Edmond Régnier
Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne (p. 12-24).

l’abbaye pendant la seconde moitié du xiie siècle

Après les démêlés entre les religieux et Séguin l’Enfant, le monastère des Écharlis, protégé par les autorités ecclésiastiques et civiles, favorisé de nombreuses donations, devient de plus en plus prospère. C’est en effet pendant la seconde moitié du xiie siècle que l’abbaye se met sous la protection de l’archevêque de Sens et du pape, qu’elle reçoit de grandes propriétés et que, sous la principale direction d’un religieux, une vierge, sainte Alpais (1150-1211), illustre notre contrée par sa vie miraculeuse.

Il n’y a pas à cette époque de tribunaux comme de nos jours ; souvent, c’est la loi du plus fort. Or, les contestations sont nombreuses. Il arrive fréquemment que la proximité des terres, le manque de délimitation précise, l’incertitude des droits respectifs, l’insuffisance des titres de propriétés suscitent des difficultés sérieuses. En ce cas, les parties choisissent des arbitres qui prononcent sur l’objet contesté. Chacun s’en rapporte à leur médiation et se soumet à leur sentence que l’on inscrit dans un acte signé de tous les témoins pour demeurer le perpétuel témoignage de l’accord établi. Ainsi les droits de chacun sont garantis, la justice rendue promptement et sans frais. C’est pourquoi les religieux ont pris des arbitres pour trancher leur différend avec Séguin l’Enfant et que Landry, quatrième abbé des Écharlis, est choisi, en 1157, comme arbitre, avec Garnier, abbé de Saint-Séverin, de Château-Landon (Seine-et-Marne), et plusieurs notables de la contrée. Une contestation s’est élevée entre les moines de Fontainejean et ceux de Ferrières (Loiret), à propos de dîmes, percevables sur les terres des granges de Moissy et de Souchet, qu’un certain Gilbert a données à l’église de Ferrières. Comme ces terres relèvent de Fontainejean, les religieux des deux monastères se demandent si une abbaye a le droit de percevoir des dîmes sur un bien situé sur son domaine et appartenant à une autre abbaye. Ils recourent à l’arbitrage de Landry, Garnier, etc. Les juges statuent que les dîmes appartiennent à Fontainejean et que si cette abbaye acquiert des biens sur le territoire de l’abbaye de Ferrières, elle aussi devra payer les dîmes. Les deux parties acceptent cette sentence le 3 janvier 1157[1].

Mais pour éviter ces ennuis, pour jouir paisiblement de ses propriétés, on les fait confirmer par le roi, l’évêque ou le pape.

Les moines des Écharlis, qui ont eu des difficultés avec plusieurs héritiers de donateurs et surtout avec Séguin l’Enfant, demandent à Hugues, archevêque de Sens, de les prendre sous sa protection. Hugues accède aussitôt à leur demande : par une charte de 1151, adressée à Landry, le quatrième abbé, il confirme les dons faits à l’abbaye : Villare où se trouve l’abbaye, l’approbation de Milon de Courtenay, les Fontaines, la terre de Séguin Rufin sur Villefranche, Arblay, les Vieux-Écharlis, l’usage de la forêt de Wèvre, Chailleuse, la moitité de la forêt de Bornisoie, des vignes à Châteaurenard et à Joigny, Talouan, Vaumorin, Beauciard, le moulin et les prés de Theil, les prés de Fossemore. Il déclare que personne ne doit troubler les religieux dans leurs propriétés : « Si quelqu’un, connaissant ce privilège, ose l’enfreindre et ne répare pas le mal qu’il a fait, qu’il perde son honneur et soit éloigné du corps et du sang très saints de J.-C.[2]. »

