Histoire de l’Asie centrale/Introduction

Traduction par Charles Schefer.
Ernest Leroux (p. i-vii).

INTRODUCTION


L’extrême rareté des documents orientaux relatifs à l’Asie centrale pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle m’a engagé à publier le texte et la traduction de l’ouvrage de Mir Abdoul Kerim, malgré ses défauts et ses graves imperfections.

La chute de la dynastie des Séfévis et les conquêtes de Nadir Châh avaient bouleversé l’Asie centrale. La mort de ce conquérant livra le Kharezm aux Turkomans, permit à un aventurier de s’emparer du gouvernement de Boukhara, et à un officier Afghan de fonder un royaume formé de provinces arrachées à la Perse et à l’Inde.

Des chefs indépendants surgirent de tous côtés et les pays qui avaient reconnu l’autorité des rois de Perse ou celle des souverains Uzbeks ou Mogols se trouvèrent livrés aux déchirements et aux guerres intestines.

Les auteurs orientaux nous ont laissé peu de renseignements détaillés sur cette époque troublée ; malgré des recherches que des événements récents ont permis d’entreprendre, il n’a été possible de recueillir que fort peu de matériaux pouvant servir à une histoire des États de l’Asie centrale depuis la mort de Nadir Châh.

Les notes de Mir Abdoul Kerim ont été rédigées pour Arif Bey, qui à longtemps rempli à la cour de Constantinople les fonctions de maître des cérémonies et a été, à ce titre, chargé de recevoir les princes et les différents personnages musulmans que les circonstances amenaient en Turquie et à Constantinople. Il lui était utile de connaître exactement leur situation de famille, leur caractère, et les différents épisodes de leur vie. Ainsi se trouvent expliqués les anecdotes, les détails intimes, les singulières redites de notre auteur et le soin scrupuleux avec lequel il donne les légendes des sceaux de tous les personnages, et même de ceux qui ne figurent point dans son récit.

J’ai acquis le manuscrit de l’ouvrage de Mir Abdoul Kerim à la vente de la bibliothèque d’Arif Bey qui eut lieu en 1851. Il est fort probable qu’il a été copié sur les notes d’Abdoul Kerim dont quelques feuillets ont été égarés, car il se trouve une lacune au commencement du règne de Choudja oul Moulk, et on ne voit pas figurer dans le corps de l’ouvrage les notices promises par l’auteur sur certains princes Afghans. Cette imperfection est d’autant moins regrettable que nous possédons sur les règnes d’Ahmed Châh et de ses successeurs les renseignements les plus complets. Il me suffira de citer l’ouvrage de M. Elphinstone, resté classique pour la géographie et l’histoiré du royaume de Kâboul, l’histoire des Afghans par M. Ferrier et celle des Sikhs par M. J. Davey Cunningham[1]. Ces ouvrages renferment d’intéressants détails sur Ahmed Châh, le fondateur de la dynastie des Dourâny, et sur les souverains qui lui ont siccédé. Enfin, le prince Aly Qouly Mirza, Itizad ous Salthanèh, a publié à Téhéran un précis exact de l’histoiré de l’Afghanistan depuis la mort de Nâdir Châh jusqu’à l’année 1273 de l’Hégire (1857). Le lécteur pourra recourir à ces ouvrages pour combler les lacunes du récit de notre auteur.

Si la narration d’Abdoul Kerim est défectueuse et sans ordre dans sa première partie relative à l’Afghanistan, elle est, au contraire, claire et précise pour les événements qui se sont déroulés à Boukhara, à Khiva et à Khoqand dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe siècle.

Les dates font malheureusement presque touours défaut, mais l’auteur nous dévoile les causes des faits qu’il raconte, il nous donne sur le caractère des personnages, sur les mobiles qui les ont fait agir, des détails précieux et intéressants. Écrivant à Constantinople, à l’abri des poursuites de princes soupçonneux et cruels, il fait connaître des faits que l’on ne retrouvera dans le récit d’aucun autre auteur.

