Histoire de l’empire de Russie/Tome IX/Chapitre II

Traduction par Auguste de Saint-Thomas.
Galerie de Bossange Père (IXp. 62-171).

CHAPITRE II.

Suite du règne de Jean IV.
1563 — 1569.


1563.
Négociations et guerre avec la Pologne.
La trève que Jean avait accordée à Sigismond n’empêchait pas les Russes et les Polonais de se 1563. harceler mutuellement. De légers détachemens moscovites achevèrent la conquête de la principauté de Polotsk, tandis qu’à la tête des Cosaques et des Tatars de Bielgorod, le prince Michel Vichnevetsky, général du roi de Pologne, ravageait les districts de Tchernigof et Starodoub : enfin, le 5 décembre 1563, les ambassadeurs de Sigismond, long-temps attendus, arrivèrent à Moscou, et, selon leur coutume, ils commencèrent par revendiquer Novgorod, Pskof, indépendamment de toutes les conquêtes de l’aïeul et du père de Jean : ils portaient même leurs prétentions jusque sur celles du tzar ; également fidèles à leur ancienne habitude, les boyards russes répondirent qu’afin de consolider la paix, il était nécessaire que les troupes du tzar reprissent aux Polonais, non-seulement Kief, la Volhynie et la Podolie, mais encore Vilna, ancienne propriété de la Russie. Ils mirent en avant les torts, la perfidie, l’orgueil du roi qui refusait à Jean le titre de tzar et nourrissait le dessein secret de soumettre la Livonie à sa puissance, oubliant que, dès le onzième siècle, Yaroslaf-le-Grand avait fondé dans cette province la ville d’Yourief (Dorpat) ; et qu’Alexandre Nevsky y avait porté le fer et la flamme, pour traiter les Allemands révoltés en sujets rebelles et coupables. Les boyards 1563. ajoutèrent au nom du tzar : « Cet état de choses n’a jamais changé depuis le temps où vivaient, et mon aïeul grand redresseur de torts, et mon illustre père conquérant de notre antique patrimoine, jusques à moi humble chrétien. » Dans la suite de la discussion on modéra néanmoins les prétentions réciproques : les Russes consentaient à ne plus faire mention de Vilna, de la Podolie et de la Volhynie : ils abandonnaient la Courlande à Sigismond, ne se réservant que la principauté de Polotsk, espérant, par ces concessions, conclure une trève de dix ou quinze ans ; toutefois les ambassadeurs ayant refusé de souscrire à ces conditions, Jean leur dit : « Votre roi est le maître de me refuser le nom de tzar. Je n’ai pas besoin de titres, car personne n’ignore que ma dynastie descend de César Auguste, et il est hors du pouvoir des hommes de ravir ce que Dieu a donné. » Il est vraisemblable que l’on expliqua aux ambassadeurs une pareille généalogie, faite pour les étonner. Il est bon de savoir que les érudits du temps, pour flatter sans doute l’orgueil de Jean, faisaient descendre Rurik, premier prince de Novgorod, d’un prétendu frère d’Auguste, nommé Pruss, qui, d’après eux, aurait abandonné Rome pour venir régner sur la Prusse. 1563. Sans entrer en explications au sujet des ancêtres de Rurik, les envoyés du roi ne voulurent point consentir à la cession de Polotsk et quittèrent Moscou le 9 du mois de janvier.

1564. Aussitôt, les voïévodes moscovites se mirent en campagne. Sorti de Polotsk, Schouïsky combina ses opérations contre la Pologne avec les princes Sérébrianoï-Obolensky, arrivés à Viazma, et tous reçurent du tzar l’ordre de se réunir à Orscha, pour marcher ensuite sur Minsk et Novogrodok, en Pologne : il avait lui-même déterminé les campemens, tracé tous les mouvemens de l’armée ; mais, par une singulière fatalité, Schouïsky, cet illustre conquérant de Dorpat, prince célèbre par ses exploits autant que par son humanité, commit la plus étonnante imprudence, comme si tout à coup il eût été aveuglé par la fortune. Il marchait, sans précautions, à la tête des troupes, dont les armes et les bagages suivaient l’armée dans des traîneaux : point d’avant-garde ! personne qui songeât à l’ennemi ! tandis que Radzivil, voïévode de Troïsk, campé près de Vitebsk avec la garde du roi et l’élite des troupes polonaises, avait de nombreux espions et des rapports exacts sur la situation de ses ennemis. Arrivé aux environs d’Orscha, dans une position resserrée et 1564. couverte de bois, il se jette à l’improviste sur les Russes qui, n’ayant le temps ni de s’armer, ni de former leurs rangs, sont défaits à l’instant. Voïévodes et soldats, tous prirent honteusement la fuite ! L’infortuné Schouïsky paya son imprudence de sa vie. Selon quelques rapports il périt d’un coup de feu à la tête et fut trouvé dans un puits : d’autres disent qu’un paysan polonais le tua à coups de hache (4). Entre autres officiers de marque, les Russes perdirent les deux princes Siméon et Théodore Paletsky ; le voïévode Pletchtchéief, le prince Jean Okliabinin furent faits prisonniers, ainsi que plusieurs enfans boyards ; cependant sur vingt mille combattans, nous ne perdîmes pas deux cents hommes dans ce désastre : le reste s’enfuit à Polotsk, abandonnant ses bagages et son artillerie entre les mains de l’ennemi. Le corps de Schouïsky fut porté en triomphe à Vilna. Les prisonniers furent présentés au roi, alors malade à Varsovie ; il fit chanter un Te Deum, et la joie lui rendit la santé.

Cette victoire ne procura pas à Sigismond les heureux résultats qu’il en attendait. Radzivil n’avait point l’intention de livrer bataille aux princes Obolensky, campés près d’Arscha ; il voulait seulement les faire sortir des États du 1564. roi ; à cet effet il expédia à Doubrovna un courrier polonais, porteur de la nouvelle du désastre de Schouïsky. Ce courrier avait ordre de passer dans des lieux où il était certain de rencontrer des Russes : 9 février. il fut enlevé et conduit aux généraux qui, instruits de l’événement, reprirent en effet le chemin de Smolensk, mettant tout à feu et à sang pour se venger de l’ennemi. Depuis Doubrovna jusqu’à Krïtchef toutes les habitations furent dévastées, et ils traînèrent en esclavage une multitude de laboureurs. Pendant les cinq mois suivans, les deux armées restèrent dans une inaction complète : enfin, dans le courant de juillet, le prince Tokmakof, voïévode russe, à la tête de quelques troupes d’infanterie et de cavalerie, s’étant porté de Nevle sur Ozéristcha, dans l’espoir de s’emparer de cette ville, 22 juillet. fut averti bientôt que douze mille Polonais, partis de Vitebsk, arrivaient au secours des assiégés : ce voïévode, connu par sa valeur, fit embarquer et partir pour Nevle l’infanterie et les bagages, et marcha, avec sa cavalerie seule, à la rencontre de l’ennemi, dont il battit l’avant-garde ; mais, à l’approche du gros de l’armée polonaise, il se vit forcé de battre en retraite et fit inhumainement massacrer les prisonniers. Boutourlin, voïévode de Smolensk, 1564. qui commandait les enfans boyards, les Tatars et les Mordviens, recommença à ravager la rive droite du Dniéper, traînant à sa suite quatre mille huit cents prisonniers des deux sexes : de leur côté, les Polonais inquiétaient par de fréquentes irruptions la province de Dorpat, tandis que les Cosaques de Sigismond pillaient les marchands et envoyés russes sur la route de Moscou en Tauride : ces entreprises étaient de peu d’importance ; mais la guerre ne tarda pas à prendre un caractère plus sérieux, et les dangers qu’elle présentait à la Russie s’augmentèrent bientôt par la trahison imprévue d’un des plus fameux voïévodes de Jean.

Transfuges russes en Pologne. La terreur que les cruautés du tzar inspiraient à tous les Russes, avait décidé un grand nombre d’entre eux à s’enfuir dans les pays étrangers, à l’exemple du prince Dmitri Vichnevetsky. Animé de zèle pour la gloire de sa patrie, pénétré d’amour pour son souverain tant qu’il le vit sur le chemin de la vertu, il ne voulut pas s’exposer aux caprices d’un tyran. Il se retira auprès de Sigismond qui le reçut avec bonté, qui l’accueillit comme un ennemi de Jean, et chargea son propre médecin de le traiter d’une maladie grave que l’on regardait comme la suite d’un empoisonnement ; mais ce brave guerrier 1564. ne pouvait concevoir la pensée de verser le sang de ses frères en religion. Cédant aux secrètes sollicitations de quelques seigneurs moldaves qui l’engageaient à les délivrer d’Étienne, leur indigne hospodar, il marcha avec une troupe de fidèles Cosaques à la conquête de nouveaux lauriers, et se trouva victime de la perfidie. Personne n’étant venu se ranger sous ses drapeaux, il fut fait prisonnier par Étienne, qui l’envoya à Constantinople, où le sultan lui fit trancher la tête.

Vichnevetsky avait été suivi en Pologne par les frères Tcherkasky, tous deux officiers distingués, menacés sans doute de la disgrâce du souverain. Il est des circonstances où la fuite ne peut pas être considérée comme une trahison ; où les lois civiles doivent céder à la puissance de la loi naturelle, qui autorise à fuir un persécuteur ; mais malheur au citoyen qui se venge sur sa patrie des injustices d’un tyran ! Trahison du prince André Kourbsky. C’est pour l’historien un pénible devoir que celui de ranger un homme illustre au nombre des criminels d’État ; toutefois il se doit à l’impartialité. Un jeune et brave voïévode, couvert, dès l’âge le plus tendre, de glorieuses blessures ; l’homme des combats, l’homme du conseil ; qui avait participé aux brillantes conquêtes de Jean ; 1564. héros à Toula, à Kazan, dans les déserts des Bachkirs comme aux champs de la Livonie ; naguères favori, ami particulier du tzar, le prince André Kourbsky enfin, imprima sur son front le sceau de l’infamie ! Jusqu’à cette époque rien n’avait souillé sa gloire aux yeux de la postérité : tout à coup le tzar, qui le considérait comme un ami des Adascheff, lui avait retiré son affection et ne cherchait que l’occasion de condamner un innocent. Ce fier voïévode, lorsqu’il commandait à Dorpat, avait eu à supporter des reproches, des insultes diverses ; plusieurs fois il s’était entendu menacer, lorsqu’enfin il apprend que l’on prépare sa perte. Une mort honorable au milieu des combats ne pouvait effrayer son imagination ; mais, frémissant à l’idée du supplice, il expose à son épouse qu’il ne lui restait plus que deux partis à prendre, ou de mourir bientôt à ses yeux, ou d’avoir le courage de la quitter pour toujours. Cette femme généreuse répondit qu’elle était prête à sacrifier son bonheur pour sauver les jours de son époux, et le prince, baigné de larmes, prend congé d’elle : il donne sa bénédiction à son fils, âgé de neuf ans, profite de la nuit pour sortir secrètement de sa maison, franchit les murailles de la ville, et, au moyen de deux chevaux préparés 1564. par un domestique affidé, il arrive heureusement à Volmar, ville occupée par les Polonais : le voïévode de Sigismond le reçut en ami et lui promit, au nom de son maître, un rang, une fortune dignes de lui. Avant tout, Kourbsky voulut expliquer au tzar les motifs de sa démarche hardie, épancher la douleur, l’indignation qui remplissaient son âme, et, cédant à l’impulsion du sentiment, il lui écrivit une lettre que son fidèle serviteur, l’unique compagnon de sa fuite, se chargea de remettre lui-même. Il tint parole : arrivé à Moscou il trouve le tzar à l’entrée du palais et lui présente sa dépêche cachetée : « C’est, lui dit-il, de la part de mon maître, maintenant exilé, le prince André Kourbsky. » Le tzar, transporté de courroux, lui donne dans les jambes un coup de son bâton ferré, et le sang coule de la blessure. Immobile, l’envoyé garde le silence, tandis qu’appuyé sur ce bâton, Jean se fait lire la lettre de Kourbsky ; elle était ainsi conçue :

Correspondance de Kourbsky avec le tzar. « Monarque autrefois illustre, jadis béni du Seigneur, mais, pour la punition de nos péchés, consumé aujourd’hui d’une fureur infernale, corrompu jusques au fond de la conscience ; tyran dont les plus infidèles souverains de la terre n’offrent point de modèle, écoute-moi ! 1564 Dans le trouble qui bouleverse mon cœur affligé, je dirai peu, mais avec l’accent de la vérité. Pourquoi, au milieu d’affreux supplices, as-tu déchiré les forts dans Israël, ces illustres guerriers que le ciel t’avait donnés ? Pourquoi as-tu versé leur sang précieux et sacré, dans les temples du Très-Haut ? N’étaient-ils pas enflammés de zèle pour leur souverain, pour leur patrie ? Habile à forger des calomnies, tu donnes aux fidèles le nom de traîtres, aux chrétiens celui d’enchanteurs ; à tes yeux les vertus sont des vices, la lumière n’est que ténèbres : et en quoi ces dignes protecteurs de la Russie t’avaient-ils offensé ? Ne sont-ils pas les héros qui ont détruit les royaumes de Bâti, où nos ancêtres gémissaient dans un cruel esclavage ? N’ont-ils pas couvert de gloire et ton règne et ton nom, en faisant tomber devant toi les forteteresses des Germains ? Quelle est la récompense de ces infortunés ? la mort !… Eh quoi ! te croiras-tu donc immortel ? N’est-il pas un Dieu et un tribunal suprême pour les rois ? Je ne détaillerai pas ici ce qu’il m’a fallu souffrir de tes cruautés ; mon âme en est encore trop fortement navrée ; je n’ai qu’une chose à dire : tu m’as contraint d’abandonner la sainte Russie ! mon sang répandu pour toi crie vengeance au Tout-Puissant, qui lit au fond des cœurs. J’ai cherché à découvrir en quoi je puis m’être rendu coupable, soit dans mes actions, soit dans mes pensées les plus secrètes : j’ai scrupuleusement interrogé ma conscience et j’ignore mon crime envers toi. Jamais, sous ma conduite, tes bataillons n’ont tourné le dos à l’ennemi : ma gloire a rejailli sur toi ? Mes services ne se bornent pas à un ou deux ans passés dans les fatigues, consacrés aux exploits guerriers ; pendant un grand nombre d’années j’ai souffert le besoin, la maladie, loin de ma mère,de mon épouse, de ma patrie. Compte mes combats et mes blessures ! je n’en veux pas tirer vanité, mais Dieu sait tout : c’est à lui que je me confie, plein d’espoir dans l’intercession des saints et de mon aïeul le prince Féodor de Yaroslaf.…

» Adieu ! nous voilà séparés pour jamais et tu ne me reverras plus qu’au jour du jugement dernier ; mais les pleurs des victimes innocentes préparent le supplice du tyran. Crains les morts eux-mêmes ! Ceux que tu as massacrés sont auprès du trône du souverain juge et demandent vengeance ; tes armées ne te sauveront pas : de vils flatteurs, ces indignes 1564. boyards compagnons de tes festins et de tes débauches, corrupteurs de ton âme, t’apportent leurs enfans en sacrifice ; toutefois ils ne te rendront pas immortel.

» Cette lettre, arrosée de mes larmes, sera déposée dans ma tombe ; je paraîtrai avec elle au jugement de Dieu. Amen ! Écrit dans la ville de Volmar, domaine du roi Sigismond, mon souverain, de qui, avec l’aide du Tout-Puissant, j’espère les bontés et j’attends des consolations dans ma douleur. »

Jean ayant écouté la lecture de cette lettre fit donner la question à celui qui l’avait apportée, afin d’obtenir l’aveu de toutes les circonstances de la fuite de Kourbsky, de découvrir ses liaisons secrètes et le nom de ses partisans. Le vertueux Schibanof, dont le nom appartient à l’histoire, ne dévoila rien ; au milieu des tortures, il faisait l’éloge de son maître et se trouvait heureux de mourir pour lui. Tant de grandeur d’âme, de fermeté, de zèle et d’attachement, excitèrent la surprise de tous les spectateurs ; le tzar lui-même en témoigna son admiration dans sa lettre à l’exilé ; car, agité par la colère, troublé par l’inquiétude de sa conscience, il répondit sur-le-champ à Kourbsky :

« Au nom de Dieu tout-puissant, écrit-il, 1564. au nom de ce Dieu, maître de notre existence et de nos actions, par lequel les rois règnent et les puissans parlent, réponse humble et chrétienne à l’ex-boyard russe, notre conseiller et voïévode, prince André Kourbsky, qui forma le projet de devenir souverain d’Yaroslavle……

» Pourquoi, malheureux, veux-tu perdre ton âme comme un traître, en sauvant par la fuite un corps périssable ? Si tu es vraiment juste et vertueux, pourquoi n’avoir pas voulu mourir par les ordres de ton maître, et mériter ainsi la couronne du martyre ? Qu’est-ce que la vie ? Que sont les richesses et les grandeurs humaines ? Ombre et vanité ! Heureux celui à qui la mort peut procurer le salut de l’âme ! La conduite de ton esclave Schibanof doit te faire rougir ; il a conservé sa vertu devant nous et nos sujets. Fidèle à ses sermens il n’a point trahi son maître aux portes du tombeau, et toi, pour un seul mot qu’exhala mon courroux, tu attires la malédiction due aux traîtres non-seulement sur toi, mais encore sur l’âme de tes ancêtres : car ils ont juré à mon illustre aïeul de nous servir avec fidélité, eux et tous leurs descendans.

» J’ai lu ta lettre et j’en ai compris les expressions. 1564. Le venin de l’aspic est dans la bouche du parjure ; ses paroles sont autant de traits empoisonnés. Tu te plains des persécutions que je t’ai fait éprouver ; mais tu ne serais pas maintenant auprès de notre ennemi, si je n’avais pas été trop clément envers vous tous, ingrats que vous êtes ? Il est vrai que je t’ai quelquefois puni de tes fautes…… Je l’ai fait toujours avec ménagement et en ami, tandis que je t’accordais d’éclatantes récompenses. Tu étais si jeune encore, voïévode et conseiller du tzar, comblé d’honneurs et de richesses. Rappelle à ta mémoire le souvenir de ton père ; il vivait sous la protection du prince Michel Koubensky ! Tu te glorifies d’avoir versé ton sang dans les batailles ; mais tu n’as fait que payer ta dette à la patrie ; et d’ailleurs est-elle donc si grande la gloire de tes exploits ? Lorsque le khan fuyait de Toula, vous étiez rassemblés à un festin chez le prince Temkin et vous aviez laissé à l’ennemi le temps de rentrer dans ses déserts. À Nevle, vous aviez plus de 15,000 hommes sous vos ordres et vous n’avez pu défaire 4,000 Polonais ! Tu parles des royaumes de Bâti dont vous avez fait la conquête ; sans doute tu entends par là le royaume de Kazan, car tes yeux n’ont pas 1564. aperçu Astrakhan ; que d’efforts nous a-t-il fallu faire pour vous mener à la victoire ? Non-seulement vous refusiez de me suivre, mais vous refroidissiez encore, par vos discours insensés, le zèle de vos compagnons d’armes. Lorsque sous les murs de Kazan, la tempête eut dispersé nos vaisseaux, englouti nos munitions, vous vouliez fuir comme des lâches ; vous demandiez une bataille décisive qui pouvait compromettre le sort de l’armée, sans autre but que celui de retourner au plus tôt dans vos palais, ou vainqueurs ou vaincus. Que faisiez-vous lorsque Dieu nous donnait une ville ? Vous vous occupiez du pillage ! Pouvez-vous aussi vous vanter de la conquête de la Livonie ? À cette époque tu vivais tranquillement à Pskof et nous t’avons donné sept fois, ainsi qu’au prince Schouïsky, l’ordre de marcher contre les Allemands. À la vérité, vous avez pris alors plus de cinquante villes avec un petit nombre de troupes ; dis-le-moi, ces avantages sont-ils dus à vos talens ou à votre valeur ? Non, vous les avez obtenus seulement par l’exécution, bien que tardive, de mes propres plans. Quels sont vos opérations ultérieures avec votre sage, votre prudent Alexis Adaschef, qui commandait une 1564. armée nombreuse ? À peine avez-vous pu vous emparer de Fellin ! Vous vous êtes retirés de Veissenstin ! Sans votre insubordination, la Livonie serait depuis long-temps en notre pouvoir. Vous avez vaincu malgré vous, agissant comme des esclaves dirigés par la contrainte.

» Vous avez, dites-vous, versé votre sang pour moi ; mais que de sueurs, que de larmes m’a coûté votre insubordination ? Qu’était la patrie pendant votre règne et notre minorité ? Un vaste désert de l’Orient à l’Occident !…… Après vous avoir soumis, j’ai élevé des villes et des bourgs dans les lieux où erraient naguères les bêtes féroces. Malheur à la maison gouvernée par une femme ! Malheur à un État gouverné par plusieurs maîtres ! César Auguste commandait à l’univers, parce que personne ne partageait sa puissance. Byzance tomba aussitôt que les empereurs commencèrent à écouter les éparques, les moines et les prêtres, frères de votre Sylvestre. »

Jean détaille ici, contre ses favoris, des griefs déjà connus du lecteur et continue ainsi :

« Ce que tu dis de mes cruautés prétendues est un impudent mensonge ; je ne fais pas périr les puissans d’Israël ; je n’arrose point 1564. de leur sang les temples du Seigneur. Les puissans, les hommes vertueux vivent et sont à mon service. Je sévis contre les traîtres seuls ; mais dans quels lieux les épargne-t-on ? Constantin-le-Grand n’a-t-il pas sacrifié son propre fils ? Combien de chrétiens ton ancêtre le prince Féodor n’a-t-il pas massacrés dans Smolensk ? Sans doute j’ai infligé beaucoup de chatimens, et ce pénible devoir a déchiré mon cœur ; cependant tout le monde sait que le nombre des trahisons est plus considérable encore. Interroge les marchands étrangers qui arrivent dans mes États ; ils te diront que tes protecteurs sont des scélérats reconnus, que la Russie ne pouvait plus supporter : et qui sont-ils ces protecteurs de la patrie ? Des Saints ou bien des dieux comme Jupiter, Apollon ? Jusqu’à présent les souverains de Russie ont été libres et indépendans : ils ont récompensé ou puni leurs sujets, selon leur bon plaisir et sans en rendre compte à qui que ce soit ; jamais cet ordre de choses ne changera. Je ne suis plus un enfant : j’ai besoin de la grâce de Dieu, de la protection de la Vierge Marie et de tous les Saints, mais je ne demande point de leçons aux hommes. Gloire au Tout-Puissant ! La Russie prospère, mes boyards 1564. vivent dans la paix et la concorde ; il n’y a que vos amis, vos conseillers qui machinent dans les ténèbres.