Le 11 avril 1156, le pape Adrien protège, à son tour, l’abbaye par la bulle suivante adressée à Hugues, archevêque de Sens : « Par la garantie que vous accorde le présent décret, nous ordonnons que vous et vos successeurs puissiez jouir en paix des biens que votre église possède justement et canoniquement, soit par les largesses des rois et des grands, soit par les offrandes des fidèles ou pour toute autre cause légitime. Dans rénumération de ces biens, nous voulons désigner, d’une manière spéciale, les abbayes de Saint-Pierre-le-Vif, Saint-Rémy, Dilo, Preuilly, Fontainejean, les Écharlis, etc. Nous déclarons qu’il n’est permis à personne de porter le trouble dans votre église ni de la spolier d’aucun de ses biens, mais nous voulons qu’ils lui demeurent toujours dans toute leur intégrité. Donné à Bénévent, le 11 avril 1156[3]. »

Déjà, en 1146, le pape Eugène avait confirmé le nouvel emplacement du monastère[4] ; mais les religieux veulent une bulle spéciale : ils l’obtiennent le 20 novembre 1163.

Obligé de quitter Rome pour échapper à Frédéric Barberousse, empereur d’Allemagne, le pape Alexandre III vient en France et séjourne à Sens du 1er octobre 1163 jusqu’à Pâques de l’année 1165. Les moines en profitent pour lui demander sa protection. Aussitôt, le 20 novembre 1163, le pape écrit à Thibaud, cinquième abbé des Écharlis. À l’exemple du pape Eugène, il prend l’abbaye sous sa protection. Elle restera perpétuellement et inviolablement dans la crainte de Dieu, la règle du bienheureux Benoît et la formation des frères. Tous les biens que le monastère possède présentement, justement et canoniquement, ou aura, à l’avenir, de la concession des pontifes, de la libéralité des rois ou des princes, de l’oblation des fidèles ou d’autres justes manières, restent entièrement la propriété de l’abbaye. La bulle énumère les biens nommés dans le privilège de Hugues, archevêque de Sens, de 1151, les terres de Pinard, la forêt de Belcirre et le port de Pomone. Elle défend d’exiger la dîme sur les travaux des religieux et la nourriture de leurs animaux. Après leur profession, les frères ne devront pas sortir de l’abbaye sans la permission de l’abbé ou du chapitre ; mais on ne retiendra pas celui qui s’éloignera sans autorisation. Pour la sécurité et la paix des religieux, le pape défend de commettre violences, rapts ou vols, de mettre le feu, de prendre ou tuer un homme dans la clôture des granges[5].

Les rois continuent aussi de favoriser le monastère.

En 1145, Louis VII abandonne pour cinq sous (environ 32 fr. 50), monnaie de Sens, ce qu’il possède depuis la chapelle de Lucerre jusqu’à la grange de Talouan près de Villeneuve-sur-Yonne, ainsi que l’usage du bois pour les besoins de deux frères[6]. Il ratifie plusieurs donations, confirme (1162) les dons faits par son père, donne à Theil une place pour faire un moulin et des terres de chaque côté de la rivière, le port de Ponton (1163) pour y établir une écluse[7], autorise (1168) les religieux à se mettre en possession de toutes les terres comprises dans les donations en y ajoutant un terrain de cinq charrues[8] et à avoir un bateau sur l’Yonne à Saint-Julien entre le port de Ponton et la Chaumette[9].

Ainsi protégé par l’église et la royauté, le monastère voit ses propriétés s’agrandir d’année en année.

C’est vers 1150 qu’il reçoit l’immense domaine de Talouan, Au don fait par Louis VII (1145), Renaud le Gros ajoute la même année ses biens de la vallée de Talouan et de Dixmont. L’année suivante, Élie de Seignelay et Étienne Balène donnent leurs terres et bois, (depuis Talouan jusqu’aux bois du comte de Joigny. La mère et la tante d’Élie ratifient cette donation devant Hugues de Mâcon, évêque d’Auxerre, et le pape Eugène énonce cette ratification.

En 1148, Foulde, comte de Joigny, et la comtesse, son épouse ; en 1151, Baudoin de Marolles et Ancel de La Vanne agrandissent encore considérablement ce domaine qui sera augmenté de 96 arpents en 1190 et comprendra plus de 1.240 arpents[10].

