Histoire de l’Affaire Dreyfus/T4/1

Eugène Fasquelle, 1904
(Vol. 4 : Cavaignac et Félix Faure, pp. 1–77).

CHAPITRE PREMIER

CAVAIGNAC MINISTRE


I. Cavaignac étudie le dossier de l’affaire Dreyfus, 1. — Lettres de Gaston Pâris et de Monod, 2. — Lebrun-Renaud chez Cavaignac, 6. — Théorie de Cavaignac : Dreyfus et Esterhazy complices, 9. — Menaces d’Esterhazy, 12. — Intervention de Boisdeffre, 13. — Brisson, comme Méline, aurait voulu s’en tenir à la chose jugée, 15. — Brisson et Sarrien chez Cavaignac ; ils tiennent pour probante la fausse lettre de Panizzardi, 16. — II. Lucie Dreyfus adresse à Sarrien une requête en annulation, 17. — Vaines tentatives pour détromper Brisson et Delcassé, 18. — Casella et Schwarzkoppen, 19. — III. Séance du 7 juillet 1898 ; interpellation de Castelin, 20. — Discours de Cavaignac, 21. — Alphonse Humbert et Méline, 25. — Brisson déclare que Cavaignac a parlé au nom du Gouvernement ; la Chambre, à l’unanimité, vote l’affichage du discours, 27. — Propos singuliers d’Henry, 28. — IV. Joie des revisionnistes, 29. — Crédulité du public, 31. — Lettre de Demange à Sarrien, 33. — Lettre de Picquart à Brisson, 34. — V. Cavaignac annonce l’envoi d’Esterhazy devant un conseil d’enquête, 35. — Christian chez Bertulus, 36. — Conflit entre le procureur de la République Feuilloley et Bertulus, 38. — Cavaignac décide de porter plainte contre Picquart et de vérifier l’authenticité des pièces secrètes, 39. — Conseil des ministres du 12 juillet, 41. — Poursuites contre Picquart et Leblois, 42. — Perquisition chez Marguerite Pays, 43. — Bertulus arrête Esterhazy et sa maîtresse, 44. — Réunion chez Trarieux : sa lettre à Sarrien, 45. — Arrestation de Picquart, 46. — VI. Irritation et inquiétudes à l’État-Major en conséquence de l’arrestation d’Esterhazy, 47. — Ardeur des revisionnistes, 48. — Cavaignac croit au « Syndicat » ; rôle de la Ligue des Droits, 49. — Bourgeois et le poète Bouchor, 51. — Discours du père Didon, 52. — Perplexités de Brisson, 53. — VII. Lettre de Zola à Brisson, 54. — Troisième procès de Zola, 55. — Sa condamnation par défaut et son départ pour l’Angleterre, 56. — VIII. Comment Henry enseigne l’affaire Dreyfus au général Roget, 60. — Ses accusations contre Du Paty, 62. — Il révèle l’entrevue de Montsouris, 63. — Les papiers d’Esterhazy, 64. — IX. Cavaignac interroge Du Paty, 65. — Henry et Gonse, 66. — Roget pousse Cavaignac contre Du Paty, 67. — X. Instruction de Bertulus ; aveux, aussitôt rétractés, de la fille Pays, 69. — Comédie menaçante d’Esterhazy, 70. — Bertulus dépouille les papiers saisis ; la pièce » Bâle-Cuers », 71. — Henry se fait déléguer auprès de Bertulus, 72. — XI. Scène dramatique entre Bertulus et Henry, dans le cabinet du juge, 73. — Bertulus laisse échapper la victoire, 77. — XII. Faux rapport d’Henry à Roget, 78. — Roget refuse d’aller chez le juge, 79. — Tézenas chez Cavaignac, 80. — Pacte de silence conclu avec Esterhazy, 81. — Ouverture des scellés ; déclaration d’Esterhazy devant Henry, 82. — La « garde impériale », 83. — Henry et Junck rendent compte à Gonse de leur séance chez Bertulus, 84. — Interrogatoire d’Esterhazy et de Marguerite Pays, 85. — Plainte de Christian contre Esterhazy et de Picquart contre Du Paty, 86. — Mes articles contre Du Paty, 87. — Cavaignac empêche Du Paty de me poursuivre, 88. — XIII. Bertulus exige qu’Henry dépose sous serment, 89. — La dépêche Berthe, 90. — Bertulus invité à se déclarer incompétent, 91. — Son ordonnance contre Du Paty ; subtilité inutile ; pourvoi du ministère public, 93. — Arrêt de la chambre des mises en accusation sur l’insuffisance des charges, 95. — Ordonnance de Bertulus contre Esterhazy, 96. — La chambre des mises en accusation la casse, 97. — Mise en liberté d’Esterhazy et de sa maîtresse, 98. — XIV. Instruction Fabre contre Picquart et Leblois, 99. — Interrogatoire de Picquart, 101. — Déposition d’Henry, 103. — Faux témoignage de Savignaud, 105. — Comment Cuignet interprète les lettres de Picquart sur Bœcklin et Beethoven, 106. — Confrontation de Picquart et d’Henry, 107. — Dépositions de Pellieux, 110. — De Boisdeffre, 111. — De Mathieu Dreyfus, 112. — Interrogatoires de Leblois, 113. — Nouvelle inculpation de Leblois qui empêche Cavaignac d’envoyer Picquart devant un conseil de guerre, 116. — XV. Déception de Cavaignac devant les résultats de l’instruction Fabre, 117. — Son projet d’arrêter les principaux revisionnistes et de les envoyer devant la Haute Cour, 120. — Réunion du 11 août où Cavaignac fait part de son projet, 124. — Brisson s’y oppose, 126. — XVI. Représailles contre les défenseurs de Dreyfus ; Zola et la Légion d’Honneur, 127. — Discours de Stapfer aux obsèques de Couat ; Bourgeois le suspend de ses fonctions de doyen, 129. — Discours du général Derrécagaix, 130. — XVII. Félix Pécaut, 131. — Discours de Buisson à ses obsèques, 135. — XVIII. Scheurer à Rheinfelden, 136. — Zola en Angleterre, 137. — Les Preuves de Jaurès, 138. — Brisson et la communication des pièces secrètes, 141. — Lettres de Dreyfus à Félix Faure et à Boisdeffre, 142. — Rapport de Deniel, 144. — Je supplie Brisson d’épargner à la France la douleur de ne rendre justice qu’à un cadavre ; le Rêve de Brisson, 145. — Campagne de Clemenceau dans l’Aurore, 147. — Le manifeste de Guesde ; Urbain Gohier et l’armée de Condé, 148. — Sarcey, 149. — Polémiques entre Brunetière et Yves Guyot, 150.




I

Cavaignac, en arrivant au ministère de la Guerre, déclara qu’il allait « liquider l’Affaire ». Comme l’éternel Castelin avait déposé une nouvelle interpellation sur Dreyfus, il demanda huit jours pour étudier le dossier[1]. Son premier mot, à Gonse, fut pour le réclamer.

Billot, lui aussi, avait connu le dossier ; mais ni Méline ni lui n’avaient consenti à produire publiquement leurs preuves. C’était leur grande force, que les adversaires de la revision avaient dénoncée comme une faiblesse. Obstinément, jusqu’au bout, Méline se cramponna à la chose jugée. Point d’autre argument, mais invincible. C’était, sur Dreyfus, la pierre du sépulcre, impossible à desceller.

Tout de suite, Cavaignac soulevait cette pierre. Donc, la chose jugée ne se suffisait plus à elle-même. Par cela seul qu’il annonçait son intention de se faire une conviction personnelle, il justifiait les doutes des promoteurs de la revision.

Monod, Gaston Pâris lui écrivirent, le conjurant « d’éclaircir ce douloureux mystère », de ne pas se décider avant d’avoir entendu Picquart[2]. Ils le considéraient un peu comme un confrère, à cause d’un gros volume sur la Formation de la Prusse contemporaine. Et de ce qu’il était probe, inflexible sur les affaires d’argent, de sa dure réputation de justicier et d’incorruptible, ils espéraient qu’il aborderait loyalement le problème, sans préjugés ni parti pris.

Malgré les échecs répétés qu’il avait subis devant la Chambre, Cavaignac avait beaucoup grandi ; il était le vrai maître de la situation, et, sans Brisson, il l’eût été du ministère. Tant qu’il siégea au centre, il ne fut qu’un député studieux, attentif, sans action personnelle. Les radicaux le firent, comme ils avaient fait Boulanger. Maintenant, sa popularité rejaillissait sur eux ; ni l’injurieuse confiance que lui témoignaient les césariens, ni l’appui qu’il trouvait dans le côté droit, et qu’ils avaient tant reproché à Méline, ne les offusquaient. Ainsi, il pouvait ce qu’il eût voulu, même la justice. Sa parole, son honnêteté, qui les aurait mises en doute ? Ni Déroulède, ni même Drumont ne l’eussent pu accuser, après l’avoir tant célébré, de s’être vendu, du soir au matin, aux juifs ou à l’étranger. Ils lui auraient fait payer plus tard de les avoir déçus ; sur l’heure, ils auraient baissé la tête, dévoré leur rage.

Une âme un peu haute eût vu cela ; il ne vit qu’une chose, c’est qu’il était devenu populaire, lui, l’homme du monde qui semblait le moins fait pour l’être, et qu’il fallait le rester. Un pas de plus, il était à l’Élysée.

Qu’on ne dise pas que, si ce honteux marché : régner au prix du maintien d’une condamnation injuste, lui eût été offert, il l’aurait accepté. Mais sa vision des choses n’était plus, depuis longtemps, objective, obscurcie qu’elle était par son ambition, une ambition tenace qui le tenait aux entrailles, qui l’eût fait marcher sur les êtres qui lui étaient le plus chers pour arriver à son but, et qui avait tout dénaturé en lui. Non seulement sa critique était dominée par son intérêt, mais par l’idée préconçue qui s’accordait avec son intérêt. Mercier, qu’il était allé consulter au Mans avant de prendre le porte-feuille de la Guerre et qu’il s’imaginait avoir confessé ; Boisdeffre et Gonse, qu’il avait déjà eus sous ses ordres, tous ces grands chefs sont incapables d’une mauvaise action et les plus loyaux des hommes ; dès lors, le juif qu’ils ont condamné est coupable. Il eût dû regarder au dossier que lui remit Gonse comme un chimiste dans sa cornue, passif, silencieux, indifférent au résultat de l’observation, résolu à forcer la vérité à se dévoiler, mais non moins décidé « à ne pas répondre pour elle », « à ne pas écouter incomplètement ses réponses » en n’y prenant que la partie qui favorisait ou confirmait son hypothèse[3]. Au contraire, et nullement par déloyauté, mais parce que le préjugé d’opinion qui précède le jugement) agissait sur lui, inconsciemment peut-être, comme une fonction s’accomplit, il demanda à ce lot d’informes papiers des preuves contre Dreyfus, et, par conséquent, les y trouva[4].

Ce qui paraîtra extraordinaire, — mais rien de plus commun que cette contradiction, — c’est qu’il apporta à cette étude, viciée d’avance par l’idée a priori, des scrupules et tout le souci du détail où il faisait consister la méthode scientifique. Il ne lui suffit pas de se faire rendre compte de l’organisation exacte du service d’espionnage ; il voulut encore comparer entre eux les divers documents attribués à Schwarzkoppen et à Panizzardi, et en étudier le graphisme ; bien plus, il discuta certaines pièces, hésitant, avec ce qui lui restait de sens, à appliquer à Dreyfus celle où il était question de ce canaille de D[5], perplexe devant le plus fameux des faux d’Henry, frôlant la vérité. L’incroyable niaiserie de la lettre (la recommandation de Panizzardi à Schwarzkoppen de mentir à leurs gouvernements respectifs) lui échappa ; il s’étonna seulement du barbare jargon qu’Esterhazy qualifiait d’auvergnat, consulta son beau-père, le général Mojon, d’origine italienne, lui posa cette question judicieuse : « Cela est-il pensé en italien ? » La réponse fut négative. Cependant, il passa outre, parce que Gonse lui expliqua que la lettre s’encadrait logiquement entre plusieurs autres des attachés étrangers[6], — deux de ces pièces étaient des faux de la façon de Lemercier-Picard, — et qu’elle concordait aussi avec la fausse version de la dépêche du 2 novembre.

Il jugea excellentes toutes les autres pièces, y compris les plus fausses, « la masse des documents »[7] d’Henry.

Il avait établi, et depuis longtemps, sa conviction personnelle sur une base plus solide, sur la preuve morale, psychologique, bien supérieure aux expertises d’écriture, à tous les renseignements d’espionnage, qui, à elle seule, suffisait à faire la certitude d’un honnête homme (c’était l’argument favori de Rochefort) et qui, du premier jour où il la connut, avait illuminé sa hautaine perspicacité de puritain étriqué et bilieux : « Dreyfus a avoué. »

Toutefois, même cette preuve « absolue ».[8], son devoir était de la contrôler, de la passer au crible de sa critique, et il n’y manqua pas, procédant toujours de même, l’un des plus étonnants mélanges qui fût jamais de judiciaire et de sottise, d’initiative et de crédulité.

Ayant observé que le dossier contenait seulement des pièces postérieures de trois ans à la dégradation, sauf la lettre (antidatée) de Gonse à Boisdeffre[9], il voulut des documents contemporains, « du jour même »[10], et fit venir Lebrun-Renaud. L’officier (chapitré au préalable) confirma, en conséquence, le récit de sa conversation avec Dreyfus, tel qu’il l’avait écrit au mois d’octobre précédent, sous la dictée de Gonse[11] ; et, comme le ministre lui demandait s’il était bien sûr de ses souvenirs, il raconta que, le lendemain de la parade, il avait noté, sur son calepin, la phrase textuelle du condamné[12] : « Le ministre sait bien que si je livrais des documents à l’Allemagne, ils étaient sans valeur et que c’était pour m’en procurer de plus importants[13]. » À la fin de l’année, il détruisit son calepin, mais après en avoir détaché cette unique feuille du 6 janvier ; il l’a conservée sans la jamais montrer à personne[14] et la remet maintenant à Cavaignac.

L’impudente grossièreté de la fraude sautait aux yeux ; Cavaignac n’aurait eu qu’à demander à cet homme pourquoi il avait, le 6 au soir, écrit sur son calepin cette phrase qu’il n’avait pas consignée dans son rapport officiel du 5, dont il n’avait pas parlé au Président de la République, le 6, au matin, et que, cependant, il avait jugée importante puisqu’il avait gardé la feuille où il l’avait notée. Et pourquoi avait-il pris soin de détruire le calepin qui aurait authentiqué cette feuille ? Et pourquoi encore, le 20 octobre 1897, quand il avait comparu devant Gonse et Henry, n’en avait-il rien dit ?

C’était l’évidence que le malheureux venait de confectionner l’imposture, par ordre de l’un des chefs qui avaient inventé la légende des aveux. Mais ce soupçon ne pouvait pas plus venir à Cavaignac que des ailes.

Cavaignac connaissait les vaines tentatives de Mercier, par Du Paty, pour obtenir un aveu de Dreyfus, au Cherche-Midi, après sa condamnation ; il connaissait la scène tragique de la dégradation, le récit qu’en avait publié le journal de Cassagnac et dont la lecture, au procès de Zola, avait fait passer le frisson dans toute la salle ; l’état signalétique du condamné, dont le double était au dossier, portait que l’homme, « n’ayant fait aucun aveu, devait être traité comme un malfaiteur endurci »[15] ; enfin, il avait les lettres de l’île du Diable, où le cri d’innocence, poussé dans la cour de l’École militaire pendant la parade, se répercutait, depuis trois ans, inlassable, en échos douloureux. Rien n’y fit. Cet honnête homme dans le commerce ordinaire, mais sans probité scientifique, ne voyait plus que ce qui servait son parti pris, son intérêt et sa haine. Il copia « de sa main »[16] le feuillet, nota scrupuleusement l’heure exacte — deux heures trois quarts[17] — où Lebrun le lui avait apporté.

L’officier remporta son faux ; mais cette preuve matérielle de sa vilenie lui brûlait les doigts : il la détruisit[18].

De tous les documents allégués contre Dreyfus, le bordereau, seule base légale de l’accusation, fut celui qui embarrassa le plus Cavaignac.

Il avait voulu voir de ses yeux la pièce originale et, procédant lui-même à des comparaisons, après avoir parcouru les expertises, il lui parut que « l’écriture ressemblait de très près à celle de Dreyfus, mais peut-être, de plus près encore, à celle d’Esterhazy ». Il fit alors venir Bertillon, qui lui déclara « qu’Esterhazy s’était habitué pendant quatre années à imiter l’écriture du bordereau », qu’il était à la solde des juifs, leur « homme de paille » ; Bertillon l’a dit à Picquart, à Boisdeffre ; ni l’un ni l’autre n’ont voulu l’en croire[19].

Cavaignac eût encore assez de raison pour trouver que l’anthropométreur « n’avait pas le sens commun » ; d’autre part, « il n’avait pas le temps » d’étudier le système du fol, qu’il « comprit » seulement plus tard[20]. C’eût été le moment d’interroger Picquart. Mais les généraux Gonse et Roget, qui enseignaient à Cavaignac l’affaire Dreyfus, n’eurent pas de peine à le convaincre de l’indignité de l’ancien chef de service des Renseignements ; et l’un d’eux, ou tous deux à tour de rôle, lui, démontrèrent que la question d’écriture, qui était tout le procès, n’offrait qu’un intérêt secondaire, vu que les documents qui sont énumérés au bordereau n’avaient pu être connus que de Dreyfus[21] C’est ce que Mercier, au Mans, lui avait déjà expliqué.

Cavaignac accepta aussitôt que ces quatre notes, qu’on ne possédait pas, sur des sujets dont toute la presse s’était entretenue à l’époque, « traduisaient la vie même de l’état-major général pendant les mois de juillet et d’août 1894[22] ». Il fallait néanmoins que le bordereau, « en tant que document matériel »[23], fût de quelqu’un — de l’écriture naturelle de Dreyfus, selon Teyssonnières, ou de l’écriture naturelle d’Esterhazy, selon les paléographes de l’École des Chartes, auto-forgé par Dreyfus, selon Bertillon, ou décalqué sur l’écriture d’Esterhazy, selon Couard, Belhomme et Varinard. — Et, comme il était à la fois logique et stupide, docile et rebelle aux influences, il aboutit à une hypothèse qui conciliait tout, le témoignage de ses propres yeux (le bordereau écrit par Esterhazy) et la démonstration des chefs militaires (la prétendue impossibilité pour Esterhazy de se procurer les renseignements), — c’est-à-dire la complicité de Dreyfus, le vrai traître, et d’Esterhazy, scripteur du bordereau et vulgaire intermédiaire[24].

Cette absurdité s’incrusta d’autant plus aisément dans son cerveau qu’elle était un argument de plus en faveur du plan (en partie double) qu’il avait médité depuis plusieurs mois : Alléger le parti patriote d’Esterhazy, homme sans mœurs, décidément trop sale ; et coffrer le « Syndicat ».

