Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/29

CHAPITRE IV

L’ESPAGNE. — LE PORTUGAL. — LES TURCS

I. — L’Espagne et le Portugal

Les Croisades avaient abordé l’Islam en son centre. Le monde mahométan entourait de toutes parts la Palestine et pour se maintenir et contre-balancer sa poussée sur cette côte étroite sans être jeté à la mer, il eut fallu pouvoir déployer une vigueur offensive qu’à cette distance et avec les ressources dont il disposait, l’Occident n’était pas capable de dépenser. Aussi, après avoir perdu les positions enlevées par l’élan de la première Croisade, s’efforça-t-il vainement de les reconquérir. Après Saint Louis, le Levant cessant d’être une base d’opérations militaires, devint et resta jusqu’à la découverte du Nouveau Monde l’étape du commerce européen avec celui de l’Orient.

La situation respective des Musulmans et des Chrétiens était toute autre en Espagne. Les chances des deux adversaires s’y trouvaient beaucoup moins inégales. Ils s’y rencontraient de front, sur un champ de bataille bien délimité et possédaient l’un et l’autre, en cas d’échec, la faculté de se replier en arrière et de s’y refaire en attendant de nouveaux combats. Dans ces conditions, la victoire devait finalement appartenir à celui qui conserverait le plus longtemps l’énergie agressive, c’est-à-dire aux plus pauvres, c’est-à-dire donc aux Espagnols. Car la foi toute seule ne les pousse pas à la guerre. L’âpre désir de posséder ces belles villes et ces belles campagnes que l’industrie et l’agriculture musulmanes font insolemment contraster avec l’âpreté de leurs montagnes, rend plus brûlante leur haine de l’infidèle. Leur poussée contre l’Islam fait penser à une invasion de barbares, du moins à ses débuts. Mais ces barbares sont chrétiens, et c’est ce qui les empêchera de se fondre avec les vaincus, comme les Germains l’ont fait jadis au milieu des populations romaines. La race n’y a été pour rien. Les Turcs, au xe et au xie siècle, se sont bien assimilés, malgré leur origine mongole, à la civilisation sémitique des Arabes de Bagdad. Rien ne prouve que si les Espagnols avaient été païens comme eux au moment de leur contact avec l’Islam, ils ne s’y fussent également convertis. La supériorité matérielle des civilisations supérieures est pour elles vis-à-vis des païens le plus puissant moyen de propagande religieuse. Vis-à-vis des adeptes d’une foi étrangère et exclusive au contraire, leur brillant même et leur richesse renforcent et exaspèrent jusqu’à la haine l’opposition confessionnelle parce qu’ils y prennent l’apparence d’une impiété, d’une offense au vrai Dieu. Et dès lors, la rafle et le pillage étant justifiés à l’avance, les instincts les plus brutaux peuvent se déchaîner librement sans inquiéter les consciences. Le devoir, le sentiment, l’intérêt s’allient chez les chrétiens d’Espagne pour les pousser à la guerre sainte. Guerre sainte dans toute la force du terme car son but n’est pas la conversion, mais le massacre ou l’expulsion des infidèles. Aucune trace chez les Espagnols de cette tolérance qui laisse aux sujets catholiques des Musulmans, aux Mozarabes, le libre exercice de leur culte. Leur exclusivisme religieux est si entier qu’il ne désarme pas même en face de l’abjuration et que les Moriscos (Musulmans baptisés) leur inspirent une insurmontable méfiance. Il ne suffit pas d’être chrétien il faut être « vieux chrétien », ce qui revient à dire « de vieille souche espagnole », si bien que la nationalité devient la preuve de l’orthodoxie et que le sentiment se confondant avec la foi s’imprègne de son intransigeance et de son ardeur.

