Histoire de l’art/L’Art antique/Avant l’histoire

La Vézère aux Eyzies.

AVANT L’HISTOIRE


I


La poussière des os, les armes primitives, la houille, les bois submergés, la vieille énergie humaine et la vieille énergie solaire nous arrivent confondus comme les racines dans la fermentation de l’humidité souterraine. La terre est la matrice et la tueuse, la matière diffuse qui boit la mort pour en nourrir la vie. Les choses vivantes s’y dissolvent, les choses mortes y remuent. Elle use la pierre, elle lui donne la pâleur dorée de l’ivoire et de l’os. L’ivoire et l’os, avant d’être dévorés, deviennent à son contact rugueux comme la pierre. Les silex travaillés ont l’apparence de grosses dents triangulaires, les dents des monstres engloutis sont comme des tubercules pulpeux près de germer. Les crânes, les vertèbres, les carapaces ont la patine sombre et douce des vieilles sculptures absolues. Les gravures primitives ressemblent à ces empreintes fossiles qui nous ont révélé la nature

Autriche (Caverne de Willendorft). Statuette de femme en calcaire oolithique. (Vienne).

des coquillages, des plantes, des insectes disparus, spirales, arborescences, fougères, élytres et feuilles nervées. Un musée préhistorique est un jardin pétrifié où l’action lente de la terre et de l’eau sur les matières enfouies unifie le travail de l’homme et le travail de l’élément. Au-dessus, les bois du grand cerf, les ailes de l’esprit ouvertes[1]

Le trouble que nous éprouvons à voir se mêler dans l’humus plein de radicelles et d’insectes nos premiers os et nos premiers outils a quelque chose de religieux. Il nous apprend que notre effort pour dégager de l’animalité les éléments rudimentaires d’une harmonie sociale, dépasse en puissance essentielle tous nos efforts suivants pour réaliser dans l’esprit l’harmonie supérieure que nous n’atteindrons d’ailleurs pas. Nulle invention. La base de l’édifice humain est faite de découvertes quotidiennes, et ses plus hautes tours sont des entassements patients de généralisations progressives. L’homme a copié la forme de ses outils de chasse et d’industrie sur les becs, les dents et les. griffes, il a emprunté aux fruits leur forme pour ses premiers pots. Ses poinçons, ses aiguilles ont été d’abord des épines, des arêtes, il a saisi dans les lames imbriquées, les articulations et les fermoirs des os l’idée des charpentes, des jointures et des leviers. Là est le seul départ de l’abstraction miraculeuse, des formules les plus purifiées de toute trace d’expérience, du plus haut idéal. Et c’est là que nous devons chercher la mesure de notre humilité et de notre force à la fois.

L’arme, l’outil, le vase, et, dans les climats rudes, un grossier vêtement de peau, voilà les premières formes étrangères à sa propre substance que façonne le primitif environné de bêtes de proie, assailli sans relâche par les éléments hostiles d’une nature encore chaotique, voyant des forces ennemies dans le feu, l’orage, le moindre tressaillement du feuillage ou de l’eau, dans les saisons même, et le jour et la nuit, avant que les saisons et le jour et la nuit, avec le battement de ses artères et le bruit de ses pas, lui aient donné le sens du rythme. L’art est d’abord un outil d’utilité immédiate, comme les premiers balbutiements du verbe désigner les objets qui l’entourent, les imiter ou les modifier pour s’en servir, l’homme ne va pas au-delà. L’art ne peut être encore un instrument de généralisation philosophique qu’il ne saurait pas utiliser. Mais il forge cet instrument, puisqu’il dégage déjà de son milieu quelques lois rudimentaires qu’il applique à son profit.

