Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/7

Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 401–479).

CHAPITRE VII

LE JURY

I. Émotion croissante des esprits, 401. — Les journaux et le compte rendu des débats, 402. — Opinion de l’étranger, 404. — II. Les « témoins de bonne foi » ; Jaurès, 405. — Séailles, 406. — Grimaux, 407. — III. Les experts ; Bertillon, 409. — Lettre de Bertillon à Boisdeffre, 412. — Teyssonnières ; ses diffamations, 413. — Couard, Belhomme et Varinard refusent de déposer, 415. — IV. Les savants, 415. — Déposition de Mme de Boulancy par commission rogatoire, 417. — V. Offensive de Pellieux, 418. — Les notes du bordereau, 421. — « La boucherie », 423. — VI. Les avocats : Labori, 424. — Albert Clemenceau, 426. — Zola, 427. — VII. Paul Meyer confronté avec Pellieux, 427. — Pellieux désarçonné, 428. — VIII. Nouvelle déposition de Picquart, 429. — Pellieux et Gonse révèlent la date exacte du bordereau, 430. — IX. Excitation des témoins militaires, 432. — Terreur d’Esterhazy, 433. — Ses propos à des journalistes anglais, 434. — Partie liée » entre Esterhazy et l’État-major, 435. — X. Pellieux demande à être rappelé à la barre, 436. — Il révèle la fausse lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, 437. — Protestation de la défense, 438. — Pellieux fait chercher Boisdeffre, 439. — L’audience est renvoyée au lendemain, 440. — Scènes violentes au Palais de Justice ; articles de la presse sur une Saint-Barthélémy des juifs, 441. — XI. Sauf les revisionnistes, tout le monde est convaincu par le faux d’Henry, 443. — XII. L’ambassadeur d’Italie veut donner sa démission, 445. — Les généraux et le faux d’Henry, 447. — Billot déclare à Méline que Boisdeffre, dans sa nouvelle déposition, ne fera aucune allusion au document argué de faux par Tornielli, 449. — XIII. Déclaration de Boisdeffre, 449. — Il menace les jurés de la démission de l’État-major, 450. — Delegorgue refuse de laisser poser des questions à Boisdeffre, 451. — Picquart dépose que la pièce produite par Pellieux est un faux, 453. — Pellieux injurie Picquart, 454. — Lettre de Lemercier-Picard à Séverine, 455. — XIV. Pellieux défend à Esterhazy de répondre aux questions qui lui seront posées par les défenseurs de Zola, 456. — Le questionnaire d’Albert Clemenceau ; scène tragique, 457. — Guérin et ses bandes au Palais de Justice ; ovations à Esterhazy ; le prince Henri d’Orléans lui serre la main, 462. — XV. Réunion de la salle Chaynes, 463. — Rochefort à Sainte-Pélagie, 464. — Du Paty, Gonse et Auffray, 465. — Faiblesse des Chambres devant le péril militaire, 466. — XVI. Réquisitoire de l’avocat général Van Cassel, 468. — Déclaration de Zola, 470. — Plaidoirie de Labori, 472. — Plaidoirie de Georges Clemenceau, 476. — Condamnation de Zola et de Perrenx, 478.

I

Les coups de théâtre, se succédant sans interruption, entretenaient dans les esprits une émotion intense. Il n’y avait pas de scène qui valût ces magnifiques tréteaux des assises ; les passions, dans une telle fermentation, s’avivaient jusqu’à la folie.

Ce fait divers, s’élargissant tous les jours, devenait le champ clos où les idées du passé et celles de l’avenir allaient livrer une de leurs grandes batailles. On put lire dans un journal russe : « C’est l’affaire de la vieille et de la nouvelle France[1]. »

La grande majorité de la nation se refusait toujours à accepter que les généraux eussent commis ce crime : laisser sciemment un innocent au bagne. Il lui était toujours plus facile de croire à la culpabilité d’un seul, du juif, qu’à celle des chefs du Gouvernement et de l’armée.

Aucun esprit réfléchi ne s’était étonné que cette chose atroce, la coalition de ces soldats et de ces politiques contre un homme, n’eût pas été admise tout de suite, à la première dénonciation. On s’inquiétait maintenant que cette erreur, à l’origine noble et touchante, résistât à tant de révélations décisives. Convenait-il de lui chercher d’autres raisons, qui seraient, au milieu de l’épanouissement de la civilisation extérieure, des symptômes certains de décadence morale ? C’était l’explication profonde des pessimistes ; ils constataient de combien d’éléments impurs était composé le patriotisme exclusif des adversaires de la Revision. On faisait observer, d’autre part, que les conversions sont rares au fort de la bataille ; surtout, que ce peuple, qui fut toujours superficiel, continuait à ne rien savoir des faits qui semblaient acquis aux observateurs attentifs, et, bien au contraire, à être misérablement trompé.

En effet, pendant que les journaux révisionnistes[2] reproduisaient le compte rendu sténographique des débats, de façon que leurs lecteurs pussent juger par eux-mêmes, les journaux catholiques et ceux de l’État-Major publiaient seulement ce qui servait leur thèse, supprimaient ou altéraient le reste[3]. Tous les lecteurs de ces journaux (les deux tiers, au moins, du pays), étaient persuadés que, eux aussi, ils appuyaient leur foi sur le roc des faits.

Quelques exemples suffiront. Supprimés le « Parbleu ! » de Demange, les témoignages contraires à ceux de Pellieux et d’Henry (les fac-similés du bordereau ressemblent à des faux ; les journaux ont tronqué l’acte d’accusation[4] ; pas de trace de petit bleu dans le cornet). La déposition de Picquart, son interrogatoire plus probant encore, cinquante pages sont escamotés en quelques lignes, remplacés par des commentaires de ce genre : « Picquart est atterré[5]… Sa tenue est odieuse. Il accuse formellement ses chefs d’avoir voulu se débarrasser de lui[6]… Il ne perd pas une occasion de montrer qu’il est un des membres les plus actifs du Syndicat[7]… Il n’a jamais eu entre les mains le dossier complet de l’Affaire ; que valent ses impressions[8] ? » — On falsifie jusqu’aux dépositions favorables à Esterhazy pour les rendre plus favorables encore. Quand Pellieux dira : « Le conseil de guerre n’a pas voulu qu’on mît un innocent à la place de Dreyfus, coupable ou non[9] », Drumont lui fait dire : « À la place d’un traître, c’est-à-dire de l’ex-capitaine Dreyfus[10]. »

Les comptes rendus rapportent que Zola est acclamé par ses amis aux cris de : « À bas l’armée ! À bas la France ! »

Ainsi leurrés, dix millions de lecteurs concluent, logiquement, que Dreyfus est le traître, Zola et ses témoins des misérables, que leur instinct patriotique ne leur a pas menti. Et nul moyen de les détromper, sauf le coup de tonnerre qui tarde.

L’étranger ne suivait pas avec un moindre intérêt l’extraordinaire procès. Tous les journaux en étaient pleins. Des millions et des millions de regards étaient fixés sur la scène où défilaient ces acteurs qui jouaient leur honneur et leur vie. Des événements qui, en d’autres temps, auraient passionné tous les esprits, leurs propres affaires, ne les intéressaient plus. Le drame français était devenu l’affaire de l’humanité.

Beaucoup d’étrangers parlaient maintenant de la France comme d’un pays qui ne se souciait plus ni de la vérité ni du droit ; coup de sonde singulièrement révélateur que celui qui montre un tel abaissement du niveau intellectuel et moral. Mais d’autres admiraient, parce qu’ils avaient une notion plus exacte de cette loi, aussi certaine que les lois des sciences exactes, à savoir que les plus belles révolutions — et c’en était une que cette irruption de la morale dans la politique — n’ont jamais été entreprises que par une minorité. Ce n’était pas un peuple en décadence que celui qui se déchirait ainsi, à cause d’un homme, pour deux idées également belles et nullement inconciliables, bien qu’elles parussent momentanément exclusives l’une de l’autre, la patrie et la justice :

Votre pays, disait un Italien à l’historien Monod, est un grand pays. Comme j’y voudrais vivre ! Il y a des sots qui prétendent que la France est avilie et déshonorée ; c’est le seul pays où il y ait des héros, des gens qui exposent leur vie, leur réputation, leur fortune, pour défendre un malheureux qu’aucun d’eux ne connaît. Cette lutte entreprise d’abord par deux ou trois hommes, absolument seuls contre tous, sans s’inquiéter des violences ni des injures ; ce dévouement de tous ceux qui, en trois mois, ont réussi à soulever le monde entier pour la cause de la justice et qui ont fini par réunir autour d’eux tout ce qu’il y a de plus honnête et de plus intelligent parmi leur peuple, comme c’est beau ! Je serais fier d’être Français[11] !

II

Avec Henry, la défense avait épuisé la liste des témoins militaires, Esterhazy excepté. Elle passa aux experts, aux savants et aux « témoins de bonne foi ». Ceux-ci, qui ne connaissaient aucun fait précis, rendirent hommage au courage de Zola.

Les uns (Duclaux, Ranc, Anatole France) le firent en peu de mots. D’autres, à cette occasion, essayèrent de parler au cœur du peuple. Jaurès, dans une harangue enflammée, fit le procès du procès de 1894, vicié par la communication des pièces secrètes, et le procès du procès de 1898, vicié par une enquête dérisoire et par le huis clos sur les expertises. Cependant il est impossible d’arracher soit au Gouvernement, soit à la justice l’aveu de la forfaiture de Mercier. À la Chambre, Méline répond : « On répondra ailleurs. » À la cour d’assises, défense de poser la question. De telle sorte « qu’un pays qui se croit libre ne peut savoir si la loi a été respectée, ni dans le palais où l’on fait la loi ni dans le palais où on l’applique « Il prophétisa la victoire du droit, mais, « si la vérité devait être vaincue, mieux valait être vaincu avec elle que de se faire le complice des équivoques et des abaissements[12] ».

Séailles, malade, envoya une noble déclaration :

Comment j’ai été amené à signer la protestation ? Le voici : Je venais de corriger une leçon de morale. J’avais dit à ces jeunes gens ce que tous, j’en suis assuré, vous voulez qu’on leur dise : que la personne humaine est sacrée ; que la justice n’est pas une servante qu’on sonne quand on a besoin de ses services… Je suis rentré dans mon cabinet. Un étudiant m’a apporté une pétition. J’ai signé. Notre enseignement serait sans autorité si nous n’étions pas prêts à le confirmer par nos actes[13].

Il compara l’acte de Zola « à celui d’un homme qui, enfermé dans une chambre où l’air devient étouffant, se précipite vers la fenêtre et, au risque de s’ensanglanter, enfonce la vitre pour appeler un peu d’air et de lumière ».

Lalance eût voulu dire en quelle estime il tenait les Dreyfus, ses compatriotes de Mulhouse ; Delegorgue l’en empêcha.

Mais nul, ni Séailles, ni Jaurès, ni aucun autre, n’émut autant que le vieux Grimaux quand il raconta de quelles menaces il était l’objet pour avoir mis son nom au bas d’une pétition à la Chambre en faveur de la Revision, comme c’est le droit de tout citoyen. Il était, après Berthelot, l’honneur de la chimie française, agrégé de la Faculté de Médecine, membre de l’Académie des sciences, professeur à l’École polytechnique, et, de plus, républicain de vieille date. Dès que la protestation de Grimaux lui eût été dénoncée, Billot proposa au conseil des ministres la révocation du vieux professeur. Toutefois, le conseil hésita, le droit de pétition étant établi par la loi, et Billot remporta son décret. Mais les ennemis de Grimaux s’acharnèrent. Drumont écrivit que « chargé d’instruire les officiers, il était de ceux qui vilipendent l’armée ». Billot, aussitôt, invita le commandant de l’École polytechnique à faire une enquête sur Grimaux. Et ce grand savant dut aller au rapport, comme un élève pris en faute, se justifier d’un tel reproche : « Je suis de ceux qui courent quand les régiments défilent… » Maintenant, il attendait la décision du ministre. Mais, bien que la révocation, suspendue sur sa tête, lui apparût comme un désastre, comme le naufrage précurseur de la mort, — son cher professorat brisé après plus de vingt années d’enseignement, et, dès lors, la perte de son laboratoire, c’est-à-dire sa vie scientifique perdue, sa vie même, car la science était sa vie, et il était trop pauvre pour continuer ses travaux sans l’aide de l’État, — il refusait d’acheter sa grâce par une lâcheté.

« Moi, dit-il, ne pas être un patriote ? Le général (commandant l’École) m’a demandé ma famille, mon passé ! « Et il raconta ses ancêtres, tous soldats et marins, son père, vétéran des guerres de l’Empire, et ses propres services, dans les hôpitaux, « qui sont, pour les médecins et les pharmaciens des champs de bataille », pendant la guerre de Crimée ; puis, sur les remparts de Paris pendant le siège : « J’ai été ensuite honoré de grandes amitiés, de celle de Gambetta. »

Une émotion l’étranglait ; mais il continua, comme inspiré, parce qu’il lui restait encore à affirmer, au nom même de son patriotisme, de son « chauvinisme », comme il disait, l’innocence de Dreyfus :

Oui, c’est dans nos rangs que se trouvent les patriotes les plus éclairés. Les vrais insulteurs de l’armée, ce sont ces journalistes véreux qui accusent un ministre de la Guerre de s’être vendu 30.000 francs à un syndicat juif ! Ces insulteurs de l’armée, ce sont les héros de la peur, qui vous disaient au commencement de l’Affaire : « Laissez l’innocent souffrir un supplice immérité, plutôt que d’éveiller les susceptibilités d’une puissance étrangère ! »

Quoi ! nous avons une armée de deux millions d’hommes, la nation tout entière pour défendre le pays avec vingt mille officiers instruits, travailleurs, prêts à verser leur sang sur le champ de bataille, vingt mille officiers qui, pendant la paix, nous préparent des armes perfectionnées, et nous aurions peur !

L’armée, qui ne compte pas parmi elle un frère, un fils, un parent, un ami ?…

Ma conviction s’affirme de plus en plus. Les injures, les menaces, la révocation, rien ne me touchera ; la vérité m’a revêtu d’une impénétrable cuirasse…

Le vieillard, à la sortie de l’audience, rencontra un jeune officier qu’il connaissait de longue date, qu’il avait reçu chez lui ; il lui tendit la main ; l’officier, en uniforme, la refusa[14]. Puis, dans les couloirs, sur les marches du Palais de justice, il fut hué.

Après sa déposition, il s’était approché de Zola, lui avait serré la main. C’était la première fois qu’il le voyait. L’avant-veille, Picquart s’était présenté à Zola. Étrange Syndicat !

Des hommes comme Grimaux avaient trop vécu. Il appartenait à une génération encore frémissante de la Révolution, qui avait gardé du citoyen un idéal superbe et qui ne comprenait ni la France ni l’armée sans la justice. Or, la terre fatiguée ne produisait plus de tels hommes, puisque les uns l’insultaient et que les autres, les meilleurs, l’admiraient comme un héros quand il pensait avoir accompli simplement un élémentaire devoir.

III

Point de bon drame sans bouffons. Shakespeare a ses clowns ; il appelle clowns les fossoyeurs d’Hamlet. On entendit Bertillon.

Les revisionnistes étaient fort suspects de l’avoir diffamé. Son premier mot fut qu’il n’avait nulle confiance dans les expertises, que ses preuves étaient scientifiques, non graphiques, et que « le bordereau obéit à un rythme géométrique dont l’équation se trouve dans le buvard du premier condamné[15] ». « On peut rétablir l’écriture de Dreyfus, avec ce buvard. Je le ferai, si on le désire. »

Labori, comme on peut croire, lui dit qu’il ne souhaitait rien tant et mit à sa disposition un tableau noir. Mais Bertillon répliqua qu’il ne pouvait opérer sans « les pièces de conviction qui avaient été saisies au domicile de Dreyfus et, notamment, deux lettres de Mathieu, l’une sur une émission d’obligations, l’autre sur des fusils de chasse[16] ».

La stupeur augmenta quand Labori sortit le fameux diagramme de Bertillon, « l’arsenal de l’espion ténébreusement conseillé ». On attendait un désaveu. Il se rengorgea, s’étonna seulement, comme d’une déloyauté, « que le fac-similé n’eût pas reproduit un point très important : le point du buvard ». On lui dit qu’il pourrait lui-même faire la correction : « Où faut-il placer le point ? Dans l’arsenal ? dans les tranchées ? » Il y avait encore, sur le plan, des flèches et un cœur. Et comme l’auditoire tout entier avait passé subitement de la colère à une gaîté folle, il se fâcha, ahuri et solennel, car l’affaire était sérieuse, son système infaillible : « On verra après ma mort, au point de vue historique[17]. »

Les généraux eux-mêmes ricanaient, oubliant que l’État-Major avait proclamé que cet aliéné était « un grand savant » : « Quel âne ! », s’écria l’un d’eux[18].

Bertillon, à l’audience suivante[19], ne rapporta pas les pièces du buvard, non qu’elles lui eussent été, déclara-t-il, refusées par le ministre de la Guerre, mais parce « qu’il n’était qu’un témoin qui n’était pas chargé de faire des commissions et qu’il avait consulté la situation ». « Vous eussiez mieux fait, observa Albert Clemenceau, de consulter le ministre ou le préfet de police ». En tout cas, n’ayant pas les pièces, il ne pouvait pas faire sa démonstration (qui, d’ailleurs, eût demandé plusieurs séances), et il ne parlerait pas davantage du diagramme. Il s’était décidé, en effet, « à s’abriter à l’avenir derrière l’arrêt de la Cour qui défend de parler de l’affaire Dreyfus ».

Delegorgue lui-même trouva que Bertillon exagérait : « On vous demande si vous avez des pièces ? — C’est reparler de l’Affaire. — Dans le cas où il y aurait un autre traître, vous serviriez-vous du même système ? — Cela a rapport à l’Affaire. » Et dix fois il fit la même réponse, accusant les avocats de le « tourmenter » ; et, tantôt il secouait la barre, tantôt il levait les bras au ciel ; surtout, comme le personnage de la comédie, il aurait bien voulu s’en aller.