On a vu plus haut que les Maures, incapables de résister depuis le milieu du xie siècle aux armes victorieuses des chrétiens, avaient appelé à la rescousse les Almoravides du Maroc. La bataille de Sabacca (1086) avait arrêté l’élan des Espagnols, mais ne l’avait pas brisé. Si pendant un siècle la guerre ne présente plus de grandes actions militaires, elle se signale par un acharnement ininterrompu. Les prouesses des héros alimentent les « romances » qui, vers la même époque où l’épopée féodale française s’exprime par la Chanson de Roland, exaltent la gloire du Cid Campeador, mort en 1099, l’année même de la prise de Jérusalem. Tandis que Roland devenait une grande figure de la littérature européenne, le Cid est demeuré une gloire locale. C’est que l’attention des contemporains, attirée par le spectacle plus retentissant des Croisades, a négligé au xiie siècle la guerre d’Espagne, comme elle devait le faire en 1812 au profit de la campagne de Russie. Pourtant de même que c’est en Espagne qu’a commencé le déclin de Napoléon, c’est également l’Espagne qui a procuré au catholicisme du Moyen Age ses seules victoires durables sur l’Islam. Elles eussent été plus rapides et plus décisives si les chrétiens eussent uni leurs efforts contre l’ennemi commun. Malheureusement les rois de Castille et d’Aragon, sans cesse aux prises les uns avec les autres ou obligés de se défendre contre les prétentions de la noblesse, ne fournissaient à l’ennemi que trop de facilités pour se relever de leurs coups et prendre une revanche. En 1195, l’émir Iacub Almansor remportait à Alarcos, sur le roi Alphonse VIII de Castille, une si éclatante victoire que l’on put craindre un instant une catastrophe générale. Mais la papauté, dans ses plans de guerre sainte, n’avait jamais perdu du regard cette aile droite de la chrétienté que l’Espagne occupait. Innocent III intervint aussitôt. Il excita les fidèles à prendre la croix, envoya de l’argent et étendit sa protection sur les rois insulaires. Pierre II d’Aragon vint se faire couronner par lui et reconnut son royaume comme fief du Saint-Siège. Grâce aux exhortations de Rome, l’Aragon, la Castille, le Léon, le Portugal unirent cette fois leurs forces. En 1212, la bataille de Navas de Tolosa vengeait la défaite d’Alarcos et brisait la résistance musulmane.

Depuis lors, l’avance des chrétiens est irrésistible et définitive. Jayme II d’Aragon (1213-1276) prend pied aux Baléares et en 1238 s’empare de Valence. Fernand III de Castille se rend maître en 1236 de Cordoue, et de Séville en 1248. Cependant Alphonse III de Portugal annexe les Algarves et donne au royaume l’étendue qu’il a conservée jusqu’aujourd’hui. De toutes ses possessions d’Espagne il ne demeure à l’Islam que le territoire de Grenade, encore est-il soumis à la vassalité de la Castille.

A mesure qu’ils s’agrandissaient au détriment des Maures en s’étendant vers le sud, les États espagnols, si nombreux au début, devenaient plus compacts en s’agglomérant les uns aux autres. Ceux d’Asturies, de Galice, de Léon (1230) s’unissaient à la Castille ; la Catalogne s’adjoignait à l’Aragon. La Navarre, passée d’ailleurs à une dynastie française, et trop resserrée dans les montagnes pour pouvoir encore concourir avec ses voisins plus heureux, se confine dans une existence locale. Le Portugal, essentiellement orienté à l’ouest par le grand développement de ses côtes et le cours de ses fleuves, Douro et Tage, tourne pour ainsi dire le dos à la Péninsule que se partagent la Castille et l’Aragon. De ces deux royaumes, le premier est de beaucoup le plus considérable par son étendue, mais le second est le mieux situé et par cela même est entré bien plus tôt en contact avec le dehors. Je ne pense pas ici aux fiefs considérables que la dynastie aragonnaise possède depuis longtemps au nord des Pyrénées. Ils ne pouvaient que l’entraîner dans des conflits perdus d’avance avec les rois de France, et Jayme II eut le bon sens de les céder à Saint Louis au prix du renoncement de ce dernier à la suzeraineté sur la Catalogne (1258). Ce qui entraîna l’Aragon vers l’Europe et lui donna, dès le xive siècle un caractère moins étroitement espagnol que celui de la Castille, c’est sa situation au bord de la Méditerranée. Par elle, il est sollicité à prendre sa place dans ce commerce du Levant qui est par excellence le grand commerce du Moyen Age. Barcelone ne tarda pas à s’engager dans la voie ouverte par Venise, Pise et Gênes, et ses marins du xiie siècle se rencontrent avec les marins italiens et provençaux dans les ports de Syrie et d’Égypte. C’est cette activité maritime, bien plus que la parenté de Pierre III (1276-1285) avec Manfred, qui a attiré l’Aragon dans les affaires de Sicile et a fait prendre place à l’Espagne, dès 1285, dans ce royaume, point sensible de la politique européenne, d’où elle devait plus tard se répandre sur le reste de l’Italie. Sous ses successeurs, l’expansion méditerranéenne du royaume continue. Alphonse III (1285-1291) conquiert tout l’archipel des Baléares qui, après avoir quelque temps formé un royaume vassal, devait être annexé sous Pierre IV (1336-1387) à la couronne. Alphonse IV (1327-1336) lutte avec Gênes pour la possession de la Corse et de la Sardaigne. Sous Alphonse V, en 1443, le royaume de Naples est conquis. Ainsi, l’Aragon est une puissance méditerranéenne. C’est lui qui a ouvert à l’Espagne, séparée de l’Europe par les Pyrénées, la seule voie par où elle puisse l’atteindre, la voie d’eau. Que l’on pense à ce qu’aurait été le règne de Charles-Quint s’il n’avait pas trouvé la Sicile dans son héritage.