Les hommes, les jeunes gens courent les bois. Leur arme est d’abord la branche noueuse arrachée au chêne ou à l’orme, la pierre ramassée sur le sol. Les femmes restent cachées dans la demeure, étape improvisée ou grotte, avec les vieux, avec les petits. Dès ses premiers pas titubants, l’homme est aux prises avec un idéal, la bête qui fuit et qui représente l’avenir immédiat de la tribu, le repas du soir, dévoré pour faire des muscles aux chasseurs, du lait aux mères. La femme, au contraire, n’a devant elle que la réalité présente et proche, le repas à préparer, l’enfant à nourrir, la peau à faire sécher, plus tard le feu à entretenir. C’est elle, sans doute, qui trouve le premier outil, le premier pot, c’est elle le premier ouvrier. C’est de son rôle réaliste et conservateur que sort l’industrie humaine. Peut-être aussi assemble-t-elle en colliers. des dents et des cailloux, pour attirer sur elle l’attention et plaire. Mais sa destinée positive ferme son horizon, et le premier véritable artiste, c’est l’homme. C’est l’homme explorateur des plaines, des forêts, navigateur des rivières et qui sort des cavernes pour étudier les constellations et les nuages, c’est l’homme de par sa fonction idéaliste et révolutionnaire qui va s’emparer des objets que fabrique sa compagne pour en faire peu à peu l’instrument expressif du monde des abstractions qui lui apparaît confusément. Ainsi, dès le début, les deux grandes forces humaines réalisent cet équilibre qui ne sera jamais rompu la femme, centre de la vie immédiate, élève l’enfant et maintient la famille dans la tradition nécessaire à la continuité sociale, l’homme, foyer de la vie imaginaire, s’enfonce dans le mystère inexploré pour préserver la société de la mort en la dirigeant dans les voies d’une évolution sans arrêt.

L’idéalisme masculin, qui sera plus tard un désir de conquête morale, est d’abord un désir de conquête matérielle. Il s’agit pour le primitif, de tuer des bêtes afin d’avoir de la viande, des ossements, des peaux, il s’agit de séduire une femme afin de perpétuer l’espèce dont la voix crie dans ses veines, il s’agit d’effrayer les hommes de la tribu voisine qui veulent lui ravir sa compagne ou empiéter sur ses territoires de chasse. Créer, épancher son être, envahir la vie d’alentour, l’instinct reproducteur est le point de départ de toutes ses plus hautes conquêtes, de son besoin futur de communion morale et de sa volonté d’imaginer un instrument d’adaptation intellectuelle à la loi de son univers. Il a déjà l’arme, le silex éclaté, il lui faut l’ornement qui séduit ou épouvante, plumes d’oiseaux au chignon, colliers de griffes ou de dents, manches d’outils ciselés, tatouages, couleurs fraîches bariolant la peau.

L’art est né. L’un des hommes de la tribu est habile à tailler une forme dans un os, ou à peindre sur le torse ou le bras un oiseau aux ailes ouvertes, un mammouth, un lion, une fleur. En rentrant de la chasse, il ramasse un bout de bois pour lui donner l’apparence d’un animal, un morceau d’argile pour le pétrir en figurine, un os plat pour y graver une silhouette. Il jouit de voir vingt faces rudes et naïves penchées sur son travail. Il jouit de ce travail lui-même qui crée une entente obscure entre les autres et lui, entre lui-même et le monde infini des êtres et des plantes qu’il aime, parce qu’il est sa vie. Il obéit à quelque chose de plus positif aussi, le besoin d’arrêter quelques acquisitions de la première science humaine pour en faire profiter l’ensemble de la tribu. Le mot décrit mal aux vieillards, aux femmes assemblées, aux enfants surtout, la forme d’une bête rencontrée dans les bois, et qu’il faut craindre ou retrouver. Il en fixe l’allure et la forme en quelques traits sommaires. L’art est né.