Les avocats prolongèrent à plaisir cette pitoyable exhibition, afin qu’on vît bien à quels maniaques Dreyfus avait été livré, à Du Paty, puis à Bertillon.

Un rictus tordait son masque de faux savant ; il sentait que son refus de s’expliquer, après avoir promis tant de merveilles, le couvrait de honte ; pourtant, il s’obstina, bien que blessé cruellement dans son amour-propre. Comme tous les fous, il croyait à son système. Il essaya de donner à entendre que sa démonstration eût été trop terrible : « J’éprouve des bouillonnements intérieurs… Comprenez donc que ma situation est pénible ! » Le président traduisit : « Mettons que le témoin ne veut pas parler. » Alors, il se mit en colère : « Je ne brûle que d’une chose, c’est de faire connaître ma déposition. Mais j’ai mille obstacles qui s’y opposent… Alors, de temps en temps, la digue se rompt ! » Puis, il reprenait son silence d’augure, se balançait « comme la Pythie sur son trépied[20] ».

Clemenceau, Delegorgue lui-même échouèrent à en tirer autre chose que des sottises sibyllines : que « c’était de l’écriture courante et que cela n’en était pas ; — qu’il y avait là dedans des quiproquos ; — que c’était une affaire toute spéciale, particulièrement, absolument spéciale ». « En mon âme et conscience, il est impossible que le bordereau soit de la main d’Esterhazy. ».

Il s’enfuit sous les huées. « Voilà, dit Labori aux jurés, l’accusation de 1894 ; il y a une charge : le bordereau ; et voilà l’expert, le principal expert ! »

Il avait dit encore à Yves Guyot que l’écriture de Dreyfus était dextrogyre, celle du bordereau sinistrogyre ; par conséquent, le bordereau était de Dreyfus, car le traître avait changé son écriture de sens, « ce que l’expert avait reconnu à certaines contractions de la plume[21] ». Guyot en déposa.

D’autre part, dès qu’Esterhazy, en novembre, était entré en scène, Bertillon avait écrit à Boisdeffre que « c’était l’homme de paille choisi par la famille de Dreyfus pour attirer l’affaire sur le plus mauvais terrain[22] » ; en d’autres termes, que les juifs l’avaient payé pour imiter l’écriture du bordereau. On sait que cette idée de génie lui était venue, avec la rapidité de l’éclair, le jour où Picquart lui montra un premier échantillon de l’écriture d’Esterhazy, mais sans le nommer[23]. Tout de suite, il avait pressenti la machination. Et il ne voulait pas démordre de son système. S’il avait parlé, c’eût été pour proclamer ce qu’il avait dit en confidence à Boisdeffre, qu’Esterhazy était « un misérable[24] », payé par les Dreyfus. Le procès se fût effondré. Voilà pourquoi il avait reçu l’ordre de se taire ; il avait obéi et s’en rongeait.

Teyssonnières bouffonna à son tour, mais aussi prolixe que Bertillon avait été muet. Lui aussi, il ne croyait pas à la graphologie, « sabre de M. Prudhomme », mais, ayant appartenu à l’administration des Ponts et Chaussées et, dès lors, « se connaissant un peu en mathématiques », ayant, en outre, été « vingt-cinq fois médaillé comme artiste graveur » et « pouvant, même vues de dos, dessiner et donner la physionomie de certaines personnes », il avait inventé d’appliquer aux expertises en écritures « le principe des figures semblables, c’est-à-dire celles dont les angles sont égaux et les côtés proportionnels ». C’est par ce système qu’il avait convaincu les juges de 1894 ; « il avait lu dans leurs yeux que sa démonstration les touchait énormément ».

Il raconta ensuite ses malheurs, que le général Rau avait menacé de le faire arrêter, sans qu’il sût pourquoi, et que Crépieux-Jamin avait essayé de le corrompre, en 1897, trois ans après la condamnation de Dreyfus, en lui disant : « Votre expertise de 1894 eût pu vous rapporter cent mille francs[25]. »

Drumont célébra l’honnête homme qui n’avait pas voulu se vendre aux juifs. Il avait professé autrefois une grande admiration pour Crépieux ; depuis que le graphologue de Rouen avait refusé d’attribuer le bordereau à Dreyfus, c’était le dernier des misérables. Et, comme Crépieux de son métier était dentiste, sa pieuse clientèle l’avait abandonné, la canaille avait brisé ses carreaux ; frappé à la fois dans ses intérêts et dans son honneur, il avait été l’objet de telles tracasseries que, par prudence, il avait refusé à Zola de témoigner comme expert à son procès. Cependant il accourut à Paris, dès qu’il connut les calomnies de Teyssonnières, Delegorgue l’autorisa à déposer et il convainquit son ancien ami d’imposture[26].

On dira que ces misères ne sont pas de la dignité de l’histoire. Il n’en est rien. Il y avait en France, à cette époque, des milliers et des milliers d’individus que paralysait la terreur d’être traités à leur tour, s’ils laissaient parler leur conscience, comme le fut Crépieux. Ils avaient femme et enfants ; et il faut manger. C’est ainsi que les catholiques de l’école de Drumont, qui est une très vieille école, exerçaient la propagande pour leurs idées.

Teyssonnières commit une autre vilenie. Il devait beaucoup à Trarieux qui l’avait fait rétablir sur la liste des experts, et, l’autre jour encore, à la barre, il protestait que sa reconnaissance ne finirait qu’avec sa vie. Or, le soir même, il porta à Drumont un article anonyme où Trarieux et Scheurer étaient accusés, à leur tour, d’avoir cherché à le corrompre[27].

Les deux sénateurs l’accablèrent de leur mépris à l’audience du lendemain[28]. Il avoua sa turpitude, se rétracta et disparut.

Les trois autres experts de 1894 déposèrent en quelques mots : Charavay, dont la conscience éprouvait déjà quelque trouble, dit seulement « qu’il ne condamnerait jamais un homme sur une expertise d’écriture », Gobert et Pelletier qu’ils maintenaient leurs conclusions d’autrefois.

Puis Couard, Belhomme et Varinard refusèrent solennellement de répondre. Leur rapport avait été produit au huis clos du procès d’Esterhazy ; ce huis clos était inviolable. Couard, d’une voix de stentor, jura « qu’il était impossible à quiconque agirait honnêtement de ne pas arriver à la même conclusion que lui ». Mais le secret professionnel lui fermait la bouche.

Cependant, ils avaient causé avec les journalistes. Varinard leur avait déclaré « que le papier du bordereau était certainement de fabrication allemande[29] ».

IV

La journée des experts avait été mauvaise pour l’État-Major ; celle des savants fut désastreuse. Ce fut, après la démonstration par l’absurde, la démonstration par la raison.

Les témoins (membres de l’Institut, archivistes paléographes, professeurs au Collège de France, à l’École des Chartes, à l’École des Hautes-Études, etc.) établirent fortement :

1° Qu’il était absurde de prétendre que les fac-similés ressemblaient à des faux ou, comme le répétaient les journaux, que ce fussent des faux[30] ; il peut se produire, du fait de l’impression ou du clichage, quelque différence dans l’épaisseur des traits ; mais l’allure générale de l’écriture ne peut être changée ; les lettres caractéristiques (le double s) ne peuvent être interverties[31].

2° Que l’écriture du bordereau est identique à celle d’Esterhazy[32] ; tous les idiotismes, toutes les formes physiologiques d’Esterhazy s’y retrouvent[33], ainsi que la même disposition des mots et la même direction des lignes[34] ; un érudit, découvrant dans un volume de la Bibliothèque nationale l’original du bordereau et une lettre d’Esterhazy, serait disqualifié s’il ne disait pas que le bordereau et la lettre sont de la même écriture, sont de la même main[35] ;

3° Que l’écriture du bordereau est courante, sans hésitation[36] ; elle est fantaisiste comme celle d’Esterhazy et comme elle dextrogyre[37] ; l’hypothèse du calque se heurte à l’impossibilité d’avoir sous la main des mots rares (Madagascar, hydrauliques)[38] ; il n’y a jamais superposition absolue, dans le bordereau, entre les mêmes syllabes[39] ;

4° Que le style du bordereau et celui d’Esterhazy présentent les mêmes caractéristiques[40] ; on remarque dans les lettres d’Esterhazy et dans le bordereau les mêmes habitudes, la même minutie orthographiques — accents, traits d’union[41], — les mêmes tournures incorrectes et impropres ; les mots y sont souvent employés dans un sens étranger[42].

Enfin, à la même audience, on eut communication de la déposition de Mme de Boulancy devant Bertulus. Elle y déclarait que les fameuses lettres d’Esterhazy étaient authentiques, celle du « Uhlan » comme les autres ; qu’elle en possédait d’autres qui ne contenaient pas de moindres injures contre l’armée et contre la France ; qu’Esterhazy les lui avait maintes fois réclamées, mais qu’ayant été traitée de faussaire, elle entendait rester armée de toutes pièces[43].

Albert Clemenceau cita quelques passages de ces lettres inédites : « Le général Saussier est un clown et, chez eux, les Allemands le mettraient dans un cirque ; si les Prussiens arrivaient jusqu’à Lyon, ils pourraient jeter leurs fusils, en gardant seulement leurs baguettes pour chasser les Français devant eux. »

L’authenticité de ces lettres était si criante que la Cour refusa d’ordonner un supplément d’information, mais sous l’extraordinaire prétexte « qu’il serait sans résultat », que Mme de Boulancy refuserait de répondre[44]. Esterhazy avoua[45].

L’État-Major sentit passer le vent de la défaite[46] ; Pellieux se jeta dans la mêlée.

V

Il avait pris, depuis quelques jours, le commandement des témoins militaires et celui de l’audience, parlait en chef, sentait sa force et, tout de suite, en avait usé.

On a vu que Gonse, dans l’audience où Henry fit son coup d’éclat, avait dit de Picquart : « Il est susceptible de très bien faire son service dans l’avenir, s’il le veut. » Fallacieuses ou non, ces paroles de paix indignèrent L’État-Major. Gonse fut invité à les retirer. Il vint donc à la barre, mais trois jours après[47], pour expliquer que la sténographie l’avait mal reproduit. Ç’avait été son sentiment, autrefois, que Picquart serait susceptible de redevenir un bon officier ; mais il ne le croyait plus. Il protesta, par la même occasion, que l’État-Major n’avait pas fait parvenir le document libérateur à Esterhazy comme un « cordial[48] » : « La photographie a passé par les mains de Picquart, d’Henry, de Gribelin, et par les miennes. Je connais Henry, j’en réponds comme de moi ; il en est de même de Gribelin. » Dès lors, c’était bien la dame voilée, l’amie de Picquart, qui avait livré le document à Esterhazy.

Le terrain ainsi déblayé, Pellieux alla de l’avant.

Il ouvrit le feu, franchement, par une véhémente plaidoirie[49] en faveur d’Esterhazy avec qui, tous ces jours, on l’avait vu conférer.

L’attribution du bordereau à Esterhazy par tant de savants avait beaucoup porté. Mais comment les réfuter ?

Plusieurs, qui n’étaient nullement revisionnistes, s’étaient étonnés de l’attitude des experts qui, ayant conclu devant le conseil de guerre en faveur d’Esterhazy, avaient refusé d’indiquer au jury leurs arguments. Cela n’intéressait pourtant pas la Défense nationale !

Pellieux, lui-même, avait dit à plusieurs reprises qu’il avait été absolument opposé au huis clos, que la sécurité du pays ne dépendait pas de ce mystère. Il savait, d’autre part, que L’État-Major avait interdit aux trois experts de rien révéler de leurs conclusions. Évidemment, il s’inclina devant la raison très politique de cette défense : à savoir que la contradiction entre l’expertise de 1894 (le bordereau est de l’écriture de Dreyfus) et l’expertise de 1897 (le bordereau est de l’écriture d’Esterhazy, mais décalquée par Dreyfus), c’était un fait nouveau, suffisant, à lui seul, pour faire ordonner la revision.

Il se borna donc à décocher quelques épigrammes aux « experts amateurs » qui n’avaient travaillé, au contraire des « experts jurés » que sur des fac-similés[50]. Mais cette question d’écriture, sujette à controverse, est « secondaire ». Éternellement, les uns et les autres récuseront les expertises défavorables à leur thèse, vanteront les autres. Il va prouver, « pièces en mains », que l’auteur du bordereau est un artilleur, attaché au ministère de la Guerre, et qu’en tout cas ce ne peut être Esterhazy.

On avait le bordereau, l’écriture d’Esterhazy, celle de Dreyfus : c’était tout le procès. On n’avait pas les notes du bordereau, on n’en savait que les titres : c’était l’inconnu. La stratégie de Pellieux consista à transporter dans les airs, où l’on se bat à coups d’hypothèses, le combat trop dangereux en terre ferme.

Il reprit d’ailleurs, tout simplement, le vieux système d’Esterhazy et d’Henry. Fantassin et dans la troupe, Esterhazy eût été incapable d’écrire une seule des fameuses notes dont les sujets étaient essentiellement secrets. Et il ajouta, avec une effronterie merveilleuse d’affirmation, que ces sujets étaient inconnus de lui-même, « tout général qu’il fût et ancien chef d’État-Major d’un corps d’armée ».

Ainsi, à cette heure, il ne savait encore rien du « frein hydraulique du 120 », et, lui, qui avait assisté aux grandes manœuvres de 1895 et de 1897, il pouvait jurer « qu’il était impossible, absolument impossible, d’y voir le fonctionnement de cette pièce ». Il avait assisté aussi à des écoles à feu : « J’en appelle à tous nos camarades de l’armée : jamais un officier d’infanterie n’a vu tirer le canon de 120 ! »

Où voulez-vous qu’Esterhazy ait su qu’il y avait des modifications proposées aux formations de l’artillerie ? Il n’y a pas d’artillerie en garnison à Rouen… Comment aurait-il pu savoir, à Rouen, que l’expédition de Madagascar se ferait avec le concours de l’armée de terre ? Il n’en avait été question nulle part, sauf au ministère de la Guerre… Rien de plus secret que les troupes de couverture. Comment voulez-vous qu’Esterhazy sache qu’il y a un nouveau plan de mobilisation en élaboration au ministère de la Guerre ? Il faudrait qu’il y eût un complice[51].

Or, tout cela, Dreyfus, artilleur et officier d’État-Major, le pouvait savoir ; il le savait certainement, et il avait eu à sa disposition le fameux manuel. En vain Picquart a cherché à suborner un ancien secrétaire d’Esterhazy pour lui arracher qu’il avait copié ce petit livre pour son chef. Ce soldat a refusé de mentir. Même un officier, « qui, par hasard, s’est trouva être israélite », a été obligé de reconnaître qu’il n’avait pas fourni le manuel à Esterhazy, mais un autre règlement « qui se trouve dans le commerce ![52] ».

Après avoir démontré ainsi que le bordereau, qui était d’Esterhazy, ne pouvait pas être d’Esterhazy et qu’Esterhazy, qui avait rédigé les notes du bordereau, ne pouvait pas en être l’auteur, Pellieux appliqua la même méthode à la question du petit bleu. « L’attaché militaire d’une grande puissance étrangère ne pouvait pas correspondre avec un de ses agents par carte télégramme », — alors que c’était le mode usuel de communication entre Schwarzkoppen et Esterhazy[53] :

Une carte, déposée chez le concierge, qui peut être ouverte par le concierge, par un domestique ! C’est trop naïf… Comment cette idée a-t-elle pu venir à Picquart, officier qui devait être intelligent, chef du service des renseignements d’une grande puissance ? Nous ne sommes pas encore tombés au niveau des Républiques d’Andorre et de Saint-Marin !

Les jurés, avec une attention soutenue, l’écoutaient. Aux précédentes audiences, ils n’ont cédé qu’à contre-cœur aux preuves, produites devant eux, qu’Esterhazy était l’auteur du bordereau. Ils eussent voulu, comme autrefois Scheurer, que ce fût Dreyfus. Ils surent gré à Pellieux de les ramener au bon port, à la douce conviction que l’armée n’avait point failli.

Et il les émut bien davantage encore quand, tourné vers eux, il laissa déborder ses colères de soldat et, frappant au bon endroit, épouvanta ces hommes qui avaient vu l’Invasion, par l’angoissante vision de nouvelles et plus terribles catastrophes :

Que voulez-vous que devienne cette armée au jour du danger, plus proche peut-être que vous ne le croyez ? Que voulez-vous que fassent ces malheureux soldats qui seront conduits au feu par des chefs qu’on a cherché à déconsidérer auprès d’eux ? C’est à la boucherie qu’on conduirait vos fils, messieurs les jurés ! Mais M. Zola aurait gagné une nouvelle bataille, il écrirait une nouvelle Débâcle, il porterait la langue française dans tout l’univers, dans une Europe dont la France aurait été rayée ce jour-là !

Ces jurés, je l’ai dit, étaient de petites gens, d’esprit simple et de culture moyenne, sur qui pesaient lourdement les charges militaires et fiscales, et qui s’y étaient résignés, moins pour venger un jour les défaites, dont le spectre les hantait, que pour en empêcher le retour. Ce gros et rouge mot de boucherie les fit frissonner dans leur chair et s’y grava.

Mais la suprême habileté de Pellieux fut de ne pas les laisser sur cette menace. Peut-être, à la réflexion, par quelque choc en retour, cette évocation trop brutale leur paraîtra un vulgaire procédé de rhétorique. Quoi ! s’ils ne condamnent pas Zola, c’est la guerre !

Pellieux, comme l’eût fait le plus subtil des avocats, ajouta :

Je ne serai pas démenti par mes camarades : la revision nous importe peu ; elle nous est indifférente. Nous aurions été heureux que le conseil de guerre de 1894 eût acquitté Dreyfus ; il aurait prouvé qu’il n’y avait pas de traître dans l’armée, et nous en portons le deuil. Mais ce que le conseil de guerre de 1898 n’a pas pu admettre, le gouffre qu’il n’a pas voulu franchir, c’est celui-là : il n’a pas voulu qu’on mît un innocent à la place de Dreyfus, coupable ou non. J’ai fini.