Pourtant, la vraie Espagne, ce n’est pas l’Aragon, c’est la Castille. Elle a pris la part la plus grande et la plus glorieuse à la guerre contre les Maures ; elle en peut revendiquer les héros les plus populaires, le Cid au xie siècle, Perez de Castro au xiiie, et les « romances » qui chantent leurs exploits lui appartiennent aussi. La noblesse y est plus nombreuse et plus influente qu’ailleurs. C’est là que s’est formée et la langue et le caractère national. Sans doute, elle n’est pas sans entretenir quelques rapports avec l’étranger. Ses ports du Golfe de Gascogne pratiquent un cabotage assez actif vers les côtes de Flandre, et en 1280, ses marchands obtiennent à Bruges une charte de privilèges. Mais ni son commerce, ni sa flotte ne peuvent soutenir la comparaison avec ceux de Barcelone. Rien d’étonnant dès lors si ses rois ne sont pas entraînés comme ceux d’Aragon dans la grande politique européenne. On a vu plus haut qu’après s’être laissé induire par une ambition assez singulière à acheter le titre de roi des Romains, Alphonse X (1252-1284) n’a pu en tirer aucun avantage. Les querelles dynastiques qui marquent les règnes de Sanchez IV (1284-1295) attaqué par les infants de la Cerda, ont provoqué une intervention d’ailleurs malheureuse du roi de France ; plus tard, Pierre le Cruel (1360-1369) contre son compétiteur Henri de Transtamare secondé par Du Guesclin, fera alliance avec le Prince Noir. C’est là à peu près tout ce à quoi se réduit l’histoire extérieure de la Castille avant le moment où l’Espagne, devenue subitement une grande puissance, débordera sur le monde. Jusqu’à la fin du xve siècle, son action est très étroitement circonscrite par les limites de la Péninsule.

Elle ne s’est pas bornée à y combattre les Maures. Touchant à l’ouest le Portugal, à l’est l’Aragon, elle s’est trouvée constamment impliquée avec eux dans des conflits que la parenté des familles royales ne fournissait que trop d’occasions de faire naître, soit à l’occasion de la régence d’un prince mineur, soit à propos de la légitimité de l’héritier du trône. Ce sont ces querelles continuelles entre les États chrétiens qui permirent, malgré sa faiblesse, au royaume de Grenade de se maintenir. Il lui arriva même d’y prendre part et de prolonger ainsi des différends qui lui étaient si utiles.