Esterhazy, avec sa perspicacité ordinaire, avait prévu ce raisonnement de Cavaignac : « Quand j’aurai brisé Esterhazy et que je l’aurai jeté en pâture aux dreyfusards, je n’en aurai que plus d’autorité pour forcer Brisson à me laisser empoigner toute la bande[25]. »

Boisdeffre, dès qu’il eût connaissance de ce plan, regretta Billot, en tomba malade[26]. Il n’avait pas cru nécessaire d’aller, avec Cavaignac, jusqu’à l’argument suprême : le bordereau annoté[27]. Maintenant, c’était trop tard, et quelles objections faire au glacial personnage qui jouait les Saint-Just ? Impossible, après lui avoir étalé les pièces du dossier secret, d’avouer qu’elles étaient fausses et qu’il n’y avait nulle preuve contre Dreyfus. Plus impossible encore de confesser qu’on avait lié partie avec Esterhazy. Le misérable Billot avait compris à mi-mot. Cavaignac aurait tout brisé.

Ainsi l’État-Major s’était pris à son propre piège.

L’espoir de Boisdeffre, lorsque Cavaignac réclama le dossier secret, fut apparemment que le ministre s’effrayerait de ces papiers terribles ; depuis six mois, les journalistes à la solde déclamaient qu’à soulever seulement les voiles du huis clos, comme le demandaient les défenseurs de Dreyfus, on risquait la guerre, c’est-à-dire la défaite et l’invasion. Or, ici encore, Cavaignac s’apprête à donner satisfaction aux ennemis de l’armée : il va leur offrir, dans le même discours, Esterhazy, sous prétexte de faire justice d’un drôle, et, sous couleur d’en finir, une bonne fois, avec l’agitation, celles des pièces secrètes qu’il eût fallu cacher avec le plus de soin, les plus probantes, les faux d’Henry. Bon pour Méline, pour Billot, de s’aplatir devant l’étranger ; la France, sous Cavaignac, est maîtresse chez elle[28]. « Il substituera à la raison d’État la politique du grand jour.[29] »

Un mot admirable de Goethe, c’est quand Méphistophélès dit à Faust : « Le meilleur de ce que tu sais, tu ne peux pourtant pas l’enseigner à ce garçon (ton élève)[30]. » Boisdeffre, de même, ne pouvait rien dire de la vraie vérité à ce maigre garçon qui « gâtait tout ».

Henry sut (par Gonse) que Cavaignac allait porter son faux à la tribune[31] et, aussi, qu’il se proposait de frapper Esterhazy. Le destin s’accomplissait, l’apothéose d’un jour, puis la découverte, désormais inévitable, de ses crimes.

Esterhazy, averti, courut chez Pellieux, et, menaçant, l’air et le ton d’un maître-chanteur aux abois, déclara qu’il en avait assez et que, si on le poussait à bout, « il dirait qu’il avait été l’homme de l’État-Major[32] ». « Sachant la terreur que Cavaignac inspirait dans les bureaux de la Guerre » et « pensant qu’on lui cacherait beaucoup de choses »[33], il avait déjà demandé audience au ministre. Mais Cavaignac ne lui avait même pas répondu. Il demandait maintenant à voir Boisdeffre.

Pellieux s’acquitta de la commission. Boisdeffre, à l’en croire, aurait vivement relevé l’insolence d’Esterhazy ; en tout cas, il prescrivit à Pellieux de rendre compte à Cavaignac de l’incident[34], ce qui était le moyen à la fois de se couvrir lui-même et d’inquiéter le ministre. Cavaignac consentit seulement à recevoir Tézenas[35].

Boisdeffre chercha à circonscrire le mal. Ce grand homme élégant, à l’air indifférent et triste, montra, plus d’une fois, de rares qualités de diplomate. Il était au courant de presque tout et n’avait l’air de toucher à rien. Quand on l’entretenait d’une affaire, il écoutait, attentif et distrait à la fois, grognant de temps à autre un « ouais » sourd qui passait pour affirmatif. Quand les choses se compliquaient par trop, il se disait malade, l’était, disparaissait. Il haïssait cette affaire Dreyfus qui avait détruit sa quiétude, l’avait empêché de quitter l’armée pour l’ambassade rêvée, où il eût été un vice-roi de France, à Pétersbourg ; il eût voulu n’en entendre plus jamais parler ; toujours elle recommençait ; et, cette fois, c’était le ministre lui-même qui allait mettre le feu à la poudrière. D’autre part, il savait, comme pas un, l’art de manœuvrer les gens, autrefois courtisan empressé auprès de Miribel, hier sec et dur avec Billot, qu’il fit marcher comme un tambour. Certainement, il parla à Cavaignac et lui fit parler, par Gonse et par Roget, comme à l’homme du monde qui connaissait le mieux les choses de l’armée, les avait prises le plus à cœur, mais qui n’en saurait vouloir à des gens du métier de l’informer de certaines nécessités de la politique militaire. Il lui attesta, par contre, l’authenticité de la lettre où Dreyfus était nommé[36].

Les arguments des chefs de l’État-Major (sans compter les avertissements de Pellieux, de Tézenas) parurent solides à Cavaignac. Pourtant, il ne veut rien dire de ce qui serait contraire à sa conscience ; tout ce qu’elle lui permet, c’est de ne pas dire toute la vérité, mais sans mentir. Se taire n’est pas mentir. Bien plus, dans les cas où le silence pourrait passer pour mensonger, il saura trouver la phrase subtile dont le sens profond échappera à l’auditeur inattentif, mais qui, plus tard, quand on la décortiquera, fera apparaître toute sa pensée.

Ainsi, il retranchera de son discours jusqu’au mot du bordereau[37], parce qu’il ne saurait ni l’attribuer à Dreyfus, ce qui serait contraire à la vérité, ni le restituer à Esterhazy, ce qui dérouterait l’opinion en l’absence d’une preuve certaine que Dreyfus et Esterhazy sont complices. Cette merveilleuse trouvaille, la complicité du juif et du Hongrois, il s’en taira même à Brisson et à ses autres collègues ; pourtant, il l’indiquera à la Chambre d’une formule équivoque et, cela fait, il jettera Esterhazy par-dessus bord, en raison de sa vie crapuleuse et de ses lettres à la Boulancy, afin que nul ne puisse lui reprocher d’avoir gardé sciemment un pareil misérable, le commissionnaire de Dreyfus, dans l’armée française. De même, il évitera de dire quoi que ce soit qui puisse passer pour un aveu de la communication des pièces secrètes, et, aussi, quoi que ce soit qui puisse passer pour un démenti. Encore, il ne prononcera le nom ni de l’Allemagne, ni de l’Italie, ni de leurs attachés militaires ; il ne désignera pas l’Italien comme l’auteur de la fausse lettre de 1896, mais sans l’attribuer à l’Allemand ; et il supprimera, par conséquent, cette phrase qui en eût révélé la prétendue origine : « Si on demande à Rome nouvelles explications…[38]. » De cette façon, ni Panizzardi ni Schwarzkoppen, n’ayant été mis directement en cause, n’auront prétexte à intervenir ; d’autre part, aucune de ces indications n’est indispensable à la démonstration de la vérité.

Boisdeffre et Gonse pensèrent avoir réduit au minimum l’imminent danger ; Brisson faillit les tirer entièrement d’affaire.

En effet, lorsque Cavaignac exposa son plan au Conseil et proposa à Brisson de lui faire voir, au ministère de la Guerre, pour qu’il en jugeât lui-même, les pièces secrètes, Brisson objecta qu’il vaudrait mieux s’en tenir au respect de la chose jugée, comme avait fait Méline. Il disait « la majesté des jugements ». « Elle se suffit à elle-même ; il n’y faut point toucher. » Et, longuement, à plusieurs reprises, il insista : « Étayer une sentence par la production de documents postérieurs, c’est l’ébranler précisément par la prétention de la fortifier[39]. » Mais Cavaignac protesta, se fâcha presque ; cet adversaire farouche de la revision s’obstina à la rendre inéluctable, à lui ouvrir la plus grande brèche.

Delcassé, le nouveau ministre des Affaires étrangères, eut pu, d’un mot, changer la face des choses, si Hanotaux, en lui remettant le service, l’avait instruit des protestations répétées de Tornielli et de Munster, et de l’incident diplomatique qui avait suivi l’incartade de Pellieux au procès de Zola. Mais Hanotaux s’en était tu, bien que ce fût son devoir étroit d’en avertir son successeur, et sans qu’on puisse apercevoir d’autre raison à ce silence que son amertume de tomber du pouvoir et d’être remplacé par un homme qu’il avait connu simple secrétaire de la rédaction à la République Française[40], alors que, lui-même, il occupait déjà de hautes fonctions. Delcassé ne savait donc rien de ces graves affaires ; au surplus, il était encore étonné de se voir au quai d’Orsay, s’était séparé de ses plus anciens amis qui avaient pris parti pour la revision (Scheurer, Ranc, et moi-même), et recherchait alors Déroulède, ou feignait de prendre ses avis. De même, Méline n’avait rien dit à Brisson. Faure, lui aussi, qui savait tout, garda le silence[41].

Cavaignac l’emporta donc contre Brisson, qui consentit à se rendre, avec Sarrien, le garde des Sceaux, au ministère de la Guerre, où cinquante à soixante pièces du dossier secret couvraient une grande table[42]. Il y écouta les explications du ministre de la Guerre, qu’il savait honnête et qu’il croyait sagace, jugea inutile d’entendre celles de Gonse sur le reste du dossier, examina surtout le faux d’Henry qu’il trouva bon ; Sarrien aussi[43].

Quand la cécité, tel un fléau d’Égypte, frappe les nations, beaucoup, et des meilleurs, n’y échappent pas. Terrible influence des passions ambiantes, déraisonnées, d’autant plus aveuglantes. La vérité était déjà haut sur l’horizon ; Brisson croyait toujours à la culpabilité de Dreyfus.

II

Deux jours avant la séance, Lucie Dreyfus adressa au Garde des Sceaux une requête en annulation[44].

L’âpre reproche qu’on entendait depuis six mois : « Vous refusez de recourir aux voies légales ! » fit place aussitôt à une cynique ironie qui, d’ailleurs, suait la peur : « La requête ne mérite aucun examen ; les faits articulés ne sont susceptibles d’aucune preuve ; la loi est formelle : tout ce qui se passe dans la salle des délibérations doit demeurer enveloppé d’un mystère impénétrable ; les juges de 1894, s’ils étaient interrogés par un juge, auraient le devoir de se taire ; le garde des Sceaux répondra par une fin de non-recevoir[45]. «

Sarrien eût voulu être édifié avant l’interpellation de Castelin, imaginant que quelqu’un aurait l’audace de le questionner. C’était un vieil avocat du Mâconnais, subtil et prudent, qui craignait de se brouiller avec les « patriotes », s’étonnait pourtant que les mêmes gens, après avoir révélé la communication des pièces secrètes, la missent en doute, et se préoccupait, à l’encontre de Cavaignac, qui n’y comprit jamais rien, de la loi écrite. Or, le code militaire est très précis sur la communication des pièces à l’accusé, et la jurisprudence n’est pas moins formelle : « Il y a lieu à l’annulation du jugement d’un conseil de guerre lorsqu’il n’a pas été donné lecture à l’accusé de l’information[46]. »

Cependant, il se contenta de chercher au dossier judiciaire (sérieusement, incapable d’une facétie) la preuve que la forfaiture avait été commise[47]. Il n’interrogea ni Cavaignac, qui n’aurait pas menti, ni Félix Faure, ni les juges de 1894 dont quelques-uns[48], au moins, eussent dit la vérité et commençaient à s’inquiéter.

Des journalistes montrèrent à Cavaignac une lettre d’Esterhazy, du 20 mai 1894, avec cette phrase : « Je vais partir en manœuvres de brigade[49]. » Lacroix, Victor Simond, engagèrent Brisson à vérifier l’authenticité des pièces du dossier secret. Brisson, à l’idée que des officiers auraient fabriqué des faux et qu’il eût pu en être dupe, se fâcha. Delcassé connut cette note officieuse d’un des grands journaux allemands : « Personne, en Allemagne, ne doute des rapports qui existèrent entre Esterhazy et Schwarzkoppen[50]. » Tout fut inutile.

Mathieu Dreyfus avait encore d’autres renseignements ; l’un de ses amis était allé à Berlin, où Schwarzkoppen répéta qu’il était prêt à déposer devant la justice française, ce que Bulow confirma, et il avait failli avoir les photographies ou les copies des notes du bordereau. Casella ayant écrit à l’ancien attaché militaire pour le conjurer de dire spontanément la vérité, celui-ci lui proposa un rendez-vous à Bruxelles. L’italien y courut. Par malheur, Schwarzkoppen, au dernier moment, s’était ravisé et fait remplacer par un émissaire qui ouvrit à Casella un pli scellé, « précisant qu’il avait l’ordre de ne pas le reprendre, dès qu’il aurait été ouvert ». Casella refusa ; il avait des instructions précises de ne rien accepter que de Schwarzkoppen lui-même[51].

Le matin de l’interpellation, dans un article sur la communication des pièces secrètes[52], je rappelai ces paroles de Pascal :

C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaye d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne servent qu’à la relever davantage ; toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus… Qu’on ne prétende pas de là, néanmoins, que les choses soient égales ; car il y a cette extrême différence que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même[53].

III

L’interpellation de Castelin ne fut qu’une dénonciation : quand il réclama du Gouvernement « des déclarations décisives pour donner au pays la foi dans la vérité », il précisa qu’il ne l’entendait pas de preuves nouvelles, et superflues, du crime du juif ; — il insista au contraire, sur la nécessité de rappeler seulement « des faits qui, sans nuire aux intérêts du pays, seraient de nature à donner confiance aux patriotes » ; — mais le gouvernement devait engager des poursuites contre « les champions » de Dreyfus, doit-il faire voter d’urgence des lois d’exception. C’était cela que l’État-Major avait attendu de Cavaignac. Et le délateur désigna chacun d’eux, précisant l’inculpation, celui-ci (Mathieu Dreyfus) pour avoir calomnié Esterhazy, celui-là (Picquart) pour avoir soustrait des dossiers, et tous les autres, de Demange à Zola, tout le Syndicat qui, « hier encore et avant-hier », s’était réuni chez moi et faisait appel à la fois à l’étranger et à la Révolution[54].

Méline, accusé par le sycophante de n’avoir sévi contre aucun de ces mauvais citoyens, protesta. Les socialistes, quand il demanda des lois d’exception, ne firent entendre aucune de leurs protestations ordinaires[55].

Puis, quand Cavaignac parut à la tribune, un grand silence se fit, où il y avait de la crainte et de l’espoir, l’attente anxieuse de savoir enfin la vérité.

Le ton de Cavaignac fut toujours sec et dur ; il eut, ce jour-là, quelque chose d’impérieux, mais aussi de sincère, et qui le parut même à ceux qui le détestaient le plus[56].

Tout ce qu’il dit, dans ce discours, il le pensait, et ce qu’il pensait sans l’oser dire, il l’insinua, fidèle au plan qu’il avait arrêté.

Ainsi, il ne posa point la question, comme le bon sens et l’évidence le voulaient, entre Dreyfus et Esterhazy ; mais, parce qu’il les croyait complices, il expliqua en ces termes l’acquittement d’Esterhazy : « Les juges ont estimé qu’on ne leur apportait pas la preuve du crime qui était imputé à cet officier et qui, d’ailleurs, n’eût pas innocenté Dreyfus. »

C’est-à-dire, comme il ne se lassera pas de le répéter plus tard, que Dreyfus resterait le traître, alors même qu’Esterhazy serait reconnu l’auteur du bordereau.

La gauche applaudit à cette effroyable sottise ; à droite, Cassagnac s’écria que « c’était la vérité ».

On peut croire que ces représentants de la nation, monarchistes et républicains, ne comprenaient pas ce qu’ils applaudissaient, sauf que Cavaignac les allait débarrasser à la fois du juif et du uhlan.

Le nom même d’Esterhazy ne souilla pas ses lèvres : « On a tenté de substituer à Dreyfus un officier qui sera frappé demain des peines disciplinaires qu’il a méritées. »

Et toute la gauche, avec l’extrême-gauche, éclata en bravos, parce que les adversaires républicains de la revision étaient las de s’entendre appeler « esterhazistes » par les défenseurs de Dreyfus et que l’auteur des lettres à Mme de Boulancy avait fini par leur répugner.

La droite fut étonnée, mais sans qu’il s’y trouvât quelqu’un, pas même Drumont ou le marquis de La Ferronnays[57], pour rappeler, d’une interruption, que cet homme était le même dont elle avait pris la défense, il y a six mois, avec tant de passion, le célébrant comme le martyr des juifs. Pellieux, alors, l’appelait « Mon cher commandant » ; Boisdeffre lui cherchait des témoins contre Picquart et lui serrait la main publiquement, au procès de Zola ; et dans Paris, au Cherche-Midi, au Palais de Justice, le cri de : « Vive Esterhazy ! » se mêlait à celui de : « Vive l’armée ! » Pourtant, les lettres infâmes, la vie infâme de l’homme étaient déjà connues. Quel crime nouveau a-t-il commis ?

Hier, acquitté par ordre ; aujourd’hui condamné par ordre. Il n’aurait pas suffi, en effet, à Cavaignac d’annoncer qu’il l’envoyait devant un conseil d’enquête ; il avait commandé, s’érigeant en juge : « Il sera frappé des peines qu’il a méritées. »

Esterhazy exécuté de la sorte, Cavaignac passa à Dreyfus.

Mais, d’abord, en quelques nobles paroles, — car le dictionnaire de la rhétorique est à tout le monde, il n’est personne qui n’y puisse trouver de belles phrases et, dès lors, il est moins difficile de juger de l’âme du comédien, dont on sait qu’il n’est qu’un interprète, que de l’âme de l’orateur sur les mots qu’ils récitent — il s’adressa, au delà de l’assemblée, aux défenseurs de Dreyfus, et les salua comme des hommes de bonne foi : « Le silence observé jusqu’ici ou des manœuvres coupables ont permis de les égarer. Ils représentent une part notable de la pensée française. Un malentendu menace de s’élever entre eux et cette armée qui a pour mission sacrée de défendre le patrimoine de la France, non pas seulement son patrimoine matériel, mais son patrimoine intellectuel et moral. » C’est donc pour eux, surtout, qu’il parle ; « tout ce qu’il peut apporter de vérité », c’est à eux qu’il l’offre. Et, sans doute, « le sentiment national a été tellement provoqué qu’il accepterait qu’on assurât le respect de l’armée par des mesures répressives, et seulement par des mesures répressives. Mais ce n’est pas là le genre de respect que l’armée réclame pour elle-même. Respectueuse de la justice comme elle l’est de la suprématie du pouvoir civil, il ne faut pas donner au pays l’impression, alors qu’elle n’a besoin de se défendre que par la vérité, qu’elle a besoin de se défendre contre la vérité par des raisons de salut public ».

On a oublié ces paroles pour se souvenir seulement du reste du discours ; c’est pourquoi je les rappelle. Il en est peu qui soient plus instructives, où paraisse mieux la misère de l’éloquence, l’éternelle piperie des mots.

Il ne fallait plus qu’une chose : que Cavaignac fît surgir la vérité de l’ombre, tirât le rideau.

Il jura, et, de sa part, ce n’était pas un parjure, qu’il avait « la certitude absolue de la culpabilité de Dreyfus ».