Malgré toutes mes recherches, il m’a été impossible de recueillir quelques renseignements biographiques sur Mir Abdoul Kerim. Il paraît avoir appartenu à une famille de Séyids de Boukhara ; dans les vers qu’il a intercalés dans son récit, il prend le surnom poëtique de Nedim[2] qui fait allusion, sans doute, à la position qu’il a occupée dans la clientèle de hauts personnages. Il nous apprend, en effet, qu’il était au service de Châh Mahmoud et qu’il accompagnait ce prince lorsqu’il se réfugia à Boukhara. Il fut le kiahia ou l’intendant d’Ala oud din, ambassadeur du khân de Boukhara à la cour de Russie, et enfin il fit partie, en qualité de secrétaire, de l’ambassade qui se rendit à Constantinople en l’année 1222 de l’Hégire (1807). L’auteur nous apprend en outre, qu’il fit deux fois, en traversant les provinces de l’Asie centrale, le voyage du Kachmir et du nord de l’Inde. Il est fort probable, car nous en sommes réduits aux conjectures, qu’Abdoul Kerim, marié à Constantinople, y passa le resté de ses jours et que sa mort eut lieu après l’année 1246 de l’Hégire (1830).

Le manuscrit dont j’ai fait imprimer le texte à Boulaq est uaiquë. Il est écrit en nestaliq et les caractères dénotent la main d’un copiste de Boukhâra. Je m’ai pas cru devoir faire au texte la moindre correction : si j’avais dû faire disparaître les fautes d’ortographe, de grammaire et de syntaxe qui se trouvent à chaque ligne, le texte original eût été complètement transformé. Je me bornerai seulement à signaler la construction plutôt turque que persane des phrases, l’emploi presque exclusif du verbe noumouden pour kerden (faire), her gah (chaque fois), pour eguer (si), enfin la suppression de la conjonction ou (vè), et son remplacement par l’izafèh, faute qui se remarque, du reste, dans un grand nombre de manuscrits renfermant des pièces de poésies et copiés à une époque récente.

Abdoul Kerim, outre les mots turcs introduits dans le persan depuis le XIIIe siècle, emploie fréquemment des expressions empruntées à la langue parlée à Constantinople. Son style se rapproche de celui de plusieurs ouvrages qui ont trait à l’Asie centrale ou à l’extrême Orient, et dont je dirai ici quelques mots.

Le premier est celui de Seyid Aly Ekber Khitay qui, dans les premières années du Xe siècle de l’Hégire, fit le voyage de la Chine et résida pendant quelque temps à Pékin.

Il acheva la relation de son voyage à Constantinople en 922 (1516), puis il la dédia à Sultan Suleïman pour engager ce prince à faire la conquête de la Chine. Le Khitay Namèh fut goûté à Constantinople, et il en fut fait une traduction turque sous le titre de Qanoun Namèhi Tchin ou Khita (Organisation de la Chine et du Khita). Hadji Khalfa, qui cite cet ouvrage dans son Djihan Numa, ne paraît pas avoir connu le nom de l’auteur[3].

Un autre écrivain a, dans un style encore plus barbare que celui d’Abdoul Kerim, rédigé des notices sur la Chine et sur quelques États de l’Asie centrale. Seïfy, mort en 990 (1582), a dédié à Sultan Murad III un opuscule qui a pour titre : Histoire des Rois de l’Inde, du Sind, de la Chine, du Khoten, de Dèrèh et de Dervaz, de Kachmir, de la Perse, de Kachgar et des Qalmaq.

Seïfy parcourut l’Asie centrale et se rendit en Chine vers l’année 950 de l’Hégire (1543). Son récit offre des détails curieux et j’ai pensé que les chapitres relatifs aux Qalmaq et aux Qazaq seraient lus avec intérêt. J’en ai placé la traduction à la fin de l’appendice. Je n’ai pu trouver dans aucun ouvrage des détails sur Seïfy. Il est qualifié de Defterdar sur le titre de son ouvrage et je suppose qu’il a été chargé de la tenue des livres chez un négociant persan ou boukhariote. L’opuscule de Seïfy est écrit en un turc presque inintelligible, tant il est hérissé d’expressions vulgaires ou tombées en désuétude, tant la construction des phrases est incorrecte et l’orthographe fautive. La pièce de vers persans placée en tête de l’ouvrage et à la fin de laquelle l’auteur donne son nom et les citations persanes intercalées dans le texte sont, par contre, de tout point irréprochables.