Une autre donation très importante est celle des terres et bois de Guillens, près de Montcorbon.

Gautier, dit Bouteloup, propriétaire de la huitième partie des terres et bois de Guillens jusqu’aux haies de Montcorbon, en donne (1170) la moitié à l’abbaye, du consentement de sa femme Aalede et de tous ses enfants. Il excepte les terres ensemencées, les prés et les maisons qui ont déjà été donnés, à la condition suivante : si les possesseurs veulent les aliéner et que Gautier ne veuille pas les acheter, il ne sera permis de les vendre qu’aux moines. Si les bestiaux des frères font des dégâts dans les terres ensemencées ou les prés, les religieux paieront une juste indemnité ; mais après la fenaison et la moisson, les animaux pourront paître partout. Gautier et son fils Guillaume font le serment de garantir cette donation. Les moines donnent en échange 30 livres (environ 3.900 fr.) à Gautier, un cheval à Guillaume, deux vaches avec leurs veaux et

trois agneaux à la femme et aux autres fils de Gautier. Sont présents : Dodon, abbé de Ferrières, Garnier, abbé de Château-Landon, Payen, notaire, etc. Pierre de Courtenay approuve cet acte avec l’assentiment de sa femme et de son fils et reçoit dix livres (environ 1,300 fr.) ; Guillaume de Champagne, archevêque de Sens, l’atteste en 1170[11].

D’autres parties du domaine de Guillens sont cédées en 1170 par Brulled de Douchy[12], du consentement de ses quatre fils ; en 1178, par Guillaume de l’Oratoire[13] ; en 1180 et 1180, par Henri le Bègue de Châteaurenard[14]. Cette propriété ainsi que la forêt donnée en 1188 par Joduin, vicomte de Joigny,

donne lieu à une contestation entre le monastère et Avalon, seigneur de Seignelay. Contrairement aux affirmations des religieux, Avalon ou Augalon et ses hommes de Cudot prétendent avoir le droit de pacage dans da forêt de Guillens et dans la forêt donnée par Joduin. Ne pouvant s’entendre, ils conviennent de s’en rapporter au jugement de juristes et de chevaliers : L. de Couffrault, L. de Chêne-Arnoult, L. de Sépeaux, Andric de Milly, Augalon de Boi et Étienne de Cudot. Les arbitres prononcent la sentence suivante : les moines entoureront de haies, du côté de Cudot, la partie de leurs possessions désignée par des bornes jusqu’à la mardelle de Gèvre. Le territoire qui restera entre cette clôture et les haies de Cudot, appartenant soit à l’abbaye, soit à Augalon, restera inculte, sans clôture, et sera commun aux religieux et au seigneur de Seignelay. Un champ contigu aux haies sera aussi commun entre eux après chaque récolte. Tout le reste de la forêt de Guillens, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des haies, sera la propriété exclusive des moines et libre de tout droit d’usage. Quant à la forêt donnée par Joduin, elle reste la propriété des religieux, mais Avalon et ses hommes y auront droit d’usage. Si les religieux la défrichent et la mettent en culture, Avalon y aura droit de pacage, après chaque récolte. Les deux parties promettent d’exécuter fidèlement cette sentence et s’engagent à recourir aux mêmes juges en cas de nouvelle contestation. Le chapitre des Écharlis, la femme et les fils d’Augalon, Daimbert et Frédéric, approuvent ce jugement qui est attesté en 1190 par Guy, archevêque de Sens[15].

Les comtes et les vicomtes de Joigny sont de grands bienfaiteurs de l’abbaye.