Si ce n’est point le langage de la conscience la plus tranquille, la plus sûre d’elle même, les mots n’ont plus de sens !

VI

Les avocats sentirent combien le coup avait porté ; un seul homme eût pu répondre à « l’avocat du ministère de la Guerre », c’était Picquart ; ils réclamèrent son témoignage. Or, justement, Bertulus l’avait mandé à son enquête et Delegorgue refusa de le faire chercher ; on l’entendra plus tard.

Il ne se passait pas de jour où Labori et le président des assises n’entrassent en lutte sur des questions de ce genre, au milieu des cris discordants de la salle où régnaient maintenant les officiers, témoins militaires et amis de renfort, amenés pour manifester. Mais la victoire restait toujours à Delegorgue, soit qu’il coupât par de brusques : « Finissons-en ! » les protestations des défenseurs, soit qu’il fit statuer la Cour, en quelques minutes, sur leurs conclusions. Labori en avait tant déposé qu’on l’appelait « le conclusionnaire », et il s’en amusait lui-même.

Les deux avocats supportaient, avec une ténacité inlassable, depuis neuf séances, dans une atmosphère étouffante, le poids de ces écrasants débats.

Labori dominait l’auditoire de sa grande taille. À tous moments il se redressait, se jetait en avant, avec beaucoup de gestes, allongeant le bras dans l’attitude classique de l’orateur, ou retroussant ses manches dans celle du lutteur, et il tonnait. Tantôt c’était au nom du droit violé, des principes méconnus, de toutes les belles idées qui illuminaient cette âpre bataille « contre une erreur judiciaire qui doit nécessairement éclater ». C’était tantôt pour de minimes incidents parce que Delegorgue l’avait trop brutalement interrompu, ou narquoisement conjuré de surveiller son langage. Sa passion, parfois, parut moins morale que physique. Il remplissait la salle de sa voix, tenait tête aux braillards, ou même les provoquait. Ainsi, il ne donnait pas toujours l’impression de l’adresse, mais il donna constamment celle du courage, et ses défauts comme ses qualités, cette allure mélodramatique, ce verbe haut et menaçant, cette éloquence robuste et surabondante, convenaient également à l’orageuse affaire, hors de toute mesure. D’ailleurs, plein de contrastes, tour à tour violent et joyeux, révolté et bon enfant, emphatique et familier, tribun sans frein et procédurier inépuisable. À la lecture, sa rhétorique à grand orchestre irrite par ce qu’on appelait autrefois le « style hydropique et boursouflé[54] », c’est-à-dire la déclamation, l’abus des images usées et des épithètes défraîchies, l’incorrection des longues phrases aux incidentes enchevêtrées. Mais, sur l’heure, dans la rumeur grondante du prétoire, s’il ne s’éleva pas aux formules qui condensent toute une cause, le flot de ses paroles, où resplendissaient les mots symboliques et devenus révolutionnaires de Vérité et de Justice, ce torrent qui bondissait au-dessus des obstacles, avec un bruit de cataracte, vous emportait avec lui. On le huait. On l’acclamait. C’était, pour les défenseurs de Dreyfus, un soulagement de l’entendre. On respirait mieux, comme ragaillardi. Il avait le goût et presque le besoin de l’applaudissement. Mais le bruit des huées ne lui déplaisait pas : « On murmure ; c’est que ça va bien… Je juge la portée de mes coups aux protestations qu’ils soulèvent chez mes adversaires. » Il avait été brusquement projeté, comme d’un tremplin, dans une célébrité universelle. Il ne s’étonnait pas de cette gloire, et s’y épanouissait.

Au contraire, Albert Clemenceau restait toujours maître de lui. D’une sensibilité profonde, mais dont il avait la pudeur et qu’il cachait même sous quelque brusquerie, il était aussi classique d’esprit et de langage que son confrère était romantique. Ses interventions étaient toujours topiques. Il plaçait, au bon moment, la question qu’il fallait, en quelques mots, d’une précision extrême. Il excella tout de suite dans l’art que les Anglais appellent la cross-examination et qui est l’application du procédé socratique aux choses de la justice. Le public, le patient, surtout, ne savaient pas où il en voulait venir. Il semblait s’arrêter à des détails insignifiants. Les plus effrontés menteurs répondaient sincèrement à ces questions sans portée apparente et qu’il posait avec une courtoisie simple, qui n’avait rien d’affecté ni de provocateur. Puis, tout à coup, les gros militaires se trouvaient entortillés dans un inextricable réseau. Ce que, précisément, ils avaient le plus grand intérêt à ne pas dire, ils l’avaient dit. Il avait la froide logique du mathématicien, mais la forme de ses idées était d’un artiste. Comme il ne s’irritait jamais, il n’irritait pas. Non seulement, on ne faisait pas un jeu de le piquer, mais, visiblement, après qu’il eut manœuvré deux ou trois fois, on eut peur de lui. Il avait le geste sobre, court, élégant, la voix bien timbrée, souvent ironique, le regard franc. Une thèse de droit, quand il l’exposait, quelque complexe qu’elle fût, paraissait quelque chose de clair et de net. Il ne chicanait pas, mais démontrait. Tout chez lui était juste et sonnait juste. Nulle véhémence théâtrale, mais beaucoup de vivacité naturelle. Alerte et preste, il ne frappait pas avec la lourde massue des mots, mais avec le fer aigu et tranchant de la raison.

Pour Zola, plus la tempête croissait en violence, plus il devenait calme. Les cris de mort, qui l’accueillaient à chacune de ses sorties et l’accompagnaient jusqu’à sa maison, ne troublèrent pas une fois ni son tranquille courage ni celui de sa femme, qui avait voulu sa part entière au danger et à cette lutte terrible. Au contraire, sa pitié s’en accrut pour la foule trompée, pour ce grand peuple en folie. À l’audience, il s’était imposé maintenant de ne plus intervenir, et se contentait d’écouter, impassible, attentif seulement à saisir au passage une parcelle de vérité. C’était très beau.

VII

L’État-Major n’avait qu’un danger réel : la discussion. Tant qu’il ne s’agissait que d’affirmer, rien de mieux. Pellieux, n’ayant personne devant lui, chargeant dans le vide, acclamé comme s’il eût rapporté les clefs de Strasbourg, avait triomphé avant de vaincre.

Le directeur de l’École des Chartes, Paul Meyer, était un esprit très fin, un peu sceptique, sans parti pris dans cette affaire comme dans aucune autre, qui avait examiné le bordereau comme un manuscrit quelconque du xiiie siècle, qui prenait un plaisir extrême, sans avoir l’air d’y toucher, à convaincre les sots de sottise, et qui était très fermement résolu, puisqu’il était entré dans cette aventure, à défendre jusqu’au bout la vérité et le bon sens.[55]

Il feignit, non sans malice, d’accepter que les fac-similés du bordereau pussent n’y pas ressembler, comme l’avait prétendu Pellieux, et il lui demanda simplement d’expliquer comment on avait pu publier, en 1896, d’après une photographie qui datait de 1894, ce fac-similé, et comment cette photographie ressemblait, de façon si effrayante, à l’écriture d’Esterhazy, dont le nom n’avait pas encore été prononcé[56].

Pellieux, désarçonné, se fâcha. Il grogna que « c’était affaire aux experts de dire pourquoi, à l’unanimité, ils avaient refusé d’attribuer le bordereau à Esterhazy » ; qu’il voudrait bien qu’on pût les entendre, mais que cela ne dépendait pas de lui ; et d’ailleurs, qu’il était « sur la brèche depuis trois mois » et qu’il en avait assez[57]. Il s’en alla, laissant Couard aux prises avec Meyer qui le couvrit de ridicule[58].

Le lendemain, la machine, surchauffée, éclata[59].

VIII

Picquart commença sa nouvelle déposition par cette simple phrase : « Autant j’obéirai toujours aux ordres de mes chefs chaque fois que je les recevrai, autant je me crois obligé, quand il s’agit d’une question d’appréciation, de dire tout ce que je pense[60]… » Il s’appliqua ensuite à montrer qu’Esterhazy avait eu très aisément, de ses camarades et sur les champs de tir, dans les écoles à feu qu’il fréquentait, tous les renseignements, d’ailleurs de peu d’intérêt, qui sont énumérés au bordereau.

Pellieux et Gonse furent alors appelés à la barre pour être confrontés avec lui. Le premier, d’une voix tranchante, où montait la colère, maintint sa déposition de la veille, mais sans répondre à aucune objection que sur un point, le seul où Picquart se trompait :

Il est parfaitement exact, dit-il, qu’Esterhazy a été aux manœuvres de cadre et aux écoles à feu ; mais je dis que la note sur Madagascar, dont le travail n’a été élaboré qu’au mois d’août au ministère de la Guerre, n’a pu être fournie par Esterhazy, parce qu’à cette époque il avait été aux écoles à feu, aux manœuvres, et qu’après le 16 août, il n’a plus été aux manœuvres, tandis que les stagiaires y sont tous allés à la fin d’août.

Gonse, très patelin, se borna à confirmer ce qu’avait dit Pellieux et à déclarer que, « lui aussi, il ne connaissait pas le frein et qu’il n’avait jamais vu tirer le canon de 120[61] ».

Picquart ne releva pas cet aveu d’une ignorance qui, peut-être, n’était pas feinte, mais, ce qui lui parut beaucoup plus important, la déclaration inattendue de Pellieux sur les manœuvres d’automne et sur la note d’août au sujet de Madagascar. Il observa qu’« il ne faudrait pas confondre les dates, que, sans doute, il y avait eu des manœuvres à l’automne de 1894, mais que le bordereau était d’avril ». Or, c’était là que Pellieux, soufflé par Henry, l’attendait : « Le bordereau, dit-il brusquement, n’est pas d’avril, j’en appelle à M. le général Gonse, » Et Gonse confirma.

La fausse date, qui avait été donnée en 1894 au bordereau, avait fait son œuvre. Elle avait servi, en 1894, à étrangler Dreyfus, et, en 1898, à faire échapper Esterhazy[62]. Maintenant que Pellieux avait mis les jurés en demeure d’opter entre la revision du procès de Dreyfus et la boucherie, il importait peu que la condamnation de l’un et l’acquittement de l’autre croulassent par la base. On ne pensait pas encore que la vraie s’adapterait, un jour, à de nouveaux mensonges pour perdre, une seconde fois, Dreyfus. Mais on s’en servait, en attendant, pour prendre publiquement Picquart en flagrant délit d’inexactitude ou de mauvaise foi.

Picquart fut stupéfait. Quand Delegorgue lui demanda pourquoi « il avait pensé que le bordereau était d’avril », il répondit seulement : « Je l’ai toujours entendu dire au bureau. » Ce qui était l’exacte vérité. Nul doute ne lui était venu à ce sujet, même après avoir perdu sa confiance dans les chefs. Et, pourtant, lui, d’esprit si subtil et si ingénieux, comment avait-il pu croire que le bordereau, trouvé par Henry en septembre dans le cornet de la ramasseuse, puisque telle était la légende, datât du printemps, alors que la Bastian apportait son butin, deux fois par mois, au ministère ? Comment ce document, vieux de quatre ou cinq mois, aurait-il été trouvé dans le panier de Schwarzkoppen ? Et, alors même ? que Schwarzkoppen eût jeté au panier ou que la Bastian eût volé un document déjà ancien, sur quoi s’appuyait-on pour lui donner la date d’avril ou de mai, puisqu’il avait été pris en septembre et ne portait pas de date ?

Lui aussi, comme tous les hommes, il avait ses jours de foi où l’esprit critique sommeille.

Cependant, Labori avait commencé par serrer Gonse de près. Comme Gonse, après Pellieux, avait déclaré « que la note très importante sur Madagascar avait été rédigée en août » et que, dès lors, le bordereau était d’août », Labori releva l’insolente pétition de principe : Pourquoi dans l’acte d’accusation de d’Ormescheville, — et il lut le passage, — Dreyfus était-il accusé de s’être procuré la note que le caporal Bernolin avait copiée en février ? Gonse, penaud, balbutia : « Il y a eu une note au mois d’août ; je ne sais pas sil y a eu une note en février… Je n’ai rien à dire ; je maintiens tout ce que j’ai dit. » Mais Labori s’arrêta là, comme s’il eût craint de s’engager sur cette nouvelle terre inconnue.

Il posa encore quelques questions à Picquart et aux deux généraux, mais sur d’autres points. Picquart refusa de dire s’il avait été ou non délégué par Mercier pour assister au procès de Dreyfus. Gonse se taisant et Pellieux ayant décliné d’autoriser Picquart à répondre, le fait parut acquis. On discuta, ensuite, sur l’importance des notes du bordereau ; Gonse déclara que, « certainement, il y avait autre chose dans les notes que des balivernes », et que l’auteur du bordereau était un stagiaire. Picquart, avec beaucoup de mesure, réfuta ces assertions[63].

On suspendit l’audience. Le procès était presque terminé. Il ne restait plus à entendre que quelques témoins attardés et Esterhazy.

IX

L’excitation parmi les témoins militaires et les officiers qui leur faisaient escorte était extrême. Ainsi Picquart levait publiquement le drapeau de la révolte. À la barre, face à face avec deux généraux, il a osé démentir Pellieux et se dire mieux informé que Gonse des choses de l’État-Major. Et, visiblement, il a eu l’avantage ; quelque réserve qu’il ait observée, ses arguments ont porté ; Gonse ni Pellieux n’y ont répondu[64]. Toute la haine se concentrait sur lui. On en oubliait ces misérables savants, « qui sont de l’Institut lorsqu’ils ne sont pas de Belgique ou de Suisse[65] », et Zola lui-même.

Cette colère, qui était sincère, se compliquait chez les chefs d’une crainte qui ne l’était pas moins. Tout à l’heure, Esterhazy va comparaître. Que deviendra-t-il entre les griffes des avocats ? Quel aveu lui arracheront-ils ? Cette longue et acharnée bataille est encore indécise. Le sort en dépend de lui, pour qui toute cette guerre est engagée et qui incarne l’honneur de l’armée. Mais on se défie de lui. On n’imagine pas qu’il va évoquer l’idée de l’Innocence calomniée.

À mesure que se rapprochait cette échéance, l’homme devenait, de jour en jour, plus sinistre. Il s’était amusé, d’abord, de cette aventure stupéfiante : l’armée, le Gouvernement de la République, le peuple tout entier soulevés pour sa défense. Maintenant, ce prodigieux spectacle n’apportait même plus une distraction passagère à ses colères. Tout disparaissait devant l’angoisse de sa comparution aux assises, et il ne s’en cachait même pas, il criait sa peur à tous venants ; la veille[66], il s’en était ouvert à un journaliste anglais : « Zola m’assigne à déposer comme témoin ; peut-on concevoir une action plus lâche ? »

Et, grinçant des dents, arpentant comme une bête la chambre qu’il remplissait de ses hurlements, dans une de ses crises coutumières de haine » presque sadique[67] », il prophétisait « que les rues de Paris seraient jonchées de cent mille cadavres avant la conclusion de cette misérable affaire ». Le flegmatique anglais qui, le crayon à la main, n’en perdit pas un mot, avait pu mesurer à l’énormité des fureurs du bandit l’abîme de sa terreur :

Si ces gens-là avaient voulu se débarrasser de moi pour une raison quelconque, s’ils m’avaient menacé de m’assassiner, s’ils m’avaient dit : « Vous êtes de trop, un de ces jours on vous trouvera mort dans la rue, une balle dans la tête ou un couteau dans le dos », j’aurais considéré cela comme étant de bonne guerre. Mais on a recours à des intrigues souterraines pour ruiner ma carrière de soldat et perdre ma réputation de gentleman.

Ou a imité mon écriture, cambriolé ma maison, étalé au grand jour tous les détails de ma vie privée. On a cru, parce que je suis mourant, ruiné, séparé de ma femme, que je serais une proie facile.

Ils voulaient me tuer. Retenez mes paroles : c’est moi qui les tuerai ; je les tuerai comme des lapins, mais sans aucune espèce de colère ; je voudrais en tenir cent enfermés dans une chambre, avec un bâton dans ma main : je les battrais jusqu’à la mort.

Puis, après un violent accès de toux, crachant ses poumons avec ses imprécations[68] :

Je ne vis plus que pour me venger. Si Zola est acquitté, Paris se lèvera et moi à sa tête. Si Dreyfus remet le pied en France, il y aura 5.000 cadavres de juifs dans les rues de Paris.

Ainsi, dans son épouvante, il ne rêvait que de sang, — tout plutôt qu’être exposé à un débat public avec ces « fripouilles ». — et, selon l’expression populaire, il voyait rouge. Seulement, à son habitude, il menaçait aussi ses imbéciles et couards protecteurs qui avaient entamé ce sot procès et qui le livraient aux bêtes. Il ne succomberait pas seul.

L’État-Major était très inquiet. Un des journalistes d’Henry essaya d’émouvoir le public, de préparer, surtout parmi les officiers, un accueil favorable au traître : « Cet homme n’est plus qu’un spectre effrayant ; tout à l’heure, avec ses yeux creux, ses cheveux blancs et son dos voûté, sa pâleur mourante, il passera sans qu’une voix ait le courage de crier : « Pitié à ceux qui s’écartent[69]. »

L’avant-veille, pendant la lecture de l’interrogatoire de Mme de Boulancy, il s’était tenu obstinément dans le coin le plus sombre de la salle des témoins, mâchonnant des injures[70]. Seul, l’ancien manager de Boulanger était venu s’entretenir avec lui, cet obscur Georges Thiébaud qui cherchait toujours un homme, un soldat, pour jouer la grande pièce césarienne qu’il avait rêvée[71].

Il n’y avait guère, parmi les officiers, que Pellieux qui le traitât ouvertement avec amitié. Il avait dit à Tézenas : « Esterhazy peut être tranquille ; nous avons lié partie avec lui, et nous la gagnerons ou nous la perdrons avec lui[72]. » Et il le croyait à tel point innocent qu’il avait réclamé la production du rapport des experts sur la lettre « du Uhlan », indigne d’un officier français, mais « fausse » comme l’avait déclaré Varinard[73]. Toutefois, il redoutait, lui aussi, la rencontre entre Esterhazy et les avocats de Zola, devant ce jury qu’il avait cru conquérir et qui hésitait encore.