» Tu me menaces du jugement du Christ dans l’autre monde : crois-tu donc que la puissance divine ne régit pas également celui-ci ? Voilà une hérésie manichéenne ! Selon vous, Dieu règne aux Cieux, Satan dans les enfers et les hommes sur la terre. Erreur ! mensonge ! La puissance du Seigneur s’étend partout, dans cette vie et dans l’autre. Tu m’annonces que je ne verrai plus ta face éthiopienne : ô ciel ! quelle infortune pour moi !…. Tu entoures le trône du Très-Haut de ceux que j’ai fait périr : nouvelle hérésie ! Personne, a dit l’apôtre, ne peut voir Dieu. Oui, enferme ta lettre dans ton cercueil, tu prouveras par là que la dernière étincelle du christianisme est éteinte dans ton cœur, car un bon chrétien meurt en aimant, en pardonnant, et non pas avec des sentimens de haine.

» Pour comble de trahison tu prétends que Volmar, ville de Livonie, est un domaine du roi Sigismond, et tu attends l’effet des bontés de ce prince, après avoir abandonné ton légitime souverain, le maître que Dieu t’avait donné, pour en choisir un meilleur. Ton grand 1564. roi est l’esclave des esclaves ; est-il donc étonnant qu’il soit loué par des esclaves ? Mais je me tais, car Salomon défend de perdre ses paroles avec des insensés et je te considère comme tel. Écrit dans notre résidence de Moscou, en grande Russie, le 5 du mois de juillet, l’an du monde 7,072. »

Cette lettre, remplie de citations de l’ancien et du nouveau Testament, de témoignages historiques, d’interprétations théologiques et d’ironies grossières, forme un livre entier dans l’original. Kourbsky y répondit avec mépris, reprochant au tzar l’oubli de la dignité souveraine qu’il ravalait par des propos injurieux, par un mélange indécent de la parole divine avec un tissu de mensonges et de calomnies : « Je suis innocent et je gémis dans l’exil, lui écrivit-il ; les gens vertueux seuls plaignent mon sort, ainsi je n’ai rien à espérer de toi : attendons ! le temps de la vérité n’est pas éloigné. »

Jusqu’ici nous n’avons à reprocher au fugitif que l’âpreté de ses plaintes, et le sacrifice d’un bon, d’un fidèle serviteur au plaisir de la vengeance, à la satisfaction de tourmenter son tyran par un langage hardi : au moins rien ne nous le montre encore comme criminel d’État, car nous ne pouvons ajouter foi à l’accusation qui lui 1564. suppose le désir de devenir souverain d’Yaroslaf ; mais bientôt, emporté par la passion, cet homme infortuné perdit, avec l’avantage du bon droit, la conscience de sa vertu, consolation si précieuse dans le malheur ! Il pouvait, sans crime comme sans remords, chercher dans la Pologne même un refuge contre son persécuteur : malheureusement, ses ressentimens l’entraînèrent, et il se joignit aux ennemis de sa patrie ! Favorablement accueilli par Sigismond, qui lui donna en toute propriété le riche fief de Kovel, il livra à ce prince son âme et son honneur ; il lui prodigua des conseils dont l’exécution devait causer la ruine de la Russie, lui reprochant sa faiblesse, mettant tout en œuvre pour lui persuader d’agir avec plus de résolution, de ne point ménager son trésor à l’effet d’exciter le khan contre le tzar. Invasion des Polonais et des Tatars de Crimée. Bientôt on apprit à Moscou que 70,000 hommes, Polonais, Lithuaniens, Prussiens, Allemands, Hongrois, Valaques, marchaient sur Polotsk, commandés par le traître Kourbsky, tandis que Devlet-Ghireï, à la tête de 60,000 brigands, avait pénétré dans la province de Rezan.

Cette dernière nouvelle causa au tzar une pénible surprise ; elle lui parvint au moment où il se rendait en pélerinage à Souzdal, attendant, 1564. d’un jour à l’autre, un nouveau traité du khan : car celui-ci lui avait promis paix et alliance. En effet l’acte était préparé, et déjà Nagoï, ambassadeur russe, se disposait à quitter la Tauride, lorsque l’or de Sigismond vint tout changer. Aussitôt Devlet-Ghireï se précipite sur la Russie qu’il supposait sans défense, le roi lui ayant écrit que Jean se trouvait, avec toutes ses troupes, sur les frontières de la Livonie. Il est vrai que, trompé par les assurances amicales du khan, le tzar avait licencié l’armée d’Ukraine, de sorte que Rezan, assiégée par Devlet-Ghireï, n’avait pour résister à ses attaques que le courage de ses propres citoyens. Cette ville dut son salut à l’héroïsme du boyard Alexis Basmanof et de son fils Féodor, favoris de Jean, qui se trouvaient alors dans leurs riches domaines, sur les rives de l’Oka. Les premiers, ils donnèrent avis de l’invasion de l’ennemi, prirent les armes, et, à la tête de leurs gens, mirent en déroute plusieurs détachemens tatars : ensuite ils se jetèrent dans Rezan, dont les antiques murailles tombaient en ruines, mais où leur zèle, leur intrépidité, secondée par les exhortations de l’évêque Philotée, enflammèrent les habitans d’un courage extraordinaire. Le jour, la nuit, les Tatars tentaient de continuels autant qu’inutiles 1564. assauts ; leurs cadavres étaient entassés au pied des remparts et l’artillerie de la ville portait le ravage jusque dans leur camp. Devlet-Ghireï apprit bientôt que le tzar était à Moscou ; que déjà le voïévode Féodorof et Yakovlef, à la tête de sa garde, campaient sur les bords de l’Oka, où de nouvelles troupes de Mikhaïlof et de Didilof devaient les joindre ; enfin que d’audacieux partisans russes battaient ses détachemens et s’approchaient même du gros de son armée ; de sorte que, sans attendre les Tatars détachés pour incendier le pays aux environs de l’Oka et de la Voja, il fit une retraite plus rapide encore que son invasion. On ne jugea pas à propos de le poursuivre : Mamaï, un des plus distingués parmi les princes de sa nation, ayant voulu piller les villages situés près de Pronsk, fut fait prisonnier avec 500 hommes : il en resta plus de 3,000 sur le champ de bataille, et, six jours après, le pays, débarrassé des Tatars, était rendu à la tranquillité. Jean, qui avait laissé la tzarine avec ses enfans dans le bourg d’Alexandrovsky, était sur le point de quitter sa capitale pour se rendre en personne à l’armée, lorsqu’un courrier des Basmanof vint lui annoncer la fuite de l’ennemi. La gloire personnelle de ses deux favoris ajoutait encore à sa 1564. joie, et il leur envoya sur-le-champ des médailles d’or.

Toute l’attention du tzar se porta dès lors sur Polotsk, où les armées russes obtenaient également de brillans succès, à la honte du traître Kourbsky et du fier Radzivil, principal voïévode de Sigismond. Ils avaient établi leur camp à deux verstes de la ville, entre la Dvina et la Polota, espérant s’en rendre maîtres par l’effet de la crainte ou de la trahison ; mais le prince Tchéniatef, voïévode de Polotsk, répondit à leurs propositions par des décharges d’artillerie, tandis que Siméon, ex-tzar de Kazan, les princes Pronsky et Obolensky, s’avançaient de Veliki-Louki sur les derrières de l’ennemi ; car, prévoyant l’effet des conseils de Kourbsky, le tzar avait eu soin de renforcer ses troupes sur cette frontière. Par une suite ordinaire de la destinée des traîtres, Kourbsky n’inspirait aucune confiance à Radzivil, et, méprisant ses avis, celui-ci redoutait une bataille dans laquelle il pouvait se trouver pris entre deux feux. Il resta donc dix-sept jours dans l’inaction, perdant beaucoup de monde sous les batteries de la ville, et le 4 octobre il repassa la Dvina pour aller camper sur le territoire lithuanien : 6 Novemb. d’un autre côté, les voiévodes moscovites, après avoir chassé les Polonais, 1564. enlevèrent Ozeritché à l’assaut, sans que l’illustre vainqueur de Schouïsky fit le plus léger mouvement pour sauver cette forteresse importante. Dans le cours du même automne, le prince Prosorovsky repoussa les troupes ennemies des environs de Tchernigof, et mérita la faveur du tzar en s’emparant de l’étendard de Sapieha, seigneur Polonais. Kourbsky à la tête de 15,000 Lithuaniens entra, pendant l’hiver, dans la province de Veliki-Louki ; ses opérations militaires se bornèrent à ravager les villages et les monastères. « Cela s’est fait contre ma volonté, écrivit-il au tzar, il m’a été impossible d’arrêter une soldatesque avide. J’ai porté la guerre dans ma patrie, ainsi que David, persécuté par Saül, en répandit les maux sur la terre d’Israël. »

Les entreprises des généraux polonais contre la province de Livonie entraient aussi dans les dispositions générales du roi, qui, pour faciliter les succès du khan et ceux de Radzivil, avait donné au prince Poloubensky, ainsi qu’à d’autres voïévodes, l’ordre de se porter sur Marienbourg, Dorpat, et la province de Pskof. Il y eut plusieurs affaires assez sérieuses, dans lesquelles les pertes et les avantages furent balancés. Un jour le valeureux Vechniakof, voïévode 1564. moscovite, défit l’ennemi : une autre fois le prince Jean Schouïsky et Schérémétief le jeune cédèrent le champ de bataille aux Polonais ; mais ceux-ci ne purent ni s’emparer de Krasnoï, ni défendre les environs de Schmilten, Venden, Volmar, Ronnebourg : le brave Boutourlin enleva de ces diverses villes 3,200 prisonniers, exploit que le tzar récompensa par une médaille d’or.

Les forces polonaises se trouvaient divisées. Le roi en avait dirigé une partie contre les Russes et l’autre contre les Suédois, car ceux-ci l’attaquaient par terre, tandis que leur flotte faisait la guerre aux Danois, se déchirant entre eux pour la malheureuse province de Livonie. Jean, qui se regardait comme seul et légitime souverain de ce pays, éprouvait une secrète joie de leurs divisions et riait des efforts de ces différentes puissances : il espérait même attiser encore le feu de cette guerre, Ambassade du grand-maître de l’Ordre Teutonique. et trouver dans Volfgand, grand-maître de l’ordre Teutonique, un nouveau frère d’armes contre Sigismond. Cet ordre, anéanti en Prusse, avait été rétabli en Allemagne, plutôt dans ses titres et cérémonies, que sous le rapport de son esprit et de son caractère. Volfgand écrivit au tzar que, soutenu par les troupes de l’empereur, il pouvait faire la conquête 1564. de la Prusse ; qu’il désirait l’alliance de la Russie, afin d’attaquer Sigismond avec leurs forces réunies, et que, pour ces négociations, il envoyait des ambassadeurs à Moscou. En effet, dans le mois de septembre 1564, ceux-ci y arrivèrent, porteurs des lettres de l’empereur Ferdinand et du grand maître ; néanmoins leur contenu n’avait pour but que d’implorer la liberté de Fürstemberg, ce vieillard retenu en captivité, et ne parlait ni d’alliance, ni de guerre. Le tzar, peu satisfait, répondit avec humeur que le grand-maître changeait d’idée d’un jour à l’autre ; qu’il voulait bien accorder Riga et Venden à Fürstemberg, dans le cas où Volfgand reprendrait ces villes à Sigismond ; enfin que l’empereur lui ayant écrit par des envoyés étrangers, au lieu de lui adresser directement des ambassadeurs, n’obtiendrait de lui aucune réponse.

Ainsi la trahison de Kourbsky et les projets de Sigismond pour ébranler le trône de Russie n’eurent d’autre résultat qu’une alarme momentanée dans Moscou. Départ mystérieux de Jean. Mais le cœur de Jean était en proie à de vives inquiétudes, qui ne lui laissaient aucun calme : de jour en jour son courroux s’enflammait davantage ; de noirs soupçons l’agitaient sans cesse, et tous les seigneurs vertueux lui paraissaient autant d’ennemis secrets, 1564. partisans de Kourbsky. La tristesse de leurs regards semblait lui cacher de perfides projets. Sa conscience coupable lui faisait interpréter leur silence même comme des menaces ou des reproches ; en un mot, il voulait des accusations et se plaignait d’en recevoir trop peu. Les délateurs les plus audacieux ne faisaient qu’irriter en lui la soif du sang ; cependant il semblait qu’une main invisible suspendît les effets de sa cruauté ; le tyran frémissait à l’aspect des victimes qu’il avait devant lui : il s’étonnait de les voir exister encore et ne cherchait qu’un prétexte à de nouvelles horreurs. Tout à coup, à l’entrée de l’hiver de 1564, le bruit se répand dans Moscou que, sans faire connaître le but de son voyage, le tzar allait partir, accompagné de sa famille, de ses gentilshommes, de ses gens de robe et de guerre, convoqués à cet effet des villes les plus éloignées, avec leurs femmes et leurs enfans (5). Le 3 décembre on voit arriver, de grand matin, sur la place du Kremlin, quantité de traîneaux dans lesquels on transporte aussitôt de l’or, de l’argent, des images, des croix, des vases précieux, des vêtemens, de la monnaie, etc. Le tzar se rend à l’église de l’Assomption, où il était attendu par le clergé et les boyards ; il ordonne au métropolitain 1564. de célébrer l’office, prie avec ferveur, reçoit la bénédiction d’Athanase et présente gracieusement sa main à baiser aux boyards, aux officiers et aux marchands. Ensuite il monte en traîneau avec la tzarine et ses deux fils, ainsi qu’Alexis Basmanof, Michel Soltikof, Viazemsky, Tcherbatof et d’autres favoris ; puis, escorté par un régiment de cavalerie, il part pour le village de Kolomensky : le mauvais état des chemins le força à s’y arrêter quinze jours, car à la suite d’un dégel extraordinaire et de fortes pluies, la débâcle des rivières s’était opérée. Le 17 décembre le tzar, suivi de tous ses bagages, se fit conduire dans le bourg de Taïninsky, de là au monastère de Troïtsky, et enfin il arriva, pour la fête de Noël, à la Slobode Alexandrovsky. Indépendamment du métropolitain, il se trouvait à Moscou un grand nombre d’évêques, ignorant, ainsi que les boyards et le peuple, ce que signifiait ce voyage insolite et mystérieux du souverain ; ils se livraient à l’inquiétude, à la frayeur, et s’attendaient à quelque sinistre événement : un mois s’écoula de la sorte.

1565.
Lettre de Jean au métropolitain et au peuple.
Le 3 janvier, l’officier Polivanof apporta au métropolitain une lettre du tzar, dans laquelle ce prince détaillait les séditions, les désordres, les crimes du gouvernement des boyards, pendant 1565. sa minorité. Il cherchait à prouver qu’à cette époque, les grands et les dépositaires du pouvoir avaient dilapidé le trésor public, les terres et les fiefs de la couronne, ne songeant qu’à s’enrichir sans s’occuper du sort de la patrie, et que, toujours animés du même esprit, ils suivaient le cours de leurs criminelles intrigues. Il prétendait que les voïévodes refusaient de défendre les chrétiens, s’éloignaient du service, abandonnant la Russie aux dévastations des Tatars, des Polonais et des Allemands ; « et lorsque, ajoutait-il, prenant l’équité pour guide, je témoigne mon ressentiment à ces fonctionnaires indignes, le métropolitain et le clergé prennent la défense des coupables, pour nous déplaire et nous importuner : en conséquence, ne voulant plus supporter vos perfidies, le cœur cruellement ulcéré, nous avons abandonné le gouvernement de l’État et sommes parti pour suivre le chemin que nous indiquera la Providence. » Les secrétaires Mikhaïlof et Vassilief lurent à haute voix, devant le peuple assemblé, une autre lettre adressée aux marchands et aux bourgeois. Le tzar y donnait aux bons Moscovites l’assurance de sa bienveillance, et terminait en disant que son mécontentement et sa colère n’avaient pas le peuple pour objet.

1565.
Consternation générale dans Moscou.
À cette nouvelle une consternation générale se répandit dans Moscou, car l’anarchie paraissait plus terrible encore que la tyrannie. « Le tzar nous a abandonnés ! s’écriaient les habitans, nous sommes perdus ! qui nous défendra contre les attaques des étrangers ? Comment les brebis pourraient-elles rester sans pasteur ? » Le clergé, les boyards, les grands officiers, les employés des tribunaux, supplièrent le métropolitain de tout employer pour fléchir le tzar. « Qu’il punisse, disait-on d’une voix unanime, qu’il punisse les séditieux et les conspirateurs ! n’a-t-il pas sur nous droit de vie et de mort ? Mais l’État ne peut rester sans chef ! il est notre souverain légitime, celui que Dieu nous a donné ; nous n’en reconnaissons pas d’autre. Nous vous suivrons tous ; nous lui porterons nos têtes ; nous nous prosternerons devant lui, la face contre terre ; nous le toucherons par nos larmes. » Les marchands, les bourgeois tenaient les mêmes discours, auxquels ils ajoutaient encore : « que le tzar nous désigne ceux qui le trahissent, nous en ferons justice nous-mêmes. » Le métropolitain était décidé à partir sur-le-champ pour se rendre auprès du tzar ; les membres du conseil furent d’avis que, dans un pareil moment, le chef 1565. de l’Église ne devait pas abandonner la capitale livrée à un trouble inexprimable. Les affaires étaient suspendues, les tribunaux, les boutiques, les corps de garde se trouvaient abandonnés et déserts. On choisit pour principaux ambassadeurs Pimen, archevêque de Novgorod, et Levky, archimandrite de Tchoudof. Ils furent suivis par tous les autres évêques, et bientôt l’on vit partir aussi les princes Dmitri Belzky et Mstislavsky, tous les boyards, les grands officiers, les gentilshommes, les employés de la justice, qui se mirent en route en sortant du palais métropolitain sans prendre le temps de rentrer chez eux. Ils étaient accompagnés d’un grand nombre de marchands et de gens du peuple, qui allaient comme eux pour se prosterner aux pieds du souverain et le fléchir par leurs larmes.

Les prélats s’arrêtèrent à Slotina, d’où ils envoyèrent quelqu’un à Jean pour se faire annoncer. Il les fit escorter par ses gardes jusqu’au bourg d’Alexandrovsky, et, le 5 janvier, il les reçut dans son palais. Après avoir béni le tzar, au nom du métropolitain, les évêques le supplièrent, les larmes aux yeux, de rendre ses bonnes grâces aux Moscovites, de reprendre le timon de l’État, de régner et d’agir selon son 1565. bon plaisir ; ils lui demandèrent enfin d’accepter les hommages que les boyards venaient rendre à leur souverain. Alors on fit entrer ceux-ci qui, pénétrés d’une semblable émotion, employèrent la même énergie pour conjurer le tzar d’avoir pitié de la Russie, agrandie par ses victoires, ses sages institutions, célèbre par la valeur de ses peuples nombreux, riche des trésors de la nature, plus illustre encore par sa piété. Les dignitaires ecclésiastiques et civils lui disaient à la fois : « Si vous méprisez les grandeurs et les vanités de ce monde, souvenez-vous au moins qu’en quittant Moscou, vous abandonnez ces temples sacrés où se sont accomplis sur vous les miracles de la gloire divine ; où reposent les reliques des Saints : n’oubliez pas que vous êtes non-seulement le pasteur de l’État, mais encore celui de l’Église, le premier monarque de l’orthodoxie ! Si vous vous éloignez, qui conservera la vérité et la pureté de notre religion ? Qui sauvera des millions d’âmes de la damnation éternelle ? » Le tzar leur répondit avec son abondance accoutumée. Il répéta aux boyards ses reproches ordinaires sur leur insubordination, leur négligence, leur esprit de révolte ; après quelques citations historiques, il démontra que, de tout 1565. temps, ils avaient été l’unique cause de l’effusion du sang et des guerres civiles en Russie, toujours ennemis des légitimes successeurs de Monomaque ; enfin, leur adressant une accusation nouvelle, il prétendit qu’ils avaient voulu le faire périr, lui, son épouse et son fils…. Les boyards gardaient un profond silence. « Mais, ajouta-t-il, par égard pour mon père, le métropolitain Athanase, par considération pour vous, vénérables intercesseurs, archevêques et évêques, je veux bien consentir à reprendre mon sceptre, sous des conditions que je vous ferai connaître. » Ces conditions étaient que Jean serait entièrement libre de châtier les traîtres, par la disgrâce, par la mort, par la confiscation de leurs biens, sans avoir à supporter ni représentations, ni importunités de la part du clergé. Dans ce peu de mots, Jean venait de prononcer la sentence d’un grand nombre de ces mêmes boyards qui se trouvaient en sa présence ; toutefois aucun d’eux ne semblait songer à sa vie, absorbés qu’ils étaient par le désir de rendre le souverain à l’État ; à travers des larmes de joie et des bénédictions on entendait les seigneurs et le clergé vanter l’excessive bonté de Jean, bien que par cette décision il enlevât aux ecclésiastiques le droit antique et sacré d’intercéder 1565. pour les innocens et même en faveur des coupables, encore dignes de clémence. Ce despote menaçant, comme s’il eût été touché de la soumission des victimes qu’il venait de dévouer, ordonna aux évêques de célébrer avec lui la fête de l’Épiphanie. Il retint dans la Slobode les princes Belzky et Tchéniatef, laissant retourner à Moscou les autres boyards ou fonctionnaires, afin de ne point interrompre le cours des affaires. La capitale impatiente attendit long-temps le retour du tzar : il s’occupait, disait-on, avec ses courtisans, d’une affaire secrète que l’on tremblait de deviner. Enfin, le 2 février, il fit son entrée solennelle ; et, dès le lendemain, il convoqua le clergé, les boyards, tous les nobles et les magistrats : son aspect excita dans l’assemblée un profond étonnement. Nous allons décrire ici l’extérieur de Jean IV : ce prince, grand, bien fait, avait les épaules hautes, les bras musculeux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches, le nez aquilin ; de petits yeux gris, mais brillans, pleins de feu, et au total une physionomie qui avait eu autrefois de l’agrément (6). À cette époque il était tellement changé, qu’à peine on pouvait le reconnaître. Une sombre férocité se peignait dans ses traits déformés. Il avait l’œil éteint, il était 1565. presque chauve, et il ne lui restait plus que quelques poils à la barbe (7), inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme ! Après une nouvelle énumération des fautes commises par les boyards, il répéta son consentement à garder la couronne, s’étendit longuement sur l’obligation imposée aux princes de maintenir la tranquillité dans leurs États et de prendre, à cet effet, toutes les mesures qu’ils jugent convenables ; sur le néant de la vie humaine, la nécessité de porter ses regards au-delà du tombeau ; Établissement de l’opritchnina. enfin il proposa l’établissement de l’opritchnina[1], nom jusqu’alors inconnu (8). Jean dit à l’assemblée que pour sa propre sûreté, autant que pour celle de l’Empire, il voulait former auprès de sa personne une garde particulière. Cette idée n’étonna personne, on connaissait sa méfiance, ses craintes, inséparables d’une conscience coupable ; mais on était surpris des circonstances et de l’organisation d’un établissement dont les résultats firent de nouveau trembler la Russie.