ΙΙ


La plus vieille humanité connue, qu’il définit tout entière, habitait les grottes innombrables de la haute Dordogne, près des rivières poissonneuses qui viennent au travers des rochers roux et des forêts, d’une région boursouflée de volcans. C’était là le foyer central, mais il essaimait des colonies tout le long des rives du Lot, de la Garonne, de l’Ariège, et jusqu’aux deux versants des Pyrénées et des Cévennes.. La terre commençait à moins tressaillir des forces souterraines. Des arbres drus et verts comblaient de leurs racines saines les tourbières qui cachaient les grands squelettes des derniers monstres chaotiques. L’affermissement de l’écorce terrestre, les pluies et les vents régularisés par les bois, la succession mieux rythmée des saisons introduisaient dans la nature une harmonie plus apparente. Des espèces plus souples, plus logiques, moins enfoncées dans la matière originelle étaient apparues peu à peu. Si les eaux froides où venaient boire le mammouth, le rhinocéros, le lion des cavernes, abritaient encore des hippopotames, les chevaux, les bœufs, les bisons, les bouquetins, les aurochs remplissaient les bois. Le renne, ami des glaces qui descendaient des Alpes, des Pyrénées, des Cévennes jusqu’à la lisière des plaines, y vivait en troupes nombreuses. L’homme s’était dégagé de la bête dans un effroyable silence. Il apparaissait à peu près tel qu’il est aujourd’hui, les jambes perpendiculaires, les bras courts, le front droit, la mâchoire effacée, le crâne volumineux et rond. Cette harmonie qui commençait à régner autour de lui, il allait, par l’esprit, l’introduire en un monde imaginaire qui deviendrait peu à peu sa réalité véritable et sa raison d’agir.

L’évolution primitive de ses conceptions artistiques est, bien entendu, profondément obscure. Avec un recul pareil, tout semble au même plan, et les divisions établies sont sans doute illusoires. La période paléolithique a pris fin avec l’âge quaternaire, douze mille années au moins avant nous, et l’art des troglodytes, à cette époque reculée, avait déjà atteint le sommet de sa courbe. Le développement d’une civilisation est d’autant plus lent qu’elle est plus primitive. Ce sont les premiers pas qui sont les plus chancelants. Les millions de haches éclatées trouvées dans les cavernes et dans le lit des fleuves, les quelques milliers de dessins gravés sur des os, sur des bois de rennes, les poignées sculptées, les fresques découvertes sur les parois des grottes représentent évidemment la production d’une très longue série de siècles. Les variations des images conservées ne peuvent s’expliquer uniquement par des différences de tempéraments individuels. L’art des troglodytes n’est pas fait de tâtonnements obscurs, il se développe avec une logique et un accroissement d’intelligence qu’on devine et dont on peut embrasser les grandes lignes mais qu’on ne pourra sans doute jamais suivre pas à pas.

Ce qui est sûr, c’est que l’artiste paléolithique appartenait à une civilisation déjà très ancienne, et qui cherchait à refléter dans son esprit, en interprétant les aspects du milieu où elle était destinée à vivre, la loi même de ce milieu. Or, toute civilisation, aussi haute soit-elle, n’a pas d’autre mobile et d’autre fin. Le chasseur de rennes n’est pas seulement le moins borné des primitifs, il est le premier des civilisés. Il possède l’art et le feu.

En tout cas, plus nous descendons, avec les assises géologiques, dans la civilisation des cavernes, plus elle se révèle comme un organisme cohérent dans son étendue, du plateau central aux Pyrénées, cohérent dans sa profondeur par des traditions séculaires, des mœurs déjà ritualisées, et sa puissance d’évolution soumise à la loi commune des fortes sociétés humaines. De couche en couche, son outillage progresse, et son art, parti de l’industrie la plus humble pour aboutir aux fresques émouvantes des grottes de la Vézère et de la caverne d’Altamira, suit la pente logique qui va de l’imitation ingénue de l’objet à son interprétation conventionnelle. D’abord c’est la sculpture, l’objet représenté sous tous ses profils, ayant comme une seconde existence réelle, puis le bas-relief qui s’abaisse et s’efface jusqu’à devenir la gravure, enfin, la grande convention picturale, l’objet projeté sur un mur [6] .