Pellieux avait déjà fait allusion aux preuves postérieures du crime de Dreyfus. Il n’arrivait pas à comprendre sous quelle pression, par quelle peur honteuse, l’État-Major s’obstinait à ne pas produire, pour en finir une bonne fois, cette preuve décisive du crime du juif, la lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, qui avait fait sa propre certitude. Il en avait exprimé, à plusieurs reprises, son étonnement. Seul, mais sans dire pourquoi, Esterhazy qui avait dit que les chefs avaient raison, qu’il vaudrait mieux ne pas publier cette pièce[74]. Mais Esterhazy, sans doute, avait subi quelque influence. Quoi ! être armé d’une telle preuve et risquer la défaite !

Pellieux, sans consulter personne, fit dire à Delegorgue qu’il demandait à compléter ses observations.

X

Il prit pour prétexte — car, à quelques-unes des qualités d’un vrai capitaine, il joignait celles d’un avocat ou d’un jésuite très subtil — que la défense avait lu publiquement un passage du rapport de d’Ormescheville. Or, c’était un document relatif à l’affaire Dreyfus, de plus secret ; et ainsi se trouvait rompu le pacte de silence que les militaires, eux, avait strictement observé. Cependant, Pellieux ne parlera pas du procès Dreyfus, mais il répétera le mot si typique du colonel Henry : « On veut la lumière ; allons-y ! »

Et, martelant les mots, avec un air de victoire et de défi, il raconta que le ministère de la Guerre avait reçu, au moment de l’interpellation Castelin, « une preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus » et qu’il l’avait vue. C’était une note « d’une origine incontestée », « signée d’un nom de convention », mais « appuyée de la carte de visite » de l’auteur de ce billet, « carte qui portait, avec son nom, quelques mots, un rendez-vous insignifiant, et signés du même nom conventionnel ». — Il supposait, comme on voit, que la carte de visite (il voulait dire l’une des pièces de comparaison) accompagnait la note, ce qui eût rendu vraiment la précaution d’un nom de convention par trop illusoire ; et pourquoi, sur sa carte de visite qui portait son vrai nom, l’attaché étranger aurait-il ajouté son nom de convention, se démasquant lui-même[75] ? — Il donna alors de mémoire le texte de la pièce :

Il va se produire une interpellation sur l’affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce juif.

« On a cherché la revision du procès par une voie détournée ; je vous donne ce fait ; je l’affirme sur mon honneur et j’en appelle à M. le général de Boisdeffre[76]. »

Nul, si ce n’est peut-être Gonse, ne songea alors à regarder Henry. Tous les autres officiers exultaient, trépignaient, dans l’ivresse et la folie du triomphe.

Les avocats, dressés à leur banc, tinrent le coup : « Qu’on apporte la pièce, qu’on nous la montre ! Un document, quel qu’il soit, ne constitue pas une preuve avant d’avoir été contradictoirement discuté. Tant que celui-ci n’aura pas été discuté, il ne comptera pas, il est sans importance. Ce ne sont pas des paroles d’hommes, quels qu’ils soient, qui donnent de la valeur à ces pièces secrètes. Apportez les pièces ou n’en parlez plus ! » Labori déclara que, désormais, de toutes façons, la Revision s’imposait : « Si Dreyfus est coupable, si la parole des généraux est fondée, ils en feront la preuve dans un débat loyal, régulier, contradictoire. S’ils se trompent, ce sont les autres qui feront la preuve… Que les coupables soient d’un côté ou de l’autre, on les flétrira. Et puis, nous nous remettrons tranquillement à nos travaux de paix ou de guerre ! »

C’était déjà beaucoup, dans une telle tempête, de ne pas accepter sans réserve la révélation de Pellieux. Cependant Scheurer, il faut le rappeler, avait été plus profondément perspicace. En juillet, quand Billot lui avait raconté la même histoire, récité le texte approximatif de cette même pièce, Scheurer, tout de suite, s’était écrié que « c’était un faux[77] ». De même Picquart, quand Billot lui parla de la lettre, avait pressenti la fourberie[78].

Quelque précautionné qu’eût été le doute de Labori, Pellieux s’étonna de l’audace. Il avait pensé que, du coup, il finirait le procès. Or, Zola avait son sourire énigmatique, et la bataille continuait.

Gonse, plus pâle encore que d’ordinaire, demanda la parole. Et, nécessairement, il confirma Pellieux, le loua d’avoir pris cette initiative, ajouta même « qu’il l’aurait prise à sa place pour éviter toute équivoque ». Seulement, « si l’armée ne craint pas, pour sauver son honneur, de dire où est la vérité, il faut de la prudence », ce qui voulait dire que Pellieux en avait manqué, et « ces preuves, qui existent, qui sont réelles, qui sont absolues, on ne peut pas les apporter publiquement ici[79] ».

Pellieux sentit la leçon et comme Delegorgue, à sa demande de faire appeler Boisdeffre pour confirmer ses paroles, avait répondu qu’on l’entendrait le lendemain, il perdit toute mesure. Tournant le dos aux juges, il appela d’une voix retentissante l’un de ses officiers d’ordonnance : « Commandant Ducassé, allez cherchez le général de Boisdeffre, en voiture, tout de suite ! »

Il n’y avait plus que lui. Il commandait aux témoins militaires, menaçait les jurés, violait les secrets d’État, intimait ses volontés au président des assises, envoyait des ordres au chef de l’État-Major général, incarnait l’armée.

J’étais dans la salle et ne le perdais pas de vue. C’était vraiment une force. Il avait la passion et la volonté, l’ascendant qui entraîne les foules.

Il était si complètement, à cette heure, le maître du prétoire, que Delegorgue ne chercha même pas à l’arrêter. Campé à la barre, il interpellait les avocats, le public, ne souffrait plus de contradictions, comme s’il se fût adressé à un régiment, exigeait qu’on le crût sur parole : « Je demande qu’on ne m’interrompe pas par des ricanements… J’en ai assez à la fin ! » Et il tranchait de tout : « On n’a pas apporté la preuve de la communication secrète… Les journaux ont tronqué le rapport de d’Ormescheville… » Comme Clemenceau s’étonnait que Billot, au cours de l’interpellation de Castelin ni ailleurs, n’eût point parlé de cette pièce décisive : « Le général Billot fait ce qu’il veut, cela ne me regarde pas. Et il y a d’autres pièces, le général de Boisdeffre vous le dira[80]. »

Delegorgue, pour terminer cette scène, ordonna à l’huissier de faire venir le témoin suivant. C’était Esterhazy qui entra, « blême jusqu’au verdâtre, courbé, l’air d’un fauve acculé[81] ». Mais Labori s’opposa à ce qu’il fût entendu avant Boisdeffre, sur quoi Delegorgue suspendit la séance, ce qui lui permit de prendre, par téléphone, des instructions. Et, comme l’incartade inattendue de Pellieux semblait ouvrir le champ à toutes les aventures, il fut invité à renvoyer l’audience au lendemain, pour donner au Gouvernement le temps de la réflexion. Cependant Boisdeffre, en civil, était accouru déjà, et venait d’entrer dans la salle des témoins.

Alors dans toute la salle des assises, puis dans les couloirs du Palais, pendant plus d’une heure, ce fut un tumulte sans nom. Ce brusque renvoi de l’audience, aussitôt après le coup de théâtre de Pellieux, et cela par ordre, au moment même où arrivait Boisdeffre, parut, ce qu’il était en effet, l’indice d’une situation qui devenait grave. Les officiers, comme pris de démence, et tous les professionnels du patriotisme qui étaient là, antisémites et césariens, et qui avaient amené leurs bandes, hurlaient, montraient le poing aux accusés et aux avocats, aux partisans de la Revision : « Misérables ! Brigands ! Mettre en doute la parole de généraux ! Tout est permis contre eux. Qu’attend-on pour arrêter Reinach ? Ces gens-là vont tuer la Patrie ! La réponse, nous l’aurons demain, signée : Guillaume. C’est la guerre ! À bas les Juifs ! À bas Zola[82] ! » Tézenas, très ému : « Moi qui sais tout, je pleure[83]. » On acclame Pellieux, Gonse, Esterhazy.

Depuis quelques jours, comme sur le signal d’un invisible archet, les gens du père Du Lac et les journalistes d’Henry annonçaient la guerre imminente avec l’Allemagne et menaçaient les juifs, les défenseurs de Dreyfus, les jurés s’ils acquittaient Zola, d’une Saint-Barthélémy vengeresse. Rochefort tenait d’une source certaine ces propos authentiques de l’Empereur Guillaume à l’un de ses familiers : « L’affaire Dreyfus est bien supérieure, comme invention, à l’affaire de la candidature Hohenzollern… Si on viole le huis clos, ce sera la guerre avec toutes les chances pour nous[84]. » Il savait aussi que les officiers allemands ne se gênaient pas pour boire à Zola dans leur brasseries et graissaient leurs bottes pour entrer en campagne. Dès lors, toutes les représailles seraient légitimes. Un orléaniste de marque. Teste, tenait le même langage : « L’idée d’une Saint-Barthélémy des juifs a traversé comme un éclair l’esprit du peuple français. Si l’appel qu’ils ont fait à l’Allemagne et auquel l’Allemagne a probablement répondu, nous amenait la guerre, je suis sûr, aussi sûr que j’existe, que, le lendemain, il ne resterait plus un seul juif vivant en France. On les égorgerait jusqu’au dernier[85]. « De même. Millevoye[86], et Drumont[87]. Le grand mot de Pellieux : la Boucherie, opérait. On sentait monter la soif du sang.

À la sortie de l’audience, Thiébaud parut chercher une première victime, celle dont le meurtre suffit à déchaîner la bête humaine. Il interpella violemment Leblois et le désigna à la foule qui faillit l’écharper[88]. Des avocats le firent rentrer au Palais, le protégèrent. Il fallut faire sortir Zola et les avocats par une porte dérobée. Je fus également poursuivi, menacé. Des femmes, en folie, poussaient des cris de mort[89].

J’écrivis, le soir même, dans le Siècle, que le document produit par Pellieux était imbécile, que « cette pièce ridicule puait le faux[90] ». Et, d’instinct, instruit par une récente expérience, je nommai celui qui avait fait le coup : Lemercier-Picard.

XI

Presque tous les journaux revisionnistes[91], le lendemain, arguèrent la pièce de faux. Tout le reste de la presse l’exalta comme la preuve écrasante de l’infamie de Dreyfus[92], Drumont en tête, bien qu’Esterhazy lui eût déclaré que « la pièce était un faux stupide et qu’il était absurde de l’avoir sortie[93] ». Et qu’elle parût décisive à la masse ignorante ou hallucinée, il n’y avait là rien de surprenant. Mais telle aussi elle parût à des hommes d’esprit cultivé et de savoir, qui avaient été mêlés aux grandes affaires diplomatiques ou qui avaient l’habitude de réfléchir, et, surtout, à tous les politiques. Nul ne s’étonna que deux attachés militaires, quand ils pouvaient si facilement se voir, confiassent au papier un tel secret, et que cette pièce fût tombée tellement à point entre les mains de L’État-Major, au moment de la disgrâce de Picquart et de l’interpellation de Castelin, à la première résurrection de Dreyfus[94]. Quand Boisdeffre, tout à l’heure, la confirmera, leur conviction sera absolue. Tous ces civils avaient une confiance aveugle, nouvelle chez beaucoup d’entre eux, dans la parole des généraux. Ceux à qui des scrupules étaient venus s’en sentirent délivrés. Toutes les obscurités qui les avaient fait hésiter, cette grande lumière du faux d’Henry les dissipera. Légalement ou non condamné, — et ils ne doutaient plus qu’il l’eût été illégalement[95], — Dreyfus est coupable. La bienheureuse certitude est en eux, à la veille des élections, et, dans ce tumulte où la République est déjà en cause, leur conscience est en repos[96].

L’intelligence des hommes, le plus simple bon sens, ont parfois de longs sommeils, aussi profonds que ceux de la marmotte en hiver. Et ils ne pardonnent jamais entièrement, quand ils s’éveillent, à ceux qui ont préservé, pendant qu’ils dormaient, le feu sacré.

XII

Il y avait un vice profond dans cette conviction des parlementaires : c’est qu’elle était intéressée. Ils restaient du bon côté, avec la Force et le Nombre.

Des hommes qui s’appelaient Ribot ou Bourgeois, Brisson ou Dupuy, n’étaient point dénués de sens critique, ni Poincaré, ni Deschanel, ni tant d’autres ; cependant, leurs yeux restèrent fermés à l’effronterie du faux. Un pauvre diable d’abbé défroqué, qui s’appelait Guinaudeau, démontra, en quatre lignes[97], la fourberie qui les éblouissait.

On se rappelle que Lemercier-Picard avait raconté à Schwarzkoppen qu’il avait fabriqué la fausse lettre. On se souvient également que l’ambassadeur d’Italie, informé par Panizzardi, avait averti Hanotaux ; il lui avait donné sa parole que toute lettre de son attaché militaire, où Dreyfus serait nommé comme au service de l’Italie ou de l’Allemagne, était un faux, que Panizzardi était prêt à en déposer sous serment. Hanotaux avait pris alors l’engagement d’honneur qu’aucune pièce de ce genre ne serait produite et il avait rendu compte à Félix Faure, en conseil des ministres, de son entretien avec Tornielli.

Quand l’ambassadeur d’Italie fut informé d’un tel manque de foi, il en fut indigné et il télégraphia, le soir même, à son gouvernement qu’il demandait à être remplacé à Paris, ne voulant plus avoir affaire à de telles gens. Le ministre des Affaires étrangères, le marquis de Visconti-Venosta, vieux philosophe qui ne s’étonnait plus de grand-chose, lui répondit qu’un tel éclat ferait plus de mal que de bien. Mais il lui ordonna de réitérer à Hanotaux sa déclaration formelle que jamais Panizzardi n’avait eu de rapports avec Dreyfus, que la pièce était un faux.

Hanotaux connut sans doute l’incident, même avant de recevoir cette nouvelle communication[98], soit par ses déchiffreurs de dépêches, soit par l’un des espions du ministère de la Guerre qui s’étaient introduits à l’ambassade, soit encore par le bruit public, car il en fut parlé le soir même.

Pourquoi, dans cette affaire, les étrangers eussent-ils menti, et si obstinément ? Panizzardi et Schwarzkoppen ne nient pas qu’ils ont travaillé avec un espion. Que cet espion s’appelle Dreyfus ou Esterhazy, qu’il soit juif ou chrétien, leur faute est la même. Ils n’ont nul intérêt à répéter que ce n’est pas Dreyfus.

Hanotaux fut fort troublé ; faire machine en arrière, déclarer qu’on avait acquis des raisons de tenir pour suspecte la pièce qui avait été produite par Pellieux, suspendre le procès, il entrevit cette honorable solution.

Henry n’avait pas dit aux généraux qu’il avait fabriqué la lettre. Seuls, Lemercier-Picard et Esterhazy[99] connaissaient toute la vérité.

Les généraux sont convenus qu’ils eurent des doutes : Billot s’inquiéta du moment trop opportun où la pièce arriva au ministère, Boisdeffre d’une trop grande ressemblance avec les pièces de comparaison[100]. Surtout, Boisdeffre savait que Dreyfus était innocent.

Si Boisdeffre et Gonse, en 1896, avaient été certains du crime de Dreyfus, ils eussent essayé de détruire par des arguments l’opinion contraire de Picquart, leur favori de la veille. Ils cherchèrent seulement à le corrompre ou à l’intimider, à le faire taire, à se débarrasser de lui.

Dreyfus pouvait être coupable et la pièce fausse, car on peut forger un faux contre un coupable. Dreyfus est certainement coupable si la pièce est authentique.

La pièce d’Henry étonna les généraux, mais elle les servait. Leur donna-t-elle la certitude qui leur manquait, une demi-certitude suffisante ? Cette preuve décisive, ils ne l’ont pas montrée à Picquart : pourquoi laisser cet officier dans une telle erreur ?

Ils ne se méfiaient pas de Du Paty. Or, tout détraqué et passionné qu’il fut, dès qu’il vit la lettre, elle lui parut suspecte. Il le dit aussitôt à Gonse[101].

Pièce étrange, si probante, mais qui brûle les doigts ! Gonse n’ose pas la faire voir à Paléologue.

Pellieux, au contraire, en fut émerveillé, mais trop, s’étonna qu’on hésitât à en assommer les amis du traître.

Il eût fallu lui faire entendre que cette pièce craignait la lumière. C’eût été lui avouer qu’on ne la tenait pas pour sûre.

Maintenant, dans un accès de colère, il l’a révélée. C’était, décidément, une fatalité que, dans cette affaire, rien ne pût demeurer caché ; tout sortait.

Henry, quand Pellieux divulgua son faux, était assis à côté de Gonse[102]. Ils arrêtèrent aussitôt ce qu’il convenait de faire : tirer avantage de l’intempérance de Pellieux pour donner aux défenseurs de la chose jugée, en remplacement des vieilles armes ébréchées, un argument tout neuf et d’apparence formidable, s’abriter derrière la peur de la guerre pour refuser de montrer la pièce aux avocats.

Même prétexte qu’autrefois pour le bordereau, pour l’acte d’accusation, pour le rapport des experts, pour la déclaration de Lebrun-Renaud.

Est-ce que la parole des généraux ne suffit pas ? Pousseriez-vous l’infamie jusqu’à les accuser de faire usage d’un faux ? Quoi ! c’est la guerre que vous voulez ? Or, la guerre, pour ces patriotes d’un nouveau genre, c’est fatalement la défaite, l’invasion. Et ce peuple, en rut devant son armée, n’a qu’une terreur : la guerre, qui est le métier des armées et leur raison d’être.