1o. Le tzar déclara que les villes de Mojaïsk, Viazma, Kozelsk, Péremychle, Bélef, Likhvin, Yaroslavetz, Soukhodrovi, Medin, Souzdal, 1565. Schouïa, Galitch, Yourievetz, Balakna, Vologda, Oustiougue, Staraïa-Roussa, Kargopol, Vaga, lui appartenaient en toute propriété, ainsi que les dépendances de Moscou et autres villes, avec leurs revenus.

2o. Il annonça qu’il choisirait mille satellites parmi les princes, les gentilhommes et les enfans boyards, et qu’il leur donnerait, dans ces districts, des fiefs dont les propriétaires seraient transférés dans d’autres lieux.

3o. Il s’empara, dans Moscou même, de plusieurs rues d’où il fallut chasser tous les gentilshommes et employés qui ne se trouvaient pas inscrits dans le millier du tzar.

4o. Il désigna des officiers particuliers pour son service, tels que des trésoriers, un intendant, des sommeliers, et jusqu’à des cuisiniers, boulangers et artisans.

5o. Comme s’il eût pris en haine les augustes souvenirs du Kremlin et les tombeaux de ses ancêtres, il ne voulut pas habiter le magnifique palais de Jean III ; en dehors des murs du Kremlin, il en fit construire un nouveau, entouré de remparts élevés ainsi qu’une forteresse. Cette partie de la Russie et de Moscou, ce millier du tzar, cette cour nouvelle formèrent ensemble une propriété particulière de Jean IV, placée 1565. sous sa dépendance immédiate et reçut le nom d’opritchnina. Tout le reste, c’est-à-dire l’Empire entier, désigné sous celui de communes, fut confié aux boyards, aux princes Belzky, Mstislavsky et autres. Jean ordonna aux anciens dignitaires de l’État, au grand écuyer, à l’intendant du palais, aux trésoriers et secrétaires de rester dans leurs départemens respectifs, d’y décider toutes les affaires civiles et de s’en rapporter aux boyards pour celles d’importance. Il fut permis à ceux-ci d’adresser des rapports au monarque dans les cas extraordinaires, et surtout dans les affaires relatives à la guerre : c’est-à-dire que Jean semblait vouloir se débarrasser de l’Empire pour se renfermer dans le cercle étroit d’un prince apanagé. Et ce qui prouve que le monarque et l’État ne signifiaient plus la même chose en Russie, c’est qu’il réclama du trésor public une somme de 100,000 roubles pour les frais occasionnés par son voyage de Moscou au bourg d’Alexandrovsky. Personne n’osa contredire une volonté que l’on regardait comme une loi suprême, et la nouvelle organisation fut proclamée.

Seconde époque des proscriptions. Le 4 février, Moscou vit remplir les conditions annoncées par le tzar, au clergé ainsi qu’aux boyards, dans le bourg d’Alexandrovsky. On commença les exécutions des prétendus traîtres accusés 1565. d’avoir conspiré, avec Kourbsky, contre les jours du monarque, de la tzarine Anastasie et de ses enfans. La première victime fut le célèbre voïévode, prince Alexandre Gorbati-Schouïsky, descendant de Saint-Vladimir, de Vsévolod-le-Grand et des anciens princes de Souzdal : cet homme, d’un génie profond, militaire habile, animé d’une égale ardeur pour la religion et la patrie ; qui, enfin, avait puissamment contribué à la réduction du royaume de Kazan, fut condamné à mort ainsi que son fils Pierre, jeune homme de dix sept ans. Ils se rendirent tous deux au lieu du supplice avec calme et dignité, sans frayeur et se tenant par la main : afin de ne pas être témoin de la mort de l’auteur de ses jours, Pierre présenta le premier sa tête au glaive ; mais son père le fit reculer en disant avec émotion : « non, mon fils, que je ne te voie pas mourir ! » Le jeune homme lui cède la place, et aussitôt la tête du prince est détachée du corps ; son fils la prend entre ses mains, la couvre de baisers, et levant les yeux au ciel, il se livre d’un air serein entre les mains du bourreau. Le beau-frère de Gorbati, Pierre Khovrin, Grec d’origine ; le grand-officier Golovin, le prince Soukhoï-Kachin, grand échanson, le prince Pierre Gorensky furent décapités le même jour. Le 1565. prince Scheviref fut empalé ; on rapporte que cet infortuné supporta pendant un jour entier ses horribles souffrances, mais que soutenu par la religion, il les oubliait pour chanter le cantique de Jésus. Les deux boyards princes Kourakin et Némoï furent contraints d’embrasser l’état monastique : un grand nombre de gentilshommes et d’enfans-boyards virent leurs biens confisqués : d’autres furent exilés à Kazan, eux et leurs familles : Yakovlef, l’un des seigneurs les plus marquans, proche parent de la vertueuse Anastasie, avait aussi encouru la disgrâce du tzar ; mais, dans le cours de ses cruautés, celui-ci aimait à faire parade de sa prétendue clémence. Yakovlef reçut son pardon, moyennant un serment par écrit, revêtu de la signature des évêques, et par lequel il s’engageait à ne jamais fuir pour se rendre en Pologne, auprès du pape, de l’empereur, du sultan ou du prince Vladimir Andréiévitch, et à n’entretenir aucune relation avec ce dernier.

Nous avons parlé plus haut de l’exil du voïévode Vorotinsky, boyard de première classe. Privé de tous ses biens, il était resté quatre ans à Biélo-Ozéro, recevant, pour chacun, une centaine de roubles du trésor de Jean : ce prince se décida enfin à rappeler l’illustre exilé à la cour 1565. et au conseil ; il exigea, pour garantie de sa fidélité, un serment semblable à celui d’Yakovlef ; ensuite il le nomma gouverneur de Kazan et seigneur de Novossilsk, ayant soin d’ajouter que cette faveur était due à l’intercession du métropolitain et des évêques. Comme le tzar avait défendu au clergé de s’intéresser au sort des condamnés, il cherchait à le flatter par cette gracieuse expression ; mais il n’existait plus d’intercesseurs ! Les prêtres se bornaient à arroser de larmes les autels du Très-Haut, à lui adresser de ferventes prières pour le salut des malheureux. D’autres boyards, Léon Soltikof, Serébrianoï, Akhliabinin, Plestcheïef, furent obligés de fournir des cautions pour garantie de leur inviolable fidélité au service du tzar. En cas de fuite, leurs répondans, nobles ou marchands, devaient verser au trésor une somme considérable : par exemple 25,000 roubles, c’est-à-dire environ 500,000 de notre monnaie actuelle, pour le prince Sérébrianoï ; précaution aussi inutile que honteuse pour un souverain ! Mais ce souverain n’était plus qu’un tyran !

Après les proscriptions, le tzar s’occupa immédiatement de la formation de sa nouvelle garde. Son conseil était composé d’Alexis Basmanof, de Maluta-Skouratof, du prince Viazemsky (9) 1565. et d’autres favoris. On leur amenait des jeunes gens, dans lesquels on ne recherchait pas la distinction du mérite, mais une certaine audace ; cités pour leurs débauches et une corruption qui les rendait propres à tout entreprendre. Jean leur adressait des questions sur leur naissance, leurs amis, leurs protecteurs. On exigeait surtout qu’ils n’eussent aucune espèce de liaison avec les grands boyards : l’obscurité, la bassesse même de l’extraction était un titre d’adoption. Le tzar porta leur nombre jusqu’à 6,000 hommes, qui lui prêtèrent serment de le servir envers et contre tous ; de dénoncer les traîtres, de n’avoir aucune relation avec les citoyens de la commune, c’est-à-dire avec tout ce qui n’était pas inscrit dans la légion des élus, de ne connaître ni parenté, ni famille, lorsqu’il s’agirait du souverain. En récompense, leur tzar leur abandonna non-seulement les terres, mais encore les maisons et les biens-meubles de douze mille propriétaires qui furent chassés, les mains vides, des lieux affectés à la légion, de sorte qu’un grand nombre d’entre eux, hommes distingués par leurs services, couverts d’honorables blessures, se trouvèrent dans la cruelle nécessité de partir à pied, pendant l’hiver, avec leurs femmes et leurs enfans, pour d’autres domaines 1565. éloignés et déserts. Les paysans furent également victimes de cet acte d’injustice ; les nouveaux gentilshommes, naguères misérables, devenus tout à coup grands seigneurs, voulaient colorer leur bassesse à force de magnificence, et, pour subvenir à leurs dépenses, ils accablaient les laboureurs d’impôts et de travail. Dans peu de temps les villages furent ruinés, malheur de peu d’importance si on le compare à ceux dont il fut suivi : on s’aperçut bientôt que la Russie entière était une proie dévolue par Jean iv à ses satellites. Ils paraissaient toujours fondés en droit aux yeux des tribunaux et il n’existait contre eux ni lois, ni justice. Le légionnaire pouvait impunément opprimer, piller son voisin, et si celui-ci osait s’en plaindre, il s’en tenait offensé et l’imposait à une amende. Dans le nombre des crimes de cette époque désastreuse, les paisibles citoyens virent, avec effroi, s’introduire dans Moscou la coutume suivante. Un légionnaire faisait cacher son valet, muni de plusieurs effets, dans la maison d’un gentilhomme ou d’un marchand et publiait ensuite la fuite et le vol prétendu de ce domestique : il en appelait aux tribunaux, réclamait un officier de police, trouvait son fuyard, porteur des effets déclarés, et il exigeait du maître de la maison, entièrement innocent, cinq 1565. cents et jusqu’à mille roubles, quelquefois même davantage. Il n’y avait pas moyen de s’en tirer : il fallait ou payer sur-le-champ, ou aller à la correction, c’est-à-dire qu’à défaut de satisfaction, l’acusateur avait le droit de traîner son débiteur sur la grande place et de le battre de verges jusqu’à ce qu’il eût acquitté sa dette. Souvent le légionnaire laissait lui-même quelqu’effet dans une riche boutique, d’où il sortait pour revenir ensuite accompagné d’un préposé de la police, et, sous le prétexte qu’on lui avait dérobé l’objet de sa réclamation, il ruinait le marchand : quelquefois il arrêtait un homme en pleine rue et le conduisait au tribunal où il se plaignait d’avoir été outragé ou injurié par lui ; adresser une parole grossière à un opritchnik eût été insulter le tzar lui-même : en pareil cas, l’innocent accusé ne pouvait éviter les peines corporelles qu’en payant une forte somme : en un mot, depuis le gentilhomme jusqu’au bourgeois, tous les citoyens de la commune étaient attérés et muets devant un légionnaire. Les premiers, disent les annales du temps, étaient le gibier ; les seconds, les chasseurs. Épouvantable état de choses toléré par Jean, qui voulait pouvoir compter sur le zèle de ses sicaires dans l’exécution des nouvelles cruautés qu’il méditait ! Plus 1565. ils étaient détestés, plus il leur témoignait de confiance ; cette haine générale était pour lui un gage certain de leur fidélité. Son esprit inventif lui fit trouver un symbole digne de ces dévoués serviteurs : toujours à cheval, ils portaient, attachés à leur selle, des têtes de chiens et des balais, pour annoncer qu’ils mordaient les ennemis du tzar et qu’ils balayaient la Russie (10).

Slobode Alexandrovski. Le nouveau palais avait l’apparence d’une forteresse inexpugnable. Cependant le tzar ne s’y croyait pas encore en sûreté, et, prenant en aversion le séjour de Moscou, il fixa, depuis ce moment, sa résidence la plus ordinaire dans le bourg d’Àlexandrovsky, qui devint une ville embellie d’églises, de maisons et de boutiques en pierre. Son célèbre temple de Notre-Dame resplendissait à l’extérieur de l’éclat des couleurs les plus vives, enrichies d’or et d’argent : sur chaque brique était représentée une croix (11). Le tzar habitait un grand palais entouré d’un fossé et d’un rempart : les officiers de la cour, fonctionnaires civils et militaires, occupaient des maisons séparées : les légionnaires avaient leur rue particulière, ainsi que les marchands. Il était expressément défendu d’entrer ou de sortir à l’insu de Jean, et, pour faire exécuter cette mesure de surveillance, on établit un corps-de-garde à trois 1565. verstes de la Slobode. Dans ce château menaçant, environné de sombres forêts, le tzar consacrait au service divin la plus grande partie de son temps, cherchant à calmer le trouble de son âme par de continuels exercices de dévotion : Vie monastique de Jean. il imagina même de transformer son palais en monastère et ses favoris en moines. Il donna le nom de frères à 300 légionnaires choisis parmi les plus dépravês, prit le titre d’abbé, puis institua le prince Athanase Viazemsky, trésorier, et Maluta Skouratof, sacristain. Après leur avoir distribué des calottes et des soutanes noires, sous lesquelles ils portaient des habits éclatans d’or, garnis de fourrures de martre (12), il composa la règle du couvent et prêcha l’exemple dans son étroite observance. Voici la description de cette singulière vie monastique. À trois heures du matin, le tzar, accompagné de ses enfans et de Skouratof, allait au clocher pour sonner matines : aussitôt tous les frères se rendaient à l’église : celui qui manquait à ce devoir était puni par huit jours de prison. Pendant le service, qui durait jusqu’à six ou sept heures, le tzar chantait, lisait, priait avec tant de ferveur, que toujours il lui restait sur le front des marques de ses prosternations. À huit heures on se réunissait de nouveau pour entendre la messe, et à dix tout 1565. le monde se mettait à table, excepté Jean qui lisait, debout et à haute voix, de salutaires instructions (13). L’abondance régnait dans les repas : on y prodiguait le vin, l’hydromel, et chaque jour paraissait un jour de fête. Les restes du festin étaient portés sur la place publique pour être distribués aux pauvres. L’abbé, c’est-à-dire le tzar, dînait après les autres (14) ; il s’entretenait, avec ses favoris, des choses de la religion, sommeillait ensuite, ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l’amuser : il en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. Il plaisantait, il causait avec plus de gaîté que d’ordinaire (15). À huit heures on allait à vêpres ; enfin à dix, Jean se retirait dans sa chambre à coucher où, l’un après l’autre, trois aveugles lui faisaient des contes, qui l’endormaient pour quelques heures. À minuit il se levait et commençait sa journée par la prière (16) ! Quelquefois on lui faisait à l’église des rapports sur les affaires du gouvernement ; quelquefois les ordres les plus sanguinaires étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe (17) ! Pour rompre l’uniformité de cette vie, Jean faisait ce qu’il appelait des tournées. Il visitait 1565. alors les monastères voisins et éloignés, allait inspecter les forteresses sur les frontières, ou poursuivre les bêtes sauvages dans les forêts et les déserts, préférant à toutes la chasse de l’ours ; mais dans tous les lieux, dans tous les instans, il s’occupait d’affaires ; car, malgré leurs prétendus pouvoirs dans l’administration de l’État, les boyards de la commune n’auraient pas osé prendre la moindre décision sans sa volonté. Lorsqu’il arrivait en Russie des ambassadeurs étrangers de distinction, le tzar paraissait dans Moscou avec sa magnificence accoutumée, et les recevait solennellement au nouveau palais du Kremlin, près de l’église Saint-Jean ; on l’y voyait aussi, mais rarement, dans d’autres circonstances importantes, et alors les légionnaires, vêtus de leurs habits dorés, remplissaient le château, sans fermer néanmoins le chemin du trône aux vieux boyards, mais les regardant d’un œil de dédain, enorgueillis, comme de vils esclaves, de leur indigne faveur.

Favoris étrangers du Tzar. Jean témoignait encore une considération particulière à quelques prisonniers livoniens. Au mois de juin 1565, accusant les citoyens de Dorpat de secrètes négociations avec l’ex-grand-maître de l’Ordre (18), il les avait fait déporter à Vladimir, Ouglitch, Kostroma, Nijni-Novgorod, 1565. eux, leurs femmes et leurs enfans ; mais il leur accorda une existence honnête et un pasteur de leur religion. Vettermann, ministre de Dorpat, eut la permission d’aller de ville en ville pour consoler ses frères dans leur exil. Le tzar, qui estimait singulièrement cet homme vertueux, le chargea de mettre en ordre sa bibliothèque, dans laquelle Vettermann trouva quantité de livres précieux, sans doute apportés de Rome par la princesse Sophie (19). Les Allemands Eberfeld, Kalb, Taube, Krause entrèrent au service du prince, dont ils parvinrent à gagner la confiance par d’adroites flatteries. On assure même qu’Eberfeld le sollicita à embrasser la confession d’Augsbourg, et lui en démontra la pureté par écrit et de vive voix (20). Ce qu’il y a de certain, c’est que le tzar permit aux luthériens d’avoir un temple à Moscou (21), et qu’il condamna le métropolitain à une forte amende pécuniaire, pour une insulte faite par lui à l’un de ces étrangers. Il vantait sans cesse leurs coutumes, se faisait gloire de son origine germanique, voulait former, en Allemagne, des alliances pour son fils et sa fille, afin de consolider ses relations d’amitié avec l’Empire. Dans ses entretiens particuliers avec ses favoris étrangers, il se plaignait à eux des boyards, du clergé, 1565. et ne leur dissimulait pas son projet d’exterminer les premiers (22), pour régner ensuite plus librement, entouré de la nouvelle noblesse qui lui était dévouée comme à un père, comme à un bienfaiteur, tandis que les boyards regrettaient le temps, où, protégés par Adaschef, ils vivaient en liberté et tenaient leur souverain en esclavage. Tels étaient les discours de Jean. Naturellement ennemis de la Russie, devenue redoutable pour les puissances voisines, et sans autre désir que celui de complaire au tzar, les étrangers ne songeaient pas, sans doute, à le tirer de sa funeste erreur, à changer le cours de ses sombres pensées, à s’exposer à son couroux par le langage de la vérité : ils pouvaient même voir avec un secret plaisir l’orage qui renversait les principales colonnes d’une grande monarchie, car le tzar était acharné à la perte de ses meilleurs généraux, de ses plus sages conseillers. Ils gardaient donc le silence ou bien encensaient le tyran ; les Russes de distinction, privés d’un libre accès auprès du souverain, et sous la dénomination presque ignominieuse de boyards de la commune, se trouvaient impudemment offensés par les infâmes légionnaires, menacés de l’exil, de la mort ; de sorte que ni eux, ni le clergé n’osaient élever la voix. Mais 1566. lorsque le vénérable Athanase, épuisé par une maladie de langueur, ou succombant sous le poids des souffrances de l’âme, eut abandonné la métropole, alors on vit paraître un homme qui, enhardi par ses vertus et l’amour de la patrie, entreprit, à l’exemple de Sylvestre, de convertir le tzar : moins heureux que lui, il ne put que mourir pour son pays avec la couronne du martyre.

Afin de faire preuve du zèle qui l’animait pour le bien de l’Église, Jean voulut lui donner un pasteur distingué par ses vertus chrétiennes et il fixa d’abord son choix sur Germain, archevêque de Rezan. Ce prélat refusa long-temps une dignité dangereuse dans de semblables circonstances et sous un tel prince ; cependant il se vit forcé de céder à sa volonté positive. Déjà les évêques étaient rassemblés à Moscou, l’acte d’élection était rédigé, et Germain, se préparant à la cérémonie du sacre, habitait depuis quelques jours le palais des métropolitains. Dans un entretien particulier avec le tzar, il voulut éprouver son cœur : il lui parla en pasteur de l’Église, avec calme, avec douceur, mais aussi avec une certaine énergie sur les péchés et le repentir du chrétien, lui traçant le tableau de la mort, du jugement dernier, des supplices éternels réservés 1566. aux méchans. Le prince, tombé dans une profonde rêverie, le quitta d’un air farouche. Il fut rapporter à ses favoris les discours de l’archevêque et leur demanda ce qu’ils en pensaient. « Seigneur, nous sommes d’avis, répondit Alexis Basmanof, que Germain veut devenir un autre Sylvestre. Il cherche à effrayer votre imagination et fait l’hypocrite, dans l’espoir de vous maîtriser. Mais pour nous, pour vous-même, gardez-vous d’un pareil pasteur. » Germain fut chassé du palais, et Jean chercha un autre métropolitain.