Cela suffit pour rejeter les comparaisons habituelles. Le chasseur de rennes n’est pas un primitif contemporain, hyperboréen ou équatorial, encore moins un enfant. Les œuvres qu’ il nous a laissées sont supérieures à la plupart des productions des Inoïts, à toutes celles des Australiens, surtout à celles des enfants. Le primitif actuel n’a pas atteint un stade aussi avancé de son évolution mentale. Quant à l’enfant, il ne fait rien qui dure, c’est sur le sable ou sur le papier volant qu’il trace ses premières lignes, au hasard, entre deux autres jeux. Il n’a ni la volonté, ni la patience, ni surtout le besoin profond qu’il faut pour imprimer dans une matière dure, avec une autre matière dure, l’image qu’il a dans l’esprit. James Sully[2] l’a très bien montré, l’enfant s’en tient à une représentation exclusivement symbolique de la nature, à une série balbutiante de signes idéographiques changés à chaque essai nouveau, il n’a souci ni des rapports des formes, ni de leurs proportions, ni du caractère de l’objet qu’il schématise hâtivement, sans l’étudier, sans même jeter un regard sur lui s’il l’a à portée de son oeil. Il est probable qu’il ne dessine que par esprit d’imitation, parce qu’il a vu dessiner ou parce qu’il a vu des images et qu’il sait la chose possible. S’il n’était pas déformé par l’abus du langage conventionnel qui se fait autour de lui, il modèlerait avant de peindre.

Chez le chasseur de rennes, il est assez rare de trouver une image d’un caractère tout à fait enfantin. Elle doit être alors d’un mauvais imitateur qui a vu sculpter ou graver l’artiste de sa tribu. Ou bien, comme dans le sud de l’Espagne, elle appartient à une école décadente postérieure à la grande époque dont Altamira est sans doute la manifestation la plus haute, et présente alors, comme toutes les décadences, un double caractère de puérilité tout à fait comparable aux essais balbutiants des nègres de l’Afrique du Sud et de raffinement artiste où le schéma idéographique est visiblement poursuivi [8] . L’enfance réelle de l’humanité ne nous a rien laissé, parce qu’elle était incapable, comme l’enfance de l’homme, de continuité dans l’effort. L’art des troglodytes du Périgord n’est pas l’art impossible de l’enfance humaine, mais l’art nécessaire de la jeunesse humaine, la première synthèse imposée par le monde extérieur naïvement interrogé à la sensibilité d’un homme, et restituée par lui à la communauté des hommes. L’intuition synthétique des commencements de l’esprit rejoint, pardessus cent siècles d’analyse, les généralisations des génies les plus héroïques, aux âges les plus civilisés. La philosophie naturelle ne confirme-t-elle pas la plupart des pressentiments des cosmogonies mythologiques ?

Les éléments de cette première synthèse, où pourrait-il les prendre, ailleurs que dans sa propre vie ? Or, la vie du chasseur de rennes, c’est la chasse et la pêche. Il la caractérise par tout son art, sculpture, bas-relief, gravure, fresque. Partout des bêtes sauvages, des poissons. Il puise en eux, qui sont mêlés à tous les actes de son existence, ce profond amour des formes animales qui fait ressembler ses œuvres à des sculptures naturelles, ossements tordus par le jeu des muscles, beaux squelettes sculptés par les puissances ataviques des adaptations fonctionnelles. Tout le jour, il voit ces bêtes vivantes, paisibles ou traquées, broutant ou fuyant, il voit des flancs haleter, des mâchoires qui s’ouvrent et se ferment, des poils agglutinés par le sang et la sueur, des peaux ridées comme des arbres, moussues comme des rochers. Le soir, dans la caverne, il écorche les bêtes mortes, il voit les os apparaître sous les chairs déchirées, les aponévroses luisantes s’épanouir sur les surfaces dures, il étudie les belles voûtes lisses des cavités et des têtes articulaires, les arcs des côtes, des vertèbres, les leviers ronds des membres, les épaisses armures des bassins et des omoplates, les mâchoires fleuries de dents. Sa main qui travaille l’ivoire ou la corne est familiarisée au toucher des squelettes, âpres arêtes, courbes rugueuses, plans silencieux et soutenus, et c’est pour elle une joie profondément sensuelle que de sentir Tes mêmes saillies et les mêmes surfaces naître de son propre travail. L’artiste, par grands éclats sûrs, taille le manche des poignards, cisèle l’ivoire poli en forme de bêtes, mammouth aux quatre pieds unis, rennes, bouquetins, têtes écorchées ou vivantes. Quelquefois même il s’essaie à retrouver dans la matière les formes de la femme aimée, de la femelle troglodyte dont les hanches sont larges, le ventre couvert de poils et rompu par la maternité, dont la chair chaude est accueillante pour noyer son désir et pour endormir sa fatigue.