Peur abjecte, mais touchante, parce qu’elle est la fille de la Défaite d’hier, et féconde, parce qu’elle sera la mère de l’Humanité pacifique de demain.

C’est ce qui fait l’importance historique des vilenies que je raconte. Les promoteurs de la Revision, qu’on dénonça alors comme les ennemis de l’armée, furent, en réalité, les derniers fidèles de l’idéal militaire et patriotique : la Revanche. Et l’armée n’a souffert que de ses défenseurs patentés, non pas tant pour quelques crimes qui ne sont pas sans précédents, que par ces appels nouveaux et désespérés à la peur. Si l’armée elle-même a une telle crainte de la guerre, à quoi bon conserver cette effroyable et ruineuse machine de mort qui ne tue jamais ? Le ver est dans le bois.

Boisdeffre et Billot approuvèrent l’attitude de Gonse comme la seule sage. Ils se gardèrent de blâmer Pellieux qui eût pu devenir soupçonneux, et qui était populaire, et parce que le mal était fait. Boisdeffre, en conséquence, portera, à la reprise des débats, une courte déclaration, mais refusera de produire la pièce et de répondre à aucune question. Billot mentit à Méline, à Hanotaux ; il leur affirma, pour les rassurer, que Boisdeffre, dans sa déposition, ne ferait aucune allusion au document argué de faux par Tornielli[103] ; Méline, par Milliard, envoya à Delegorgue des ordres précis pour clore l’incident.

Il n’osa pas demander à Boisdeffre de lui communiquer la déclaration qu’il allait faire. D’ailleurs, Boisdeffre en avait confié la rédaction à l’avocat d’Esterhazy[104].

XIII

Boisdeffre récita d’une voix énergique, mais en l’abrégeant, le discours qu’il avait appris :

Je serai bref. Je confirme de tous les points la déposition de M. le général de Pellieux, comme exactitude et comme authenticité. Je n’ai pas un mot de plus à dire ; je n’en ai pas le droit ; je le répète. Messieurs les jurés, je n’en ai pas le droit.

Il appuya sur ces phrases ; un mot de plus, de trop, c’était la guerre. Puis, d’un ton plus grave encore :

Vous êtes le jury, vous êtes la nation. Si la nation n’a pas confiance dans les chefs de son armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la défense nationale, ils sont prêts à laisser à d’autres cette lourde tâche, vous n’avez qu’à parler. Je ne dirai pas un mot de plus. Je vous demande la permission de me retirer[105].

Et, comme il se retirait au milieu des acclamations, il croisa Esterhazy que Delegorgue avait ordonné aussitôt d’introduire.

Ainsi Boisdeffre n’avait paru que pour confirmer un faux et, fidèle au plan de conduite que lui avait tracé Esterhazy avant le procès[106], pour donner le choix aux jurés entre la condamnation de Zola et la démission de l’État-Major général, la désorganisation de l’armée.

Un nouveau pouvoir venait de surgir, le pouvoir militaire, et pour intimer, sous la République, des ordres à la justice.

L’avocat général parut ignorer que le fait pour des fonctionnaires d’empêcher ou de suspendre, par une menace concertée de démission, l’administration de la justice, est un crime ; le Code pénal le punit de la dégradation[107].

Cependant Labori protestait qu’il avait des questions à poser à Boisdeffre ; mais Delegorgue lui refusa la parole : « L’incident est clos ! » Esterhazy étant à la barre, il lui fit prêter serment.

Au Sahara et dans l’Arabie Pétrée, on entend parfois rouler un invisible tambour qu’on appelle le tambour du désert. Il roulait, commandait maintenant dans le désert des lois[108].

Delegorgue demanda à Labori s’il avait des questions à poser à Esterhazy. L’avocat répliqua qu’il préparait ses conclusions sur le refus qui lui avait été fait d’interroger Boisdeffre. « Si vous ne posez pas maintenant vos questions, vous ne les poserez plus. »

Labori tint bon : Delegorgue aussi. Il fit appeler les témoins suivants qui, par hasard, étaient absents. Force lui fut d’attendre les conclusions de Labori et de lui en laisser donner lecture.

Pour quiconque gardait une illusion sur la justice des hommes, ce spectacle était abominable. Ce juge avait rendu un arrêt pour défendre qu’il fût parlé de Dreyfus. Et que l’arrêt fût absurde ou non, équitable ou non, l’honneur du juge était de faire respecter sa propre décision. Or, il l’avait imposée seulement aux témoins qui eussent apporté des preuves de l’innocence du juif. Aux généraux qui venaient écraser le malheureux sous de solennels serments et de nouvelles pièces secrètes, il avait laissé pleine liberté de déposer à leur convenance, d’invoquer ou de violer le huis clos et le secret professionnel, selon leur bon plaisir. Le coup porté, il alléguait que les généraux avaient parlé trop vite. Mais, quand la défense réclamait son droit de répondre, il devenait inflexible, évoquait son arrêt. De Boisdeffre, il avait toléré que ce subordonné du ministre de la Guerre posât devant le jury la question de confiance en l’État-Major. Le Code d’Instruction criminelle donne à la défense le droit formel d’interroger les témoins. Il refusait de laisser questionner Boisdeffre. Enfin, il allait plus loin encore, puisqu’il refusait la parole à l’avocat de Zola dont les conclusions avaient pour seul objet de l’obtenir. Pour l’avocat général, il continuait à se taire, avec un air de mépris et d’ennui.

Labori développa ses conclusions. Il y dit expressément que la prétendue preuve décisive de Pellieux contre Dreyfus n’offrait « aucune apparence de valeur ni d’authenticité ». Des huées, des vociférations l’interrompirent. Quand il dit que les généraux venaient plaider tous les jours, avec leur talent et leur autorité, mais aussi « avec leur uniforme, leurs galons et leurs décorations », Delegorgue menaça de lui retirer la parole : « C’est de la dernière inconvenance. » Labori demanda à la Cour de négliger les colères d’un pays qui s’égare : « N’oubliez pas que nous sommes peut-être à un tournant de l’histoire. »

La Cour rejeta[109]. Gonse, Henry respirèrent.

Le Destin, dans les tragédies grecques, n’est jamais plus proche que lorsqu’il paraît conjuré.

Labori avait fait rappeler Picquart, mais pour l’interroger sur un autre sujet, sur cette histoire d’Henry, déjà détruite par Demange, que le dossier secret, enfermé le 14 décembre 1894 dans l’armoire de fer, n’en était sorti qu’en 1896, quand Gribelin reçut l’ordre de l’y chercher.

Picquart, qui se croyait lié par le secret professionnel, dit pourtant que « le dossier était sorti, dans l’intervalle, de l’armoire » et qu’Henry s’en exagérait l’importance. « Je désirerais certainement en parler, mais je ne puis le faire sans être relevé du secret par le ministre de la Guerre. » Aussi bien, continua-t-il de son ton le plus calme et sans que Delegorgue aperçût où il en voulait venir, « serait-il bon de vérifier l’authenticité de certains documents », notamment de celui « qui est arrivé si à point au ministère, au moment où il était devenu nécessaire de bien prouver qu’un autre qu’Esterhazy était l’auteur du bordereau ». Picquart n’avait pas vu cette lettre, mais on lui en avait parlé, et « le moment où elle était apparue, les termes absolument invraisemblables où elle était conçue, donnaient lieu de la considérer comme un faux ». Puis : « C’est la pièce dont a parlé M. le général de Pellieux. S’il n’en avait pas parlé hier, je n’en aurais pas parlé aujourd’hui. C’est un faux[110] ! »

Delegorgue avait compris trop tard : le mot était dit, et par l’ancien chef du bureau des renseignements. Il appela Gonse, mais Gonse, très décontenancé, refusa de rien ajouter à la déclaration de Boisdeffre. « La pièce est authentique, mais je n’ai pas le droit d’en dire plus. »

Cela parut faible. Au moins, Gonse aurait-il dû s’élever contre l’insolence de Picquart, l’insulter.

C’est ce que Pellieux fit le lendemain. Picquart était revenu pour mettre le jury en garde contre les calomnies dont il était l’objet et qui risquaient de déconsidérer son témoignage. Ainsi le Petit Journal avait raconté qu’il était marié, divorcé, et faisait élever ses enfants en Allemagne, et il ne lui avait pas été possible d’obtenir aucune rectification. Ainsi Pellieux l’avait accusé d’avoir voulu suborner un témoin (le soldat Mulot) contre Esterhazy. Il demandait, en conséquence, que l’un ou l’autre des chefs qui l’avaient bien connu fussent appelés à dire ce qu’ils pensaient de lui, par exemple, le général de Galliffet, « mêlé glorieusement à nos victoires et glorieusement à nos tristesses », « qui ne passait pas pour être suspect d’une indulgence exagérée envers ses subordonnés », et « qui n’avait pas craint de lui serrer la main devant le conseil d’enquête[111] ». — J’avais proposé, quand Zola dressa la liste de ses témoins, que Galliffet y fût compris, précisément pour appuyer Picquart ; mais Clemenceau s’était récrié, en alléguant les souvenirs de la Commune. — Delegorgue n’eût pas été lui-même s’il eût accueilli cette demande, mais, l’instant d’après, il donna la parole à Pellieux[112] qui, toisant Picquart :

J’ai dit à une audience précédente que tout était étrange dans cette affaire ; mais ce que je trouve encore plus étrange, et je le lui dis en face, c’est l’attitude d’un Monsieur qui porte encore l’uniforme de l’armée française et qui est venu ici, à la barre, accuser trois officiers généraux d’avoir fait un faux ou de s’en être servi. Voilà ce que j’avais à dire et j’ai fini.

En vain, Picquart protesta qu’il n’avait pas voulu suspecter la bonne foi de ses chefs ; certains faux sont si bien faits qu’ils peuvent avoir l’apparence de documents authentiques. Les clameurs de cent officiers, qui venaient de faire une nouvelle ovation à Pellieux, couvrirent sa voix. Il a touché à l’Arche sainte ; l’armée chasse l’officier rebelle qui, « sans preuves, poussé par un délire inexplicable, a accusé du plus abominable des crimes ceux qui ont la garde de l’honneur de la France et de ses frontières[113] ».

Ce même jour, Lemercier-Picard écrivit à Séverine, sous le nom de Durandin, que, « très étroitement lié à l’affaire qui se déroulait aux assises », il avait cru devoir, « jusqu’à présent, pour des raisons d’ordre intime, se tenir dans l’ombre ». « Mais quelques révélations, faites par des chefs de l’État-Major, le visent directement ; elles l’autorisent, par ce fait même, à lever le voile sur le rôle qu’il a joué. » En conséquence, il se rendra chez elle, dans la soirée[114].

Séverine attendit l’homme. Il ne vint pas. Deux jours après, il lui écrivit qu’effrayé « par les menaces incessantes » dont il était poursuivi, tremblant « qu’elles ne fussent mises à exécution », il s’était absenté pour déposer à l’étranger des papiers relatifs « à l’affaire Dreyfus-Esterhazy ». Il demandait un autre rendez-vous pour le lendemain. Elle l’attendit encore ; mais il ne parut point, harcelé et traqué, et jouant son double jeu, hésitant encore s’il vendrait son secret ou son silence : la révélation de son crime en avait décuplé le prix.

XIV

Esterhazy raconte « qu’il avait le projet, non pas seulement de parler, mais d’agir à l’audience », c’est-à-dire de se livrer à des voies de fait sur ses accusateurs ; mais Pellieux, dans la salle des témoins, « où il n’y avait que des officiers », le lui avait défendu : « Vous allez être interrogé ; vous ne répondrez pas. — Mon général, si ces cochons-là m’engueulent, je ne peux pas me taire ! — Si, vous vous tairez, je vous en donne l’ordre. — C’est bien, mon général[115] ! » Et il porta la main à son képi[116]. Pellieux, qui continuait à le prendre au sérieux, craignait qu’il eût caché sur lui une arme ; il lui fit retourner ses poches. Elles étaient vides[117]. Il l’autorisa à réciter une déclaration que Tézenas, travaillant tantôt pour Esterhazy, tantôt pour Boisdeffre, avait préparée[118].

Il l’avait dite, l’air dur et mauvais, avec une violence calculée, à cette première audience du 18 février où il avait remplacé Boisdeffre à la barre. On y sentait l’effort, le devoir de rhétorique. Esterhazy, livré à sa propre inspiration, parlait avec une autre verve. Et, dans sa voix rauque, brutale, nulle émotion, même quand il dit, avec une inadvertance qui ne fut pas relevée, que, « depuis dix-huit mois qu’une machination épouvantable se tramait contre lui, il avait souffert plus qu’aucun de ses contemporains pendant toute sa vie ».

Mais le personnage était tragique, les tempes battant la chamade sous son front chauve, les yeux creux et brûlés de fièvre. Il répondra à toutes les questions qu’il plaira à la Cour et aux jurés de lui adresser : « Quant à ces gens-là, — et, de sa main décharnée, il désignait Zola, — je ne leur réponds pas[119]. »

Les officiers l’applaudirent.

Le soir, Albert Clemenceau l’interrogea[120].

Il avait préparé[121] soixante questions, très précises, qui résumaient à peu près tout ce qu’on savait alors de la vie et de la trahison d’Esterhazy, et qui, par cette précision même, si le misérable n’avait pris le sage parti de ne répondre à aucune, lui eussent fatalement arraché un faux témoignage manifeste ou quelque aveu.

Clemenceau, d’une voix implacable, les lança, et, l’une après l’autre, après avoir sifflé dans l’air, elles se fixaient dans la peau de l’homme, cloué à la barre, tel un Saint-Sébastien du crime.

Ils étaient à deux pas, les yeux dans les yeux : Clemenceau, calme et dur, avec la pleine conscience de l’œuvre vengeresse qu’il accomplissait ; l’autre, en proie à toutes les fureurs, souffrant plus à les contenir que de la torture même qu’il subissait ; déchiré dans l’héréditaire orgueil, près de dix fois séculaire, qui avait survécu chez lui à toutes les déchéances, mais se taisant quand même, férocement, parce qu’un mot suffirait à le perdre.

Il jouait, depuis longtemps et surtout depuis qu’il avait été dénoncé, le rôle facile du condottiere du quattrocento, d’un soldat sans frein, qui fait fi de sa vie comme de celle des autres, mais qui l’a voulue riche en sensations délicieuses et violentes, et capable de tous les crimes sanglants, mais non d’une faute contre l’honneur, l’honneur spécial des bandits.

Or, ce masque même, dans cette ignominie, lui était arraché ; il était dégradé même de ses galons de comédie ; et que lui importaient, dès lors, les autres, ceux qui reluisaient encore sur les manches de son uniforme ? Le dernier des brigands calabrais eût bondi sous un tel supplice.

Clemenceau lisait les lettres à Mme de Boulancy. Il en sculptait chaque mot, lentement. « On a l’impression, écrit l’un des collaborateurs de Drumont, de quelque chose d’infernal. On dirait que, lambeau par lambeau, l’avocat veut détacher les chairs de sa victime[122]. » Esterhazy, maintenant, après avoir jeté un dernier regard de haine folle à Clemenceau, lui tournait le dos, face à face avec les jurés qui le dévisageaient, toujours muet, mais les épaules frissonnantes comme sous des coups de lanière, et les paupières clignotantes sur ses yeux fugaces d’oiseau de proie.

Comme il ne répondait même plus qu’il ne voulait pas répondre, dans le silence qui suivait chaque lecture et que le tortionnaire prolongeait savamment, c’était Delegorgue, énervé, qui criait à Clemenceau : « Continuez ! »

Le code lui faisait un devoir formel d’obliger Esterhazy à déposer ; en cas de refus, de le faire juger par la Cour d’assises[123].

Et Clemenceau, de sa voix perçante, reprenait sa lecture : « M. le commandant Esterhazy, chevalier de la Légion d’honneur, reconnaît-il que toutes ces lettres, qui contiennent pour la France, l’armée et ses chefs, les injures que je viens de dire, ont été écrites postérieurement à la guerre de 1870 et 1871 ? » — « Continuez ! Continuez ! » hurlait Delegorgue.

Esterhazy cherchait une attitude. Tantôt, il se redressait, croisait les bras, avait un air de défi. Tantôt, s’abandonnant, il fouillait son képi de ses doigts crispés, ou le pétrissait d’un mouvement fébrile. Parfois, il s’essayait à sourire.

