Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/1

Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 1–54).

CHAPITRE PREMIER

LE SYNDICAT

I. Lettre d’Esterhazy à Billot, 1. — Article de Drumont et de Rochefort contre Boisdeffre, 2. — Pauffin de Saint-Morel chez Rochefort, 3. — Discours de Billot à la Chambre, 4. — II. Billot accuse réception du document libérateur à Esterhazy, 6. — Esterhazy dans les bureaux de rédaction, 8. — Son succès, 11. — III. Henry et la presse, 12. — Nouveaux mensonges contre Dreyfus, 13. — Formation de l’opinion, 16. — Le Figaro, 18. — X. La légende du Syndicat, 19. — V. Les Jésuites et l’Affaire, 22. — L’article de la Civiltà catolica, 23. — VI. La France croit l’armée menacée et prend sa défense, 26. — La suggestion opère, 28. — VII. La contagion de la peur, 30. — Cavaignac et Alphonse Humbert, 31. — Les radicaux ; la droite, 32. — Le duc d’Orléans et Dufeuille, 33. — Les socialistes, 34. — Ribot, Bourgeois et Brisson, 35. — VIII. Violente attaque des amis d’Esterhazy contre Billot, 35. — Boisdeffre et Pauffin, 37. — Révocation de Forzinetti, 38. — Projet de duel entre Billot et Boisdeffre, 40. — Triomphe d’Esterhazy, 41. — IX. Départ de Schwarzkoppen, 42. — Déclarations formelles de Munster à Hanotaux, 44. — X. Paléologue et Henry, 46. — Nouveaux faux d’Henry, le faux « Schneider », 49. — XI. Tornielli et Hanotaux, 50. — Engagements d’Hanotaux au sujet de la fausse lettre de Panizzardi, 52. — XII. Hanotaux rend compte des démarches de Munster et de Tornielli au conseil des ministres, 52. — Les souverains, 53.

I

Boisdeffre, dans l’attente du combat qui tardait à s’engager, avait imaginé qu’Esterhazy prît les devants, se nommât lui-même et réclamât de passer devant un conseil de guerre[1]. Esterhazy dit, avec raison, que c’était absurde. Puis, quand parut la lettre de Mathieu Dreyfus, il adressa à Billot, sur un avis de Du Paty, et après en avoir averti Saussier, ces quatre lignes :

Je lis dans les journaux de ce matin l’infâme dénonciation portée contre moi ; je vous demande de faire faire une enquête, et je me tiens prêt à répondre à toutes les accusations.

Cette brève riposte parut conforme à la poétique du théâtre : si l’accusé pâlit, il est coupable ; s’il se redresse sous le coup imprévu, il est innocent.

Esterhazy reçut d’Henry l’assurance formelle qu’il ne serait pas arrêté ; — sinon, il avoue, il raconte tout ; — qu’aucune perquisition (d’ailleurs inutile) ne serait faite chez lui[2]. Ainsi sera-t-il établi que l’État-Major le sait innocent, victime d’une détestable machination. Saussier était consentant.

Une autre réponse eût été plus probante qu’une demande d’enquête : poursuivre Mathieu Dreyfus en cour d’assises, où la preuve est admise, produite, discutée publiquement au grand jour)[3].

Pour qui eût réfléchi, choisir, au lieu de la pleine lumière des assises, les pénombres d’une enquête à huis clos, c’était déjà l’aveu et du crime et de la collusion.

À l’État-Major, Boisdeffre (mais sous le coup de fouet de Drumont) s’engagea à fond.

Drumont, ce matin même, l’avait vertement tancé pour la mollesse de son attitude. Il le frappait à l’endroit sensible, lui reprochant d’exploiter l’alliance russe, de s’en faire une réclame près des badauds, d’ailleurs incapable[4].

Esterhazy avait « fait marcher » aussi l’Intransigeant.

On ignore qui fit la paix de Boisdeffre avec Drumont ; il envoya son chef de cabinet chez Rochefort[5].

Pauffin l’avait connu sur les champs de course : il lui confia que L’État-Major tenait en réserve des preuves décisives du crime de Dreyfus, « ignorées encore du Syndicat » : le bordereau annoté, les lettres de l’Empereur d’Allemagne.

Rochefort, depuis trente années, insultait pêle-mêle les militaires et les civils ; nul n’a vomi plus d’outrages contre l’armée[6] ; mais il était sans défense dès qu’un officier le flattait dans son orgueil, saluait en lui le maître de l’opinion.

Au conseil des ministres, Billot parut embarrassé. Ses collègues (sauf Méline) entendaient pour la première fois le nom d’Esterhazy. Il en parla comme d’un bon soldat, dont la vie privée, toutefois, n’était pas sans reproche. Félix Faure ne dit rien des lettres qu’il avait reçues du bandit. On décida d’ouvrir une enquête.

Un peu plus tard, à la Chambre, le prince d’Hénin, dès le début de la séance, réclama des explications « nettes et précises » ; « l’armée et le pays les attendent ».

Billot, mal à l’aise et se roidissant, lut une déclaration concertée avec Méline. Il n’y affirmait plus la culpabilité de Dreyfus, mais seulement, que « le résultat de ses recherches (avant et depuis les démarches de Scheurer) n’avait ébranlé nullement, dans son esprit, l’autorité de la chose jugée ». Bien plus, il a invité Scheurer à saisir le garde des Sceaux « dans les formes prescrites par la loi ». (Il n’écarte donc pas l’idée de la revision comme une hypothèse absurde.) Maintenant, c’est la famille de Dreyfus elle-même qui intervient. Dès lors, le Gouvernement se voit obligé de mettre le dénonciateur « en mesure de produire ses justifications » ; « il le doit à la justice et à l’honneur même de l’officier qui est en cause ».

Billot évoqua enfin « l’honneur de l’armée » ; « il en est le gardien, il veillera à la sûreté du pays[7]. »

Avant la séance, Leblois, que je voyais pour la première fois[8], m’avait raconté ce qu’il savait de l’aventure de Picquart et fait lire les lettres de Gonse. J’observai Billot pendant qu’il occupait la tribune ; il était très pâle, luttant contre une honte que la Chambre prit pour un doute ; elle applaudit à peine.

Brisson s’étant hâté de clore l’incident, les députés se répandirent dans les couloirs et dans la salle des Pas-Perdus, grouillante de journalistes, Rochefort, encore tout chaud de l’étreinte de Pauffin, y déblatérait contre Billot, l’accusant d’avoir sacrifié Esterhazy à Dreyfus[9]. La plupart des radicaux, non moins irrités, firent leurs confidences à Papillaud[10]. Les députés de la droite et les anciens boulangistes manifestaient une indignation bruyante.

Il y avait, en effet, une inquiétante contradiction entre l’enquête annoncée sur Esterhazy et cette certitude du crime du juif, si hautement affirmée naguère, rappelée aujourd’hui d’une phrase molle. Goblet, ancien président du Conseil, le constata : « Les amis de Dreyfus auront seuls le droit de triompher[11]. » Lockroy, Bourgeois prédirent que « la multiplicité des incidents amènerait fatalement le ministère à ordonner la revision[12] ».

Ces commentaires, l’espoir et la crainte, également mal dissimulés, des partisans et des adversaires de la revision, trouvèrent leur écho au Sénat. Le Provost de Launay avait assisté à la séance de la Chambre : il courut au Luxembourg y dénoncer la faible réponse du ministre : « Quoi ! le Gouvernement n’a pas eu une parole de défense, de protestation en faveur d’Esterhazy ! » Comme sanction, il demanda la discussion, dès la prochaine séance, du projet de Mercier sur l’espionnage et la trahison.

Ainsi pourra-t-on empêcher toute révélation utile, fermer la bouche « à quiconque se sera procuré des documents ou renseignements dont le secret intéresse la sûreté de l’État ».

L’orateur affirma qu’il n’était l’ami ni de Dreyfus ni d’Esterhazy[13] ; il l’était de Drumont.

Scheurer resta impassible à son banc, mais avec un air de confiance qui frappa le Sénat ; Trarieux protesta : « Un poids lourd pèse sur la conscience publique ; la discussion d’un pareil projet doit être poursuivie dans le calme, en dehors de toute passion. » Morellet, rapporteur de la loi, et le garde des Sceaux Darlan appuyèrent Trarieux, qui eut gain de cause.

Après la séance, comme Freycinet l’interrogeait, Scheurer répliqua : « Soyez tranquille, je le tiens et je le tiens bien. »

II

Billot, en rentrant au ministère, fut vivement objurgué par Boisdeffre. Il avait promis son concours aux collaborateurs de Mercier ; à la première rencontre, il lâchait pied ; on exigea de lui un gage. À son habitude, il regimba, puis céda. Il avait, depuis deux jours, sans savoir qu’en faire, la lettre par laquelle Esterhazy restituait la photographie de la pièce secrète. Il consentit à lui en accuser officiellement réception, et, plus encore, à authentiquer, dans sa réponse, la fable de la dame voilée. Le chef de son cabinet, le général de Torcy, dut signer, par ordre, la lettre ministérielle qu’un officier d’État-Major porta chez Esterhazy[14].

Une seconde lettre l’avertit de se tenir à la disposition du Gouverneur de Paris, son chef hiérarchique. « Conformément au désir qu’a exprimé Esterhazy[15] », une enquête va être ouverte.

Il reçut ces lettres en rentrant, pour la première fois, vers le soir, au domicile conjugal. Sa femme y avait appris par les journaux la catastrophe. Elle se désolait, le croyait en Angleterre[16].

Beaucoup s’attendaient à le voir arrêter, au moins préventivement, comme l’avait été Dreyfus ; mais Billot tint les promesses d’Henry. Et comme, depuis quinze jours, à l’école d’un maître, il avait parachevé son expérience des hommes au pouvoir, il poursuivit hardiment son offensive[17].

cette nuit-là et les nuits suivantes, on ne vit que lui dans les bureaux des journaux.

Sauf à quelques naïfs, il y parut ce qu’il était : un homme à tout faire, très intelligent.

Seulement, quelque impression sinistre ou fâcheuse qu’il produise, ou quelque charme bizarre qu’il exerce, demi-bandit, demi-magicien, brutal et vénéneux, les journalistes le représentent tel qu’il veut l’être : un animal superbe, de vie orageuse, de volonté indomptable, passionné d’honneur jusqu’à la frénésie, qu’on doit attacher pour qu’il ne tombe pas sur ses diffamateurs à grands coups d’épée, le poème vivant de l’Énergie.

Il ne fut jamais plus éloquent, excité par la fièvre d’une telle aventure.

Il n’alla pas seulement chez les amis nouveaux ou les vieux complices, Rochefort, Drumont, Vervoort, mais, d’un pas délibéré, au Figaro, qui le premier, avait ouvert le feu contre lui.

Il était sanglé dans des vêtements usés, comme, autrefois, les officiers en demi-solde ; et cette redingote râpée, sa taille courbée, sa tête, à l’ossature en saillie, enfoncée dans les épaules, son teint jaune, fatigué, la peau ridée du crapaud, les yeux, à la fois vifs et las, au fond de leur orbite, creusée comme un trou et ombragée d’épais sourcils, l’air d’un grand oiseau de proie, féroce et triste, tout disait l’intime misère de l’homme déchu.

La maladie le minait ; depuis longtemps, un seul de ses poumons fonctionnait ; il se soutenait par l’alcool, mangeait beaucoup, dévorait. Un feu intérieur le brûlait lentement.

Mais il se redressait et, d’une voix hachée, tantôt basse, tantôt douce, tantôt éclatante, agitant ses mains fines et nerveuses, ornées de bagues, tour à tour goguenard et tragique, pathétique et ordurier, toujours inquiet, il débitait son roman. Pourtant, il ne le savait pas aussi bien que le lui avait recommandé Henry ; il brouillait les épisodes et les dates, se coupait parfois, ce qui fut remarqué par quelques esprits critiques.

On l’a dit en fuite : le voici. Il est revenu ce matin même d’Angleterre, juste à temps. Il y avait mis en sûreté le document protecteur dont l’avait muni une femme inconnue, la preuve irréfutable du crime de Dreyfus, une pièce si terrible que, révélée, ce serait aussitôt la guerre. Il exhibe l’accusé de réception de Billot. « D’ordinaire, ce n’est pas un reçu qu’on envoie à celui qui détient un document secret, mais un billet de logement pour le Cherche-Midi. » Il va traîner Mathieu devant les tribunaux ou, mieux, l’assommer, le tuer comme un chien[18], et Scheurer aussi. L’officier félon, qui, pour le perdre, a documenté Scheurer de fausses pièces, s’appelle Picquart, d’origine juive. Les juifs l’ont acheté, ainsi que Scheurer. Il n’attend pas qu’on lui objecte l’écriture du bordereau, mais explique en ricanant pourquoi elle offre une ressemblance « effrayante[19] » avec la sienne : Dreyfus la décalquée. Il ne se défend pas de connaître Schwarzkoppen ; ses parents d’Autriche sont liés avec l’officier allemand ; il est allé chez lui ouvertement, plusieurs fois, en uniforme, à la prière de son colonel. Il n’est question au bordereau que de documents relatifs à l’artillerie, à l’État-Major. Or, il est fantassin, il n’a été employé au ministère de la Guerre que pendant huit jours ; en 1894, il n’est pas allé aux manœuvres. Qu’il ait perdu sa fortune au jeu et s’il vit en marge de la société, cela ne regarde personne.