Grandeur d’âme du métropolitain Philippe. Au milieu des glaces de la mer Blanche, dans l’île de Solovky, désert sauvage, mais célèbre par la sainteté de Sabatius et Sosime, ses premiers ermites, on voyait briller de l’éclat de ses vertus le prieur Philippe, fils du boyard Kolitchof. Il avait, dans les plus belles années de sa jeunesse, renoncé aux vanités du monde, et donnait aux religieux l’exemple de la vie la plus austère. Sa renommée parvint jusqu’au tzar, qui enrichit son monastère de vases précieux, de pierreries et par des concessions territoriales. Il lui fit parvenir de l’argent pour construire des églises en pierre, des digues, des hôtelleries ; car ce prieur ne se bornait pas à être le sage pasteur de la communauté, il se montrait encore administrateur 1566. zélé de cette île jusqu’alors inaccessible et sauvage, éclaircissant les forêts, perçant des chemins, desséchant les marais ; il y introduisit des cerfs, du bétail, établit des pêcheries, des salines, en un mot employa tous ses moyens à embellir ce désert. Un air plus salubre tempéra bientôt l’âpreté du climat. C’est dans le couvent de Solovky que l’immortel Sylvestre, aimé, respecté de Philippe, avait terminé sa carrière (23). Il est vraisemblable que le déplorable changement de caractère du tzar avait été plus d’une fois le triste objet de leurs entretiens, et que l’exilé avait ouvert au prieur son âme, autrefois charmée de la conversion du jeune prince, heureuse de la tranquillité, du bonheur de l’État. Ces entretiens avaient pu préparer Philippe au grand exploit qui lui était réservé, bien que ce pieux anachorète, retiré à l’extrémité de l’univers, fût loin de pressentir une semblable gloire. Personne ne songeait à lui, à l’exception de Jean qui, après avoir rejeté Germain, imagina de donner la métropole à Philippe, de préférence à tous les évêques ou archimandrites, afin de témoigner par là le prix qu’il mettait aux vertus chrétiennes, afin de prouver que les déserts les plus reculés ne les dérobaient point à ses yeux. Le prieur de Solovky ayant reçu du tzar une 1566. lettre flatteuse qui l’appelait à Moscou, pour un conseil ecclésiastique, célébra l’office divin, donna la communion à tous ses frères, et quitta, en pleurant, sa solitude chérie, comme s’il eût prévu que son corps seul y retournerait un jour. À trois verstes de Novgorod, il fut accueilli par tous les habitans de cette ancienne capitale qui le comblèrent de félicitations, de présens, et le supplièrent d’intercéder pour eux auprès du tzar, car le bruit avait couru qu’il les menaçait de sa colère. Jean reçut Philippe avec des honneurs extraordinaires : il le fit dîner à sa table, et après un entretien rempli de bienveillance, il lui annonça qu’il le nommait chef de l’Église. Le pieux solitaire, saisi d’étonnement, fondit en larmes et refusa ce brillant fardeau, conjurant le souverain de ne pas confier un poids si énorme à une aussi faible barque ; le tzar fut inflexible. Alors Philippe donna son consentement sous une condition. Prince, lui dit-il, je me soumets à votre volonté ; mais calmez ma conscience par la suppression de l’opritchnina ! Qu’il n’y ait qu’une Russie ! car, selon les paroles du Très-Haut, tout empire divisé deviendra désert. Il m’est impossible de vous bénir sincèrement lorsque je vois la patrie en deuil. Jean avait de l’empire sur lui-même : il réprima à l’instant un 1566. mouvement de colère, et répondit avec calme : Ignorez-vous donc que les miens veulent me dévorer ? que mes proches préparent ma perte ? Il commença à démontrer la nécessité de sa nouvelle institution ; mais impatienté bientôt par les courageuses objections du vieillard, il lui ordonna de se taire. Chacun pensa que Philippe serait, comme Germain, ignominieusement éloigné. On vit le contraire. Jean ne voulait point encore lui donner la gloire d’être persécuté pour sa vertu ; il désirait seulement l’engager au silence, le faire paraître faible aux yeux de la Russie, et le rendre, pour ainsi dire, complice des principes de son règne, projet dans l’exécution duquel les principaux prélats lui servirent d’instrumens. D’après ses ordres, ils supplièrent Philippe d’accepter, sans conditions, la dignité de métropolitain ; de ne songer qu’au bien de l’Église, et, au lieu d’irriter le monarque par son audace, de calmer, au contraire, son courroux ; d’employer la douceur pour le convertir. Ils prétendaient que, dans cette occasion, la fermeté de Philippe serait la preuve d’un orgueil incompatible avec l’esprit d’un véritable serviteur de Jésus-Christ ; le devoir d’un prélat étant de prier et de guider le tzar sur la voie du salut, mais non pas de s’ingérer des affaires du 1566. gouvernement. Plusieurs d’entre eux approuvaient intérieurement la hardiesse de Philippe, sans la posséder eux-mêmes ; d’autres, particulièrement Pimen de Novgorod et Philothée de Rezan, ambitionnant les honneurs du monde, flattaient les passions de Jean. Leurs représentations ébranlèrent Philippe : il n’était pas plus intimidé par la colère du tzar, qu’ébloui par l’éclat de la tiare, comme la suite l’a prouvé ; mais il fut troublé peut-être par la crainte que le refus de cette haute dignité ne fût en effet la suggestion d’un secret orgueil, une coupable obstination, un manque de confiance en celui qui règne sur les rois et ne leur permet pas d’outrepasser les limites de ses décrets suprêmes, dictés sans doute par la sagesse, bien qu’inexplicables pour l’esprit humain. Il répondit en conséquence : Que la volonté du monarque et des pasteurs de l’Église soit accomplie.

On dressa un acte dans lequel il fut stipulé que le métropolitain nouvellement élu donnait aux évêques, ainsi qu’aux archevêques, l’assurance formelle de ne se mêler en rien de ce qui concernait l’opritchnina ; de ne pas abandonner la métropole sous prétexte que le tzar n’avait pas satisfait à ses demandes et lui avait défendu de s’occuper des affaires séculières. Les prélats 1566. ayant apposé leurs sceaux à ce traité, Philippe, l’ennemi déclaré des légionnaires, fut proclamé métropolitain, nomination qui excita une satisfaction générale parmi les Russes, et le mécontentement des vicieux favoris de Jean. Il semblait que le monarque eût remporté sur ses passions, une glorieuse victoire, en rendant hommage à la vertu. Le métropolitain avait cédé, il est vrai ; mais il avait pu faire connaître aux Russes sa noble manière de penser : ils connaissaient le but de ses désirs, et, sous un tel pasteur, ils osaient fonder quelques espérances pour l’avenir. Tous les gens de bien entendirent avec enthousiasme le discours vraiment pastoral adressé à Jean par le nouveau chef de l’Église ; ce discours avait pour objet, 1o. l’obligation imposée aux souverains de se regarder comme pères de leurs sujets, d’observer la justice, de récompenser les services rendus à l’État ; 2o. les vils flatteurs qui se pressent autour du trône, s’emparent de l’esprit des princes en servant leurs passions et non pas la patrie, louent ce que l’on doit blâmer, ravalent ce qui est digne d’éloges ; 3o. la fragilité des grandeurs humaines ; 4o.les victoires d’un amour sans armes que les bienfais publics font remporter, et plus glorieuses encore que les triomphes de la 1566. guerre. Jean lui-même paraissait écouter avec attendrissement la voix du chef de l’Église retentir sous les voûtes de ce temple, abandonné depuis si long-temps au silence. On aurait dit que ces accens, jadis chers à son cœur, lui rappelaient des temps fortunés et lui faisaient goûter une douceur dont il avait perdu le souvenir. Pendant plusieurs mois, la paix et l’espérance régnèrent dans la capitale ; les plaintes contre les légionnaires se calmèrent. Le monstre sommeillait !… Le tzar flattait le métropolitain, et ce vertueux vieillard, comme s’il eût craint, d’oublier le désert de Solovky et l’austérité de ses premiers vœux, fit ériger dans Moscou une église en l’honneur de saint Sosime et saint Sabatius, vénérés dans cette île.

Ce calme, effet des remords ou de la dissimulation de Jean, était le précurseur d’un nouvel orage ; du fond de son antre d’Alexandrovsky, le tyran portait sur Moscou un regard féroce. Lui qui avait voulu étonner la Russie par l’élection d’un métropolitain auquel personne ne songeait, ne tarda pas à regarder Philippe comme un instrument des boyards, objets de sa haine. Il se persuada que l’idée d’exiger l’abolition de l’opritchnina (24) lui avait été suggérée par eux, et qu’ils excitaient le peuple 1566. contre cette légion. En effet, les satellites qu’il envoyait comme espions dans la capitale, lui rapportaient que, dans les rues et les places publiques, on les fuyait comme la peste ; que partout où l’on voyait paraître un opritchnik, les citoyens gardaient un profond silence. L’imagination de Jean se remplit bientôt d’intrigues et de complots qu’il croyait urgent de découvrir, de prouver, et la circonstance suivante donna lieu à de nouveaux massacres. 1567.
Troisième époque des massacres.
Un jour on remit en secret, aux princes Belzky, Mstislavsky, Vorotinsky, ainsi qu’au grand ecuyer Féodorof, principaux boyards moscovites, une lettre signée par le roi Sigismond et par Kotkévitch, hettmann de Lithuanie, dans laquelle on les engageait à abandonner un prince cruel pour entrer au service de Pologne, leur promettant de riches fiefs. Le roi et l’hettmann rappelaient aux deux premiers qu’ils étaient d’origine lithuanienne ; au troisième que jadis il avait été prince souverain ; enfin, à l’écuyer Féodorof que, dans plus d’une occasion, le tzar lui avait déjà fait pressentir son courroux. Les boyards s’empressèrent de présenter cette lettre à Jean ; ensuite ils répondirent au roi qu’il était contre les lois de l’honneur d’exciter à la trahison de fidèles sujets, prêts à mourir pour un monarque 1567. redoutable seulement pour des criminels. Que dans le cas où Sigismond désirerait les attirer à sa cour, il devait leur céder alors toute la Lithuanie, la Gallicie, la Prusse, la Russie blanche, la Volhynie et la Podolie. Comment, écrivait Féodorof à Sigismond, avez-vous pu imaginer qu’ayant un pied dans la tombe, je voudrais perdre mon âme par une infâme trahison ? Et qu’irai-je faire auprès de vous ? Je ne suis plus en état de conduire vos légions ; je n’aime point les festins, je n’ai pas appris vos danses et j’ignore l’art de vous amuser. Dans sa lettre à Kotkévitch, il ajoutait : par quoi avez-vous cru me séduire ? je suis riche et respecté ! Vous me menacez de la colère du tzar ; je n’en reçois que des marques de faveur ! Il est vraisemblable que Jean se chargea lui-même de faire parvenir à Sigismond ces réponses écrites toutes dans le même style ; toutefois on ignore s’il les expédia ; du moins, lui qui se plaisait à accuser le roi de secrètes intrigues, ne parla jamais, dans ses relations avec la Pologne, de cette imprudente et déloyale invitation à nos boyards. Si, en fabriquant de semblables lettres au nom de Sigismond, le tzar avait pour but d’éprouver la fidélité des grands de sa cour, il en eut en cette circonstance une preuve suffisante 1567. à ses yeux, mais de peu d’importance pour la Russie ; car un citoyen qui laisse aux ennemis l’espoir de l’engager un jour à la trahison, est en quelque sorte environné déjà des ombres du soupçon. Pour cette fois les princes Belzky, Mstislavsky et Vorotinsky furent épargnés ; mais Féodorof, homme fidèle aux anciens usages, honoré pour ses exploits, blanchi dans l’administration de l’État, revêtu depuis dix-neuf ans de la dignité de grand-écuyer, seigneur généreux, magnifique, se vit tout à coup l’objet de la calomnie. Il faisait encore son service avec zèle, achevant ses jours auprès de sa sainte épouse, dont il n’avait pas eu d’enfant ; il se préparait, en un mot, à rendre compte de sa vie au tribunal suprême, lorsque son juge terrestre le déclara chef de conspirateurs, croyant ou plutôt feignant de croire que ce débile vieillard songeait à détrôner le tzar pour régner sur la Russie. Jean eut l’air empressé de déjouer cette prétendue conjuration alarmante : en présence de toute sa cour (25), il revêtit Féodorof des ornemens royaux, plaça la couronne sur sa tête, le fit asseoir sur le trône, un sceptre dans la main ; puis, se découvrant, il lui fit une profonde inclination et dit : Salut, ô grand tzar de Russie ! tu reçois de moi 1567. l’honneur que tu ambitionnais ; mais si j’ai eu la puissance de te créer souverain, j’ai aussi celle de te précipiter du trône. À ces mots il lui enfonce un poignard dans le cœur. Ses satellites achèvent le vieillard, traînent hors du palais son corps défiguré et l’abandonnent aux chiens. La femme de cet infortuné fut également égorgée. Ensuite on punit de mort tous les prétendus complices de l’innocent Féodorof, tels que les princes Kourakin-Boulgakof, Dmitri Riapolovsky, illustre guerrier qui avait remporté plusieurs victoires sur les Tatars de Crimée, et trois princes Rostovsky, dont l’un était voïévode à Nijni-Novgorod (26). Trente légionnaires expédiés de Moscou vinrent le trouver au moment où il était en prières à l’église, et lui dirent : Prince Rostovsky, au nom du tzar, vous êtes notre prisonnier. Le voïévode, à ces mots, ayant jeté son bâton de commandement, se remet entre leurs mains. On le dépouille et on le conduit, entièrement nu, jusqu’à vingt verstes de la ville, sur les bords du Volga, où l’on s’arrêta. Que voulez-vous faire ? demande-t-il de sang froid : Nous allons abreuver nos chevaux, lui répondent les opritchniks. Ce ne sont pas les chevaux, dit le malheureux, c’est moi qui dois boire de cette eau ! Au même instant il est décapité, et on 1567. jette son corps dans le fleuve. On apporta sa tête à Jean, qui, la poussant du pied, dit, avec un sourire barbare : Il aimait naguère à se baigner dans le sang des ennemis sur le champ de bataille ; il s’est enfin baigné dans le sien propre (27). Le prince Tchéniatef, capitaine distingué, crut pouvoir éviter la mort en se renfermant dans un monastère ; il renonça au monde, à sa femme, à ses enfans ; mais les assassins l’arrachèrent de sa cellule et le firent expirer au milieu d’affreux tourmens. Kourbsky rapporte qu’ils le grillèrent dans un poële et lui enfoncèrent des aiguilles sous les ongles. Le prince Tourontaï-Pronsky, qui avait servi le père de Jean, qui avait participé aux campagnes les plus glorieuses pour la Russie, voulut également se faire moine ; il fut noyé (28) ! Tutin, trésorier du prince, connu par ses richesses, fut haché en morceaux avec sa femme, ses deux jeunes filles, ses deux fils en bas âge, et cet horrible supplice fut exécuté par le prince Tcherkasky, frère de la tzarine !…. Kazarin Doubrovsky, chancelier du conseil, périt de la même manière : grand nombre de gentilshommes furent massacrés au moment où ils se rendaient à l’église et à leurs tribunaux, sans soupçonner aucun danger. Les opritchniks, armés 1567. de longs poignards, de haches, parcouraient la ville pour chercher des victimes, immolant publiquement de dix à vingt personnes par jour. Dans les rues, sur les places, on voyait partout des cadavres auxquels personne n’osait donner la sépulture ; car les citoyens craignaient de sortir de leurs maisons, et le lugubre silence qui régnait dans Moscou n’était interrompu que par les cris féroces des bourreaux du tzar. Le vertueux métropolitain lui-même était muet pour les citoyens et les boyards désespérés. Mais Dieu voyait son cœur ! Dans ses secrètes exhortations au tzar, il lui adressait les plus sanglans reproches, malheureusement inutiles, car ce prince l’évitait et ne voulait plus le voir : les gens de bien venaient trouver Philippe ; ils lui montraient en gémissant les rues teintes de sang, et ce vertueux prélat consolant les affligés au nom du Père céleste, leur promettait de ne pas épargner sa vie pour sauver celle de ses compatriotes, engagement sacré qu’il sut remplir.

1568. Un dimanche, à l’heure de la messe, Jean, accompagné de quelques boyards et d’une foule de satellites, se présente dans la cathédrale de l’Assomption, couvert, lui et sa suite, de soutanes noires et de bonnets élevés : le métropolitain 1568. occupait sa place ordinaire ; le tzar s’approche de lui et attend sa bénédiction ; mais sans proférer une parole, le prélat avait les yeux fixés sur l’image du Sauveur. Saint père ! lui dirent alors les boyards, voici le prince, donnez-lui votre bénédiction. Alors Philippe jetant un regard sur Jean, répondit : non ! dans cet appareil, sous ces étranges vêtemens, je ne puis reconnaître le tzar orthodoxe. Je ne le reconnais pas davantage dans le gouvernement de l’Empire… Ô prince ! nous offrons en ces lieux des sacrifices au seigneur, et derrière l’autel le sang de chrétiens innocens coule à grands flots : jamais, depuis que le soleil luit aux yeux des mortels, on n’a vu un monarque, éclairé de la vraie foi, déchirer aussi cruellement ses propres États (29) ! Chez les païens eux-mêmes, dans les pays infidèles, on trouve des lois, de la justice, de la compassion pour les hommes ; il n’en existe point en Russie ! Les biens, la vie des citoyens n’ont plus de garanties : on ne voit que meurtres, que brigandage, et tous ces crimes se commettent au nom du tzar ! Vous êtes élevé sur le trône, mais il est un être-suprême, notre juge et le vôtre. Comment paraîtrez-vous devant son tribunal couvert du sang des justes ? étourdi de leurs cris de douleur ? car les pierres que vous 1568. foulez aux pieds crient vengeance au ciel ! Ô prince, je vous parle comme pasteur des âmes, et je ne crains que Dieu seul. Jean, frémissant de rage, frappe de son bâton le pavé du temple, et s’écrie d’une voix terrible : Moine audacieux ! jusqu’ici je vous ai trop épargnés, rebelles que vous êtes ! à dater de ce jour, je serai tel que vous me représentez.… À ces mots il sort de l’église, le regard menaçant, et dès le lendemain les assassinats recommencent. Au nombre des grands on vit périr le prince Pronsky (30). Les principaux officiers du métropolitain furent tous arrêtés, torturés, mis à la question à l’effet de leur faire avouer les secrets desseins de Philippe ; tourmens inutiles qui ne produisirent aucune découverte. Jean n’osait pas encore porter la main sur le prélat lui-même, plus que jamais chéri, respecté par le peuple : il suspendait le coup qu’il voulait lui porter. En attendant que faisait-il ? Voici, à ce sujet, le rapport de témoins oculaires.

Au mois de juillet 1568 (31), à minuit, les favoris du prince, Viazemsky, Maluta-Skouratof, Griaznoï, à la tête de la légion des élus, enfoncent les maisons d’un grand nombre de seigneurs, de négocians, enlèvent les femmes connues par leur beauté, et les conduisent hors de la ville. 1568. Au lever du soleil, ils sont rejoints par le tzar en personne, escorté de mille satellites. On se met en route : à la première couchée on lui présente les femmes, parmi lesquelles il en choisit quelques unes, abandonnant les autres à ses favoris. Ensuite il fait avec eux le tour des murs de Moscou, brûlant les métairies des boyards disgraciés, mettant à mort leurs fidèles serviteurs, exterminant jusqu’aux bestiaux, surtout dans les villages de Kolomna qui appartenaient au grand écuyer Féodorof (32) ; rentré dans Moscou, il fit reconduire chez elles les femmes enlevées, dont plusieurs moururent de honte et de douleur.