En 1161, Raynard, comte de Joigny, confirme les religieux dans tous les biens qu’ils possèdent dans son fief[16] ; en 1169, Guillaume, comte de Joigny, donne les dîmes qu’il possède sur Neuilly ; en 1184, à perpétuité, le droit de pacage dans sa forêt de Talouan, étend cette donation, en 1187 et 1199, depuis Dixmont jusqu’à la route de Fourcheuse qui va de Cerisiers à Joigny, laisse en 1190, avant de partir pour la Croisade, le droit de prendre chaque année sur son péage de Joigny soixante sols (environ 387 fi), monnaie de Provins, cède la même année 96 arpents de terres et bois aux Calomnies[17] et permet, en 1197, aux religieux de mener paître, en tout temps, leurs animaux sur tout son fief ; mais les religieux devront réparer les dommages qu’ils causeront[18]. De plus, Guillaume donne un de ses hommes, Robert, et la moitié de son mobilier. À la mort de Robert, sa femme, ses enfants et la moitié du mobilier redeviendront la propriété de Guillaume[19].

À l’exemple de leur maître, Gautier, chancelier, et Gautier, écuyer du comte, abandonnent une terre et une vigne qu’ils possèdent à Joigny

En 1188, Joduin, vicomte de Joigny » cède une partie de sa forêt contiguë à celle des religieux ; il donne, avant d’aller à Jérusalem, avec l’assentiment de sa femme, de son fils Renaud et de Guy, son frère, un muid d’orge à prendre chaque année sur sa grange de Précy[20] ; la même année, son frère, Guy, vicomte de Joigny, donne aussi, avant son départ pour la Croisade, un muid d’avoine en aumône à prendre sur sa terre de Saint-Aubin[21].

D’autres personnages font aussi des donations avant de partir pour la Terre Sainte : Jean d’Arcis, du consentement de sa femme et de ses enfants, abandonne (1189) en commun et à perpétuité, aux abbayes des Écharlis et de Fontainejean, ce qu’il possède au moulin du Frêne[22] ; Aganon des Sièges cède (1190), avec l’assentiment de sa femme, Tèce, et de ses frères, un pré et une vigne située à Joigny. À sa mort, les religieux auront sa part des dîmes de Villefranche ; à la mort de sa femme et à la sienne, ils auront ce qui lui revient des maisons d’Avin le riche. Ce don sera valable s’il entre en religion ou s’il reste au delà des mers. Il est ratifié par la comtesse de Joigny et par son fils, Guillaume, avec cette clause que les maisons seront complètement libres quand elles deviendront la propriété des religieux. L’abbé des Écharlis prête à Aganon 50 livres de Provins (environ 8.125 fr.) que Tèce promet de rendre, moitié à la Toussaint prochaine, moitié à la Toussaint suivante. Guy, archevêque de Sens, approuve cette donation[23].

Enfin, en 1198, les religieux font un bail à vie à Haton, curé de Villefranche, d’un pré et de deux ouches de terre sur cette paroisse[24] et, en 1199, un échange, approuvé par Adèle, reine de France, avec Thibault, frère de Robert, chapelain d’Adèle, échange qui les rend propriétaires à Villeneuve-sur-Yonne d’une place[25] où sera bientôt la Maison-Rouge, le lieu de refuge des religieux pendant les guerres de Cent Ans et de religion.

À cette époque, vit à Cudot (5 kilomètres des Écharlis) une recluse du nom d’Alpais, dont l’existence merveilleuse fait l’admiration de la contrée et dont la gloire rejaillit sur l’abbaye.

Née vers 1150 à Cudot[26], Alpais est, dès son enfance, un modèle de piété et de travail, s’occupant aux soins du ménage et aux durs travaux des champs. Son père, Bernard, meurt alors qu’elle est encore jeune fille. Pour comble de malheur, une affreuse maladie, la lèpre, couvre son corps d’ulcères nauséabonds et la rend un objet de dégoût même pour sa mère. Par ses prières, elle obtient, de la Sainte-Vierge, la guérison radicale de son mal, mais la maladie, les travaux trop pénibles accomplis dès son jeune âge, l’ont tellement débilitée qu’elle ne peut supporter aucune nourriture et reste clouée sur son lit. Malgré ce régime qui eût dû la conduire en peu de temps au tombeau, elle vit, étonnant le monde par son jeûne absolu et prolongé. En 1200, un chroniqueur, Robert d’Auxerre, affirme qu’Alpais n’a pris aucune nourriture ni aucun breuvage depuis trente ans, et il en est ainsi jusqu’à sa mort. Pendant 40 ans, des milliers de témoins admirent ce miracle. Comme certains y voient de la supercherie, l’archevêque de Sens, Guillaume de Champagne, fait une enquête minutieuse : une surveillance de jour et de nuit oblige de reconnaître un jeûne absolu et prolongé, humainement inexplicable. Sainte Alpais fait de nombreuses révélations et prédictions, elle accomplit des prodiges et des guérisons et meurt en 1211, vénérée de toute la contrée.

