Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/28

CHAPITRE III

L’EMPIRE. — LES ÉTATS SLAVES ET LA HONGRIE

I. — L’Empire

L’Allemagne a pris, durant le grand interrègne, la forme politique qu’elle conservera jusque dans les Temps Modernes. Il est assez difficile de définir sa constitution où se rencontrent sans s’ajuster une monarchie à laquelle manquent tous les attributs de la souveraineté, une multitude de princes ecclésiastiques ou laïques, des républiques urbaines (villes libres), des nobles « immédiats » jouissant d’une indépendance complète, et une diète (Reichstag) dont les attributions sont aussi mal définies que la composition est bizarre. Une anarchie à forme monarchique, voilà peut-être le nom qui conviendrait le mieux à cet être politique extraordinaire à la fois dépourvu de législation commune, de finances et de fonctionnaires. Il est rigoureusement vrai de dire que c’est un ensemble composé de parties qui ne constituent pas un tout. Comparé à la France et à l’Angleterre, il apparaît comme quelque chose d’amorphe, d’illogique, de presque monstrueux. C’est que, dans cette étrange machine, le ressort central soumis trop tôt à une tension trop forte, s’est cassé. Dès la fin de la guerre des investitures, il est certain que la royauté, qui partout ailleurs a formé l’État, n’aura plus ici la force de remplir sa tâche. Ses ambitions impériales l’ont lancée dans des aventures d’où elle est sortie à moitié brisée, et si elle a rassemblé ce qui lui restait de forces pour essayer de prendre sa revanche sous les Hohenstaufen, ce n’a été que pour aboutir finalement à une catastrophe décisive. Depuis l’élection de Rodolphe de Habsbourg (1273) elle est tellement dénuée de prestige et d’autorité qu’on se demande pourquoi les électeurs se donnent encore la peine de nommer un roi. Peut-être, au fond, est-ce l’idée impériale, cause de sa chute, qui a maintenu son existence. La nécessité d’un empereur qui ne répondait plus à rien dans la réalité des choses, a été exigée par la tradition. Or le roi d’Allemagne étant l’empereur désigné, on eût supprimé l’Empire en le supprimant. Il a donc subsisté et le plus paradoxal des destins a voulu qu’il ne conservât son pouvoir royal illusoire que pour recueillir un pouvoir impérial devenu plus illusoire encore.

Car ce qui reste de l’Empire, depuis la mort de Frédéric II, ce ne sont plus que des formes vaines. La situation prise par la papauté depuis Innocent III et la formation d’États nationaux en France et en Angleterre lui ont définitivement enlevé tout moyen de faire accepter par l’Europe sa primauté temporelle. S’il en est encore question, c’est dans l’École, où les professeurs de droit romain continuent à voir, en théorie dans l’empereur le maître du monde. Elle peut aussi être invoquée, ça et là, contre un adversaire politique, comme Boniface VIII l’a fait dans son conflit avec Philippe le Bel. Ou bien, quelque idéaliste y voit, ainsi que Dante, un beau rêve démenti par la réalité. En fait, c’est une idée morte, un reste du passé qui serait majestueux si le plus souvent la faiblesse des empereurs ne contrastait trop violemment avec les souvenirs qu’ils évoquent. On reconnaît encore à l’empereur le pas sur les autres souverains, le droit de créer des nobles et d’instituer des notaires en tous pays. C’est là à peu près tout ce qu’il a conservé de son ancien pouvoir universel. Ce qui lui vaut encore quelque prestige, ce sont ses relations avec le pape, auquel il reste nécessairement lié. Elles provoqueront au xive siècle une épilogue sans portée des grands conflits du passé, et elles fourniront au xve siècle, à Sigismond, ce que l’on pourrait appeler avec une irrévérence que justifierait jusqu’à un certain point la prétention de ses allures, le rôle d’impresario du Concile de Constance.

Rodolphe de Habsbourg ne trouva pas le temps, durant son long règne (1273-1291), d’aller prendre à Rome la couronne impériale. L’Allemagne suffit à l’occuper. Il ne fallait pas être grand politique pour reconnaître qu’une restauration du pouvoir monarchique y était impossible. La première condition en eut été l’hérédité de la couronne. Il n’y fallait pas penser. Ni le pape, ni les électeurs, ni les princes n’eussent consenti. Rallier les villes à la cause monarchique était plus chimérique encore. Il eût fallu pour cela qu’elles sentissent le besoin d’un protecteur, et ce besoin elles ne l’éprouvaient pas. Les princes n’étaient pas assez puissants pour les mettre en péril et, en cas de danger, les ligues régionales qu’elles concluaient, suffisaient à garantir leur indépendance. Pouvait-on au moins espérer rallier la nation contre l’étranger et, profitant des empiétements de la France sur la frontière occidentale, se mettre à la tête du pays et s’imposer à lui comme son défenseur ? Il eût fallu pour cela que l’Allemagne fût animée d’un sentiment national qui lui faisait totalement défaut. Chacun n’y songeait qu’à soi et la seule frontière qui l’occupât était celle de ses domaines. Au milieu de cet égoïsme universel, Rodolphe n’eût garde de se dévouer à une royauté qui n’intéressait personne. Besogneux et chargé de famille, il se contenta de profiter de la situation qui lui était échue pour faire ses propres affaires ou plutôt celles de sa maison. Totalement dénué d’idéalisme, il trouva que ce serait une duperie de se sacrifier et de quitter le pouvoir aussi pauvre qu’il l’avait reçu. Les circonstances le servirent à souhait. La victoire qu’avec l’aide du roi de Hongrie il remporta au début de son règne sur le roi de Bohême, Ottokar II (1278), laissait vacants les duchés d’Autriche et de Styrie. Il s’empressa de les donner en fief à son fils Albert. Ainsi un heureux hasard apportait tout à coup, à cette petite maison de Habsbourg, les beaux duchés danubiens. Ce fut le seul résultat de la politique de Rodolphe. S’il avait régné sans gouverner, du moins laissait-il à sa famille un bel établissement et un exemple dans l’art de profiter de la fortune dont elle ne devait que trop s’inspirer à l’avenir.

Les électeurs n’avaient nommé Rodolphe que parce qu’il était faible et pauvre. Quoiqu’il les eût déçus, ils le remplacèrent par un roi plus faible et plus pauvre encore et donnèrent la couronne à Adolphe de Nassau (1291-1298). Il était certain pourtant que le bonheur de son devancier allait l’engager dans la voie qu’il avait suivie. Mais il ne fut pas comme lui favorisé par la bonne chance. Faute de mieux, il se résolut à vendre en 1294 son alliance à Édouard Ier contre Philippe le Bel. Les empiétements de la France sur la frontière allemande servirent à colorer ce marché d’un prétexte honorable. Mais ces empiétements lui étaient aussi indifférents que la querelle d’Édouard. Il ne songeait qu’à s’emparer de la Thuringe et les livres sterling qu’il avait perçues ne servirent qu’à défrayer une guerre dont il espérait l’enrichissement de sa maison. Les électeurs n’étaient pas disposés à favoriser un second parvenu. Ils le déposèrent et mirent à sa place Albert, le fils de Rodolphe de Habsbourg (1298-1308). S’inspirant de la tradition léguée par son père, Albert espérait joindre le royaume de Bohême à l’Autriche quand son assassinat, en 1308, fit échouer un plan que la mémoire tenace de ses héritiers ne devait pas oublier.

Pour la troisième fois, un petit prince dont on se promettait de n’avoir rien à craindre, fut appelé au trône. Nommé grâce à l’influence de son frère, l’archevêque-électeur de Trêves, le comte Henri de Luxembourg (1308-1313) appartenait aux Pays-Bas qui, s’ils étaient compris dans les frontières de l’Empire, ne dépendaient plus de l’Allemagne que nominalement. Tout pénétré comme ses voisins de Liège, de Hainaut, de Brabant et de Flandre, de la civilisation et des mœurs de la France, et par surcroît d’origine wallonne, il apparut au delà du Rhin comme un pur étranger. Ce fut pourtant ce « Welche  » qui renoua la tradition impériale que le souci de leurs propres affaires avait fait également abandonner par ses trois devanciers. Et son origine même explique assez bien cette initiative. Par là même qu’elle le rendait indifférent aux choses d’Allemagne, elle dut tourner son attention vers celles de l’Empire. Il rêva de la gloire de ceindre à Rome cette couronne que personne n’avait plus portée depuis Frédéric II et, réconciliant l’Empire avec la papauté, de lui rendre dans la paix une majesté nouvelle et bienfaisante.

La nouvelle de sa venue provoqua en Italie un frémissement d’espoir. L’anéantissement des Hohenstaufen n’avait pas rendu le calme aux ardentes cités de la Lombardie et de la Toscane. Sous les vieux noms de Guelfes et de Gibelins, les factions continuaient à les déchirer avec une âpreté à laquelle contribuaient à la fois la divergence des intérêts économiques, les conflits des artisans et des patriciens et les haines de la noblesse. Pise venait de succomber sous les forces de Gênes, et Florence profitait de sa défaite pour soumettre la Toscane à son gouvernement démocratique. En Lombardie, la plupart des villes, épuisées par leurs discordes, acceptaient la « seigneurie » d’un militaire heureux, ou d’un podestat et se résignaient à la tyrannie pour jouir du repos. Les della Torre dominaient à Milan, les della Scala à Vérone, les Este à Ferrare. A Rome, abandonnée par les papes, les Colonna et les Orsini se combattaient avec acharnement. Venise seule, sous sa puissante aristocratie, conservait un calme qui lui permettait de se consacrer avec d’autant plus d’énergie à la guerre maritime qu’elle entretenait contre Gênes.

