Histoire de l’Affaire Dreyfus/T1/10

La Revue Blanche, 1901 (Vol.1 : Le procès de 1894, pp. 384–453).

CHAPITRE X

LE PROCÈS

I. L’Hôtel du Cherche-Midi, 384. — Les juges, 385. — II. Le héros classique d’une erreur judiciaire, 386. — Dreyfus devant le conseil de guerre, 388. — Le commandant Brisset demande le huis clos, 389. — Demange et Mathieu Dreyfus, 390. — IV. Vaines tentatives de Demange pour obtenir la publicité des débats, 394. — Violence du colonel Maurel, 396. — Le huis clos prononcé, 399. — V. Attitude de Dreyfus, 399. — Son interrogatoire, 401. — VI. Les témoins, 403. — Boisdeffre refuse à Mercier de déposer, 404. — Gonse, 404. — Première déposition d’Henry, 405. — Déposition de Du Paty, 406. — La note du 17 mai sur les manœuvres, 409. — Gribelin, 410. — VII. Impression de Picquart ; il rend compte des débats à Mercier, à Boisdeffre et à Casimir-Perier, 411. — VIII. Audience du 20 décembre, 413. — Autres témoins à charge, 414. — IX. Le procès s’effondre, 416. — Deuxième déposition d’Henry, 417. — Impression produite par son témoignage, 419. — X. Déposition des experts, 422. — XI. Déposition de Bertillon, 424. — XII. Les témoins à décharge, 428. — XIII. Du Paty remet le dossier secret à Maurel, 429. — XIV. Réquisition de Brisset, 431. — Confiance de Dreyfus dans l’acquittement, 432. — XV. Plaidoirie de Démange, 433. — Réplique de Brisset, 436. — XVI. Démarche de Bertin-Mourot, 437. — XVII. Les juges entrent dans la chambre du conseil, 438. — Maurel leur communique le dossier secret, 439. — La fausse traduction de la dépêche de Panizzardi, 441. — Psychologie des juges, 443. — Freycinet et Scheurer-Kestner, 447. — Verdict unanime de condamnation, 448. — XVIII. Lecture du jugement en séance publique, 448. — Lecture du jugement à Dreyfus, 449. — XIX. Picquart informe Mercier et Boisdeffre, 450. — Mercier détruit la notice biographique et ordonne à Sandherr de disloquer le dossier secret, 451. — XX. Désobéissance de Sandherr et d’Henry, 452.

I

Le procès commença, le mercredi 19 décembre, à l’hôtel du Cherche-Midi.

Le tribunal s’élève, de l’autre côté de la rue du même nom, en face de la prison. C’est un ancien couvent du Bon-Pasteur, construit en 1646 par dame Madeleine de Courbé, protestante convertie au catholicisme, sur un terrain donné à elle par Louis XIV et confisqué d’un protestant.

Ce palais de la justice militaire est triste sous la patine du temps, et plus vulgaire que sombre. Deux bâtisses, crépies de neuf, où siègent les parquets des conseils de guerre, flanquent le vieil édifice, qui a gardé son air de couvent. D’innombrables iniquités se sont déroulées au milieu de l’appareil et de la majesté de la Justice. Ici, cette majesté et cet appareil même font défaut.

La chambre du conseil est haute de plafond, nue et sombre, mal éclairée par quatre grandes baies, qui donnent sur des dépendances de la prison.

Des sept officiers appelés à juger un officier d’artillerie, aucun n’est artilleur. Le colonel Maurel, le lieutenant-colonel Echemann, les commandants Florentin et Patron, les capitaines Roche et Freystætter, appartiennent à l’infanterie[1], le commandant Gallet à la cavalerie. Maurel, Echemann, Roche et Gallet sortent des écoles ; les trois autres, du rang. Freystætter, originaire de la Lorraine annexée, engagé à dix-neuf ans dans la légion étrangère, admis à servir plus tard au titre français, a pris part, avec éclat, aux campagnes du Tonkin et de l’Annam. Maurel a été blessé dans l’une des batailles de Metz ; Echemann, à Mentana.