C’est grâce surtout aux religieux des Écharlis que nous connaissons cette vie admirable. Alpais trouve en effet au monastère d’habiles et saints conseillers, des amis dévoués, un historien d’un certain talent et des propagateurs de sa renommée.

Sa vie nous est racontée par un moine des Écharlis dont le manuscrit nous a été transcrit plusieurs fois et dont il nous reste sept copies. La plus ancienne copie, comme la plus importante et la plus complète, se trouve à la bibliothèque de Chartres[27] et provient de l’ancienne abbaye de Saint-Père de Chartres. Elle se compose de quatre livres subdivisés en chapitres ; il lui manque deux chapitres, I, 8 et 13, qui nous sont fournis par un autre manuscrit, mais elle contient à la fin un appendice de sept chapitres ajouté sans titre spécial. Le premier livre raconte la naissance » la maladie, la guérison de la sainte et les grâces divines qui lui sont accordées ; les trois autres livres exposent ses visions, ses révélations, ses prodiges. Dans l’Appendice se trouvent des visions, des tentations et une guérison.

Des savants paléographes[28] jugent que l’écriture de cette copie est du commencement du xiiie siècle. L’original a dû être composé peu après 1180. D’après deux chroniqueurs contemporains, Robert Abolant, d’Auxerre, et Raoul Coggeshale, d’Angleterre, Sainte Alpais est guérie de la lèpre vers 1170, le jour de Pâques. Or, le moine des Écharlis raconte (II, 1) que Sainte Alpais reçut la sainte communion, des mains de Notre Seigneur, le jour de Pâques, c’est-à-dire au moins un an après sa guérison. Il commence le chapitre par ces paroles : Post aliquot annos, redeunte solemnitate paschali. Il parle (III, 4 ; IV, 5 et 16) du prieuré de l’église et des chanoines du prieuré ; or l’examen de la vie de Guillaume de Champagne établit que ce prélat ne vint pas voir Alpais avant 1170 ou 1171 et n’a pu faire construire l’église et le prieuré qu’après cette époque. Raynard, comte de Joigny, dont il est parlé (II, 14), est mort en 1179. Enfin le biographe rapporte un fait qui s’est passé à la fin de l’année 1180 (IV, 6) : la levée de l’excommunication du comte Jean I de Vendôme» excommunié en 1177 par Jean de Salisburg, cvêque de Chartres, à la suite d’injustices contre les moines de Vendôme. L’original est donc postérieur à 1180 ; mais, comme il ne nous dit rien des dernières années de la sainte, on croit que les quatre livres ont été composés vers 1184.

L’auteur de cette biographie ne se nomme nulle part ; il est prêtre et moine cistercien. Disciple d’un saint prêtre, nommé Richard, sur la tombe duquel des miracles ont été opérés, dit-il, non loin de Vendôme (IV, 6), il peut être, lui aussi, de Vendôme ou des environs. Il doit appartenir à une famille riche, car il écrit (IV, 6) : « Ce prêtre a été mon maître et m’a instruit, dès mon enfance, dans la maison de mon père, » Il a cependant l’occasion de se faire connaître. Sainte Alpais (II, 3) reproche au curé de Cudot d’avoir parlé de ses visions à deux religieux, leurs amis communs. Elle les nomme, mais le biographe ne donne que les initiales : P. et G. Le premier est connu : son nom revient dans le récit (II, 12 ; IV, 13) ; c’est Pierre, moine des Écharlis, intimement lié avec Alpais, dont il a connu la sainteté avant tous par une vision. C’est sans doute son directeur de conscience et peut-être son confesseur. L’autre G. est le biographe lui-même. Ce ne peut être Guillaume Burgant qui donne sa part du bois Joscelin à l’abbaye en 1186 et s’y fait religieux en 1193, puisque la biographie a été composée peu après 1180. Nous ignorons donc son nom.

