de Godounoff montaient à cent quatre mille cinq cents roubles outre ceux qu’il tirait de ses terres. — Horsey, dans Haklvit (p. 528), dit : « La province de Waga seule rapportait annuellement à Godounoff trente-cinq mille marcs ou roubles, ce qui ne fait que la cinquième partie de ses revenus ».
(20) Horsey, dans Haklvit (p. 528).
(21) Annales de Nikon (vol. VII, p. 337, 340 et 355). — Horsey dans Haklvit (p. 527). — Pétréjus, Chroniques Moscovites (p. 206), raconte que les Boyards, connaissant la faiblesse de Fédor, du consentement du Tsar, lui donnèrent pour aide Godounoff ; que Fédor se leva de sa place, passa une chaîne d’or au cou de son beau-frère et lui dit : « Boris, avec cette chaîne je te confère le titre de Régent, désirant que tu me débarrasses de tout le poids du pouvoir et que tu t’en charges ; que tu décides toutes les affaires peu importantes, et que, dans celles qui en méritent la peine, tu t’en référes à moi comme à un Souverain ». Cette chaîne d’or de Grand-Duc fut donnée beaucoup plus tard par Fédor à Boris. Le Suédois Pétréjus, envoyé plusieurs fois en Russie par Charles IX, du temps des Imposteurs, donne des détails très-circonstanciés des événemens d’alors, et dit qu’il en avait été témoin oculaire ; mais ses récits les plus intéressans sont tirés du manuscrit de la Chronique de Moscou, par Martin Bär (et non de Conrad Bussau, comme le dit Kelch), natif de Neistadt et curé de l’église luthérienne de Moscou, sous le règne de Godounoff et du faux Dmitri (Voyez la Chronique de Pétréjus, p. 276). Ainsi, en nous référant à Pétréjus, nous nous référons à Bär dont les Annales, en allemand avec un titre latin (Chronicon Moscovitum, continens res a morte Joannis Basilidis tyranni, omnium quos sol post natos homines vidit, immanissimi et truculentissimi, an. Christi 1584-1612), m’ont été communiquées par M. le comte de Romanzoff.
(22) Haklvit (p. 528).
(23) Annales de Nikon (t. VIII, p. 7). — Les livres des Degrés de Latoukhin. — Le livre du Rosrède. — Affaires de Pologne (no. 15. f. 427).
(24) Chronique de Strogonoff et celle de Rémesoff.
(25) V. tome IX, de cet ouvrage.
(26) L’endroit à l’embouchure de l’Irtiche où des fortifications avaient été construites par Mansouroff et Mechtcheriak, s’appelle encore aujourd’hui en laugue Ostiaque Rouche Vache, c’est-à-dire Ville Russe.
(27) Collection des actes de l’Empire (t. II, p. 134).
(28) (Chronique de Rémesoff. — Histoire de Sibérie, par Müller (p. 224). — Collection des actes de l’Empire (t. II, p. 131).
(29) Histoire de Sibérie, par Müller.
(30) Affaires de Pologne (no 16, f. 27).
(31) Haklvit (p. 521). Bows quitta Moscou le 30 mai, la veille du jour du couronnement de Fédor.
(32) Affaires de l’Angleterre (no 1, f. 236).
(33) History of England, appendix (t. III).
(34) Horsey retourna auprès du Tsar, le 15 juillet 1586.
(35) Affaires d’Angleterre. — Élisabeth nomme Godounoff « Our most dear and loving Cousin », notre très-cher et aimable Cousin.
(36) Affaires de Pologne (no 15, f. 1 et suiv.). Fédor envoya le 12 avril 1584, le dignitaire Ismaïloff à Bathori, pour lui annoncer son avénement au Trône.