Plus tard, avec le procédé plus rapide de la gravure, le champ des explorations s’élargit. Toute la faune glaciaire envahit l’art. Mammouth, ours des cavernes, bison, cheval, auroch, renne surtout, renne au repos ou marchant lentement, la tête au sol pour y brouter l’herbe, renne au galop, les naseaux au vent, les bois couchés sur les épaules, fuyant devant le chasseur, parfois ce chasseur lui-même tout nu, velu, armé d’un harpon et rampant vers l’animal. Rien ne dépasse la force directe d’expression de certaines de ces gravures. Le trait est tiré d’un seul coup et mord profondément la corne. L’artiste est souvent si sûr de lui qu’il ne relie pas ses lignes, indiquant seulement les directions dominantes qui dessinent l’attitude et marquent le caractère. Tête de cheval toute en naseaux et en mâchoires, jambes de rennes fines, sabots aigus, bois déployés comme des algues ou de grands papillons, poitrails coupants, croupes sèches, mammouths velus sur leurs pattes massives, vastes échines rondes, longue trompe et crâne exigu, petit oeil fin, bisons au dos montueux, à l’encolure formidable, aux jarrets durs, bêtes de combat, bêtes de course, masses irrésistibles, fuites éperdues sous les branches, toute la vie violente du chasseur, ces fortes images l’évoquent, dans son cadre rude de rivières, de grands bois frais, de grottes, de jours secs, de froides scintillations nocturnes.

Jamais société humaine ne fit plus corps avec son milieu que les tribus de chasseurs de rennes. La chasse et la pêche sont à la fois le moyen et le but de la vie, et la rude existence se poursuit même le soir, même la nuit, dans la caverne qui fait partie de l’écorce terrestre et d’où il a fallu déloger le lion et l’ours. Les récits des chasseurs, les questions des petits, le travail des artistes, des ouvriers de la pierre et du bois, des femmes, tout prolonge la forêt et l’eau, des peaux et des fourrures étendues sur le sol, des outils d’os et d’ivoire, des fibres végétales, des lits de feuilles sèches et des fagots de branches mortes aux stalactites de la voûte où perle l’humidité. Les soirs d’hiver, les soirs de feux et de légendes, les lueurs mourantes ou ranimées ébauchent au fond de l’ombre de fuyantes apparitions. Ce sont les bêtes mortes qui reviennent, les bêtes à tuer qui narguent le chasseur, celles dont la tribu a tant mangé la chair, tant travaillé les os, qu’elles sont devenues pour elle des divinités protectrices. Dès lors, il convient de fixer leur image dans les coins les plus reculés, les plus noirs de la caverne, au fond de retraites profondes d’où leur puissance s’accroîtra d’obscurité et de mystère [9] . La fresque apparaît, larges peintures synthétiques, ocres, noires, sulfureuses, presque effrayantes à voir dans leurs ténèbres et par leur insondable antiquité, rennes et bisons, chevaux et mammouths, quelquefois monstres composites, hommes à tête d’animal. Parfois, comme à Altamira, toutes les bêtes en troupeau désordonné, et, au milieu d’elles, des figures admirables qu’un grand artiste a pu seul réaliser, de par le dessin sûr, abrégé, volontaire, le modelé subtil et ondoyant comme une moire, les passages discrets, la vie violente, le prodigieux caractère.