Et, une fois encore, avant d’aborder la démonstration promise, il fut éloquent : « Jamais aucune raison de salut public, quelle qu’elle fût, ne pourrait me déterminer à maintenir un innocent au bagne… S’il s’agissait d’un innocent, tout ce qu’on voudrait ; mais, puisqu’il s’agit d’un coupable, rien… Nous sommes maîtres de traiter nos affaires chez nous comme nous l’entendons[58] ! »

Les radicaux, les nationalistes exultaient. Le chansonnier Couyba[59] cria que « c’était le langage d’un Français », et Déroulède, qui n’oubliait jamais qu’il incarnait le patriotisme, répondit : « Merci pour la France ! »

Alors, enfin, Cavaignac produisit ses preuves : trois pièces choisies « entre mille pièces de correspondance échangées, depuis six ans, entre des personnes qui s’occupaient activement, et avec succès, de l’espionnage », et deux du dossier des aveux, un document suspect et quatre faux.

Il en donna lecture et les commenta.

D’abord, la lettre de Schwarzkoppen à Panizzardi, de septembre 1896, qu’Henry avait datée de mars 1894, avec l’initiale D… qu’il avait substituée, sur un grattage, au nom, qui commençait par un P, de quelque obscur fournisseur de l’attaché allemand[60].

Puis, la lettre Canaille de D…, et de celle-ci, comme de la précédente, il affirma que « c’était bien de Dreyfus qu’il s’y agissait », — du riche et ambitieux officier qui allait lui-même livrer sa marchandise à son employeur et promettait « de faire tout son possible pour satisfaire » l’autre attaché militaire, qui l’avait congédié[61].

Cependant, « un certain doute pourrait subsister du fait que le nom est désigné seulement par une initiale » ; mais il n’en est pas de même de la troisième pièce ; Dreyfus, cette fois, est nommé en toutes lettres ; et il sortit la lettre de Panizzardi, dont il supprima seulement, comme il avait été convenu, « un membre de phrase qu’il ne pouvait lire », — sans doute trop terrible.

Un frisson passa sur la Chambre, des exclamations retentirent, d’horreur ou de joie patriotique ; la conviction fut unanime, foudroyante ; pas un de ces six cents députés ne s’avisa que Pellieux, il y a six mois, avait déjà produit cette même pièce ; que Scheurer, Picquart, vingt journalistes l’avaient dénoncée comme un faux. Les meilleurs baissèrent la tête[62].

Alphonse Humbert, bravement, parla pour tous : « C’est clair ! »

Le pauvre homme qui était à la tribune, savourant son triomphe, promena son regard sur l’assemblée et prononça : « J’ai pesé l’authenticité matérielle et l’authenticité morale de ce document. »

Et il démontra l’une et l’autre ; l’authenticité morale par d’autres lettres des attachés militaires, qui confirmaient celle dont il avait donné lecture ; l’authenticité matérielle, parce que l’auteur de la lettre s’était servi de son papier et de son crayon bleu ordinaires. « La culpabilité de Dreyfus est établie par cette pièce d’une façon irréfutable. »

Quelqu’un qui à ce moment eût regardé Méline l’aurait trouvé plus pâle qu’à l’habitude ; il avait, lui, reconnu la pièce, celle dont l’ambassadeur d’Italie avait déclaré, sur l’honneur, qu’elle était fausse. Mais il se tut.

Et quand Cavaignac, poursuivant sa leçon, « comme un professeur au tableau noir[63] », attesta que Lebrun-Renaud avait reçu les aveux de Dreyfus, Dupuy se tut, lui aussi, comme il s’était tu, déjà, en janvier[64].

D’un mot, il eût pu faire crouler l’imposture ; il garda le silence[65]. Et Barthou, Poincaré qui savaient, eux aussi, la vérité, restèrent également muets.

Cette misérable légende qui était, depuis des mois, le thème de tous les discours de Cavaignac, les défenseurs de Dreyfus l’ont cent fois crevée. Mais l’obstiné s’y attachait d’autant plus, parce que sa psychologie y brillait de son plus vif éclat. (« Quelque mobile qu’on veuille imaginer, je déclare que, dans ma conscience, je ne puis admettre qu’un homme ait prononcé ces mots : « Si j’ai livré des documents… », s’il ne les a pas livrés en effet…, je pèse ces mots… etc. ») Et, cette fois, outre les racontars d’Anthoine et de Mitry, et un rapport que Billot, en plein procès Zola, avait demandé au lieutenant-colonel Guérin, il avait en mains des documents qu’il croyait contemporains, la lettre antidatée de Gonse, la prétendue note du calepin de Lebrun-Renaud. Sa victoire fut complète.

Il termina par un couplet sur l’armée, « forte de la justice des actes qu’elle a eu à accomplir ».

Toute la Chambre, quand il revint à sa place parmi les autres ministres, à la fois radieux et inquiets de son magnifique succès, se leva pour l’acclamer. Les césariens[66], surtout, déliraient, réclamant à grands cris l’affichage, et les radicaux appuyèrent, mais protestant, par manière de surenchère, contre la demande d’un scrutin public, parce que « tous les Français sont unanimes quand il s’agit de la patrie[67] ».

Et ce fut aussi l’avis de Brisson, qui tint à dire que Cavaignac avait parlé « au nom du Gouvernement ». (Il ne voulait pas laisser au seul ministre de la Guerre, dont il redoutait l’ambition, la gloire d’un tel discours.) « Les partis, dit-il, doivent se donner les uns aux autres cette preuve de confiance » de voter, par mains levées, l’affichage. Cependant la droite insista[68], et l’on vota au scrutin, à l’unanimité.

Quinze socialistes[69] seulement s’abstinrent, et Méline[70].

Le soir, à l’État-Major, dans le cabinet de Gonse, pendant que tous les officiers triomphaient, Henry, songeur, murmura : « Le ministre aurait mieux fait de ne pas, lire les lettres[71]. »

Mais, le lendemain, par un violent effort sur lui-même, il reprit son assurance et, comme il causait avec le diplomate Gavary, suspect d’incliner à la Revision il lui dit, dans son langage militaire : « Le ministre vous embouche un coin. » Puis, s’échauffant : « On m’a dit de corser les dossiers. Je les ai corsés. Des preuves contre Dreyfus, j’en ai plein mes armoires. « Et il les montrait d’un geste circulaire, dans son cabinet du service des Renseignements, dans sa fabrique.

IV

Rien n’égala la joie des principaux défenseurs de Dreyfus quand ils connurent le discours de Cavaignac qui devait les consterner. Sauf l’innocence de Dreyfus, il leur concédait tout : que l’élite intellectuelle, qui a dénoncé l’erreur judiciaire, est de bonne foi ; que la raison d’État ne saurait prévaloir contre la justice ; que l’argument empoisonné de l’étranger est le plus méprisable des prétextes ; que la France a le droit de régler cette affaire, dans un sens ou dans un autre, sans avoir à redouter la guerre ; que la prétendue nécessité du huis-clos est un mensonge et une lâcheté ; que la question est strictement judiciaire, nullement politique ; que la chose jugée n’est qu’un formalisme légal, sans rien d’intangible ; que chacun a le droit, à l’exemple du ministre lui-même, de procéder à l’examen des faits et des pièces, à sa revision intime ; qu’à l’exemple, encore, du ministre, il est loisible de tirer argument, sans manquer de patriotisme, de documents allemands et italiens ; que des pièces secrètes ont été communiquées aux juges de 1894, puisque le ministre n’a pas osé reprendre à son compte la formule sacro-sainte de Billot[72] ; que le bordereau, seule base légale de l’accusation, dont il n’a même pas prononcé le mot, ne suffit pas à prouver la culpabilité de Dreyfus ; qu’un autre que lui pourrait bien en être l’auteur ; et qu’Esterhazy, puisque Cavaignac va le faire chasser de l’armée, est, au moins, un gredin, peut-être un bandit.

Dès lors, que restait-il, après l’abandon de tous ces avant-postes, les plus solides, pour défendre la citadelle ? Une légende et un faux.

Entre la petite minorité des revisionnistes, à peine encore le centième de la France, et la Revision, il n’y avait plus que ces toiles d’araignée.

Tous leurs journaux, le lendemain, annoncèrent l’inévitable dénouement[73].

Cela surprit fort, dans l’autre camp, où Drumont célébrait « le verdict suprême » de Cavaignac, pendant que Rochefort acclamait « le nouveau Boulanger » et que Pelletan se félicitait « d’avoir toujours cru à la culpabilité de Dreyfus[74] ». Ils n’en purent croire leurs yeux à voir ces vaincus repartir en avant, d’un tel air de confiance et si assurés, criant à tue-tête que la fameuse pièce, où Dreyfus, le juif, était deux fois nommé, c’était un faux[75]

Les ministres, surtout, furent stupéfaits ; celui de l’agriculture, Viger, avait annoncé que les gens du Syndicat « rentreraient dans leurs tanières[76] ».

Ce « coup de massue » dont Billot, l’année précédente, à la même époque[77], avait menacé Scheurer, il venait de s’abattre, avec un grand fracas, mais dans le vide, sans écraser personne.

À la Chambre même, l’immense vent de folie n’avait sévi que dans la salle des séances ; il tomba aux couloirs. L’affichage à peine voté, le bon sens et la réflexion succédèrent, chez plus d’un, à l’imbécillité et à la peur. L’abstention de Méline fut fort commentée ; il eut beau l’expliquer seulement par son souci de rester fidèle à sa politique : « Pas d’autre argument que la chose jugée[78] » ; on soupçonna autre chose.

Ainsi, tout de suite, le ver s’était logé dans le fruit, l’inquiétude dans le triomphe.

On remarqua beaucoup que les deux journaux qui avaient fait de l’impartialité leur tactique hésitaient à s’engager. Le Temps exposa que le champ restait ouvert « plus que jamais » à la discussion et au contrôle. Cornély, pour la dixième fois, déclara « l’affaire enterrée », puis lança cette flèche : « Il y aurait impertinence et inconvenance à ne pas être d’un avis qui a rallié les représentants les plus autorisés de tous les partis. » Il savait à quoi s’en tenir, suivait les gens de l’État-Major, comme l’amateur d’émotions suit le dompteur de fauves, dans l’attente du jour où il le verra dévorer.

Scheurer, de son lit de douleur, affirma que les arguments de Cavaignac ne changeaient rien à sa conviction[79].

Cependant, sauf le bloc de lecteurs qui voyaient par les yeux des défenseurs attitrés de Dreyfus ; et quelques consciences troublées, mais qui cachaient leur crainte, tout le reste, l’immense majorité de la nation, s’émerveilla de la redoutable preuve. Bourgeois et plébéiens, ouvriers et paysans, l’armée et le clergé, quand ils virent le faux affiché solennellement sur les murs des 36.000 communes de France, le tinrent pour le plus décisif des arguments : « Je dirai que jamais j’avais de relations avec ce juif. C’est entendu. Si on vous demande, dites comme ça, car il faut pas qu’on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui. » Que voulait-on de plus ? Dreyfus, les amis du traître, avaient leur compte.

L’étonnant — est-il besoin de le dire ? — c’eût été que cette masse, ignorante ou hallucinée, se fût étonnée que l’attaché militaire, qui se rencontrait tous les jours avec son collègue, lui adressa, par la poste, de pareilles confidences, et d’un tel style, et à un tel moment, si opportun pour l’État-Major en détresse, au lendemain de la découverte qu’avait faite Picquart et à la veille d’une inquiétante interpellation. Cette pièce, portée à la tribune par le ministre de la Guerre, parlant au nom du Gouvernement de la République, comment le peuple l’eût-il suspectée ? C’eût été miracle. Il n’y pouvait, n’y devait voir, sans hésitation, que la preuve écrasante de l’infamie de Dreyfus. Mais telle aussi elle parut à des hommes qui avaient fait de l’histoire l’étude de leur vie, ou qui avaient été mêlés aux plus grandes affaires, à des diplomates vieillis sous le harnais et à des critiques de profession, à la moitié de l’Institut ; — ou du moins, aucun de ces mandarins de la politique, des lettres et des sciences n’exprima un doute, ne cria gare, pas plus Vandal que Brunetière, ni le duc de Broglie, ni Sorel.

Furent-ils tous dupes, momentanément imbéciles ? Les écrivains revisionnistes qui, dans la presse, dénonçaient le faux ne leur étaient pas tant supérieurs par l’intelligence ou la culture, comme leur petit parti ne se distinguait pas du reste des Français par des vertus ou des qualités exceptionnelles. Il y avait, dans l’un et dans l’autre camp, des hommes de sens et des sots, de braves gens et des coquins. Seulement, pour les uns, la grande clarté du jour luisait, où toute chose paraît sous son véritable aspect ; et les autres (hors les criminels et leurs associés) marchaient dans la nuit, dans l’ombre menteuse, où chaque arbre devient un fantôme.

Et nulle lumière ne filtrait dans leurs ténèbres, puisque les adversaires de la revision ne lisaient que leur propre presse qui avait fait leur opinion ; des preuves et des arguments qu’amoncelaient les défenseurs de Dreyfus, ils ne savaient rien.

Il fallait donc, de toute nécessité, sinon pour les convaincre, du moins pour les avertir, autre chose que des articles de journaux : un acte dont l’écho leur arriverait, qui les forcerait à se retourner.

Le lendemain du discours de Cavaignac, Picquart vint, dans la soirée, chez Labori ; j’y étais, ainsi que Demange et Trarieux[80].

Demange avait décidé d’adresser au garde des Sceaux une protestation ; il nous en donna lecture. Il n’a connu, en 1894, le conseil de guerre n’a pu connaître légalement que le bordereau ; il n’a eu communication d’aucune des pièces, datées de mars et d’avril 1894, que Cavaignac a portées à la tribune ; il a reçu de Dreyfus, le 31 décembre 1894, le récit circonstancié de l’extraordinaire visite de Du Paty, ce même jour, quand l’envoyé de Mercier chercha en vain à obtenir du condamné l’aveu, au moins, de quelque tentative imprudente d’amorçage ; Dreyfus écrivit au ministre, jurant, une fois de plus, qu’il était innocent. La forfaiture éclatait à nouveau ; toute la légende des aveux s’effondrait[81].

Le vieil avocat, depuis qu’il avait accepté de défendre Dreyfus, en avait été durement puni. La haine des jésuites s’était acharnée sur ce fervent catholique ; peu à peu sa clientèle l’avait abandonné ; son cabinet devenait désert. Il supportait sans une plainte cette ruine et la dissimulait, d’une constante belle humeur, la conscience en repos.

Un silence se fit quand il eut fini de parler ; une même pensée nous opprimait ; je pris sur moi de l’exprimer ; je dis à Picquart qu’il était seul qualifié pour dénoncer le faux.

Picquart répliqua qu’il y avait songé tout le jour ; puis, très calme, il rédigea la lettre suivante :

Monsieur le Président du Conseil,

Il ne m’a pas été donné jusqu’à présent de pouvoir m’expliquer librement au sujet des documents secrets sur lesquels on a prétendu établir la culpabilité de Dreyfus.

M. le ministre de la Guerre ayant cité à la tribune de la Chambre des députés trois de ces documents, je considère comme un devoir de vous faire connaître que je suis en état d’établir, devant toute juridiction compétente, que les deux pièces qui portent la date de 1894 ne sauraient s’appliquer à Dreyfus et que celle qui porte la date de 1896 a tous les caractères d’un faux.

Il apparaîtra alors manifestement que la bonne foi de M. le ministre de la Guerre a été surprise et qu’il en a été de même, d’ailleurs, pour tous ceux qui ont cru à la valeur des deux premiers documents et à l’authenticité du dernier.

Quelle réponse lui serait faite ? Une honorable invitation à prouver son dire — ou des poursuites, sous un prétexte quelconque, puis, par ordre, des mois ou des années de prison[82] ? Nous repoussions l’idée, mais elle nous obsédait, que Picquart, en offrant à Brisson d’accepter la discussion ouverte par Cavaignac, appelait sur lui leur colère et leur vengeance.

Comme il était très soucieux de la forme, il dit qu’il attendrait au lendemain pour envoyer sa lettre à Brisson et la publier, après l’avoir relue à tête reposée[83].

La longue route était parcourue ; il était arrivé à l’étape, au sacrifice conscient et volontaire de soi-même.

V

Cavaignac, le soir même de son discours, avait annoncé, par une note officielle, l’envoi d’Esterhazy devant un conseil d’enquête.

Pellieux qui, la veille, l’avait vu si arrogant, s’attendait à une explosion ; il reçut, au contraire, une lettre d’excuses[84]. Esterhazy rétractait ses menaces, avec force protestations, jurait de ne pas faire usage de ses papiers et redevenait le plus discipliné des hommes, mettant toute sa confiance dans ses chefs.

Il avait, en effet, d’autres sujets d’inquiétude qu’une simple mise en réforme, parce qu’il connaissait enfin la « trahison » de Christian et que Bertulus, saisi officiellement par Picquart[85], s’était décidé à envoyer au jeune homme une citation à témoin[86]. Or, « bien que cette mesure eût été prise dans le plus grand secret », Esterhazy en fut informé[87]. Il écrivit aussitôt à son cousin trois lettres suppliantes : « On m’affirme que tu as été me livrer, me vendre…[88] », courut chez Du Paty[89]. Christian, troublé, de nouveau perplexe, ne répondit d’abord ni à l’escroc ni au juge. Mais Bertulus tint bon ; il adressa à Christian une assignation à comparaître, par ministère d’huissier, et, cette fois, il fallait déférer à la justice[90].

D’autres incidents, s’il les avait connus, eussent augmenté encore les craintes du bandit. Mathieu s’était procuré de l’écriture de la fille Pays[91], et Bertulus, l’ayant comparée à celle du télégramme Speranza, avait eu aussitôt la certitude que la maîtresse d’Esterhazy en était l’auteur, ainsi que Christian l’avait raconté à Labori et à Trarieux. La concierge de Marguerite déposa qu’Esterhazy l’avait envoyée à Montmartre pour vérifier le nom de la rue où la Dame voilée lui avait donné rendez-vous[92]. Enfin, Bertulus eût communication de la fausse lettre du marquis de Beauval, qu’Esterhazy aurait fait remettre à Rothschild pour l’apitoyer sur son sort[93].

Christian, au débotté, se rendit chez Bertulus, et, soit qu’il eût peur du forban qui l’avait dépouillé, soit qu’il en eût pitié, il commença par déclarer qu’il regrettait d’avoir cédé à un mouvement de colère et agi « sur des conseils intéressés » ; au surplus, « il ne savait rien de précis au sujet des faux télégrammes » ; il avait seulement entendu dire « qu’ils étaient de Mlle Pays[94] ». Mais, le juge lui ayant fait voir qu’il n’était pas dupe de ces tardifs mensonges et lui ayant fait prêter serment, il se décida à dire la vérité. Il convint, en outre, qu’il avait remis son dossier à Labori, et accepta d’accompagner Bertulus chez l’avocat, pour en opérer la saisie[95].

Le surlendemain, quand Bertulus se présenta chez Labori, celui-ci protesta qu’on ne pouvait procéder à une saisie chez un avocat, fût-il seulement dépositaire, et que, si Christian ne voulait pas livrer ses papiers, « il se chargeait de les défendre ». Même, il ne consentit pas à remettre le dossier à Christian devant le juge ; il fallut que Christian le prît lui-même, librement, et le passât à Bertulus. André (le greffier) s’amusait beaucoup[96].

Si Mathieu Dreyfus avait fait tenir quelque argent au cousin d’Esterhazy pour avoir les lettres[97], il n’y aurait aucun reproche à lui faire ; mais Christian ne demanda pas un sou et ne reçut rien.