Son « ami » Drumont l’avait prévenu du complot qui se tramait contre lui ; une dame voilée, en de mystérieux rendez-vous, à la tombée de la nuit, dans des endroits écartés, lui en a confié les moindres détails ; il en a averti Félix Faure. Il ne tient pas à la vie, mais à un héritage de gloire qu’il saura défendre. Ses aïeux ignoraient la peur ; il ne craint rien. Il fera éclater son innocence, dût-il mettre le feu aux quatre coins de Paris. Aucune force humaine ne l’arrêtera. Il méprise ses diffamateurs ; il sommera l’Empereur d’Allemagne de leur jeter sa parole au visage comme un gant ; il les « emmerde[20] ».

Les observateurs clairvoyants étaient stupéfiés ; pas un cri du cœur, nulle tempête sous ce front, rien que de la haine.

Les journaux répandirent à des millions d’exemplaires ces propos qui plurent beaucoup. Il n’y a de soldatesque, chez Esterhazy, que le langage. Il parut à la foule celui d’un vrai soldat injustement accusé. Dreyfus n’a jamais trouvé de tels accents. L’origine exotique d’Esterhazy ne le desservit nullement ; son nom, sonore comme une fanfare, évoquait un pays romantique, les magnats légendaires qui allaient au combat comme à une fête, étincelants de pierreries, empanachés de plumes de héron ; et aussi les hussards, à la pelisse gris d’argent, dont les chevauchées avaient illustré les dernières guerres de la Monarchie. Sa noblesse (prétendue) lui fut également comptée : elle rendait sa situation plus tragique. Au contraire du juif alsacien, le gentilhomme hongrois n’est pas plutôt accusé qu’il est innocent.

Surtout, l’épisode de la dame voilée enchanta le public. On la reconnaissait pour l’avoir vue cent fois dans les romans et les mélodrames. Ce devint un jeu de chercher qui c’était. Les nouvellistes chuchotèrent des noms, la femme d’un diplomate, Mme de Boisdeffre, une belle juive, maîtresse de Picquart, qui lui tenait l’étrier quand il montait à cheval, qu’il avait délaissée et qui s’était vengée[21].

À peine si quelques honnêtes gens haussèrent les épaules. Ils parurent hardis. Pourtant ils n’attribuaient qu’au seul Esterhazy ces impudentes inventions. Ils crurent cependant que le document libérateur avait été envoyé à Esterhazy par l’État-Major, pour le rassurer, « comme un cordial[22] ».

III

Non seulement tous les journaux acceptèrent ou feignirent d’accepter comme sincère cette défense d’Esterhazy, — les uns qui épousaient sa querelle (et c’était l’immense majorité, toute la presse à grand tirage et à bon marché), les autres sans oser y contredire autrement que sur des détails, — mais en même temps qu’Esterhazy était célébré comme la victime des juifs, le juif de l’île du Diable était écrasé sous une nouvelle avalanche de mensonges. Le conte de la dame voilée, dès la première heure, jeta l’esprit public en plein merveilleux. La sotte histoire se fût effondrée sous le ridicule si le seul Esterhazy l’avait alléguée ; mais elle a été consacrée officiellement par le ministre de la Guerre. Dès lors, seul le vrai parut invraisemblable, moralement impossible[23], parce que c’eût été trop affreux ; et l’on n’ajouta plus foi qu’à l’absurde. En effet, l’absurde rassurait les consciences qui avaient failli s’inquiéter ; et il s’imposait à tous les bons Français, puisqu’il était contresigné par les chefs de l’armée.

C’était Henry, surtout, qui alimentait la presse[24]. Il excelle dans cette partie de son métier. Il prend un document exact et voici un faux ; une parcelle de vérité, et voici une imposture. Par sa fonction, il sait tout des antécédents de l’affaire, et tout de ce qui se passe ou se prépare. Par Esterhazy, il sait le reste. Il combine ainsi, avec des faits réels de trahison, commis par tel obscur espion ou, même, par Esterhazy, des chefs nouveaux d’accusation contre Dreyfus. Ses propres méfaits, il en charge Picquart. On pourrait écrire toute cette histoire rien qu’en transposant ses menteries.

Les journalistes, payés ou sincères, ne mirent pas en doute les récits d’Henry. Il était d’autant moins suspect qu’il cherchait moins à paraître, fuyait la réclame et le bruit autour de son nom. Soldat modeste, il ne demande qu’à rester dans l’ombre où il fait son devoir et renseigne les bons Français. Tout en lui inspire confiance : son origine plébéienne ; — donc, dans ce conflit, il ne défend point des préjugés de caste ; — sa brillante carrière, bien qu’il sorte du rang ; — donc, sa vertu est telle que, dans le royaume même du favoritisme, il a fallu s’incliner devant elle ; — sa fonction de chef du bureau de statistique, du mystérieux service qui préside à l’espionnage ; — donc il est informé de tout ; — et l’absence de tout intérêt personnel dans l’affaire, sa brusquerie de soldat, sa large poitrine, la simplicité affichée de sa vie. Bien plus que ce médiocre Gonse, il est le second, l’adlatus de Boisdeffre, du chef d’État-Major auréolé, intangible, qui incarne l’alliance russe.

Il fut ainsi avéré que le dossier de l’État-Major regorgeait de preuves contre Dreyfus. Le bordereau ne vient plus du fameux panier à papiers ; il a été dérobé par des inspecteurs de police qui, surpris dans leur opération, se sont jetés à l’eau, d’où ils sont sortis un peu plus loin avec leur précieux papier, mouillé, mais intact : Bertillon l’a photographié, à la lumière oxhydrique, à deux heures du matin[25]. — Plus tard, il aura été pris à la faveur d’un incendie par Esterhazy lui-même et des agents déguisés en pompiers[26]. — Nul autre qu’un officier d’État-Major na pu fournir les notes du bordereau : l’un de ces documents est relatif à la mobilisation « de tous les corps d’armée » ; tout le fruit des travaux de Boisdeffre fut ainsi perdu ; il proposa des mesures de précaution qui ne furent pas admises, crainte d’inquiéter ou d’irriter l’Allemagne : on se contenta de refaire les plans ; la dépense dépassa un million[27]. Dreyfus a été condamné sur quatorze chefs d’information[28] ; il a livré des renseignements d’une importance capitale : sur le canon Deport, sur les expériences de Puteaux, sur les fusils Lebel[29]. — Les fuites ont cessé dès l’arrestation du juif[30]. (Aucun argument plus décisif). — Dreyfus a été photographié à Bruxelles en compagnie de l’attaché allemand, Schmettau[31] ; la photographie existe. — œuvre de Guénée[32].

Le lendemain du jour où l’arrestation du traître fut rendue publique par le Journal de Drumont, Mertian (dit de Muller), avocat à Lille, ayant été introduit, à Postdam, dans la chambre à coucher de l’Empereur allemand, a vu sur la table du souverain, un annuaire annoté de sa main et un numéro de la Libre Parole avec, au crayon bleu, ces mots : « Le capitaine Dreyfus est pris[33]. »

Avec la légende des aveux, ces sottises, commentées par les « vrais » Français, reproduites par tous les journaux, raffermirent les convictions. On crée le fait en répétant qu’il existe. Décidément, le châtiment du juif est « trop bénin[34] » ; l’un de ses gardiens devrait bien avoir le courage de tirer sur lui[35].

On avouait d’ailleurs la forfaiture de Mercier, mais pour lui en faire gloire et pour mettre dans les esprits une terreur salutaire. En effet, il y a encore d’autres preuves, celles du dossier secret, mais si redoutables que la divulgation d’une seule de ces pièces eût précipité la France dans la guerre. Aujourd’hui encore, « l’incendie peut naître de l’étincelle qui est renfermée dans ce dossier ». En défiant le ministre de le produire, les amis du traître commettent un crime de plus. Quiconque aura l’indignité d’interroger le ministre à ce sujet, il le faudra abîmer « sous le mépris et les huées[36] ».

Supposez une opinion sans prévention ni préjugé d’aucune sorte ; eût-elle résisté à la vigueur et à la promptitude d’une telle offensive ? Tous ces journaux marchaient, comme au commandement, tels des régiments à la parade. Rien que cet ensemble imposant portait la conviction avec lui. Il parut que la vérité seule pouvait réunir tant d’éléments disparates, des moines et d’anciens massacreurs d’otages, le juif Meyer et Drumont. Du matin au soir, des centaines de vendeurs occupaient la rue, offrant leur papier, avec les titres des articles en gros caractères, prometteurs de joies patriotiques. Dans les départements, l’influence qui emporta tout fut celle du Petit Journal, avec son débit quotidien de plus d’un million d’exemplaires, alimentant trois ou quatre millions de lecteurs, tout le menu peuple. L’homme d’un seul livre est à craindre ; combien plus l’homme d’un seul journal, réputé impartial ! Toute la presse locale suivit, poussée par la même vague.

Il n’avait pas été difficile de prévoir quel rôle décisif jouerait la presse dans ce tumulte, et que l’opinion, encore une fois, jugerait avant les juges. Cependant Scheurer, malgré les instantes prières de Ranc et les miennes, avait refusé de s’aboucher avec les rédacteurs des principaux journaux, non pour les corrompre, mais pour les convaincre, les intéresser à sa cause.

Ce grand bourgeois républicain méprisait la plupart des journalistes ; par peur qu’on l’accusât de payer la presse, il l’ignora. Il n’en fut que plus violemment suspecté de l’avoir achetée. L’eût-il vraiment soudoyée, les vendus ne se seraient pas dénoncés eux-mêmes. Ceux qui se vendirent ailleurs[37] n’en ont rien dit.

Dès lors, à la masse des journaux qui proclament la culpabilité certaine de Dreyfus, nul contrepoids, ou si faible ! Défaire le mal est plus difficile que l’empêcher ; on ne l’empêcha pas. Les grands organes libéraux[38] se réfugient dans une triste neutralité ; enregistrant tous les mensonges, ils contribuent à les répandre. À peine quelques timides réserves sur la prétention des meneurs d’en finir tout de suite, sans autre examen, de fermer la bouche aux défenseurs du traître. Cassagnac, un matin sur deux, réclame la revision d’un verdict illégal[39] ; le lendemain, il insulte Scheurer et les juifs[40]. Clemenceau distille, à petites doses, son ironie[41]. Les plus braves, comme Ranc, gardent le camp et se le reprochent. Les socialistes (se réservent, évidemment troublés, mais sans sympathie[42].

Presque seuls, les rédacteurs du Figaro tinrent le coup, sans engager encore de controverse, et refusèrent les communications de l’État-Major. Ils prirent Esterhazy en flagrant délit d’imposture. Il a affirmé (c’est son grand argument) qu’il n’est pas allé aux manœuvres : or, il y est allé, un document officiel en témoigne ; il a donné l’adresse de la maison où il aurait demeuré à Londres et mis en sûreté le document libérateur : c’est une boutique, une vulgaire agence postale ; pourquoi ces mensonges ? Arène raconta comment s’était formée la conviction de Scheurer, énuméra les charges que le sénateur avait déjà réunies. Huret, à Rouen, interrogea les officiers du régiment d’Esterhazy ; l’événement n’a surpris aucun d’eux ; l’étrange camarade était mésestimé, tenu à l’écart ; on le savait besoigneux, indélicat ; on connaissait et blâmait sa collaboration anonyme à la Libre Parole ; on se remémorait des coïncidences ; il posait des questions bizarres ; jamais on ne l’avait regardé comme un vrai Français[43].

Ces révélations irritèrent Esterhazy ; il se vanta d’avoir écrit à chacun des officiers du régiment : « Quelqu’un a dit quelque chose. Ce quelqu’un est un drôle. Est-ce vous[44] ? » Mais les officiers ne reçurent que la consigne ministérielle de se taire. Le colonel les réunit pour la leur communiquer.

Enfin, le Figaro[45] osa publier le fac-similé du bordereau, ceux des écritures de Dreyfus et d’Esterhazy. Et cette seule preuve eût dû suffire, si elle avait été mise sous tous les yeux. Chacun eût dû faire, et sans peine, une comparaison décisive. Mais les journaux de l’État-Major se gardèrent de risquer l’expérience ; bien mieux, et plus effrontés qu’Esterhazy lui-même, ils jurèrent que son écriture n’offrait qu’une lointaine ressemblance avec celle du bordereau[46]. Au surplus, Dreyfus a décalqué l’écriture d’Esterhazy. Assertions contradictoires : on peut choisir.