III


La fresque des cavernes est donc probablement la première trace visible de la religion qui va désormais poursuivre sa commune route avec l’art. Comme lui, elle est née du contact de la sensation et du monde. Au début, tout, pour le primitif, est naturel, et le surnaturel n’apparaît qu’avec le savoir. La religion, dès lors, c’est le miracle, c’est ce que l’homme ne sait pas, n’a pas encore atteint, et, plus tard, dans les formes épurées, ce qu’il veut savoir et atteindre, son idéal. Mais, avant le surnaturel, tout s’explique dans la nature, parce que l’homme prête à toutes les formes, à toutes les forces, sa propre volonté et ses propres désirs. C’est pour l’attirer que l’eau murmure, pour l’effrayer que le tonnerre gronde, pour éveiller son inquiétude que le vent fait frémir les arbres, et la bête est, comme lui-même, remplie d’intentions, de malices, d’envie. Il s’agit de se la rendre favorable et d’adorer son image afin qu’elle se laisse prendre et manger. La religion ne crée pas l’art, c’est au contraire l’art qui la développe et l’assied victorieusement dans la sensualité de l’homme en donnant une réalité concrète aux images heureuses ou terribles sous lesquelles lui apparaît l’univers. Au fond, ce qu’il adore dans l’image, c’est sa propre puissance à rendre l’abstraction concrète, et, par elle, à accroître ses moyens de compréhension.

Mais la religion n’est pas toujours aussi docile. Elle a parfois des révoltes, et, pour établir sa suprématie, intime à l’art l’ordre de disparaître. C’est sans doute ce qui arriva aux époques néolithiques, soixante siècles peut-être après l’engloutissement, sous les eaux du déluge, de la civilisation du renne. Pour une cause qui n’est pas encore bien connue, l’air devient plus chaud, les glaces fondent. Les courants marins, sans doute, modifient leur chemin primitif, l’Europe occidentale se réchauffe et l’eau tiède des Océans, puisée par le soleil et entraînée par les vents vers les montagnes, croule en torrents sur les glaciers. L’eau ruisselle dans les vallées, les fleuves grossis noient les cavernes, les tribus décimées fuient le désastre, suivent le renne vers les régions polaires ou errent pauvrement à l’aventure, chassées de gîte en gîte par le déluge et la faim. Avec la lutte quotidienne contre les éléments trop forts, la dispersion des familles, la perte des traditions et des outils, le découragement vient, puis l’indifférence et la chute vers les degrés inférieurs de l’animalité, si péniblement gravis. Quand le milieu se fait plus clément, quand la terre sèche au soleil, quand le ciel s’éclaircit et que les glaciers remontés laissent l’herbe verdoyer et fleurir entre leurs moraines, tout est à reconstituer, l’outillage, l’abri, le lien social, la lente, l’obscure montée vers la lumière de l’esprit. Où sont les chasseurs de rennes, la première société consciente ? Le Moyen Age préhistorique ne répond rien.

Il faut attendre une autre aurore, pour révéler l’humanité nouvelle qui s’est élaborée dans sa nuit. Aurore plus pâle d’ailleurs, glacée par une industrie plus positive, une vie moins puissante, une religion déjà détournée de la source naturelle. Les armes et les outils de pierre qu’on trouve par millions dans la vase des lacs de la Suisse et de la France orientale, au-dessus desquels les tribus humaines reconstituées élevaient leurs maisons pour les mettre à l’abri des incursions ennemies, sont maintenant polis comme le plus pur métal. Gris, noirs ou verts, de toutes couleurs, de toutes tailles, haches, racloirs, couteaux, lances et flèches, ils ont cette profonde élégance que donne toujours l’adaptation étroite de l’organe à la fonction qui l’a créé. La société lacustre, qui fabriquait des étoffes et cultivait le blé, et avait su trouver le système ingénieux de l’habitation sur pilotis, offre le premier exemple d’une civilisation à tendances « scientifiques » prédominantes. L’organisation de la vie est certainement mieux réglée, plus positive, que dans les anciennes tribus de la Vézère. Mais rien n’apparaît de cet enthousiasme ingénu qui poussait le chasseur périgourdin à recréer, pour la joie des sens et la recherche des communions humaines, les belles formes mouvantes au milieu desquelles il vivait. Il y a bien, dans la vase, parmi les pierres polies, des colliers, des bracelets, quelques poteries, de nombreux témoignages d’un art industriel très avancé et répondant bien au caractère économique de cette société, mais pas une figure sculptée, pas une figure gravée, pas un bibelot qui puisse faire croire que l’homme des lacs avait pressenti la communauté d’origine et la vaste solidarité de toutes les formes sensibles qui peuplent l’univers.