Bertulus, après avoir dépouillé le dossier et entendu de nouveau son témoin, qui était redevenu très affirmatif[98], se trouva suffisamment armé. Il porta le soir même son instruction au procureur de la République, Feuilloley, lui exposa l’affaire, l’escroquerie elles faux, demanda un réquisitoire conforme et annonça qu’il allait signer des mandais d’arrêt contre Esterhazy et la fille Pays : « On ne peut pas laisser un pareil misérable dans l’armée ! »

Jusque-là, il avait été chargé seulement d’instruire en faux « contre inconnu » ; surtout, il avait passé jusqu’alors pour habile, souple, accommodant, s’il le fallait, et peu désireux de se brouiller avec les puissants du jour. Il stupéfia le procureur de la République en démasquant ses batteries.

Feuilloley, qui n’était point un méchant homme, mais seulement un magistrat ambitieux de parvenir, connut alors les perplexités de ces fonctionnaires judiciaires que Balzac a si profondément sondés, quand ils se trouvent pris entre deux feux. « Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d’œuvre d’habileté », pensait Camusot[99].

La lutte autour de Dreyfus avait paru se ralentir pendant deux mois ; depuis quelques jours, elle reprenait avec une violence et une âpreté extrêmes, tout le classique réveil des tempêtes, plus formidable, après une accalmie passagère.

Cavaignac fecit. Son patriotique dessein, mûri si longtemps, de terrasser l’agitation par des vérités nouvelles, s’était tourné contre lui. Les afficheurs n’avaient pas fini de coller son discours sur les murs que, déjà, il était en lambeaux. La lettre de Picquart, rendu publique, remettait tout en question. À ce coup de clairon, la petite armée revisionniste, électrisée, avait pris le pas accéléré, montait à l’assaut.

L’habileté eût été de dédaigner le défi de Picquart, comme Esterhazy avait conseillé d’ignorer celui de Zola à Félix Faure. Mais les furieuses passions n’écoutent qu’elles-mêmes ; elles réclamaient l’arrestation immédiate de Picquart[100] ; déjà Brisson, comme naguère Méline, s’apprêtait à leur céder, après avoir, lui aussi, commencé par opiner qu’« il n’y avait rien à répondre à un pareil factum[101] » ; enfin Cavaignac, avec sa résolution habituelle, avait vite pris son parti, le plus contradictoire du monde, mais qui était tout l’homme : 1o  porter plainte contre Picquart ; 2o  vérifier l’authenticité des pièces secrètes.

En effet, il était nécessaire, d’une part, que l’insolence de cet officier en réforme fût châtiée, et, d’autre part, d’en finir, une bonne fois, avec ces éternelles accusations de faux qui remplissaient la presse revisionniste[102]. Cette idée malfaisante avait tellement corrompu les meilleurs esprits que Du Paty lui-même suspectait la lettre de Panizzardi et n’avait pas craint d’en faire part au ministre[103].

De plus, comme on sait, Cavaignac se réservait Esterhazy ; nul justicier que lui, bien que pour une justice limitée.

Il n’échappa point à Feuilloley que Bertulus, en surgissant tout à coup pour enlever Esterhazy à Cavaignac, c’était le bouleversement de la seule partie qui fût restée intacte du fameux discours. Non seulement Cavaignac perdait tout l’avantage qu’il se promettait de l’opération où auraient éclaté son impartialité et sa vertu ; mais elle se retournait contre lui. C’était encore protéger Esterhazy que le mettre simplement en réforme pour ses lettres à Mme de Boulancy et parce qu’il vivait avec une fille. On peut être un libertin mal embouché sans être un traître. Au contraire, la double inculpation d’escroquerie et de faux, une instruction sévère, un procès au grand jour, l’acculait à l’aveu, le perdait, et l’État-Major avec lui.

Il s’engagea donc un vif conflit entre Bertulus et Feuilloley. Il n’y a pas de puissance au-dessus du pouvoir d’un juge d’instruction[104] ; nul, en droit, ne lui commande ; il peut faire arrêter tout Paris ; mais, en fait, il peut, à tout instant, être relevé de ses fonctions. Le procureur de la République alla jusqu’à menacer le juge ; celui-ci lui tint tête et se montra d’autant plus pressant qu’il craignait qu’Esterhazy, averti, prît la fuite ou se tuât ; Christian lui avait conté que son cousin était toujours muni de cyanure de potassium[105].

Les deux magistrats se séparèrent sans s’être mis d’accord[106]. Bertulus, redoutant d’échouer au port, avait fait demander à Brisson (par un intermédiaire) de le voir, mais « dans une maison tierce » ; Brisson répondit qu’il ne le recevrait « qu’ostensiblement, dans son cabinet au ministère[107] ». Feuilloley avisa le garde des Sceaux qui informa Cavaignac.

Il était arrivé à un tel degré d’infatuation qu’aucun obstacle n’était pour l’arrêter. Il décida qu’il n’y avait qu’à marcher sur ces gens. Et tout de suite, sans perdre une heure[108], il saisit le Conseil de sa plainte contre Picquart, non pas en raison de la lettre du colonel à Brisson, mais des vieilles histoires, défigurées ou inventées par Henry, la communication à Leblois du dossier Boulot, du dossier des pigeons voyageurs et du dossier secret. Il exposa que « ces dossiers intéressaient la défense du territoire et la sûreté extérieure de l’État », et, par conséquent, que Picquart et son « complice » Leblois tombaient sous le coup de la loi sur l’espionnage[109]. Pour Esterhazy, il fit savoir qu’il avait signé la veille l’ordre spécial qui l’envoyait devant un conseil d’enquête[110], et il ne fit nullement opposition à ce que Bertulus perquisitionnât chez lui, parce qu’il comptait mettre ainsi la main sur les papiers dont le misérable l’avait menacé ; mais il exigea que le réquisitoire de Feuilloley fût limité étroitement à l’affaire des télégrammes[111]. Et tout cela fut réglé en quelques minutes, sans qu’il se trouvât quelqu’un pour objecter que poursuivre Picquart n’était pas lui répondre, Cavaignac, plus impérieux que jamais, Brisson et Sarrien empressés également à lui complaire, et tous les autres apeurés par les hurlements de la presse, sous l’œil satisfait de Félix Faure, qui se disait qu’à remplacer des ministres modérés par des radicaux, il n’avait point perdu au change.

Quelques heures plus tard, un député socialiste, Fournière, ayant demandé à interpeller le ministre de la Guerre sur la lettre de Picquart, la Chambre, à la veille de se séparer, ajourna le curieux après les vacances[112]. Cavaignac, d’un mot qui parut probant, cingla Picquart, « un individu qui traite de faux une pièce qu’il n’a jamais vue et qu’il a avoué n’avoir jamais vue[113] ».

Quand donc Bertulus, dans la journée, retourna chez Feuilloley, le procureur de la République lui remit son réquisitoire, refusa, malgré de nouvelles instances, d’y comprendre l’escroquerie, et l’invita, quand il irait perquisitionner chez Esterhazy et la fille Pays, à les laisser en liberté. Bertulus, qui était déjà décidé à les arrêter et qui était seul juge de le faire, se garda d’en discuter. Feuilloley était, d’ailleurs, très pressé. Il dit à Bertulus, avec l’arrière-pensée, peut-être, de lui donner à réfléchir, qu’une plainte en espionnage avait été portée par Cavaignac contre Picquart et qu’il allait, de ce pas, perquisitionner lui-même chez le colonel pendant que le juge opérerait chez le commandant. Cela mettrait de pair le justicier et le traître. Cette instruction eût dû revenir à Bertulus ; le procureur se fit un plaisir de lui dire qu’elle était confiée à l’un de ses collègues, Albert Fabre, qui était des amis personnels de Brisson[114].

Bertulus, loin de se laisser intimider, se piqua. Pendant que Fabre et Feuilloley allaient en toute hâte à leur besogne et que, déjà, à travers Paris, les camelots annonçaient les poursuites contre Picquart et Leblois, il prit des mesures, avec beaucoup de soin, pour arrêter, le soir même, Esterhazy et sa maîtresse. Il se rendit à 6 heures, qui est encore une heure légale en été, chez la fille Pays, en compagnie d’un substitut, de son greffier, d’un commissaire de police et de plusieurs agents, et se mit sans retard au travail, c’est-à-dire à fouiller dans tous les meubles où il trouva une quantité considérable de papiers et de lettres qui furent placés sous scellés. Il découvrit notamment, dans une potiche japonaise, sur la cheminée du salon, un lot de petits papiers déchirés qu’il essaya de reconstituer et dont la gravité lui apparut aussitôt : c’était le brouillon de la lettre d’Esterhazy, après son acquittement, à un général[115].

Marguerite, effrayée à l’idée d’être envoyée à Saint-Lazare, commençait à jaser quand le substitut lui dit qu’elle avait le droit de se taire. Elle reprit alors son sang-froid, dont elle ne se départit qu’une fois, mais sans que Bertulus, par malheur, s’en aperçût ; il avait mis la main sur le képi d’Esterhazy et en retournait la coiffe : « s’il en avait soulevé le cartonnage », il y eût trouvé le document que le traître appelait « la garde impériale ». Marguerite, qui connaissait la cachette, faillit se trouver mal[116].

Vers 8 heures arriva Esterhazy, qui venait chercher Marguerite pour dîner. Aussitôt Bertulus lui signifia qu’il l’arrêtait pour faux et usage de faux, et le fit fouiller à fond[117]. Esterhazy, la gorge serrée, comme étranglé[118], reconnut qu’il n’était pas chez lui, mais chez sa maîtresse. Il était devenu livide et, d’abord, s’effondra, dans l’attitude, que Bertulus et les agents connaissaient bien, du malfaiteur vaincu. Il respirait avec bruit, tortillait son épaisse moustache, tordait ses mains. Un peu plus tard, il revint de son accablement et, jetant autour de lui des regards furieux, « d’une hyène acculée », m’a dit un témoin, il essaya de fanfaronner et menaça : « Je parlerai, je dirai ce que j’ai caché jusqu’à ce jour[119]. » — « Cessez cette comédie, lui intima Bertulus, vous êtes un homme démasqué. »

Selon Esterhazy, le juge aurait cherché à lui faire peur ou à l’exciter à d’immédiates révélations en disant que l’arrestation avait été décidée par le Gouvernement[120]. Le substitut observa à mi-voix, à Bertulus, qu’il prenait une lourde responsabilité ; Bertulus reprit qu’il était décidé à faire son devoir. Esterhazy surprit le dialogue ; il se loue fort de ce substitut, qui fut « d’une réelle correction[121] ».

La perquisition dura jusqu’à 11 heures du soir. Esterhazy et sa maîtresse affectaient maintenant de plaisanter, elle à propos de son chien qui resterait seul au logis, lui de sa pipe qu’il tenait à emporter en prison. Personne ne dîna. Vers minuit, les agents écrouèrent la fille à Saint-Lazare et l’homme à la Santé. Bertulus, après avoir fait avertir le préfet de police, se rendit encore à l’ancien domicile conjugal d’Esterhazy, où il n’y avait plus un bout de papier.

Faure donnait ce soir-là une grande fête militaire à l’Élysée. Cavaignac y trônait ; ce fut là qu’il apprit l’arrestation d’Esterhazy[122].

Picquart l’apprit chez Trarieux, Il était sorti dans l’après-midi, ne sachant encore rien de la plainte déposée contre lui, la connut par les journaux, et alla faire visite à Mme Trarieux pendant que Feuilloley et Fabre perquisitionnaient à son domicile, — ce qui, hors de sa présence, était contraire à la loi[123]. Trarieux, qui m’avait rencontré dans le cabinet de Labori où nous étions tous deux aux nouvelles, me pria de l’accompagner chez lui ; dès qu’il vit Picquart, il lui dit qu’il le gardait, lui offrait asile[124].

Dans la soirée, quelques amis, convoqués par dépêche, vinrent s’entretenir des événements, serrer la main de celui qui allait entrer en prison. Il chargea Labori de sa défense. Tous étaient indignés, quelques-uns très excités. Trarieux adressa une noble lettre à Sarrien : « Si l’arrestation du lieutenant-colonel Picquart doit avoir lieu, je tiens, pour lui épargner d’inutiles vexations, à ce que ce soit sous mon toit qu’on vienne le chercher. Cela vous dit assez mon émotion. Le droit est profané, la justice est méconnue : je me sens l’esprit inquiet et la pensée en deuil. » Tard dans la nuit, un journaliste vint nous annoncer que Bertulus avait mis la main au collet d’Esterhazy.

Il est probable que, sans cette arrestation inattendue d’Esterhazy, Picquart eût été laissé en liberté. Fabre ne fut invité que le lendemain, par le procureur général, à l’envoyer en prison ; il s’y refusa d’abord, sans goût pour ce genre de représailles, et parce que le dossier était vide, avec une seule pièce, la lettre de Cavaignac à Sarrien. Cavaignac, informé, envoya aussitôt au parquet un officier (Cuignet) qui expliqua que l’affaire était des plus graves, et que les preuves abondaient. Comme Fabre hésitait encore, le ministre lui fit remettre une « annexe » à sa plainte, antidatée de la veille, où il était affirmé que les faits à la charge de Picquart et de Leblois résultaient des témoignages formels de deux personnages considérables et au-dessus de tout soupçon, Henry, chef du service des Renseignements, et le général Gonse[125]. C’était l’ordre d’incarcérer, et le jour même. Le juge s’inclina ; Brisson et Sarrien ne furent même pas consultés, ne s’en formalisèrent point, quand ils furent avertis après coup, et s’empressèrent d’approuver.

Picquart, après avoir pris congé de ses amis, se rendit, dans l’après-midi, au Palais de Justice où Fabre, qui avait déjà procédé à un interrogatoire sommaire de Leblois, lui donna communication de la plainte de Cavaignac. Il répondit qu’il était « complètement innocent). Sur quoi Hamard, qui avait arrêté la veille Esterhazy, écroua Picquart dans la même prison[126].

VI

On imagine l’émotion de l’État-Major, quand on sut Esterhazy sous les verrous, à l’idée que le bandit « mangerait le morceau ». Boisdeffre prit le parti de rester malade, quitta le service[127] ; Gonse, d’abord, demeura à son poste, puis, n’y tenant plus, suivit l’exemple du grand chef[128], Henry sentit trembler le sol.

Il connaissait à fond son ami, l’homme qui dira : « Henry et moi, nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre, rien[129] ». Plus que jamais, Esterhazy va se cramponner à lui : « Sauve-moi ou je te perds. »

Déjà, depuis que son faux rayonnait sur les murs, Henry, plus d’une fois, avait failli se trahir. Le colosse se fêlait, des fissures apparurent dans cette rude écorce ; quand Cuignet se mit à vérifier l’authenticité des pièces du dossier secret, Roget lui-même remarqua l’inquiétude de cet homme à l’ordinaire impassible[130].

Cavaignac, après avoir tant joué au grand juge, ne concevait pas qu’il se fût trouvé un magistrat assez osé pour lui ravir un des ornements de son triomphe. Il se plaignit durement à Sarrien ; le procureur général transmit la lettre de Cavaignac à Bertulus, lui demanda des explications ; le juge — décidément un homme — le prit de haut : « J’ai arrêté un criminel sans autre domicile que le lit d’une fille de joie, »

Les poursuites contre Picquart avaient été décidées en Conseil des ministres ; une note officieuse précisa qu’Esterhazy, au contraire, avait été arrêté « sur l’initiative propre du juge d’instruction[131] ». C’était exact, mais pourquoi le proclamer ? Pour apaiser les amis d’Esterhazy, antisémites et nationalistes, qui fulminaient, et Esterhazy lui-même[132] ? Ou pour effrayer le juge ?

Le conseil, qui devait juger disciplinairement Esterhazy, fut ajourné à la fin de l’enquête.

Le plus humiliant, que la note taisait, c’est que Bertulus avait agi sur la plainte de Picquart. La vengeance est la grande passion des petites âmes. Cavaignac, en faisant enfermer Picquart dans la même prison que le traître pour rétablir l’équilibre, ne vit pas qu’il le grandissait beaucoup, le sacrait martyr du Droit.

Il avait cru aussi que, Picquart en prison, tout, cette fois, serait fini. Or, encore une fois, rien n’était fini. Non seulement les revisionnistes ne se laissèrent pas effrayer, mais ils s’excitèrent davantage. Il y avait maintenant deux innocents à délivrer : Picquart, Dreyfus. Ils haussèrent leur courage à cette double tâche et, sauf quelques forcenés, continuèrent la lutte, comme ils l’avaient engagée, à la mode anglaise, rien qu’avec les armes de la loi[133].

Quelque infatué que fût Cavaignac, il eût le sentiment de se heurter à quelque chose de plus fort qu’il ne l’avait supposé.

Il y avait une explication très simple à cette résistance acharnée : la force de la vérité, la foi profonde de cette poignée de combattants dans la justice des choses qui finirait bien par triompher de l’injustice des hommes. Mais il y avait aussi une autre explication qui était vile ; c’était celle de Cavaignac. Il croyait au Syndicat.

De Syndicat, même de comité directeur, j’ai dit déjà qu’il n’y en eût jamais. La Ligue des Droits, sous la présidence de Trarieux, n’eut, à aucun moment, la prétention de centraliser la résistance, de conduire les opérations. Elle avait un programme précis : « Maintenir l’égalité de tous les Français devant la loi, sans distinction d’origine, de classe, de race, de religion, de croyance[134] », opposer à la contre-révolution les principes de la Révolution. Ce fut son thème constant. Pour l’argent, des journaux en reçurent, mais sous la forme la plus régulière, souscription d’actions et abonnements de propagande, et comme c’était bien le droit des riches, qu’ils fussent juifs ou protestants ou libres-penseurs, d’appuyer une cause qui leur paraissait bonne et d’aider à la diffusion de leurs idées. Ils avaient usé, à toutes les époques troublées ou pacifiques, de ce droit qui jamais ne leur avait été contesté et qui ne pouvait l’être sans absurdité. Leur seul tort fut de ne pas souscrire ouvertement, comme les républicains l’avaient fait autrefois et comme on l’eût fait en Angleterre. L’argent lui-même était devenu timide sous l’injure et le chantage. D’ailleurs, il fut toujours moins abondant au camp de la Revision que dans le camp opposé. Le véritable trésor de guerre, c’était celui des Assomptionnistes et des comités catholiques.

Mais Cavaignac avait accepté du premier jour l’invention des jésuites : le complot des juifs et des cosmopolites contre l’armée, et plus que jamais il y crut, d’une rage plus mauvaise, à chaque sottise nouvelle qu’il commettait, contre ce fantôme imaginaire, hanté bientôt par le projet d’une épuration en masse, « Le Syndicat, dit-il à Du Paty, se brisera contre moi, Cavaignac, comme contre ce mur[135]. » Il ne s’indigna nullement quand un sénateur radical, Baduel, conseilla d’arrêter Trarieux, et se confirmait dans son idée par la lecture des journaux nationalistes qui l’invitaient à « coffrer » tous les meneurs ; sinon, les assommeurs patriotes « abattront eux-mêmes les insulteurs de l’armée sur le pavé[136] ».

Alors que tant d’échecs successifs auraient dû le dégriser, il s’enivrait, lui qui avait été des plus ardents contre Boulanger[137], de l’encens des césariens, et souriait à la nouvelle « Boulange » que les journaux revisionnistes appelaient, d’un mot qui n’était pas moins bas, « la Cavagne ».