Ainsi Scheurer avait tiré le pays d’un calme profond pour reprocher aux chefs de l’armée la plus tragique des erreurs. Mais il n’avait pas su parler à son imagination et se contentait de lui demander une chose aussi impossible que sensée : attendre que la justice, seule compétente, se fût prononcée.

Quoi ! pour une pareille accusation qui a remué chaque homme et tout le pays jusqu’aux entrailles, attendre comme pour un procès quelconque, pour une affaire de mur mitoyen !

L’émotion, le trouble, la colère étaient partout, d’un bout à l’autre du pays, jusque dans le moindre village.

IV

Dans cette fièvre des esprits, l’étonnante histoire du Syndicat ne fut pas mise en doute.

La légende s’était lentement développée depuis le procès de 1894. Maintenant, le Syndicat sort de l’ombre protectrice où, seuls jusqu’alors, quelques yeux clairvoyants l’ont aperçu, et il devient une chose énorme, formidable.

Les juifs français, depuis la Révolution et devant la loi, sont des citoyens comme leurs autres compatriotes, catholiques ou protestants, soumis aux mêmes devoirs et investis des mêmes droits. Or, l’antisémitisme a imaginé de les représenter comme une nation dans la nation, formant un bloc, financiers et artisans, ouvriers manuels et ouvriers de la pensée, une vaste société secrète, sans patrie, avec des ramifications mystérieuses dans tous les pays du monde.

Ici, déjà, on reconnaît l’inspiration jésuitique. Une telle société, il n’y en eut jamais, même dans l’Orient musulman ; et une seule, publiquement, a nourri cette ambition : « Dicter ses volontés dans tous les royaumes et n’obéir à aucun roi sur la Terre[47]. »

Donc, les juifs, « qui, en tous pays, font profession d’être une race à part[48] », n’ont jamais accepté la condamnation de Dreyfus. Et, du premier jour, ils ont voulu sauver Judas, ce qui implique qu’ils se solidarisent avec lui[49]. Leurs grands banquiers (qu’on ne nomme pas, mais qui ne les reconnaît ?) ont cherché à corrompre les experts et les juges[50], puis à faire évader l’infâme. Enfin, comme ces projets ont échoué, ils ont noué un « infernal » complot, pour substituer un chrétien à leur juif, « sacrifier une victime humaine », acheter les consciences, soudoyer le gouvernement et la presse[51]. « Leur méthode a la simplicité des grands forfaits[52]. »

Cependant les fondateurs de l’Affaire ont de plus vastes desseins. Le Syndicat, où l’Allemagne est représentée par le pasteur Gunther, conseiller privé de l’Empereur[53], et qu’alimente « une caisse internationale dont la clef principale est à Berlin[54] », a entrepris « de tuer l’armée par le soupçon ; son ambition est de briser ainsi toutes les forces et toutes les énergies qui pourraient retarder la déchéance de la race et de la patrie françaises ». Alors, maître du pouvoir, « quand il aura livré tous les secrets de la défense à de nouveaux Bismarck », le Syndicat n’aura plus qu’à ouvrir les portes à l’étranger[55].

Déjà des monceaux d’or — six millions — ont été dépensés à fabriquer de faux documents et à enrôler les mauvais Français. « Cette pourriture s’étale jusque dans les enceintes législatives[56] ». La liste des chefs de l’entreprise est, depuis deux ans, aux mains du gouvernement[57]. Le gouvernement sait « grâce à quels subsides les commis-voyageurs en innocence » poursuivent leur besogne[58]. La France va-t-elle laisser salir, décourager, assassiner son armée ?

À première vue, nulle calomnie plus niaise, et nulle plus gratuite. Non seulement il n’y a pas de Syndicat, mais nul plan concerté : Scheurer ne connaît pas Picquart, que je n’ai pas vu depuis quatre ans ; il n’a dit à Ranc ni à moi le nom d’Esterhazy ; il a tenu Mathieu Dreyfus à l’écart ; je me suis rencontré, pour la première fois, avec Mathieu en octobre, avec Leblois la veille ; Picquart a appris par les journaux le recommencement du drame ; aucun de nous n’est en relations avec Rothschild. Mais, précisément, il était invraisemblable qu’une telle affaire eût été livrée au hasard. Au contraire, quoi de plus plausible qu’un nouveau crime des puissances d’argent ! Voilà des années que les mêmes gens habituent ce peuple à croire que tout est à l’encan sous la République, décorations, emplois, votes, secrets de la défense nationale, et qu’il n’est ni un fonctionnaire ni un législateur qui ne soit à vendre, pourvu que l’acheteur y mette le prix ! Dès lors, l’organisme intoxiqué de longue date absorbe comme de l’eau tous les poisons.

Celui-ci, le plus violent de tous, a été préparé par les Jésuites.

V

C’est la politique, la méthode, l’art, vraiment admirable, de la Société de Jésus, d’agir, le plus souvent, sans se montrer. À travers tant d’événements qu’elle a conduits depuis quatre siècles, surtout depuis la fin de l’ancien Régime, on la sent, si je puis dire ; on ne la voit pas.

Il en avait été de même, jusqu’à présent, dans l’histoire que je raconte. Partout, le même genre d’action, la même méthode se manifeste. Mais le moteur n’apparaît point.

Du premier jour où éclata la tragédie, la Société l’avait suivie avec une attention soutenue, et avait découvert, d’un œil qui voit loin, l’immense parti qu’elle en pourrait tirer : faire du crime d’un seul le crime de toute une race, « le fond du Juif étant la trahison, la fourberie et le mensonge[59] » ; puis, cette première barrière renversée, submerger sous le même flot « les alliés » des juifs, protestants et francs-maçons, tous les fils de l’Encyclopédie. Et ce sera la victoire du Syllabus, qui dit anathème à la liberté de conscience, la revanche de l’Église contre la Révolution, que ce soit sous un roi ou quelque Césarion restauré, ou sous une République plus misérable que la plus faible des Monarchies.

On lit dans l’Avertissement de l’Instruction du Procès entre les Jésuites et leurs adversaires sur la matière de la Calomnie[60] : « Les calomnies qu’on doit alléguer pour instruire ce procès devant le public doivent avoir deux qualités : l’une, d’être si certainement des calomnies qu’on n’en puisse pas raisonnablement douter ; l’autre, que ce ne soit pas seulement la faute d’un particulier, mais qu’elles soient accompagnées de circonstances qui fassent voir que votre Compagnie y avait pris part. »

Pourtant, quelle preuve d’un pareil dessein, et de cette invention monstrueuse ?

Que Du Lac (par Odelin) a fondé la Libre Parole et qu’apparemment il ne l’a pas donnée pour rien à Drumont ; — que le même Du Lac est le directeur de Boisdeffre et le voit tous les jours ; — que l’existence du Syndicat a été confirmée à Rochefort par un officier de Boisdeffre ?

On peut toujours discuter de ce genre de présomptions ; mais, voici la preuve écrite, tout le plan de campagne, qui faillit réussir, exposé, longuement développé par la Civiltà Catolica, l’organe officiel du Gésu :

L’émancipation des juifs a été le corollaire des soi-disant principes de 1789, dont le joug pèse au col de tous les Français. Ces juifs de France, augmentant toujours par l’émigration des juifs allemands, sont au nombre de cent trente mille[61].

Ils se sont emparés de la maçonnerie ; Dreyfus est à la fois juif et maçon[62] ; et la maçonnerie est, notoirement, maîtresse de l’État français. Ainsi, ils tiennent entre leurs mains la République, qui est moins française qu’hébraïque… Sur 260 milliards qui constituent la fortune de la France, les juifs en détiennent 80[63]. Ils règnent sur

la politique étrangère comme sur l’intérieure. L’abandon de l’Égypte à l’Angleterre est l’œuvre d’un de ces juifs qui, pour le compte du Gouvernement de Londres, a corrompu la presse, les ministres, le Parlement…

La condamnation de Dreyfus a été, dès lors, pour Israël, un coup terrible ; elle a marqué au front tous les juifs cosmopolites à travers le monde, mais, surtout, dans celle de leurs colonies qui gouverne la France. Cette flétrissure, ils ont juré de l’effacer. Mais comment ? Avec leur subtilité ordinaire, ils ont imaginé d’alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Bâle, au congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les juifs pour la constitution d’un Syndicat. L’argent vient surtout d’Allemagne. Pecuniæ obediunt omnia est le principe des juifs. Ils ont acheté, dans tous les pays de l’Europe, les consciences, les journaux à vendre…

Le juif a été créé par Dieu pour servir d’espion partout où quelque trahison se prépare. Au surplus, la solidarité ethnique, qui relie les juifs entre eux, les empêche, malgré les naturalisations, de devenir des citoyens loyaux et fidèles. Cette démonstration sortira, plus claire tous les jours, de l’affaire Dreyfus. D’économique, l’antisémitisme deviendra ce qu’il doit être : politique et national. Les juifs allèguent une erreur judiciaire ; la véritable erreur, c’est celle de l’Assemblée constituante, qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi, il la faut abroger.

L’égalité des hommes entre eux, la communauté des droits n’est qu’une farce quand les conditions sociales sont disparates… Et ce n’est pas seulement en France, mais en Allemagne, en Autriche et en Italie, que les juifs doivent être exclus de la nation[64].

Alors, dans la belle harmonie d’autrefois enfin rétablie, les peuples retrouveront leur bonheur perdu[65].

Comment le Gésu de Rome, si prudent d’ordinaire, a-t-il commis cette imprudence : révéler lui-même son projet ?

Par orgueil, sans doute, dans la joie d’un premier triomphe, si facile, qui parut définitif. Il a mis la griffe, enfin, sur la France, sa plus ancienne ambition. Il ne peut s’en taire.

Cependant, il serait excessif de tout rapporter aux Jésuites. Ce serait tomber dans leur mensonge favori : tout rapporter aux Juifs, aux francs-maçons. Dans l’Église même, il y eut, comme sous la Ligue, d’autres foyers d’intrigues et d’action. Les grossiers assomptionnistes, qui ont succédé aux capucins d’autrefois (les « chiens des jésuites »), les dominicains, véhéments ou subtils, des curés populaires ou mondains (celui de Sainte-Clotilde, à Paris) auraient, comme les théatins ou les carmes d’autrefois, « le droit de réclamer[66] ». Toutefois, la grande inspiration profonde, c’est celle du Gésu.

Depuis un quart de siècle, par une lente infiltration, les Pères se sont emparés de l’éducation des classes riches, aisées. Ils ont préparé des générations pour les grandes écoles (navale, militaires) : leurs élèves, ayant depuis peu l’âge d’homme, sont partout, dans les professions libérales, avocats et médecins, à la tête de la grande industrie, du grand commerce. L’Université, quand elle a formé ses bacheliers, ne les connaît plus. Eux, jamais ne lâchent les élèves dont ils ont façonné le cerveau, pétri le cœur ; ils les suivent dans la vie, les poussent, les marient. Dans toutes les carrières, même administratives, surtout dans l’armée, être recommandé (secrètement), soutenu par les Pères, c’est un avantage sans prix. Et ce qui échappe à l’éducation, à cette tutelle prolongée, le confessionnal le leur ramène. Peu à peu, dans le beau monde aristocratique et le monde bourgeois qui « pense bien », le jésuite a remplacé, comme directeur, les autres moines, le simple prêtre, bon pour les petites gens. Il pénètre ainsi au secret des familles, documente une immense agence d’informations.

Partout des milliers d’obligés, de fidèles, attendent, pour le colporter, le mot d’ordre, qui vient de la petite cellule du père Du Lac, si simple, un crucifix sur le mur nu et, sur la table de travail, toujours ouvert et annoté, l’Annuaire.

VI

Il fut manifeste, au bout de peu de jours, que ce coup d’audace réussirait, que la France prendrait parti contre cet ennemi imaginaire : le Syndicat.

Assurément, la résistance passionnée que rencontre l’idée de la revision a d’autres causes, profondes ou accidentelles. Pourtant, l’organisation, si parfaite qu’elle soit, des défenseurs de la chose jugée, la difficulté de croire à une vérité plus invraisemblable, dans son horreur, que tous les mensonges, les intérêts politiques qui sont en jeu, ne suffiraient pas à expliquer une aussi éclatante et longue victoire de l’Iniquité.

En effet, pour que le juste fût sauvé, il eût suffi que la question soulevée, qui était seulement judiciaire, restât sur le seul terrain de la justice. Là, si les bruits du dehors n’y parviennent pas, le crime d’Esterhazy est trop certain pour qu’il ne soit pas reconnu. Partant, de deux condamnations inconciliables sort la revision.

Il fallait donc, de toute nécessité, déplacer la bataille, la porter sur un terrain où pussent s’unir les partis.