« Comment le commandant Esterhazy peut-il expliquer la déclaration de Mlle Pays : Il est perdu, il va se suicider ? — Vous n’avez plus de questions ? — Oh ! si, monsieur le Président. »

Et, d’une voix toujours plus sèche et tranchante, Clemenceau poursuivait ses lectures. Il lisait la lettre où le général Saussier était comparé à un clown. « Le commandant Esterhazy n’a-t-il pas déclaré qu’il n’avait fait que rapporter les propos tenus par des officiers allemands dans ce dîner où assistaient des officiers français ? — Continuez ! — Le commandant Esterhazy voudrait-il expliquer à la Cour comment des officiers français, assistant à un dîner où des officiers étrangers se seraient permis de pareil propos, n’ont pas formulé d’énergiques et immédiates protestations…… » Et, après une pause : « Notamment, pourquoi M. le commandant Esterhazy n’a pas protesté ? »

Il donna alors lecture des notes d’Esterhazy : « Excellent officier, outillé pour parvenir aux plus hautes situations dans l’armée ; moralité très bonne… » Il avait intercalé ces notes juste au bon endroit, les encadrant des lettres d’Esterhazy à Mme de Boulancy et de ses histoires de vulgaire escroquerie : « M. le commandant Esterhazy na-t-il pas été surpris lorsque, devant le conseil de guerre, on lui a donné lecture de ces excellentes notes ? »

Puis, ce furent les filouteries d’Esterhazy, sa longue trahison et ses faux. « Je passe à un autre ordre de faits. » Et « le supplice du questionnaire, pire que celui de la question[124] », reprenait, plus serré, plus aigu. Esterhazy, blême, n’en pouvait plus. Et les spectateurs, eux aussi, n’en pouvaient plus, haletaient. Des clameurs suppliantes : « Assez ! Assez ! » se faisaient entendre, comme autour d’une bête qui souffre trop. Ce silence de marbre, sous ces terribles accusations, c’était l’aveu criant du crime. Quel innocent se fût tû, ainsi souffleté ? Point de pitié pour un pareil scélérat, quand l’autre, l’innocent, agonise là-bas, depuis quatre mortelles années. Mais le supplice était si affreux, si savant, qu’on en oubliait l’autre, et le crime lui-même. Une pitié physique ébranlait les nerfs. Et les questions reprenaient, avec de longs intervalles, écrasantes. « Les minutes s’écoulent, lentes, lentes[125] ». Une exaspération montait ; des poings se tendaient vers Clemenceau ; on l’insultait. « Continuez ! Continuez ! » gémissait Delegorgue. Esterhazy se roidissait, mordant ses lèvres, tremblant sur ses jambes

Enfin, au bout de quarante minutes, Clemenceau, toujours avec la même impassibilité : « Est-ce que M. le commandant Esterhazy reconnaît, ainsi que cela résulte d’articles de l’Écho de Paris, de la Patrie et du Matin, avoir eu des relations avec M. le colonel de Schwarzkoppen ? — Ne parlons pas, cria Delegorgue, d’officiers appartenant à des pays étrangers ! » Clemenceau renouvelle la question ; le président refuse de la poser : « Comment se fait-il qu’on ne puisse pas parler, dans une audience de justice, d’un acte accompli par un officier français ? — Parce que, répond solennellement Delegorgue, il y a quelque chose au-dessus de cela, c’est l’honneur et la sécurité du pays. » Des applaudissements furieux éclatent. « Monsieur le Président, riposte Clemenceau, je retiens que l’honneur du pays permet à un officier d’accomplir de tels actes, mais ne permet pas d’en parler[126]. »

Il termina sur ces mots. Esterhazy, défaillant, alla se rasseoir parmi les officiers qui lui firent une ovation. « Bravo, commandant ! À bas les lâches ! À bas les infâmes ! » Tézenas l’embrassa, le félicita d’avoir tenu sa parole[127].

On entendit à peine, tant la salle vibrait encore, l’architecte Autant, Huret, qui confirma les propos des officiers de Rouen sur le « rastaquouère » qui avait été leur camarade. La défense renonça à l’audition des diplomates et des militaires étrangers[128], ainsi qu’à celle de Casella. Ce fut contre mon avis. On chercherait en vain dans la Seine la clef qui avait été perdue dans la Sprée.

Bien que nul n’eût prévu l’horreur shakespearienne de l’interrogatoire d’Esterhazy, on avait décidé de le payer de son silence par une manifestation patriotique d’un éclat exceptionnel, et Guérin, en conséquence, avait convoqué, au grand complet, ses bandes. Il était là, depuis plusieurs heures, escorté de Max Régis, fraîchement débarqué d’Alger, et de Thiébaud, tenant le Palais, comme un pays conquis, avec ses hommes armés de gourdins, et répandant une telle terreur qu’on n’osait même plus répondre à leurs cris de défi par celui de : « Vive la République[129] ! » Pour passer le temps, ils avaient déjà « martelé le crâne » de quelques juifs et de quelques protestants ; ils crachèrent aussi au visage d’un jeune homme qu’ils avaient pris pour le frère de Mme Dreyfus et, l’ayant renversé, le piétinèrent[130].

Enfin, quand Esterhazy parut avec Pellieux, une même acclamation les salua, mais l’enthousiasme fut surtout pour Esterhazy : « Gloire à la victime du Syndicat[131] ! » Il se tenait à peine debout pendant que Pellieux pleurait. Ce n’étaient pas seulement les braillards vulgaires à quarante sous qui l’applaudissaient, mais les avocats, les journalistes, les officiers, des femmes, emportés par la contagion ou par un vent de folie. Un ancien officier l’embrassa : « Oh ! mon vieux camarade[132] ! » Le prince Henri d’Orléans se fit présenter par le beau-frère de Rochefort et le félicita de son courage ; il salua en lui « l’uniforme français[133] ». Puis vingt patriotes, Guérin en tête, le portèrent en triomphe jusqu’à sa voiture. La place Dauphine était noire d’une foule compacte qui criait : « À mort les juifs ! à mort ! à mort ! à l’eau ! » Il était si ému, ou si épuisé, « qu’il faillit se trouver mal[134] ».

XV

La grande affaire était toujours d’intimider les jurés. Ou la condamnation de Zola, ou l’émeute, la démission de l’État-Major, la guerre civile et la guerre étrangère.

On avait, sous la main, les pillards et les assommeurs d’Alger, Max Régis, Pradelle. Guérin les exhiba dans une grande réunion[135] où quiconque ne criait pas : « Mort aux juifs ! » fut roué de coups de poings et de coups de canne. Quand on eût cassé ainsi quelques têtes, le jeune Milanais raconta ses exploits d’Afrique, comme quoi il avait crevé des coffre-forts, jeté l’or à la mer, brûlé des effets de commerce. Il convia ensuite « le peuple à arroser du sang des juifs l’arbre de la liberté[136] ».

Le programme comportait ensuite d’accompagner Rochefort à Sainte-Pélagie. Il s’était gardé de faire appel du jugement qui l’avait condamné à cinq jours de prison. Il préférait jouer au martyr, alléguant qu’il avait été condamné « par ordre[137] ». Il avait choisi ce dimanche de carnaval pour se constituer prisonnier, voulant avoir, lui aussi, sa journée et, au surplus, se mettre à l’abri pour la semaine suivante. Il excitait les troubles, n’aimait pas à y être mêlé. — En 1870, aux obsèques de Victor Noir, il s’était évanoui. — Il fut acclamé sur son trajet ; des jeunes filles, au seuil de la prison où l’attendait le préfet de police, lui offrirent des fleurs. Une partie de la garde républicaine à cheval, des escadrons de cuirassiers avaient été mobilisés pour maintenir l’ordre et parurent lui faire escorte[138]. Cependant, quelques ouvriers le huèrent, dans cette bruyante apothéose, d’un cri de Dimanche-gras : « À la chienlit ! »

Un avocat catholique et royaliste, Jules Auffray, sectaire violent, la figure en lame de couteau, glabre, le cerveau et le faciès d’un inquisiteur, avait offert ses services à l’État-Major. Il essaya d’abord de réconcilier Mme de Boulancy avec Esterhazy ; il accepta ensuite la mission de « faire la salle des assises ». Il pourvoyait de cartes d’audience les officiers qui lui étaient désignés par Gonse et par Du Paty et qui manifestaient en conscience. En bon stratège, il jugea utile de doubler les postes pendant ces dernières journées, en écrivit à Du Paty. Celui-ci lui répondit qu’il lui procurerait des officiers de renfort « pour soutenir l’avocat et le jury » et que l’avocat « pouvait compter sur ses hommes ». Seulement, l’étourdi adressa sa lettre à un autre avocat du nom d’Auffray qui se trouvait être républicain. Il ouvrit la lettre sans regarder au prénom ; puis, au lieu de la renvoyer à Du Paty, il la porta à Barboux, ancien bâtonnier et membre du conseil de l’Ordre, qui la communiqua au Garde des Sceaux avant de la renvoyer à son véritable destinataire. Gonse, à son tour, se trompant d’adresse, alla rendre visite à François Auffray. Ces incidents furent connus. Les « patriotes » traitèrent François Auffray et Barboux[139] de voleurs ; les revisionnistes demandèrent si le rôle de claqueurs s’accordait avec le respect de l’uniforme et si c’était pour faire peur aux jurés que les officiers portaient l’épée au côté.

Cette invasion du Palais de Justice par les officiers qui, depuis deux semaines, y campaient, l’arrogance de Pellieux, maître du prétoire, ses menaces et surtout celles de Boisdeffre au jury, parurent aux plus résignés de graves symptômes : que devient la discipline dans l’armée ? qu’est-ce que ce pouvoir nouveau qui entre en scène ? Beaucoup de républicains s’en effrayèrent, mais se contentèrent d’en gémir. Les ministres eux-mêmes s’inquiétèrent, délibérèrent s’il ne conviendrait pas de frapper Boisdeffre au moins d’un blâme, pour éviter des complications diplomatiques avec l’Italie ; Billot s’y opposa, dit que le chef de l’État-Major général ne se laisserait pas réprimander, qu’il donnerait sa démission ; et Hanotaux l’appuya : Boisdeffre, c’était l’alliance russe.

Jaurès, le jour du pronunciamento de Boisdeffre, s’était précipité dans les couloirs de la Chambre : « Ce qui se passe est monstrueux ; jamais la République n’a couru un pareil danger. La domination militaire s’affirme avec un incroyable cynisme. La liberté de la justice est foulée aux pieds. Si on laisse faire, c’est qu’il n’y a plus ni républicains ni socialistes. » Les socialistes se réunirent, décidèrent d’abord d’interpeller, puis y renoncèrent sous la pression de quelques habiles.

Le Sénat avait donné, la veille, une grande preuve de faiblesse[140]. Il avait ajourné à un mois une interpellation signée de Thévenet, Trarieux et Scheurer sur la communication de pièces secrètes au procès de Dreyfus. Thévenet, qui voulait la discussion immédiate, fut accueilli par des murmures. La réponse ne s’était pas fait attendre. La sommation de Boisdeffre est du lendemain. Le Sabre profitait de l’impunité. Les lois n’existaient plus pour lui.

Dans les journaux, les partisans de la Revision sonnaient à toute volée la cloche d’alarme. Ranc sommait Billot d’agir : « L’anarchie bat son plein à la rue Saint-Dominique ; tout le monde y commande, y gouverne, y règne, excepté vous. » Il posait ces questions : « Y a-t-il un ministre de la Guerre ? un gouvernement civil ? y a-t-il encore à la Chambre un parti républicain ? » Je tenais, avec quelques autres, le même langage. Jaurès clamait « qu’un peuple est mûr pour la servitude qui accepte ainsi que le pouvoir militaire fasse violence à ses institutions civiles[141] ».

Même les plus timides dénonçaient une telle « confusion des pouvoirs ». « Que devient la liberté des jurés ? » « On oppose l’armée à la nation[142]. »

Mais, comme chaque jour rapprochait la date des élections, autant en emportait le vent. L’idée de se brouiller avec les garants populaires d’Esterhazy n’était pas supportable. Tous les grands parlementaires étaient muets. Ils s’étudiaient à se faire des fronts impassibles, crainte qu’on n’y lût leurs secrètes révoltes contre tant d’abus de la force. Plutôt s’humilier que risquer d’être suspect. Dans cette Chambre souveraine, comme dans la rue livrée à la populace de Guérin, la terreur régnait, la Terreur tricolore[143].

Les faubourgs, tout le peuple des ouvriers, restaient silencieux, abandonnaient la rue aux gourdins des antijuifs, car, à eux aussi, le sabre, à demi sorti du fourreau, faisait peur, et ils se souvenaient des saignées d’autrefois ; mais ils n’en pensaient pas moins. Ils suivaient avec attention l’élargissement progressif de ce cas particulier. Nul esprit plus enclin que le leur à généraliser. L’étude, même superficielle, des systèmes socialistes leur avait donné le goût de philosopher, de remonter aux causes. Ils ne considéraient pas Esterhazy comme une exception. Puisque tous les officiers se solidarisent avec lui, c’est que toute l’institution militaire est également pourrie.

Et de l’étranger montait toujours la même rumeur, mais toujours plus forte, faite de colère et d’admiration. Que Zola soit acquitté ou condamné, la démonstration est faite : « Dreyfus, écrivit Zakrewski, ignore encore de quoi il était accusé ; il n’a donc pas été jugé ; la revision de son procès s’impose par la force de la loi[144]. »

XVI

Chacun des jurés reçut, le matin du 21 février, une lettre anonyme ; avec la promesse d’une somme de dix mille francs si Zola était acquitté[145].

Le réquisitoire de Van Cassel, qu’il lut d’une voix monotone et languissante, débuta par cette définition de Zola : « Un homme qui est l’auteur de nombreux romans et s’est fait une notoriété… » Cet homme avait « craché une injure sanglante à la face de la France dont l’honneur est indivisible ». A-t-il apporté l’ordre donné aux juges d’acquitter Esterhazy ? « L’ordre, où est l’ordre de juger ? » On ne l’a pas montré. Après avoir crié cette « infamie », les prévenus n’ont pas même essayé de la prouver. Donc, le verdict du jury « doit proclamer leur mensonge ».

Ce fut toute la thèse de l’avocat général qu’il ne chercha pas à relever par l’éloquence. Il dira, en parlant de cette crainte des soldats factieux qui hante les démocraties : « Qui pourrait soutenir dans ce pays qu’il y a un seul homme revêtu de l’uniforme qui veuille attenter à la République, puisque, lorsqu’il s’en est présenté un seul, il lui est arrivé ceci : c’est qu’il a dû se réfugier dans le suicide et se faire disparaître lui-même ? » Il déclara qu’il lui fallait « des idées et non pas des sonorités ».

Il s’éleva, dans le domaine des idées, jusqu’à cette formule : « Dans les pays civilisés, il n’est pas permis de tomber à l’anarchie judiciaire. »

Les militaires, les « patriotes », avec Déroulède, venus pour le soutenir, furent consternés. Nul discours plus terne, sans un cri, sans même un geste, sans rien qui trahît la passion ou la conviction, quelque chose de morne et de filandreux qui coulait, « une pluie qui tombe, une pluie d’hiver, monotone et froide, sans un éclair[146] ». Même quand il malmena Zola, « qui n’a cherché, dans tout cela, que de la réclame », et quand il railla « l’étrange maladie intellectuelle des revisionnistes », il y mit si peu d’accent, une telle mollesse, un si manifeste dégoût de sa besogne que les défenseurs d’Esterhazy en devinrent soupçonneux[147]. Il paraissait s’ennuyer lui-même autant qu’il ennuyait les auditeurs. Les revisionnistes observèrent qu’il n’est pas possible d’étayer des absurdités autrement que par des sottises[148].

D’un même aphorisme banal, et platement dit, il tirait des conclusions contradictoires. « Vous savez combien il faut être sûr de l’origine des documents pour qu’ils puissent avoir une portée sérieuse ! » En conséquence, il repoussait les expertises qui n’avaient pas été faites sur l’original du bordereau, mais il proclamait l’authenticité du faux d’Henry, de source inconnue. Certaines conclusions étaient si niaises qu’elles en semblaient ironiques. Après avoir rappelé, en détail, les déclarations de Billot sur Dreyfus justement et légalement condamné : « Ainsi le Gouvernement a démontré son souci constant de l’indépendance de la justice. » Cependant, il attestait, dans son jargon, comme des vérités démontrées, que « le condamné était en situation, à l’exclusion de l’autre, de se procurer les documents qui ont été l’objet de la trahison » ; qu’aucune pièce secrète n’avait été communiquée aux juges de Dreyfus, « cela était matériellement impossible » ; que le petit bleu, « qui était un point de départ », était un faux ; que le fameux article de l’Éclair émanait des Dreyfus et les faux télégrammes « du cercle de Picquart ». Et il croyait au Syndicat : Bernard Lazare a été « l’entrepreneur de la Revision » ; la famille de Dreyfus est « puissante et riche » ; « le groupe du condamné n’est pas moins riche et puissant » ; « il y a trop d’argent dans cette affaire ». Comme preuve des complicités internationales, il montra un exemplaire d’une traduction allemande de la lettre de Zola À la Jeunesse[149]. Mais il disait tout cela sans colère.

Zola lui répondit, lisant, lui aussi, mais interrompu à chaque phrase et hué.

L’éloquence poétique était très démodée ; on l’eût étonné en lui disant que cette prose surchargée et superbe n’était pas très simple, et qu’il parlait, dernier épigone du romantisme, à la façon des personnages de Victor Hugo, d’un Ruy Blas ou de Clancharlie, quand ils font un discours politique. Et, encore, son « moi » déborda : « Vous êtes le cœur et la raison de Paris, de mon grand Paris, où je suis né, que je chante depuis tantôt quarante ans… En me frappant, vous ne ferez que me grandir… Qui souffre pour la vérité et la justice devient auguste et sacré… Condamnez-moi donc !… Je suis un Français utile à la gloire de la France ! » Mais, en même temps, un souffle si chaud de générosité et de bonté, un tel frémissement de justice éperdue courait à travers cette rhétorique imagée que plusieurs des jurés en furent émus aux larmes. Ils sentirent, même les plus hostiles, que c’était exact que « la Vérité était en eux et qu’elle agirait », et qu’il lisait bien dans leur conflit intérieur, quand il leur fit leur propre portrait :

Je vous vois dans vos familles, le soir, sous la lampe ; je vous entends causer avec vos amis, je vous accompagne dans vos ateliers, dans vos magasins. Vous êtes tous des travailleurs, les uns commerçants, les autres industriels, quelques-uns exerçant des professions libérales. Et votre très légitime inquiétude est l’état déplorable dans lequel sont tombées les affaires. Partout, la crise actuelle menace de devenir un désastre, les recettes baissent, les transactions deviennent de plus en plus difficiles. De sorte que la pensée que vous avez apportée ici, la pensée que je lis sur vos visages, est qu’en voilà assez et qu’il faut en finir. Vous n’en êtes pas à dire comme beaucoup : « Que nous importe qu’un innocent soit à l’île du Diable ? Est-ce que l’intérêt d’un seul vaut la peine de troubler ainsi un grand pays ? » Mais vous vous dites tout de même que notre agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est payée trop chèrement par tout le mal qu’on nous accuse de faire. Et, si vous me condamnez, il n’y aura que cela au fond de votre verdict : le désir de calmer les vôtres, le besoin que les affaires reprennent, la croyance qu’en me frappant vous arrêterez une campagne de revendications, nuisible aux intérêts de la France.