En dépit de leurs luttes dynastiques, la Castille, l’Aragon et le Portugal n’en présentent pas moins une ressemblance frappante, un air de famille, qu’explique très facilement l’analogie de leur histoire. Sauf en Catalogne, que la prépondérance de Barcelone a marquée d’un caractère spécial resté frappant jusqu’à nos jours, ce sont partout les mêmes institutions et les mêmes groupements sociaux. La noblesse essentiellement militaire conserve longtemps vis-à-vis de la royauté une attitude hautaine et arrogante dont le droit des grands d’Espagne de se couvrir en présence du souverain est resté plus tard, sous le monarchie absolue, le souvenir inoffensif mais significatif. Pour résister à cette noblesse de ricos hombres et de hidalgos, les rois, depuis le commencement du xiiie siècle, s’appuient sur la bourgeoisie. L’intérêt politique leur a, en cela, dicté leur conduite comme il l’a fait aux rois de France depuis Louis VII. Mais l’alliance des villes et de la couronne a été bien plus intime et a duré bien plus longtemps en Espagne qu’en France. Pourquoi ? Peut-être en raison de l’arrogance plus grande de la noblesse. Ce que les bourgeois attendent du roi, c’est la paix, la sécurité sur les grandes routes. Pour y arriver, ils font eux-mêmes des ligues (hermandades) comme les villes allemandes, et ces ligues appuient en même temps le pouvoir justicier du roi, car il est frappant de voir combien domine chez ces rois le caractère justicier. Sous Alphonse X est rédigé pour la Castille le Codigo de las siete pardidas. Jayme II d’Aragon a conservé la réputation d’un législateur. Le roi Denis de Portugal (1279-1325) a laissé le surnom de el justo. Pierre Ier (1357-1367) est loué de sa sévérité impitoyable. Contre la noblesse militaire, la bourgeoisie a donc, de toutes ses forces, aidé la monarchie dans son rôle de gardienne du droit et de la paix publique. Les hermandades lui ont pour ainsi dire constitué une police volontaire contre les bandits et les malfaiteurs. Il va de soi que les villes, si intimement associées à l’exercice du pouvoir royal, obtinrent de très bonne heure leur entrée dans les Cortes. Dès le xiiie siècle, leurs députés y siègent à côté de ceux de la noblesse et du clergé. Les querelles dynastiques qui ont troublé l’Espagne au xive siècle ont fourni à ces Cortes une excellente occasion d’augmenter leur ingérence dans le gouvernement et d’imposer plus d’une fois aux rois, surtout en Aragon ou les villes sont plus influentes qu’ailleurs, des concessions qui rappellent d’assez près celles qui ont été arrachées aux princes des Pays-Bas à la même époque. Du reste, leur influence s’est arrêtée là. L’Espagne n’a pas plus que les autres États continentaux dépassé ce dualisme politique où le prince d’une part, les ordres privilégiés de l’autre, se trouvant en présence, s’arrangent par des compromis. Le parlementarisme, la collaboration des deux éléments à l’anglaise ne s’y est pas plus introduite qu’ailleurs. Les questions d’impôt ont joué comme partout leur rôle dans ces luttes constitutionnelles du xive siècle. L’impôt castillan par excellence, l’alcalaba — taxe sur les ventes et les achats — a été accordé pour la première fois par Burgos à Alphonse XI (1312-1350) à l’occasion d’une expédition contre Algésiras. Depuis lors, il s’est peu à peu répandu dans tout le pays.

Querelles dynastiques et contestations politiques ont si bien occupé les royaumes espagnols que, durant le xive siècle et la plus grande partie du xve siècle, ils se sont à peu près abstenus de reprendre la guerre contre les Maures de Grenade. En revanche, ils s’enrichissent et développent leur commerce. Les campagnes commencent à se couvrir de moutons et la laine espagnole devient, dans le commerce du nord, une rivale de la laine anglaise. L’exportation en augmente considérablement vers les Pays-Bas et l’élevage des moutons commence à donner son aspect caractéristique à la Castille dont il enrichit la noblesse. Le fer de Bilbao, l’huile d’olive, les oranges, les grenades font aussi l’objet d’un transit grandissant vers le nord. Bruges reste le centre d’attraction de ce commerce. Dans la première moitié du xve siècle, la nation espagnole y est presque aussi fortement, représentée que la Hanse. Il y a là une orientation économique vers le nord dont il faut tenir compte et dans laquelle on ne peut guère s’empêcher de voir une préparation de l’alliance dynastique qui devait, en 1494, rattacher les Pays-Bas à la Castille.

Mais en même temps, sur la côte portugaise de l’Atlantique, une autre expansion débute qui, celle-ci, changera l’avenir du monde. En face des Algarves s’étend la côte marocaine, et le zèle religieux pousse à y porter la lutte contre l’Islam. Le fils du roi Jean Ier, Henri le Navigateur (1394-1460), chez lequel la curiosité se mêlait à l’esprit de propagande chrétienne, a consacré sa vie à équiper et à diriger des expéditions maritimes qui ouvrent l’histoire grandiose des découvertes. Il avait pris part en 1415 à l’expédition de son père contre Ceuta, et à la prise de cette ville. Qu’y avait-il au delà ? Quel monde inconnu se cachait derrière le Cap Bojador que personne n’avait encore doublé. La navigation était maintenant assez avancée pour pouvoir se risquer sur la haute mer. En 1420, un navire envoyé par lui découvrait les îles Madère, un autre en 1431 les Açores. En 1434, le Cap Bojador était doublé. Henri put encore apprendre avant sa mort, en 1460, la découverte des îles du Cap Vert et de la côte de Sénégambie. Le chemin du monde méridional était ouvert. Cette Mer Atlantique qui avait semblé jusqu’alors la fin de l’univers allait devenir le chemin d’un univers nouveau.