Jean fuyait le métropolitain, mais il le voyait quelquefois à l’église. Un jour (le 28 juillet) Philippe officiait dans le couvent de Novodiévitchié, et faisait le long des murailles une procession où se trouvait le tzar avec ses opritchniks. Le métropolitain s’étant aperçu qu’un de ceux-ci avait eu l’effronterie de se mettre une calotte sur la tête, s’arrêta, et saisi d’indignation, il en avertit le monarque ; mais déjà le soldat avait enlevé et caché sa calotte. On persuada au tzar que cette accusation était un conte forgé à plaisir pour exciter le peuple contre ses favoris, et ce prince oubliant toute bienséance, insulta publiquement 1568. le métropolitain, le traita d’imposteur, de séditieux, de scélérat ; il protesta qu’il saurait prouver ce qu’il avançait, et, sans tarder davantage, il fit procéder à l’instruction de la procédure, d’après les conseils de l’artificieux Eustache, son confesseur, ennemi secret de Philippe. Aussitôt on expédia à Solovky, Paphnutius, évêque de Souzdal, Théodose, archimandrite du couvent d’Andronik, et le prince Temkin, jadis illustre guerrier, mais devenu depuis, ainsi que les Basmanofs et autres, serviteur zélé de la tyrannie. Fallait-il aller aussi loin pour trouver d’infâmes calomniateurs ? On pouvait s’en dispenser ; mais c’était à la source même où elle avait brillé avec tant d’éclat, que le tzar voulait ternir la vertu. C’est dans cette île éloignée où Philippe s’était rendu illustre par sa sainteté, qu’il prétendait mettre au jour l’hypocrisie, l’impureté de son âme, idée qui paraissait à Jean un admirable artifice. Ses envoyés employèrent tour à tour les caresses et les menaces pour engager les moines à calomnier impudemment leur ancien prieur ; tous répondirent que Philippe était saint de fait et de cœur : un seul osa soutenir le contraire. C’était Payssi, leur nouveau directeur, guidé par l’espoir de devenir évêque. On fit un recueil de délations supposées ; 1568. de faux témoignages ; on le présenta au tzar, et le métropolitain reçut l’ordre de comparaître devant son tribunal, composé du souverain, des évêques et des boyards. Le plus profond silence régnait dans cette assemblée, et le prieur Payssi, faisant l’office d’accusateur, calomniait le saint homme avec une inconcevable audace. Au lieu d’entrer dans une justification devenue inutile, le métropolitain se contenta de dire tranquillement à Payssi que le mauvais grain qu’il semait ne lui rapporterait point d’heureux fruits ; ensuite s’adressant au tzar : prince, lui dit-il, vous pensez que je vous crains ou que je redoute la mort : désabusez-vous ! Parvenu avec honneur à une vieillesse avancée ; étranger pendant ma vie solitaire aux passions tumultueuses, aux intrigues du monde, je n’ai d’autre ambition que celle de remettre, dans le même état, mon âme entre les mains du Très-Haut, mon souverain maître et le vôtre : mieux vaut périr, martyr innocent, que de souffrir en silence, dans la dignité de métropolitain, les horreurs, les impiétés de ce malheureux temps. Agissez comme il vous plaira à mon égard. Voici le bâton pastoral, voici la mitre blanche et le manteau, marques d’honneur dont vous m’avez revêtu. Et vous, prélats, archimandrites, abbés, serviteurs 1568. des autels, paissez avec zèle le troupeau du Christ : préparez-vous à en rendre compte et redoutez le juge céleste plus encore que celui de ce monde (33). Après ces mots, il allait s’éloigner, lorsque le tzar s’y opposa et lui dit que ne pouvant être son propre juge, il devait attendre sa sentence ; il le força de reprendre les ornemens de métropolitain et d’officier encore le 8 novembre jour de Saint-Michel-Archange : mais au moment où Philippe, revêtu de ses habits sacerdotaux, disait la messe dans le temple de l’Assomption, on voit paraître le boyard Basmanof, tenant un papier à la main, accompagné d’une troupe d’opritchniks armés. À son aspect le peuple est frappé de stupeur. Basmanof fait lire à haute voix l’écrit dont il était porteur, et l’on apprend que, par décision de l’assemblée du clergé, Philippe est dépouillé du rang de chef de l’Église. Aussitôt les soldats pénètrent dans le sanctuaire, saisissent le métropolitain, lui arrachent les marques de sa dignité, le revêtent d’une soutane grossière, le chassent de l’église à coups de balais, et le conduisent en traîneau au couvent de l’Épiphanie. Le peuple en larmes courait après son pasteur qui, d’un air serein, bénissait les citoyens et leur disait, priez le Seigneur ! Le lendemain il fut amené, pour entendre 1568. sa sentence, à un tribunal présidé par Jean lui-même. Elle portait que, convaincu de délits graves et de sortiléges, Philippe devait terminer ses jours en prison : alors il fit au monde de magnanimes et touchans adieux, sans adresser aucun reproche à ses juges. Néanmoins il conjura pour la dernière fois le tzar d’avoir pitié de la Russie, de ne pas déchirer son peuple ; mais, pour son bonheur et celui de ses États, de se rappeler comment avaient régné ses aïeux, et lui-même dans sa jeunesse. Le prince, au lieu de lui répondre, fait un signe à ses soldats qui se saisissent de Philippe, l’entraînent et le jettent dans un cachot, chargé de fers. Il y resta huit jours. On le transféra ensuite dans le monastère de Saint-Nicolas, au bord de la Moskva, où on le laissa dans un entier dénûment, souffrant et n’ayant, pour se soutenir, d’autre ressource que la prière. Dans le même temps le tzar exterminait l’illustre famille des Kolitchef : il envoya à Philippe la tête de Jean Borissovitch, son neveu, et lui fit dire, voilà les restes de ton parent chéri, tes enchantemens n’ont pu le sauver ! Philippe se lève à ces mots : il prend la tête, la bénit et la remet à l’envoyé de Jean. Cependant ce prince craignit bientôt les suites de l’attachement des Moscovites pour le métropolitain 1568. déposé : il apprit que du matin au soir ils se portaient en foule autour du couvent de Saint-Nicolas, et que là, les yeux fixés sur la cellule de l’illustre captif, ils se racontaient mutuellement les miracles opérés par sa sainteté. Il prit le parti de faire conduire le prisonnier au monastère d’Otrotch, situé dans le gouvernement de Tver et fit procéder sur-le-champ à l’élection d’un nouveau métropolitain. Cette dignité fut accordée à Cyrille, archimandrite de Troïtzky, en dépit de Pimen qui nourrissait l’espoir de succéder à Philippe.

Délivré d’un pasteur sévère, inflexible, qu’il venait de faire remplacer par un homme honnête, à la vérité, mais faible et sans caractère, Jean se trouva libre de s’abandonner désormais à sa férocité ; jusque-là il avait fait périr des individus, il commença à exterminer des villes entières ! Torjek fut le premier théâtre de ces meurtres. Dans un jour de foire une querelle s’étant élevée entre les opritchniks et les habitans, le tzar déclara aussitôt ceux-ci coupables de rébellion et les fit mettre à la torture ou précipiter dans la rivière. Les mêmes scènes se renouvellèrent à Kolomna, ville dans l’arrondissement de laquelle se trouvaient les propriétés de l’infortuné Féodorof : l’affection qu’ils lui portaient, 1568. était aux yeux de Jean un motif suffisant pour les traiter en traîtres et en rebelles.

En un mot, la tyrannie avait atteint son plus haut période ; mais combien de temps elle devait durer encore !…. Rien ne pouvait désarmer le barbare ! ni la résignation, la générosité de ses victimes, ni les fléaux qui, à cette époque, affligeaient la Russie. Peste. En proie aux horreurs de la persécution, elle était dévastée en même temps par une peste qui y avait pénétré de l’Esthonie et de la Suède. Au mois de juin 1566, l’épidémie commença à exercer ses ravages dans la province de Novgorod, le mois suivant à Novgorod même ainsi qu’à Polotsk, à Ozéritché, à Nevle, à Veliki-Louki, à Toropetz et à Smolensk. Les hommes mouraient subitement, d’un signe, disent les chroniques ; ce qui signifie sans doute une tache ou un abcès. Bientôt un grand nombre de villages, et, dans les villes, des rues entières devinrent un désert : les églises ne retentissaient plus du chant des prêtres qui s’immolaient à la sainte obligation de secourir les citoyens, et, pour les remplacer, il fallut faire venir des pasteurs des autres villes. En général il mourait plus d’ecclésiastiques et de gens du peuple que de militaires : la peste étant parvenue jusqu’à Mojaïsk, le tzar y fit établir un cordon de troupes 1568. chargées de veiller à ce qu’aucune personne arrivant des lieux infestés de la contagion, ne pût pénétrer dans la capitale. La communication entre plusieurs villes fut également interrompue. La crainte, la faim, une cherté excessive augmentaient les souffrances générales, et, pour comble de malheur, la récolte manqua dans plusieurs provinces. Dans celle de Kazan et autres environnantes, on vit paraître tout à coup une innombrable quantité de rats qui, sortant des forêts par nuées, rongeaient le blé sur pied, en gerbes, et dans les greniers. Les laboureurs faisaient d’inutiles efforts pour arrêter les dégâts de ces animaux destructeurs. La peste commença à diminuer au retour du printemps, mais elle se renouvela plusieurs fois encore.

1565—1569.
Opérations militaires et négociations.
Pendant le cours de ces calamités intérieures de l’État, au milieu de l’abattement des grands et du peuple, Jean ne négligeait pas les affaires de la guerre ou de la politique extérieure, et, dans ses relations avec les puissances étrangères, il se montrait encore avec éclat, avec grandeur : les Polonais n’avaient obtenu aucun succès dans leurs attaques contre la Russie, car le boyard Morozof qui se trouvait à Smolensk, et le prince Nogtef, commandant à Polotsk, annoncèrent au tzar que de légers détachemens de l’armée russe 1565—1569. battaient l’ennemi sur tous les points. La Russie désirait vivre en bonne intelligence avec la Tauride ; mais le prince Spat, Yamgourtchey-Azi, Oulan-Achmet, transfuges kazanais, en faveur à la cour du khan, lui persuadèrent qu’il était la dupe des protestations du tzar, qui, tout en parlant de paix, donnait aux cosaques l’ordre de construire une ville sur le Don, et de préparer des barques sur la Psla, sur le Dniéper, dans l’intention de prendre Azof et de s’ouvrir une route jusque dans la Tauride. Ils ajoutaient que Jean était plus habile, plus heureux et par conséquent plus à redouter que tous les princes de Moscou, ses prédécesseurs ; car, malgré la guerre qu’il avait eue avec la Tauride, il avait su conquérir Kazan, Astrakhan, la Livonie, Polotsk ; qu’il s’était emparé du pays des Tcherkesses, et dominait encore sur les Nogaïs. Enfin que si Devlet-Ghireï abandonnait Sigismond, le tzar serait en moins d’un an maître de la Pologne, et qu’après l’avoir écrasé il né manquerait pas la première occasion favorable pour détruire le dernier royaume de Bâti. Ces représentations produisirent un effet d’autant plus certain qu’elles étaient appuyées d’un présent de 30,000 ducats envoyés aux avides Tatars par Sigismond. Aussitôt le khan se mit en campagne, ayant écrit 1565—1569. au tzar : rappelle-toi que tes ancêtres se contentaient de leur pays et respectaient le territoire musulman : si tu peux la paix, rends-moi Kazan et Astrakhan : mais Jean avait fait ses dispositions et se tenait sur ses gardes. Les cosaques parcouraient les déserts du Don à l’effet de découvrir les premiers mouvemens de l’ennemi ; les villes frontières étaient garnies de troupes, et le principal corps d’armée, commandé par les princes Belzky et Mstislavsky, était campé sur le bord de l’Oka. Au mois de septembre de l’année 1565, le khan passa le Donetz, conduisant de la grosse artillerie sur des chariots, et, le 7 octobre, il forma le siége de Bolkhof, qui fut valeureusement défendue par les voïévodes Zolotoï et Kachin. Dans une sortie vigoureuse, ils firent un grand nombre de prisonniers et empêchèrent les Tatars de brûler le faubourg : en même temps l’armée russe s’approchait. Le khan intimidé profita de la nuit pour battre en retraite, se plaignant des Polonais dont le roi avait promis, en l’engageant à porter la guerre en Russie, d’agir activement de son côté, et n’avait pas tenu parole.

Cependant Nagoï, ambassadeur russe, restait en Tauride où il déployait une constante activité. Il soudoyait les Juifs, gagnait par ses 1565—1569. largesses les officiers du khan ; entretenait de nombreux espions ; réfutait les faux bruits que l’on faisait courir sur la mort de Jean ; de sorte qu’instruit de tout ce qui se passait, il donna avis à ce prince des intelligences que Devlet-Ghireï entretenait avec les tatars de Kazan, les Mordviens et les Tchérémisses. « De secrets émissaires de ces traîtres, écrivait-il, assurent aux Tatars qu’en entrant dans leur pays, ils trouveront soixante-dix mille auxiliaires zélés et qu’à Kazan comme à Sviajsk, on massacrera les Russes jusqu’au dernier. » Devlet-Ghireï voulut forcer Nagoï à quitter la Tauride ; mais, en sujet dévoué aux intérêts de son maître, celui-ci répondit : je mourrai ici ou je n’en sortirai qu’après l’arrangement des affaires, voulant parler de la paix qu’il conservait l’espoir de conclure ; car le parti de la Russie ou celui de la Pologne avaient tour à tour le dessus dans le conseil du khan. Par exemple en 1567, Devlet-Ghireï ravagea, sous l’autorisation du sultan, une partie des possessions du roi, pour n’avoir pas payé le tribut avec exactitude : toutefois il ne se déterminait pas, pour cela, à ratifier la paix avec les Russes. Il demandait à Jean de plus riches dons, de la valeur de ceux que Moscou envoyait jadis à Mahmed-Ghireï, et lui faisait défense de 1565—1569. s’emparer du pays des Tcherkesses. À la suite de plusieurs conseils tenus avec ses boyards, le tzar, éludant les demandes du khan, lui proposa en mariage, pour son fils ou son petit-fils, la fille du tzar Schih-Aleï, qui lui apporterait en dot la ville de Kassimof, apanage de son père (celui-ci venait de mourir presque en même temps que les deux princes de Kazan, Alexandre et Siméon) : mais Devlet-Ghireï hésita ; il fit des réflexions dont le résultat fut de nouvelles et inadmissibles demandes en restitution de Kazan et d’Astrakhan.

Les négociations avec la Pologne se continuaient également. Sigismond semblait désirer la fin d’une guerre onéreuse pour lui, et, de son côté, le tzar paraissait aspirer au repos ; ce qui apportait dans les prétentions réciproques de ces deux princes une modération rare. Ce fut uniquement pour se conformer à l’ancien usage qu’à leur arrivée à Moscou, les ambassadeurs du roi revendiquèrent Smolensk et que les boyards russes réclamèrent Kief, la Russie Blanche et la Volhynie. Personne, dans le fait, ne songeait sérieusement à ces restitutions devenues impossibles. Sigismond consentait même à céder Polotsk aux Russes, et Jean fit dire aux ambassadeurs : désirant par dessus tout le 1565—1569. repos des chrétiens, je n’exige plus du roi le titre de tzar : il suffit que les autres souverains me l’accordent. Le point, le plus litigieux était la Livonie ; les propositions de Sigismond tendaient à conserver cette province sous la domination des deux puissances, qui, réunissant leurs forces pour chasser les Suédois de l’Esthonie, auraient ensuite partagé celle-ci, par portion égale, entre la Pologne et la Russie. À ces conditions, il s’engageait à devenir l’ami sincère de Jean et à lui donner le titre de tzar. Mais celui-ci exigeait Riga, Venden, Volmar, Ronnebourg, Kokenhausen ; en échange desquelles villes il cédait au roi Ozeritché, Loukomle, Drissa, la Courlande avec douze petites villes en Livonie, consentant à rendre, sans rançon, tous les prisonniers lithuaniens et à racheter les siens. Les ambassadeurs faisaient au sujet de Riga et de Venden de fortes objections ; enfin ils dirent aux boyards que les deux souverains concluraient plus facilement la paix dans une conférence personnelle sur la frontière, et cette idée sourit d’abord à Jean : on fit choix d’un lieu convenable. Le tzar et le roi, escortés chacun de cinq mille gentilshommes, devaient se rendre, le premier à Smolensk, le second à Orscha ; mais les ambassadeurs ne voulurent pas prendre sur eux 1565—1569. d’arrêter le cérémonial de l’entrevue. Par exemple, Jean voulait, le premier jour, recevoir dans sa tente et traiter le roi Sigismond ; ce qui paraissait aux envoyés polonais incompatible avec la dignité de leur souverain, de sorte que deux mois se passèrent en inutiles pourparlers.

Assemblée des États. Au mois de juillet 1566, Jean offrit à la Russie un spectacle extraordinaire. Il réunit en conseil général, non-seulement le haut clergé, les boyards, officiers de la couronne, trésoriers, secrétaires, gentilshommes des première et seconde classes ; mais encore les bourgeois, les marchands et les propriétaires des provinces. Il soumit à leur examen les négociations entamées avec la Pologne, et les consulta avant de se décider à la paix ou à la guerre. L’avis unanime de trois cent trente-neuf membres de cette assemblée, fut que le tzar ne pouvait montrer une plus grande condescendance, sans nuire essentiellement aux intérêts de la Russie ; que Riga, Venden, étaient indispensables pour protéger Dorpat, ainsi que Pskof, et même Novgorod, dont le commerce souffrirait ou s’anéantirait peut-être entièrement, si ces villes livoniennes restaient entre les mains du roi. Ils ajoutaient que les deux souverains étaient les maîtres de se voir sur la frontière, pour assurer la tranquillité des chrétiens, mais 1565—1569. qu’à en juger par les apparences, Sigismond ne cherchait qu’à gagner du temps pour arranger, dans cet intervalle, les affaires difficiles de son royaume, faire sa paix avec l’empereur et grossir son armée en Livonie. Prince, dit le clergé, vous êtes libre d’agir selon que Dieu vous l’inspirera. Notre devoir est de prier pour le tzar et il, ne nous convient pas de lui donner des conseils !…… Les militaires s’écrièrent qu’ils étaient tous prêts à verser leur sang dans les combats : les citoyens offrirent le sacrifice de tout ce qu’ils possédaient pour subvenir aux frais de la guerre, si le fier Sigismond refusait les conditions de paix qui lui étaient proposées. Mais, dans cette assemblée nationale, les opinions étaient-elles libres ? La franchise régnait-elle dans sa réponse ? Voilà ce qu’il serait difficile de déterminer : au moins ce conseil avait quelque chose de solennel, et le peuple pénétré de vénération voyait son souverain, non pas au milieu de ses odieux satellites, mais dans la vraie splendeur d’un monarque, écoutant la voix de la patrie par la bouche de tout ce qu’elle avait de plus illustre. Spectacle digne d’une autre époque de ce règne !

L’assemblée ayant confirmé sa décision par un acte authentique, les seigneurs polonais reçurent pour réponse que le tzar s’expliquerait avec 1565—1569. le roi, par le moyen de ses ambassadeurs, consentant, jusque-là, à suspendre les hostilités, de même qu’à échanger les prisonniers. Ainsi se termina cette importante affaire. Après le départ des grands de Pologne (1567) le boyard Kolitchef et Nagoï, intendant du palais, furent expédiés à Sigismond, en qualité de plénipotentiaires chargés de conclure la paix, ce qui ne s’était jamais vu ; car, jusque-là, tous les traités avec la Pologne avaient été signés à Moscou. Sigismond reçut les boyards russes à Grodno : à leur entrée chez lui, tous les seigneurs polonais se levèrent ; mais les ambassadeurs, qui avaient aperçu le prince Kourbsky parmi eux, détournèrent la face d’un air de dédain. Il leur était ordonné de demander la tête de ce traître. Ils eurent neuf conférences avec les grands officiers du roi, sans pouvoir s’accorder sur aucun point ; Jean exigeait impérativement la cession de la Livonie entière, aussitôt qu’il en aurait chassé les Suédois et les Danois, abandonnant la Courlande à Sigismond. Le roi avait un désir sincère de faire la paix ; cependant il crut devoir rejeter ces propositions et refusa de livrer Kourbsky ; on résolut alors de continuer la guerre. Je vois, écrivit-il à Jean, que vous voulez l’effusion du sang. Vous parlez de paix et vous mettez vos 1565—1569. armées en mouvement, j’espère que le Seigneur bénira mes armes dans une indispensable et juste défense.

En effet les troupes russes, parties de Viazma, Dorogobouge et Smolensk, se portaient sur Veliki-Louki, ayant pour but l’occupation de la Livonie. Après avoir fait construire, sur les frontières de Lithuanie, les nouvelles forteresses d’Ousviat, Oula, Sokol, Kopié, le monarque, accompagné du tzariévitch Jean, sortit de Moscou pour se rendre à l’armée. Le 5 octobre on lui présenta, près de Medno, l’ambassadeur de Sigismond, Youry Bonikovsky, qui lui remit la lettre du roi, dont nous venons de citer un passage. Jean était dans sa tente au milieu de ses boyards armés, comme lui, de pied en cap. Youry, dit-il à l’envoyé, nous avons envoyé à notre frère Sigismond nos plus illustres boyards, avec des propositions modérées. Il a fait arrêter nos ambassadeurs, il les a outragés, déshonorés ! Ne soyez donc pas surpris de nous voir armés de la sorte, car vous venez de la part de notre frère avec des traits empoisonnés. Après ces mots il s’informa de la santé du roi, ordonna à Youry de s’asseoir, sans lui donner sa main à baiser ; puis ayant fait sortir de sa tente tous les officiers, à l’exception des conseillers, des 1565—1569. grands boyards et des secrétaires, il écouta le discours de l’ambassadeur. Ensuite il le fit traiter magnifiquement dans une autre tente et partir immédiatement après pour les prisons de Moscou : violation du droit des gens que ne sauraient excuser, ni les grossières expressions de la lettre de Sigismond, ni les plaintes que les boyards Kolitchef et Nagoï, arrivés en même temps qu’Youry au camp du tzar, lui avaient portées sur les mauvais traitemens qu’ils avaient essuyés en Pologne.

Indépendamment d’une multitude d’officiers, de gardes-du-corps, qui formaient la suite de Jean, l’évêque de Souzdal, Paphnuti, l’archimandrite Théodose, le prieur Nicon, l’accompagnèrent encore jusqu’à Novgorod où il resta huit jours, priant avec assiduité dans l’ancienne église de Sainte-Sophie, et s’occupant de la disposition des troupes destinées à se porter contre les villes frontières de la Livonie. Tout à coup son ardeur guerrière parut se ralentir. Il se présenta des embarras, des dangers que le tzar n’avait pas prévus et au sujet desquels il convoqua un conseil des boyards. Le 12 novembre, ils se réunirent dans le village d’Orchansky, près de Krasnoï, et délibérèrent avec le souverain s’il était à propos d’entamer le siége des 1565—1569. villes ennemies ou de différer la campagne. Plusieurs considérations faisaient pencher pour ce dernier parti : le mauvais état des chemins arrêtait la marche de la grosse artillerie, en faisant périr les chevaux ; la désertion se mettait parmi les troupes ; il fallait, en attendant les opérations militaires, camper dans des lieux sans ressources et pauvres en grains. On savait aussi que le roi rassemblait, dans Borissof, une armée à la tête de laquelle il avait le dessein de se porter, pendant l’hiver, sur Polotsk et Veliki-Louki : on craignait de fatiguer les troupes en assiégeant les forteresses, tandis que, d’un autre côté, l’ennemi pouvait faire une irruption dans nos propres frontières : enfin, comme le bruit courait qu’un grand nombre d’habitans de la Livonie périssaient de maladies contagieuses, on redoutait pour l’armée la communication d’une épidémie. Il fut donc décidé que le tzar retournerait dans sa capitale, tandis que les voïévodes resteraient à Veliki-Louki et à Toropetz pour observer l’ennemi.