Henri VII apparut au milieu de ce déchaînement de passions et d’appétits comme le restaurateur de l’ordre et de la paix. Il eut voulu sincèrement réconcilier les partis et se les rallier tous par la justice. Mais comment imposer la justice sans l’aide de la force ? Il n’amenait avec lui que trois à quatre mille chevaliers et l’espoir qui avait salué son arrivée fit place presque aussitôt à la déception. Il se vit, en dépit de ses intentions, obligé de se décider lui-même, pour pouvoir compter sur quelque appui, entre les adversaires qu’il avait rêvé de pacifier. Le roi Robert de Naples, inquiet de le voir substituer son influence à la sienne dans la Péninsule, prenait une attitude menaçante. Lorsque Henri arriva à Rome, les troupes de ses ennemis occupant la plus grande partie de la ville, il ne put pénétrer jusqu’à Saint-Pierre et dut se contenter de prendre presqu’en secret au Latran, de la main des cardinaux désignes par le pape, cette couronne impériale qu’il eût mieux valu sans doute ne pas recevoir que de la recevoir ainsi (juin 1312). De son projet de restaurer la majesté de l’Empire, il ne restait rien. Sans finances et presque sans armée, il en fut réduit à subordonner sa politique à celle des Napolitains et à solliciter contre eux l’appui du roi de Sicile. En Toscane, Florence lui fermait ses portes. Il lui fallut pour la combattre s’appuyer sur les Pisans. La chute était trop profonde après de si hautes et si courtes illusions. Henri épuisé par le chagrin succombait au mois d’août 1313 à Buonconvento. Il fut inhumé à Pise ; son sarcophage existe encore sous la galerie où les terribles fresques d’Orcagna représentent si cruellement la vanité des ambitions humaines.

Mais il avait rouvert la voie entre l’Italie et l’Allemagne et Louis de Bavière, son successeur, devait s’y engager après lui ( 1314-1347). A peine avait-il vaincu et fait prisonnier Frédéric de Habsbourg, que quelques-uns des électeurs lui avaient opposé, il songea à franchir les Alpes. Il allait se heurter aussitôt à l’opposition acharnée du pape. Le Saint-Siège, dont les prétentions avaient dû céder devant la France et l’Angleterre, ne pouvait capituler devant les rois d’Allemagne. En remettant à l’ordre du jour la question impériale oubliée depuis si longtemps, ils ranimaient l’odieux souvenir des Hohenstaufen et l’on pouvait craindre qu’ils ne groupassent autour d’eux en Italie tous les ennemis de la papauté et des rois de Naples, ses auxiliaires. La lutte était d’autant plus certaine que, leur puissance politique étant disproportionnée à leurs ambitions, on pouvait compter, en les attaquant, sur une victoire à peu près immanquable. Déjà la rupture de Henri VII avec Robert de Naples l’avait brouillé avec Clément V et sa mort prématurée avait seule empêché un éclat. Jean XXII était décidé à ne rien céder de la suprématie que ses grands prédécesseurs du xiie siècle avaient gagnée sur l’Empire. En montant sur le trône pontifical, il avait solennellement déclaré que le pape tenait de Saint Pierre l’empire spirituel comme l’empire temporel et qu’il lui appartenait de veiller sur celui-ci en l’absence d’empereur. Mettant aussitôt cette théorie en pratique, il avait nommé Robert de Naples vicaire impérial en Italie.

Excité par les adversaires des Napolitains, Louis de Bavière se crut assez fort pour accepter la lutte. Son excommunication et sa déposition prononcées par Jean XXII (1324) firent affluer vers lui les Frères Mineurs spirituels qui venaient comme lui d’être excommuniés, tandis que Marcile de Padoue prontait de sa querelle pour lancer contre le pape le Defensor Pacis. Étourdi, entraîné par cette opposition à la fois politique et théologique dont il était moins le centre que le prétexte, ne s’apercevant pas qu’elle ne cherchait qu’à se servir de lui sous couleur de le servir, il se laissa pousser dans une aventure qui devait le perdre. Son couronnement en 1327, au capitole, par deux évêques excommuniés et quatre syndics de la ville représentant le peuple, fut une mauvaise parodie où se combinèrent étrangement les souvenirs de l’anarchie du xe siècle avec ceux du républicanisme mystique d’Arnaud de Brescia. Après avoir ainsi accepté la couronne, Louis ne pouvait plus rien refuser ni au peuple romain en proie à l’une de ces crises d’orgueil qui le faisait se croire le maître du monde, ni aux ennemis de Jean XXII aveuglés par leurs rancunes et leurs rêves ou leurs illusions. Il laissa une assemblée populaire prononcer la déposition du pape, accusé d’hérésie et de lèse-majesté, et une commission d’ecclésiastiques et de laïcs nommer à sa place un moine mendiant qui prit le nom de Nicolas V. Le pauvre homme s’aperçut alors qu’il n’avait été qu’un figurant dans une comédie révolutionnaire. Épouvanté lui-même de ce qu’il avait fait, il prit piteusement le chemin du retour. Moins de deux ans après, les Romains suppliaient le pape de leur accorder l’absolution et Nicolas V, une corde au cou, venait se jeter à ses pieds à Avignon et implorer son pardon.

La mort de Jean XXII (1334), quelques jours après avoir prononcé dans une bulle solennelle la séparation de l’Italie d’avec l’Empire d’Allemagne, ne changea rien aux dispositions de la Curie à l’égard de Louis de Bavière. Benoît XII et Clément VI restèrent impitoyables, sans doute plus impitoyables que ne le méritait l’outrage inoffensif fait à la majesté du Saint-Siège. Pour lui, complètement désorienté, il s’épuisait à des essais de réconciliation hautainement repoussés. Un instant, il semble avoir espéré contraindre Avignon à la paix, en se liguant contre la France avec Édouard III. Ce fut une illusion de plus et elle ne dura pas longtemps. Complètement incapable de faire la guerre, non seulement il ne seconda pas Édouard, mais ne tarda pas à s’allier à Philippe de Valois. Si l’Allemagne avait été un État, c’eut été le moment pour elle d’imiter la conduite de la France et de l’Angleterre sous Boniface VIII et de mettre un terme aux humiliations dont la papauté abreuvait son roi. Les électeurs, appuyés par la Diète, se bornèrent à protester contre le droit que s’arrogeait le pape d’approuver le roi nommé par eux, et ce fut tout. Ils n’avaient vu dans la querelle qu’une occasion à exploiter pour renforcer le privilège injustifié qui les faisait disposer de la couronne. En somme, Louis de Bavière fut abandonné à lui-même. Sa brouille avec la maison de Luxembourg le perdit. Oubliant leurs déclarations d’indépendance, les électeurs, sommés par Clément VI de nommer un nouveau roi, vendirent leurs voix à Charles, marquis de Moravie, fils du roi de Bohême Jean l’Aveugle et petit-fils de Henri VII, qui prit le nom de Charles IV (1346).

Un heureux hasard avait permis à Henri VII, dès le début de son règne, de conclure le mariage de son fils Jean (l’Aveugle) avec l’héritière du royaume de Bohême. La maison de Luxembourg se trouvait ainsi transplantée de la frontière romane de l’Empire à sa frontière slave. Elle devait s’y maintenir pendant plus d’un siècle. Jean étant mort à Crécy peu de temps après l’élection de son fils, Charles IV se trouva donc réunir sur sa tête les couronnes d’Allemagne et de Bohême. En 1355, il y ajoutait la couronne impériale qu’il alla prendre à Rome en petit appareil et s’entourant de toutes les précautions nécessaires pour rester en bonne intelligence avec le pape. Il ne faut pas s’étonner qu’il se soit consacré avant tout à augmenter la situation de sa maison. Il avait ajouté à la Bohême et à la Moravie, la Silésie et la Lusace, et, en 1372, il y adjoignit la marche de Brandebourg. Une puissance compacte se formait ainsi à l’est de l’Allemagne mais ce n’était pas une puissance allemande. Le centre en était la Bohême où Charles s’appliqua à introduire une administration imitée de celle de la France.

La Bulle d’Or, par laquelle Charles IV avait décidément confirmé en 1356 les attributions et la composition du Collège des électeurs telles qu’elles devaient subsister jusqu’à la fin du xviiie siècle[1], lui avait concilié ces faiseurs de rois. Il parvint, sans devoir payer trop cher, à leur faire nommer de son vivant son fils Wenceslas à la dignité de roi des Romains (1376). C’était la première fois depuis Frédéric II qu’un fils succédait à son père sur le trône d’Allemagne.

Le règne de Wenceslas (1370-1400) fut à vrai dire pour l’Allemagne un interrègne. Uniquement occupé de la Bohême, le roi se désintéressa complètement de tout le reste. Il ne songea ni à prendre la couronne impériale ni à intervenir dans les querelles incessantes des villes et des princes allemands. Les quatre électeurs du Rhin s’arrogèrent en 1400 le droit de le déposer et l’on peut considérer peut-être leur conduite en cette circonstance comme une sorte de protestation contre un roi qui affectait trop de montrer qu’il était étranger. S’ils voulurent, en donnant la couronne au comte palatin Rupert, opposer à leur souverain bohémien un souverain vraiment national, l’expérience échoua lamentablement. Le nouveau roi ne fut guère reconnu que par ceux qui l’avaient mis en avant. Il crut faire un coup de maître en se risquant en Italie. La couronne impériale lui aurait procuré quelque prestige et il comptait, chemin faisant, s’emparer de Milan, dont le duc Jean Galeas Visconti entretenait les meilleures relations avec la maison de Luxembourg. La naïveté de ce projet en dit long sur le sérieux politique d’un tel roi et de ses électeurs. Sans argent, il comptait que, sitôt qu’il aurait passé les monts, les Florentins, ennemis du Milanais, mettraient bénévolement leurs troupes à sa disposition. Mais Florentins comme Milanais n’eurent pour lui qu’un égal dédain. Arrivé à Brescia avec quelques chevaliers, il lui fut impossible de pousser plus loin. Il dut revenir couvert de honte, se cacher dans le Palatinat où il mourut en 1410. Sa mort rappela qu’il avait porté la couronne. Les électeurs, instruits par l’expérience, en revinrent à la maison de Luxembourg. Wenceslas avait deux frères, le margrave Jean de Moravie et Sigismond, roi de Hongrie ; ils les nommèrent l’un et l’autre, ne parvenant pas à vendre tous ensemble leurs voix au même candidat. L’Allemagne avait donc trois rois, car Wenceslas continuait imperturbablement à porter son titre. Heureusement la mort de Jean dès 1416 réduisit le nombre à deux, et quand Wenceslas eut lui-même disparu en 1419, Sigismond se trouva seul.