Trois juges suppléants s’assirent derrière le fauteuil du président ; l’un d’eux était le commandant Curé, du 74e de ligne, où il avait pour camarade Esterhazy.

La certitude du huis clos était telle que, malgré le bruit énorme fait autour de la cause et l’extrême curiosité des Parisiens pour tout spectacle, la foule était absente. À peine une trentaine de personnes s’étaient groupées devant la porte[2]. La rue, sous la pluie d’hiver, présentait son aspect habituel. Les journalistes, quelques privilégiés, munis de cartes, vinrent ensuite. La Libre Parole, toujours menteuse, signale la présence de beaucoup de « nez crochus ». Les juifs, surtout, étaient restés chez eux.

Alors que la presse antijuive les dénonçait comme partis en guerre pour sauver le nouveau Judas, prodiguant la menace et l’or, beaucoup, devant la tourmente de haine, s’étaient terrés dans le silence ; l’échine accoutumée, depuis tant de générations, à courber sous les coups, reprenait le pli séculaire ; même quelques-uns, pour faire montre de patriotisme, avaient hurlé, chiens abjects et gras, avec les loups. D’autres, au contraire, devant les temps d’épreuve qui revenaient, s’étaient redressés, incrédules à l’accusation, parce qu’ils osaient répéter avec Voltaire : « A-t-on quelque exemple, dans les annales du monde et des crimes, d’un pareil parricide, commis, sans aucun dessein, sans aucun intérêt, sans aucune cause[3] ? »

Mais la place des juifs, ce jour-là, n’était pas au prétoire.

Mathieu et Jacques Dreyfus y étaient. Ils virent passer leur frère, quand, la séance ouverte, le colonel Maurel ordonna aux huissiers d’introduire l’accusé. Tous les spectateurs, debout, regardaient ; les uns, d’opinion préconçue, qu’un détail physique y confirma ; les autres, qui se flattaient de juger l’homme, toute cette cause ténébreuse, sur l’apparence de l’accusé, son regard entrevu, le son de sa voix.

II

Quand un directeur de théâtre monte un drame, il distribue à chaque acteur un rôle de son emploi. La littérature, une psychologie rudimentaire, ont établi une concordance entre le physique des hommes et leur âme. Il ne fera pas jouer Achille à un nez retroussé, ni Scapin à un nez droit, pareil à celui des statues grecques. Le metteur en scène du drame humain ignore cette poétique. Quel peintre, fût-il Rembrandt, a osé montrer le petit juif chassieux, malingre et sordide que fut saint Paul ?

À l’Ambigu, le spectateur, du premier coup d’œil reconnaît le héros d’une grande infortune, sombre, de taille élancée, de pur profil, au regard de flamme, la voix pénétrante, chaude, qui est une caresse.

Rien de tel chez Dreyfus : taille moyenne, les épaules hautes, le dos un peu voûté, le visage d’un ovale délicat, mais aux traits rigides, le teint mat, où la circulation capricieuse du sang amène des rougeurs, le regard fixe du myope, sous l’immuable lorgnon, des cheveux ras et blonds qui grisonnent ; quelque chose de sévère ; point de souplesse ; la voix monocorde, qu’il la tienne dans les notes basses ou qu’il l’élève[4] ; la vie ardente, mais toute intérieure.

Je l’ai vu, pour la première fois, cinq ans plus tard, aux Villemaries, près de Carpentras, un mois après sa deuxième condamnation, puis à Cologny, aux bords du Léman, pendant de longues journées ; et, soit que j’aie deviné l’homme, même sous l’enveloppe vieillie, soit que tout son être se fût affiné, épuré au creuset de la douleur, et qu’il eût laissé au fond de l’amer calice ses défauts d’autrefois, un grand charme se dégageait de lui. Mais, l’optique de la scène n’étant pas celle de l’intimité, il n’est, ni par l’allure, ni par le geste, le personnage tragique attendu, l’homme qui porte son âme sur son front, le beau Cid calomnié que l’imagination des foules, et même des sceptiques, cherche dans la victime d’une erreur judiciaire. C’est un malheureux qui lutte contre le destin, héros qui ne se frappe pas la poitrine, martyr qui met son orgueil à cacher ses souffrances, d’une sensibilité profonde, mais qui ne vibre qu’en dedans, et soldat surtout, se roidissant dans l’attitude du soldat sous les armes, prêt à mourir sans proférer une plainte, mais debout.