(37) Affaires de Pologne, Sapiéha quitta Moscou le 28 juillet. Le Tsar envoya le gentilhomme Islenief à Bathori, avec la nouvelle qu’il avait rendu la liberté à tous les prisonniers Lithuaniens. Bathori le remercia et promit d’agir de même envers les prisonniers faits sur nous, excepté les Voïévodes et les principaux Enfans-Boyards.
(38) Nikita Romanovitche mourut en 1585, selon la Liste des Boyards, et selon d’autres le 23 avril 1586. Fletcher (de l’Empire Russe), dit qu’on supposait qu’il avait été empoisonné.
(39) Livres des Degrés de Latoukhin. — La Chronique de Morosoff et celle de Nikon.
(40) Fletcher, de l’Empire Russe (p. 27). — Müller, Essai d’une nouvelle Histoire de la Russie (p. 41) — La Liste des Boyards.
(41) Affaires de Pologne.
(42) Depuis le 29 mai jusqu’au 3 juin 1587, les Ambassadeurs Russes ne réussirent pas dans leurs négociations avec Bathori, au sujet de la rançon des prisonniers Russes ; mais le secrétaire de Bathori, Jean Loveisky, les atteignit à leur retour à Borisoff, et convint avec eux que le Roi donnerait la liberté à tous les prisonniers, si le Tsar envoyait au Roi trente-deux mille roubles, quinze jours avant la Pentecôte. Les Ambassadeurs Russes arrivèrent à Moscou le 4 avril, et se plaignirent de la grossièreté de Bathori et de ses Grands.
(43) Affaires de Pologne (no 16, f. 29).
(44) Heidenst. Res Pol. (p. 238). — Étienne envoya à Rome son neveu André Bathori et le jésuite Antoine Poissevin (V. tome IX de cet ouvrage).
(45) Affaires de Pologne (no 16).
(46) Nos Ambassadeurs prirent congé du Roi le 29 août et retournèrent à Moscou le premier octobre.
(47) Affaires de la Cour d’Autriche (no 5, f. 45).
(48) Affaires de Pologne (no 15, f. 598).
(49) V. tome IX de cet ouvrage et Affaires de la Suède (no 4).
(50) Lorsque Schestounoff redemanda les villes prises sur nous par les Suédois, Tott et de La Gardie répondirent : « A-t-on jamais entendu dire qu’on rend des villes gratis ? On donne bien des pommes et des poires, mais pas des villes ».
(51) Affaires de la Cour d’Autriche (no 4). — Novossiltzoff quitta Moscou avec son interprète au mois de novembre 1584. Il eut plusieurs conversations avec Daniel Prinz, employé autrichien, qui, à ce qu’il paraît, connaissait la langue slave.
(52) V. tome IX de cet ouvrage et dans les Archives du Collège des affaires étrangères la lettre du Roi de Danemarck Frédéric II, au Tsar Fédor Ier, en date du 25 août 1585. On y trouve aussi un passeport allemand, donné le 13 août 1592, par le capitaine Normann, et d’après les ordres du Roi de Danemarck, au négociant Meyer, qui allait en Russie avec des marchandises, ainsi qu’une lettre des Bourgmestres de Lubeck, au lieutenant de Pskoff, Ivan Schouisky, par laquelle ils le supplient d’accorder un libre passage à leurs Députés, pour se rendre auprès de l’Empereur de toute la Russie. Hors cela, nous ne savons rien sur nos relations de ce temps avec les villes anséatiques.
(53) V. tome IX de cet ouvrage et Affaires de la Crimée (no 16).
(54) Affaires de la Turquie (no 2).
(55) Livres du Rosrède, an 1585.
(56) V. tome VI de cet ouvrage.
(57) Affaires de la Géorgie (no. 1).
(58) Chavkal ou Chamkal, était le nom du prince suprême du Daguestan, qui résidait à Tarki ou Terki, ville abandonnée et rasée en 1728. La ville actuelle de Terki est bâtie sur un autre plan. (Affaires de la Géorgie f. 92).