Ce ne fut pas sans éprouver un secret mécontentement que Jean reprit le chemin de Moscou. Toutefois son amour-propre eut lieu d’être consolé par la conduite postérieure du roi, qui suivit son exemple. Après avoir, en 1568, rassemblé 1565—1569. une armée forte de plus de soixante mille hommes, il se vantait de surprendre Moscou, marchant ainsi sur les traces d’Olgerd ; mais, s’étant mis en campagne avec une cour brillante, Sigismond resta plusieurs semaines dans la province de Minsk, sans rien entreprendre ; ensuite il licencia son armée principale et s’en retourna à Grodno, se contentant d’envoyer quelques troupes contre la Russie occidentale. Les travaux de la nouvelle forteresse de Kopié étaient dirigés par les princes Serébrianoï et Paletsky. Celui-ci périt dans une attaque inopinée des Lithuaniens, et le premier parvint à peine à se sauver dans Polotsk. Aux environs de Vélige les troupes ennemies firent prisonnier le grand officier Golovin, détruisirent dans le gouvernement de Smolensk un grand nombre d’habitations, et, au commencement de 1569, s’emparèrent d’Izborsk par surprise : mais les Russes les en ayant chassés aussitôt, saccagèrent la Livonie polonaise et brûlèrent une partie de Vitebsk. Malgré la continuation des hostilités, l’échange des prisonniers s’opérait sur la frontière. Sigismond renvoya le prince Temkin, et Jean accorda la liberté au voïévode Dovoïna, dont l’épouse était morte à Moscou. Le tzar consentit à rendre son corps 1565—1569. aux Polonais, à condition que le roi renverrait à Moscou celui du prince Pierre Schouïsky, vivement réclamé par les fils de cet infortuné voïévode.

Les boyards étaient d’avis de ne point interrompre les négociations entamées avec la Pologne : docile à leurs conseils, Jean fit élargir et amener en sa présence l’envoyé de Sigismond, qui était resté sept mois en prison : Youry, lui dit-il d’un ton de bonté, vous étiez porteur d’une lettre si injurieuse, que vous auriez dû perdre la vie ; mais nous n’aimons pas le sang. Allez en paix retrouver votre maître qui vous a oublié dans le malheur. Nous sommes prêts à le voir ; nous désirons mettre un terme aux maux de la guerre. Salut de notre part à notre frère Sigismond Auguste ! Les négociations ayant dès lors repris leur cours, les courriers se succédaient de part et d’autre. En parlant aux boyards ceux de Sigismond donnaient à Jean le nom de tzar, et, comme on leur demandait l’explication de cette nouveauté, ils répondirent : nous en avons reçu l’ordre des grands polonais. Les courriers moscovites avaient également des instructions pacifiques. La suivante est surtout remarquable : « Si vous avez, en Pologne, occasion de parler au prince Kourbsky ou à un autre transfuge russe de considération, dites-lui : 1565—1569. « vos infâmes trahisons ne portent aucune atteinte ni à la gloire, ni à la prospérité du grand tzar de Moscovie. Dieu le rend victorieux, tandis qu’il vous punit par la honte et le désespoir. Mais avec un transfuge de la classe ordinaire, ne dites pas un seul mot ; crachez-lui seulement à la figure et tournez-lui le dos.… Si l’on vous demande ce que c’est que les opritchniks de Moscou, répondez : Nous ne connaissons pas les opritchniks : celui auquel le tzar ordonne de demeurer près de lui, y demeure : celui auquel il donne l’ordre de s’éloigner, s’éloigne : tous les hommes dépendent de Dieu et du tzar. »

Trève avec la Lithuanie. Enfin Jean et Sigismond convinrent de cesser les hostilités. Les ambassadeurs polonais devaient se rendre à Moscou pour y conclure une paix sincèrement désirée par les deux puissances, désirs que les circonstances du temps rendent faciles à expliquer. Sigismond n’avait point d’enfans : guidé par un profond amour pour sa patrie, il voulait consolider la puissance de la Pologne et de la Lithuanie en les unissant par d’indissolubles liens, craignant que chacune de ces deux puissances ne se choisît, à sa mort, un souverain particulier. Ce projet était louable, utile, mais de difficile exécution, les seigneurs 1565—1569. polonais et lithuaniens vivant entre eux dans une inimitié continuelle. L’autorité du roi était seule capable de mettre un frein à leurs passions. Ce prince ambitionnait la paix afin de pouvoir consommer le grand œuvre de la réunion proposée alors à la diète de Lublin, et le tzar portait ses vues sur la couronne de Sigismond, car le bruit courait que les seigneurs polonais songeaient à choisir pour leur roi, le fils d’un prince de Moscou, c’est-à-dire le tzarévitch Jean. En conséquence les courriers russes avaient ordre de prendre, à ce sujet, des informations précises en Lithuanie et de flatter les grands de Pologne. Le tzar cessait les hostilités pour étouffer les sentimens d’inimitié des Lithuaniens contre les Russes.

Affaires de Suède. Le changement survenu dans les relations de la Suéde avec la Russie contribua puissamment aux dispositions pacifiques de Jean à l’égard de Sigismond. Le roi Érik qui voulait conserver l’Esthonie, en dépit du Danemarck et de la Pologne, avait besoin non-seulement de la paix, mais encore de l’alliance du tzar, et, pour réussir dans ce projet, tous les moyens lui semblaient bons : il fut même sur le point de commettre un crime infâme. Catherine, sœur de Sigismond, princesse vertueuse autant que belle, 1565—1569. demandée en mariage par le tzar, et qui, peut-être, aurait épargné de grands malheurs à lui et à la Russie, avait, en 1562, épousé Jean, duc de Finlande, fils favori de Gustave Vasa. Depuis long-temps l’envieux, l’insensé Érik avait conçu pour ce frère une haine que vint augmenter encore l’alliance contractée par celui-ci avec le roi de Pologne, et, forgeant des calomnies, il le fit emprisonner. Cet événement fournit à Catherine l’occasion de déployer sa générosité. On lui donna le choix de renoncer au monde ou à son époux ; pour toute réponse, elle montra son anneau nuptial sur lequel étaient gravés ces mots : rien que la mort (34) ! et pendant quatre ans, renfermée avec l’infortuné Jean dans la prison de Gripsholm, elle fut pour lui un ange consolateur. Elle ignorait que deux tyrans lui préparaient un sort bien plus affreux ! Sur une proposition du tzar, communiquée d’abord par une correspondance secrète, suivie d’un traité officiel, Érik consentit à lui livrer Catherine comme l’objet d’un étrange amour ou comme victime du ressentiment qu’il conservait d’un refus injurieux. Au mois de février 1567, le chancelier Nils Gillenstiern, accompagné de quelques officiers suédois, arriva directement au bourg d’Alexandrovsky : ils y furent traités 1565—1569. avec magnificence et signèrent l’alliance entre la Suède et la Russie. Dans la rédaction de l’acte, le tzar nommait Érik son frère et son ami, lui cédant à perpétuité la province d’Esthonie, s’engageant à le secourir dans la guerre par lui entreprise contre Sigismond, ainsi qu’à lui procurer la paix avec le Danemarck et les villes anséatiques ; de son côté, Érik promettait d’envoyer sa belle-sœur à Moscou (35). Ces dispositions étant faites, le boyard Voronzof et le gentilhomme Naoumof, porteurs du traité, se rendirent à Stockholm ; les boyards Morosof, Tchibatof, Soukin furent choisis pour aller recevoir la princesse à la frontière ; mais la Providence ne permit pas le triomphe des coupables projets de Jean. Accueillis à Stockholm avec les plus grands honneurs, les ambassadeurs russes y restèrent une année entière sans obtenir aucun résultat de leurs négociations. Érik, les ayant un jour invités à dîner avec lui, se trouva mal au moment du repas et ne put se mettre à table. Depuis lors les ambassadeurs ne virent plus le roi. On leur disait qu’il était malade ou absorbé par les travaux de la guerre avec les Danois. Les conseillers d’Érik, chargés seuls de suivre les négociations entamées, déclarèrent à Voronzof qu’ils regardaient comme contraire à toutes les lois 1565—1569. divines et humaines de livrer Catherine au tzar, d’enlever une femme à son époux, une mère à ses enfans. Ils ajoutaient que, par une action aussi opposée aux préceptes de la religion chrétienne, le tzar se déshonorerait à jamais, et qu’Érik pouvait procurer à Jean une autre sœur de Sigismond, encore à marier. Enfin, disaient-ils, c’est à l’insu du roi que les ambassadeurs suédois ont conclu le traité relatif à Catherine. Le boyard moscovite ne ménagea dans ses réponses, ni les conseillers, ni leur maître. Il leur démontra qu’ils étaient des imposteurs, des parjures, et sollicita vivement une entrevue avec Érik. Ce malheureux roi se trouvait dans une déplorable situation. Plusieurs actes cruels, insensés, avaient excité contre lui la haine générale, il craignait également le peuple et la noblesse ; déchiré de remords, sa raison s’égarait, et il venait à peine de rendre la liberté à son frère que déjà il songeait à l’emprisonner de nouveau. Dans le trouble qui l’agitait, livré à une terreur pusillanime, tantôt il déclarait aux ambassadeurs russes qu’il allait se rendre à Moscou ; tantôt il voulait envoyer Catherine au tzar (36). Enfin l’orage amoncelé sur sa tête vint à éclater : le 29 septembre 1568, les envoyés moscovites aperçurent, dans la capitale, une 1565—1569. effrayante agitation, dont ils ne furent pas long-temps paisibles spectateurs. Des soldats armés de fusils ou l’épée à la main se précipitent dans la maison qu’ils habitaient, brisent les serrures, s’emparent de tout ce qu’ils trouvent, argent, fourrures, etc., et poussent l’audace jusqu’à dépouiller les ambassadeurs et les menacer de la mort : au même instant paraît le prince Charles, le plus jeune des frères du roi. Voronzof, en chemise, lui dit d’un ton ferme que l’on en agissait ainsi dans un repaire de brigands et non pas dans un royaume chrétien : aussitôt Charles, ayant fait sortir les soldats furieux, expliqua au boyard l’événement qui venait de renverser du trône un tyran insensé. Il lui dit que Jean, son frère, devenu roi, désirait conserver la paix avec le tzar, et que l’offense faite aux ambassadeurs, suite du désordre inséparable d’un changement de gouvernement, ne resterait pas impunie. Les envoyés demandèrent leur congé et quittèrent Stockholm ; mais ils restèrent huit mois à Abo, gardés en prisonniers, et n’arrivèrent à Moscou qu’au mois de juillet 1569. C’est alors que le tzar apprit le sort de son frère et ami, Érik, solennellement condamné par les États du royaume à mourir en prison pour divers crimes (portait la sentence) 1565—1569. et pour un traité avec la Russie, déshonorant autant que contraire au christianisme (37). Il est facile de se représenter le dépit du tzar ; cependant il sut cacher son ressentiment et permit aux ambassadeurs suédois, Paul Just, évêque d’Abo, et autres dignitaires, de se rendre à Moscou ; mais ils furent pillés et retenus prisonniers dans Novgorod, par représailles du traitement que Voronzof et Naoumof avaient essuyé en Suède. Cet acte qui lui parut une juste vengeance ne le satisfaisait pas entièrement. Il songeait à en obtenir une plus éclatante encore en chassant les Suédois de la Livonie, et ce fut là un des motifs qui le déterminèrent à conclure une trève avec Sigismond, afin de n’avoir pas à combattre deux ennemis à la fois.

Importante entreprise du Sultan. Dans le même temps il fallut songer à détourner un autre danger qui menaçait la Russie, mais qui n’alarma le tzar que passagèrement et ajouta, sans victoire, un nouvel éclat militaire à son règne. Le faible Sélim voulut exécuter ce que le grand Soliman avait médité contre la Russie. Il entreprit de rétablir la domination ottomane sur les bords du Volga, à l’instigation de quelques princes nogaïs, khiéviens et boukhares qui lui avaient représenté le monarque 1565—1569. russe comme détruisant la religion de Mahomet et leur fermant le chemin de la Mecque. « Astrakhan, disaient-ils, principal port de la mer Caspienne, est rempli des vaisseaux de tous les peuples de l’Asie, et le trésor du tzar en retire journellement environ mille ducats. » Ces raisons étaient vivement appuyées par les ambassadeurs polonais qui se trouvaient à Constantinople. Devlet-Ghireï soutenait, seul, qu’on ne pouvait arriver à Astrakhan ni en été, ni en hiver. Dans cette dernière saison à cause du froid que les Turcs ne pourraient pas supporter, dans l’été à raison du manque d’eau ; qu’il était donc beaucoup plus avantageux d’attaquer l’Ukraine russe. Sans avoir égard aux conseils du khan, Sélim envoya à Caffa quinze mille spahis et deux mille janissaires[2], au printemps 1565—1569. de 1569 ; il avait donné à Kassim, pacha de cette ville, l’ordre de se rendre sur la Pérévoloka, d’établir des canaux pour joindre le Don au Volga et conséquemment la mer d’Azof à la mer Caspienne ; de s’emparer d’Astrakhan, ou au moins de fonder, aux environs de cette ville, une forteresse qui attestât la puissance du sultan. Le 31 mai, le pacha se mit en marche. Le khan, à la tête de cinquante mille cavaliers, suivit son exemple, et ils se réunirent dans la plaine de Katchalinsk, pour attendre les bâtimens qui arrivaient d’Azof en remontant le Don. Ces bâtimens chargés de canons de gros calibre et de beaucoup d’or n’avaient à bord que cinq cents soldats et deux mille cinq cents rameurs, pour la plupart esclaves chrétiens enchaînés. Dans les passages où l’eau était basse, les Turcs débarquaient leur artillerie et la traînaient le long du rivage avec une peine incroyable. Deux mille 1565—1569. Russes auraient pu, sans effusion de sans, s’emparer facilement et des canons et de la caisse. Les esclaves attendaient leur arrivée avec autant d’espoir qu’elle inspirait d’effroi aux Turcs, mais personne ne paraissait. Effrayés de la marche des Turcs, les Cosaques du Don s’étaient réfugiés au fond de leurs déserts, de sorte que le 15 août, les barques arrivèrent, sans accident, à la Pérévoloka. Alors commença un travail pénible autant que ridicule. Kassim entreprit de faire creuser un canal du Don au Volga ; en ayant reconnu l’impossibilité, il donna l’ordre de faire traîner les barques par terre. Les Turcs refusèrent d’obéir, en disant qu’il fallait que le pacha eût perdu la raison pour entreprendre des travaux que tous les ouvriers de l’empire Ottoman ne pourraient exécuter dans l’espace d’un siècle. Le khan était d’avis de reprendre le chemin de la Tauride, lorsqu’à la satisfaction de Kassim des ambassadeurs d’Astrakhan arrivèrent sur ces entrefaites. Quel besoin avez-vous de vaisseaux ? lui dirent-ils : nous vous en fournirons autant que vous voudrez : délivrez-nous seulement de la puissance des Russes. Le pacha fit cesser les murmures de l’armée et, le 2 septembre, il renvoya les canons à Azof : ensuite, avec douze pièces d’artillerie légère, il se mit en 1565—1569. marche pour Astrakhan, dont, les habitans se préparaient à le recevoir comme un libérateur : leur espérance fut déçue.

Nagoï, ambassadeur de Russie en Tauride, avait écrit au tzar pour lui annoncer le projet du sultan, et, malgré des retards considérables, ses lettres parvenaient à Moscou. Une guerre contre la Turquie n’offrait à Jean que des dangers certains : il s’occupa donc de rassembler une armée nombreuse à Nijni-Novgorod : en même temps il faisait partir le prince Sérébrianoï à la tête d’un corps de troupes pour occuper Astrakhan et il envoyait de riches présens au pacha de Caffa pour l’intéresser à la paix. Le pacha accepta ces présens ; il baisa avec respect la lettre de Jean, rendit, pendant trois jours, les plus grands honneurs aux courriers moscovites, et le quatrième il les fit mettre en prison ; mais les inquiétudes du tzar cessèrent aussitôt qu’il eut été instruit du petit nombre des Turcs et du peu de zèle que Devlet-Ghireï montrait pour cette expédition. Il en prévit les suites et ne se trompa point dans son calcul.

Le 16 septembre, le khan et le pacha vinrent camper à peu de distance d’Astrakhan sur des ruines qui étaient vraisemblablement celles de l’ancienne capitale des Khozars. C’est là que nos 1565—1569. traîtres les attendaient, les Astrakhanais avec des vaisseaux et les Nogaïs prêts à servir ceux-ci. Kassim, après avoir donné aux derniers l’ordre de rapprocher leurs campemens du Volga, commença la construction d’une nouvelle forteresse sur les ruines, et les Turcs apprirent avec un extrême étonnement, que le pacha avait l’intention d’hiverner sous les murs d’Astrakhan, dont une poignée de Russes contenait la population. Cette faible garnison lui paraissait si redoutable qu’il n’osait pas tenter l’assaut. L’armée devait regarder le projet du pacha comme une mesure insensée. En effet, il donnait aux Russes le temps de se préparer à la défense ; il laissait au tzar la facilité d’envoyer une armée au secours d’Astrakhan, tandis qu’il épuisait ses troupes par des travaux forcés et par la disette, les habitans de cette ville ne pouvant lui fournir une suffisante quantité de blé. Les murmures se changèrent bientôt en révolte ouverte, à la nouvelle qu’aussitôt après la construction de la nouvelle forteresse le khan devait retourner en Tauride. Les Turcs déclarèrent avec fermeté que nul d’entre eux ne consentirait à hiverner en pays ennemi. Kassim s’obstinait à l’exécution de ses plans ; il menaçait les mécontens ; mais tout à coup, le 26 septembre, il fit mettre 1565—1569. le feu aux ouvrages en bois nouvellement élevés et s’éloigna d’Astrakhan avec Devlet-Ghireï. On peut attribuer cette résolution subite à la présence du prince Sérébrianoï, arrivé dans la ville avec un corps de troupes, que l’on annonçait devoir être suivi bientôt par un autre plus considérable. Les Turcs et les Tatars de Crimée, fuyant jour et nuit, rencontrèrent sur le Biélo-Ozéro, à soixante verstes d’Astrakhan, un courrier du sultan et un autre de Lithuanie. Les dépêches de Sélim ordonnaient au pacha de tenir jusqu’au printemps sous les murs de la ville assiégée. Il lui annonçait un renfort de troupes fraîches qu’il allait lui envoyer de Constantinople, ajoutant que, l’été prochain, la Russie verrait au sein de ses provinces flotter les étendards ottomans, sous lesquels le khan devait aussi s’avancer sur la route de Moscou, après avoir conclu alliance et amitié avec la Pologne (38). Désastre des Turcs. Cette lettre n’arrêta point la fuite de Kassim, auquel Devlet-Ghireï servait de guide ; celui-ci, qui avait ses motifs, conduisait les Turcs par des déserts où l’on ne trouvait ni eau, ni vivres. Les hommes et les chevaux périssaient d’épuisement, et les Tcherkesses, placés en embuscade, n’avaient qu’à se montrer pour faire prisonniers les hommes harassés de 1565—1569. fatigue et à demi-morts. Il eût été facile aux Russes d’anéantir entièrement cette déplorable armée, s’ils ne s’étaient conformés au principe d’abandonner à lui-même un ennemi en fuite. Les Turcs désespérés maudissaient le pacha et n’épargnaient pas le sultan qui les avait envoyés dans un pays inconnu, dans l’affreuse Russie, pour y trouver, au lieu de la victoire, la famine et une mort ignominieuse. Après un mois de marche, Kassim, à la tête d’une troupe d’ombres livides et décharnées, arriva à Azof, où il ne put se soustraire qu’à force d’or au fatal cordon, persuadé que l’unique cause de sa disgrâce était d’avoir trop tardé à se mettre en campagne ; Devlet-Ghireï démontra au sultan l’impossibilité de prendre et de garder Astrakhan, trop éloigné des États de Turquie. Puis s’adressant à l’ambassadeur moscovite en Crimée : Votre maître, lui dit-il, doit me savoir gré de ma conduite : j’ai ruiné l’armée du sultan ; je n’ai consenti ni à assiéger Astrakhan, ni à construire une nouvelle forteresse sous les murs de cette ville, d’abord pour être agréable au tzar, ensuite parce que je ne veux pas voir les Turcs maîtres des anciens camps tatars. Pour compléter, de ce côté, la tranquillité de la Russie, le feu ayant pris aux magasins à 1565—1569. poudre d’Azof, les fit sauter avec la forteresse, et dans un incendie allumé, dit-on, par les Russes, une grande partie de la ville fut réduite en cendres, ainsi que le port avec les vaisseaux de guerre qu’il contenait.