Appartient-il à l’abbaye des Écharlis, ou a-t-il été envoyé a la demande de l’archevêque de Sens ou des religieux, par le Chapitre de l’ordre» pour écrire la vie de la sainte ? Certains ont déduit cette seconde hypothèse de ce que l’auteur dit (II, 7) : Quamdam abbatiam ordinis nostri quæ Scaldeiæ nuncupatur, une abbaye de notre ordre qu’on appelle les Écharlis. Il suffit de considérer le but de l’auteur pour rejeter cette hypothèse. Il n’a pas l’intention de faire une histoire proprement dite. Ce qu’il veut faire, c’est un récit édifiant pour ses frères, le récit des merveilles de la vie de Sainte Alpais, ses prédictions, lies prodiges et les guérisons opérés par ses prières ; il écrit pour tous les cisterciens, ses frères très chers, fratres carissimi (I, 10). Il peut donc se servir de cette expression : quamdam abbatiam ordinis nostri et, comme il n’a l’intention de parler des personnes qu’autant qu’elles sont liées aux prodiges de la Sainte, il peut passer sous silence le nom de l’archevêque de Sens, Guillaume de Champagne. Ne pourrait-on dire aussi qu’il n’en parle pas parce qu’il est mécontent de voir installer des chanoines de Saint-Augustin près de Sainte Alpais. Il ne parle qu’incidemment de l’abbé des Écharlis (II, 14) et ne le nomme même pas. C’est pourquoi il donne si peu de renseignements historiques : la mort de Gilduin, abbé de Fontainejean (II, 12), la mort du comte de Joigny et la visite que sa mère, la comtesse de Châteaurenard, fit, à la sainte (II, 13) ; la levée de l’excommunication du comte de Vendôme (IV, 6). On n’y trouve aucune date. L’auteur a donc pu être un religieux des Écharlis.

Quoi qu’il en soit, c’est un lettré : son style est clair et vif, surtout dans certains chapitres, son latin assez pur. Sa sincérité et sa véracité éclatent en plusieurs endroits. Tout ce qu’il raconte, il le tient de Sainte Alpais elle-même, de religieux, du curé de Cudot et d’autres nombreux témoins.

On ne sait s’il est l’auteur de l’Appendice. Dans les sept chapitres, on trouve reproduites des locutions contenues dans les quatre livres ; mais le latin est moins pur et la diction moins claire. Comme cet Appendice ne nous dit rien des dernières années d’Alpais, on croit qu’il a été écrit peu après la biographie.

Quels furent les rapports de la Sainte avec l’auteur de sa vie et les autres religieux des Écharlis ?

Voici ce que nous en dit G., son biographe. Il vient très souvent la voir et constate des choses merveilleuses dont il donne le récit détaillé. Il s’assure par lui-même qu’elle ne prend aucune nourriture (I, 10).

Si Sainte Alpais a, pour les religieux, une profonde estime, les moines témoignent à la recluse le plus légitime dévouement, le plus grand respect, la plus grande vénération et font connaître au loin sa vie miraculeuse[29]. Aussi on accourt pour la voir : de grands personnages lui rendent visite. La reine Adèle, mère de Philippe-Auguste, vient deux fois à Cudot en 1180 et 1200. À son second voyage, elle atteste et ratifie par une charte[30] datée de Cudot (novembre 1200), que l’un de ses bourgeois d’Égriselles, Raoul de Vaumort, a donné à perpétuité, à l’abbaye, sa personne, sa maison, ses terres, tout ce qu’il possède à Égriselles.