Que comprendront de cet homme, pendant cette courte vision, ces lecteurs de romans-feuilletons, ces amateurs de théâtre, que le contact perpétuel des comédiens de toute sorte a rendus comédiens eux-mêmes ? De lui à eux, quel courant s’établira[5] ? Et ces juges, ces officiers, ceux qui ne sont pas gagnés d’avance à la condamnation, peut-être à leur insu, par la méfiance du juif, les mille calomnies de la presse et l’affirmation publique du ministre de la Guerre ? Leur effort sur eux-mêmes doit être de ne le juger que sur ses actes, d’oublier le verdict de la foule et celui des chefs. Or, ceux-là précisément, tout à l’heure, — et voilà leur connaissance de l’âme humaine — ce qui les décidera, c’est la parole d’Henry, son éclatante loyauté de théâtre, sa voix haute et pleine, et sa large main s’étalant, à la place du cœur, sur son uniforme, attestant sa croix, symbole d’honneur qui resplendit.

Pourtant ce public, ces journalistes constatent que l’accusé « s’est avancé, sans embarras apparent[6] », de son pas ferme et militaire, et qu’à l’interrogatoire d’usage du président, sur son état civil, il a répondu, « très maître de lui », « d’une voix assurée » :

« Votre âge ?

— Trente-cinq ans.

— Votre lieu de naissance ?

— Mulhouse, Alsace, mon colonel. »

Il a mis toute son âme dans ces quatre mots, dans cette évocation de l’Alsace. Alsacien et traître ? Oh ! mon colonel !

III

Le greffier ayant donné lecture de l’acte de mise en jugement, on procéda à l’appel des témoins. L’accusation avait cité le général Gonse, Henry, Du Paty, les dix-sept officiers qui avaient déposé à l’instruction de D’Ormescheville, Cochefert, les experts et Bertillon. Ceux de la défense étaient le grand rabbin de Paris, quelques amis personnels et six officiers, camarades ou anciens chefs de l’accusé, qui avaient le courage de ne pas le renier dans l’infortune.

Le commandant Brisset, commissaire du gouvernement, se lève aussitôt[7]. La publicité des débats pouvant offrir des dangers pour l’ordre et pour la défense nationale, il requiert le huis clos.

Demange, depuis plusieurs jours, savait que le huis clos serait prononcé par le conseil : dès lors Dreyfus, si le malheur voulait qu’il fût condamné, resterait, devant l’opinion abusée, l’auteur des trahisons innombrables qui avaient été inventées et colportées par les journaux, alors qu’une seule et unique pièce était toute l’accusation. Si la défense doit être étouffée dans l’ombre, que la France et le monde sachent du moins qu’il n’y a qu’un document au dossier et sur quelle prétendue preuve l’affaire a été engagée ! Que cette parcelle de vérité arrive au moins à ce peuple trompé !

Et l’avocat, rédigeant à l’avance ses conclusions contre le huis clos, y déclarait qu’une pièce unique est toute la charge relevée contre son client.

Nul intérêt plus évident pour Dreyfus que de faire connaître cette seule charge : le bordereau. Comment n’est-elle pas connue depuis longtemps, depuis trois semaines que le rapport de D’Ormescheville est au dossier ? « La base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettre missive… »

Tardivement, mais non sans vigueur, quelques journaux, appartenant aux partis les plus opposés, ont protesté contre le huis clos, le mystère dont l’État-Major entoure le crime et prétend entourer le verdict. Peu sensibles à l’idée de justice, d’autres feuilles ne sont pas indifférentes à quelque beau coup de publicité. Pourquoi Mathieu Dreyfus n’a-t-il pas porté à l’un ou à l’autre de ces journaux le texte du bordereau et le rapport de D’Ormescheville ?