(59) Les présens pour le Tsar de l’Ibérie, dont les envoyés furent chargés, consistaient en quarante zibelines à cent roubles la pièce, deux renards noirs à trente roubles, mille hermines à quarante roubles, dix dents de poisson à vingt roubles, une cotte de maille de trente roubles, une cuirasse de vingt roubles, un casque de trente roubles. (Affaires de la Géorgie).
En octobre 1588, une nouvelle ambassade d’Alexandre arriva à Moscou avec la confirmation de sa soumission. Les présens envoyés au Tsar consistaient en un tapis d’or, une couverture d’or, deux pièces de damas de Perse et différentes soieries brochées en or ; quinze pièces de damas de Perse, sans or, trois pièces de velours uni, trois pièces de satin uni, un coursier bai, une housse en velours rouge, une ceinture en drap d’or.
(60) Quant au nouveau titre de Fédor, voyez les actes diplomatiques de ce temps, comme, par exemple les Affaires de Pologne (no. 21, f. 208), dans le rapport de l’ambassadeur Islenief.
(61) Affaires de la Lithuanie (no. 16). — Affaires de la Perse (no. 1)
(62) Les ambassadeurs du Schah arrivèrent chex nous au mois de mai 1590.
(63) Affaires de la Géorgie (no. 1).
(64) Affaires de la Perse (f. 199).
(65) Voyez plus bas pour le nombre des troupes de Fédor dans la guerre avec la Suède, en 1590.
(66) Livres du Rosrède, règne de Fédor en 1584.
(67) Annales de la Dvina.
(68) Annales de Nikon.
(69) Affaires de la Perse (no. 1).
(70) Livres du Rosrède, pendant le règne de Fédor, an 1584. Par fois Fédor dinait dans le couvent de Tchoudoff avec des Boyards qu’il invitait,
(71) Voyez les Livres généalogiques.
(72) Annales de Nikon et autres. Selon les livres des Degrés de Latoukhin, Godounoff se réconcilia avec les Schouisky encore en 1585.
(73) Telle fut toujours la réponse des Métropolitains au Conseil de Lithuanie, lorsqu’ils étaient invités à prendre part dans les affaires politiques.
(74) Le Soudebnik, Code donné par le tsar Ivan Vass…
(75) Livres des Degrés de Latoukhin. — On conserve encore dans la bibliothèque synodale, l’acte en original, donné par le tsar Fédor Iv : à ce Métropolitain, le 24. janvier 1587 ; il y est dit, entre autre, qu’il est défendu aux fonctionnaires d’entrer dans les possessions des couvens ou du Métropolitain, pour lever des droits.
(76) Selon le récit invraisemblable de Chitrée, le Tsar Ivan avait écrit dans son testament, que, si Irène ne devenait pas mère après deux ans, elle devait être séparée de Fédor, et que celui-ci devait prendre une autre épouse. — Pétréjus, dans la Chronique de Moscou, dit : « Boris représenta au Métropolitain qu’il serait préférable que Fédor n’eut point de fils, parce qu’ils ne pourraient pas abandonner, sans exciter des troubles, la Couronne à Dmitri, ni Dmitri à eux ». Ce n’est point vraisemblable. Dmitri n’aurait eu aucun droit à la Couronne, si Fédor avait laissé des fils. — Pétréjus nomme l’épouse choisie pour Fédor, sœur du prince Floro Ivanovitche Zizlphouchis (au lieu de Fédor Iv : Mstislafsky), en ajoutant qu’elle fut secrètement conduite de la maison au couvent.
(77) Affaires de la Pologne (no. 18). — Annales de Nikon. — Livres des Degrés de Latoukhin. — Chronique de Morosoff (p. 7095, an 1597). — Annales de Pskoff.
(78) Heidenstein et Fletcher.
(79) V. tome IX, de cet ouvrage et Kelch (p. 392).
(80) Fletcher, de l’Empire Russe.
(81) Chronique de Morosoff.