L’activité de ce dernier Luxembourgeois (1410-1437) contraste étrangement avec l’apathie de Wenceslas. L’intérêt de son royaume de Hongrie, d’année en année plus menacé par l’avance des Turcs, lui faisait espérer le salut d’une croisade contre ces infidèles. Et comme une croisade était impossible aussi longtemps que durerait le schisme, il poussa de toutes ses forces, encore qu’avec un zèle assez indiscret, à la réunion puis au succès des travaux du Concile de Constance. Héritier, depuis la mort de son frère, du royaume de Bohême, la révolte des Hussites qui l’empêchait de prendre possession du pays lui était un autre motif de se passionner pour la réforme de l’Église. Son titre de roi des Romains était un excellent prétexte de se mêler des affaires de la papauté, tout en faisant les siennes. Les expéditions ordonnées par les papes et les conciles contre les Hussites échouèrent d’ailleurs sans exception à la confusion de la chevalerie allemande. Enfin en 1434, après la guerre contre les Taboristes et les Utraquistes, le modus vivendi des Compactats ayant été accepté, Sigismond put faire son entrée à Prague. Il mourut trois ans plus tard, le 9 décembre 1477, et ses royaumes de Bohême et de Hongrie passèrent à son gendre Albert d’Autriche. Ainsi, les vastes territoires de la maison de Luxembourg venaient s’adjoindre aux duchés d’Autriche et de Styrie. Le but visé par la maison de Habsbourg depuis son établissement dans la vallée du Danube était atteint. Une grande puissance dynastique, mélange hybride de pays allemands, slaves et magyars, se formait à l’Orient de l’Allemagne. Tous les efforts de tant de rois pour fonder le pouvoir de leurs familles aboutissaient finalement à faire monter les Habsbourg au rang des plus puissants souverains de l’Europe. Le hasard a sans doute joué un rôle dans leur fortune, comme il le joue dans celle de tous les riches héritiers. Une grossesse malheureuse, une union stérile, la mort prématurée d’un enfant, eût suffi pour tout compromettre. Il ne faut pourtant pas exagérer en ceci la part de l’imprévu. Ne se rencontre-t-il pas aussi bien dans les opérations de guerre que dans les arrangements matrimoniaux ? Il faut reconnaître que si le bonheur a favorisé les Habsbourg, c’est qu’ils l’ont aidé. Depuis la fin du xiiie siècle, toute leur politique a consisté à se créer, par d’habiles mariages, des droits à revendiquer sur la Bohême, la Hongrie et même la Pologne. Ils ont compté sur la force génératrice de leur race, comme d’autres comptent sur celle de leur épée, et le calcul s’est trouvé bon. Appliqué à des pays de plus ancienne civilisation et doué d’une conscience nationale plus développée, il en eût, il est vrai, été autrement. Il suffit de rappeler ici les mesures prises en France au commencement du xive siècle pour écarter les rois d’Angleterre de la couronne. Mais ni en Hongrie, ni en Bohême, la royauté n’était encore assez intimement mêlée à la nation pour que celle-ci la refusât à un étranger. Il suffisait de s’entendre avec la haute noblesse, quelqu’odieux que lui fussent les Allemands, et de lui faire des concessions, pour être accepté. Ce qui n’eût pas été possible à l’Occident de l’Europe, l’était à l’Orient. Aucune des conditions qui firent surgir la Guerre de cent ans ne se rencontrait dans le bassin du Danube. La chance extraordinaire des Habsbourg est donc beaucoup moins qu’on ne pourrait le croire, l’effet du hasard. La politique matrimoniale elle-même ne suffit pas à l’expliquer. La condition indispensable et primordiale a été l’absence d’esprit politique chez les peuples qui en ont été les instruments ou les victimes.

Cette absence d’esprit politique, l’Allemagne, si on l’envisage dans son ensemble, en apparaît tout aussi complètement dépourvue. Le rapide aperçu qu’on vient de lire du règne de ses rois en est la preuve irréfutable. Que l’on compare son histoire à celle de la France et de l’Angleterre durant la même période. Là, non seulement les trois classes privilégiées, clergé, noblesse et bourgeoisie sont associées soit par l’impôt, soit par le service militaire, à l’action du roi, mais elles interviennent directement dans le gouvernement, et les crises que provoquent leurs revendications ou leurs conflits ne sont que les manifestations tumultueuses d’une vie publique incontestable. L’Allemagne, au contraire, ne possède ni impôts, ni rien qui ressemble à une organisation parlementaire. La Diète (Reichstag) n’est qu’une assemblée de prélats, de princes, de nobles et de villes dont la compétence se borne à paralyser l’action du souverain, mais qui ne se substitue pas à lui dans le gouvernement et ne fait qu’affaiblir celui-ci en le compliquant. La couronne ne possède pas plus d’administration que de finances. La majesté archaïque de son langage et de ses emblèmes contraste d’une manière presque comique avec sa force réelle. Sigismond qui, par pompe, a ajouté une seconde tête à l’aigle de l’Empire, est obligé de mettre sa couronne en gage et se débat au milieu de ses créanciers qui le poursuivent de ville en ville. Si l’Allemagne avait été un État, la Guerre de cent ans lui aurait fourni l’occasion excellente de s’affirmer. La France et l’Angleterre, neutralisées l’une par l’autre, elle pouvait s’imposer à l’Europe. Mais elle est incapable de rien faire. En Italie, elle perd ses dernières positions en fait. Les alliances d’Adolphe de Nassau et de Louis de Bavière avec Édouard III ne tournent qu’à la confusion de ces deux princes besogneux qui, s’étant fait payer leurs services à l’avance, n’en rendent aucun.

Aussi la France continue-t-elle à s’étendre sur sa frontière orientale sans même que les empereurs protestent. Le Dauphiné est acquis par la France en 1349. Si Charles IV, en 1365, s’est encore fait couronner à Arles pour maintenir son droit sur l’ancien royaume de Bourgogne, ce n’a été sans doute que pour pouvoir le vendre à meilleur prix. Car presqu’aussitôt, il nomme le dauphin vicaire de l’Empire en Arles. La Franche-Comté passe à Philippe le Hardi. En 1388 une armée française va combattre le duc de Gueldre sans que personne s’émeuve. Dans les Pays-Bas, on a vu comment la maison de Bourgogne s’étend, englobant Hainaut, Hollande, Zélande, Namur, Brabant, soumettant à son protectorat Liège et Utrecht, et finissant même par s’annexer le Luxembourg, berceau de l’une des maisons impériales. Philippe le Bon brave en face Sigismond. Mis par lui au ban de l’Empire en 1433, il lui répond par un manifeste insolent adressé aux princes et aux villes d’Allemagne. De toutes parts, il reçut l’assurance d’une neutralité sur laquelle il comptait. Quand enfin, en 1437, l’empereur poussé à bout voulut agir, il en fut réduit à envoyer Louis de Hesse avec 400 lances dans le Brabant, sur lequel il prétendait avoir des droits. Il suffit de paysans du Limbourg pour refouler l’exécuteur impérial dans Aix-la-Chapelle.

L’épisode est caractéristique. Il met en vive lumière la vraie nature de l’Empire : agglomération de princes et de villes ne s’intéressant au souverain que pour autant que sa politique tourne en leur faveur. L’Allemagne n’est pas un État, c’est un agrégat de souverainetés locales, principautés laïques ou ecclésiastiques et villes libres (soixante-dix environ). Encore les villes libres ne comptent-elles guère. Quelques-unes seulement, Cologne, Nuremberg, Augsbourg, ont par elles-même assez de force pour se défendre ; aucune n’en a assez pour avoir, comme les villes italiennes, une politique puissante. Leur politique est une politique de clocher. Certes la bourgeoisie allemande s’est largement développée au xive siècle. Mais ses progrès n’ont servi qu’à elle-même. Les princes ont cherché à entraver son action que le roi, d’autre part, n’a pas soutenue. Elle ne joue donc pas ici, le rôle si considérable qui lui est dévolu dans l’évolution générale en France et en Angleterre. La Hanse fait exception. Quoique faiblement liées les unes aux autres, l’intérêt commun de ces villes les unit contre leurs adversaires qui, par bonheur, sont très faibles. Le Danemark est le plus dangereux. Le roi Waldemar est battu en 1369 et la Baltique reste jusqu’au commencement du xve siècle un lac allemand.

A l’intérieur, la lutte est continuelle entre les princes et les villes et, dans ce pays sans pouvoir central, elle maintient une insécurité dont profite avec joie la petite noblesse pour laquelle le pillage des marchands est un moyen d’existence normal. Le Raubritter qui ailleurs serait militaire ou fonctionnaire, est ici un détrousseur professionnel.

Quant aux principautés, à part la Bavière et les territoires des maisons de Luxembourg et de Habsbourg, aucune n’est très grande. Et elles sont bien moins solides que, par exemple, celles d’Italie. Il y a encore des partages continuels entre les enfants des princes. A l’intérieur, l’administration est rudimentaire. S’il y a des assemblées d’États, la bourgeoisie n’est nulle part assez puissante pour y contrebalancer la noblesse qui a tout à dire et s’impose au pays. Ces nobles sont en grande partie d’origine non libre. Ils sont encore nombreux au xive siècle. Le prince s’entoure d’eux et recrute dans leur groupe ses hommes de confiance. Il y a là un état de force brutale tout à fait inconnu ailleurs. Les paysans, depuis le milieu du xive siècle livrés à cette noblesse, commencent à se ravaler dans le servage[2]. Car l’émigration n’est plus possible et il n’y a pas comme ailleurs un roi qui pourrait intervenir. Ce sera un des côtés les plus frappants de la vie allemande que cette régression du peuple dans la servitude sous une noblesse qui est elle-même en partie d’origine servile. Il y a eu des résistances. On peut y rattacher l’origine de la confédération suisse dont les trois cantons primitifs, Schwiz, Uri et Unterwalden, battent en 1315 Léopold d’Autriche, à Morgarten. C’est le point de départ d’une fédération à laquelle s’associèrent plus tard Lucerne (1332), Zurich (1351), Berne (1353) et que la bataille de Sempach contre Léopold III d’Autriche, en 1386, devait venir consolider.