Quel moment plus favorable que cet entr’acte de quinze à vingt jours, avant l’ouverture du procès, après l’apaisement de la première tempête, quand apparaît comme une éclaircie, et que s’élèvent, çà et là, des voix éloquentes !

À ce moment précis, quel effet plus décisif que celui de la divulgation de ce néant, le rapport de l’officier instructeur ! Quoi ! c’est tout ? Cette accusation d’une trahison monstrueuse, exceptionnelle, qui fait de Dreyfus le traître des traîtres, elle ne s’appuie sur aucune preuve, sur un seul indice, et quel indice ! une expertise contestée[8].

Quatre ans plus tard, quand je me procurai une copie du rapport et la portai à Yves Guyot, qui la publia dans le Siècle, ce fut une stupeur. Dans le monde entier, tous les esprits que la haine n’obscurcissait pas comprirent, furent retournés, acquis à la cause de la revision. Qu’eût-ce été avant le verdict, avant le sophisme de la chose jugée tenue pour la vérité, avant la légende des sept officiers, infaillibles, sacrés, qui n’ont pas pu condamner un camarade, à l’unanimité, sans des charges écrasantes ?

C’eût été l’effondrement des accusateurs, de Mercier, coupable, comme un instinct passager en avertissait Cassagnac, « de ce crime horrible : salir l’armée, en accusant, sans preuves absolues, convaincantes pour les plus sceptiques, un officier d’avoir vendu sa patrie à l’ennemi » ! Cette même opinion qui, abusée par tant de mensonges, exige la condamnation, comme elle se fût retournée ! En tout cas, plus de huis clos possible. Plus de pièces secrètes. Et que de malheurs évités !

Plus efficace encore serait la publication d’un fac-similé du bordereau. Dreyfus, de son cachot, criait à sa femme : « Cherchez le coupable, l’homme dont le crime m’est imputé, dont l’écriture m’est attribuée faussement… » Or, comment le trouver, sinon en lançant son écriture, celle du bordereau, à travers le monde ?

Quand, deux ans plus tard, ce fac-similé paraîtra dans un journal[9], Schwarzkoppen aussitôt y reconnaîtra l’écriture d’Esterhazy, et l’an d’après, ce sera un passant[10]. Cette écriture traînait partout.

Mais Henry avait eu cette crainte que le criminel pût être découvert par son écriture — et la photographie du bordereau n’était pas au dossier de l’avocat. Demange n’avait pu consulter l’original qu’au greffe[11]. Dans cette affaire, où toute l’accusation repose sur une similitude d’écritures, où il n’y a qu’une charge, ni l’accusé, ni l’avocat n’ont en mains la photographie de l’unique pièce accusatrice. Et certainement Demange aurait dû exiger, par une protestation publique, que son dossier fût complété par le document essentiel.

En tout cas, le rapport de D’Ormescheville est au dossier. Et ce refus d’y mettre le bordereau est une preuve de plus de la terreur où est l’État-Major que l’écriture en soit connue.

À quoi songent donc Demange et Mathieu Dreyfus ? Quel aveuglement est le leur, de ne pas voir que le salut de l’innocent, c’est la divulgation de l’unique charge ? Mathieu va de porte en porte, cherchant à émouvoir les cœurs, à convaincre les esprits. Comment ? Par des preuves morales ? Mais, produites par lui, elles sont sans valeur, ce n’est que le cri de l’affection fraternelle ! Dès lors, il est partout éconduit, accablé un peu plus, à chaque tentative, sous l’immense opprobre[12].

Le plus difficile de l’histoire est de ne pas juger les actions des hommes à la lumière des événements ultérieurs. Quand l’éclat du jour a remplacé l’ombre de la nuit, le voyageur égaré s’étonne de son erreur. Comment n’a-t-il pas vu la route ? Elle était devant lui. Mais il marchait dans les ténèbres, il a pris un roc pour un buisson, la route pour un ruisseau.