La description de cette campagne désastreuse de l’armée de Sélim est conforme au rapport d’un témoin oculaire, Siméon Maltzof, officier du tzar, dont le nom mérite d’être signalé à la postérité. Il venait du pays des Nogaïs, lorsque, sur les bords du Volga, il fut surpris, entouré par une troupe d’ennemis et n’eut que le temps de cacher dans un arbre de l’île de Tsaritzine les instructions du tzar, qu’il considérait comme un dépôt sacré. Il ne se rendit que couvert de blessures et à demi-mort. Enchaîné sur un canon, expirant de souffrances, de soif et de faim, menacé de la mort à chaque instant, il songeait encore à être utile aux intérêts de son maître. Il épouvantait les Turcs par ses récits ; il leur persuadait que les habitans d’Astrakhan et les Nogaïs les attiraient dans un piége ; que le schah de Perse était allié du tzar qui lui avait envoyé cent pièces de canon et cinq cents pierriers pour attaquer Kassim ; que le prince Sérébrianoï, à la tête de trente mille hommes, voguait vers Astrakhan, tandis que le prince Belzky s’y rendait 1565—1569. par terre avec des forces innombrables. Maltzof engageait aussi les autres prisonniers à appuyer, de leur témoignagne, ses diverses assertions ; il proposait aux Grecs, ainsi qu’aux Valaques qui se trouvaient avec Kassim, de passer du côté des Russes dans le cas où on donnerait une bataille ; enfin, il invitait les fils de Devlet-Ghireï à prendre du service en Russie. Votre père, leur disait-il, a une famille nombreuse. Il vous enverra de côté et d’autre, Votre position n’est pas ce qu’elle devrait être, car vous errez en Nomades, de déserts en déserts. À Moscou, au contraire, vous trouverez des honneurs, des richesses, et votre père lui-même enviera votre sort. Ainsi, sans espérance de revoir jamais la Russie, sans songer en aucune manière à la gloire ou à des récompenses, ce zélé citoyen voulait, avant de mourir, être utile encore à son prince et à sa patrie. Voilà quels étaient les serviteurs de Jean le Terrible, et ce souverain s’abreuvait du sang de ses sujets !… La Providence sauva Maltzof : racheté dans Azof par Nagoï, notre ambassadeur, il revint à Moscou et fit savoir au tzar que la Russie n’avait rien à redouter de la part des Ottomans.

Ainsi, les opérations extérieures ou les relations de la Russie avec les puissances étrangères 1565—1569. étaient assez heureuses : en attendant la paix avec la Pologne, elle conservait ses nouvelles et importantes conquêtes dans ce pays et méprisait la Suède affaiblie. Elle avait vu la fuite et la ruine de l’armée du sultan. La connaissance des mauvaises dispositions du khan à l’égard des Turcs éloignait toute inquiétude à son sujet et laissait espérer de conclure la paix avec lui. Jean avait une armée considérable, des frontières fortifiées ; sur les bords éloignés du Terek, il venait de faire construire une ville destinée à protéger Temrouk, son beau-père, prince des Tcherkesses, autant qu’à consolider la domination russe dans ces contrées. Relations avec la Perse. Thamas, schah de Perse, ambitionnait l’amitié de Jean, qui, jaloux de conclure avec ce prince un traité d’alliance contre le sultan, envoya, à cet effet, l’officier Khoznikof, en Perse, au mois de mai 1569. Tribut de Sibérie. La Sibérie était tributaire de Moscou ; son nouveau prince, Édiger, tzarévitch de Schiban, ayant, vers l’année 1563, fait mettre à mort l’officier russe chargé de percevoir le tribut, le tzar, par représailles, avait donné l’ordre d’arrêter à Moscou l’ambassadeur de Sibérie ; mais bientôt il lui avait rendu la liberté à la sollicitation d’Ismaël, prince des Nogaïs, et, en 1569, un traité solennel conclu avec 1565—1569. Koutchoum, nouveau tzar de Sibérie, garantit à la Russie la soumission de ce pays. Jean prit Koutchoum sous sa protection, à condition que celui-ci lui donnerait chaque année mille martres zibelines et qu’il fournirait mille écureuils à l’envoyé moscovite chargé de recevoir le tribut. Ce traité, muni d’un sceau d’or, fut porté en Sibérie par l’officier Tchaboukof. La peste, la famine, la tyrannie avaient épuisé la Russie ; Commerce mais son commerce était florissant. Les tzars de Schamakha, de Boukharie, de Samarcande et de Khiva firent parvenir des présens à Moscou, afin d’obtenir pour leurs sujets la liberté d’exercer le commerce à Astrakhan, à Kazan, ainsi que dans les autres villes de la Russie. Malgré l’inimitié bien connue du sultan, les négocians russes continuaient leurs opérations dans les villes de Caffa et d’Azof, ainsi que les Turcs et les Arméniens le faisaient à Moscou : le tzar lui-même envoyait au-delà de la mer Caspienne des fourrures précieuses tirées des magasins de la couronne et les marchands moscovites en expédiaient à Anvers, à Londres et même à Ormus. La ligue anséatique, dont le principal commerce avec les Russes avait lieu à Narva, mettait tout en usage pour attirer sur elle la bienveillance de Jean, jalouse 1565—1569. des Anglais (39) qui jouissaient des bonnes grâces du tzar et de priviléges exclusifs dans ses États, surtout depuis l’avénement d’Élisabeth au trône, cette illustre reine, douée d’un génie extraordinaire et des plus séduisantes qualités, ayant su gagner l’amitié de Jean. La société russe de Londres offrait à ce prince des diamans d’un grand prix ; Élisabeth lui écrivait des lettres flatteuses.

Ambassade d’Angleterre. Djenkinson, son ambassadeur, fit trois fois le voyage de Moscou, d’où il se rendit en Perse, chargé pour le schah, de la part du tzar, d’une commission secrète dont il s’acquitta avec beaucoup de zèle (40). En récompense, les marchands anglais obtinrent, en 1567 et 1569, de nouveaux priviléges en Russie. On leur accorda le passage pour se rendre en Perse, avec la permission d’établir une colonie sur la Vouitchegda, de chercher des mines de fer et de fondre ce métal, sous la condition qu’ils enseigneraient cet art aux Russes, et paieraient une denga de droit par livre de fer exportée en Angleterre (41). De leur côté, les Anglais s’engageaient à montrer toutes leurs marchandises au trésorier du tzar, et à vendre en Angleterre ou en Perse celles qui leur seraient confiées par le souverain russe. Du reste, ils avaient pleine faculté de commercer 1565—1569. en tous lieux, sans payer aucuns droits ; ils étaient libres de construire, où bon leur semblait, des magasins, des maisons, enfin de battre monnaie pour leur propre compte. Ils relevaient du tribunal de l’opritchnina, qui avait l’inspection de leur quartier à Moscou. Long-temps les négocians anséatiques firent d’inutiles efforts pour nuire aux Anglais dans l’esprit de Jean. En vain les rois de Pologne et de Suède tâchaient de persuader à la reine Élisabeth qu’il était contre ses intérêts de contribuer, par les avantages du commerce, à la puissance de la Russie (42) ; il ne résultait de ces tentatives que des mécontentemens mutuels de peu d’importance, qui se terminaient toujours à l’amiable. Par exemple, en 1568, Thomas Randolph, ambassadeur d’Élisabeth, resta quatre mois à Moscou sans voir le tzar (43), alors indisposé contre les marchands anglais, parce qu’ils haussaient tous les ans le prix de leurs marchandises. Enfin il ordonna à Randolph de paraître en sa présence ; mais il ne lui fit pas donner de chevaux. La suite de l’ambassadeur fut obligée de se rendre à pied au palais, où aucun des officiers du tzar ne salua le représentant d’Élisabeth. Le fier Anglais, offensé de cette injure, se couvrit sur-le-champ. À cet acte de vigueur, on s’attendait 1565—1569. à voir éclater le courroux du tzar ; il accueillit au contraire Randolph avec bonté, l’assura de l’amitié qu’il portait à sa chère sœur Élisabeth, et rendit ses bonnes grâces aux marchands anglais. Une autre fois il eut avec lui, pendant la nuit, une entrevue de trois heures, à la suite de laquelle il expédia à la reine un gentilhomme nommé Savin, chargé d’une mission secrète, dont nous ne connaissons l’objet que par la réponse d’Élisabeth, conservée dans nos archives. Cette mission est fort curieuse et sert à démontrer toute la pusillanimité de Jean. Sans avoir encore essuyé de revers, ce prince, qui effrayait les puissances environnantes, éprouvait une secrète terreur, redoutait un châtiment, ne rêvait que révolte, bannissement ; Le tzar forme le projet de fuir eu Anleterre. il ne rougit pas d’écrire à Élisabeth pour lui communiquer ses craintes et lui demander, en cas d’événement, un refuge dans son royaume : humiliation digne d’un tyran ! Guidée par la prudence, Élisabeth lui répondit qu’elle formait des vœux pour le voir régner avec gloire sur la Russie ; mais qu’elle était prête à le recevoir en Angleterre, avec sa femme et ses enfans, si, par suite d’une secrète conspiration, des séditieux ou ses ennemis extérieurs le forçaient de quitter sa patrie. Elle ajoutait qu’il serait libre de vivre dans telle 1565—1569. partie de l’Angleterre qu’il jugerait à propos de choisir, d’y observer toutes les cérémonies du culte grec, d’avoir des gens à lui, de voyager selon son bon plaisir et de retourner en Russie quand il le désirerait (44). Pour gage de la sincérité de ses promesses, Élisabeth lui donnait sa parole de souveraine chrétienne, ainsi qu’un acte autographe écrit par elle en présence de tous les grands officiers de la couronne, du grand chancelier Bacon, des lords North, Russel, Arundel et autres, déclarant que l’Angleterre serait toujours prête à réunir ses forces à celles de la Russie contre leurs ennemis communs. Cependant, malgré le bon accueil que Savin avait reçu en Angleterre, ses rapports au tzar ne furent pas très-favorables aux Anglais : il lui dit que les avantages du commerce de Londres étaient l’unique objet des pensées de la reine (45) ; mais ce qui surtout irrita le monarque fut de recevoir la réponse de cette princesse par son propre ambassadeur, et non par un envoyé anglais ; toutefois il ménagea son amitié, car il avait réellement formé le projet de s’enfuir en Angleterre en cas de nécessité, Le scélérat Bomélius. idée qui lui avait été suggérée par un médecin hollandais, nommé Elisée Bomélius. Ce misérable aventurier, chassé d’Allemagne, ayant trouvé accès auprès du tzar, 1565—1569. avait réussi à lui plaire par ses intrigues : il nourrissait dans son âme la crainte, les soupçons ; noircissait à ses yeux les boyards et le peuple ; annonçait des révoltes, des séditions, afin d’alimenter la fureur de Jean (46). Dans le mal ainsi que dans le bien, les souverains ont toujours de zélés serviteurs, et Bomélius a mérité d’être placé en tête de cette première catégorie, c’est-à-dire, parmi les ennemis de la Russie. Le ciel, à la vérité, leur réservait un châtiment ; mais le festin sanglant de la tyrannie n’était pas encore terminé, et nous allons voir s’ouvrir un nouveau théâtre d’horreurs.


  1. C’est-à-dire légion d’élus.
  2. Les Spahis, cavalerie permanente, soudoyée par l’État, forment aujourd’hui chez les Turcs un corps d’environ douze mille hommes, divisés en six boulouks ou régimens, dont le premier, fort de près de huit mille hommes, se distingue des autres par la cornette rouge.

    Le second boulouk marche sous la cornette jaune. C’est aux spahis de ce régiment, qui formaient la principale force d’Osman Ier., qu’on doit attribuer les premiers succès des Osmanlis et la fondation de l’Empire. Ils jouissent de très-grands priviléges, et tous les cavaliers de ce boulouk sont traités comme officiers. Ils sont cinq cents.

    Le troisième, de la cornette verte, est fort d’environ mille hommes.

    Le quatrième, de la cornette blanche, est de la même force que le précédent.

    Les cinquième et sixième, qui ont des cornettes mi-partie rouge et jaune, verte ou blanche, forment ensemble un effectif d’environ quinze cents cavaliers.

    (Note du Traducteur.)

(4) Ceci arriva au mois de janvier 1564. Strikovsky rapporte que Schouïsky fut mis en pièces, et Bredenbach (Historia belli livonici) erat mortuus in puteo inventus. Le premier assure que le nombre des Polonais qui prirent part à cette affaire était de quatre mille, celui des Russes de trente mille, et qu’il n’en échappa, de ces derniers, que cinq mille qui furent tous blessés. Bredenbach parle de neuf mille tués de notre côté, et de vingt mille de celui des Polonais, en ajoutant que l’épée et le carquois du tzar Jean se trouvaient au nombre des trophées de Radzivil. Dans les extraits de la bibliothèque du Vatican par Albertrandi (voyez t. III, note 112) se trouvent les lettres du cardinal Commendone au cardinal Boromée datées de Varsovie (années 1564—1565) et le bulletin des voïévodes du Roi sur cette victoire, où il est dit : « Dieu a été pour nous ; vers le soir, nous avons triomphé. Le prince Schouïsky, blessé, s’est enfui suivi de ses troupes. Les nôtres ont poursuivi l’ennemi au clair de la lune ; ils en ont tué une quantité, et fait prisonniers beaucoup d’autres. Au milieu des cadavres, on a trouvé l’épée et le carquois de Tchérémétief, qui est regardé comme un grand homme chez les Moscovites, on ignore ce qu’il est devenu lui-même. Tous les bagages de l’ennemi sont entre nos mains, il y en a plus de cinq mille chariots. » Ici est décrite la richesse du butin. « Nous n’avons perdu que vingt soldats tués ; le nombre des blessés est d’environ sept cents. » Commendone écrit que le corps de Schouïsky fut enterré à Wilna avec une grande pompe, ce qui mécontenta la Cour. Dans sa lettre datée du mois de février 1565, il dit que Fürstemberg était mort en Russie.

(5) Cet événement mémorable fut aussi décrit par Jean Taube et Helert Kruse, favoris du tzar, dans leur relation à Kettler, duc de Courlande. Ladite relation a été envoyée à l’auteur de l’Histoire de Russie, en 1811, des archives de Kœnisberg, et imprimée, en 1816, par M. Evers. Voyez ses Beytraege zur kenntniss Russlands, p. 187—238.

(6) M. Koubassof, dans l’histoire qu’il a écrite jusqu’à l’élection du tzar Michel Féodorovitch, peint Jean de la manière suivante : « Le tzar Jean était d’une figure ignoble, ayant des yeux bleus et de longues moustaches, camus, grand de taille, maigre de corps, épaules élevées, une large poitrine et de gros muscles. » (Voyez Traits mémorables de l’histoire de Russie, t. I, p. 172.) D’après les Annales circonstanciées, par M. Lvof (t. III, p. 5), « Jean était un très-bel homme, d’une stature haute et vigoureuse, et tous ses membres étaient bien proportionnés ; sa figure ne décelait aucune férocité…… Ses yeux étaient petits, mais expressifs et pénétrans ; il avait le nez gros et aquilin : son regard était plein de vivacité. » Ces annales, écrites dans un style moderne, furent composées sous le règne de Pierre le Grand (et, selon l’opinion de quelques-uns, par le célèbre archevêque Théophanes Prokopovitch). Elles contiennent des particularités très-curieuses sur les temps de Jean le Terrible, puisées dans les historiens étrangers. Le domestique italien de Jean (voyez plus haut, note 1) dit que ce jeune tzar était bello di corpo.

(7) Taube et Kruse, p. 195 : Mit solcher vorkerter und schleunigen vorenderungk seiner vorigen gestalt, das er auch von vilen nicht hat megen erkandt werden ; auch neben andern mehr verenderungh kein hare auf dem kopfe und imbartt behalten.

(8) Les écrivains étrangers (Margeret, Fletcher, Petreus et autres, même quelques-uns des nôtres, mais non contemporains) assurent que le tzar de Kazan, Siméon, fut alors proclamé chef des communes, et qu’il représenta pendant deux ans la personne du monarque pour la Russie. Voici ce qu’en dit un de nos annalistes : « Jean partagea ses États en deux parts, dont il se réserva l’une, confiant l’autre à Siméon, tzar de Kazan ; lui-même se retira dans une petite ville, nommée Staritza (ce qui devait avoir eu lieu postérieurement, car la ville de Staritza, à l’époque de l’institution de l’Opritchnina appartenait encore au prince Vladimir Andréiévitch) et y établit son séjour ; quant à l’autre part (celle du tzar Siméon) il l’appela commune. » Siméon de Kazan, selon les Annales contemporaines de Moscou, mourut en automne de 1565. « Le 26 août, dimanche, est décédé Édigher, tzar de Kazan, ayant reçu dans le baptême le nom de Siméon Kassaevitch ; il fut inhumé au monastère de St.-Michel, dans l’église de l’Annonciation, du côté méridional. » Nous avons eu un autre tzar Siméon, fils de Bekboulat, celui de Kassimof, mais bien postérieurement : en 1572, il se nommait encore Sahim Boulat (V. Bibliothèque des Antiquités russes, t. VIII, p. 433) ; il n’est appelé du nom de Siméon que depuis 1573 (voyez ibid. p. 459), après avoir, vers cette époque, embrassé le christianisme. Margeret ajoute que Jean vint même couronner Siméon, en lui cédant son trône comme à un tzar, et ne se réservant que le titre de grand-duc. Fletcher appelle Siméon grand-duc, racontant qu’après avoir été élevé au trône par Jean, il ôta aux évêques et aux monastères tous leurs titres de propriétés sur les terres, au grand mécontentement du clergé ; que Jean ayant de nouveau repris le pouvoir de tzar, leur restitua ces titres, mais qu’il se réserva quelques terres et prit encore aux monastères une somme bien plus considérable pour prix de la grâce qu’il leur accordait. (Voyez État de l’Empire de Russie, par Margeret, p. 16, et. Fletcher, of the russe common wealth, p. 43.)

Jean, selon le rapport de Taube et Kruse (p. 186), voulait que son fils cadet héritât de l’Opritchnina et son fils aîné du gouvernement des communes.

(9) Voyez Taube et Kruse, p. 197—202. Ils nomment encore un Peter Soytt. Tout ce qui suit est puisé dans leur relation.

(10) Voyez Taube et Kruse, p. 203.

(11) Petreus, historien, etc. Von Muschkow, p. 57.

(12) Voyez Taube et Kruse, p. 203.

(13) Taube et Kruse, 204. Petreus (57) dit que Jean lisait quelquefois certains chapitres de la bible.

(14) Taube et Kruse, 204, les Annales circonstanciées, III, p. 89, il ne se mettait jamais à table qu’après avoir dit le pater noster et béni le repas ; c’est alors qu’il avait l’habitude de parler des lois de la confession grecque et autres. Il avait une pénétration d’esprit peu commune et un grand fonds de mémoire pour l’Écriture-Sainte.

(15) Taube et Kruse, 204.

(16) Ibid., 205. Ils rapportent que le tzar allait aussi à la messe de minuit.

(17) Ibid.

(18) Voyez Affaires de Pologne, no. 7, feuille 916 sur le revers : « Et si l’on demande au sujet des allemands d’Yourief (Dorpat), pourquoi le tzar les a fait transporter de Dorpat dans des villes moscovites ? Féodor aura à répondre : parce qu’ils avaient des intelligences avec le grand-maître de Livonie ; quils l’engageaient à venir assiéger la ville, et voulaient trahir notre souverain en servant le grand-maître. » Voyez aussi les Annales d’Alexandre Nevsky, 1031, Kölch, 275, Gadebusch, 51, et les Annales de Pskof, trouvées dans les archives en 1565.

(19) Voyez Arndt, 258, et Gadebusch, 52.

(20) Parmi mes papiers venus des archives de Kœnigsberg, se trouve une lettre de Weït-Zenge au margrave Albrecht, datée de Lubeck du 20 décembre 1566 : elle contient des relations curieuses sur la Russie, apportées de Moscou par un habitant de Munster, nommé Germain Piespinck. Il y est dit : Er sagt, das Gaspar Eberfeldt gar in grossen Gnaden pey dem gross fürsten wer, and würde zu allen Rathschlagen gebraücht tegelichen ; auch Adrian Kalb, doch nicht so fest als Eberfeldt. Ulrich Kraüs (ou Kruse) und Hans Taub weren anch woll verhaltten, aber nicht so hoch, als die andern Zveü… Er (le tzar) hette seinen Meister-Politt (métropolitain) oder obersten Pischoff umb 60,000 Rubel geschtrafft, das er einen Teutschen umb des Glauben willen hett Gewalt gethan, und wer zu vermuthen, das er (le tzar) das Evangellium sollt annemen dan disser C. Eberfeldt und die andern hetten dem Grossfürsten so vill vorgelesen und geschriben, das aile hoffnung verhanden wer, etc. ; ce qui est dit dans notre histoire. Plus bas : Es riemet sich der Grossfürst auch von Deutschen Herkommens zu seyn, aus dem Baierischen Geschlechte, darvon sein adel noch dem namen hetten Bayory, c’est-à-dire que Jean assurait que sa dynastie provenait des souverains de Bavière, et que le nom de nos boyards signifiait Bavarois. Fletcher rapporte l’anecdote suivante : « Jean ayant fait faire par un orfèvre anglais un plat d’or et peser exactement le lingot de ce métal qu’on lui avait donné à cet effet, ajouta : ne vous fiez pas à mes Russes ce sont tous des voleurs. L’Anglais sourit et le tzar voulut en connaître la cause. S’il plaît à votre majesté de savoir mon opinion, répondit l’orfèvre, je ne la lui cacherai pas : en traitant ainsi tous les Russes de voleurs, vous oubliez que vous-même appartenez à cette nation. — Non, répliqua Jean, je ne suis pas Russe ; mes aïeux étaient Allemands. » Il est dit encore dans la lettre de Zenge, que le tzar lui-même avait voulu épouser une princesse allemande ; qu’en Russie on témoignait à Fürstemberg toute la considération imaginable, et qu’il avait auprès de lui trois prédicateurs de la confession d’Augsbourg. Jean Taube et Ellert Kruse furent faits prisonniers par les Russes en 1560 et entrèrent au service du tzar, environ en 1567.