Cette tendance centrifuge de l’Allemagne ne s’explique pas seulement par la faiblesse de la royauté. Il faut aussi tenir compte de ce que la vie économique du pays jusqu’au milieu du XVe siècle est peu développée. Elle n’a aucune unité. Au bord de la côte, la Hanse transporte les blés du nord vers la Flandre, et en ramène les produits d’Orient. Le Rhin gravite vers les Pays-Bas. Mais son importance diminue depuis que la navigation est directe entre la Flandre et l’Italie. Au sud, les villes entretiennent des rapports avec Venise, car le Danube n’est pas une voie commerciale à partir de Vienne. De plus, il n’y a guère d’industrie d’exportation en dehors des métaux de Bohême et du Tyrol.

Au centre, pas de villes importantes. En somme, le pays, pour la plus grande partie, est encore rural. Il a besoin de l’extérieur qui n’a pas besoin de lui. Les Pays-Bas se détournent vers l’ouest.

Quant aux villes maritimes du nord, elles ne prennent guère de part à la vie allemande de l’intérieur. Jusqu’au milieu du xive siècle, c’est le Rhin et le sud qui restent la vraie Allemagne. Mais il y a depuis un moment, et déjà sporadiquement avant, avec Rodolphe de Habsbourg, un balancement vers l’est. Il se manifeste en plein avec le Luxembourg. Les pays slaves se prêtent à une absorption politique. Il n’y a plus de colonisation, mais il y a orientation dynastique vers l’est, qui, au même moment, produit chez ces peuples un choc en retour contre l’Allemagne.

II. — Les États slaves et la Hongrie

Au moment où les peuples slaves apparaissent dans l’histoire, ils occupent la région qui s’étend de la Haute-Vistule et des Carpathes au Dniéper. Dans le courant du Ve siècle, à la suite du glissement général des Germains, leurs voisins de l’ouest vers l’Empire romain, ils s’avancèrent à leur suite et occupèrent les territoires délaissés par eux. Les Polonais s’installèrent dans le bassin de la Vistule ; les Wendes se répandirent de l’Elbe à la Mer Baltique ; tandis que les Tchèques prenaient possession de la Bohême et de la Moravie. D’autres, se dirigeant vers le sud-ouest, colonisèrent la vallée du Danube et pénétrèrent profondément en Thrace aux dépens de l’Empire grec : ce sont les Bulgares, les Serbes, les Croates et les Slovènes. Quant aux Slaves restés dans l’est, que leur position sur le Dniéper plaçait en travers de la route commerciale qui relie Byzance aux régions du nord, ils tombaient au ixe siècle, on l’a vu plus haut, sous la domination des Vikings Scandinaves mi-marchands et mi-guerriers dont ils reçurent leur nom de Russes. Kiev, où s’établit sous le nom de « Grand Prince », l’aîné de la dynastie de Rurik, devint le centre d’un groupement politique de principautés secondaires qui s’étendit du Novgorod aux bords de la Mer Noire.

L’organisation économique de ce pays présente un caractère qui ne se rencontre chez aucun autre peuple barbare. Elle fut essentiellement commerciale. Les Vikings, installés autour de leurs princes dans des enceintes fortifiées (gorod) établies le long du Dniéper et de ses affluents, soumirent la population slave à des tributs consistant surtout en miel, en cire et en fourrures que fournissaient amplement, dans cette région de forêts, la chasse et l’élevage des abeilles. Chaque année, au printemps, leurs barques réunies à Kiev, transportaient ces denrées à Constantinople, ainsi qu’un nombre considérable d’esclaves, et en ramenaient en échange du vin, des étoffes et des objets manufacturés. Lorsque, au commencement du xie siècle, les Scandinaves se furent slavisés, ces pratiques commerciales aussi bien que l’exploitation politique de la population rurale ne disparurent pas, leur aristocratie de boyards, à la fois militaire, marchande et urbaine, dominant le reste de la nation. Tel fut le trait saillant de l’État russe de cette époque.

En rapports constants, avec Byzance, les Russes ne pouvaient tarder à en recevoir le christianisme. Déjà, dans la première moitié du xe siècle, il commençait à s’infiltrer par le commerce parmi les habitants de Kiev. La princesse Olga le professa ouvertement dès 955-957. Cependant le paganisme se maintint comme religion dominante jusque sous le règne de son petit-fils Vladimir qui fit encore procéder à des sacrifices humains et dont la tradition ecclésiastique compare les 800 concubines, qu’elle lui attribue sans doute un peu généreusement, à celles de Salomon. Mais après son mariage avec une princesse grecque, l’événement inévitable s’accomplit (983). La conversion du prince entraîna aussitôt les boyards. Celle du peuple s’accomplit par des moyens dont la simplicité rappelle ceux de Charlemagne à l’égard des Saxons. Les habitants de Kiev furent baptisés en masse dans les eaux du Dniéper. On abattit les idoles, et le prince ordonna d’élever des églises sur l’emplacement des temples païens. Pour fournir au recrutement du clergé, il fit enlever leurs enfants aux familles principales et confia leur instruction aux prêtres grecs et bulgares envoyés de Byzance pour diriger les premiers pas de la jeune Église russe.

Si des causes extérieures n’étaient pas venues l’entraver, le développement historique de la Russie la destinait à s’orienter de plus en plus vers Constantinople. Cette grande ville n’était pas seulement pour elle, comme Rome pour les chrétiens d’Occident, le centre religieux par excellence, elle était encore le grand marché du commerce et, à ce double titre, son influence devait se faire sentir à la longue dans tous les domaines de la vie sociale. On sait que jusqu’à nos jours l’architecture ecclésiastique a conservé en Russie les formes byzantines qui se sont alors imposées à elle, et la Ruskaja Pravda, le plus ancien recueil du droit russe, est aussi toute pénétrée de l’esprit et de la législation de Byzance.

Mais la situation de la Russie l’expose au contre-coup de toutes les agitations des peuples de l’Asie dont le territoire se prolonge, par cette grande plaine, vers les montagnes et les mers intérieures de la vraie Europe. Les steppes des bords de la Mer Noire et des bassins du Don et de la Volga étaient le domaine de hordes nomades d’origine turque ou mongole, contre lesquelles les principautés russes eurent perpétuellement à combattre.

La victoire du grand prince Jaroslav sur le plus puissant de ces peuples, les Petchénègues, en 1036, fit disparaître le danger pour quelque temps. Il reparut plus terrible lors de l’arrivée des Coumans. En 1096, leur khan s’avançait jusque sous les murs de Kiev ; et depuis cette date, les attaques de ces barbares féroces ne s’arrêtèrent plus. A partir du milieu du xiie siècle, il devient impossible de leur résister. La région de Kiev, jusqu’alors florissante, commence à s’appauvrir et à se dépeupler. Les barbares occupant les bouches du Dniéper, le commerce avec Constantinople dépérit. Le vide se fait peu à peu dans le pays, dont les habitants émigrent, les uns en Galicie et en Vollynie, les autres, en plus grand nombre, dans la direction du nord-est, vers le cours supérieur de la Volga (Sousdal).

Cette émigration du sud vers le nord détermina l’avenir du peuple russe. Non seulement elle lui imposa un nouveau genre de vie, mais elle changea même son caractère national. Les colons slaves de la Sousdalie s’y mélangèrent aux Finnois qui jusqu’alors avaient seuls habité ses immenses forêts et de ce croisement sortit le Russe moderne (Grand Russe). En même temps, une existence purement agricole se substitua à l’activité commerciale. Privés désormais de communications avec la mer, les Russes furent confinés pour de longs siècles dans une économie purement rurale et sans débouchés. Le voisinage de Constantinople leur avait fait pratiquer le commerce à une époque où il était encore inconnu dans l’Europe occidentale, et la fatalité des circonstances les en détournait au moment même où il y prenait son essor. A la différence du grand entrepôt international qu’avait été Kiev, les villes de la Russie du centre ne servirent — comme les châteaux de l’Occident au haut Moyen Age — qu’à la résidence de princes, de leurs boyards et des serviteurs nécessaires à leur entretien. Moscou, fondée en 1147, ne s’éleva au-dessus de ses voisines que pour des motifs purement politiques et dans la mesure même où son prince l’emporta sur les autres princes. Seul Novgorod que fréquentèrent assidûment depuis le commencement du xiiie siècle les marchands de la Hanse, présentait une importance commerciale qu’elle devait d’ailleurs tout entière à l’étranger. C’était un comptoir allemand en Russie beaucoup plus qu’un centre économique russe.

Novgorod était le seul point par lequel la civilisation occidentale eût pu se répandre en Russie. Malheureusement les rudes et rapaces marchands de la Hanse n’étaient capables de la montrer que sous ses formes les moins attrayantes ; leur contact avec les habitants n’eut guère d’autre résultats que de provoquer de part et d’autre la haine et le mépris. La différence des religions empoisonnait encore des relations si mal commencées. L’orthodoxie grecque que les Russes conservaient de leur séjour aux bords du Dniéper, les isolait de l’Europe, sans que l’influence civilisatrice de Byzance dont ils étaient désormais trop éloignés, pût compenser pour eux ce que cet isolement avait de funeste.

Pour comble de malheur, il fut rendu plus complet encore par la grande invasion mongole du xiiie siècle. En 1223, Dschudshi, fils de Gengiskhan, conquérait toute la région occupée par les Coumans entre le Don et la Volga. Son fils Batou poussa plus loin vers l’ouest, s’empara de Moscou en 1234, de Kiev en 1240 et étendit son pouvoir sur toute la Russie terrifiée et à moitié dépeuplée. Cependant les Mongols ne s’établissent pas au delà du Don. Leur khan se contente d’imposer sa seigneurie aux princes russes et de les soumettre au tribut. Ils n’en furent pas moins, aussi longtemps que l’Empire de la « horde d’or » conserva sa puissance, les humbles vassaux d’un despote asiatique, et s’ils ne s’asiatisèrent pas, c’en fut assez du moins pour les empêcher de s’européaniser. La décadence de la horde d’or après la mort d’Usbek (1313-1341) leur laissa une liberté d’allures dont les princes de Moscou profitèrent pour s’annexer les principautés voisines. Avec Ivan III (1462-1505), cette œuvre d’unification est accomplie. Ivan, allié au khan de Crimée, anéantit ce qui subsistait encore de la domination mongole. Une nouvelle période de l’histoire de Russie s’ouvre avec son règne.