Au bout de huit jours, le jour était loin où il faisait appel aux intellectuels ; il les tenait, maintenant, pour des rebelles, puisqu’ils avaient refusé de se laisser convaincre par ses arguments. « La Turquie avait eu jadis une émeute de Softas » ; la France subissait « une insurrection de Lamdamine[138] ». Et l’on ne réduit les émeutes, même de lettrés, que par la force.

Le plus triste à dire, c’est que la plupart de ses collègues eurent l’air de lui donner raison, ou par leur silence, ou par leurs actes. Le poète Bouchor, chargé de composer un poème pour le centenaire de Michelet, s’était inspiré d’une image familière au grand historien ; il conviait les générations nouvelles « à rapprendre au monde que la France est le champion du Droit » ; Bourgeois lui demanda de supprimer ces strophes. Au Panthéon, dans une fête officielle, ces mots de justice et de droit auraient sonné séditieux. Bouchor refusa de faire cette injure à la mémoire de Michelet, remporta ses vers[139].

L’idée d’une opération violente, pour en finir, était tellement dans l’air, et la réalisation en semblait si proche que l’Église militante, qui en aurait eu tout l’avantage, voulut encore l’honneur d’en paraître l’initiatrice. Le 19 juillet, à la distribution des prix du collège d’Arcueil, que présidait le général Jamont, tout le discours du père Didon fut une invocation au sabre : « Lorsque je parle de la nécessité pour une nation d’être munie de la force, j’entends parler directement de la force matérielle, de celle qui ne raisonne pas, mais qui s’impose, de celle dont l’armée est la plus puissante expression, de celle enfin dont on peut dire ce qu’on a dit du canon, qu’elle est la suprême raison des chefs d’État et des patries. » Et, comme si le moine eût pu craindre que son auditoire, le général en chef, s’y méprissent, il précisa, dans le vocabulaire du jour : « L’ennemi, c’est l’intellectualisme qui fait profession de dédaigner la force, le civilisme qui veut subordonner le militaire. C’était contre eux qu’il fallait tourner la pointe de l’épée (puisque en effet les bûchers étaient éteints et que la tempête révolutionnaire avait emporté le grand œuvre des fils de Saint-Dominique) : et, secouant cette robe blanche qui, avec Lacordaire, avait été une liberté :

Lorsque la persuasion a échoué, que l’amour a été impuissant, il faut brandir le glaive, terroriser, couper les têtes, sévir, frapper… Malheur aux gouvernements qui masquent leur faiblesse criminelle derrière une insuffisante légalité, à ceux qui laissent le glaive s’émousser ! Le pays, livré à toutes les angoisses, les rejettera flétris, pour n’avoir pas su vouloir, même au prix du sang, le défendre et le sauver[140].

Le général avait salué d’avance la parole du moine « comme la confirmation des idées qui lui étaient chères » ; le discours lui avait-il été soumis ? En tout cas, il l’écouta jusqu’au bout et l’applaudit.

Pour toute sanction (sous ce gouvernement des radicaux), Cavaignac rappela que les membres de l’armée ne peuvent présider des distributions de prix, dans les établissements qui ne relèvent pas de l’Université, qu’avec l’autorité du ministre de la Guerre[141].

Brisson laissait faire, dérouté par tous ces événements, par l’extraordinaire roman feuilleton qu’était devenue la politique, n’y voyant plus clair, toujours convaincu que Dreyfus avait été condamné à bon droit et que Picquart avait été mêlé à de louches intrigues, et, d’autre part, épouvanté par cette nouvelle explosion des fureurs monacales et césariennes, et troublé, plus qu’il ne se l’avouait lui-même, par tant d’appels obstinés des revisionnistes à sa conscience de vieux républicain. Plusieurs de ces hommes avaient été, à diverses époques, ses compagnons de lutte, et il savait qu’ils n’étaient pas des vendus. Il était, depuis trente ans, l’ami de Scheurer, de Ranc, de Clemenceau, prisait Trarieux, admirait Jaurès, me tenait pour un « républicain fidèle et un écrivain pénétrant[142] ». Étaient-ils des hallucinés ? Ou lui-même était-il aveugle ? Il ne se croyait pas moins clairvoyant qu’eux et il se savait aussi honnête ; et toute sa vie déjà longue, où il y avait, comme dans toutes les existences, des erreurs et des fautes, mais pas une tache, il l’avait vouée à l’idéal républicain, la justice. Il se persuadait, comme on étouffe un remords, qu’il ne l’avait pas désertée, et, pourtant, des voix éloquentes ou généreuses l’en accusaient. Très patriote, né dans ce Berry qui est le cœur même de la France, qui fut un jour toute la France avant que la Lorraine lui envoyât Jeanne d’Arc, élevé par un vieux soldat des grandes guerres de la Révolution et de l’Empire, il avait le culte de l’armée. Mais l’armée était-elle en cause, et, si elle l’était, qui lui faisait le plus injure, d’un Gohier, en l’outrageant, ou d’un Rochefort, Scapin décrépit, en s’enveloppant du drapeau ?

Il tomba malade, n’assista pas à la revue du 14 juillet où Cavaignac s’offrit aux applaudissements à côté de Félix Faure, les disputa à Pellieux.

VII

La Cour de cassation ayant rejeté le pourvoi de Zola[143], son procès revint le 18 juillet à Versailles. Il adressa l’avant-veille une lettre véhémente à Brisson : « Vous incarniez la vertu républicaine, vous étiez le haut symbole de l’honnêteté civique… Vous tombez dans l’Affaire. Vous voilà dépossédé de votre souveraineté morale, vous n’êtes plus qu’un homme faillible et compromis[144]. » Et vingt pages sur ce ton, âpres et puissantes :

Spectacle lamentable, la fin d’une vertu !… Vous croire assez peu intelligent pour garder une ombre de doute sur l’innocence de Dreyfus, grand Dieu ? Vous ignorez donc tout de cette tragique histoire ? Vous n’avez donc pas lu ses lettres ?… Plus tard, elles resteront, comme un monument impérissable, lorsque nos œuvres, à nous écrivains, auront peut-être sombré dans l’oubli ; car elles sont le sanglot même, toute la souffrance humaine. Lisez-les, Monsieur Brisson, lisez-les un soir avec les vôtres au foyer domestique. Vous serez baigné de larmes.

Il terminait en s’étonnant que « tant d’ambitieux fussent tous de petits hommes… Chaque ; fois que je vois un de vous céder au vent de folie, se salir dans l’affaire Dreyfus, avec la sotte pensée peut-être qu’il travaille à son avènement, je me dis : « Encore un qui ne sera pas Président de la République ! »

On interpréta une pareille sommation comme la promesse que, cette fois, Zola accepterait le débat, malgré l’assignation tronquée. Il l’avait annoncé précédemment, : « Trois lignes, c’est encore trop ! Qui sait, dans ces trois lignes, s’il ne va pas brusquement se déclarer une fenêtre, laissant passer le libre soleil[145] ? »

C’était mon avis, celui de beaucoup de revisionnistes ; ce ne fut celui ni de Clemenceau ni de Labori, qui persuadèrent à Zola de faire défaut si la cour d’assises n’autorisait pas la preuve sur les faits connexes. Or, il était certain d’avance que Périvier, le président de la Cour, ne s’y prêterait pas.

À l’audience, Labori développa sa thèse : ne pas admettre comme partie civile les officiers du conseil de guerre ; autoriser Zola à déposer, avant l’appel du jury, des conclusions sur l’étendue et l’admissibilité de la preuve. Comme ces moyens étaient « directement contraires » à l’esprit et à la lettre de la loi[146], le procureur général Bertrand y riposta par un mot qui fit fortune : « Quand on a proposé un duel à des officiers, quand on les a souffletés, on ne fuit pas dans le mâquis de la procédure. » La cour rejeta. Labori déclara alors qu’il se pourvoyait en cassation ; Périvier et ses assesseurs décidèrent que le pourvoi n’était pas suspensif[147] ; et Zola quitta la salle des assises au milieu d’un vacarme effroyable. Déroulède, debout dans une tribune, hurlait : « Hors de France ! À Venise[148] ! »

Il ne restait plus à la Cour qu’à statuer sans le concours du jury, c’est-à-dire à condamner les accusés défaillants au maximum.

Zola, s’il eût fait opposition au jugement, l’eût fait tomber ; l’affaire fût revenue en septembre.

C’était la manœuvre que Périvier avait prévue et annoncée lui-même. Ainsi on gagnerait deux mois, pendant lesquels « de vives clartés jailliraient forcément des enquêtes ouvertes contre Esterhazy et Picquart » : « la justice, alors, s’imposerait[149] ».

Et c’était aussi le sentiment de Zola ; mais Labori avait combiné un autre plan, ou il l’improvisa en revenant de Versailles, dans la poussière et le trouble de cette chaude journée d’été. Il conseilla à Zola de quitter la France le soir même, afin que le jugement ne pût devenir exécutoire[150]. En effet, dès que l’arrêt lui aura été signifié, Zola ne sera plus le maître de son procès ; sitôt qu’il aura fait opposition, les assises seront convoquées à nouveau, et il sera condamné une troisième fois, définitivement[151].

Au contraire, dans un exil volontaire et « la retraite la plus ignorée », Zola reste pour les défenseurs d’Esterhazy une menace redoutable ; il choisira lui-même son jour pour rentrer et donner ses preuves, soit que la vérité sorte victorieuse des procès en cours, soit qu’elle y subisse une autre défaite.

Clemenceau appuya Labori. Aucun des promoteurs de la Revision ne fut consulté[152].

Zola fut très ému à cette nouvelle aventure[153] : ce départ clandestin, comme d’un coupable, l’exil, et jusqu’à quand ? Et non seulement la tristesse de l’exil l’effraya, grandie hors de toute mesure par son imagination de poète, mais quelque chose de plus cruel encore : ce qu’on dira de lui, en France et dans le monde entier. Lui, si brave, fuir devant la prison ! Après tant de beaux gestes et de belles paroles, cette disparition obscure ! Ce qu’on exigeait de lui, était-ce vraiment nécessaire pour défendre contre le vent » la petite lampe sacrée[154] » ?

Il était d’autant plus indécis que sa femme, qui l’avait rejoint[155], était opposée au départ, s’étonnait d’un parti qui lui semblait peu conforme au caractère de son mari. Il n’avait pas eu connaissance des deux lettres du colonel Combe, l’une fausse, l’autre falsifiée, que Judet, ce matin même, avait publiées[156]. Peut-être, s’il les avait connues, fût-il resté. Labori, cependant, ne cessait de l’objurguer, ainsi que Clemenceau : nul homme sensé ne l’accusera d’avoir fui devant la prison, « puisqu’une condamnation par défaut est provisoire » ; cette prétendue fuite est « une nécessité de tactique ; ils en prennent la responsabilité[157].

Zola m’a raconté, longtemps après, qu’il crut entendre Dreyfus, sur son rocher, qui lui demandait ce suprême sacrifice. Il s’y résigna enfin, parce qu’il lui semblait que là où il y avait pour lui le plus à souffrir était le devoir. « Il se dévoua, dit-il, jusqu’à la totale disparition et, ce jour-là, saigna tout son sang ».

Était-ce l’intérêt de l’Affaire que Zola disparût ? En fait, il n’en fut rien, et Zola eût été beaucoup plus grand en prison. Sa noblesse morale fut de le savoir et de s’en aller quand même.

Il partit pour l’Angleterre à la tombée de la nuit, et seul, pour ne pas attirer l’attention, sentant son cœur vide, dans un déchirement de tout son être, s’exaltant parfois dans la fièvre de « l’immolation consentie », et se comparant à Dante errant, mais, surtout, trouvant bien dur de « voir s’effacer au loin les lumières de France, parce qu’il avait voulu son honneur, sa grandeur de justicière parmi les peuples[158] ». Il se promettait, en roulant à travers les plaines endormies, de raconter « ces heures atroces, dont l’âme sort, trempée, invulnérable aux blessures iniques ». Il arriva, le matin suivant, à Londres, et descendit dans un hôtel[159]. Après avoir cherché sous quel nom il se dissimulerait, il prit celui d’un des personnages de ses romans. Il n’était plus désormais que « Monsieur Pascal ».

Son départ pour une destination inconnue fut révélé le lendemain par les journaux nationalistes qui exultèrent[160]. Ils surent seulement plus tard qu’il s’était réfugié en Angleterre et, quinze jours durant, le signalèrent sur toutes les routes de l’Europe.

Clemenceau répondit par un article qu’il publia sous le nom de Zola[161]. Il y faisait valoir les raisons de Labori, les siennes, qui avaient décidé le plus illustre des défenseurs de Dreyfus à quitter le champ de bataille, et terminait par cette promesse : « En octobre, je serai devant mes juges. »

Plusieurs, qui désapprouvaient l’opération, la couvrirent publiquement.

Ainsi, en moins d’un an, le petit parti de la justice avait perdu trois de ses principaux champions : Scheurer, malade ; Picquart, en prison ; Zola, en exil. Mais tel était son élan qu’il ne se retourna même pas pour voir emporter les prisonniers et les blessés.

VIII

De quelques périls accrus qu’Henry fût environné et bien qu’il se fût usé par tant d’angoisses, il n’était pas homme à ne pas lutter jusqu’au bout. Il décrocha, brandit son bouclier : Du Paty.

On l’a vu, dès le début de l’Affaire, en 1894, s’effacer derrière Du Paty, lui laisser la gloire de la condamnation de Dreyfus. Il avait continué ensuite à jouer de lui comme d’un pantin, le mêlant à nombre de ses intrigues, ourdissant et combinant ses autres manœuvres, celles où Du Paty fut le plus étranger, de façon à ce que tout parût l’accuser le jour où elles seraient découvertes, et ne manquant qu’un seul coup, celui de se faire remplacer par lui au service des Renseignements. Jamais araignée n’a tissé dans l’ombre un réseau plus inextricable. Et il y avait longtemps que la misérable mouche s’y débattait, sans soupçonner par qui tous ces fils avaient été tendus.

Du Paty, par son véritable crime, les procédés de tortionnaire décadent qu’il avait mis en œuvre contre Dreyfus, s’était désigné lui-même aux haines. Son obstination, après le procès Zola, à contester l’authenticité de la lettre de Panizzardi, ne lui fut pas moins funeste. Henry, comme je l’ai raconté[162], entreprit alors de le rendre suspect, d’abord auprès de ses camarades, tant qu’il put espérer de lui passer la garde de ses faux ; puis, quand il y eût échoué, auprès des nouveaux chefs qui se poussaient derrière les anciens, surtout de Roget. Ce fut Henry qui apprit au jeune général l’affaire Dreyfus et l’affaire Esterhazy.

Il se garda bien (il ne commet pas de telles fautes) de se poser dans les entretiens qu’il eût avec Roget[163] en défenseur d’Esterhazy et en détracteur de Du Paty, Mais, le voyant désireux de marquer sa place dans cette grande affaire qui exerçait sur tous, dans à » deux camps, une si extraordinaire fascination que chacun voulait s’y mêler et y graver son nom pour l’histoire, il se laissa arracher ses savants mensonges comme autant de vérités qu’il eût préféré retenir. Ainsi il confia à Roget qu’il n’avait vu Esterhazy et qu’il n’était allé chez la fille Pays qu’à l’occasion des duels avec Picquart (même que « cela ne l’avait pas beaucoup amusé ») ; « qu’il n’y avait pas eu d’autres relations entre eux et, notamment, pendant la période du procès d’Esterhazy » ; dès lors, qu’il n’avait aucune raison de lui vouloir du bien[164]. Pour Du Paty, au contraire, Henry était arrivé à la conviction que son camarade avait eu de fréquentes entrevues avec Esterhazy et toutes sortes de relations fâcheuses, « à l’insu des chefs », et que les faux télégrammes étaient de son cru, ainsi que la ridicule invention de la dame voilée et du document libérateur. Aussi bien n’avançait-il rien qu’il ne pût prouver : dans l’unique visite qu’il avait faite à Marguerite Pays, la maîtresse d’Esterhazy, qui était au courant de tout, lui avait dit, par inadvertance, que Du Paty était l’auteur des dépêches, « la seule faute qu’on eût commise[165] » ; — précédemment, quand Esterhazy menaça Félix Faure d’une pièce qui prouvait la « canaillerie » de Dreyfus, Gonse et Henry se demandaient quel pouvait bien être ce mystérieux document ; ni l’un ni l’autre, « ni personne n’aurait pensé spontanément à la pièce Canaille de D… » ; or, Du Paty la désigna aussitôt, comme quelqu’un qui savait à quoi s’en tenir ; Henry avait, alors, manifesté quelque surprise ; et, s’il révélait le fait à Roget, c’est qu’il se souvenait de son étonnement dans ces circonstances[166]. Apparemment, Du Paty avait conservé cette pièce du procès de 1894[167]. De plus, Du Paty était l’auteur de la lettre Espérance qui avertit Esterhazy à Dommartin-la-Planchette. « adresse qu’il demanda sous un prétexte quelconque », et aussi de l’autre lettre anonyme, celle qu’Henry avait fait fabriquer par Lemercier-Picard et signer des initiales P. D. C.[168]. D’ailleurs, l’intervention de Du Paty s’expliquait fort bien ; il défendait son œuvre de 1894, où il s’était montré déjà « esprit romanesque et présomptueux » ; il cherchait, en même temps, à « contrecarrer l’œuvre de Picquart », son ennemi personnel[169]. Henry, par contre, malgré ses conflits et son duel avec Picquart, n’est poussé par aucune animosité[170]. S’il affirme qu’il n’a pas vu le petit bleu dans le cornet, il se refuse, « de peur d’erreur possible », à dire que le petit bleu n’y était pas. Or, comme Roget a acquis par lui-même la preuve que Picquart a gratté et falsifié l’adresse de la carte, la circonspection même d’Henry à l’endroit de son ancien chef démontre sa sincérité[171].

Gonse confirma ces récits d’Henry, puisqu’il les tenait lui-même de ce bon serviteur[172], et Tézenas convint que Du Paty avait été amené chez lui par Esterhazy.

Henry avait fait ses délations à Roget dans les derniers temps de Billot[173] ; les rétracterait-il sous Cavaignac, qui était le cousin de Du Paty ?

Si la question se posa à Henry, il n’hésita pas longtemps. Non seulement il ne retrancha rien de ses confidences antérieures, mais il y ajouta, révéla à Roget l’entrevue de Montsouris. Et ce qui démontrait, ici encore, sa parfaite véracité, c’est qu’il confessait sa propre faute en même temps que celle de Du Paty et de Gribelin. Il avoua à Roget qu’il avait eu le tort, ce jour-là, d’accompagner Du Paty. Cependant, il n’avait point participé à l’entretien avec Esterhazy et il était resté dans la voiture qui les avait amenés[174].

Cette belle franchise accrut l’estime de Roget pour Henry. Il le trouva cependant un peu « naïf[175] ». — Il était fils d’un gendarme jugeait les gens sur la mine. — Pour Du Paty, il le tenait en un tel mépris, après tout ce qu’il avait appris de lui, qu’il ne lui adressait même plus la parole[176].

Enfin, il était nécessaire de ne pas laisser Bertulus dépouiller tout seul les scellés d’Esterhazy. Du Paty racontait volontiers qu’Esterhazy était détenteur « de documents gênants et ennuyeux pour des personnalités militaires[177] ». Il était à craindre que Du Paty lui-même l’eût muni de ces autres « documents libérateurs[178] ». Roget connaissait la dernière tentative de chantage d’Esterhazy chez Pellieux ; c’était la preuve qu’il restait armé. La prudence commandait de s’emparer légalement de ces pièces compromettantes.