De même Demange et Mathieu. Le crime qui va écraser Dreyfus, ils n’y voient encore qu’une erreur d’expertise ; ils prennent ce bloc pour un nuage, que dissiperont quelques paroles de bon sens. Le rôle de l’antisémitisme ne leur échappe pas : « Si Dreyfus n’était pas juif, a dit l’avocat, il ne serait pas au Cherche-Midi. » Mais est-il possible que des soldats condamnent un frère d’armes sur de telles charges ? Fatale et sainte confiance ! À l’approche du malheur, à qui n’est venu l’espoir qu’un miracle subit l’écartera ?

S’ils avaient vu, dans toute son horreur, le forfait déjà prêt, auraient-ils agi autrement ? Eussent-ils bravé la menace du parquet militaire avertissant Demange que toute indiscrétion le ferait tomber sous le coup de la loi sur l’espionnage ? La grande peur qui tient Mercier, la peur d’un seul rayon de lumière dans l’ombre, éclate dans cette tentative d’intimidation. Mais l’avocat se tient à la règle professionnelle comme à une rampe. La loi interdit la publication anticipée des actes judiciaires. Faible délit que les journaux commettent à chaque instant, pour cinq cents francs d’amende ; petit mal pour un si grand bien. Quoi ! ce scrupule n’est-il pas folie devant un tel déchaînement de fureurs, de mensonges, quand le ministre de la Guerre, chef de la justice militaire, a jeté déjà son épée dans la balance ? Quel combat fut jamais plus inégal ?

Mathieu pourrait agir à l’insu de Demange, puis, le coup fait, feindre d’en ignorer l’auteur — quelque scribe du greffe, sans doute, qui se sera laissé tenter par un journaliste. Si cette pensée lui vint, il la repoussa. Il ne récompensera point par une supercherie, qui le pourrait compromettre, l’avocat loyal qui a accepté la défense de son frère. Dans cette juste cause, tout sera net, propre, même aux risques du désastre, et contre quels adversaires !

IV

Ainsi, Demange s’était borné à insérer dans ses conclusions une phrase sur l’unique document qui était tout le dossier, et il comptait bien y insister dans le début, forcément public, de l’audience, avant tout jugement sur le huis clos, puisque la loi lui en donnait le droit et qu’il ne touchait pas au fond du débat. Il ne dirait ni l’origine, ni même le texte du bordereau ; il dirait seulement qu’il n’y avait qu’une charge, le bordereau.

Mais, comme si ce mouvement tournant vers un peu de vérité avait été prévu, Maurel avait reçu des instructions pour arrêter l’avocat au premier mot. Avant tout, il fallait empêcher que la misère du dossier fût connue, que fût ébranlée la légende de la longue série de crimes relevés contre le traître.

Et l’ordre, sans doute, n’avait pas été donné avec cette brutalité, ni le véritable motif du huis clos indiqué avec ce cynisme. À la veille de la réunion du conseil, Maurel, prenant à part les juges, leur avait exposé que les preuves principales du crime imputé à Dreyfus ne pouvaient pas être produites publiquement, sans créer de graves difficultés internationales. C’était le cri furieux de la presse : « Le huis clos ou la guerre[13]. » Si Demange réclamait la publicité des débats, c’était pour empêcher la libre discussion de ces preuves. Des soldats ne se laisseraient pas prendre à cette ruse d’avocat, ne tomberaient pas dans ce piège.

Maurel n’inventait pas cette hypothèse ; il la tenait, comme une certitude, du porte-parole de Mercier.

Ainsi, non seulement Mercier avait laissé ignorer à Maurel la promesse formelle de Demange que, si les débats étaient publics, aucune discussion ne serait soulevée sur l’origine du bordereau, et que la défense se bornerait à la question de savoir si Dreyfus en était l’auteur. Il connaissait cette promesse par le Président de la République à qui Waldeck-Rousseau et moi nous l’avions portée. Mais, à cet engagement loyal, il avait substitué la préméditation d’abuser du souci patriotique des juges pour sauver un traître. Il falsifiait les paroles comme les écrits.

Maurel avait cru l’envoyé de Mercier, et les juges avaient cru Maurel. Depuis trois mois, ils le voyaient à l’œuvre, présidant, avec impartialité et indulgence, à leurs débats. Dès lors, leur parti fut pris avant d’entrer à l’audience : ils prononceraient le huis clos. Et Maurel, documenté et stylé par l’État-Major, avait préparé ses batteries.