Ainsi, au milieu du xve siècle, avant même le mariage de Ferdinand et d’Isabelle qui devait joindre pour toujours la Castille à l’Aragon, l’Espagne a pris dans le monde une position dont ni elle ni personne ne peut voir encore la possibilité d’avenir, mais qui la prépare au rôle qu’elle va jouer. Par Barcelone et la Sicile elle est mêlée aux affaires méditerranéennes, par les ports du Golfe de Gascogne elle touche le nord par son commerce, et elle vient de s’élancer sur l’Atlantique. Sa puissance morcelée n’est pas encore bien grande, mais nul autre État, pas même Venise, n’a une telle expansion. Et si l’on pense avec cela que le peuple est trempé par la guerre contre l’Islam, qu’il a en lui-même une confiance profonde, qu’il est militaire, qu’il est maritime, on peut deviner quel nouveau facteur de force est sur le point de prendre part à la vie européenne.

II. — Les Turcs

Le seul résultat de l’Empire latin improvisé à Constantinople par la quatrième Croisade avait été de hâter la décomposition de l’État byzantin. Dans la plupart des îles de la Mer Ionienne et le long des côtes s’étaient fondés des comptoirs vénitiens et génois. Des principautés féodales, duché d’Athènes, duché d’Achaïe, se partageaient la Grèce. Les Bulgares et les Serbes s’étaient emparés de la Thrace et de la Macédoine. Des possessions européennes de l’Empire, il ne restait plus guère que Constantinople, Salonique, Andrinople et Philippopoli, quand Michel VII Paléologue, en 1261, y rétablit la domination grecque. De l’autre côté du Bosphore, en Asie Mineure, où les Latins n’avaient pas pénétré, l’Empire conservait cependant l’Anatolie occidentale avec Brousse, Nicée, Nicomédie.

Cet Empire était évidemment destiné à tomber en pièces. Exploité par Venise et Gênes, il avait perdu toute vitalité économique et n’était plus capable de pourvoir aux immenses dépenses qu’en exigeait la défense. L’industrie et le commerce s’éteignant y avaient fait place à la prépondérance des grands propriétaires assez analogue à celle qui s’était constituée en Occident après la chute de l’Empire. Tel que les conjonctures le présentaient sous le règne de Michel VIII (1261-1282), il paraissait destiné à être prochainement l’objet d’un triple démembrement. De Sicile, Charles d’Anjou convoitait la Grèce et en préparait visiblement la conquête ; les Serbes s’agrandissant au nord, ne cachaient pas leur ambition de s’emparer de Constantinople, et enfin, en Asie Mineure, il y avait les Turcs ! La catastrophe des Vêpres Siciliennes, à laquelle les intrigues de Michel VIII ne furent pas étrangères, mit les Angevins hors de cause. Elle les obligea à se détourner de l’Orient pour faire face à leurs rivaux aragonais. Du point de vue européen, ce fut un grand malheur. La formation, au sud de l’Italie, d’un État assez puissant pour soumettre la Grèce à son influence eût été la meilleure des sauvegardes contre la poussée turque. Car il était certain que les Slaves des Balkans ne suffiraient pas à eux seuls à l’arrêter. Puisque, en tout état de cause, l’Empire grec n’était plus capable de se défendre lui-même, l’essentiel était d’empêcher qu’il ne fût arraché à la communauté européenne et chrétienne. Mais la politique d’un État ne s’inquiète presque toujours que des intérêts immédiats et actuels. Michel VIII considéra comme un triomphe pour Byzance, le désastre subi par Charles d’Anjou.