Il a existé (c’est l’évidence) des convictions préétablies : l’Armée, par discipline, par esprit de caste, parce qu’il faut suivre les chefs, parce qu’elle croit en eux ; l’Église, ses milices et ses fidèles, la vieille noblesse et la bourgeoisie cléricale, parce qu’il s’agit d’un juif ; et tout le troupeau qui s’est habitué à laisser agir, parler, penser pour lui les corps constitués, laïques, ecclésiastiques ou militaires. Examiner soi-même, contrôler, critiquer, c’est un effort, une peine ; et puis, cela est révolutionnaire, c’est faire le jeu du socialisme et de l’anarchie. Maintenant, le pli est pris, l’ordre règne, on n’a pas encore réfléchi « combien une injustice fait d’injustes[67] ». Mais toute cette grande démocratie, ouvriers et paysans, républicains et socialistes, qui sont indifférents aux choses de la religion ou qui ont la haine du parti prêtre, ce qui reste de la bourgeoisie libérale, tout cela fut entraîné par autre chose que la haine du juif ou l’intérêt de quelques généraux.

Ce peuple, jadis belliqueux, est devenu pacifique pour avoir connu la défaite ; et, par les lois qui ont créé le service militaire obligatoire et personnel, il l’est devenu davantage encore, parce que l’armée qui devra se battre, c’est lui-même. En même temps, durant ce quart de siècle de paix casquée (la paix-guerre, si je puis dire), les partis ont prêché à tous ces hommes qui ont porté l’uniforme et qui en ont gardé l’empreinte, un patriotisme excessif, intolérant, oppresseur de tout droit individuel, qui a durci les mœurs et affaibli la pitié. Ce peuple aime donc son armée comme il ne l’avait jamais aimée ; elle lui donne l’orgueil de la force et lui garantit la paix. Qu’il la croie insultée, menacée, il oublie tout le reste, vote au drapeau.

Tout était difficile avant que se produisît la suggestion (le complot du Syndicat contre l’armée) ; dès qu’elle eût créé l’idée fixe (qui ramène tout à elle), tout devint facile.

Elle opéra, avec une promptitude qui surprit l’hypnotiseur lui-même, comme sur une hystérique dont la personnalité se dédouble dans le sommeil provoqué[68]. Chacun, pour l’ordinaire de la vie, conserve sa mentalité première, son indifférence ou ses passions politiques. Mais l’âme collective de la foule n’est point la moyenne de ces diverses mentalités : c’est autre chose, vraiment un être différent, nouveau.

De la réunion d’individus de bon sens et de bon cœur, on peut obtenir une assemblée délirante et féroce, comme, en chimie, de la réunion de deux gaz, on peut obtenir un liquide[69].

Cette âme inconsciente des foules, bien connue des psychologues[70], se caractérise essentiellement par une émotivité extraordinaire ; elle est accessible seulement aux idées qui revêtent une forme à la fois très exagérée et très simple, aux mots qu’elle prend pour des idées et dont le sens exact lui échappe, impulsive, mobile, respectueuse seulement de la force, par conséquent brutale, dédaigneuse de la bonté comme d’une faiblesse, incapable de toute critique et de toute réflexion[71]. — De là, aux temps troublés, quand éclatent ces émotions contagieuses, l’ascendant extraordinaire, cent fois constaté, de véritables fous échappés la veille d’un asile. — Elle sent, mais ne raisonne plus. Vous essayez en vain de lui démontrer une erreur ou une vérité. Comme le sujet dans l’hypnose appartient au médecin qui la endormi et, tant que dure le sommeil provoqué, n’obéit qu’à lui, insensible aux bruits et aux excitations du dehors[72], de même la foule, sourde à toute autre voix, appartient au meneur, parfois anonyme, qui s’est emparé d’elle et qui la conduit despotiquement où il veut, comme un automate.

Aussi bien, le spectacle d’un seul individu irrité ou qui joue la colère suffit-il à communiquer à toute la masse une fureur sincère, « car c’est une loi universelle dans tout le domaine de la vie intelligente que la représentation d’un état émotionnel provoque le même état chez celui qui en est témoin[73]. » Et plus la concentration de la pensée est faible, plus les mouvements, qui naissent de l’hallucination, sont impétueux et violents.

Telle on a vu la foule, le peuple, dans toutes les grandes commotions historiques, guerres et révolutions. Or, c’est une guerre civile qui commence, et une seule idée domine cette masse en délire : Comme jadis la patrie, aujourd’hui c’est l’armée qui est en danger.

VII

Il restait, après avoir suggestionné le peuple, à intimider le Gouvernement et la Chambre.

Les professionnels de l’injure n’en sont plus à ignorer qu’elle laisse insensibles les hommes de devoir. Cependant, dénoncés chaque jour comme des agents de l’étranger et menacés, s’il n’est plus d’autres juges, de la justice populaire[74] les calomniés n’en sont pas moins salis par le déluge de boue qui tombe sans interruption, affaiblis d’autant. Surtout, le beau du système, c’est d’effrayer par tant de mauvais traitements, infligés à ceux qui ont engagé le combat, ceux qui seraient enclins à les rejoindre. Quelques-uns seulement vont trouver qu’il est plus honorable de recevoir les crachats de Drumont[75] que d’être laissés en paix.

Déjà la peur promenait sa contagion dans toute la Chambre. Au début, dans l’attente énervée, les anciens amis de Boulanger et quelques royalistes avaient été seuls à parler haut, d’un ton rogue, sans qu’on osât les contredire, parce qu’on sentait derrière eux Rochefort et Drumont. Puis, du renfort leur était venu, surtout Cavaignac et Humbert.

L’ancien rédacteur du Père Duchêne, depuis qu’il avait reçu, comme président du Conseil municipal, un amiral russe à l’Hôtel de Ville, se croyait l’un des gardiens de la patriotique alliance. Instruit, intelligent, orateur vigoureux, rompu aux affaires, il s’était imposé malgré son sanglant passé, tout en continuant à inquiéter, socialiste d’étiquette et ministériel par intermittence. Il se porta garant d’Esterhazy ; il tient de source sûre des preuves du crime de Dreyfus ; il raconte, par le détail, les méfaits du Syndicat. S’il n’est plus en mesure de faire connaître à ses ennemis « le goût des bons pruneaux de six livres[76] », il les remplace par des calomnies non moins meurtrières.

Plus discret, d’autant plus redoutable, Cavaignac menait la même campagne, quelle ambition plus âpre, plus tenace, servie par une belle force de travail, mais cerveau étroit et sans humanité. Du parti modéré dont il avait été l’ornement, il était passé au radicalisme. Tout enfant, sa mère lui avait dit : « Tu seras Président de la République ! » Déroulède le lui avait répété[77]. Il suivait son rêve, l’œil fixé sur l’Élysée, marchant sur ses idées et ses amitiés d’autrefois, bilieux, haineux, justicier de profession, d’autant plus vertueux que la Vertu fauchait d’embarrassants rivaux. Cette hautaine intransigeance s’accommodait de complicités, à peine cachées, avec les boulangistes de la Chambre, au dehors, avec les antisémites. On lui croyait une conscience rigide et la connaissance de tous les secrets du ministère de la Guerre, où il avait passé quelques mois. En fait, il n’avait pas vu le dossier de Dreyfus ; mais, cousin de Du Paty et ami particulier de Mercier et de Boisdeffre, il répétait leurs propos, d’un ton sec et tranchant, surtout la légende des aveux. Il incriminait les hésitations de Billot (moyen commode de se créer une clientèle militaire) et réclamait l’arrestation, en bloc, du Syndicat. Il y croyait, ou feignait d’y croire[78]. Pour en finir avec cette entreprise scélérate, il suffisait d’envoyer une douzaine d’individus à Mazas. Il l’eût fait comme il le disait[79].

Cette propagande enragée de Cavaignac fut décisive ; il savait comme pas un l’art subtil de « travailler » les couloirs. Presque tous les radicaux vinrent à lui. Ils s’étaient fort diminués pendant leur passage au pouvoir, cherchaient un programme[80] : le patriotisme adjectival leur en tiendra lieu. Ils avaient la haine des congrégations et glissèrent à leur piège.

Cavaignac ne connaissait pas Du Lac, seulement Boisdeffre ; mais, par Boisdeffre, c’était le Jésuite qui le faisait parler.

Albert de Mun, à droite, était un autre porte-parole des Jésuites, mais conscient : il était l’intime ami de Du Lac, en correspondance suivie avec lui, le visitant souvent dans sa cellule, l’interprète éloquent de la politique du Gésu à la tribune. Il l’habillait d’une éloquence harmonieuse et qui semblait généreuse, comme le chrysocale paraît de l’or.

Drumont, souvent, l’avait malmené pour ses relations avec la haute banque juive ; mais, avalant l’injure, l’héritier de Montalembert s’était réconcilié avec le successeur de Marat.

Toute la droite catholique, monarchistes impénitents ou ralliés, plus ou moins gangrenés d’antisémitisme, suivit.

Quelques royalistes seulement déploraient ces violences, le vieux Buffet, au Sénat, et son ancien secrétaire, Eugène Dufeuille, qui avait remplacé Othenin d’Haussonville auprès du duc d’Orléans. Ce délégué du prétendant était resté libéral ; démocrate de tempérament et d’esprit, il refusait de renier la Révolution. L’antisémitisme lui faisait horreur, comme un retour honteux au moyen âge. Il croyait Dreyfus innocent et osa le dire à son prince. Il eût souhaité que ce successeur de tant de rois ne laissât pas à quelques républicains cette belle cause, qu’il s’en emparât, faisant tomber les préventions, repoussant le joug de l’Église et replaçant, à l’exemple de ses ancêtres, le trône sur l’autel.

Entre la droite et la gauche flottait le centre, tout à coup désemparé, dérangé dans ses calculs par la soudaine tempête, préoccupé seulement des élections prochaines et de sauver son Méline.

Je sentis bientôt, chez mes plus anciens amis, une sourde colère ; ils m’accusaient d’avoir entraîné, débauché Scheurer.

Le petit groupe socialiste, si uni jusqu’alors et si actif, s’arrêta pour ne pas se diviser. Jaurès hésitait encore à abjurer publiquement son ancienne erreur : « Dreyfus réhabilité, c’est l’opportunisme qui remonte ; Dreyfus accusé, c’est la réaction cléricale qui triomphe ; voilà le sens social que les intérêts donnent à la lutte[81] ». Pourtant, son cœur, sa raison, son éloquence avaient choisi. Il multiplia les efforts pour convaincre ses amis. Mais la plupart refusèrent de s’engager, les uns parce qu’ils étaient las de sa brillante suprématie ; les autres par calcul, eux aussi dominés par le souci électoral, pour ne pas se brouiller avec Rochefort ; d’autres, enfin, par un manque de clairvoyance dont ils s’accuseront plus tard. Guesde, Grousset, Rouanet, le coiffeur Chauvin, Gérault-Richard, furent presque seuls à discerner le devoir et l’intérêt supérieur. Pelletan, couramment, dénonçait le Syndicat, s’irritait qu’on eût osé rappeler le souvenir de Calas et évoquer le grand nom de Voltaire à propos de cette affaire suspecte[82]. Le gros du parti, avec Millerand et Viviani, se rapprocha de Cavaignac.

Plusieurs anciens ministres, modérés ou radicaux, notamment Ribot et Bourgeois[83], avaient déjà douté de la culpabilité de Dreyfus. Leur autorité était grande, comme leur talent. L’eussent-ils exercée à temps, il leur eût été aisé de retenir leurs troupes. Surtout, l’intervention de Bourgeois eût été efficace. Il y eut une heure où, d’un mot, il eût pu retourner les événements. Mais il laissa fuir cette heure rapide, soit indécision, soit faiblesse. L’exemple de Scheurer n’était pas pour lui faire envie ; il s’en confessait : « Le courant est trop fort ; il emportera tout ; je ne veux pas être emporté[84]. » Ribot non plus ne voulut pas nager contre le fleuve.

Brisson, de son fauteuil, attendit, pour découvrir le complot clérical, qu’il fût par lui frappé et meurtri. Il avait fait de la politique de l’Église et des moines l’étude acharnée d’une partie de sa vie. Il refusa toujours de croire à la sincérité des ralliés qu’il appelait les « perfides », et quand les Pères Blancs, autour du cardinal Lavigerie, entonnèrent la Marseillaise, il n’en fut pas charmé, mais effrayé. Il pensait volontiers que la tolérance n’est pas due aux intolérants et m’a reproché d’avoir réclamé « l’Édit de Nantes des partis » pour ceux qui l’avaient violé[85]. Mais il croyait que Dreyfus avait été justement condamné, ne se souciait pas encore qu’il l’eût été en violation de la loi et redoutait des complications diplomatiques. L’année précédente, il avait engagé Castelin à renoncer à son interpellation[86].

Et tous écoutaient avec inquiétude le tumulte croissant du dehors, les menaces de Drumont. Comme toutes les tyrannies, celle de la presse est insatiable. Moins elle trouve de résistance, plus elle exige. Bientôt, le silence des représentants du peuple ne lui suffira plus. Se taire, c’est refuser de prendre parti contre les traîtres[87].