IX

Il eût fallu à Cavaignac, comme à Roget, toute la perspicacité qui avait manqué aux autres dupes d’Henry, depuis Picquart jusqu’à Pellieux, pour ne pas glisser à ce nouveau piège du fourbe. Cependant, ici encore, le ministre voulut s’assurer des choses par lui-même, quelle que fût sa confiance dans le chef de son cabinet, et, d’abord, il fit venir Du Paty.

La confession de Du Paty n’était pas pour diminuer les embarras de Cavaignac. S’il protesta qu’il n’était pour rien ni dans l’affaire des faux télégrammes ni dans celle du document libérateur[179], il convint de l’entrevue de Montsouris et de ce qui s’en était suivi, mais comme de la chose la plus naturelle du monde, et, surtout, il affirma que Boisdeffre et Gonse avaient non seulement connu, mais provoqué ses relations avec Esterhazy. Sauf qu’il lui répugnait, « même pour se disculper », de « se faire le délateur d’Henry », et qu’il se tut des lettres à Félix Faure, « il dit tout[180] ». — Ainsi la réserve de Du Paty ne contribua pas moins que la crédulité de Roget à réduire, aux yeux de Cavaignac, le rôle d’Henry à presque rien.

Pourtant, comme Cavaignac accusait formellement son cousin d’avoir remis lui-même le document libérateur à Esterhazy, Du Paty déclara qu’à sa connaissance un autre officier avait été mêlé aux intrigues avec Esterhazy et, probablement, à cet incident ; mais il ne pouvait le nommer même au ministre ; il en avait engagé sa parole, « cette parole d’honneur d’un officier qui ne s’interprète pas ». Et Cavaignac eût beau s’irriter, « parce qu’il devait tout savoir afin de briser le Syndicat », Du Paty accepta seulement d’engager cet officier (apparemment Pauffin) à se dénoncer lui-même. Puis, s’étant aperçu « qu’il était étroitement filé », il n’alla pas le voir, parce que « le voir, c’eût été le livrer[181] ».

Cavaignac appela alors Gribelin qui rejeta tout sur Du Paty[182], puis Gonse, qui chercha surtout à se dégager de cette mauvaise affaire. Il protesta vivement, tant en son nom qu’au nom de Boisdeffre, toujours malade et qui n’avait pas repris ses fonctions, que l’entrevue de Montsouris avait eu lieu à leur insu ; il avait tout juste appris cette équipée, par hasard, de Gribelin, au moment où celui-ci avait été mandé chez le ministre ; l’archiviste croyait Gonse au courant ; Henry l’avait détrompé ; Gonse avait alors « pressé de questions » Henry, « qui était fort embarrassé » et qu’il avait vainement tancé ; il venait seulement d’informer Boisdeffre[183]. « La conduite de Du Paty ne pouvait être attribuée qu’à une véritable aberration[184]. »

Roget, qui, dans cette absence prolongée de Boisdeffre, devenait le grand homme du ministère, appuya Gonse : il n’y avait pas, à l’en croire, de pire menteur que Du Paty et rien de plus « maladroit » que son intervention en faveur d’Esterhazy ; elle n’avait pas eu d’autre résultat « que de faire suspecter, sans aucun motif sérieux », la plus régulière des procédures ; « il n’y avait pas l’ombre d’une preuve contre Esterhazy[185] ».

Cavaignac n’eût pas été lui-même s’il n’avait pas ajouté foi aux déclarations des grands chefs après avoir fait mine de les contrôler, et, comme « ce » Du Paty était son cousin, s’il n’avait pas refoulé, à la romaine, tout sentiment de famille. Toutefois, il hésita quelque temps, s’étant persuadé, parce que c’était de son intérêt, que les démarches auprès d’Esterhazy étaient seulement des « imprudences[186]) » et frappé du ton « sincère[187] » de Du Paty dans leurs fréquents eût retiens. Mais Roget lui répliquait invariablement que son parent « 


mentait[188] ». Il décida alors de le sacrifier, et il l’eût frappé tout de suite si ce n’eût été, du coup, le dénoncer, dans un énorme scandale, à Bertulus qui, depuis six mois, avait l’œil sur lui, l’accusait, sur la foi de Picquart, d’être un faussaire, et l’aurait englobé, dans la même inculpation ignominieuse, avec Esterhazy et la fille Pays[189]. Quelle magnifique proie pour les juifs !

Son devoir étroit eût été de porter d’aussi graves incidents à la connaissance de Brisson ; mais il n’en fit rien, tout comme Billot n’avait rien dit à Méline que contraint et forcé ; les choses de l’armée ne regardent que lui ; cette sale lessive, il la fera, à son heure, entre militaires. Au surplus, Brisson lui aurait peut-être demandé, si Esterhazy n’était pas coupable, ce que Du Paty était venu faire auprès de lui. Il eût fallu expliquer des choses bizarres : que l’innocence d’Esterhazy résultait exclusivement pour l’État-Major de la certitude qu’on avait du crime de Dreyfus ; qu’Esterhazy, tout innocent qu’il fût, était un gredin ; et qu’en conséquence « on avait pu très bien se dire que cet individu allait perdre la tête et qu’il serait utile de venir à son secours[190] ». Tout cela, Brisson peut-être ne l’aurait pas trouvé très clair, bien qu’il eût accepté tout le reste qui n’était pas moins obscur. Dès lors, le plus sûr était de laisser Brisson dans l’ignorance de la collusion. Et le plus pressé, c’était de neutraliser Bertulus qui, sourd aux menaces[191] et malgré des difficultés de tout genre, poursuivait son insolente offensive.

X

La loi, alors nouvelle, qui veut que les accusés ne soient interrogés qu’en présence de leurs avocats, est excellente, mais ne va pas, comme les meilleures lois, sans inconvénients. La maîtresse d’Esterhazy, après avoir réfléchi pendant dix jours à Saint-Lazare qui, pour les femmes de cette espèce, est la plus redoutée des prisons, avait commencé à entrer dans la voie des aveux. La première fois qu’elle revit Bertulus, elle l’interpella[192] : « Pourquoi ne m’avez-vous pas simplement questionnée ? Je vous aurais dit que c’est moi qui ai écrit la dépêche Speranza. Picquart est-il arrêté ? Et Du Paty ? » Mais, dès que Tézenas lui eût fait la leçon, elle rétracta tout. Si elle consentit à signer un procès-verbal qui relatait ces propos révélateurs, elle refusa de les renouveler[193].

La manière d’Esterhazy fut plus savante.

Depuis quarante-huit heures que « Bertulus le laissait mitonner[194] » dans sa cellule, au secret le plus absolu, il avait très nettement analysé son cas, et, dès qu’il put s’entretenir avec Tézenas, il le lui exposa[195] : qu’il était perdu si Cavaignac n’intervenait pas, mais qu’il ne succomberait pas tout seul.

Il joua, en conséquence, à son premier interrogatoire, et encore le lendemain, une menaçante comédie[196]. Quand Bertulus lui présentai les fragments qu’il avait trouvés dans la potiche japonaise, Esterhazy grogna : « C’est la lettre que j’ai écrite au général de Boisdeffre. » Puis, quand le juge voulut dresser procès-verbal, il ne nia pas le propos, mais déclara « qu’il n’avait rien à répondre et qu’il se refuserait à signer quoi que ce soit si le nom de Boisdeffre était cité[197] ». Ainsi Tézenas pourra rapporter à Cavaignac qu’Esterhazy tient Boisdeffre, mais ne le vendra au juge que si le ministre l’abandonne à leur commun ennemi.

Cependant le dépouillement des papiers saisis justifia à la fois les espérances de Bertulus et les craintes d’Henry. Il y avait là des documents de tout genre et singulièrement compromettants. C’étaient les grilles dont Esterhazy se servait pour sa correspondance avec Henry et avec Du Paty ; le brouillon de sa lettre à Pellieux pour demander à passer devant le conseil de guerre, avec les corrections de la propre main du général ; un autre projet de lettre à Du Paty, au sujet du bordereau et de la pression à exercer sur les experts ; des notes pour Gonse ; des billets d’Henry ; la copie du plan de campagne qu’il avait fait remettre par Pellieux à Boisdeffre avant le procès de Zola, et que Boisdeffre avait adopté et suivi ; des notes sur des conversations avec Strong et Wilde ; une lettre, écrite en anglais, sur les rapports de Dreyfus avec Schmettau à Bruxelles, à l’hôtel du Grand-Monarque et la traduction de cette lettre ; un résumé de ces histoires ; un petit bleu de Pauffin de Saint-Morel qui demandait un rendez-vous ; un autre petit bleu de Guérin qui invitait Esterhazy à lui faire rembourser par l’État-Major ses dépenses à l’époque du procès Zola ; les comptes des tape-dur patriotes ; la lettre d’Henry au sujet du duel projeté avec Picquart, où Gonse était nommé[198] ; enfin un mémento, avec les mots de « Bâle » et de « Cuers[199] », qui se trouvaient également sur deux autres pièces[200] ; il en résultait à l’évidence qu’Esterhazy avait été informé de l’enquête de Picquart et qu’il l’avait été par Henry.

Sur tous ces papiers, quand ils lui furent montrés, Esterhazy goguenarda, nomma Pauffin, désigna par leurs grades Gonse, Du Paty, Henry. Toute l’histoire de la collusion éclatait.

Cavaignac, le jour même, écrivit à Sarrien qu’Esterhazy ayant eu entre les mains le document libérateur, il importait de savoir s’il détenait d’autres pièces secrètes et, dès lors, qu’« un officier du ministère de la Guerre assistât au dépouillement des papiers saisis[201] ».

Henry, pour cause, tenait beaucoup à être délégué auprès de Bertulus, comme, autrefois, à Bâle ; Gonse, qui ne savait rien lui refuser, le proposa à Roget, et comme Cavaignac, devenu méfiant, hésitait, il insista : « C’est Henry qui est chargé habituellement des opérations de cette nature ; il n’y a pas de raisons pour ne pas le prendre[202] ». Cavaignac céda. Henry, qui sut « qu’il avait été discuté », demanda à Roget ses instructions, très respectueux, en bon soldat qui a peur, maintenant, des initiatives : « Pouvait-il dire à Bertulus qu’il était allé chez la fille Pays ? » Roget, qui n’y voyait pas malice, répondit que« cela n’avait aucun inconvénient » : « Dites tout ce que vous savez[203]. »

XI

Le jour même[204] où Zola partit pour l’Angleterre, Henry se rendit chez Bertulus, et cette grande bataille faillit se décider, tourner au désastre pour ce principal acteur du drame, dans l’étroit cabinet où naguère, sans le soupçonner encore, je l’avais atteint, derrière Lemercier-Picard, d’une première accusation de faux.

Ils se connaissaient, comme on l’a vu, de vieille date, et ils avaient été bons camarades. Pourtant, depuis quelque temps, Henry tenait le nouvel ami de Picquart pour l’un de ses plus dangereux ennemis, et Bertulus, depuis quelques jours, après avoir attribué jusqu’alors à Henry un rôle subalterne, entrevoyait on ne sait quelle mystérieuse association entre son ancien ami et Esterhazy. Le mémento avec le mot de « Bâle et le nom de « Cuers » ; une lettre, qui lui avait été communiquée, d’Esterhazy à Jules Roche, avec ces phrases : « Henry est mon débiteur depuis 1876 ; je lui ai prêté quelque argent qu’il me doit encore ; cela explique bien des choses…[205] », furent pour le juge des traits de lumière.

Il le reçut cordialement, à son ordinaire, et, d’abord, se tâtant, « ils causèrent de choses et d’autres[206] ». Quand l’officier déclina ensuite sa mission, « voir et emporter tous documents qui paraîtraient intéresser la défense extérieure de l’État[207] », Bertulus expliqua que la loi ne lui permettait pas de donner immédiatement satisfaction au ministre ; les scellés ne pouvaient être ouverts et dépouillés qu’en présence d’Esterhazy et de la fille Pays, et de leurs avocats. On convint de la date du 21 juillet. Cependant, dès aujourd’hui, Bertulus pouvait faire voir à Henry les scellés « ouverts » (c’est-à-dire les pièces qui ne sont attachées qu’avec une ficelle cachetée) ; et, tout de suite, il lui montra les plus graves, le plan de campagne tracé par Esterhazy pour le procès de Zola, avec l’invite à Boisdeffre de faire renverser le ministère et de menacer de sa démission ; la lettre anglaise ; la note « Bâle-Cuers ».

Henry ne fut pas maître de son émotion. Il avait les nerfs abîmés par tant de vertiges qu’il avait surmontés, de chutes auxquelles il n’avait échappé que par miracle. Bertulus s’aperçut de son trouble et en profita : « Jamais vous ne me ferez croire qu’Esterhazy ait pu connaître, par ses moyens propres, l’histoire de Cuers et de l’entrevue de Bâle. Qui donc a pu la lui dire sinon vous ou quelqu’un autour de vous ? » Et il résumait à grands traits tout ce qu’il savait de la collusion, les charges qui s’entassaient sur Esterhazy et sur Du Paty. Henry, de plus en plus angoissé, se sentant découvert, livra les camarades ; il balbutia que les auteurs des faux télégramme étaient, en effet, Du Paty et Esterhazy[208]. Mais Bertulus, qui sentait le prix du moment, l’ascendant, la puissance inespérée qu’il avait pris sur cet homme, ne s’en tint pas là, et le pressa d’autant plus de questions et de preuves. Maintenant, Henry ne discutait plus, suppliait seulement le juge de l’aider à sauver l’honneur de l’armée, de ne rien faire avant d’avoir vu le général Roget qu’il préviendrait, qui n’hésiterait pas à se rendre aussitôt à son appel. Bertulus répliqua qu’il s’entretiendrait volontiers avec Roget, mais continua son discours, « serré et dur[209] », insista, avec véhémence, sur la nécessité de sacrifier les officiers compromis ; et Henry l’écoutait avec un effroi toujours croissant, la cervelle bouleversée, incapable de trouver des mots, de rassembler des idées. Une seule lui vint : s’en aller. Il se leva pour partir. Alors, le juge, « le frappant sur l’épaule » et le retenant de son regard aigu : « Que Du Paty se fasse sauter la cervelle et qu’on laisse la justice suivre son cours contre Esterhazy, acquitté irrévocablement comme traître, mais qui est un faussaire ! Et ce n’est pas tout, il y a encore vous[210] ! »

Henry, comme atteint de stupeur, frappé, pour la première fois, à la face, d’une accusation directe, n’eut pas un cri. Bertulus poursuivit : « J’ai lu une lettre où Esterhazy fait de vous un terrible portrait. Si cette lettre, qui m’a été reprise, tombe entre les mains de vos adversaires, on y verra que tout ce que vous avez dit est mensonge, que, depuis longtemps, vous êtes en relations avec Esterhazy. » Et, s’échauffant, emporté par le mouvement du discours, par la rapide pensée qui le traversa qu’Henry était, lui aussi, un traître, le pourvoyeur d’Esterhazy[211], il toucha la cible en son plein : « Certains esprits pourraient facilement aller jusqu’à soutenir que celui qui documentait Esterhazy n’était autre que vous Henry[212] ! »

Cette fois, pour la première fois, le colosse croula.

Bertulus, à son étonnement, le vit s’effondrer dans un fauteuil, d’abord muet devant une pareille hypothèse qui aurait dû faire bondir un soldat, « anéanti », puis, tout à coup, se mettre à pleurer à chaudes larmes, se lever, l’enlacer, lui prendre la tête, l’embrassera pleine bouche et crier à travers ses sanglots : Sauvez-nous ! Sauvez-nous ! »

Le juge, étonné d’une telle scène, le repousse, l’invite à se rasseoir.

Un long silence. Brusquement, ce cri d’Henry : « Esterhazy est un bandit ! » Bertulus pensa que c’était le moment ou jamais « de porter le coup droit » : « Esterhazy est l’auteur du bordereau ? » Mais « Henry ne dit ni oui ni non » : « N’insistez pas ! n’insistez pas ! Avant tout l’honneur de l’armée ! »

Il s’était de nouveau levé, la figure congestionnée, « suppliant dans toute la force du mot[213] ».

Le greffier, André, à son travail dans un cabinet voisin, entendit « cette voix hachée par les hoquets », ces cris désolés : « L’honneur de l’armée ! Il faut sauver l’honneur de l’armée[214] ! »

Bertulus n’alla pas plus loin, soit pitié pour ce géant qui pleurait comme un enfant, soit qu’il se flattât de confesser entièrement Henry, un autre jour, maintenant qu’il venait de prendre barre sur lui[215] et, surtout, parce qu’il se reprocha de l’avoir soupçonné trop facilement d’être l’associé d’Esterhazy et qu’il n’avait encore qu’une notion brumeuse et vague de l’abominable vérité. Et, de parti pris, il l’écarta, car l’homme hait naturellement la vérité, et il se suggestionna à croire plutôt que, « pour sauver Esterhazy à tout prix, Henry avait été l’instrument hypnotisé de Du Paty[216] ». L’opinion préconçue de Picquart pesait sur lui. Du Paty était un sot, mais instruit et de bonne compagnie ; Bertulus le tenait pour l’homme intelligent. Henry était un rustre et sans instruction, mais un paysan ; Bertulus le tenait encore pour une bête.

Ainsi, il laissa échapper la victoire[217].

Henry profita du répit pour prendre congé, mais si troublé encore que, sur le pas de la porte, il fit à Bertulus cette étrange demande de sortir un instant avec lui, « pour que les personnes qui étaient dans le couloir (Christian, Marguerite Pays et des journalistes) vissent bien qu’il n’était pas arrêté ». Bertulus y consentit[218].

Il attendit ensuite Roget jusqu’au soir.