Ce fut, comme pour les Russes, l’invasion d’un peuple asiatique, celle des Hongrois, qui détermina la destinée des Slaves du midi et de l’occident. Avant l’arrivée de ces barbares, ils se trouvaient en contact immédiat les uns avec les autres, de la Thrace jusqu’aux bords de la Mer Baltique. Si cet état de choses s’était perpétué, il est certain que l’Église grecque qui, dès le ixe siècle avait converti les Bulgares et les Serbes, eût continué son apostolat, favorisé par la communauté des mœurs et de la langue, chez leurs frères de Bohême et de Pologne et les eût rattachés à elle comme elle devait, au xe siècle, y rattacher les Russes. L’arrivée imprévue et soudaine des Hongrois disposa, l’avenir tout autrement. En pénétrant dans la vallée du Danube, ils s’interposèrent entre les Slaves et les répartirent en deux groupes qui ne devaient plus désormais avoir rien de commun. Séparés de Byzance en même temps qu’ils étaient séparés des Serbes et des Bulgares, les Tchèques et les Polonais, passèrent naturellement comme les Hongrois eux-mêmes à l’Église latine.

Leur conversion répondait tout ensemble au zèle religieux et à l’intérêt politique des souverains allemands. Othon Ier ne manqua pas de rattacher à la métropole germanique de Mayence les jeunes évêchés slaves en même temps qu’il soumettait les princes de Bohême et de Pologne à un protectorat assez mal défini. Ses successeurs embarrassés par leurs expéditions en Italie, puis absorbés par la guerre des investitures, bien loin de continuer ses efforts, ne purent pas même en sauvegarder les résultats. Prague en Bohême, Gnesen en Pologne, devinrent des archevêchés indépendants, tandis que les diocèses érigés chez les Wendes de la rive droite de l’Elbe disparaissaient, laissant le champ libre au paganisme.

On a vu plus haut comment la grande révolution économique du xiie siècle eut cette conséquence inattendue de provoquer un recul de la nationalité slave au profit de la nationalité germanique. L’excédent de la population rurale de l’Allemagne s’épancha sur les pays de la rive droite de l’Elbe où les chevaliers saxons massacrèrent, à mesure qu’elle avançait, les indigènes païens. L’Ordre teutonique continua au xiiie siècle, sous couleur d’évangélisation, et ce massacre et ce peuplement. La Prusse fut germanisée par eux comme venaient de l’être le Mecklembourg et la Marche de Brandebourg. Les rives de la Baltique, de Slaves qu’elles avaient été jusqu’alors, devinrent allemandes. Les Polonais qui cherchaient à s’étendre jusqu’à elles à travers la Poméranie, en étaient coupés.

La constitution politique de la Bohême et de la Pologne avait présenté jusqu’alors le développement naturel de ces institutions de tribus que l’on rencontre à peu près identiques chez tous les peuples agricoles à l’époque où ils deviennent sédentaires. Cela s’explique sans peine par l’absence de ce contact direct avec la civilisation romaine qui avait tiré les Germains de la barbarie. Le progrès d’une société est d’autant plus rapide qu’elle s’ouvre davantage aux influences extérieures. L’éloignement des Slaves occidentaux eut pour conséquence de les attarder longtemps dans l’étroitesse et l’indigence d’une vie à l’écart.

Il est inutile d’insister ici, en dépit de leur intérêt local, sur des mœurs et des institutions qui n’ont exercé aucune action sur l’Europe. Des princes entourés chacun d’une noblesse de fidèles dont ils dépendent plus encore qu’elle ne dépend d’eux, puis l’un de ces princes s’élevant peu à peu au-dessus de ses rivaux, s’emparant de leurs terres, et se ralliant leurs hommes, voilà en quelques mots ce que présentent d’essentiel les premiers siècles de l’histoire tant de la Bohême que la Pologne. L’introduction du christianisme qui ne fut point apporté dans ce pays par la conquête étrangère, ne changea rien à leur état politique. Le caractère religieux qu’il donna au pouvoir princier n’empêcha pas celui-ci de devoir compter avec une aristocratie foncière dont il lui était impossible de s’affranchir parce que, réunie, elle était plus puissante que lui. Rien d’ailleurs ne rappelle dans les États slaves la féodalité de l’Europe occidentale. Et cela se comprend aisément. Les grands vassaux de l’Occident ne sont que les descendants de fonctionnaires royaux qui ont profité de l’impuissance du roi à maintenir l’administration de l’État pour usurper les pouvoirs qu’ils auraient dû exercer en son nom. Mais ni en Bohême, ni en Pologne, on ne rencontre dès l’origine ce caractère administratif que la tradition romaine a imposée à l’Occident. Le prince n’y est qu’un chef militaire entouré de compagnons nobles qui l’assistent en temps de paix et le représentent comme starostes ou châtelains dans les diverses parties du pays. Ils ne sont pas ses serviteurs, mais ses auxiliaires naturels. Le gouvernement s’exerce en commun par eux et par le prince et aucun d’eux ne peut s’approprier le pouvoir qui lui est momentanément délégué dans sa circonscription. L’indigence même des attributions politiques du prince et le contrôle permanent exercé sur elles par l’aristocratie, a rendu impossible dans les États slaves ces principautés territoriales qui se forment partout depuis le xe siècle en France et en Allemagne. Le pouvoir de la grande noblesse foncière, tant en Bohême qu’en Pologne, s’est exercé dès le début par la participation de chacun de ses membres au gouvernement de tout le pays ; il n’a pas conduit au morcellement, et l’unité politique s’est conservée en même temps que l’unité nationale, par la faiblesse même d’une autorité centrale dépendant, de l’aristocratie. Ajoutons que ces peuples, coupés de la mer, n’auront de bourgeoisie que très tard.

Le voisinage immédiat de l’Allemagne ainsi que les droits qu’elle revendiquait sur la Bohême ont naturellement mêlé cette dernière à ses conflits. Ses princes profitèrent des troubles qui éclatèrent après la mort de Frédéric Barberousse pour augmenter leur indépendance. En lutte avec Othon III, Philippe de Souabe, pour s’assurer l’appui du duc Ottokar Ier, lui donna en 1198 le titre de roi. L’immixtion des rois de Bohême dans les affaires allemandes fut depuis lors assez pénétrante pour valoir à ces Slaves leur entrée dans le Collège des électeurs. Il put sembler d’ailleurs, à partir de l’avènement de Wenceslas II (1230-1253), que leur royaume fût destiné à se germaniser. Wenceslas poussa de tout son pouvoir à l’immigration allemande dans ses États encore tout agricoles. Il favorisa surtout l’arrivée des artisans et des commerçants qui s’établirent en masse, durant tout le cours du xiiie siècle, dans les « bourgs » du pays, où ils conservèrent leur droit et leur langue. Durant longtemps, la bourgeoisie fut, au milieu des Tchèques, dans toute la force du terme, une population étrangère. Elle n’en sentit que plus fortement le besoin de s’appuyer sur la royauté et la fidélité qu’elle lui témoigna augmenta singulièrement les ressources, le prestige et les forces de la dynastie. Ses progrès se révèlent d’une manière éclatante sous Ottokar II (1235-1278). Les nobles du duché d’Autriche, dont le duc vient de périr en combattant les Hongrois, l’appellent à l’aide et le reconnaissent comme leur seigneur ; il ajoute à l’Autriche le duché de Styrie d’où il expulse les Hongrois et se fait reconnaître comme son héritier par le duc de Carinthie. Des Monts des Géants, sa puissance s’étend dès lors jusqu’aux rives de la Mer Adriatique. Il semble que la couronne de Bohême soit sur le point de s’annexer toute l’Allemagne danubienne. Et, poussant hardiment plus oultre, Ottokar postula, à la mort de Richard de Cornouailles, le titre de roi des Romains. Ce fut Rodolphe de Habsbourg qui l’obtint et la lutte était désormais inévitable entre les deux rivaux. Rodolphe, livré à ses propres forces, n’eût pu venir à bout de son adversaire. Mais les Hongrois jouèrent ici, pour la première fois, ce rôle qu’ils devaient reprendre si souvent dans la suite, d’auxiliaires des Allemands contre les Tchèques. Ottokar fut défait et tué en 1278, à la bataille de Marchfeld. Les duchés du Danube passaient aux Habsbourg qui n’allaient plus cesser désormais de convoiter la Bohême. Les successeurs d’Ottokar ne cherchèrent plus à s’agrandir du côté de l’Allemagne. Ils jetèrent les yeux sur la Hongrie et la Pologne. Wenceslas II (1278-1305) parvint à procurer pendant quelques temps la couronne du premier de ces pays à son fils Ladislas et il obtint, en 1300, celle du second pour lui-même. Avec son fils Wenceslas III, assassiné en 1306, s’éteignait la vieille dynastie slave des Przemislides et s’ouvrait une succession dont le roi des Romains, Albert d’Autriche, s’empressa de disposer en faveur de son fils Rodolphe. Mais cette première tentative d’absorption habsbourgeoise ne devait pas réussir. Rodolphe mourut après quelques mois et l’aristocratie bohémienne élit comme roi le mari de la fille aînée de Wenceslas III, le duc Henri de Carinthie. Ce second Allemand ne régna guère plus longtemps que son prédécesseur. Profitant du mécontentement qu’il n’avait pas tardé à soulever contre lui, Élisabeth, fille cadette de Wenceslas IV, demanda comme époux Jean l’Aveugle, le fils de Henri de Luxembourg qui venait de succéder à Albert d’Autriche comme roi des Romains. Le mariage fut conclu en 1310. Il donnait à la Bohême une dynastie wallonne quelques années seulement après qu’une dynastie française, avec Robert d’Anjou, venait de s’introduire en Hongrie.