Les Turcs, barbares d’origine finnoise, avaient été, depuis le xe siècle, pour le khalifat de Bagdad, à peu près ce que les Germains, six siècles plus tôt, avaient été pour l’Empire romain. Ils l’avaient envahi et, naturellement, s’étaient tout de suite convertis à sa religion. La brillante civilisation de l’Islam était trop fragile pour supporter le contact de ces rudes néophytes. Ceux-ci n’en reçurent guère que quelques caractères tout extérieurs. Ils demeurèrent, au milieu d’elle, essentiellement paysans et soldats, mais moins ils se policèrent, plus ils s’éprirent pour leur foi nouvelle d’un zèle qui, les animant contre les infidèles, contribua nécessairement à entretenir chez eux l’esprit militaire. La grande invasion mongole du xiiie siècle qui dévasta si fougueusement l’Asie Antérieure les rejeta dans les montagnes de l’Arménie. Ils en descendirent bientôt, sous la conduite d’Omman, pour se répandre vers l’ouest, dans l’Asie Mineure, proie facile à arracher aux mains débiles des successeurs de Michel Paléologue. Brousse (1326), Nicomédie et Nicée (1330) tombèrent au pouvoir de l’envahisseur. De ses possessions asiatiques, il ne restait plus rien à l’Empire. Et son impuissance s’aggravait encore des intrigues politiques où il se débattait. Après la mort d’Andronique III (1341), le grand domestique Cantacuzène profitait de la minorité de Jean V pour revêtir la pourpre, et, afin de se maintenir contre les Bulgares et les Vénitiens que la cour appelait à la rescousse, il s’adressait aux Turcs et les faisait passer en deçà du Bosphore. La conquête d’Europe succéda tout de suite à la conquête d’Asie. Mourad Ier s’emparait d’Andrinople en 1352, de Philippopoli en 1363, battait les Serbes en 1371, les rejetait en Macédoine et entrait à Sofia en 1362. Confinés dans les murs de Constantinople, les Grecs abandonnaient aux Slaves la défense de la Thrace. Les Serbes remportaient en 1387 quelques succès en Bosnie, mais deux ans plus tard, perdaient la sanglante bataille de Kossovo (15 juin 1389), dans laquelle périssaient leur prince Lazar et le sultan vainqueur. La résistance paraissait brisée. Bajazet (1389-1403), le fils de Mourad, soumit la Bosnie, la Valachie, la Bulgarie, la Macédoine et la Thessalie. Jusqu’au Danube, la Péninsule des Balkans presque tout entière n’était plus qu’une annexe du monde musulman. La croix ne s’y élevait plus que sur les coupoles de Constantinople et de Salonique, dans les montagnes de l’Albanie. Les frontières de la Hongrie, et avec elles celles de l’Église latine, étaient menacées. Les appels désespérés des Paléologues furent enfin entendus. Boniface Ier prêcha la Croisade. Sigismond de Luxembourg appela aux armes les Hongrois et les Allemands. En France, le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, autant sans doute pour rehausser le prestige de sa maison que par esprit chrétien, envoya son fils Jean (sans Peur) à la tête d’une brillante chevalerie combattre l’infidèle. Tous ces efforts vinrent échouer à Nicopolis devant la tactique inconnue et l’élan des Turcs (12 septembre 1396). L’heure suprême semblait près de sonner pour Constantinople. Elle ne fut retardée d’une cinquantaine d’années que par l’imprévu d’une nouvelle invasion mongole.