Aussi Demange a-t-il à peine commencé sa lecture et prononcé ces mots : « En fait, attendu que l’unique pièce… » que Maurel l’interrompt, et, brusque, impérieux, l’invite à ne pas parler « d’un seul document relatif à l’affaire ».

Respectueusement, Demange proteste ; il ne divulguera rien, mais il lui paraît « nécessaire d’indiquer… » Nouvelle et plus vive interruption de Maurel : « Il n’est pas nécessaire d’indiquer une seule pièce. » Demange reprend : « Attendu que l’unique pièce… » Maurel : « Je ne puis pas admettre que vous continuiez ainsi ! » Et Brisset intervient, à son tour, avec non moins d’emportement, contestant jusqu’au droit de la défense à poser des conclusions[14].

Demange, désormais, ne peut plus achever une phrase. Maurel, Brisset, obéissant à la même consigne, hachent chacune de ses paroles d’interruptions comminatoires. « Comment, demande l’avocat, puis-je démontrer que la publicité du débat n’est pas dangereuse, si je ne parle pas des indications matérielles ? — Vous n’en avez pas le droit. — Mais l’intérêt de la défense… — Il y a d’autres intérêts que ceux de la défense et de l’accusation en jeu dans ce procès ! »

Quoi ! la sécurité nationale, l’ordre public seront compromis, si Demange établit que l’accusation repose sur une seule pièce !

L’âpre dialogue se poursuit encore pendant quelques instants. Quelque jésuite de basoche a pourvu Maurel d’une note, portant qu’aux termes d’un arrêt de la Cour de cassation, le huis clos, n’étant subordonné à aucun intérêt de la défense, peut être prononcé sans consulter l’accusé. « Oui ou non, dit Demange, accepte-t-on mes conclusions ? — Déposez-les sans les lire, lui crie Brisset. — Je demande qu’il me soit donné acte du refus qu’on me fait de les lire. — Vous ne faites que ça depuis une heure ! — Je n’ai examiné que la question de droit. — Cela suffit. — Je n’en ai lu qu’une partie. — C’est le principal. »

Lutter contre cette violence systématique, cette insolence de la force, était impossible. Demange, étranglé, déposa ses conclusions ; au moins lui sera-t-il permis de les développer. Cet arrêt, que le président du conseil de guerre a évoqué, ne s’applique pas ; il porte seulement qu’un jugement n’est pas nul par ce seul fait que l’accusé n’a pas été consulté sur le huis clos. Mais le droit de l’accusé à être entendu est formel, s’il le demande ; trois arrêts de la Cour suprême le consacrent. Demange en donne lecture.

Maurel, Brisset, écoutent cette lecture avec indifférence. Qu’importent ces grimoires ? Le rédacteur judiciaire de Drumont observe, joyeusement, « qu’en cette enceinte où la subtilité du texte se brise contre la rigueur inflexible du fait, ces arrêts ont des mines d’intrus, égarés au milieu d’un camp… »

Mais dès que Demange essaye d’exposer que le tribunal, avant de se prononcer sur la publicité des débats, doit s’inspirer des faits de la cause, les interruptions brutales le coupent, de nouveau, à chaque phrase. « Un arrêt l’a déclaré… — Je le nie. — Les éléments moraux, comme la conduite antérieure de l’accusé et le mobile ne peuvent intéresser l’ordre… — C’est la plaidoirie ! — Le rapport contient le procès-verbal de la pièce… — Je vous arrête, hurle Maurel, la demande de huis clos devient illusoire ! — C’est une tactique, appuie Brisset. — En présence de l’insistance du défenseur, le conseil va se retirer pour délibérer. »

Que faire ? Protester que la défense n’est pas libre, quitter la barre, abandonner l’innocent à quelque officier, improvisé avocat d’office ? Demange resta. Aussi bien, malgré l’étouffement de sa voix, a-t-il réussi à faire entendre la parole de vérité, que la presse a recueillie, qui restera, la solennelle déclaration qu’il n’y a qu’une seule pièce au dossier. Il s’incline donc, et, d’un dernier mot, essaye de panser les plaies du combat. S’il a repoussé le huis clos, ce n’est pas qu’il croie la décision des juges subordonnée à la publicité ; il sait qu’ils jugeront selon leur conscience : « Mais, quoi ! depuis sept semaines, l’honneur d’un officier de l’armée française a été livré sans défense aux polémiques les plus outrageantes ! »

Violemment, Maurel se lève : « En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne que le conseil se retire ».