VIII

La violence des passions déchaînées effraya surtout les ministres. Ils avaient cru désarmer les hostilités en déclinant l’honneur de faire eux-mêmes la revision. C’était donner à comprendre qu’à les dénoncer, eux et le Président de la République, comme les complices secrets des défenseurs de Dreyfus, on obtiendrait tout de leur faiblesse. Drumont raconte que Scheurer, par deux fois, s’est rendu à l’Élysée pour y plaider la cause du juif ; aussitôt Félix Faure fait prier Scheurer de démentir l’offensante information[88]. Turrel, ministre des Travaux publics, cause au Sénat avec Scheurer ; Drumont s’en indigne ; le ministre s’excuse, explique qu’il s’est borné à demander à son vieil ami l’adresse d’un pâtissier[89]. Et l’on fera marcher Billot, littéralement, à coups d’injures.

Dès le lendemain de sa déclaration à la Chambre, les « patriotes » s’étaient déchaînés contre lui. Ce n’est pas insulter l’armée que d’en traiter le chef de « fantoche » et de « faussaire », ou de « vieillard sans honneur[90] ». Bien plus, il est le complice de Scheurer et le mien ; nous avons payé ses dettes[91] ; il a autorisé le frère aîné de Dreyfus à construire à Belfort, en pleine zone militaire, un château qui est le repaire des espions allemands[92] ; ses collègues écœurés (Méline, Barthou) vont le chasser du ministère[93] ; c’est un voleur ; il a volé l’argent des fonds secrets, près de cent mille francs[94].

Cette dernière accusation, c’était celle qu’Esterhazy avait connue d’Henry, de Guénée, qui la lui précisa à plusieurs reprises, avec des détails, pour qu’il la colportât dans ses journaux[95].

Billot, d’abord, ne comprit pas d’où venait le coup, pourquoi ces mêmes gens lui faisaient un crime d’avoir ordonné une enquête et à Esterhazy un titre d’honneur de l’avoir réclamée. Bientôt, une indiscrétion l’édifia. Rochefort raconta la visite qu’il avait reçue d’un officier supérieur, mais sans le nommer, sinon dans des conversations particulières[96]. Selon le sort commun des secrets, le nom de Pauffin ne tarda pas à être imprimé : il avait parlé au nom du général de Boisdeffre lui-même ; quel contraste entre « la courageuse initiative du chef de l’État-Major et l’hésitation équivoque du ministre[97] » !

Ainsi, Boisdeffre avait traité avec l’Intransigeant, et c’était au lendemain de la visite de Pauffin que Rochefort, commentant ces confidences, avait écrit : « Dans cette sale affaire, il y a, au moins, deux traîtres : Dreyfus, qui a livré la France à l’Allemagne ; Billot, qui trahit ouvertement l’armée dont l’honneur lui est confié. » Il avait exprimé aussi le regret qu’Esterhazy n’eût pas souffleté « cette venimeuse baderne[98] ».

Encore mal habitués aux coups de cravache de l’État-Major, des députés, plusieurs sénateurs, firent des observations à Méline. Est-ce l’impartiale enquête qui a été promise, qui peut, seule, mettre un terme au trouble des esprits ? Que devient la discipline si le chef de l’État-Major général fait injurier par la presse le ministre de la Guerre ? Un tel scandale, s’il n’est aussitôt réprimé, on va le porter à la tribune.

Billot, peut-être, eût dévoré l’injure ; Méline ne redoutait rien tant qu’un nouveau débat sur l’insupportable affaire. Pourtant, quelques ministres ne cachèrent pas leur mécontentement. Darlan, surtout, qui n’était pas des pires aveugles, osa dire que l’écriture du bordereau était identique à celle d’Esterhazy. Billot répondit : « On a tué un traître à travers le bordereau[99]. »

Boisdeffre, interrogé par Billot, ne nia pas que Pauffin fût allé chez Rochefort, mais démentit que ce fût par son ordre. Il le prit de très haut : les officiers de l’État-Major, l’armée tout entière s’irritent d’être si mal défendus. Il plaida à peine, menaça.

Le Conseil des ministres décida que Boisdeffre lui-même, pour écarter les soupçons que lui valaient les éloges de Rochefort et de Drumont, frapperait de trente jours d’arrêts de rigueur le chef de son cabinet. D’autre part, Billot révoqua Forzinetti de ses fonctions au Cherche-Midi[100] pour avoir commis précédemment la même faute que Pauffin, et être allé, lui aussi, chez Rochefort. Celui-ci, comme pour Pauffin, avait livré le nom de son visiteur, malgré la parole d’honneur engagée[101].

Ainsi sera pansée l’humiliation infligée à Boisdeffre ; les défenseurs de Dreyfus ne pourront triompher de la déconvenue des protecteurs d’Esterhazy, et Billot apparaîtra, au-dessus des passions, comme l’arbitre serein, l’homme de la justice distributive.

Il y avait plus d’un an que Forzinetti avait été dénoncé, une première fois, pour cette visite et mis en demeure par Saussier de donner sa démission. Il l’avait donnée, mais elle n’avait pas été acceptée. On l’avait gardé tout ce temps, pour l’empêcher de crier trop haut. Maintenant, il n’y avait plus de raison de le ménager.

Forzinetti se vengea, lui aussi. Il fit, dans le Figaro[102], le récit de la captivité de Dreyfus au Cherche-Midi, attestant l’innocence du prisonnier qu’il avait observé pendant de longs jours et dont la douleur l’avait convaincu. D’ailleurs, cette conviction, beaucoup la partagent avec lui dans les hautes sphères militaires (Saussier, d’autres encore). « Mais la lâcheté humaine les a empêchés de le dire hautement et publiquement ; je n’ai pas voulu être du nombre. »

Ce simple récit fit verser des pleurs, opéra quelques conversions ; Rochefort et Drumont s’appliquèrent aussitôt à déshonorer ce témoin émouvant. On l’avait vu dans les cercles ; il en résulte que, vendu à la famille de Dreyfus, il commandite ces tripots et qu’il y joue l’argent de la corruption[103]. Le vieux soldat provoqua Rochefort qui déclina la rencontre « avec un infirme[104] ». Forzinetti avait été blessé à la jambe, mais était très solide. Il traita Rochefort de « lâche ».

Cependant, Boisdeffre n’avait pas accepté sans résistance la punition de Pauffin. Son entretien, à ce sujet, avec Billot tourna à une scène violente. Du vestibule, on entendit les cris des deux hommes, « des coups de poing sur la table », la tempête de leur colère[105]. Henry informa Esterhazy qui, devenu l’inséparable du beau-frère de Rochefort, fit révéler l’incident par le Jour. Exaspéré jusqu’à la déraison, Billot voulut se battre en duel avec Boisdeffre, son subordonné ; on eut de la peine à l’en dissuader. Il comprit finalement ce qu’on voulait de lui : qu’il abandonnât l’enquête à Boisdeffre, partant à Henry. Il y consentit, se consola par des phrases. Aux obsèques du général de Jessé, il compara l’armée au soleil « dont les taches, loin d’assombrir sa lumière, donnent à ses rayons une plus éclatante splendeur[106] ».

C’était le règne du chantage. D’ailleurs, les maîtres chanteurs se menaçaient entre eux. Henry tient Esterhazy, qui ne le lâche pas. Drumont se défend d’être des amis d’Esterhazy[107] ; prompt à la riposte, celui-ci l’accable ostensiblement de leur vieille intimité.

Le tumulte descendit bientôt dans la rue. Les jeunes gens des cercles catholiques, Guérin et sa bande, des badauds, se réunirent dans un « meeting d’indignation[108] ». Les organisateurs nous avaient convoqués, Scheurer et moi. Nous déclinâmes l’invitation et l’assemblée nous flétrit. Les discours roulèrent sur ce thème : « Des hommes à la solde de l’Allemagne ont entrepris d’enlever à nos soldats la confiance qu’ils ont dans leurs chefs et de détruire l’armée[109] ». Le poison pénétrait. On vota que les juifs fussent exclus de l’armée et des fonctions publiques. Des étudiants, en marche sur le Sénat, pour y huer Scheurer, furent dispersés par la police. La laideur de cette jeunesse, qui avait remplacé par la haine les belles passions d’autrefois, attrista seulement quelques vieillards. Un premier vent d’émeute passa sur Paris.

Ainsi les choses tournaient à souhait pour Esterhazy. Pendant tous ces jours, il se divertit beaucoup. Ses idées noires, de fuite ou de suicide, qui lui reviendront, s’étaient dissipées. Le bruit énorme qui se fait autour de lui, l’agitation fiévreuse de tout un peuple à son sujet, le retentissement du drame, dont il est le héros, à travers le monde qui, tout de suite, prit feu, oublia tout pour suivre avec passion l’étonnant spectacle que la France va de nouveau donner ; son nom dans tous les journaux du globe et sur toutes les bouches ; l’ardeur des miniers et des milliers de braves gens qui ont surgi pour sa défense, de qui, la veille, il était inconnu et qui le célèbrent comme la victime et le martyr des juifs détestés ; les chefs les plus illustres de l’armée s’engageant avec lui et entraînant l’armée avec eux ; le ministre de la Guerre, tout à tour défié, fouaillé quand il fait mine de ne pas le protéger suffisamment, qui traite avec lui de puissance à puissance ; le chef de l’État plus insolemment encore défié et plus vite encore humilié ; le Gouvernement, qui, jusqu’alors, a marché de succès en succès, tout à coup arrêté, paralysé devant le fossé entr’ouvert, et qui le devra sauter ; quiconque doute de lui, le traître, aussitôt honni comme un traître ; sa cause devenant celle des patriotes ; ses plus insolents mensonges promus au rang d’intangibles vérités ; son rêve de haine et de vengeance, le furieux rêve de toute sa vie, enfin réalisé et au delà de toute espérance ; « toutes ces canailles », « ces grands chefs ignorants et poltrons », « la belle armée de France » et « cette France maudite » qu’il avait souhaité de voir s’abîmer seulement dans l’incendie « d’un rouge soleil de bataille », sombrant, pour le sauver, dans l’imbécillité : que de sujets d’orgueil et d’âpre joie ! Il respirait à pleins poumons cette atmosphère de gloire infâme ; nul César, Néron lui-même devant Rome en feu, n’avait goûté pareille volupté. Ce bandit était poète à sa manière et ne manquait pas de philosophie : être, comme il en avait conscience, un immonde gredin, et occuper le monde de son nom, se faire acclamer par le pays de Turenne et de Hoche en l’éclaboussant de ridicule et de honte, c’était une jouissance incomparable d’artiste, et son infini mépris des hommes était pleinement satisfait.

IX

Le jour même où Mathieu Dreyfus dénonça Esterhazy, Schwarzkoppen fut reçu par Félix Faure en audience de congé. Il lui déclara qu’il n’avait jamais connu Dreyfus. Le soir, il partit pour Berlin[110].

C’était, en langage diplomatique, l’aveu formel de ses rapports coupables avec Esterhazy. Boisdeffre ou Henry, en conséquence, firent raconter, dans leurs journaux, que le Syndicat avait projeté de déférer le serment à Schwarzkoppen au sujet de Dreyfus ; l’officier allemand « a préféré s’éloigner que se parjurer[111] ». Rochefort trouva que cela faisait « grand honneur au colonel prussien[112] ».

Une telle impudence, tant de mensonges répandus par la presse, indignèrent Schwarzkoppen. Il eût voulu parler, dire publiquement la vérité. Mais l’Empereur, le chancelier (Hohenlohe), le général de Schlieffen, en jugèrent autrement. Ils s’étaient persuadés qu’ils n’avaient pas le droit de prendre une telle initiative, de trahir le traître. Si le témoignage de Schwarzkoppen est réclamé par le gouvernement français, il sera autorisé à déposer, soit devant l’ambassadeur de France à Berlin, soit devant une autorité judiciaire[113]. D’ici là, le gouvernement allemand se bornera à affirmer au gouvernement français qu’il n’a jamais connu le prisonnier de l’île du Diable.

À la première réception diplomatique[114] qui suivit le départ de Schwarzkoppen, le comte de Munster avait renouvelé, en effet, ses précédentes déclarations. C’était le lendemain du jour où le nom d’Esterhazy avait éclaté. Le vieil ambassadeur parla avec force, se redressant dans sa haute taille, détachant chacune de ses paroles, le geste bref, les yeux dans les yeux d’Hanotaux. Il dit que Schwarzkoppen « protestait, sur l’honneur, n’avoir eu, ni directement ni indirectement, aucune relation avec Dreyfus ». Lui-même, jusqu’à ces derniers jours, il n’avait jamais entendu parler d’Esterhazy. Il n’était pas vraisemblable que le bordereau eût été trouvé dans la chancellerie de son ambassade[115]. Cela voulait dire que son ancien attaché n’avait pas reçu le bordereau, ce qui était exact.