Une fois de plus, et heureusement la dernière après Attila et Genghiakhan, un barbare de génie, Tamerlan, venait de déchaîner un torrent de hordes jaunes. Ses conquêtes avaient été aussi foudroyantes que celles des épouvantables destructeurs dont il était digne de rappeler le souvenir. Il s’était étendu jusqu’à la Volga, avait soumis par la terreur la Perse, l’Arménie et enfin ce berceau de tant de civilisations successives, la Mésopotamie, qui ne s’est pas relevée depuis lors de la dévastation qu’il y porta. L’Empire turc était menacé. Bajazet venait d’entreprendre le siège de Constantinople ; il le leva pour courir à la défense de l’Asie Mineure. Les deux barbares se rencontrèrent en 1402 à Angora, et celui contre lequel n’avait pu tenir les Européens fut vaincu par les Mongols (20 juillet 1402). Mais la puissance de Tamerlan fut aussi courte qu’elle avait été soudaine. Lui mort (1405), les peuples courbés sous le joug se relevèrent au milieu des ruines amoncelées. Soliman, le fils de Bajazet (1402-1410), put réorganiser les débris de la Turquie d’Asie. C’eut été le moment pour les chrétiens de prendre l’offensive. Mais l’empereur Manuel se contenta d’un traité qui lui rendait Salonique avec quelques îles et stipulait le mariage d’une de ses nièces avec le sultan. Le tribut exigé des Grecs et des Serbes était aboli. On se plut à croire que le péril avait disparu, comme si une défaite pouvait jamais chez un peuple barbare avoir des conséquences plus longues que le temps nécessaire pour remplacer par des guerriers nouveaux les guerriers tombés sur le champ de bataille. Il n’y aurait eu qu’un moyen d’arrêter les Turcs, c’eût été de les gagner à la civilisation occidentale et l’islamisme qu’ils professaient empêchait de pouvoir même y songer. Aussi, la catastrophe un moment écartée ne tarda-t-elle pas à se faire plus menaçante que jamais. Mourad II (1421-1451) reparut devant les murs de Constantinople, reprit Salonique, et malgré l’héroïsme de Georges Castriotis (Scanderberg) en Albanie, de Jean Hunyade sur les frontières hongroises, la domination turque, après la bataille de Varna (1444) fut rétablie dans toute la Péninsule des Balkans.

Cette fois, le sort de Constantinople était inévitable. Quel secours attendre de l’Europe où la France et l’Angleterre étaient épuisées par la Guerre de cent ans, l’Allemagne troublée par le hussitisme, l’Église en proie aux disputes du pape et des conciles ? L’union de l’Église grecque à l’Église latine, que l’empereur Manuel laissa proclamer par Eugène VI en 1439, attira à peine l’attention de l’Occident et n’eut d’autre résultat que d’exaspérer la populace byzantine et le clergé orthodoxe, résolus à être turcs plutôt que papistes. Dans les Pays-Bas, le duc Philippe le Bon parlait bien de Croisade, mais ne partait pas et quand même il fût parti !… Pour sauver Constantinople, ce n’était pas une expédition militaire, si puissante qu’elle fût, qui eût pu amener quelque résultat. En présence d’un ennemi comme le Turc, toujours capable d’amener d’Asie des réserves nouvelles et d’entretenir à peu de frais la guerre au moyen des masses robustes de toute une nation guerrière, ce qu’il eût fallu, c’eût été le long du Bosphore, dans les îles et sur le Danube, une puissante et permanente base militaire. Quel État dans les conditions politiques et économiques de ce temps, eût été capable de l’organiser, d’en supporter les dépenses et d’en assurer l’entretien ? Tout grossiers qu’ils fussent, les Turcs étaient au moins, en art militaire, les égaux des Occidentaux. Ils avaient des vaisseaux de guerre, de l’artillerie, une cavalerie incomparable, la fougue brutale et le fanatisme héroïque des primitifs. D’ailleurs, les États les plus intéressés à les combattre, quand même ils eussent été plus puissants, ou ne le voulaient pas, ou ne le pouvaient pas. Les Vénitiens ne songeaient qu’à la sauvegarde de leurs comptoirs. L’Allemagne morcelée était incapable de tout effort. Elle abandonna les Hongrois à eux-mêmes, et que pouvaient-ils sinon se borner à défendre leurs frontières ? Quant aux Serbes et aux Bulgares, ils étaient épuisés. Lorsque Mahomet II mit en 1452 le siège devant Constantinople, personne ne vint au secours de la ville. Sa chute était fatale. Et il ne faut pas reprocher à l’Europe de ne s’y être pas intéressée. L’effort qu’elle eût dû faire était trop grand. Elle le sentait bien. Du moment que l’Empire byzantin n’avait pu défendre l’Asie Mineure contre les Turcs, Constantinople était perdue. Qu’on ne s’étonne donc pas que les Occidentaux n’aient pas écouté Aeneas Sylvius (Pie II) et Nicolas V. Ils savaient bien qu’il fallait se résigner à l’inévitable. Du moins l’honneur fut-il sauf. Constantin XI termina dignement la longue série des empereurs qui se rattachaient directement aux empereurs romains dont ils continuaient à porter le titre. Au jour de l’assaut, le 29 mai 1453, il périt en combattant. Le lendemain, au milieu du pillage et du massacre, le vainqueur entrait dans la basilique de Sainte-Sophie et la transformait en mosquée, hommage inconscient d’un barbare à la civilisation supérieure dont il venait de triompher.