Or, sa condamnation n’arrêtera rien ; « tout ce qui retardera la lumière ne fera que prolonger et aggraver la crise » ; et elle sera aussi injuste qu’inutile : « Regardez-moi : ai-je mine de vendu, de menteur et traître ? » Il parla très courageusement de l’étranger « qui n’est pas forcément l’ennemi », de « tous les peuples sympathiques du Nord, de la petite et généreuse Hollande, de ces terres de langue française, la Suisse et la Belgique, qui ont le cœur gros… Voulez-vous, quand vous passerez la frontière, qu’on ne sourie plus à votre bon renom légendaire d’équité et d’humanité ? «

Il avait terminé la lettre qui l’amenait devant le jury par des accusations ; il termina son discours par un serment plusieurs fois répété : « Dreyfus est innocent, je le jure !… Par mes quarante années de travail, je jure que Dreyfus est innocent ! » Il le jure encore par son nom, par son honneur, par ses livres : « Que mes œuvres périssent si Dreyfus n’est pas innocent ! Il est innocent ! » En vain, tous les pouvoirs publics sont conjurés avec une opinion trompée : « Je suis bien tranquille : je vaincrai… On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur ! »

Labori plaida pendant tout le reste de l’audience, celle du lendemain et la moitié de la troisième.

Zola lui avait demandé de parler non pour lui, mais pour Dreyfus.

Cette cause était si belle que sa beauté rayonnait sur tous ses défenseurs. Des écrivains médiocres qui bataillaient pour elle devenaient presque des poètes. Les faits étaient si éloquents qu’ils eussent rendu éloquent un avocat qui ne l’était pas ; or, celui-ci l’était, avec des moyens physiques puissants qui donnaient, même aux adversaires, la sensation de la force, « une voix qui vibre comme un clairon, une poitrine qui résonne comme un tambour sous le martèlement du poing[150] », et la plus belle de toutes les forces, la jeunesse.

Il avait fort indisposé même la partie la plus calme de l’auditoire, dans ces dernières séances, par une brutalité qui semblait voulue, de grands éclats inutiles, comme s’il avait trouvé plaisir à se colleter avec Delegorgue et à soulever les colères[151]. Il s’appliqua, au contraire, dans sa plaidoirie, à faire preuve de mesure, à ne pas irriter les personnes[152] et à s’adresser à la raison. Ce contraste entre les flots tumultueux qui, hier encore, se précipitaient et cette ample et large nappe d’eau qui coulait tranquillement, étonna et plut.

Un artifice ingénieux l’aida beaucoup. Pour établir sa thèse : « Souhaiter que Dreyfus ne soit pas coupable, ce n’est pas insulter l’armée », il s’abrita derrière Cassagnac et donna lecture de plusieurs de ses articles. Cassagnac n’était pas suspect, puisque nul, pas même Drumont, n’avait plus violemment outragé les promoteurs de la Revision ; d’autre part, nul n’avait flétri avec plus de force le huis clos et la communication des pièces secrètes. Signées de Ranc ou de moi, ces pages eussent fait hurler la salle[153] ; signées d’un si notoire défenseur de la Religion et de l’Armée, elles furent écoutées en silence. De même, quand il emprunta à l’Autorité le récit de la dégradation de Dreyfus, en faisant observer que le récit de la Libre Parole était identique. Il lut simplement ce long procès-verbal et un immense frisson traversa l’auditoire ; les juges, les jurés ne cachaient pas leur émotion ; les officiers étaient très pâles ; des femmes sanglotaient.

À quelque terreur de la lumière qu’on se fût heurté, le procès de Zola avait éclairé tout le procès de Dreyfus. Labori put retracer cette histoire dans un vaste tableau à fresque. Les lettres de Dreyfus à Demange sur ses entrevues avec Du Paty firent apparaître l’impossibilité morale des aveux. Ainsi Méline avait été un homme prudent quand il disait « qu’on aurait discuté ces aveux, parce qu’on discute tout dans cette affaire ». Détestable hypocrisie : « Le nom de l’histoire qui est marqué au pilori le plus humiliant, c’est celui de Ponce-Pilate. »

Il ménagea les chefs militaires et, même, Esterhazy. Le bordereau est d’Esterhazy ; seulement, la livraison de ces documents sans valeur, qui ne compromettent pas le salut de la nation, constitue beaucoup moins « une trahison véritable qu’une escroquerie ». La pièce de Pellieux est un faux. Pour le faussaire, il le faut chercher « non pas dans les bureaux de l’État-Major, mais au-dessous, à côté d’eux », quelque complice obscur d’Esterhazy, « à le supposer coupable[154] » ; après lui avoir « fourni les documents du bordereau », cet ami « le défend dans la bataille et fabrique pour lui ou l’aide à fabriquer des faux tutélaires ». C’était l’hypothèse de tous les revisionnistes, mais nul encore ne soupçonnait Henry, quelque Lemercier-Picard. « Alors, tout deviendrait clair, lumineux. Ces braves généraux, ces loyaux soldats, pleins de bonne foi, viendraient ici avec une entière confiance. C’est leur bonne foi qui m’épouvante. »

Il essaya de ne laisser de côté aucune objection, lut beaucoup de documents et les commenta avec soin, des lettres de Dreyfus qui émurent beaucoup, le récit de Forzinetti, et termina par quelques phrases vibrantes en l’honneur de l’armée :

Ne vous laissez pas troubler ! Ne vous laissez pas intimider non plus ! On a parlé du danger de guerre qui nous menace ! Soyez tranquille, aucun danger ne nous menace, pour plusieurs raisons, dont la première est que les soldats que j’ai vus ici peuvent bien se tromper au cours d’une information judiciaire qui, après tout, n’est pas de leur métier, mais qu’ils se battraient bien demain et qu’ils nous conduiraient, je l’espère, à la victoire. Pour cela, j’ai confiance en eux !

Surtout ne craignez rien, c’est l’énergie morale qui fait la force des peuples… Donnez par l’acquittement un exemple de fermeté.

Que votre verdict signifie plusieurs choses : d’abord, « Vive l’Armée ! » — Moi aussi, je veux crier : « Vive l’Armée ! » — Mais aussi, « Vive la République ! » et « Vive la France ! » c’est-à-dire « Vive le Droit ! Vive l’Idéal éternel[155] ! »

Des applaudissements éclatèrent, mêlés à des clameurs. C’était la dernière audience. Dans l’impatience du verdict, les deux partis en présence avaient perdu toute mesure. Les officiers frappaient le plancher de leurs fourreaux. Au milieu du prétoire, Déroulède faisait de grands gestes, accompagné de Marcel Habert, ce même député qui avait promis à Demange d’intervenir à l’interpellation de Castelin pour révéler la forfaiture de Mercier.

Clemenceau prit la parole pour Perrenx, le gérant de l’Aurore.

Il avait suivi, avec une attention soutenue, ces quatorze audiences, assis derrière son frère ; et il n’avait plus un doute qu’Esterhazy fût un traître, que le dossier secret, auquel il avait cru[156], était vide de preuves, que Pellieux avait produit un faux à la barre et que toute cette histoire était pleine de sottises et d’abominations. Cependant, il ne se résignait pas encore à l’innocence de Dreyfus. Certainement, le juif a commis quelque faute. C’est pour mettre à l’ombre l’auteur de cette faute que ces imbéciles ont échafaudé ce monument d’horribles inepties, qu’ils y ajoutent toujours. Sinon, ils seraient par trop infâmes.

Et il commença ainsi sa plaidoirie : « Un homme est là-bas, peut-être le pire criminel qui se puisse concevoir, peut-être un martyr, une victime de la faillibilité humaine. » Il n’avait pas encore fait son choix. Il inclinait seulement à penser « qu’il y avait les plus grandes présomptions que Dreyfus fût innocent ». Il insista sur ce que ses doutes avaient été lents à se former.

Il parla au milieu d’un vacarme continu que menait Déroulède (qui, avec Millevoye, l’avait accusé autrefois de s’être vendu à l’Angleterre), sous une grêle d’injures, et il tint bon, son visage ambré plus jaune encore que d’ordinaire, les yeux ardents, la voix mordante, mais troublé par l’incessant outrage et mal à l’aise à cette barre où il paraissait pour la première fois. Depuis quatre ans que la tribune lui avait été fermée, il était devenu un grand écrivain, portant quelques-unes de ses fermes qualités d’orateur dans la littérature. Mais il mêlait maintenant à son éloquence de la rhétorique d’hommes de lettres.

Rochefort, le matin, avait publié l’article de Clemenceau, au lendemain de la condamnation de Dreyfus, où il regrettait qu’on ne l’eût pas fusillé. Clemenceau en donna lui-même lecture et en fit la base de son argument : qu’il n’avait pas à se prononcer sur la culpabilité de Dreyfus, mais que Dreyfus avait été condamné en violation de la loi ; que « le droit de tous se trouve en péril quand le droit d’un seul a été lésé » ; qu’« une illégalité est une forme d’iniquité, puisque la loi est une garantie de justice » ; dès lors, que la revision s’imposait.

La thèse était belle. Au début de la crise, avec Demange, j’avais pensé que l’annulation du jugement devait être poursuivie de préférence à la revision. En Angleterre, il n’y aurait pas eu d’autre question. Plus tard, dans les temples sereins de la Cour de cassation, l’argument reprendra tout son poids. Mais, à cette heure, Clemenceau parut restreindre le champ de bataille et reculer alors qu’il s’élevait.

Il dit plusieurs choses justes et fortes : sur la raison d’État « qui se comprend avec Louis XIV et avec Napoléon, avec les hommes qui ont un peuple dans la main et le gouvernent selon leur bon plaisir », mais qui n’est qu’une contradiction dans la démocratie ; sur « la Bastille intérieure qui est demeurée au fond de nous-mêmes après que nous avons détruit l’autre » ; sur « la pire des trahisons, parce que c’est la plus commune, la trahison de l’esprit français qui, par la propagande de la justice et de la tolérance, s’est fait un si beau renom dans le monde ». Cependant, sa parole ne porta pas. Des rires éclatèrent quand, montrant le Christ au-dessus de la Cour : « La voilà, la chose jugée ; on l’a mise au-dessus du juge, pour qu’il ne fût pas troublé de cette vue. C’est à l’autre bout de la salle qu’il faudrait placer l’image afin qu’avant de rendre sa sentence, le juge eût devant les yeux l’exemple d’une erreur judiciaire que notre civilisation tient pour la honte de l’humanité. » Il dit aux jurés : « À vous de prononcer moins sur nous que sur vous-mêmes. Nous comparaissons devant vous. Vous comparaissez devant l’histoire[157] ! »

Une réplique de l’avocat général. Tancé pour sa mollesse, excité par les reproches, il grimpa, cette fois, à l’éloquence. Prenant pour texte la fin de la plaidoirie de Labori : « Les insulteurs sont obligés de se cacher ici derrière l’armée, en criant : « Vive l’Armée ! » Et aux jurés : « Prenez pour guide l’âme de la patrie ! » Labori lui répondit : « Je n’accepte pas que, même du banc de l’accusation, une parole d’insinuation ou d’attaque monte vers moi, malgré la hauteur du siège d’où elle part. » Et, lui aussi, il rappela « à la justice du peuple qu’elle allait rendre un jugement historique ».

Le jugement historique fut rendu au bout de trente-cinq minutes. À la majorité — par huit voix, dit-on, contre quatre[158], — Zola et Perrenx étaient reconnus coupables. Sur les circonstances atténuantes, le jury s’était divisé, six pour, six contre[159].

Un hurlement de joie accueillit ce verdict. On entendit ce mugissement du dehors, où de longues clameurs éclatèrent aussitôt. Dans la salle, dans les couloirs, sur les places et les rues qui entourent le Palais, les mêmes cris exaspérés retentirent : « Vive l’Armée ! À bas Zola ! Mort aux Juifs[160] ! »

« Cannibales ! » dit Zola que ses amis embrassèrent.

La Cour le condamna au maximum de la peine, un an de prison, Perrenx à quatre mois, et tous deux à trois mille francs d’amende.