  1. Abbé E. Jarossay, Histoire de l’abbaye de Fontainejean, Orléans, Herluison, éditeur.
  2. Arch. de l’Yonne, H 648, liasse. Quantin, Cartulaire de l’Yonne, I, p. 482.
  3. Abbé E. Jarossay, Histoire de l’abbaye de Fontainejean.
  4. Gallia Christiana, XII, p. 219.
  5. Arch. de l’Yonne, II 648, liasse. — Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 148.
  6. Arch. de l’Yonne, H 651, registre.
  7. Arch. de l’Yonne, H 649, liasse.
  8. Bibl. Nat., manuscrits. Collection de Champagne, XV.
  9. Arch. de l’Yonne, H 651, registre.
  10. Autres donations : Par une charte faite à Lorris en 1152, Louis VII atteste que Gautier Breepeure a cédé ce qu’il possédait à Palecy pour 25 livres (3.250 fr*). Foulques de Saint-André, neveu de Gautier, qui reçoit 30 sous (195 fr), Foulques le Veau, dont dépend cette terre, et son fils, Étienne, approuvent cette donation, (Salomon, Histoire des Écharlis.)
    Gauthier, son frère, Isembert et sa sœur, Berlhe, donnent (1152) la terre et la forêt de Boort, des terres et des bois à Vaulunes, et Gautier, seigneur de Vaux, abandonne ce qu’il possède, terres et bois, depuis la mardelle de Larbergen jusqu’à celle qui sépare le territoire de Villebéon de la forêt de Boort. (Quantin, Cart., I, p. 498.)
    En 1153, le seigneur de Sully donne décharge de 40 livres et de joyaux que Martin, seigneur de Saint-Maurice-sur-Aveyron, avait déposés aux Écharlis par son ordre. (H 651, registre.) — La même année, Daimbert de Vaux donne, pour 6 écus, des terres et des bois à Vaux, près Villebéon ; en 1154, Anseau, de Maligny, du consentement d’Eustachie, sa femme, et d’Itier, son frère, sa propriété de Chailleuse ; en 1156, Guibert de Thoré, à charge de prières, ce qu’il possède à Bote-Soth, près Vaulunes; Garnier de Foissy, ses terres et bois de Bauciard, près Vaudeurs, et Girard de Jarville, le bois de Vaulune, paroisse de Vaux-sur-Lunain. (H 651, registre.) — Mainard Tue-Bœuf, qui revendique le moulin de Villefranche, dont remplacement a été donné en partie, vers 1139, par Anne, femme d’Isembart Tue-Bœuf, reconnaît, en 1157, que ses prétentions sont injustes, s’engage à laisser à l’abbaye la propriété de cet emplacement et reçoit pour cela dix sous (70 fr.) des moines. (Quantin, Cart. de l’Yonne, II, 81.) — Séguin de Véron, Hugues, son fils, Étienne, son gendre, cèdent (1158) pour dix livres de Provins (1.400 fr.) la forêt de Chaumont à l’exception des endroits défrichés, et conviennent que si, dans la suite, ils remettent six livres de Provins (840 fr.) aux religieux, ils redeviendront propriétaires de la forêt, mais laisseront le droit d’usage au monastère. Ils donnent en outre le droit d’usage dans les forêts de Bordin et de Faid, en présence de Garin, curé de Véron, etc. Erinensendis, femme de Séguin, et Rosceis, épouse d’Étienne, consentent à cette donation devant Godefroi, curé de La Ferté. Landry, dit Pied-Maigre, donne cinq arpents de pré à Triguères (1165) (H. 651, registre), et Salon, vicomte de Sens, le droit de pâturage pour les bestiaux des granges de Talouan et Vaumorin. La même année, Henri, fils de l’Exilé de Châteaurenard, concède à perpétuité, pour l’âme de son père, le droit de curer, dans toutes ses terres, le bief du moulin de Villefranche, sans en endommager les bords. Ce qui en sera retiré sera mis, selon l’habitude, sur les bords et ensuite sur un chemin près d’une croix et dans un buisson qui est au-dessous du pré. En outre, Henri déclare éteinte à jamais sa querelle avec les religieux au sujet d’une parcelle de terre qu’il réclamait dans la clôture du moulin. Les moines