(21) Voyez Mosskov Chronica de Petreus, p. 252. Il dit que cette église luthérienne construite en bois était à la distance de deux verstes de la ville de Moscou.

(22) Dans la lettre de Zenge. Ein anders Regiment solt im Lande werden.… Darwider (contre je ne sais quel impôt onéreux) sich vill seiner Undersassen von den grossen Herren gesetzet hetten, deren er (le tzar) will umbpringen und ettliche von ihren Guttern an andere Orter versetzen.

(23) Nous ignorons à quelle époque.

(24) Voyez Taube et Kruse.

(25) Oderborn, Joannis Basilidis vita, p. 283. — Guagnini Rer. polon., 11, 249. — Taube et Kruse, 206. D’après Kolch (voyez Liefl. Gesch. 280), les parens et les dignitaires du tzar avaient réellement formé le projet, vers l’an 1568, de se livrer au roi Sigismond ; dans leur nombre se trouvaient le prince Vladimir Andréïévitch et le prince Michel Temgroukovitch, l’un cousin et l’autre beau-frère du tzar ; le prince Michel, tourmenté par sa conscience, découvrit le complot au tzar, qui, ayant livré à une mort effroyable tous les coupables, avec leurs femmes, leurs enfans et leurs domestiques, ordonna même de détruire, dans leurs maisons et dans leurs terres, tout le bétail, jusqu’aux chiens, aux chats et aux poissons : s’appuyant sur Hennig, Kolch ajoute que, « dans ce massacre, deux frères, au nombre des autres bourreaux de Jean, ne pouvant se décider à tuer un enfant d’une beauté rare qu’ils avaient trouvé dans un berceau, l’apportèrent au tzar, qui le prit, le baisa et le jeta par la fenêtre pour servir de pâture aux ours ; ensuite il fit sabrer les deux frères pour prix de leur pitié. Sigismond, par suite de ses intelligences avec les traîtres de Moscou, était prêt alors à entrer en Russie ; mais ayant appris leur défaite, il congédia ses troupes. » Aucun autre témoignage ne confirme ce rapport. Le roi, en 1567 (voyez plus bas), n’osa pas entrer en Russie, parce qu’une armée moscovite beaucoup plus considérable que la sienne l’attendait à la frontière. Ce n’est pas à cette époque que les princes Vladimir et Michel devinrent victimes du courroux de Jean, mais plus tard, comme nous le verrons par la suite.

(26) Voyez Kourbsky, Guagnini, 247, Oderborn, 283, et la liste des boyards dans la Bibliothèque ancienne, publiée en Russe par M. Novikof, t. XX.

(27) Dans Guagnini : ah caput, caput (dit Jean) ! multum sanguinis vivum existens effudisti (bellicosissimus enim extitit) et nunc mortuum eundem effundes.

(28) Voyez Kourbsky, Taube et Kruse, 207. Ces derniers disent que le prince Tcheniatef (den Knese Peter Schemuetrow) et Tourountaï Pronsky (Turentri Pransky) furent knoutés à mort. Dans la liste des boyards (bibliothèque ancienne, t. XX, 49), Tcheniatef est désigné comme mort de 1567 à 1568, et Pronsky de 1568 à 1569.

(29) Dans la relation de Taube et Kruse, p. 210 : Die Tattern und Heyden haben Gesatz und Recht, allein in Reuschlandt ist es Nicht ; in aller Weldt wirdt Barmhertzigkeit gefunden, und hie in Reuschlandt ist über die Unschuldigen und Gerechten kein Erbarmen, etc. ; ce que nous avons rapporté dans l’histoire. Plus bas, dans la légende précitée, il est dit : « Le tzar et les évêques encore présens à l’église, le lecteur de la cathédrale, suscité par les ennemis du métropolitain, commença à proférer contre le saint homme des paroles indécentes. Or, ceux des évêques qui voulaient complaire au tzar, comme Pimen de Novgorod et autres, disaient : comment ose-t-il faire des reproches au tzar, lui qui fait des choses incohérentes ? Le saint homme répliqua à Pimen : c’est en vain que vous flattez la puissance humaine et que vous tâchez d’envahir le siége d’un autre : avant peu vous serez privé du vôtre. Il dit à l’Anagnoste (lecteur) que Jésus ait pitié de vous, mon cher frère ! » Dans les annales trouvées dans les archives de Novgorod par M. Melinovsky : « L’an 7076, on lit (1568) : le 22 mars, de vives discussions s’élevèrent entre le métropolitain Philippe et le tzar au sujet de sa légion d’élus. »

(30) Voyez Kourbsky, Taube et Kruse, 210. Le premier appelle le P. Basile, Pronsky-Rybin, et les derniers le nomment Knese Wassili Brantzki, en ajoutant que le même jour furent suppliciés Iwan Karmissin et Christian Budna.

(31) Voyez la relation de Taube et Kruse, 207 : dans une copie la date est du 19 juillet, et dans l’autre du 9.

(32) Voyez Kourbsky, Guagnini, et plus haut, note 24. Le premier rapporte : « J’ai appris d’un témoin oculaire, que lorsque le tzar allait brûler les villages et les maisons de l’écuyer Jean Fédorof avec leurs habitans, il découvrit une chambre à l’étage le plus élevé d’un bâtiment ; il y fit garotter Boris Kolytschef, et donna l’ordre de placer sous cette chambre, comme sous celles qui l’entouraient, remplies de monde et bien fermées, plusieurs tonneaux de poudre ; placé alors à une grande distance avec ses troupes en ordre de bataille, comme devant une ville assiégée, il attendait le moment de l’explosion. Dès que l’édifice eût sauté il se précipita au grand galop à travers les débris, suivi de sa troupe de démons qui poussaient de grands cris et avides comme lui de voir les membres déchirés de ceux qu’il avait fait enfermer dans l’édifice. Alors on trouva Jean Kolytschef attaché par le bras à une grande poutre, assis sur la terre, sain et sauf, et louant Dieu !…. Aussitôt un des élus poussant son cheval de son côté, lui trancha la tête d’un coup de sabre et l’apporta au tzar comme un présent agréable. » Taube et Kruse disent : und zog also 6 Wochen herumber in der Moscauschen Gegendt, in der furnembsten Boyaren Guetter, vorbrentte, schlug todt alles, das viehe, Hundt und Katze ; die Fische in Teichen abgelassen.… Kinderlein an den Brusten, ja in Mutterleibe erwurgen. Weiber, Megde wurden nagket aussgezogen, und mussten fur in herumbher lauffen und Huener auffangen. Nous espérons que dans ces détails affreux tout n’est pas vrai. Les méchans même peuvent parfois se plaindre de la calomnie.

Quant à la lubricité de Jean, voici ce qu’en dit Jacques Uhlfeldt, ambassadeur de Danemarck en Russie en 1578, dans la description de son voyage (voyez son Hodœporicon Ruthenicum, pag. 42) : Habet, ut aiunt, in gynæceo suo 50 virgines, ex illustri familiâ oriundas eque Livoniâ abductas, quas secum, quo se confert, ducit, iis loco uxoris, cum ipse uxoratus non sit, utens.

(33) Taube et Kruse : Keyser und Grossfürst ! du meinest, das ich dich oder den Todt furchte ; ich hab nun 53 Jar auf der heiligen Stedt in der christlichen Versammlung zu sallasso (solovky) mein Leben bis daher in mein 79 Jar (Philippe avait donc 78 ans) ehrlich zuchtigk und gerecht zugebracht.… wil auch also mein Leben enden, und meine Seel dem Goot, der dich und mich richten wird, wiederumb mit Freuden auffopfern ; begere auch vil lieber ein solch Testament hinder mit zu lassen, das ich unschuldigk als ein Merteren gestorben, als das von mir gesagt werde, ich als ein Metropolitan ab untter Tiranney und aller Ungerechtigkeit gelebet, etc., comme il est dit dans notre histoire. Kourbsky dit que Philippe fut jugé dans la grande église, c’est-à-dire dans la cathédrale, et qu’il y fut amené en habits pontificaux.

(34) Nemo nisi mors. Voyez Dalin, Gesch. des R. Schu. année 1563, p. 440.

(35) Voyez Dalin, an 1567, p. 217.

(36) Dalin rapporte qu’Érik offrait de donner Virginie, sa fille, en mariage au tzarévitch Jean.

(37) Voyez Dalin, année 1569, p. 546. Le tzar, selon l’assertion de cet historien, écrivit, au mois de février 1569, une lettre très-amicale au roi Jean ; il s’excusait sur les conditions du traité conclu avec Érik ; assurait qu’il (le tzar) supposait que Catherine était veuve et sans enfans ; il offrait aux Suédois la paix et son amitié ; exigeait la mise en liberté de nos ambassadeurs, et envoya une lettre de sûreté pour le libre passage de ceux de Suède jusqu’à Moscou (Dalin, Geschichte, etc., année 1569, p. 5). Dans nos papiers d’archives il n’est fait mention que de l’émissaire André Scherefedinof, qui fut envoyé en automne de 1567 à Stokholm, près de Vorontzof (voyez Affaires de Suède, no. 2, feuilles 2-7) ; mais le tzar écrivit effectivement au roi Jean par le gentilhomme suédois Ensohn (voy. ibid., feuille 126).

(38) Dans le rapport de Maltzof, témoin oculaire de cette guerre et prisonnier chez les Turcs, on lit : « Le sultan se propose d’envoyer au printemps Bardi-Pacha avec une grande armée ; il veut aussi envoyer contre la Russie le khan de Crimée et Pilah-Pacha, son propre gendre, avec des forces formidables. Ceux-là ont été un mois en marche jusqu’à Azof ; le khan les ayant menés du côté de la Circassie par le chemin de Kabarda et par des lieux arides où ils manquaient d’eau.… Les Russes sont étonnés eux-mêmes, et ils appellent leur sultan Sélim, malheureux ; car depuis son avénement au trône, c’est pour la première fois qu’il ait fait marcher ses troupes.… Il nous est arrivé, disent-ils, de prendre part dans de grandes batailles, et jamais nous n’avons été aussi exténués de fatigues ; si des troupes étaient tombées sur nous, aucun de nous ne serait revenu. »

Cette description est plus digne de foi que les relations d’Oderborn (Vita J. B., p. 272) et de Strikovsky. Le premier fait monter le nombre des Turcs jusqu’à trois cent mille, ajoutant qu’ils se tenaient pendant l’hiver près d’Astrakhan et qu’ils poussèrent leur marche jusqu’à Kazan ; le prince Sérébrianoï, ajoute-t-il, ayant fait une sortie d’Astrakhan les mit en déroute ; les Turcs attendaient l’armée navale, retenue sur la mer Caspienne par des tempêtes ; les Russes, habitant les rives du Volga, firent couler à fond une grande quantité de vaisseaux turcs ; la famine et la peste détruisirent la plus grande partie de cette armée, dont le reste fut noyé dans la mer d’Azof, etc. Strikovsky rapporte que le nombre de la cavalerie turque était de vingt-cinq mille hommes, celui de l’infanterie de cinquante mille, celui des Tatars de quatre-vingt mille, avec cent cinquante vaisseaux ; que les Russes leur enlevèrent leurs navires à la Perevoloka, après avoir battu les Janissaires ; que la cavalerie, qui avait beaucoup souffert de la famine sous Astrakhan, périt dans sa retraite, partie noyée, partie exterminée par les Russes ; qu’il n’en est pas même retourné deux mille à Constantinople. Tout cela n’est pas vrai, comme nous le voyons. Ce qui est certain, c’est que Kassim avait conservé à peine le tiers de ses troupes (voyez Affaires de Turquie, no. 2, feuille 70). D’après l’assertion des Anglais qui se trouvaient alors à Astrakhan, le nombre des Turcs et des Tatars de Crimée allait jusqu’à soixante-dix mille (voyez la nouvelle édition de Hakluit’s, Navigations, etc., p. 444).

(39) En 1562, le gouvernement de Lubeck avait écrit à l’okolnik Pierre Golovin, de vouloir bien intercéder auprès du tzar en faveur de la ligue anséatique (voyez Willebrant, Chron., et Peterburg, Journal, t. IV, p. 142).

(40) Voyez t. VIII de cette histoire, p.… Jenkinson était encore à Moscou en 1561, et en 1566 il achetait, pour Jean, des pierres précieuses et des soieries de Perse (voyez Hakluit’s, Navigations, p. 384 et 418).

(41) Il est dit : For every pound one dingo or halfpenie (Hakluit’s, p. 427) ; mais peut-être faut-il lire par poud (poids russe de quarante livres). Pour une fabrique de fer il fallut donner aux Anglais quelques dessiatines (deux arpens l’une) de bois, de cinq à six verstes de circuit (environ une lieue et demie de France). Ils présentaient au trésorier des marchandises légères, et une liste de celles qui étaient plus pesantes ; le trésorier, après avoir choisi ce qui pouvait plaire au tzar, leur rendait le reste pour vendre. À l’égard de la maison des Anglais à Moscou, il est dit dans un endroit : Their house at Mosco ; which house I granted them at S. Maxims at the Mosco ; et dans l’autre : At S. Maxims in ihe Zenopsky and other their houses in the torone of Zenopsky. Cette maison est appelée, dans nos archives, la cour et Youschkovsky, près S. Maxime le confesseur, derrière le marché. Les Anglais pouvaient avoir un concierge et deux domestiques russes. Si le Conseil de l’Opritchnina ou légion d’élus (Counsaile of the Opressini) était embarrassé de décider dans une affaire entre un Anglais et un Russe, on la décidait au sort (voyez plus bas). Des conseillers du tzar pouvaient arrêter un Anglais coupable de quelque faute et confisquer ses biens ; mais il fallait que le tzar prît connaissance de l’affaire. Plus bas il est dit dans ce règlement donné par le tzar : « La société des négocians de Londres a seule le privilége d’envoyer ses vaisseaux au port de Saint-Nicolas et de faire le commerce avec la Perse par la Russie ; mais à Narva et dans d’autres villes de Livonie, les négocians des autres pays peuvent faire le commerce concurremment avec les Anglais. Les Anglais sont jugés entre eux d’après leurs lois. Donné le 20 juin 1569 (voyez Hakluit’s, Navigations, p. 425-429). »

(42) Ibid., p. 378. Sigismond, exigeant qu’Élisabeth défendît aux Anglais de faire le commerce avec les Russes à Narva, lui écrivit : « Nous répétons encore à Votre Majesté que le tzar de Moscovie, ennemi de toute liberté, augmente de jour en jour ses forces par les avantages du commerce et par ses relations avec les nations civilisées de l’Europe.… Votre Majesté n’ignore pas sans doute sa puissance, sa cruauté et sa tyrannie.… Notre unique espérance repose sur notre supériorité dans les arts et les sciences ; mais bientôt il en saura autant.…, et, dans son orgueil insensé, il se précipitera contre la chrétienté, etc. » En 1568, les ambassadeurs de Sigismond disaient la même chose au roi de Danemarck et au sénat de la ville de Lubeck, en déclarant que leur souverain avait le projet de représenter d’une manière convaincante à toutes les puissances de l’Europe, le danger du nouvel agrandissement de la Russie, pour les détourner du commerce avec elle. (Voyez Notice des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, etc., p. 92-96, à l’article : Legatio polonica.)

(43) Il aborda près du monastère de Saint-Nicolas, le 28 juillet 1568. Il y trouva vingt moines ignorans, mais hospitaliers. À Kholmogore, les Anglais avaient plusieurs maisons joliment bâties. La ville de Vologda, où Jean construisit une nouvelle forteresse en pierre, était renommée pour la richesse de ses marchands. De Vologda jusqu’à Moscou, Randolf trouva la route très-agréable ; il y voyait de fréquentes habitations, des champs et des prairies fertiles. Il raconte que d’Yaroslaf les Anglais allaient ordinairement par le Volga à Astrakhan, et qu’à cet effet ils avaient construit un grand vaisseau, tel qu’on n’en avait jamais vu jusqu’alors en Russie, et qui leur coûta plus de 100 marcs. Le 28 février on invita Randolf à la cour, en l’entendant prononcer le nom d’Élisabeth, Jean se leva et s’informa de l’état de la santé de cette reine. Le présent de la reine consistait en une grande coupe d’argent massif, ornée de ciselures et de diverses inscriptions. Le tzar, en congédiant Randolf, lui dit : « Des affaires importantes m’empêchent de dîner aujourd’hui avec mes hôtes ; mais je vous enverrai des mets de ma table. » Un dignitaire de marque parut immédiatement après à l’hôtel de l’ambassade, suivi de cinq domestiques de la cour qui portaient des plats ou vases d’argent, chargés de mets, de pain, de vins, etc. Ce dignitaire de la cour était obligé de goûter de chaque mets et de chaque boisson. Quelques jours après, pendant une nuit sombre et froide, on enjoignit à Randolf d’aller en habit russe chez le tzar, pour une entrevue secrète. Le lendemain, le tzar partit pour la Slobode-Alexandrovsky, d’où il revint six semaines après. Il le laissa partir alors pour Londres, accompagné de Savin ; ils y arrivèrent au mois de septembre de 1569. Indépendamment des avantages que Randolf obtint pour les commerçans de son pays, Jean, sur ses instances, mit en liberté Fitzgerbert, qu’on accusait d’avoir composé quelques lettres outrageantes pour le tzar ; il fit aussi grâce à Thomas Green, convaincu d’intelligences secrètes avec l’ambassadeur, et à André Asherton, qu’on accusait d’avoir envoyé à Londres des lettres de marchands anglais. Ayant permis aux Anglais de chercher une route de la Chine, le tzar promit à Randolf, par le prince Athanase Viazemsky et Pierre Grigorievitch, de ne pas écouter les insinuations d’un certain Beneth Bootler et d’autres Anglais, ennemis de la compagnie de Londres, qui faisait le commerce avec la Russie.

(44) La dépêche d’Élisabeth est écrite sur parchemin, les lettres sont effacées dans quelques endroits ; mais on peut partout en deviner le sens, qui s’éclaircit aussi par une traduction russe de ce temps, laquelle s’est conservée dans les archives du collége des affaires étrangères de Moscou, avec cette inscription : This writing in the Russian tongue is affirmed by Daniel Silvester Englishman, the interpretor of the ambassador of the Emperore of Russia, being sworne upon his othe to be the trew copie of the letter, whiche is writen in the english tonge by the queen maiestie of England… C’est-à-dire : « L’interprète de l’ambassadeur du tzar, Daniel-Silvestre, anglais, a affirmé sous serment la fidélité de cette traduction, etc. »

Nous copierons ici les passages les plus importans : To the deare most mightie and puissant Prince, our brother, great lord Emperor and greate Duke Ivan Basily of all Russia… If at anie time it so mishappe,that you be by anie casuall chance ether of secret conspiracy or outward hostilitie driven to change your countries and schall like to repaire into our Kingdome with the noble empresse, your wife, and your deare children, we shall with such honor and courtesies receave and entreate your highnes and them, as shall becom so greate a Prince.… to the free and quiet leeding of your highnes lief with ail those, whome you shall bring with you, and that it maie be laufull for you to use your Christian relligion in such sorte, as it shall be best like you, for neither meane we to attempt anie thing to offend either your maiestie or anie of your people, nor to intermedle anie waies with your highnes faith and relligion, nor yet to swer your highnes hold from you by violence. Besides we shall appoint you a place in our Kingdome fitt upon your owen charge (c’est-à-dire que le tzar devait vivre en Angleterre à ses propres frais) as long, as you shall like to remaine with us…… This we promise by vertue of theis our letter and by the worde of a christian Prince. In witnes whereof we queen Elisabeth do subscribe this with our owne hand in the presence of these our nobles and consellors, Nicholas Bacon Knight (le père du célèbre philosophe) great chauncellor of our realme of England, William lord parr, lord Marques of nort, Hampton knight of our order of the Garter, Henry Earle of Arundell, knight of our said order, Francis lord Russel, Earle of Bedford, knight of our said order, Robert Dudley, lord of Denbigh, Earle of Leicester, Mr, of our horse and knight of the same order. Suivent encore quelques noms, dont le dernier est Cecill knight, our principal secretary. Dans la conclusion : Promising, that we against our common ennemies shall with one accord fight with our common forces and do every and such other thing mentioned in this writing, as long as God shall lend us life, and that by the word and faith of a Prince. Given at our house of Hamptoncourt the XVIII daie of the moneth of May, in the XII yere of our reigne and in the yere of our Lord 1570 (la date en lettres). Du côté gauche se trouve la signature d’Élisabeth.

(45) Voyez Hakluit’s Navigations, p. 454, dans le mémoire de Jankinson.

(46) Voyez les Annales de Pskof, année 1570. « Les Allemands et les Lithuaniens envoyèrent près de Jean un allemand, magicien consommé, nommé Élisée, qu’il affectionna particulièrement et lequel mit un sort sur le tzar… Il faillit le détourner définitivement de sa croyance, éveilla dans son âme une haine contre les Russes et une prédilection pour les Allemands : car les infidèles avaient appris par leurs enchantemens qu’ils auraient totalement péri ; ce fut donc pour détourner leur perte qu’ils lui envoyèrent ce méchant magicien, sachant que les Russes sont passionnés pour la magie. Il insinua au tzar d’exterminer quantité de familles de boyards et de princes ; à la fin il l’amena jusqu’à vouloir se réfugier en Angleterre et à faire périr le reste de ses boyards. C’est pourquoi on ne le laissa pas accomplir ses desseins ; et l’on mit à mort Élisée lui-même (voyez plus bas), afin que l’Empire de Russie ne fût pas totalement dévasté. » Taube et Kruse écrivent : Da hat er (le tzar) durch Angebung eines verlauffenen schelmischen Doctors, mit Namen Eliseus Famelius, die Leute umzubringen angefangen. Au lieu de Famelius, il faut lire Bomelius, comme dans Hakluit (p. 520) Doctor Bomelius, a dutchman and physician to the Emperour.