  1. 30 juin 1898.
  2. J’écrivis le 4 juillet, à Monod : « Cavaignac va examiner le dossier secret. Le danger, c’est qu’il circule des faux, et même des faux ridicules, pour des documents authentiques, il faudrait le mettre en garde (et aussi le public) contre des papiers Norton… Quand il fut démontré que les papiers de Chastes étaient des faux, Thiers persista à soutenir que la lettre de Pascal sur la gravitation était authentique. Cela flattait son chauvinisme. Avec cette lettre il damait le pion à Newton, à l’Angleterre. » Gaston Pâris m’avait écrit le 1er  juillet : « J’ai fait appel au courage et à la loyauté de Cavaignac. Je n’ose espérer beaucoup, car mes sentiments lui sont, indirectement, connus depuis longtemps, et il n’a pas éprouvé le besoin de s’en expliquer avec moi. » Monod demanda vainement à Cavaignac de le recevoir.
  3. Claude Bernard, Introduction à l’Étude de la Médecine expérimentale, 41.
  4. Lors de son premier passage au ministère de la Guerre, en 1896, il avait eu, parmi ses officiers d’ordonnance, le commandant Gallet, l’un des juges de Dreyfus, et le commandant Brochin. Ayant su, en 1898, qu’ils étaient tourmentés de doutes au sujet de Dreyfus, il se garda de les rappeler à son cabinet.
  5. Chambre des députés, discours du 7 juillet 1898 ; Cass., I, 35 ; Rennes, I, 203, Cavaignac.
  6. Cass., I, 36, Cavaignac, discours du 7. — De même Roget (Cass., I, 122) et Cuignet (I, 374). — Voir t. II, 417.
  7. Cass., I, 40, Cavaignac.
  8. Discours du 7. — Cass., I, 87 ; Rennes, I, 182, Cavaignac
  9. Voir t. III, 288.
  10. Discours du 7.
  11. Voir t. II, 576.
  12. Rennes, III, 78, Lebrun-Renaud : « Nous causions ensemble… » Sur son calepin : « Dreyfus m’interpella sans avoir été interrogé. »
  13. Cass., I, 276 ; II. 141 ; Rennes, III, 74, Lebrun-Renaud.
  14. Cass., I, 277, Lebrun-Renaud.
  15. Voir t. 1er , 550. — Bien que cet état signalétique fût antérieur de quelques jours à la dégradation, on l’eût modifié si le condamné avait fait des aveux le matin de la parade, plus d’un mois avant d’être embarqué pour l’île du Diable.
  16. Note manuscrite du 4 juillet 1898. (Cass., II, 141). — De même, Lebrun-Renaud (Cass., I, 276 ; Rennes, III, 81).
  17. « Le capitaine Lebrun-Renaud m’a apporté aujourd’hui, à deux heures trois quarts,… etc. »
  18. Cass., I, 276. Lebrun-Renaud : « Quelques jours après, je crus devoir détruire cette feuille que je ne jugeai plus utile à conserver. » — De même, à Rennes (III, 76 et 81).
  19. Rennes, I. 191, Cavaignac ; II, 371, 385, Bertillon. Voir t. II, 291.
  20. Ibid., I, 193, Cavaignac.
  21. Roget précise qu’il a été nommé chef du cabinet de Cavaignac le 8 juillet, « au lendemain du discours », et « en raison de la connaissance qu’il avait acquise de l’affaire Dreyfus » (Cass., I, 54). Il fut, apparemment, celui à qui Cavaignac s’adressa de préférence, comme étant à la fois personnellement désintéressé et très instruit de l’Affaire. Les dépositions de Cavaignac et de Roget, à la Cour de cassation et à Rennes, ne différent que par la forme. Les arguments sont les mêmes, identiques (Cass., I, 15 à 24, 30 à 32, Cavaignac : 82 à 95, Roget ; Rennes, I, 185 à 190, Cavaignac ; 276 à 293, Roget). Ce sont également ceux de Gonse (Cass., I, 240 et suiv.), de Boisdeffre (Rennes, I, 528) et de Mercier (Rennes, I, 117 et suiv.). Et tous les cinq, Mercier, Cavaignac, Boisdeffre, Roget, Gonse, ne font que répéter les explications d’Esterhazy et les dépositions concordantes d’Henry aux diverses enquêtes.
  22. Cass., I, 20, Cavaignac.
  23. Ibid., I, 15, 23, 24 ; Rennes, I, 191, Cavaignac.
  24. Cass., I, 24, Cavaignac : « Alors même qu’il me serait démontré que le bordereau a été matériellement écrit par Esterhazy, je n’en déclarerais pas moins qu’il est impossible qu’il soit l’auteur de l’acte de trahison. Il n’y a, par conséquent, pas de conclusion à en tirer en faveur de l’innocence de Dreyfus. » Rennes, I, 189 : « Alors même qu’il serait établi que les documents ont été portés par le commandant Esterhazy, il n’aurait pu être, dans la circonstance, qu’un intermédiaire ou qu’un complice secondaire. » — Voir p. 21, le passage de son discours du 7 juillet 1898 où il indique la même thèse, bien qu’avec des précautions. — Je tiens de plusieurs de ses amis qu’il leur a expliqué toute l’affaire par la complicité d’Esterhazy et de Dreyfus. — À Rennes (I, 276), Roget répète presque textuellement la phrase de Cavaignac : « Si on venait me prouver qu’Esterhazy a écrit le bordereau… »
  25. Dessous de l’Affaire Dreyfus, 37.
  26. Cass., I, 559 ; Rennes, I, 528. Boisdeffre : « À ce moment, j’étais malade : je ne sortais pas beaucoup de chez moi, et je ne pouvais pas m’occuper de mon service. » — Cass., I, 628, Roget : « Le général de Boisdeffre était très gravement souffrant d’un anthrax dans le courant de juin 1898. »
  27. La version du bordereau annoté, sur papier fort, est exclusive de la complicité d’Esterhazy et de Dreyfus. Dans la première version, c’est Esterhazy qui a écrit le bordereau sous la dictée de Sandherr, qui a copié sur papier pelure l’original qu’il va falloir rendre à Munster. (Voir t. II, 580.) Dans le système de Cavaignac, c’est Dreyfus qui dicte à Esterhazy le bordereau en lui remettant les documents. Dans la première version, Esterhazy est un agent de l’État-Major ; dans la seconde, il est le complice de Dreyfus.
  28. Discours du 7 juillet 1898.
  29. Rennes, I, 203, Cavaignac.
  30. Le premier Faust, acte Ier, scène II.
  31. Cass., I, 122, Roget.
  32. Cass., I, 559 ; Rennes, I, 529, Boisdeffre. — Boisdeffre place l’incident après le discours de Cavaignac, Esterhazy au 3 juillet, quatre jours avant le discours, ce qui est confirmé par Pellieux (Cass., II, 173). Le colonel de Kerdrain, dans son rapport sur Esterhazy au conseil d’enquête, donne la date du 5 (Cass., II, 173). Il ajoute qu’Esterhazy écrivit le 8 juillet une lettre « où il exprima le regret des propos qu’il avait tenus et jura de ne pas se servir des papiers compromettants qu’il avait entre les mains ». La date de cette lettre suffit à démontrer l’erreur volontaire de Boisdeffre, feignant de croire qu’Esterhazy n’a connu les intentions de Cavaignac que par le discours du 7 juillet. Il en résulte aussi que Boisdeffre n’a pas dit ; Pellieux, comme il le raconta à Rennes, que « pour ce motif seul (la tentative de chantage), il demanderait la comparution d’Esterhazy devant un conseil d’enquête ». — Selon Pellieux (Cass., II, 176), Esterhazy était « abattu physiquement, très surexcité ; je ne crois pas à l’intention d’Esterhazy de faire chanter l’État-Major ». Au contraire, Roget : « Je sais pertinemment qu’il a fait une tentative de chantage. » (Cass., I, 107.)
  33. Cass, I, 590, Esterhazy.
  34. Ibid., I, 559 ; Rennes, I, 529, Boisdeffre.
  35. Cass., I, 590, Esterhazy. — Tézenas vit aussi Roget (I, 628, Roget).
  36. C’est ce qu’il redit lui-même dans sa lettre de démission.
  37. Rennes, I, 202, Cavaignac : « Je n’ai pas dit un mot du bordereau, parce que je parlais devant une assemblée politique où j’avais le choix des éléments à apporter, et où j’ai apporté des éléments qui me paraissaient à ce moment les plus décisifs. »
  38. Voir t. II, 413.
  39. Henri Brisson, Souvenirs, dans le Siècle des 10 avril, 13 et 20 juillet 1903.
  40. En 1886, quand je pris la direction de la République française, je fis choix de Delcassé comme secrétaire de la rédaction ; il connaissait les questions extérieures et les traita dans des articles qui furent remarqués. Hanotaux, après avoir été sous-chef du cabinet avec Gambetta, Challemel-Lacour et Ferry, puis conseiller d’ambassade à Constantinople, était alors député de l’Aisne.
  41. Chambre des députés, 13 décembre 1900 : « Brisson : Je pense que, dans une affaire aussi grave, M. Méline et M. Hanotaux auraient dû signaler (ces incidents) à leurs successeurs, et ils ne l’ont pas fait. — Méline : Si M. Hanotaux, en quittant le ministère, ne s’en est pas occupé et ne l’a pas signalé d’une façon particulière, c’est qu’il n’avait aucune raison de le faire et que personne n’y attachait une importance sérieuse. »
  42. Séance du 19 décembre 1898, récits (identiques) de Brisson et de Cavaignac.
  43. Brisson : « Naturellement, nous avons pensé, M. le Garde des Sceaux et moi, que, puisque ces pièces étalées devant nous avaient paru à M. le ministre de la Guerre être les plus décisives dans le sens de la culpabilité de Dreyfus, nous avions, par le fait, examiné tout le dossier. Le raisonnement de M. le ministre de la Guerre avait d’ailleurs pour centre la pièce où Dreyfus était nommé. ».
  44. 5 juillet. — C’était, depuis longtemps, comme je l’ai dit, mon avis de déposer cette requête. Labori et Demange hésitaient, ainsi que Mathieu. Lalance sut de Siegfried, sénateur, que Milliard, le garde des Sceaux de Méline, s’était étonné de n’avoir pas reçu de demande en annulation. Buisson, professeur à la Sorbonne, décida enfin Mathieu. La requête fut rédigée par Demange, et Mornard accepta de la soutenir.
  45. Éclair du juillet 1898.
  46. Dalloz. Affaire du général Guillot, du 15 janvier 1814.
  47. Déclaration de Sarrien à un rédacteur du Petit Temps (5 juillet), et reproduite par tous les journaux.
  48. Échemann et Gallet. — Voir p. 225.
  49. Voir t. II, 108. — Aurore du 6 juillet 1898.
  50. National Zeitung du 6.
  51. Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  52. Siècle du 7 juillet 1898. — Je fis état, notamment, des révélations des propres journaux de l’État-Major. Éclair du 15 septembre 1896. Gaulois du 3 novembre 1897, Écho de Paris, du 16 : « En chambre du conseil, les sept honorables officiers, mis en présence de documents qu’il était impossible de communiquer tant à la défense qu’au public, ont jugé à l’unanimité… Des pièces entières, des témoignages écrits, non suspects, furent soumis, en secret, au conseil de guerre. »
  53. « Ainsi parla le syndicataire Pascal. » (XIIe Lettre à un Provincial, in fine.)
  54. Séance du 7 juillet 1898.
  55. Petite République du 9.
  56. Aurore du 8 juillet 1898.
  57. Il avait recommandé Esterhazy à Billot. (Voir t. II, 284.)
  58. Applaudissements vifs et répétés sur tous les bancs.
  59. Radical socialiste. — Le centre fut d’abord silencieux : « Je dénonce le silence du centre ! » s’écria un autre radical, Alphonse Humbert. Le compte rendu sténographique a conservé d’autres interruptions enthousiastes des députés de gauche : « Voilà un langage républicain et Français ! » (Devèze.) « Voilà le langage d’un républicain et d’un Français ! » (Mirman.) « Ce sont là des paroles qui réconfortent. » (Augé.)
  60. Voir t. II, 388. — Bertillon, lors de l’enquête de la Cour de cassation, expertisa que le D avait été récrit sur un autre D. L’enquête du général André (en 1903) révéla que le nom de l’individu « qui apportait beaucoup de choses intéressantes » commençait par un P.
  61. Voir t. Ier, 31.
  62. « Misère de l’ignorance et de la peur ! On ne savait pas, parce qu’on n’avait pas osé savoir. » (Jaurès, dans la Petite République du 7 avril 1903.) Et encore : « Si le parti républicain n’avait pas été ignorant, par couardise, il se serait épargné une des plus cruelles humiliations de son histoire… Il est presque incroyable que toute une Assemblée ait été surprise par la production d’une pièce fausse qui n’était pas nouvelle. »
  63. Drumont, dans la Libre Parole du 8 juillet 1898.
  64. Voir t. III, 237.
  65. Cass., I, 293, Poincaré ; 336, Barthou ; 659, Dupuy. — Jaurès écrivit le lendemain : « Je jure que Charles Dupuy m’a dit que le capitaine Lebrun-Renaud lui avait affirmé n’avoir point reçu d’aveux. » (Petite République du 8 juillet 1898.)
  66. Déroulède, Marcel Habert, Cassagnac, auxquels se joignirent Humbert et Mirman, qui signa la proposition d’affichage.
  67. Dujardin-Beaumetz.
  68. Le marquis de la Ferronnays, Denys Cochin, Reille, le marquis de Solages, Piou, de Ramel, du Halgouët, etc.
  69. En séance publique, le dépouillement du scrutin avait donné deux bulletins contre ; mais Fournière et Grousset, qui les avaient déposés, rectifièrent leur vote. L’affichage fut voté par 545 voix. — Castelin dit qu’il « avait satisfaction et qu’il retirait son interpellation ». — Brisson explique, dans ses Souvenirs, que, s’il n’était pas intervenu sur l’affichage, la Chambre aurait voté un ordre du jour, « précis et impératif », lui enjoignant de poursuivre le « Syndicat », les « amis du traître », etc. « Le Gouvernement aurait eu les mains liées. » (Siècle du 23 novembre 1903.) Brisson l’aurait donc accepté ?
  70. Dupuy eut moins de pudeur et vota.
  71. Rennes, I, 558, Gonse.
  72. Il dit seulement : « Les honnêtes gens du conseil de guerre ont jugé dans leur conscience ; ils ont jugé sans passion. »
  73. Clemenceau, l’Inévitable Revision ; Yves Guyot, la Revision s’impose ; Jaurès, Lettre à Cavaignac ; de même, Sigismond Lacroix dans le Radical. Lucien Victor-Meunier dans le Rappel.
  74. Libre Parole, Intransigeant, Lanterne du 8 juillet.
  75. Gaulois, Écho de Paris, Autorité, Gazette de France, Patrie : « L’armée dreyfusarde serre les rangs ». « La parole libératrice nous a-t-elle libérés de quoi que ce soit ? Loin de là, M. Cavaignac, a fourni de nouvelles recrues aux partisans de Dreyfus. » (Charmes dans la Revue des Deux Mondes, du 1er  août 1998.)
  76. Banquet du comice agricole d’Alençon. (Libre Parole du 15.)
  77. Juillet 1897. — Voir t. II, 515.
  78. C’est ce qu’il dit encore dans la séance du 13 décembre 1900.
  79. Lettre au Mémorial des Vosges : « Il serait indigne d’un vieux républicain comme moi, en présence d’une tâche que sa conscience lui a imposée, de reculer parce qu’une partie de l’opinion publique, momentanément égarée, s’est dressée devant lui. Je reste aujourd’hui ce que j’étais hier, le défenseur de l’innocence opprimée, car ma conviction n’a été affaiblie en rien par les adversaires de la cause que je défends, qu’ils soient ou non des adversaires officiels. »
  80. 8 juillet 1898.
  81. J’avais écrit le même jour un article qui parut le lendemain dans le Siècle et qui exposait les mêmes arguments. (La nommée Mandrille.) — Sur la visite de Du Paty, voir t. Ier, 481.
  82. Picquart écrira plus tard : « Je n’ai pas pensé faire un grand exploit… Mal m’en a pris d’ailleurs, car M. Brisson s’est empressé de me faire fourrer en prison. » (Aurore du 10 avril 1903.)
  83. La lettre est datée, en effet, du 9. Picquart m’envoya, par Ducasse, le texte même qu’il avait écrit la veille et que je communiquai au Temps. — Brisson dit qu’il transmit à Cavaignac la lettre de Picquart, en raison de la publicité qui lui avait été donnée : « Je ne pouvais plus faire prendre d’information officieuse. » (Siècle du 13 juillet 1903.)
  84. 8 juillet 1898. (Cass., I, 559, Boisdeffre ; II, 176, Pellieux). — Esterhazy dit que « cette lettre lui fut insinuée par Du Paty ». (Dép. à Londres, Éd. Belge, 89.)
  85. Cass., I, 222, Bertulus.
  86. 4 juillet 1898. Christian, Mémoire, 18.
  87. Cass., I, 233, Bertulus ; Esterhazy, Dessous de l’Affaire, 6.
  88. Christian versa ces trois lettres à la procédure ; Bertulus les considéra comme l’aveu d’Esterhazy. (Ordonnance du 28 juillet 1898.)
  89. Dép. à Londres, 89.
  90. Christian, Mémoire, 18.
  91. Mathieu avait prié l’un de ses amis d’envoyer des fleurs à la maîtresse d’Esterhazy avec une demande de rendez-vous ; Marguerite répondit qu’avant de s’engager, elle voulait connaître son correspondant, (Souvenirs de Mathieu Dreyfus.)
  92. Cass., II, 277, femme Choinet.
  93. Voir t. II, 93 et 111.
  94. Instr. Bertulus, 9 juillet 1898.
  95. Cass., I, 222 et 282, Bertulus. — Christian, Mémoire, 5. « La Libre Parole blâma ma conduite. Devais-je donc prêter un faux serment ? Ma religion catholique me le défendait. »
  96. 11 juillet 1898. — Souvenirs de Mathieu Dreyfus ; Mémoire de Christian, 18 ; Cass., II, 270, Bertulus.
  97. Esterhazy, Dessous de l’Affaire Dreyfus, 6. — Selon Roget (Cass., I, 104), Christian avait compté recevoir un million. Christian, dans sa lettre du 7 avril 1899 à Mazeau, « jure qu’il n’a jamais demandé de l’argent à MM. Labori et Trarieux, ni à personne, et que jamais personne ne lui en a offert. Qu’on nomme ces personnes à qui j’aurais parlé de l’offre d’un million et, si elles existent, qu’on me confronte avec elles. »
  98. 11 juillet, (Cass., II, 229) — Le dossier comprenait 49 pièces.
  99. Splendeurs et Misères des Courtisanes, IIIe livre, 31.
  100. Éclair, Écho de Paris, etc., des 11 et 12 juillet 1898. « Cavaignac a parlé en homme de gouvernement : qu’il agisse. » (Judet.) « Si M. Picquart n’est pas arrêté, c’est l’annulation du discours de M. Cavaignac. » (Gaulois). « cette mesure nécessaire sera prise avant vingt-quatre heures. » (Vervoort).
  101. Agence Nationale du 9 juillet 1898. — Brisson : « Quel coup de foudre que cette lettre au milieu d’un ciel radieux ! Le 7 juillet, triomphe dans toute la ligne, affichage du discours de Cavaignac ; et le 9 un colonel… etc. » (Siècle du 13 juillet 1903.)
  102. Cass., I, 339, Cuignet : « Le ministre me prescrivit de lui présenter dans un rapport, et distinctement pour chacune des pièces, tous les arguments qui me paraîtraient militer en faveur des document ». »
  103. Cass., I, 455, Du Paty : Instr. Tavernier, 12 juillet 1899, Cavaignac.
  104. Valette, professeur de droit, demandait aux candidats : « Qui est l’homme le plus puissant ? » Quand on répondait : « L’Empereur », il donnait une boule noire : « Le jupe d’instruction, monsieur. » — Voir Balzac, Splendeurs et Misères, 21.