Hanotaux convient qu’il ne mit pas en doute la sincérité de l’ambassadeur, parlant au nom de son souverain[116]. Bien plus, « s’il a eu, précédemment, l’impression que des tentatives ou des manœuvres d’espionnage ont pu avoir lieu, par les agents spéciaux, au désu des ambassadeurs[117] », l’objection, plausible hier, aujourd’hui ne résiste pas au fait brutal du rappel de Schwarzkoppen. Si Boisdeffre et Henry en ont compris la signification, elle ne lui a pas échappé[118].

Hanotaux a toujours eu des doutes sur la culpabilité de Dreyfus ; en 1894, il a supplié Mercier de ne pas engager l’affaire ; il a dit, plus tard, qu’elle était le malheur de sa vie. Il a l’habitude des textes : il a pu comparer les écritures. Il est diplomate : il sait la valeur des mots, celle de la communication qu’il vient de recevoir. Entre tous les collaborateurs de Méline, c’est l’intelligence la plus cultivée et la plus fine. Des excuses que peuvent invoquer les lecteurs du Petit Journal, laquelle cet académicien pourrait-il alléguer ?

L’autre jour, Henry, causant avec Paléologue, a fait allusion aux lettres de l’Empereur allemand[119]. Une autre fois, Henry a récité à Paléologue la lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen[120]. Lequel de ces faux aurait convaincu l’historien de Richelieu ?

Nul plus que lui n’a été grandi par les événements, par l’Alliance russe. À cette date (17 novembre) son intervention serait décisive. Rien que la menace de sa démission ferait pencher la balance. Il n’a qu’un mot à dire : qu’il ne saurait, au nom de la France, donner à entendre à un ambassadeur, qui a fait auprès de lui une démarche solennelle, qu’il le tient pour un fourbe. Il se tait. Assurément, les communications qu’il reçoit, il ne les garde pas pour lui ; correctement, il les transmet à Billot, en informe Méline et Félix Faure. Mais juger entre Dreyfus et Esterhazy n’est pas de son emploi. Sachant ce qu’il sait, il affecte encore de trouver cette affaire « ténébreuse[121] », indéchiffrable. Et, surtout, elle ne le concerne pas. Le « nihil humani », en devenant ministre, il l’a oublié.

X

Paléologue alla, de sa part, porter à Henry la déclaration de Munster, ainsi qu’une dépêche, un peu antérieure, du chargé d’affaires de France à Vienne : « Schwarzkoppen n’a pas eu de relations avec Dreyfus ; il en donnera, avant de partir, sa parole d’honneur au ministre de la guerre ; le gouvernement allemand ignore nécessairement si Dreyfus a eu quelques relations suspectes avec un agent d’une autre puissance[122]. »

Henry écouta le jeune diplomate, puis objecta : « Nous n’avons jamais dit que Dreyfus eût des rapports directs avec l’Allemagne ; vous savez bien que Panizzardi était l’intermédiaire[123]. » — Il avait répandu les deux versions qui eussent dû s’infirmer, mais qui se fortifiaient l’une l’autre. — « Que faites-vous, reprit Paléologue, de la dépêche du 2 novembre ? » (la dépêche chiffrée, d’une sincérité criante, où Panizzardi, dès la première heure, rend compte à son État-Major que ni lui ni Schwarzkoppen n’ont connu Dreyfus). Alors, pour convaincre son interlocuteur, Henry ouvre son coffre-fort, en sort divers documents et les étale sur son bureau. D’abord, il commente le rapport d’un autre attaché militaire (ni l’Allemand ni l’Italien) « où il est question des rapports de Dreyfus avec un agent prussien (Schmettau) en Belgique[124]. Donc, l’intermédiaire n’est déjà plus Panizzardi. À ce moment, entre Gonse. Même dialogue. Même objection de Gonse (que Dreyfus n’a pas été en relations directes avec Schwarzkoppen), et même riposte de Paléologue. Henry, qui voit patauger Gonse, intervient, mais pour « couper court » à l’entretien. Il parle, « avec un certain trouble », des pièces qu’il a tirées de sa caisse pour les montrer à l’envoyé d’Hanotaux, mais il ne les montre pas[125].

Tout cela (les lettres de l’Empereur allemand, la prétendue lettre de Panizzardi, ces versions contradictoires, cet embarras) eût dû paraître suspect à Paléologue, diplomate informé, psychologue délicat, et d’esprit droit. Mais il estimait Gonse et croyait à l’impeccable loyauté du bon et rude soldat que lui paraissait Henry. Au surplus, il pensa que cette affaire était très embrouillée et n’éprouva pas le besoin d’en démêler les fils.

La seule pièce qu’Henry ait fait voir (ou qu’il ait lue) à Paléologue était le brouillon d’une note du colonel Schneider, attaché militaire autrichien. Ce brouillon, sans date ni signature, avait été ramassé à l’ambassade d’Autriche dans les premiers jours du mois d’octobre (1897), au moment où les journaux commençaient à s’occuper du projet de Scheurer et annonçaient qu’il interpellerait le gouvernement sur Dreyfus (Voir t. II, p. 556). Schneider relatait, dans ce rapport, les propos, favorables à Dreyfus, qu’avaient tenus les deux attachés allemand et italien ; mais l’Autrichien restait sceptique : il continuait à croire que le juif avait été à la solde « des bureaux confidentiels allemands de Strasbourg et de Bruxelles[126] ».

Schneider, depuis lors, avait changé d’opinion ; il avait acquis (de Schwarzkoppen et de Panizzardi) la certitude que Dreyfus était innocent et que le traître, c’était Esterhazy.

Henry data du 30 novembre 1897 ce brouillon des premiers jours d’octobre et y ajouta un paraphe grossier de Schneider. Il avait fabriqué, peu avant, pour mettre l’attaché allemand en contradiction avec lui-même, un prétendu rapport d’agent : « Schwarzkoppen soupçonne Auguste (un domestique) d’avoir dérobé sur son bureau le document écrit par Dreyfus[127] », — le bordereau que l’attaché allemand n’avait jamais reçu. Ainsi l’État-Major avait jusqu’à trois systèmes différents de la culpabilité de Dreyfus, et Henry avait établi des faux pour chacun d’eux.

Billot savait à quoi s’en tenir. La semaine d’après[128], Munster revint chez Hanotaux et réitéra avec encore plus de force ses dénégations[129].

XI

Ce fut le tour, ensuite, de l’ambassade d’Italie. Déjà, dans une note officielle, le gouvernement de Rome avait déclaré que Panizzardi n’avait été mêlé en rien à l’affaire du capitaine Dreyfus[130]. Le marquis Visconti-Venosta, ministre des Affaires étrangères, le général Pelloux, ministre de la Guerre, le général Primerano, chef de l’État-Major, répétaient sans embarras, dans des entretiens particuliers, que le traître était Esterhazy[131]. Ils s’étonnaient qu’une pareille erreur eût pu être commise et se montraient très résolus à ne pas laisser mettre l’Italie en cause.

Billot lui-même avait donné à Scheurer (de mémoire) le texte de la fausse lettre de Panizzardi, d’octobre 1896[132]. Scheurer ne s’en était pas tû, ni le faussaire ; Henry avait récité son faux à Paléologue, qui s’en étonna ; à Esterhazy qui en fit des gorges chaudes ; à vingt journalistes qui, moins perspicaces, annoncèrent qu’au jour voulu Scheurer serait écrasé d’un « coup de massue ». Ils donnèrent des textes variés et inexacts de la pièce, mais d’où résultait que Panizzardi, écrivant à Schwarzkoppen, nommait Dreyfus, le « juif », comme étant à leur service.

Panizzardi avait conté à Tornielli la visite de Lemercier-Picard à Schwarzkoppen et comment le misérable s’était vanté d’avoir fabriqué cette lettre. Dès que les journaux en parlèrent, et de la pièce Canaille de D… qui lui était également attribuée, il dit a son chef que son honneur de soldat exigeait une protestation immédiate. L’ambassadeur n’en voulut laisser le soin à nul autre et se rendit aussitôt chez Hanotaux[133].

L’entrevue fut longue. Tornielli, avec sa courtoisie et sa fermeté habituelles, dit tout ce qu’il avait sur le cœur : son attaché n’a jamais entretenu de rapports avec Dreyfus ; les diverses lettres où Dreyfus « est désigné soit par son nom, soit par une initiale, soit par un appellatif quelconque n’émanent pas de Panizzardi ; dès lors, cet officier a raison de demander ou que l’on cesse d’en parler, et surtout d’en faire usage, ou bien qu’on l’entende ; ces pièces, il l’affirme sur l’honneur, sont l’œuvre d’un faussaire ». Aussi bien, « cette déclaration formelle, cette dénégation la plus absolue », Panizzardi les a consignées dans une note écrite, signée, que Tornielli remet à Hanotaux, et il en déposera, sous serment, quand et comme on voudra. L’attaché militaire rappelle à ce propos que son témoignage a été admis, réclamé, dans une autre affaire d’espionnage, en 1893, par le ministère des Affaires étrangères lui-même.

Hanotaux ignorait ce précédent. Dès le lendemain, Tornielli lui adressa une lettre explicite[134], où, renouvelant ses protestations, il rappelait les circonstances de cette affaire[135]. Hanotaux expliqua alors qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher les racontars d’une presse pour laquelle il ne cachait pas son mépris (bien qu’il fût en rapports suivis avec de nombreux journalistes qui soignaient sa gloire) ; mais il promit qu’il ne serait pas fait usage d’une pièce que l’ambassadeur d’une puissance amie arguait de faux.

Au Conseil des ministres qui suivit, Hanotaux raconta son entrevue avec Tornielli[136], que Panizzardi avait donné à l’ambassadeur « sa parole de gentilhomme et de soldat ». Barthou demanda si le ministre des Affaires étrangères pouvait suspecter une telle parole. Hanotaux répondit affirmativement, cita des précédents.

Le faux resta le pivot de l’œuvre de mensonge.

XII

Ainsi, dès la fin de novembre, le gouvernement fut avisé, officiellement, que Schwarzkoppen et Panizzardi attestaient sur l’honneur n’avoir pas connu Dreyfus ; qu’ils avaient limité leur affirmation à Dreyfus, et que l’attaché italien, personnellement mis en cause, arguait de faux, prêt à en déposer sous serment, les deux principales pièces du dossier secret.

Dès lors, ou bien Félix Faure, Méline, Hanotaux et Billot ont cru à la sincérité de ces déclarations, — et, de ce jour, ils vont sciemment mentir en proclamant que Dreyfus est coupable ; — ou ils ont cru que l’Empereur allemand, le Roi d’Italie, leurs ambassadeurs et leurs officiers étaient des menteurs, et intéressés à mentir.

Ils firent le silence sur les démarches des ambassadeurs allemand et italien. Bien plus, entre tant de démentis qui remplissaient la presse d’Outre-Rhin, ils n’en communiquèrent qu’un seul par une note officieuse[137] : « Il n’était pas vrai que l’Empereur Guillaume eût intercédé, naguère, par une lettre autographe, en faveur de Dreyfus, auprès de Casimir-Perier. » On insinuait ainsi (sans mensonge positif, puisqu’on se taisait de l’exact incident), que l’Allemagne, pour cause, s’était désintéressée de la condamnation du traître.

Jamais pays ne fut plus systématiquement trompé.

Les ambassadeurs de la République confirmèrent, dans leurs dépêches, les déclarations de Tornielli et de Munster.

L’étrange et horrible beauté du drame n’avait pas seulement ému les peuples, mais les souverains. La vieille Reine d’Angleterre écrivit à son petit-fils, l’Empereur allemand, pour savoir la vérité. Il répondit à « sa chère grand’mère » que Dreyfus était innocent, et la reine Victoria montra cette lettre à son amie, l’impératrice Eugénie, qui se passionna pour l’affaire. L’Empereur d’Autriche, celui de toutes les Russies[138], les Reines d’Italie[139] et de Hollande, les Rois de Danemark et de Suède, ceux des Belges et des Grecs, s’informèrent de même et furent également édifiés. L’Empereur d’Autriche avertit sa nièce, la duchesse d’Orléans[140], et le Roi d’Italie son neveu, le prince Victor-Napoléon[141]. Le Pape voulut également savoir[142] et ses neveux allaient répéter dans Rome qu’Esterhazy était le traître. Quand le vieux roi Christian, père et aïeul de tant d’empereurs et de rois, apprendra l’acquittement d’Esterhazy, il laissera, de colère, tomber sa tasse et, pour la seconde fois de sa longue vie, il doutera de la France.