Je donnerai encore quelques détails sur un ouvrage écrit en vers en dialecte persan de Boukhara, intitulé Manzhoumèhi Ghinay ou recueil poétique de Ghinay, et qui renferme des détails précieux sur l’Asie centrale. L’auteur naquit en 960 de l’Hégire (1552) à Boukhara et il se consacra dès l’âge de quatorze ans à la vie de religieux errant. Il parcourut les États de dix-neuf souverains. Après un séjour à Ispahan, il visita le Dekkan, Agra, capitale des empereurs mogols, le Ghaldjistan ou Ghardjistan, le Guilan et la province de Badakhchan ; il s’arrêta à Kachgar où un vieillard de cent trente ans lui fit, dit-il, la proposition de l’accompagner dans ses voyages. Puis il gagna le Gudjerate, où le gouverneur de la ville d’Ahmed Abâd pour Ekber Châh lui confia l’éducation religieuse de son fils ; puis il parcourut le Katch, dont les habitants sont infidèles et où on rencontre peu de musulmans. Notre voyageur alla ensuite à Yarkend et en partit à pied pour se rendre en Chine. S’étant égaré dans le désert, il décrit les angoisses qui l’assaillirent jusqu’au moment où il fut retrouvé par le chef de la caravane qui s’était mis à sa recherche. Il donne une courte description de la capitale de la Chine, ville carrée, entourée de murailles fortifiées, dont il mesura le pourtour en comptant 30, 700 pas. Il prétend avoir été mandé en présence de l’empereur et lui avoir démontré l’inanité de ses croyances et la vérité des doctrines de l’islamisme. Ghinay assure que l’empereur, convaincu par ses discours, pratiqua en secret le culte de l’islamisme et que trois cents personnes furent en outre, converties par ses prédications.

Ghinay visita ensuite une contrée placée sous la dépendance de la Chine et gouvernée par un prince nommé Guel Foundj. La capitale de ce pays était Motan, ville immense située à dix journées de marche de Khoten et dont la population est remarquable par sa beauté. Au milieu de la ville s’élève une haute tour au sommet de laquelle, suivant une ancienne coutume, on allume un grand feu. On remarque sur la route de Motan à Khoten une série de ces tours qui servent à signaler l’arrivée des caravanes. Ghinay fait le récit des formalités auxquelles les marchands de la caravane, dont il faisait partie, durent se soumettre à leur arrivée à Motan. Il rend compte de ses entrevues avec Guel Foundj, qui fit voyager avec lui jusqu’à Khoten et le logea dans son palais. Ghinay prétend qu’il fit embrasser l’islamisme à ce prince et qu’il convertit dans ce pays plus de cinq cent cinquante infidèles. De Khoten, Ghinay se rendit dans le Sind et résida quelque temps à Tattah. Enfin, il pénétra en Turquie par Bagdad où le supérieur de l’ordre des Qadiry voulut le retenir et lui laisser sa succession spirituelle. Il parcourut ensuite la Roumélie et poussa jusqu’à Belgrade. Son ouvrage se termine par le récit de la révolution qui éclata à Constantinople en 1031 de l’Hégire (1622). Il parle en témoin oculaire de la campagne du sultan contre les Polonais, du mécontentement des janissaires et des spahis, de leur révolte, du meurtre de Sultan Osman et de l’avénement de Sultan Mustapha. Le Manzhoumèht Ghinay est écrit sans plan arrêté ; les dissertations en vers ou en prose sur des versets du Qoran, des traditions du Prophète, des maximes de personnages célèbres par leur piété, s’y trouvent intercalées au milieu du récit d’aventures de voyage qui toutes ont un caractère religieux. C’est une sorte de traité destiné aux derviches voyageurs qui parcourent l’Asie pour y répandre leur foi et leurs doctrines. Le style de cet ouvrage est incorrect, les règles de la grammaire, de la syntaxe et de l’orthographe y sont constamment violées.