  105. Cass., II, 233, Christian.
  106. 11 juillet 1898.
  107. Brisson (Siècle du 6 novembre 1903), et Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  108. 12 juillet 1898.
  109. Article 1er , § I, de la loi du 18 avril 1886. — Instr. Fabre, 3, Plainte du ministre de la Guerre, du 12 juillet 1898.
  110. Ord. du 11 juillet 1898. (Cass., II, 175.)
  111. Cass., I, 222, Bertulus.
  112. Séance du 12 juillet 1898. — L’ajournement fut voté par 492 voix contre 24.
  113. Journal officiel, p. 2067, col. 3. — Aux Annales Parlementaires, Cavaignac a corrigé : « d’un homme. » (p. 500, col 1.)
  114. Sarrien aurait dit à Drumont : « Soyez tranquille, c’est un honnête homme. » (Libre Parole du 14 septembre 1898).
  115. Cass., I, 223 ; II, 234, Bertulus (Scellé 1, cote 2).
  116. Ibid., I, 229, Bertulus, récit de la femme Barbier à Bertulus.
  117. Ibid., I, 223, Bertulus.
  118. Matin du 13 juillet 1998.
  119. Récit de l’Écho de Paris du 14.
  120. Dessous de l’Affaire, 8.
  121. « Je dois rendre hommage à l’attitude de ce substitut… » (Dessous, 11.) — Il s’appelait Thomas.
  122. Rennes, I, 269, Roget : « Il l’apprit par hasard. »
  123. Article 30 du code d’Instruction criminelle.
  124. Brisson dit à tort que « Picquart demeurait alors chez Trarieux » ; il n’y passa que cette seule nuit.
  125. Instr. Fabre, 4, Plainte-annexe : « Paris, le 12 juillet 1898. » — Brisson écrira : « Cette pièce ne contenait rien de nouveau ; on avait dû dire au parquet qu’il fallait une arrestation immédiate dans l’intérêt de la vindicte publique. » (Siècle du 27 juillet 1903). Ailleurs : « Je ne suis pour rien dans cette arrestation… Je n’ai pas été averti… Si j’avais été consulté, j’aurais refusé d’intervenir pour ou contre. » — Le 12 janvier 1899, Cavaignac dit à la Chambre : « Quand j’ai fait arrêter… », puis, se reprenant : « Quand M. Brisson a fait arrêter M. Picquart… » « Je ne l’ai pas contredit, observe Brisson ; le président du Conseil est, en vertu de la solidarité ministérielle et à raison de ses fonctions, responsable de tout ce que font ses collègues. »
  126. Instr. Fabre, 6 et suiv. J’avais déjeuné avec Picquart chez Trarieux ; il était très calme, bien que s’attendant au pire.
  127. Cass., I, 557 ; Rennes, I, 529, Boisdeffre.
  128. Dans la dernière semaine de juillet. — Voir p. 83.
  129. Matin du 16 mars 1899 : « Nos relations dataient de très loin ; nous étions très liés et nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre, rien ! »
  130. Cass., I, 120, Roget : « Son attitude à mon égard et sa manière de me regarder n’étaient pas celles d’habitude. »
  131. Agence Havas du 14 juillet.
  132. L’Aurore du 13 raconta qu’Esterhazy, dans la nuit qui suivit son arrestation, aurait reçu dans sa prison la visite d’un personnage mystérieux. Le fait paraît controuvé.
  133. Manifeste de la Ligue des Droits de l’homme ; souscription du Siècle pour faire afficher dans toutes les communes, à côté du discours de Cavaignac, la lettre de Picquart, etc.
  134. Discours de Trarieux, le 4 juin 1898.
  135. Instr. Tavernier, 13 juillet 1899, Du Paty.
  136. Libre Parole du 11, Journal et Soir du 15, etc.
  137. Je lui ai dédié, en 1899, l’un des volumes de mes Petites Catilinaires : le Cheval noir.
  138. C’est ainsi qu’on appelle les lettrés en Israël. » (Libre Parole du 13 juillet 1898.)
  139. Lettre de Bouchor à Yves Guyot. (Siècle du 16 juillet 1898).
  140. Compte rendu du Temps et des journaux du lendemain.
  141. Circulaires du 8 septembre 1876 et du 22 juillet 1881. Cavaignac, dans sa circulaire du 23 juillet 1898, en rappelait le texte et invitait les officiers à s’y conformer.
  142. H. Brisson, La Congrégation, 14.
  143. 16 juin 1898.
  144. Aurore du 16 juillet.
  145. Aurore du 13 avril 1898. — Cet article na pas été reproduit par Zola dans son volume, la Vérité en marche.
  146. Cour de cassation, arrêt du 5 août 1898.
  147. Ce qui fut également confirmé par la Cour (Même arrêt).
  148. Il échangea ensuite quelques injures avec Hubbard. Le duel eût lieu le soir même, presque à la nuit. Hubbard, dans un corps à corps, écarta de la main gauche l’épée de Déroulède, la faussa ; l’ancien député radical s’excusa de cette incorrection involontaire, mais Déroulède refusa de reprendre le combat. Féry d’Esclands approuva Déroulède et ses témoins. Ranc écrivit « qu’on n’avait pas le droit de disqualifier un homme qui s’était battu bravement, pour un mouvement nerveux, instinctif, machinal ». (Radical du 21 juillet 1898.)
  149. Zola, dans l’Aurore du 5 juin 1899.
  150. Article 56 de la loi sur la presse.
  151. Une seconde condamnation, même contradictoire, eût-elle été définitive ? Ce n’était pas l’avis des jurisconsultes les plus compétents. En effet, l’arrêt, qui avait cassé la première condamnation de Zola, était fondé sur ce principe certain que les conseils de guerre sont des juridictions permanentes ; Billot ne devait donc pas réunir les officiers qui avaient siégé en janvier 1898, qui n’existaient plus comme juges en avril, au moment de l’arrêt de la Cour suprême, mais ceux qui composaient alors (en avril) le conseil de guerre. Si tous les juges d’Esterhazy avaient été morts, le droit du conseil « permanent » fut resté intact. C’est ce qu’avait dit formellement Chambaraud : « Le conseil permanent devra délibérer, encore bien que le Conseil de guerre spécialement constitué pour telle affaire n’existerait plus. » Il avait cité un arrêt de la chambre criminelle sur ce point (18 mai 1872). De même Manau. (Procès Zola, II, 470, 504.) — À l’audience, Labori avait fait allusion à un autre moyen : « Un de ces messieurs n’aurait pas dû figurer dans le conseil de guerre. » Mais il avait ajouté que Zola ne soulèverait pas ce moyen qui, d’ailleurs, était contradictoire au principe de la permanence des conseils de guerre, puisqu’il était relatif à la personnalité de l’un des juges.
  152. Scheurer, Ranc, Trarieux, Mathieu Dreyfus n’apprirent, comme moi, le départ de Zola que par les journaux.
  153. Il m’avait écrit, le 12 juillet : « Par quelles fondrières on fait passer la vérité et que de victimes on lui sacrifie en chemin ! Ayons foi quand même, nous vaincrons. »
  154. La Vérité en marche, 130.
  155. Chez Georges Charpentier, où il s’était rendu directement de Versailles.
  156. La Vérité en marche, 249.
  157. Ibid., 129 ; Aurore du 20 juillet 1898.
  158. La Vérité en marche, 132.
  159. Alfred Vizetelly, With Zola in England, 36.
  160. Patrie et Jour du 19 juillet 1898 et tous les journaux du lendemain. — Cornély, dans le Figaro du 21, expliqua fort bien « la faute » que Labori et Clemenceau avaient fait commettre à Zola : « Quand on a affaire à une personne, à la rigueur à un groupe restreint, on peut se permettre des actes qui ont besoin d’être expliqués, parce qu’on peut espérer convaincre les gens. Quand on a affaire à une foule, on ne peut être compris qu’au moyen d’actes excessivement simples, de gestes, pourrait-on dire… C’est un acte bien compliqué que de se soustraire au contact d’un huissier pour prolonger des délais d’opposition. C’est un acte tellement compliqué que l’opinion publique ne le comprendra pas et que, rapprochant ces deux faits : Zola a été condamné et Zola a passé la frontière, elle pensera que M. Zola est en fuite, et cela est tellement vrai que la première précaution des journaux qui soutiennent le romancier a été d’écrire en caractères d’affiche : « Zola n’est pas en fuite. » — Clemenceau répondit faiblement : « Nous ne sommes pas chargés de fonder le Zolisme. » (Aurore du 22 juillet 1898.)
  161. Clemenceau prit la précaution de faire porter l’article à Londres par Bernard Lazare ; Zola fut ainsi avisé, le 20 juillet au matin, à l’heure même où « sa prose » paraissait à Paris. — L’article (Pour la Preuve) ne figure ni dans le recueil de Zola ni dans celui de Clemenceau.
  162. Voir t. III, 529, 612.
  163. Cass., I, 102, Roget : « Henry m’a révélé quand je faisais mon enquête… » ; 110 : « Henry, que j’ai interrogé souvent après le procès de Zola… » — Roget, devant la Cour de cassation (I. 61, 99, 100, 113, 115, etc.) et à Rennes (I, 269, 270, 296, etc.) reproduit toujours la version d’Henry. Cependant, « depuis son faux, Henry est un petit peu suspect ». (Rennes. I, 296.) — Des pièces (inédites) du ministère de la Guerre établissent que Roget fut surtout documenté par Henry. — Cuignet répéta les mêmes versions, y ajouta. (Cass., I, 340 et suiv.)
  164. Cass., I, 99, Roget : « Je suis porté à croire d’une façon très ferme qu’Henry et Esterhazy ne se connaissent pas… C’est ainsi qu’il est allé pour la première fois chez la fille Pays… etc. » — Ce fut un des gros arguments d’Henry.
  165. Cass., I 105, 625, Roget : « Je suis le premier à qui Henry en ait rendu compte immédiatement après l’entrevue. » I, 567, Gonse.
  166. Ibid., I, 102, Roget : « C’est l’étonnement exprimé par Henry dans cette circonstance qui a fait qu’il s’est souvenu du fait pour me le révéler… » Rennes, I, 323 : « Henry m’a rapporté cette conversation… Au mois de juillet peut-être… Je croyais que cela excluait complètement Henry pour la raison que c’était lui m’avait fait la révélation. »
  167. Cass., I, 101, Roget.
  168. Cass., I, 102 ; Rennes, I, 320, Roget. — Voir t. II, 658.
  169. Cass., I, 103 ; Rennes, I, 324, Roget ; Cass., I, 346, Cuignet.
  170. Cass., I, 639, Roget ; 110, « Bien que ce fût une nature grossière et passionnée. »
  171. Ibid., I, 102, Roget. — Voir t. III, 610.
  172. Rennes, I, 323, Roget ; Cass., I, 567, Gonse.
  173. Cass., I, 625, Roget.
  174. Cass., I, 104. Roget : « J’ai eu connaissance du rôle de Du Paty par une enquête personnelle. » Il a dit précédemment, et à plusieurs reprises, qu’il se renseigna sur l’affaire auprès d’Henry (I, 99, 102, 625, etc.) et précisé « qu’il n’a jamais eu affaire à Du Paty ». (I, 99) Son informateur pour Montsouris comme pour le reste est donc Henry, puisqu’il n’eut aucun rapport personnel avec Esterhazy et que Gribelin, le quatrième personnage de Montsouris, n’est qu’un comparse. À aucun moment, Roget (ni Cuignet) ne nomme Henry comme ayant participé au « sauvetage » d’Esterhazy. C’est une autre preuve qu’ils tiennent leur version d’Henry. Roget, d’ailleurs, comme on l’a vu, croyait qu’Henry et Esterhazy ne se connaissaient pas.
  175. Cass., I, 624, Roget : « Gonse aussi naïf qu’Henry. » 626 : « Le moral d’Henry n’a jamais été atteint. »
  176. Cass., I, 629, Roget ; 342, Cuignet.
  177. Ibid., II, 185, Du Paty.
  178. Ibid., I, 623, Roget.
  179. Instr. Tavernier, 13 juillet 1899, Du Paty.
  180. Conseil d’enquête Esterhazy, 27 août 1898 (Cass., II, 185) : Enq. Renouard, 9 sept. 1898 (Cass., II, 196) ; Instr. Tavernier, 13 juillet 1899, Du Paty. — Cass., II, 28, Cuignet.
  181. Instr. Tavernier, 13 juillet 1899, Du Paty. — Le 21 : « J’ai cessé de croire que l’officier en question eût été mêlé à l’incident. »
  182. Rennes, II, 157, Gonse. Il couvre Gribelin qui a obéi à Henry, « qui est allé à Montsouris comme il serait allé à Bruxelles ou au feu » ; « il est persuadé que Du Paty s’est entendu avec Henry. » (II, 165, 198.)
  183. Cass., I, 558, Boisdeffre ; I, 566 ; II, 198 ; Rennes, II, 157 et 160, Gonse : « Ces Messieurs (Henry et Gribelin) m’expliquèrent ce qui s’était passé ; je leur dis que c’était bien extraordinaire que ce soit au mois de juillet que j’apprenne ce qui n’était passé au mois d’octobre ; j’en fis l’observation très nette et très vive au colonel Henry. — Esterhazy raconta qu’il avait parlé lui-même à Gonse de l’entrevue de Montsouris : « Veut-il que je lui décrive son salon ? Son costume de chambre ? » (Matin du 23 avril 1899).
  184. Cass., I, 566, Roget.
  185. Ibid., I, 106, 107, Roget : « Esterhazy est en partie de bonne foi ; il est, dans cette circonstance, comme dans toutes les autres, inspiré par Du Paty. Celui-ci a probablement dit à Esterhazy qu’il agissait du consentement de ses chefs ; il y a, dans tous leurs agissements, une idée bien visible de compromettre l’État-Major… La meilleure preuve que ce qu’on a appelé l’État-Major ne pouvait être tenu par aucune espèce de crainte au sujet des révélations d’Esterhazy, c’est que jamais on ne m’a empêché de chercher la vérité… etc. »
  186. Cass., II, 190, Du Paty. — C’était, d’ailleurs, l’avis de Roget : « Les actes de Du Paty ne peuvent être qualifiés de crimes ou délits. » (Cass., I, 105 ; Rennes, I, 321, 324.)
  187. Cass., I, 629, Roget : « Cavaignac pourra témoigner qu’il m’a fait souvent appeler après ses entrevues avec Du Paty et que la conversation commençait généralement ainsi entre nous : « Je vous assure que ce Du Paty paraît sincère. » — Instr. Tavernier, 13 juillet 1899, Du Paty : « Je constate que, malgré tous ses efforts, M. Cavaignac n’a pu trouver dans tous nos entretiens un seul propos sciemment inexact de ma part. »
  188. Cass., I, 629, Roget.
  189. Ibid., : « Cavaignac n’avait pas cru devoir prendre de décision à l’égard de Du Paty, parce que cet officier était à ce moment, sous le coup de poursuites devant la juridiction civile. » — Il s’agit de la plainte de Picquart contre Du Paty. (Voir p. 88). — De même à Rennes (I, 321). — À l’instruction Tavernier (12 juillet 1899), Cavaignac convient qu’il avait décidé de frapper Du Paty par un moyen détourné ce qui est relevé, le lendemain, par Du Paty qui ajoute : « On voulait se débarrasser d’un instrument devenu gênant. »
  190. Ce fut à Rennes, l’explication de Roget (I, 325). — De même Du Paty (Cass., II, 192) et Gribelin (I, 436). — C’était la version d’Henry (I, 347, Cuignet).
  191. « Nous obtiendrons sa révocation en moins de temps qu’il ne croit. » (Jour du 9 juillet 1898.)
  192. 15 juillet 1898 (Cass., I, 223 ; Rennes, I, 341, Bertulus.) — Le juge l’avait fait venir dans son cabinet, non pour l’interroger, mais pour l’inviter à se rendre à la prison d’Esterhazy, qui se disait malade, et y assister au dépouillement des saisies.
  193. Cass., I, 224, Bertulus ; II, 233, procès-verbal du 15 juillet signé Pays, Bertulus, André. — Selon Esterhazy (Dessous de l’Affaire Dreyfus, 18), le dialogue suivant se serait engagé entre sa maîtresse et le juge : « Mme Pays : Vous allez peut-être arrêter tout l’État-Major ? — Bertulus (avec une politesse exquise et un sourire charmant) : Madame, les plumes d’autruche sont inabordables encore en ce moment, mais nous les aurons plus tard. » — Cass., I, 796, Pays : « Je n’ai jamais reconnu devant Bertulus avoir écrit le télégramme signé Speranza ; ce que j’ai déclaré avoir écrit, c’est un télégramme qu’Esterhazy voulait adresser à mon frère, à Rouen, au sujet de deux chevaux volés. » Elle confirma, plus tard, son aveu à divers témoins. (Cass., I, 747 ; Strong, 783, femme Tournois ; 784, Tournois ; 785, femme Gérard.) — Esterhazy dit ensuite à Strong que, « son avocat ayant invité Mme Pays, par un signe, à ne rien dire, celle-ci avait aussitôt nié son aveu. »
  194. Dessous de l’Affaire Dreyfus, 14.
  195. Ibid., 24. (15 juillet 1898).
  196. 16 et 17 juillet.
  197. Cass., I, 224, Bertulus ; II, 234, Esterhazy : « C’est le projet d’une lettre que je destinais à un général que je ne crois pas devoir nommer ici. »
  198. Cass., I, 225, 226, Bertulus ; II, 234, 235. 236, Esterhazy ; I, 625, 634, Roget. (Scellés 1, 4 et 6).
  199. Cass., I, 225 ; II, 19 ; Rennes, I, 150, Bertulus ; Cass., I, 364, Cuignet ; II, 255, procès-verbal du 21 juillet 1898, signé Esterhazy, Henry, Pays, Bertulus, André (Scellé 4, cote 22).
  200. Chambres réunies, lettre de Bertulus au président Lœw avec les numéros et les cotes de ces pièces ; procès-verbal du 25 avril 1899 constatant l’exactitude des affirmations de Bertulus, signé Mazeau, Bertulus, Ménard (II, 21).
  201. Cass, I, 623, Roget.
  202. Rennes, I, 270, Roget. — Gonse dit « qu’il sut qu’Henry avait été désigné par le ministre ». (Cass., I, 573.)
  203. Cass., I, 623, Roget. — Cavaignac reprocha à Roget (I, 624) d’avoir autorisé Henry « à causer avec Bertulus ».
  204. 18 juillet 1898.
  205. Voir t. II, 482.
  206. Rennes, I, 341, Bertulus.
  207. Bertulus avait été averti par le procureur général qu’Henry était accrédité à cet effet auprès de lui. (Cass., I, 226.)
  208. Cass., I, 227 ; II, 20 ; Rennes, I, 345, Bertulus.
  209. Cass., II, 20, Bertulus.
  210. Ibid., I, 227 ; Rennes, I, 345, Bertulus ; III, 319, André.
  211. Cass., II, 20, Bertulus : « Rapide comme l’éclair, la pensée qu’il pourrait être un traître, c’est-à-dire le pourvoyeur d’Esterhazy, a traversé mon cerveau… Vraiment, l’idée n’avait fait qu’effleurer mon cerveau ; bien vite je l’avais repoussée, me reprochant même de l’avoir eue. » — De même à Rennes, I, 345.
  212. Cass., I, 227, Bertulus.
  213. Cass., I, 227 ; Rennes, I, 347, Bertulus : « Je le dis parce que c’est la vérité absolue et que je dois la vérité… Je vous le dis parce que c’est ainsi, je ne peux pas raconter les choses autrement. Dix fois, vingt fois, dans cinquante ans, je les raconterais de la même façon, tant qu’elles se sont passées ainsi. »
  214. Rennes, III, 318. André.
  215. Ibid., I, 228 ; II, 20, Bertulus.
  216. Rennes, I, 345, Bertulus.
  217. Cass., II, 20, Bertulus : « Depuis que j’ai su qu’il était un faussaire, je me suis souvent reproché de n’avoir pas eu, ce jour-là, une perception plus nette de la situation. »
  218. Cass., I, 228 ; II, 19 ; Rennes, I, 347, Bertulus ; III, 319, André.