Sans doute le contact des hommes retirés dans la cité lacustre, le contact bienfaisant avec l’arbre, la bête des bois, se faisait-il bien moins fréquent qu’aux temps de la pierre éclatée, sans doute étaient-ils moins sollicités par le spectacle du jeu vivant des formes animales. Mais il y a, dans cette abstention absolue à les reproduire, plus qu’un signe d’indifférence. Il y a une marque de réprobation et probablement d’interdiction religieuse. A la même époque apparaissent déjà en Bretagne, en Angleterre, ces sombres bataillons de pierre, menhirs, dolmens, cromlechs, qui n’ont pas dit leur secret ; mais ne pouvaient guère signifier autre chose qu’une explosion de mysticisme, parfaitement compatible, d’ailleurs, surtout à une époque de vie dure, avec l’enquête positive que nécessite la lutte quotidienne pour le pain et l’abri. Le double, la forme première de l’âme, a fait son apparition derrière le fantôme matériel des êtres et des objets. Dès lors l’esprit est tout, la forme sera dédaignée, puis maudite, d’abord parce qu’on y voit la demeure du mauvais esprit, ensuite, et beaucoup plus tard, à l’aurore des grandes religions éthiques, parce qu’on y verra l’obstacle permanent de la libération morale, ce qui est, à tout prendre, la même chose. Même avant les vrais commencements de l’histoire apparaît, dans les groupements humains, ce besoin de rompre l’équilibre entre notre science et nos désirs, besoin peut-être nécessaire pour briser tout à fait une société fatiguée et laisser le champ libre à des races et à des conceptions plus neuves.

Quoi qu’il en soit, rien de ce qu’on a ramassé sous les dolmens, qui abritent aussi des haches de silex, quelques bijoux, et, dix ou douze siècles avant notre ère, les premières armes métalliques, casques, boucliers, épées de bronze et de fer, rien ne rappelle la forme animale, rien ne rappelle la forme humaine. Il y a bien, dans l’Aveyron, un menhir sculpté qui représente, avec une puérilité terrible, une figure féminine, il y a bien, à Gavrinis, dans le Morbihan, sur d’autres menhirs, des arabesques remuantes comme des rides à la surface d’une eau basse, ondulations, tremblements d’algues, qui doivent être des signes de conjuration ou de magie. Mais, à part ces quelques exceptions, l’architecture celtique reste muette. Nous ne saurons pas quelle est la force spirituelle qui a dressé ces énormes tables de pierre, érigé vers le ciel ces emblèmes virils, toute cette dure armée du silence qui semble être poussée seule du sol, comme pour révéler la circulation des laves qui le font tressaillir.