Le dialecte employé par Ghinay est le même que celui de Mirza Chems. Ce dernier auteur nous donne le récit des événements qui ont eu lieu à Boukhara, à Khoqand et à Kachgar depuis l’avénement d’Emir Hayder au trône de Boukhara. Il fournit des renseignements curieux qui confirment ou complètent quelques-uns de ceux qui nous sont donnés par Mir Abdoul Kerim. Le texte original de l’ouvrage de Mirza Chems à été publié, en 1861, à Cazan, par M. W. Grigoriew, conseiller intime de S. M. l’Empereur de Russie et doyen de la Faculté des lettres orientales à l’Université de Saint-Pétersbourg[4]. M. Grigoriew en a donné la traduction qu’il a accompagnée de notes historiques et philologiques du plus haut intérêt pour la connaissance de l’histoire et des dialectes des peuples de l’Asie centrale.

Le dernier texte sur lequel j’appeillerai l’attention du lecteur est celui d’un itinéraire de Semipalatinsk à Kachmir, par les villes d’Ilèh, d’Aqsou, de Yarkend et par le Tibet, inséré par M. Senkovski à la suite du « Voyage à Boukhara » de M. de Meyendorf. « Dans le texte persan qui offrira un échantillon curieux du langage vulgaire des Tadjiks de Boukhara, dit M. Senkovski, je conserve soigneusement les fautes de tout genre et même celles d’orthographe, afin de mettre le lecteur en état de juger par lui-même du degré d’instruction et de la naïveté du style de son auteur. Les mêmes raisons m’ont déterminé, ainsi que je l’ai dit plus haut, à publier le texte de Mir Abdoul Kerim avec les fautes dont il fourmille.

J’aurais désiré donner une bibliographie complète des auteurs orientaux et occidentaux qui ont écrit sur l’Asie centrale ; mais ce travail est trop étendu pour trouver place dans cette introduction, et j’ai dû me borner à l’analyse des ouvrages écrits dans le dialecte de Boukhara, que j’ai été assez heureux pour me procurer.

J’ai placé sur le titre de ce volume la gravure du sceau d’Alim Khan, fils de Ner Boutèh Bi, dont la fin tragique est racontée par Abdoul Kerim[5]. Par un jeu singulier de la fortune, ce cachet, dont la gravure et la monture sont d’un beau travail, avait été porté à Pékin. M. Schertzer, chancelier de la Légation de France, en a fait l’acquisition ; il m’en a fait parvenir une empreinte, et il a eu ensuite l’obligeance de m’envoyer le cachet lui-même. Je suis heureux de pouvoir lui renouveler ici l’expression de mes remercîments.

P. S. — L’impression de cet ouvrage était terminée quand j’ai reçu de Londres le volume de M. Gordon : The Roof of the world. J’y trouve la confirmation de faits avancés par Abdoul Kerim et spécialement une note du capitaine Biddulph sur les chèvres et les moutons employés au Tibet comme bêtes de charge, qui complète et rend plus clair le récit de notre auteur[6].

  1. An account of the King of Caubul, and its dependencies in Persia, Tartary and India; comprising a view of the Afghan nation and a history of the Douraunee monarchy. By the Hon. Mountstuart Elphinstone, London 1815.

    History of the Afghans, by T.-P. Ferrier, translated from the original unpublished manuscript. London 1858.

    A history of the Sikhs, from the origin of the nation, to the battles of the Sutlej, by Joseph Davey Cunningham. London, 1849.
  2. Confident, commensal, favori.
  3. Djihan Numa, Constantinople 1145 (1735), page 154 et suivantes. Hadji Khalfa ne cite que la traduction faite sous le règne de Selim II.
  4. Récit de quelques événements survenus à Boukhara, à Khoqand et à Kachgar, par Mirza Chems Boukhary, texte, traduction et notes publiés par M. W. W. Grigoriew. Cazan, 1861.
  5. Voy. page 221.
  6. Voy. pages 236 et 237.