Jusqu’alors l’influence allemande n’avait cessé de croître en Bohême. Ses progrès s’arrêtèrent avec l’avènement de la maison de Luxembourg. Quoique Jean l’Aveugle ait passé la plus grande partie de son règne sur les grands chemins de l’Europe, occupé d’intrigues politiques ou d’entreprises militaires qui devaient finalement lui faire trouver la mort à cinquante ans sur le champ de bataille de Crécy, il ne laissa pas d’introduire dans son royaume quantité de gens des Pays-Bas qui, comme conseillers ou fonctionnaires, y firent connaître les pratiques perfectionnées de l’administration française. Son fils Charles IV, chargé depuis 1333 du gouvernement du pays, y continua et y perfectionna l’œuvre commencée. Français d’éducation, de goûts et de langue, ce roi de Bohême, qui fut en même temps roi des Romains et empereur, apparut pourtant à ses sujets tchèques comme un prince national. Il lui suffit pour cela non sans doute de combattre systématiquement l’influence allemande, mais de s’en affranchir. La Bohême étant le centre de sa puissance, il s’appliqua, à la rendre capable de se développer par elle-même. En 1348, il fondait à Prague, sur le modèle de celle de Paris, la première université de l’Europe centrale, et il se plut à orner cette ville de monuments qui lui donnèrent un aspect de capitale dont on aurait vainement cherché le pendant dans le reste de l’Empire. Son administration bienfaisante et intelligente, en favorisant l’essor économique du pays, y fit naître à côté de la bourgeoisie allemande, une bourgeoisie indigène. Tout cela explique la popularité de son gouvernement et que, de son règne, date l’éveil d’un sentiment national qui devait bientôt provoquer en Bohême une réaction contre les éléments germaniques qu’y avait introduits la colonisation du xiiie siècle.

Elle se manifesta fougueusement sous son fils Wenceslas (1378-1419) lors de l’explosion du hussitisme. Jean Hus est resté pour les Tchèques comme Luther pour les Allemands, un héros national. Dans un certain sens, il l’est même bien davantage. Car, tandis que tous les Allemands n’ont pas suivi Luther, tous les Tchèques ont suivi Hus. Le conflit religieux qu’il a déchaîné en Bohême, s’est doublé du conflit des nationalités en présence. Les Allemands ont tenu pour le catholicisme, les Tchèques pour l’hérésie et, à mesure que celle-ci s’est étendue parmi eux, ils ont persécuté les étrangers autant comme des intrus que comme des infidèles. La guerre qu’ils ont eue à soutenir pour défendre leur religion a achevé de répandre chez eux l’aversion pour l’Allemagne. Car c’est de l’Allemagne que venaient ces armées de chevaliers que Jean Ziska, puis Procope taillèrent si souvent en pièces. On ne peut s’empêcher de rapprocher l’état d’esprit des Hussites de celui des révolutionnaires français de la fin du xviiie siècle. Les uns et les autres luttent pour leur idéal contre l’étranger et, chez les uns comme chez les autres, le sentiment national se spiritualise par la conviction qui le soutient et qui l’excite.

La comparaison s’impose d’autant plus que le hussitisme prit bientôt des allures révolutionnaires. Les Taborites, on l’a vu plus haut, aspiraient à une rénovation complète, non seulement de l’Église, mais de la société. Abandonnés par les Utraquistes, puis vaincus par eux, ils durent se soumettre. Le « Compactat » (1434) négocié avec le Concile de Bâle fut un compromis assez ambigu qui, tout en réconciliant la Bohême avec l’Église, lui laissa une autonomie religieuse que personne ne jugea prudent de définir. D’ailleurs, une bonne partie de la noblesse, effrayée par la violence des Taborites, était revenue au catholicisme. Elle profita des circonstances pour augmenter ses domaines des biens ecclésiastiques confisqués et pour imposer la servitude aux masses rurales.

Sigismond, frère et successeur de Wenceslas, put enfin prendre possession de son royaume. Il n’avait pas d’enfant et, à sa mort en 1437, son gendre Albert d’Autriche lui succéda à la fois en Bohême et en Hongrie. Il ne fut reconnu toutefois que par les Catholiques et les Utraquistes. Ce qui restait des Taborites donna la couronne à Casimir de Pologne. Le moment de la réunion définitive de la Bohême aux domaines des Habsbourg n’était d’ailleurs pas encore arrivé. Albert fut tué en 1439 dans une campagne contre les Turcs et un noble tchèque, Georges Podiébrad, d’abord gouverneur au nom du fils posthume du roi, Ladislas, reçut la couronne au décès de celui-ci en 1457. Le pays se constituait ainsi en royaume national et indépendant. Ce ne devait être qu’un court intermède dans sa douloureuse histoire.

Vers le même temps où l’influence allemande recule en Bohême, elle recule aussi en Pologne, à la suite d’événements de nature toute différente. Tandis que la Bohême est nettement dessinée par les montagnes qui la bordent, la Pologne, jetée de l’Oder à la Vistule dans l’immense plaine par laquelle la Russie se prolonge sur le nord de l’Europe, est exposée de tous côtés, sauf vers le sud où elle est protégée par les Carpathes, aux oppressions de ses voisins. Aucun peuple n’a eu de frontières aussi flottantes. Comme un vêtement, elles suivent les mouvements de la nation ; elles s’étendent ou se rétrécissent suivant ses alternatives de vigueur ou de faiblesse, s’élargissant parfois jusqu’à englober toutes sortes de nationalités hétérogènes, ou se resserrant au point de ne plus suffire même à renfermer la nation tout entière.

Boleslas Chrobry (le Vaillant) qui, au xe siècle, avait pris le titre de roi, étendit son influence jusqu’aux principautés russes du Dniéper, ne laissant à ses successeurs qu’une puissance artificielle parce qu’elle ne reposait que sur la force même de celui qui l’avait créée. Aucun d’eux ne put la conserver. Le titre royal lui-même disparut à la fin du xie siècle et des ducs se partagèrent les contrées polonaises au milieu de luttes intestines qui ne présentent aucun intérêt pour l’histoire générale, si ce n’est celui d’expliquer comment l’Ordre Teutonique put, au xiiie siècle, s’emparer de la Prusse et séparer, sans rencontrer de résistance, la Pologne de la Mer Baltique. L’établissement des Teutoniques n’est d’ailleurs qu’un épisode de la puissante expansion allemande qui, à la même époque, se répandit en Pologne comme en Bohême. Ces émigrants y furent d’autant mieux accueillis que le pays venait d’être ravagé par l’invasion mongole qui, débordant de Russie, s’était étendue jusqu’à la Silésie pour s’y arrêter longuement et refluer à la nouvelle de la mort du grand khan Ogotaï (1241). Les Allemands ne s’établirent en grand nombre que dans la Silésie qui commença depuis lors à se germaniser. Ceux qui pénétrèrent dans l’intérieur, y introduisirent la vie urbaine et y constituèrent une bourgeoisie qui, protégée par des privilèges et pourvue du droit de Magdebourg, devait y conserver durant des siècles sa nationalité. Elle s’y juxtaposa aux Juifs que les persécutions de l’époque des Croisades avaient balayés, aux xie et xiie siècles, de l’Allemagne et de la Hongrie vers la Pologne.

L’introduction de la dynastie bohémienne de Pologne sous Wenceslas II et Wenceslas III (1300-1305) eut pour résultat d’y rétablir le titre royal. A la mort de Wenceslas III, les grands appelèrent au trône le duc Wladislas Ier. Son fils Casimir (le Grand) fut à peu près pour le pays ce que fut pour la Bohême son contemporain Charles IV (1333-1370) de la politique duquel il s’inspira incontestablement. Il voulut faire de Cracovie ce que Charles faisait de Prague et fonda à son exemple, une université (1364). Il s’efforça d’organiser une administration royale par l’institution d’une cour centrale de justice, d’un trésorier, d’un chancelier, et de modeler son gouvernement conformément au type occidental adopté par la Bohême. Mais une royauté forte ne peut s’imposer qu’en s’appuyant sur les services qu’elle rend au peuple et en l’intéressant ainsi à son maintien. Les rois de France avaient contre-balancé au xiie siècle le pouvoir de leurs grands vassaux en s’alliant à la bourgeoisie, et les rares bourgeoisies allemandes de Pologne ne pouvaient servir d’auxiliaires à la couronne. Dans ce pays tout agricole, la noblesse par sa puissance et son ascendant était, en plein xive siècle, aussi incompatible avec le gouvernement monarchique que l’avait été trois cents ans plus tôt celle de l’Empire franc. Ce n’est pas qu’elle ne fût très différente de celle-ci. Ce qui domine dans la noblesse d’Occident, c’est la fonction sociale, tandis que dans celle de Pologne, c’est le caractère juridique. Par suite de l’évolution historique beaucoup plus simple, la noblesse s’y rattache directement aux hommes libres de l’époque barbare, elle en conserve la fierté et elle revendique pour elle seule le droit de former la nation. Pour elle, il n’y a que des paysans serfs qu’elle exploite et qu’elle méprise. Au-dessus d’elle, il n’y a que le roi dont elle reconnaît l’autorité à condition qu’il ne règne que pour elle et avec elle. L’esprit qui l’anime, et qui n’a cessé de l’animer est un esprit de liberté, mais d’une liberté de caste et qui devait donner de plus en plus à l’État polonais, jusqu’à son effondrement final, le caractère paradoxal d’une démocratie aristocratique.

Ainsi l’œuvre rêvée par Casimir était inexécutable. Ses tentatives de centralisation royale devaient, qu’il le voulût ou non, amoindrir la noblesse. Elle l’a si bien compris qu’elle lui a donné le surnom de « roi des paysans » pendant que la misérable plèbe agraire qu’elle a dominé jusqu’à nos jours, a conservé pieusement à travers les siècles le souvenir de ce prince dont elle avait pu espérer un moment la fin de sa misère.