  1. Sibérie du 23 février 1898.
  2. Siècle, Aurore, Radical, Petite République, Droits de l’homme. Rappel, Fronde. — De même, le Temps. — Le compte rendu du Figaro, rédigé par Albert Bataille, donne l’essentiel avec beaucoup d’impartialité.
  3. Petit Journal. Libre Parole, Intransigeant, Écho de Paris, Gaulois. Croix, Journal. Éclair, Matin, Univers, Gazette de France, Patrie, Presse, Jour, etc.
  4. Procès Zola, II, 122, Pellieux. — Pellieux dit qu’il tenait le renseignement de d’Ormescheville. Je déclarai immédiatement dans le Siècle (19 février) qu’en publiant l’acte d’accusation, je n’y avais apporté d’autres modifications que de remplacer deux noms de femmes par des initiales, conformément aux règles de la vieille courtoisie française. Cela fut constaté officiellement par le conseiller Bard, rapporteur de la Cour de cassation, à l’audience du 27 octobre 1898. (Revision, 37.)
  5. Petit Journal du 12 février 1898.
  6. Écho de Paris du 12.
  7. Libre Parole du 12.
  8. Écho de Paris du 13.
  9. Procès Zola, II, 13, Pellieux.
  10. Libre Parole du 17 février.
  11. Lettre de Monod, du 28 février 1898, à mon frère Salomon Reinach.
  12. Procès Zola, I. 395, 396. Jaurès. — Il raconta incidemment qu’Esterhazy avait dit à Papillaud, dans les bureaux de la Libre Parole : « Lorsque le Matin a publié le fac-similé du bordereau, je me suis senti perdu. » (I, 391.) Papillaud, avisé par Drumont, démentit le récit (415) que Jaurès maintint énergiquement. Il ajouta que Papillaud, d’ailleurs convaincu de la culpabilité de Dreyfus, avait dit à ses camarades de la Libre Parole : « En tous cas, nous ne marchons pas derrière Esterhazy. » (418.)
  13. Procès Zola, I, 181. Séailles.
  14. Le lieutenant Hourst. (Temps. Gaulois, etc.)
  15. Procès Zola, I, 406, Bertillon.
  16. Procès Zola, 413, Bertillon. — Voir t. I, 309.
  17. Bataille, 232 : compte rendu analytique du Petit Temps, cette phrase fut supprimée par Bertillon lui-même au compte rendu sténographique.
  18. Séverine, 107.
  19. 13 février 1898. Procès Zola, I, 420, 423, 425, etc.)
  20. Varennes, Aurore du 14 février 1898.
  21. Procès Zola, I, 441 » Yves Guyot.
  22. Lettre du 18 novembre 1897, à Boisdeffre. Rennes, II, 371, Bertillon).
  23. Voir t. II, 291.
  24. Rennes, II, 371, Bertillon : » Esterhazy est un homme de paille : c’est un misérable, et je l’ai dit depuis le commencement. »
  25. Procès Zola, I. 445 et suiv., Teyssonnières.
  26. Procès Zola, I, 490 et suiv., Crépieux.
  27. Ibid., II, 25 : « Labori : Est-ce M. Teyssonnières qui a livré à la Libre Parole une lettre de M. Trarieux ? — Teyssonnières : Oui. » — Il convint également qu’il avait fourni les éléments de l’article.
  28. Ibid., II, 23, Scheurer : 33, Trarieux. — Selon Teyssonnières, Scheurer lui aurait montré le 11 juillet 1897 des spécimens de l’écriture d’Esterhazy (I, 448), Scheurer, alors, ne connaissait même que le nom d’Esterhazy, etc. — Teyssonnières fut condamné, plus tard, pour avoir faussement attribué à un sieur Laboysse un écrit qui émanait d’un tiers. (Tribunal du Blanc, 9 janvier 1901.)
  29. Petit Temps du 15 janvier 1898. — D’autre part, l’Écho de Paris affirmait que ce papier venait des bureaux du service géographique (30 janvier).
  30. Procès Zola, I, 499, Paul Meyer, membre de l’Institut, directeur de l’École des Chartes ; I, 507, Auguste Molinier, professeur à l’École des Chartes ; I, 541, Havet, membre de l’Institut, professeur au Collège de France ; II, 92, Giry, membre de l’Institut, professeur à l’École des Chartes et à l’École des Hautes Études. — De même, Crépieux-Jamin (I, 495) et Teyssonnières (I, 492). — Un groupe d’archivistes paléographes, Lasteyrie, député, A. de Barthélémy, Delaborde. Funck-Brentano, Loth, etc., protestèrent, par une lettre publique, « qu’il était indispensable de recourir aux originaux… On prétendait tirer des conclusions de reproductions dont on n’a pu contrôler la sincérité et qui sont trop grossières pour qu’on y puisse trouver les éléments indispensables pour se faire une opinion raisonnée. » (Éclair du 21 février. — Paul Meyer, Giry et Auguste Molinier ripostèrent qu’ils regrettaient, sans doute, de n’avoir pas à leur disposition l’original du bordereau. « Mais M. de Lasteyrie sait comme nous que l’existence des originaux est un fait exceptionnel et que la critique n’est pas désarmée par leur absence. » Ils rappelèrent le travail de Julien Havet sur les lettres de Gerbert (Sylvestre II) dont les originaux avaient depuis longtemps disparu ; nul ne contesta les découvertes d’Havet qui avait pu reconstituer et interpréter, sur de médiocres dessins du xviie siècle, cette écriture chiffrée du xe. — Gaston Paris déclara que Meyer, Giry et Molinier avaient procédé « avec toute la prudence, la circonspection et la méthode qu’on pouvait attendre d’eux… Meyer, c’est le critique par excellence ; on ne peut lui reprocher que d’être trop difficile en fait de preuves. » (Temps du 24 février.)
  31. Procès Zola, I, 514, Émile Molinier, archiviste paléographe, conservateur au musée du Louvre.
  32. Ibid., I, 500, Paul Meyer ; 541, Havet : II, 94, Giry ; II, 100, Héricourt, chef adjoint du laboratoire de physiologie à la Faculté de Médecine.
  33. Procès Zola, I, 508, Auguste Molinier ; II, 94, 95, Giry.
  34. II, 71, 72, Moriaud, professeur à l’Université de Genève.
  35. I, 514, Émile Molinier.
  36. I, 507, Auguste Molinier : II, 97, Héricourt.
  37. II, 73, Moriaud : II, 96, Héricourt.
  38. I, 547, Havet : II, 93, Giry ; 99, Héricourt.
  39. I, 547, Havet : II, 73, Moriaud ; 99, Héricourt.
  40. I, 547, Havet.
  41. I, 543, Havet ; II, 93, Giry.
  42. I, 544, 545, Havet.
  43. Procès Zola, I, 510.
  44. Ibid., II, 4.
  45. Figaro du 17 février 1898 : « Cette lettre date de 1881 ; je venait de visiter Lyon que je trouvais déplorablement préparé à la défense. » — Pour la phrase sur le général Saussier : « Je l’ai mise dans une de mes lettres, mais en la donnant comme une citation. »
  46. Mathieu Dreyfus sut alors, par un photographe qui s’était mis en rapport avec les jurés, que la majorité inclinait, à ce moment précis, vers l’acquittement. — Pellieux (Gaulois du 2 septembre 1898) et Tézenas eurent le même renseignement. (Esterhazy, Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles, 80.)
  47. Procès Zola, I, 488 (15 février 1898).
  48. C’est ce qu’avait dit Jaurès.
  49. 16 février. — Procès Zola, II, 8 et suiv.
  50. Procès Zola, II, 46, Pellieux : « Je vous déclare que je regrette plus que personne qu’on ne puisse pas entendre ici les dépositions des experts du procès Esterhazy ».
  51. Procès Zola, II, 109, Gonse : « Les troupes de couverture ? Il n’y a rien de confidentiel là-dedans. » — Sur l’inexactitude flagrante des assertions de Pellieux, voir t. II, 100 et suiv.
  52. Voir p. 58 et 100.
  53. Rennes, III, 476, Paléologue. — Voir t. II, 244.
  54. Étienne Dumont, Souvenirs, 125.
  55. Un des agents d’Henry, peut-être Henry lui-même, essaya, peu de temps après la première déposition de Paul Meyer, de l’intimider. Un inconnu, la mine d’un officier, aborda, au parc Monceau, une dame R…, qui avait été en relations autrefois avec Paul Meyer, et lui conseilla d’engager le directeur de l’École des Chartes à être prudent. On savait, en haut lieu, qu’il avait tué sa première femme (qui était morte d’une maladie cruelle dans une maison de santé), etc. Mme R… vit, plus tard, une photographie d’Henry et crut reconnaître son interlocuteur. Elle était veuve d’un commissaire de police qui avait fréquenté Henry.
  56. Procès Zola, II, 44, Paul Meyer.
  57. Labori le piqua en lui disant qu’ils allaient se trouver d’accord : « Nous sortirons bras dessus bras dessous, en reconnaissant qu’une erreur a été commise, et qu’il faut ramener la paix dans les esprits en jugeant de nouveau et conformément à la loi. »
  58. Procès Zola, II, 51 à 62. — Bataille, 285 : « C’est la joie. Président, assesseurs, jurés, avocats, tout le monde se roule. »
  59. Les officiers étaient exaspérés contre Paul Meyer. L’un d’eux s’écria « qu’il irait lui casser la gueule ». Une femme entendit le propos : « Est-ce un officier qui parle ainsi ? — Taisons-nous, dit le militaire à son camarade, il y a ici des mouchards. » (Notes de Monod). — Cela peint l’état des esprits.
  60. Procès Zola, II, 101, Picquart.
  61. Procès Zola, II, 107, Pellieux : 109, Gonse.
  62. Procès Esterhazy, 129, Esterhazy : « Je n’ai jamais été aux écoles à feu qu’en août ; je ne pouvais donc pas livrer en avril les documents en question. » 130 : « Je ne me suis occupé de la mobilisation qu’en septembre 1894, quand mon régiment a quitté Évreux : je n’étais pas à même, en avril, de fournir des renseignements. » 130 : « Comment moi, petit major à Rouen, aurais-je pu connaître le plan 13 en mai 1894 » 131 : « Il y a une note relative à Madagascar ? — En avril 1894 ! » 132 « J’ai été aux manœuvres comme major, en mai 1894 ; à cette époque, je ne pouvais pas dire : « Je vais partir en manœuvres » et livrer des renseignements que je n’aurais pu avoir qu’en août ou en septembre. Cette accusation n’a donc aucun fondement. »
  63. Procès Zola, II, 111, Picquart, Pellieux : 112, Gonse.
  64. Bonnamour, 152 : « Comment le suivre à travers toutes ses déductions, infirmer ses dénégations si habilement nuancées ? » (Écho de Paris du 17 février 1898.)
  65. Bonnamour, 145.
  66. 16 février. — Pall Mall Gazette du 17. — Récit analogue dans le Daily News, conversation avec le romancier David Christie Murray qui le juge ainsi : « C’est un bandit complet, mais c’est un brave bandit. » — Cass., I, 741, Strong.
  67. C’est ce que Jaurès avait dit des lettres à Mme de Boulancy. (Petite République du 11 décembre 1897.)
  68. « Je n’ai plus qu’un poumon, je suis mourant. »
  69. Bonnamour, 151.
  70. Ph. Dubois, Impressions d’un témoin dans l’Aurore du 16 février 1898.
  71. Je l’avais comparé, un jour, au Vautrin de Balzac, le forçat épique qui avait fait le rêve de conquérir Paris, mais qui ne pouvait opérer lui-même. (Pages républicaines, 82.)
  72. Le propos, selon Esterhazy, lui fut rapporté par Tézenas, ainsi qu’à Boisandré : il fut, plus tard, contesté par Pellieux, mais faiblement. (Cass., II, 186, Conseil d’enquête Esterhazy.)
  73. Procès Zola, II, 84, Varinard ; 86, Pellieux.
  74. Daily News du 3 octobre 1898.
  75. Jaurès, Les Preuves, 210.
  76. Procès Zola, II, 118, Pellieux,
  77. Voir t. II, 514. — Il l’écrivit ensuite à Ranc (lettre du 14 décembre 1897).
  78. Voir t. II, 437.
  79. Procès Zola, II, 121, Gonse.
  80. Procès Zola, II, 121, 122, 123.
  81. Aurore du 18 février 1898, Impressions d’un témoin. — « Pâle, très pâle, mais ses yeux flambent. » Libre Parole.)
  82. Libre Parole (article de G. Méry), Écho, etc., du 18 février 1898.
  83. Libre Parole du 18.
  84. Intransigeant du 17 : Jour, Patrie, Croix, etc.
  85. Louis Teste, rédacteur au Gaulois, dans le Journal de Bruxelles du 17 février 1898 : « Supposez un acquittement et dites-moi si vous êtes sûr de pouvoir soustraire Zola et le jury à la fureur de la foule qui voudrait les jeter dans la Seine. »
  86. « Aux appels de la patrie en danger, un cri sortira de millions de poitrines françaises : « Mort aux traîtres ! » Trarieux et Reinach, des lâches, se traîneront alors à nos genoux. Ni grâce ni pardon ! » (Patrie.)
  87. » La fureur populaire grondera autour des palais construits par les juifs avec l’or volé aux Français. (Libre Parole.)
  88. Matin. Siècle, Aurore, Temps, etc. Dans la Libre Parole : « Le sale individu, cerné de tous côtés par la foule qui le conspue furieusement, fuit comme un lapin. »
  89. Bonnamour : « Dehors, on siffle, on hue Reinach qui fuit, Guyot qu’on protège, Leblois qui s’esquive. Des femmes s’oublient jusqu’à lever le poing, jusqu’à proférer d’atroces menaces. » (Écho du 18.)
  90. L’article, qui parut le lendemain matin, est intitulé : Le coup de massue du général de Pellieux. Il se termine ainsi : « Quelle est la dame voilée, quel est le Lemercier-Picard qui a apporté, qui a fabriqué ce faux ridicule ? » (Vers la Justice par la Vérité, 320.) — Trois jours après, le 21 février, je traitai encore la pièce de « faux ridicule et inepte », « non moins stupide et non moins manifeste que les lettres à ou de l’Empereur d’Allemagne ». (Ibid., 324.)
  91. Ranc, dans le Radical, Guinaudeau dans l’Aurore, Séverine dans la Fronde, Pierre Bertrand dans les Droits de l’homme. Dans la Petite République, Jaurès dit « qu’il n’a pas à se prononcer à cette heure sur la valeur du document », mais il rappelle les papiers Norton. Le 20 février, dans la Lanterne, il dit que la pièce est « ridicule » et « inepte ». — Monod écrivit à Hanotaux que la pièce était un faux stupide et le supplia d’agir.
  92. Libre Parole, Autorité, Éclair, Écho, etc. — L’article de Cornély : « Affaire à classer », n’est pas dénué d’ironie. « Au début, l’hésitation a pu être permise. » Il est certain aujourd’hui que « Dreyfus était bien un traître. Il ne viendra à l’idée de personne que MM. les généraux de Boisdeffre, Mercier, Gonse et de Pellieux soient des témoins incompétents, mal informés, capables d’un concert épouvantable dans le but de maintenir un innocent dans les tortures. Il ne viendra non plus à l’idée de personne que le général Billot ait menti six fois à la tribune et se soit déshonoré six fois. »
  93. Dép. à Londres, 26 février 1900.
  94. C’est ce que j’expliquai dans mon article du Siècle.
  95. Procès Zola, I, 395, Jaurès : « Il n’y a pas à la Chambre quatre députés qui en doutent. »
  96. Conférence faite à la salle du Globe, devant les électeurs de la 2e circonscription du Xe arrondissement de Paris, par le citoyen Henri Brisson : « Mon attention ne fut attirée sur l’affaire Dreyfus que lors du procès Zola. (Ce serait un peu tard). Ce que je remarquai surtout, ce furent les deux audiences des 17 et 18 février 1898… Loin de moi de douter le moins du monde, non seulement de la véracité, mais de la bonne foi des trois généraux. J’y crois plus que quiconque… Oui, les généraux ont cru à l’authenticité de ce document. » (Compte rendu, 19, 20.)
  97. « Cela ressemble si bien au style des faux dont l’État-Major n’a pas su ou n’a pas voulu découvrir les auteurs. Cela est arrivé si juste à point, pour les besoins de la cause, la veille de l’interpellation Castelin. La vérité saute aux yeux. » (Aurore du 18 février 1898.)
  98. Le ministère italien fit si peu de mystère de ce nouveau démenti que le correspondant du Figaro en informa son journal dès le 21 février. « Cette déclaration a été voulue, écrit le correspondant, par M. Visconti-Venosta.
  99. Voir p. 443. — Esterhazy paraît en avoir fait également la confidence à Marguerite Pays. (Cass., I, 790, Pierre Gérard.)
  100. Rennes, I. 179, Billot ; 527, Boisdeffre.
  101. Ibid., III. 505, Du Paty.
  102. Cass., I, 122, Roget : « Les scrupules d’Henry auraient dû s’éveiller alors au sujet de cette lettre. » Et ceux de Gonse et de Boisdeffre ?
  103. Il renouvela cette déclaration au conseil des ministres du lendemain (Récit d’un ministre).
  104. Esterhazy, Dép. à Londres, (Éd. belge), 80 : « C’est Tézenas qui a rédigé la déclaration faite par le général de Boisdeffre aux jurés, déclaration que nous avons faite ensemble et dont le général, dans son émotion, a sauté une partie. » — D’après une autre version, qui eut cours à l’époque. Tézenas aurait été seulement consulté par un ami de Boisdeffre, officieusement.
  105. Procès Zola, II, 127, Boisdeffre. (Audience du 18 février.)
  106. « Il faut que le général de Boisdeffre donne l’impression très nette qu’il pousserait, à la rigueur, le désintéressement personnel jusqu’à donner sa démission. » (Voir p. 200.)
  107. Code pénal, article 126.
  108. Séverine, 136 : » Un invisible tambour roule, commande dans le sanctuaire des lois. »
  109. Procès Zola, II, 138. — À la suite de ce refus, Zola et ses avocats songèrent à quitter l’audience.
  110. Procès Zola, II, 141. Picquart. — Il fit la même déclaration à Bertulus, lui raconta sa conversation avec Billot et lui dit le texte approximatif qu’il tenait du ministre. (Cass., II, 217 ; 19 février 1898.)
  111. Procès Zola, II, 164, Picquart.
  112. L’incident était prémédité. Dès le début de l’audience, Delegorgue avait dit à Labori : « N’avez-vous pas demandé une confrontation entre le colonel Picquart et le général de Pellieux ? » (II, 162.)
  113. Bonnamour (Écho du 20 février 1898).
  114. Lettre du 19 février, datée : Samedi trois heures. (Séverine, 291.) — Il ajoutait qu’il n’était pas un inconnu pour la rédactrice de la Fronde, l’ancienne collaboratrice de Jules Vallès, qu’il lui rappellerait dans quelles circonstances ils s’étaient connus.
  115. Cass., I, 587. 598, Esterhazy.
  116. Libre Parole du 19 février 1898.
  117. Matin du 19.
  118. Esterhazy recopia le texte de Tézenas ; cette copie fut saisie par Bertulus. (Cass., II, 236, cote 4, scellé 6.)
  119. Procès Zola, II, 129, Esterhazy.
  120. Labori lui posa d’abord quatre questions sur l’écriture du bordereau, sur la lettre du capitaine Brault, sur les lettres de Mme de Boulancy, et sur les cambriolages dont il aurait été la victime. Esterhazy refusa de répondre.
  121. Sur ses notes personnelles et sur d’autres que je lui avais remises à cet effet ; il m’écrivit : « J’ai reçu votre lettre et vous vous en apercevrez à l’interrogatoire de demain. »
  122. Libre Parole du 19 février 1898. — (Comptes rendus de l’Écho, de la Fronde, de l’Aurore, du Temps, etc.)
  123. Code d’Instruction crim., article 30 : « Les témoins… qui refuseront de faire leurs dépositions seront jugés par la Cour d’assises et punis conformément à l’article 80. »
  124. Libre Parole du 19 février 1898. — « J’ai vu la torture ressuscitée par des gens qui se disent humanitaires. » (Lettre du prince Henri d’Orléans.)
  125. Écho de Paris.
  126. Procès Zola, II, 156, Clemenceau.
  127. Aurore, Libre Parole, etc. — Cass., I, 587, Esterhazy.
  128. Delegorgue dit qu’il ne les aurait pas entendus. (II, 278.)
  129. Matin du 19 février 1898. — Un officier de police, Martin, fui maltraité pour avoir défendu contre les assaillants un jeune homme qui avait crié : « Vive la République ! »
  130. Libre Parole du 19.
  131. Libre Parole, Écho, Matin, Siècle, etc.
  132. Éclair : « C’est M. Xavier Feuillant, ancien sous-officier de cuirassiers de la garde. »
  133. Viviani, député socialiste de Paris, ayant fait allusion à l’incident dans son discours du 24 février, à la Chambre, le prince Henri d’Orléans convint qu’il s’était fait présenter, en effet, à Esterhazy, mais nia qu’il lui eût donné l’accolade, comme l’Aurore l’avait raconté. Il avait voulu « saluer l’uniforme français et le jugement de l’armée ». Il avait seulement » serré la main du commandant Esterhazy ». (Lettre du 25 février 1898).
  134. Libre Parole : « Oh ! la belle journée pour tous les bons Français ! Pour le coup. Israël a fini de rire » …
  135. Le 19 février, à la salle Chaynes.
  136. Libre Parole. Figaro, Temps, etc. — Thiébaud et Millevoye tinrent ensuite une réunion sur la place du Panthéon. « On crie : « Conspuez Reinach ! Conspuez Zola ! » On chante la Marseillaise. » (Gaulois.) La police dispersa ce commencement d’émeute.
  137. Intransigeant du 11 février 1898.
  138. « L’appareil militaire était imposant. Il ne manquait que le clergé. » (Figaro du 21.)
  139. Le conseil de l’Ordre, saisi d’une plainte de Jules Auffray, décida, le 3 mai suivant, que Barboux devait être mis hors de cause. Au préalable, Barboux, qui faisait partie du conseil, avait donné sa démission.
  140. 17 février 1898.
  141. Radical, Siècle, Lanterne, du 20.
  142. Temps et Paix du 21 février 1898.
  143. Cette vive formule est d’Hector Depasse, dans les Droits de l’homme.
  144. Zuriditcheskaya Gazeta du 15 février 1898. — Le 18, le Syne Ottetchesnov écrivait : » L’affaire Dreyfus résume et symbolise la décadence de ce peuple, jadis grand, aujourd’hui hypnotisé par la terreur de la vérité. »
  145. Récit du chef du jury (Dutrieux) à un rédacteur du Matin (26 février), d’un autre juré à un rédacteur du Radical, etc.
  146. Libre Parole du 22 février 1898. — De même, Séverine, dans la Fronde : « Un dégoulinement de gouttière sous le ciel gris. »
  147. Gaulois, Autorité, Libre Parole, Patrie.
  148. Siècle, Aurore, Radical.
  149. Procès Zola, II, 188, 217, Van Cassel.
  150. Écho de Paris du 23 février 1898.
  151. Encore dans l’audience du 19. la dernière où l’on entendit des témoins (II, 168, 171).
  152. « Il s’efforce de ne blesser personne. » (Barrès, dans le Figaro du 24 février.)
  153. Au début de son plaidoyer, Labori avait énuméré les défenseurs de la Revision que « l’argent n’a pas amenés ici, comme Scheurer, Trarieux, Jaurès… et, — voulez-vous que je fasse protester la salle. — comme Joseph Reinach… » En effet, la salle protesta. (Procès Zola, II, 228.)
  154. Demange, à Rennes, quand il parlera d’Henry, emploiera les mêmes précautions oratoires.
  155. Procès Zola, II, 219 à 403. Labori.
  156. Aurore du 14, janvier 1898. — Voir p. 220.
  157. Procès Zola, II, 404 à 428, Clemenceau.
  158. Journal des Débats du 25 février 1898.
  159. D’où le silence du verdict, les circonstances atténuantes devant être prononcées à la majorité.
  160. « Je renonce à décrire le tourbillon, la fraternité, la joie de cette fin de journée. » (Barrès, dans le Figaro du lendemain.)