La voix de Demange se perd dans le bruit des commandements militaires.

Les autres juges ignoraient tout du dossier, — si peu compromettant, on le vit par la suite, pour la défense nationale. Mais comment ne l’eussent-ils pas supposé bourré de preuves redoutables ? Seules, de telles preuves avaient pu faire l’ardente conviction de l’État-Major. Tous connaissaient la retentissante déclaration de Mercier, et plusieurs avaient reçu[15] l’assurance que Dreyfus était coupable.

Enfin, Maurel leur aurait révélé la prétendue tactique de Demange, sa ruse grossière pour empêcher la vérité d’être connue.

Rentrés dans la salle du conseil, ils lurent les conclusions de Demange, si précises, où il renouvelait son engagement de ne discuter que l’attribution, nullement l’origine de la lettre incriminée[16]. Mais ils ne seraient pas dupes des paroles dorées de ce civil. À l’unanimité, ils prononcèrent le huis clos.

V

La salle évacuée lentement par le public, les juges seuls y restent avec l’accusé et la défense. Derrière le conseil, Lépine, préfet de police, et Picquart, chargé par Mercier et Boisdeffre de leur rendre compte des péripéties du procès. Il leur faisait porter par Lauth des notes où il résumait les incidents et ses impressions[17].

Dreyfus, pendant ce premier incident, était resté immobile, muet, les yeux fixés sur les membres du conseil. Quand Maurel donna lecture du jugement, « ses joues se colorèrent vivement de rouge[18] ». Son premier espoir s’écroulait de faire éclater son innocence au grand jour, devant tout ce peuple, auprès duquel il était accusé d’un tel crime.

Mais ni son calme ni sa confiance ne l’abandonnèrent, et, quand Maurel procéda à son interrogatoire, après que le greffier Vallecalle eut donné lecture du rapport de D’Ormescheville, Dreyfus répondit avec son sang-froid habituel et une grande aisance. C’étaient toutes les questions qui lui avaient été déjà posées à l’instruction et à l’enquête, sur le bordereau, sur ses prétendues habitudes d’indiscrétion, de furetage et de jeu. Il y fit, invariablement, les mêmes réponses. Il nia tout ce qui lui était reproché, parce que tout était mensonger et faux.

Le préfet de police rapporte que « sa voix était atone, paresseuse, blanche », et que « rien, dans son attitude, n’était de nature à éveiller la sympathie, malgré la situation tragique où il se trouvait[19] ». Le colonel Maurel dépose que « son attitude fut ferme et absolument correcte[20] ».

Sa voix était celle qu’il avait reçue de la nature, moins chaude et veloutée que celle d’un ténor ; son attitude était simple, celle, non d’un acteur, mais d’un soldat.

Il venait de passer sept semaines dans une cellule, au secret le plus absolu, sans un livre, en tête à tête avec le cauchemar de sa vie brisée et de l’infâme accusation. Il échappait à peine des griffes de la folie, qu’il avait senties sur son front. Moralement invaincu, grâce à un effort prodigieux de volonté, il était physiquement brisé. Mais il ne voulait tenir sa victoire que de son innocence, non de la pitié.

La pitié des hommes ne vient que si on l’appelle ; encore est-elle souvent sourde. Il ne l’appela pas.