Avec les dernières pierres levées finit la préhistoire dans le monde occidental. Ce sont elles, aussi, qui en marquent la fin dans l’Inde, comme la disparition des silex taillés annonce, en Égypte, l’aube des temps où l’homme entre réellement dans l’histoire, qu’il va façonner en partie au lieu de la subir. On dirait que la connaissance et même le développement de l’aventure humaine sont liés à l’existence des œuvres d’art qui ne consentent pas à perdre les formes animées de vue. Une silhouette de mammouth à demi effacée sur la paroi d’une caverne, nous renseigne plus sur l’esprit de l’homme qui l’y a gravée en quelques heures, qu’une plaine couverte de mégalithes sur des foules qui ont mis des siècles à les y dresser. Tout symbolisme porte à vide, qui néglige d’emprunter la forme organisée pour y intégrer ses édifices spirituels, et la mathématique même n’éveillerait aucun écho dans les intelligences si les corps solides, les astres, les machines, n’étaient là pour en animer les formules au profond des témoignages sensuels qui nous en prouvent la fécondité. L’ornement géométrique, qui est une des manifestations primitives de l’art - et qu’on retrouve sur tant de bijoux et de poteries préhistoriques - est aussi le dernier terme de l’évolution des formes figurées qui tendent à se styliser à mesure que leur connaissance se spiritualise. Mais la virilité des races ne coïncide jamais avec cette tendance-là, passage souffreteux d’une civilisation décomposée à une civilisation naissante, qui s’emparera de nouveau de la forme viable pour manifester son amour. L’une de ces images primitives de porcin, antérieures probablement à l’arrivée des Romains en Espagne, l’un de ces bas-reliefs ingénus sculptés par l’artisan gaulois, parlent plus à nos sens, à nos cœurs, à notre esprit même, malgré la forme compacte du premier et la silhouette empâtée du second, que les stylisations humaines de l’Espagne troglodyte ou les symboles métaphysiques pétrifiés des plus anciens habitants de la Gaule. Il est bien évident que, pour la Gaule, bien peu de ces œuvres candides sont antérieures aux importations grecques et à, l’appel au marbrier romain. Malgré tout, le motif seul est emprunté au marchand ou au conquérant une sève y circule, épaisse et lente, mais vigoureuse, et prête, à la chute de l’Empire, à s’épanouir en rameaux verdoyants. Art ingénu, art anonyme, préhistorique encore d’un point de vue, puisque le peuple gaulois, obéissant toujours à cette destinée singulière qui fait de son pays la terre de la préhistoire par excellence - la plus riche en formes variées, fresques et ciselures des cavernes, outils et poteries des lacs, tables et monolithes des plaines fleuries de genêt, a dans ce moment-là pour histoire celle que lui révèlent les Grecs ou à quoi consentent les Romains.

Rome, en effet, est venue défricher ses forêts, amenant sur ses pas l’Orient et la Grèce, la Grèce qui se meurt, l’Assyrie et l’Égypte mortes, toutes après avoir atteint d’incomparables sommets. Tel est le rythme de l’histoire. Sur ce sol, il y a quinze mille ans, vivait une société civilisée. Elle meurt sans laisser de traces visibles, il faut cinq, six mille ans pour qu’un autre rudiment d’organisme social naisse dans les mêmes contrées. Mais déjà, dans la vallée du Nil, dans les vallées de l’Euphrate et du Tigre, une moisson humaine puissante a poussé, qui fleurit à ce moment même pour se flétrir peu à peu. Athènes monte au faîte de l’histoire à l’heure où les landes bretonnes se couvrent de mornes fleurs de pierre , Rome vient les moissonner, Rome s’abîme sous le flot qui roule du nord, puis le rythme s’accélère, de grands peuples grandissent sur des cadavres de grands peuples. Dans la durée, dans l’étendue, l’histoire est comme une mer sans limites dont les hommes sont la surface et dont la masse est faite des pays, des climats, des révolutions du globe, des grandes sources primitives, des réactions obscures des peuples les uns sur les autres. C’est un bercement sans arrêt, sans commencements et sans fins. Là où était l’abîme est maintenant la vague, et là où était la vague s’est creusé l’abîme. Quand l’humanité commencera d’écrire ses Annales, les abîmes sembleront comblés, la mer paraîtra plus étale, mais peut-être n’est-ce là qu’une illusion. Un peuple est comme un homme. Quand il a disparu, rien ne reste de lui, s’il n’a pris soin de laisser son empreinte sur les pierres du chemin.

  1. L’illustration de ce chapitre ayant présenté des difficultés particulières, nous adressons nos plus chaleureux remerciements à MM. Capitan et Breuil. d’une part, à la Mson Masson et Cie, d’autre part, sans lesquels nous ne serions pas venus à bout de notre tâche. Les travaux de l’abbé Breuil, surtout, constituent la base désormais indispensable de l’illustration artistique de tout livre consacré à la préhistoire. C’est grâce à ses admirables pastels que les fresques troglodytes du Périgord et de l’Espagne nous ont été restituées dans leur caractère originel le plus probable.
  2. C’est ainsi que la Vénus de Willendorf, la plus ancienne forme humaine sculptée connue, est probablement antérieure de plusieurs dizaines de siècles, malgré son admirable caractère, aux œuvres de la Vézère et d’Altamira.