Avec Casimir s’éteignait en 1370 la dynastie des Piastes. Son successeur le roi Louis de Hongrie s’empressa de composer avec la noblesse. Les concessions qu’il lui fit furent le premier de ces Pacta Conventa qu’elle imposa si souvent depuis lors à la couronne et qui lui abandonnèrent de plus en plus le sort du pays. Le premier usage qu’elle fit d’ailleurs de ces prérogatives eut pour conséquence une augmentation extraordinaire de la puissance polonaise.

Casimir avait conquis la Galicie et la Volhynie et étendu par elles les frontières du royaume jusqu’au territoire lithuanien. Depuis le commencement du xive siècle, en effet, les Lithuaniens des bords de la Baltique, repoussés de la mer par l’Ordre teutonique, s’étaient tournés vers le sud ; ils avaient étendu leur pouvoir sur les principautés de la Russie occidentale et atteint les bords de la Mer Noire. Restés païens, ils commençaient cependant, au contact de leurs sujets orthodoxes, à s’imprégner de leur religion et leur adhésion future à l’Église grecque paraissait certaine. Or, à la mort de Louis de Hongrie (1382), la noblesse polonaise, pour échapper à son frère Sigismond, offrit au prince Jagellon de Lithuanie la main de la fille cadette du roi, Élisabeth, à condition qu’il se fît baptiser et professât la foi catholique. Le marché fut accepté. Jagellon devint roi de Pologne, sous le nom de Wladislas II et son peuple adopta en même temps que lui la religion qu’il venait de prendre. La principauté lithuanienne s’adjoignait du même coup au royaume, quoique restant pour la forme principauté indépendante (1386)[3].

Depuis leur établissement en Prusse, les Teutoniques avaient mené contre les Lithuaniens, sous prétexte de paganisme, une guerre d’extermination. On vient de voir pourtant que ces barbares ne tenaient guère à leur culte. Mais il était plus profitable et, si extraordinaire que soit un tel mot, plus plaisant de leur faire la chasse car c’étaient de véritables chasses à l’homme que l’Ordre organisait contre eux. Le bruit s’en était répandu dans toute l’Europe, et les princes et seigneurs de l’Occident se rendaient, comme on se rend à une réunion sportive, à ces expéditions qui avaient lieu chaque hiver, quand la glace avait rendu praticables les marais du pays. Une telle dégradation du sentiment religieux et une telle brutalité de mœurs montre à quel point l’Ordre s’était dépouillé à la longue de l’esprit de prosélytisme chrétien et du mysticisme héroïque de ses premiers temps. Le monachisme militaire créé pour combattre l’Islam ne pouvait conserver ses traditions qu’en restant fidèle à sa mission primitive, comme ce fut le cas pour les chevaliers de Saint-Jean à Rhodes, ou pour ceux d’Alcantara et de Calatrava en Espagne. Au contraire, détournés de l’Orient, les Teutoniques comme les Templiers ne se distinguèrent plus que par l’énergie qu’ils appliquèrent, les uns comme les autres, à la poursuite de buts purement temporels. Leur règle, se retournant pour ainsi dire contre les sentiments qui l’avaient inspirée au début, n’utilisa plus la force qu’elle leur donnait que pour diriger leur énergie vers la recherche de la fortune et de la puissance. De même que les Templiers depuis le milieu du xiiie siècle devinrent une redoutable puissance financière, de même les Teutoniques, après avoir détruit les païens de Prusse, exploitèrent le pays en « économes consommés ». On peut dire qu’ils y furent les premiers des « agrariens ». Leurs vastes domaines administrés par des grosschäfjer fournissaient de leurs blés un commerce d’exportation considérable dont Bruges était l’étape principale. Les sommes que l’on en retirait étaient employées en placements avantageux ou prêtées à intérêt. Mais l’Ordre ne formait qu’une oligarchie de chevaliers ; leur orgueil et leur égoïsme finirent par exaspérer la population dont ils se considéraient comme les maîtres. Les villes, depuis la fin du xive siècle, et la noblesse des campagnes ne supportaient plus leur joug qu’avec impatience.

Le nouveau roi de Pologne ne manqua pas de profiter de ces circonstances. Comme Lithuanien, il était un fougueux ennemi des Allemands. Son avènement rendait une guerre avec les Teutoniques inévitable. Elle éclata en 1409. L’année suivante l’armée polonaise infligeait à l’Ordre une terrible défaite à Tannenberg (15 juillet 1410). Ce fut pour celui-ci le commencement de la débâcle. Les villes et la noblesse ne tardèrent pas à se soulever contre lui. En 1454, elles se plaçaient sous la suzeraineté polonaise. Enfin, en 1466, le grand maître se résigna à céder à Casimir III la Prusse orientale avec Dantzig, Thorn, Marienburg et Elbing. Le reste de la Prusse conservait son autonomie politique mais faisait partie désormais de l’État polonais. Personne en Allemagne ne s’intéressa à ce recul de l’influence germanique. La population du pays, sauf les villes de la côte, se polonisa rapidement et la nationalité slave reprit possession de ces pays dont elle avait été expulsée au xiiiesiècle. La Pologne possédait désormais une large frontière en bordure de la Mer Baltique. Elle touchait au sud à la Mer Noire. Un brillant avenir aurait pu lui être assuré si, à la même époque, la poussée turque n’avait fermé aux chrétiens le commerce de l’Asie. D’ailleurs, personne ne s’intéressait au développement économique. L’avènement de Jagellon avait été pour la noblesse l’occasion d’assurer définitivement sa position. Le nouveau roi lui avait promis entre autres privilèges l’affranchissement de l’impôt. L’État polonais devenait décidément, sous le sceptre de ses rois, une république nobiliaire.

Les Slaves du sud, Croates, Slovènes, Serbes et Bulgares présentent un spectacle bien différent de celui des Polonais et des Bohémiens. La faiblesse des premiers les fit passer de bonne heure sous la domination hongroise qui eut soin de leur refuser la moindre autonomie politique. Les Serbes et les Bulgares, en revanche, établis au sud du Danube sur le territoire de l’Empire grec et englobés dans son Église, profitèrent de sa faiblesse après le règne de Justinien pour pénétrer profondément dans la Macédoine et jusqu’en Grèce. S’ils s’hellénisèrent à la longue, ceux de Macédoine conservèrent leur langue et leurs mœurs, comme les Germains qui avaient occupé le nord de l’Empire. Au xe siècle, sous l’empereur Romain Lacapène (920-944), les Bulgares avaient menacé Constantinople et il avait fallu leur payer tribut. Nicéphore Phokas (963-969), puis Jean Tzimiskes et Basile II Bulgaroctone (976-1025) les mirent sous la dépendance de l’Empire. Mais ils se soulevèrent à la veille de la quatrième Croisade ; et de ce soulèvement sortit le nouvel Empire bulgare, celui des Asénides. Baudouin périt en leur faisant la guerre.

Quant aux Serbes, sous Étienne Nemanja, ils secouent la domination byzantine. Son fils Étienne Ier prend en 1221 le titre de roi. Ses successeurs s’agrandissent au détriment de l’Empire et des Bulgares dont Étienne III Ourosch détruit la puissance. Son fils Étienne IV Douschan conquiert toute la Macédoine, l’Albanie et s’étend même jusqu’au nord de la Save. Il prend le titre de tsar et se fait couronner empereur « des Serbes et des Romains » (1346). L’Empire, depuis la conquête latine, ne peut naturellement plus lutter et ne cherche qu’à conserver les côtes, laissant, se fonder sur sa frontière un Empire serbe dont on peut dire qu’il se serait installé sur le Bosphore, si l’arrivée des Turcs n’avait tout bouleversé dans les Balkans.

Enfoncés comme un coin dans la masse slave, les Hongrois ou Magyars, après avoir longtemps terrorisé l’Allemagne et même l’Italie du nord et la France occidentale par leurs terribles raids de cavalerie, avaient été enfin fixés par les victoires de Henri Ier et d’Othon dans la plaine du Danube. L’Église de leurs vainqueurs devait devenir la leur. Sous Sylvestre II, ils se rattachaient à Rome et l’érection de l’archevêché de Gran leur donnait une métropole religieuse.

Si l’on peut invoquer un exemple pour prouver l’insignifiance de la race dans le développement historique, c’est bien celui des Hongrois[4]. Par leur origine comme par leur langue, ces Finnois apparentés aux Turcs et aux Mongols, sont complètement étrangers au groupe ethnographique des peuples indo-européen. Pourtant, à peine ont-ils pris place au milieu d’eux et adopté le christianisme, qu’en dépit de la nature du sang qui coule dans leurs veines, de leur indice céphalique et des caractères linguistiques de leur idiome, leur vie sociale devient si conforme à celle de leurs voisins qu’il serait certainement impossible, si on ne le savait à l’avance, de les reconnaître pour des intrus. C’est qu’en réalité l’être physique des peuples se subordonne complètement à leur être moral. Encore barbares et dénués de civilisation propre, les Hongrois n’eussent pu conserver leur originalité finnoise qu’en conservant leur religion. Devenus chrétiens, ils devaient entrer dans la communauté européenne et prouver qu’ils possédaient eux aussi cette prétendue « faculté d’assimilation » que certaine école revendique pour la « race germanique » et qui appartient en réalité à tous les barbares.