  1. Esterhazy. Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles), 62.
  2. Dép. à Londres (1er mars 1900). — Billot dit que ce fut Saussier qui décida de laisser Esterhazy en « liberté provisoire » ; il place cette décision au moment de la seconde enquête de Pellieux (Rennes. II. 174). De même, Gonse : « Esterhazy avait été laissé en liberté, chose qui nous échappe encore complètement, par ordre du général Saussier. L’État-Major n’y était absolument pour rien : je tiens à le déclarer bien nettement. » (Rennes, II. 161.) Gonse dit qu’en conséquence Esterhazy était « un accusé pas ordinaire, un accusé spécial ».
  3. Autorité du 6 décembre 1897, article de Cassagnac.
  4. « Il exploite la sympathie un peu badaude qui s’attache à tout ce qui touche à la Russie… Notre nouveau Berthier a été au-dessous de tout. » (Libre Parole du 16 novembre.)
  5. Au procès Zola. (I, 252). Pauffin affirma qu’il avait fait cette démarche « de sa propre initiative. On prêtait, dit-il, à l’État-major une attitude équivoque… » La démarche est donc bien la réponse à l’article de Drumont où Boisdeffre était malmené. « J’ai cru pouvoir dire à M. Rochefort, que je connaissais un peu pour le rencontrer de temps en temps, ce qu’on disait hautement autour de moi, à l’État-Major. » Mais « il ne peut pas dire exactement ce qu’il lui a dit » et déclare « qu’il ne lui a porté aucun dossier ». — Boisdeffre a reconnu, comme je le raconterai par la suite, qu’il avait envoyé Pauffin chez Rochefort. — Esterhazy dit formellement que les lettres de l’Empereur d’Allemagne furent révélées à Rochefort par Pauffin. (Dép. Londres, 26 fév. 1900.)
  6. Au hasard, je cite quelques extraits : « Ah ! voilà assez longtemps qu’on nous embête avec l’honneur militaire ! » « Zurlinden lèche les bottes de l’armée allemande. » « Le général Ferron n’est pas un grotesque, c’est un criminel. » Saussier est « un hippopotame, un idiot, un fessier à envoyer au dégraissage, le roi des poltrons ». « Tuer un civil constitue pour le militaire un acte méritoire. » « Les officiers se conduisent envers leurs hommes comme ils ne se conduiraient pas peut-être envers des animaux. » « Dans le militarisme, un voleur n’est pas plus un voleur qu’un assassin n’est un assassin. » « Les chefs, ces bourreaux imbéciles… » « Une combinaison favorable m’a empêché de faire partie de cette belle armée française où je n’aurais donné peut-être d’autre exemple que celui de la désertion. » « Les assassins elles chapardeurs prussiens ont à peine commis la moitié des crimes dont les armées françaises se sont rendues coupables avant de donner leur démission à Sedan. » (L’Armée jugée par les nationalistes, avec renvoi, pour chaque citation, à l’Intransigeant.)
  7. Séance du 16 novembre 1897.
  8. Ce jour-là, il vit également Demange pour la première fois (Procès Zola, I, 384, Demange.)
  9. Libre Parole du 17 novembre 1897, récit de Papillaud.
  10. Déclarations de Bazille, de Dujardin-Beaumetz, etc. « C’est une infamie, dit Camille Pelletan, le ministre a bafouillé afin d’embrouiller encore une situation déjà pas mal louche. » (Libre Parole du 17.)
  11. Libre Parole, conversation de Goblet avec Papillaud.
  12. Autorité du 18, récit de Cassagnac.
  13. Quelques jours auparavant, il avait raconté au Figaro toute la version de l’État-Major telle qu’elle parut, sous la signature Dixi, dans le journal de Drumont (Mémoires de Scheurer).
  14. (1) Voici le texte de cette lettre :

     « République française. — Ministère de la Guerre. — Cabinet du Ministre.

    Paris. 16 novembre 1897. — Ministre de la Guerre à M. le commandant Esterhazy à Paris.

    « Commandant, J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 14 novembre par laquelle vous me faites parvenir la photographie d’une pièce qui vous avait été remise par une femme inconnue comme provenant du ministère de la Guerre.

    « Par ordre :
    « Le Chef de cabinet, Général de Torcy.»

    À Rennes III, 488), Billot explique que « le ministère de la Guerre reçoit 1.200 lettres par jour : 1.000 ou 1.200 réponses sont faites. Le ministre de la Guerre signe de sa main les choses graves et importantes : les choses du service courant sont signées par le chef de service. C’est une chose qui a passé comme service courant et à laquelle les services n’ont pas attaché d’autre importance. » Le président du conseil de guerre observe : « La lettre est signée par ordre ; c’est comme si elle était signée du ministre. » — La lettre parut pour la première fois dans le Figaro du 19 novembre : le texte en est un peu différent. — Cass., I, 452, Du Paty : « J’ai entendu dire au ministère qu’il fallait envoyer un reçu. »