lui donnent 50 sous (325 fr.) pour cette renonciation. Sa mère, ses frères et ses sœurs l’approuvent en présence de Gautier, abbé de Fontainejean, Leinard, prieur de Châteaurenard, des prêtres Thibaud, de Dicy, Geoffroy, de Villefranche, etc. (Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 178.) — Louis VII confirme (H 649, liasse) et Guillaume, archevêque de Sens, atteste (1169) (H 666, liasse) le don fait par Henri l’Enfant, en présence de Mathieu, évêque de Troyes, Hugues, archidiacre de Troyes, Landry, curé de La Ferté, Landry, curé de Sépeaux, d’une partie de la rivière de l’Yonne. Étienne de Sancerre donne (1178) le droit de pâturage pour les bestiaux des Écharlis sur ces terres de La Ferté-Loupière (H. 651, registre) ; Oudier de Saligny, pour 4 livres parisis (650 fr.), son droit sur la partie de la rivière de l’Yonne qui lui appartient (1184) ; Guillaume Burgeaud et sa femme, leur part du bois Josselin. (H 658, liasse.) Pierre de Courtenay, comte de Nevers, approuve (1188) la donation faite par son père de dix livres parisis de rente (1.625 fr.) qui seront perçues sur son péage de Châteaurenard au commencement du carême. Si le péage ne suffit pas, ces dix livres seront payées avec d’autres revenus du château, Le comte demande à être excommunié s’il empêche de payer cette rente, (Quantin, Cart. de l’Yonne, II, 378.) — Étienne, chantre de Saint-Julien, échange (1188) avec les Écharlis deux vignes situées sur le territoire d’Auxerre contre des terres à Égriselles ; mais cet échange n’aura lieu qu’après la mort d’Étienne et ce dernier est tenu de payer chaque année, aux religieux, deux muids de vin, mesure d’Auxerre, pour la célébration des messes. (H 651, registre.) — Guiard, prêtre, cède (1191) sa maison de Sens, à charge d’un anniversaire (H. 651, registre) ; Guillaume Bargeaud et autres (1193), des prés et la moitié du moulin de Batilly à La Celle-Saint-Cyr. (H. 651, registre.)
  11. Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 219.
  12. Arch. de l’Yonne, H 658, liasse.
  13. Id., ibid.
  14. Salomon, Histoire de l’abbaye des Écharlis.
  15. Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 421.
  16. H 651, registre.
  17. Salomon, Histoire de l’abbaye des Écharlis.
  18. Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 480.
  19. Salomon, Histoire de l’abbaye des Écharlis.
  20. Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 389.
  21. H 651, registre.
  22. Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 399.
  23. Id, ibid., p. 420.
  24. H 658, liasse.
  25. H 649, liasse.
  26. Virgo igitur serenissima, in villula quadam, quæ Cudot appellatur, juxta Scaldeas, abbatiam ordinis nostri Cisterciencis sita, pauperibus orta parentibus, proprio nomine Aupaies est appellata. (Manuscrit de Chartres, Vie de la bienheureuse Alpais, reproduisant les documents historiques, par l’abbé Blanchon, Marly-le-Roy, 1893, p. 81.)
  27. Cataloguée sous le n° 84 1/D ancien 131, petit in-4o en parchemin de 0 m. 225 sur 0 m. 155, ayant 64 feuillets à deux colonnes.
  28. M. Omont, conservateur du département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, et M. de Mianville, président des conservateurs de la bibliothèque de Chartres
  29. Vie merveilleuse de sainte Alpais, par l’abbé Tridon, 1886, Séguin frères, Avignon. — Vie de sainte Alpais par l’abbé Boulet, imprimerie de Sainte-Alpais, à Cudot. — Voir aussi, à titre de comparaison, l’article de Mme  Goyau dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1913, sur les recluses du Moyen Âge.
  30. Quantin, Cart. de l’Yonne, II, p. 512.