Arrivés dans la plaine du Danube en conquérants, ils soumirent et réduisirent en servage la population slave du pays. Il n’y a là rien qui puisse être attribué à leur race. Les Lombards avaient agi exactement de même au viie siècle, dans la Gaule cisalpine. Seulement, moins civilisés que leurs vaincus, les Lombards furent rapidement latinisés par eux, tandis que les Hongrois, en contact avec des sujets qui n’étaient pas plus avancés qu’eux-mêmes, conservèrent sans peine leur nationalité et restèrent au milieu d’eux le peuple dominant. Comme chez toutes les nations agricoles, une noblesse de magnats ne tarda pas à se former. Du reste, et pour les mêmes motifs qu’en Bohême et en Pologne, le système féodal ne s’introduisit pas en Hongrie. Lorsque Étienne Ier (997-1038) eût réussi à faire disparaître les princes qui jusqu’alors s’étaient partagé le pays et eût pris, avec la couronne que lui envoya le pape Silvestre, le titre de roi, ces magnats furent nécessairement associés à l’exercice du pouvoir monarchique. En 1222, ils arrachaient au roi André II une Bulle d’Or qui consacrait leur situation politique et leur reconnaissait le droit de se réunir chaque aimée à Stuhlweissenburg avec les évêques, ainsi que celui de se révolter en cas de violation de leurs privilèges. Cette bulle d’or est presque contemporaine de la Grande Charte d’Angleterre. Combien le contraste que présentent les deux textes est instructif ! En Angleterre, derrière la noblesse se rangent le clergé et la bourgeoisie, et la loi que la couronne est obligée d’accepter est une loi vraiment nationale. En Hongrie, au contraire, c’est une caste qui stipule pour elle et qui, dans la mesure même où elle sauvegarde ses intérêts, leur sacrifie le reste du peuple.

Il en eût été autrement sans doute, si la Hongrie avait possédé une bourgeoisie. Mais comme ces autres tard venus, la Bohême et la Pologne, elle reste attardée dans un état économique purement agricole. De même que chez eux, les seuls bourgeois qu’elle possède depuis le xiie siècle sont des immigrés allemands qui demeurent étrangers au milieu de la nation et que les privilèges que les rois leur ont accordés achèvent de détacher d’elle. Peut-être la conquête de la Dalmatie, accomplie au commencement du xiie siècle, et qui assurait à la Hongrie un débouché sur l’Adriatique eut-elle pu a la longue, par Spalato et Zara, susciter à l’intérieur du pays un mouvement commercial qui y eût fait naître une population urbaine. Mais il eût fallu pour cela vivre en paix, or le contact du pays avec les nombreux voisins que touchaient ses frontières : Bohême, Pologne, Allemagne, Slaves du sud, et Empire byzantin, sans compter Venise, jalouse de conserver la maîtrise de l’Adriatique, la faisait vivre dans un état de guerre continuelle, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. A l’est, la Hongrie s’ouvrait sur le domaine indéterminé de la barbarie asiatique et avait à repousser ou à soumettre des hordes de Petchenègues et plus tard de Coumans, venues de la Russie méridionale. Elle avait en outre à se garder contre ce peuple formé de Slaves et de Finnois mélangés avec les descendants des anciens colons romains de la Dacie dont ils finirent par adopter le dialecte roman et qui devait former, un jour, la Roumanie.

Cette société si cahotée faillit être détruite par l’invasion mongole. Nulle part, si ce n’est en Russie, les ravages n’en furent aussi épouvantables que dans la plainte du Danube. Quand elle se fut retirée, il fallut pour ainsi dire recoloniser le pays à nouveau. Le roi Bila IV (1235-1270) s’y appliqua de son mieux, appelant des Italiens, faisant venir de nouveaux Allemands augmenter le nombre de ceux qui, déjà auparavant, s’étaient fixés en Transylvanie où ils sont encore. Bude fut fondée en 1245. Des Italiens introduisirent la culture de la vigne. Les Roumains se répandirent largement dans la plaine comme travailleurs agricoles. Une trentaine d’années plus tard, la Hongrie était redevenue assez forte pour pouvoir prêter son appui à Rodolphe de Habsbourg contre Ottokar de Bohême et arrêter, au profit de l’Allemagne, l’expansion menaçante des Tchèques.

Elle put s’apercevoir bientôt que les Habsbourg, devenus ses voisins, l’avaient fait entrer dans leurs plans dynastiques. A la mort du roi Ladislas IV sans enfants, Rodolphe de Habsbourg, disposant d’elle comme d’un fief d’empire, la donnait à son fils Albert. Mais depuis que le pape Sylvestre II avait envoyé la couronne à Étienne, les papes considéraient la Hongrie comme un fief du Saint-Siège, et Nicolas IV la revendiqua aussitôt pour Charles Martel, fils de Charles II de Naples et beau-frère de Ladislas. Pour échapper à ces étrangers, les magnats donnèrent la couronne à André III, descendant de la dynastie nationale, puis, à sa mort en 1301, reconnurent le fils de Charles Martel, Charles Robert (1308-1342). Ainsi, cette dynastie française des Anjou implantée à Naples par la papauté en opposition aux Hohenstaufen, l’était maintenant en Hongrie en opposition aux Habsbourg. Elle devait s’y maintenir jusqu’en 1382 et contribuer largement à « occidentaliser » le pays. Le grand roi de cette maison fut Louis (1342-1382) qui occupa la Moldavie abandonnée par les Mongols, soumit la Croatie, força les Vénitiens à lui céder les côtes et les îles de l’Adriatique jusqu’à Durazzo.

Sa politique indique les ressources et l’ambition d’un grand roi, mais elle est insensée par sa grandeur. Son frère André, mari de la reine Jeanne de Naples, ayant été assassiné, il fit deux expéditions contre ce royaume. À cette politique italienne s’en ajoute une au nord, car il fut comme on l’a vu roi de Pologne, si bien que son action s’étendait, de la Vistule à l’Adriatique et à la Mer Noire.

Lui aussi, et le rapprochement est curieux, contemporain de Charles IV et de Casimir de Pologne, agit comme eux. Il fonda une université à Fünfkirchen. Les mœurs polies de la cour commencèrent à se répandre parmi les magnats. Ce milieu du xive siècle est pour la Bohême, la Pologne et la Hongrie, une époque intéressante par l’influence, je ne dirai pas française, mais occidentale, qui succède à l’influence allemande du xiiie siècle.

La situation de Louis ne devait pas avoir de lendemain. Sans fils, il avait fondé une œuvre aussi immense que fragile. La Pologne passa à Jagellon. Un parent angevin, Charles de Durazzo fut assassiné en 1387, et Sigismond de Luxembourg, qui avait épousé Marie fille de Louis, fut enfin reconnu.

Ce fut un pauvre règne. Les Turcs commencent à apparaître. Toute politique vers l’Adriatique est maintenant impossible. Les titres de roi des Romains et d’empereur obtenus par le roi de Hongrie ne peuvent rien pour sauver le pays. Ils l’entraînent au contraire dans la guerre des Hussites. Les projets de concile, on l’a vu, s’expliquent par le péril turc, mais ne servent à rien.

À sa mort en 1437, Albert d’Autriche qui avait épousé sa fille Élisabeth, porta la couronne de Hongrie ; il mourut prématurément en 1439, sans avoir eu le temps d’assurer la domination habsbourgeoise sur ce pays dont l’histoire allait se confondre maintenant pour longtemps avec celle de la poussée turque.

L’impression d’ensemble qui se dégage de l’histoire des Slaves et des Hongrois jusqu’au milieu du xve siècle peut se formuler en disant que, s’ils sont entrés dans la communauté chrétienne, ils sont restés en revanche à peu près étrangers à la communauté européenne. Il leur a manqué cette initiation à la civilisation romaine que l’Empire carolingien a apportée aux Germains. Ils n’ont pas vécu comme eux, sous ce régime théocratique où l’alliance intime du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel a fait de celui-ci le propagateur de tout ce que l’Église conservait encore de l’administration, du droit, de la science et des lettres de Rome. L’Empire des Othon, trop tôt et trop exclusivement orienté vers l’Italie, a renoncé à les soumettre à son influence et la pénétration occidentale ne s’est accomplie chez eux que par l’intermédiaire de leurs évêques et de leurs moines. Mais, livrés à leurs propres forces, dépouillés de puissance politique et situés trop loin des foyers de la vie religieuse, leur action est forcément demeurée très superficielle et n’a pas dépassé le domaine du culte et de la discipline. On ne rencontre chez ces peuples ni l’organisation domaniale, ni la féodalité ; ils ne participent ni à la guerre des investitures, ni à la Croisade. La seule conséquence pour eux de cette grande épopée a été le refuge cherché dans leurs régions par les Juifs que traquent au delà de l’Elbe les fidèles du Christ. Puis, quand la vie économique de l’Occident s’anime sous l’influence du commerce et que les bourgeoisies commencent à essaimer entre la Méditerranée et la Mer du Nord, c’est par l’afflux soudain de la colonisation allemande que ce grand mouvement leur est révélé. Attardés dans leurs vieilles institutions agricoles, ils cèdent à la poussée ; reculent le long de l’Elbe devant les envahisseurs, les laissant s’installer chez eux et fonder des villes qui, au milieu de leur masse nationale, restent des îlots étrangers. Avec l’arrivée de ces nouveaux venus qui les méprisent mais dont ils ont besoin, s’ouvre une époque de germanisation superficielle qui dure jusque vers le milieu du xive siècle. Alors commence à se marquer une réaction dont, à peu près à la même date, Charles IV en Bohême, Casimir Ier en Pologne et Louis Ier en Hongrie sont les instruments. La pénétration allemande cesse et, dans les trois pays, on assiste à un éveil de l’énergie nationale. Sous des formes très différentes, l’explosion du hussitisme en Bohême, la conquête de la Prusse par la Pologne, la poussée de la Hongrie vers l’Adriatique, en sont des manifestations évidentes. Il semble que le moment soit venu alors où Slaves occidentaux et Hongrois vont prendre une part active à la civilisation européenne. Mais les Turcs s’avancent à travers la Péninsule des Balkans et il va leur falloir en supporter le choc, se retourner vers l’est, et défendre cette civilisation occidentale au lieu de pouvoir se mettre à y collaborer.

  1. Le Collège comprend trois électeurs ecclésiastiques : les prélats de Mayence, Trèves, Cologne, et quatre laïcs : le roi de Bohême, le comte Palatin du Rhin, le duc de Saxe, le marquis de Brandebourg.
  2. En Flandre le servage disparaît au Xxiiie siècle. En France il s’efface grandement au xive siècle.
  3. L’union perpétuelle de la Pologne et de la Lithuanie fut proclamée en 1499.
  4. Il est amusant de constater qu’au commencement de 1917, la République finlandaise a envoyé une députation en Hongrie notifier sa naissance à ce peuple parent par son origine finnoise.