  15. Écho de Paris du 19 novembre 1897.
  16. Temps. Jour, Journal, etc., des 16 et 17. — Mme Esterhazy était rentrée la veille à Paris.
  17. Le bruit courut qu’Esterhazy, amené par Vervoort, avait assisté à la séance de la Chambre et qu’il avait dit à son nouvel ami : « Oui j’ai fait le bordereau ; mais je ne suis qu’un faussaire, je ne suis pas un traître. » Il s’était contenté d’attendre, dans une voiture de place qui stationnait place de la Concorde, le résultat de la séance. Un rédacteur du Jour le lui annonça. Il fut très ému, se plaignit amèrement que Billot ne l’eût pas défendu et dit qu’il avait écrit le bordereau par ordre. Allusion évidente au bordereau sur papier fort.
  18. Les journaux l’y excitèrent : « Si j’étais le comte Esterhazy, je ne laisserais à personne autre le soin de lui casser la figure. » (Albert Rogat, Autorité du 17 novembre 1897). « Au moins faudrait-il le fouetter publiquement… Cela seulement eût été vraiment digne des Gaulois de Gaule, des Français de France. » (Jules Delahaye, Libre Parole du 18.)
  19. Écho de Paris du 17 novembre 1897 ; Libre Parole, etc. Il tint le même propos à Papillaud qui le rapporta à Jaurès. (Procès Zola. I, 391.)
  20. Propos d’Esterhazy à l’Agence nationale, au Jour, au Matin, à l’Écho de Paris, au Figaro, au Temps 17, 18 et 19 novembre). Il alla tous les soirs, pendant une semaine, au Figaro, y lisait (en épreuves) les articles où il était malmené, plaisantait, recommençait ses tirades.
  21. Libre Parole des 25 et 26 novembre 1897 : Intransigeant des 20 et 24 ; Matin du 20 ; Soir des 26, 27 ; Débats du 26, etc. L’Intransigeant dit qu’il s’agit d’une Mme M… : Esterhazy l’avait désignée très clairement à un rédacteur du Soir (19 novembre). — Une aventurière, Mme Jouffroy d’Abbans, essaya de se faire passer pour la dame voilée, puis s’en défendit. — Francis Charmes (Revue des Deux Mondes du 1er décembre) ne met pas en doute l’existence de la dame voilée.
  22. Procès Zola, I, 393, Jaurès.
  23. Écho de Paris du 16 novembre 1897 : « Être Jésus et se voir traiter de Judas, c’est atroce, mais c’est impossible. » Article de Lepelletier.
  24. Guénée portait les communications d’Henry à l’Écho de Paris.
  25. Écho de Paris du 18 novembre 1897.
  26. Soir et Gaulois du 3 janvier 1899.
  27. Écho de Paris du 18 novembre 1897.
  28. Soir du 2 décembre.
  29. Écho du 18 novembre.
  30. Ibid. — Éclair, Libre Parole. Intransigeant, etc.
  31. Écho du 23 novembre.
  32. Rennes, III, 356. Mayet : « Guénée me dit : Nous possédons au ministère de la Guerre une photographie instantanée… etc. » — Ce genre de faux photographiques était pratiqué, depuis longtemps, par des entrepreneurs de publications obscènes.
  33. Dépêche (de Lille) du 21 novembre 1897. Tous les journaux reproduisirent l’article. Mertian (de Muller) en a déposé à Rennes II, 274. L’annotation, selon Mertian, était en allemand : Der Kapitain Dreyfus ist gefangen. Le secrétaire de l’Empereur, qui sait l’allemand, aurait écrit Hauptmann et non Kapitain, ertappt et non gefangen.
  34. Drumont, dans la Libre Parole du 19 novembre.
  35. Vervoort dans le Jour du 18.
  36. Judet, dans le Petit Journal du 19 ; de même Lepelletier dans l’Écho du 17 ; etc.
  37. Voir t. II, 558.
  38. Temps, Débats.
  39. Autorité du 18 novembre 1897.
  40. Autorité des 17, 20, 24, etc.
  41. « Le général Billot a promis de faire son devoir : nous n’avons pas le droit de douter de sa parole. » (Aurore du 17.) « L’affaire semble plutôt compliquée… Il est fâcheux pour M. Esterhazy qu’il soit en aussi bons termes avec M. de Schwarzkoppen. » (19.)
  42. Lanterne du 19, Petite République du 20.
  43. Figaro des 17, 18, 20 et 21 novembre 1897.
  44. Jour du 20.
  45. 30 novembre.
  46. Libre Parole du 18, Jour du 20, Éclair, Écho, Croix, etc.
  47. La Chalotais. Constitutions des Jésuites. 335.
  48. Libre Parole du 18 novembre 1897.
  49. Libre Parole du 20 novembre 1897.
  50. Intransigeant du 17, Libre Parole du 18.
  51. Libre Parole des 17, 20 ; Patrie des 18, 24, etc. ; Jour des 16, 22, 23, 25, etc. ; Dépêche (de Toulouse), du 24. — L’article de la Dépêche fut reproduit par tous les journaux.
  52. Petit Journal du 2 décembre.
  53. Patrie et Intransigeant du 10 janvier 1898.
  54. Récit fait par un officier (Pauffin) à Rochefort (Intransigeant du 17 novembre 1897, Patrie, etc.
  55. Libre Parole, Intransigeant, Jour, Patrie, Éclair du 26 novembre ; Écho de Paris des 22, 24, 28, 30 ; Petit Journal des 18, 24, 26 ; Matin du 19 ; etc.
  56. Patrie du 26 novembre 1897.
  57. Dépêche du 24.
  58. Écho de Paris du 26.
  59. Théophile Valentin, Fleurs de l’Histoire. 112 (Toulouse, chez Privat), avec l’approbation du cardinal Desprez, archevêque de Toulouse, de l’évêque de Mende, des vicaires généraux de Paris, du Puy, etc.
  60. Paris, 1695.
  61. Le chiffre est faux : 71.200, dont 42.000 à Paris.
  62. Dreyfus n’était pas franc-maçon.
  63. Ces chiffres sont de pure fantaisie.
  64. C’est la vraie ambition des antisémites : « La religion fait la race ; le drapeau flotte au pied de la croix. » (Léon Daudet, Gaulois du 13 août 1901.)
  65. Civiltà Catolica, numéro du 5 février 1898 : Il caso Dreyfus.
  66. C’est ce que dit Michelet (Histoire de France. X, 110).
  67. Notes (inédites) de Monod.
  68. Pierre Janet, Névroses et Idées fixes. I, 168, Histoire d’une Idée fixe, l’Idée du choléra.
  69. E. Ferri, Nouveaux Horizons, 351.
  70. Tarde, Les Foules criminelles : G. Lebon. Psychologie des Foules : Scipio Sighele, La Foule criminelle : Henry Fournial, La Psychologie des foules et les Responsabilités collectives, etc.
  71. Balzac, Du Gouvernement moderne : « Le peuple ne voit jamais, il sent. » — Kierkegaard, le plus grand penseur des pays Scandinaves, dit plus durement encore : « La foule est la non-vérité. » — G. Lebon. 26, 35, 55 ; Sighele, 12, 15, 65.
  72. Paul Sollier, Genèse et nature de l’hystérie. I. 33.
  73. Espinas, Des Sociétés animales, 386. — De même Cabanis, Œuvres complètes, III, préface, 14.
  74. Libre Parole du 17 novembre 1897 : « Scheurer est un misérable auquel tout le monde a le droit de cracher son mépris. » Le 20 : « vieux satyre, turpide, insondable canaille…, etc. » Mêmes injures à l’adresse de Monod et de Leblois, à la mienne.
  75. Autorité, Jour et Patrie du 18 novembre ; Croix, etc.
  76. Père Duchêne du 22 germinal an 79 (12 avril 1871).
  77. Chambre des Députés, séance du 8 février 1893.
  78. Il dira, plus tard, à Du Paty : « Le Syndicat se brisera, contre moi, Cavaignac, comme contre ce mur. » (Instr. Tavernier, 13 juillet 1899.)
  79. Il le proposera, l’année d’après, à Brisson.
  80. C’est ce que Waldeck-Rousseau leur avait dit, à Reims, le 24 octobre 1897, dans un discours qui fit grand bruit : « Le radicalisme a tellement perdu sa raison d’être, qu’il ne paraît même pas avoir gardé la mémoire de son programme. »
  81. Petite République du 11 décembre 1897.
  82. Dépêche du 5 décembre 1897 : « On reconnaîtrait bien peu dans la savante tactique du Syndicat les cris poignants d’un grand cœur ulcéré. »
  83. Voir t. II, 182.
  84. Dans la même séance où Billot lut sa déclaration, Bourgeois, au cours de la discussion du budget, prononça, sur l’audace croissante des Congrégations, un discours dont la Chambre, très remuée, ordonna l’affichage. Il y signalait la toute-puissance des influences catholiques dans l’armée, les officiers, de peur de compromettre leur avancement, s’empressant d’aller à la messe, envoyant leurs enfants chez les moines. L’ex-lieutenant-colonel du Halgoët protesta « énergiquement contre ces paroles, au nom de l’honneur des chefs de l’armée ». (16 novembre 1897).
  85. H. Brisson, La Congrégation, 14 et 15.
  86. Séance du 19 décembre 1898 : récit de Castelin, confirmé par Brisson.
  87. Libre Parole du 17 novembre 1897.
  88. Mémoires de Scheurer ; Libre Parole du 24 novembre 1897.
  89. Mémoires : Matin du 23.
  90. Intransigeant et Libre Parole des 17, 18,19, 20, 23, 25, 28 novembre, etc. Le Jour, la Patrie, l’Écho de Paris et l’Éclair sont aussi durs sans être aussi injurieux.
  91. Libre Parole du 24, Intransigeant du 25.
  92. Intransigeant du 19, du 21 ; Libre Parole du 28, etc. Billot envoya à l’Agence Havas une note pour établir que cette maison se trouve en dedans du mur d’enceinte.
  93. Intransigeant du 20, Libre Parole du 24, Jour, etc.
  94. Libre Parole du 28.
  95. Dép. à Londres, 5 mars 1900.
  96. Jour antidaté du 18 novembre 1897, Patrie, etc.
  97. Presse (antidatée du 18).
  98. Intransigeant (antidaté) du 17. — Rochefort, dans un flot d’injures, dénonçait encore Billot comme le complice de « l’encagé de l’île du Diable », de « Kestner dit Moule à gifles », et de « Reinach, dit Boule-de-Juif. Cette culotte de peau a un derrière à la place du cœur. »
  99. La Dépêche du 21 novembre 1897 attribue un propos analogue à un ministre : « Quand il serait prouvé que le bordereau n’est pas de la main de Dreyfus, nous répéterons encore que le condamné de l’île du Diable a été justement frappé. »
  100. Conseil des ministres du 18 novembre. Le décret est antidaté de la veille.
  101. Pour Pauffin, Rochefort dit lui-même qu’il s’était engagé à taire le nom de son visiteur (Jour du 18 novembre). — C’est Forzinetti qui déclare que Rochefort avait pris le même engagement à son égard, qu’il lui donna « sa parole d’honneur ». (Lettre du 31 octobre à Kératry, dans le Journal du 19 novembre.) Cela est confirmé par Bernard Lazare et n’a pas été démenti par Rochefort. — La dénonciation publique de Rochefort contre Forzinetti datait d’une vingtaine de jours. (Intransigeant du 31 octobre.) À la suite de cet article, Forzinetti avait été interrogé par le général de Pellieux, commandant le département de la Seine. Il ne se défendit pas, convint de tout, dit que Dreyfus était innocent. (5 novembre.)
  102. 21 novembre 1897.
  103. Libre Parole, Intransigeant, Patrie.
  104. Intransigeant du 21 novembre 1897.
  105. Jour (antidaté) du 21 ; Libre Parole du 23. Ces deux journaux placent la scène au 19 novembre.
  106. 26 novembre.
  107. Libre Parole du 17 : « Le commandant Esterhazy n’est pas de nos amis ; il a été le témoin de Crémieu-Foa contre moi, ce qui prouve, tout au moins, qu’il n’était pas animé de sentiments antisémites bien violents. » — Voir t. II, 55.
  108. Le 21 novembre, au Gymnase Pascaud.
  109. Discours de Dubuc. Le vicomte d’Hugues, député, et Millevoye prirent également la parole. (Temps, Matin, Libre Parole, etc., du lendemain.)
  110. 15 novembre 1897. — L’audience eut lieu dans l’après-midi ; la lettre de Mathieu fut écrite dans la soirée.
  111. Intransigeant et Patrie du 24 novembre.
  112. Intransigeant du 24.
  113. Déclaration de Schwarzkoppen au docteur Muhling (Cass., I, 460, Monod).
  114. Mercredi 17 novembre 1897.
  115. Cass., I, 392, Paléologue ; 644. Hanotaux. — Paléologue dépose « au nom du ministre des Affaires étrangères. »
  116. Cass., I, 392, Paléologue.
  117. Cass., I, 644, Hanotaux.
  118. Il en fait lui-même l’aveu, d’une manière indirecte, détournée, mais qui n’en est, peut-être, que plus significative. H raconte comment il fut ému, le 6 janvier 1895, par le brusque rappel de Ressman, ambassadeur d’Italie, coïncidant avec la démarche de Munster auprès de Casimir-Perier. « Ces deux faits, rapprochés, ont dû et devaient émouvoir le gouvernement » (Rennes, I. 222). En d’autres termes, le gouvernement devait croire à la parole de Munster affirmant que Schwarzkoppen n’avait pas connu Dreyfus, et interpréter le départ de Ressman comme la preuve des rapports de Panizzardi avec le condamné. En effet, Hanotaux explique un peu plus loin sa pensée : « Je dois ajouter, d’ailleurs, que le rappel de M. Ressman n’avait rien à faire avec l’affaire Dreyfus ; il s’agissait de démêlés (on l’a su plus tard) entre le président du Conseil, ou le ministre des Affaires étrangères d’alors, et M. Ressman ; à ma connaissance, le rappel de M. Ressman, qui offrait une coïncidence extrêmement singulière, n’avait cependant trait en quoi que ce soit à l’affaire qui nous occupait à ce moment-là. » (I, 223). La coïncidence du rappel de Schwarzkoppen, en 1897, était plus « singulière » encore.
  119. Cass., I. 393, Paléologue.
  120. Paléologue place cette conversation en septembre ou octobre, l’autre dans les premiers jours de novembre.
  121. Cass., I, 459, lettre, du 26 novembre 1897, à Monod : « Je m’efforce de voir, de savoir et de prévoir. Mais, vraiment, il faut plus qu’une conscience ferme, il faut une lumière supérieure pour vous guider dans toutes ces ténèbres. »
  122. Dépêche du 5 novembre 1897 (Cass., I, 390.) — Le prince Lichnowski, secrétaire de l’ambassade d’Allemagne à Vienne, racontait que Schwarzkoppen, son ami personnel, lui avait affirmé n’avoir jamais eu aucune relation avec Dreyfus. (Cass., I, 460, Monod.)
  123. Cass., I, 390, Paléologue.
  124. Cass, I, 563, Gonse.
  125. Cass., I, 390, Paléologue.
  126. « On avait déjà émis bien des fois pareille supposition, écrivait Schneider, que le traître est autre que Dreyfus, et je ne serais pas revenu là-dessus si, depuis un an, je n’avais appris par des tierces personnes que les attachés militaires allemand et italien avaient soutenu le même thème dans les salons à droite et à gauche. Je m’en tiens toujours et encore aux informations publiées dans le temps (Voir t. V, 512) au sujet de l’affaire Dreyfus. Je continue à les considérer comme justes et estime que Dreyfus a été en relations avec des bureaux confidentiels de Strasbourg et de Bruxelles, que le grand État-Major allemand cache avec un soin jaloux même à ses nationaux. » — Ce brouillon, en allemand (n° 66 du dossier secret), fut produit par Cuignet devant la Cour de cassation (I, 367) ; puis commenté par Mornard (III, 583). Mercier en avait une copie (on traduction ; qu’il porta à Rennes, dont le greffier donna lecture et qui fut versée au dossier. « Quelle est la date de cette pièce ? » demande le président du conseil de guerre. — « 30 novembre 1897 », répond Mercier (I, 76). Dès qu’il connut cette déposition, le colonel Schneider, qui était malade à Ems (il mourut quelques mois après), télégraphia au Figaro pour protester : « La lettre du 30 novembre 1897, attribuée à moi, est un faux. » (17 août 1899). Il expliqua ensuite, dans une lettre du 22 août, en quoi consistait le faux : « Le 30 novembre 1897, mon opinion était absolument contraire à celle qui se trouve exprimée dans la pièce en question. L’apposition de la date susdite et de ma signature au texte que l’on m’attribue constitue un faux. Ce faux subsisterait dans le cas où, ce dont je ne puis juger sans l’avoir sous les yeux, le texte lui-même émanerait de moi à une autre date » Rennes, I, 144, 145). — Roget, malgré ce démenti, chercha à tirer argument de la pièce ainsi falsifiée (I, 281). Le commandant Rollin, alors chef du Service des renseignements, déposa qu’il avait vu la note dans son texte allemand, « mais qu’il ne savait pas qui en avait fait la traduction ». Enfin, Mercier ayant refusé de dire par qui il avait été mis en possession de la copie qu’il avait produite, (II, 23), le président du conseil de guerre coupa court au débat. Il ajouta, à tort, que la date du 30 novembre 1897, inscrite sur la pièce, était celle « de l’entrée au Service des renseignements » (II, 24). En effet, comment expliquer que le brouillon d’un rapport d’octobre ou de novembre 1897 ne fût parvenu à l’État-Major que le 30 novembre 1897 ? Au surplus, c’est le 17 novembre 1897, qu’Henry montra à Paléologue le brouillon de Schneider. (Cass., I, 390.)
  127. Note (inédite) du 5 novembre 1897. (Dossier secret).
  128. 24 novembre. Il observa (ce qui rassura Hanotaux), qu’une intervention publique de l’ambassade n’aurait que des inconvénients (Dossier diplomatique).
  129. Cass., I, 392, Paléologue.
  130. Compte rendu du Conseil des ministres du 23 novembre.
  131. Cass., I, 460, Monod. Le général Pelloux m’a fait la même déclaration, à Rome, au mois d’avril 1900.
  132. Voir t. II, 514. — La principale phrase de cette version fut publiée dans le Cri de Paris du 5 décembre 1897.
  133. 27 novembre 1897 (Cass., I, 393, Paléologue.)
  134. Lettre de Tornielli à Hanotaux, du 28 nov. 1898. (Cass., I, 398), versée au dossier par Paléologue, d’ordre de Delcassé, certifiée conforme par Raindre, directeur des Affaires politiques. — C’est de cette lettre que Méline n’a pas hésité à dire, le 13 décembre 1900, à la Chambre : « On n’y établissait nullement le faux Henry. » Tornielli s’y exprimait en ces termes : « Le colonel Panizzardi demande qu’on l’entende sur la sincérité de ces pièces, qu’il déclare sur l’honneur ne pouvoir être que l’œuvre d’un faussaire. »
  135. Un sieur E. A. Chapus, inculpé de tentative d’escroquerie à Marseille, avait réclamé la déposition de Panizzardi. Develle, alors ministre des Affaires étrangères, transmit cette demande, par une note du 7 novembre 1893, à l’ambassadeur d’Italie (Ressman). Le 9, Ressman répondit que Panizzardi donnerait, par écrit, le témoignage qui lui était demandé. Le 6 décembre. Casimir-Perier, qui avait remplacé Develle au quai d’Orsay, transmit à Ressman les deux questions du juge d’instruction. Panizzardi répondit, le 9, par écrit et sa réponse fut produite au procès de Chapus. (Cass., I, 399. lettre de Tornielli à Hanotaux.)
  136. Cass., I, 644, Hanotaux. — Méline convient qu’Hanotaux le tint au courant (Chambre des Députés, séance du 13 décembre 1900) : il ajoute (au sujet à la lettre de Tornielli) : « D’ailleurs, personne n’y ajoutait d’importance sérieuse au point de vue où l’on se place. »
  137. Note de l’Agence Havas du 29 novembre 1897. Le démenti de la Gazette de l’Allemagne du Nord répondait à un article du Rappel.
  138. On a déjà vu (t. II, 542) que le ministre Witte doutait que Dreyfus fût coupable. L’Empereur de Russie aurait également exprimé un doute pendant l’un de ses séjours à la Cour de Copenhague. (Svenska Dagbladet du 21 novembre 1897.)
  139. La reine Marguerite répétait qu’ayant pris les renseignements les plus précis, elle était certaine de l’innocence de Dreyfus (Cass., I. 460, Monod).
  140. La duchesse d’Orléans le dit au comte de Blois, sénateur, qui le répéta à Ranc. — L’Empereur d’Autriche, en mai 1898, interrogea lui-même Schwarzkoppen, demanda des détails. Le marquis de Reversaux, ambassadeur de France, croyait l’Empereur favorable à Esterhazy, parce que d’origine hongroise. L’Empereur lui fit, un jour, l’éloge de l’armée française, puis ajouta : « Et pourtant Dreyfus est innocent ! »
  141. Le prince Victor le dit au commandant Blanc.
  142. Il dit, un jour, au duc de L… : « Vous, savez bien que l’affaire Dreyfus est un prétexte. »