Non seulement toute rhétorique lui était étrangère, mais jusqu’au désir d’attendrir les âmes. Il ne lutta qu’avec sa raison, s’adressant non au cœur, mais à la raison des juges. L’émotion intellectuelle est la seule qu’il veuille provoquer chez eux, non l’émotion physique. Il croit ces soldats construits sur son modèle ; quand il voit souffrir un malheureux, il n’a pas besoin que ce malheureux lui hurle sa souffrance. Quand il discute un argument, il n’y met pas de sensibilité. Il répond à l’argument par l’argument, à toute question qui lui est posée par la réponse topique qu’elle comporte, terriblement objectif, comme oubliant qu’il est lui-même en cause.

Pourtant, quand Maurel rappela l’objet de l’inculpation, prononça ces mots, d’ailleurs inexacts en droit, de « crime de haute trahison », il éclata dans une protestation véhémente. À ce moment, son cœur, trop gros, se dégorgea. Il évoqua sa vie sans tache, sa naissance alsacienne, la riche fabrique abandonnée pour la caserne, tant d’examens laborieux pour entrer aux plus hautes écoles, tant d’efforts, tant de succès déjà, l’ardeur de son patriotisme, sa vie heureuse, facile, à l’abri de toute préoccupation matérielle, la belle carrière ouverte devant lui. Briser tout cela, trahir, choir au plus vil des trafics, et pourquoi ? Pour un peu d’or, dont il n’avait nul besoin ? ou pour le plaisir de la honte ?

La voix qui se faussait en s’élevant, cette fâcheuse intonation qui l’avait poursuivi depuis ses débuts au service, nuisirent à cette déclaration. Les juges, prévenus contre lui, travaillés par Sandherr et par Henry, n’en furent pas touchés[21].

Maurel l’interrogea sans bienveillance, mais sans rudesse, correctement. Dreyfus, après cette première protestation, reprit son ton grave, sec, et bien loin de déclamer, ne fit plus que discuter avec le président, puis avec les témoins, sans aucun trouble, avec une mémoire étonnamment exacte des détails, les phrases nettes et les arguments d’un mathématicien au tableau noir, qui analyse et démontre.

Que Dreyfus ait ou non connu les sujets qui étaient indiqués au bordereau, cela ne prouvait pas qu’il en fût ou non l’auteur. De ces questions il aurait pu être instruit, mais comme tout autre officier, notamment comme ses camarades de promotion, qui ont passé par les mêmes écoles, puis par les mêmes bureaux de L’État-Major, ont reçu le même enseignement, participé aux mêmes travaux. Si ces officiers[22] n’ont pas été accusés au lieu de lui, c’est que leur écriture ne ressemble pas à celle du bordereau. La sienne y ressemble. Tout le procès est là. Une seule charge : le bordereau ? Non, l’écriture du bordereau.

Maurel était fort étranger aux questions techniques ; il y parut à son embarras. Dreyfus maintint toutes les réponses qu’il avait faites à D’Ormescheville. Maurel se réfugia dans l’équivoque ou dans de brutaux refus. Quand Dreyfus établit qu’il n’a pas eu connaissance officielle des modifications aux formations de l’artillerie, Maurel allégua qu’un artilleur « n’a pu s’en désintéresser ». S’il convint que Dreyfus n’avait pas vu tirer la pièce de 120 et qu’il n’avait fait copier en septembre, comme autre chose, que des documents sans grande importance sur la couverture, il soutint que la note écrite sur Madagascar était celle du caporal Bernollin, et que le manuel était celui du capitaine Jeannel. Dreyfus insista pour être confronté avec Jeannel, dont D’Ormescheville avait supprimé la déposition, et avec Bernollin. Maurel s’y refusa. Brisset observa : « Que ce soit Jeannel ou un autre qui le lui ait remis, Dreyfus a dû avoir le manuel[23]. »

Les réponses de l’accusé, claires, précises, firent quelque impression sur le conseil. Déjà l’acte d’accusation avait paru vide, mal étayé, grotesque par endroits, quand il fait à un officier un crime de savoir plusieurs langues, de chercher à s’instruire et d’avoir connu des femmes.

VI

L’interrogatoire avait été court, hâtif. Les dépositions des témoins commencèrent dans cette même audience du 19, se poursuivirent pendant les deux journées du 20 et du 21.

Et ces débats encore, sauf un seul incident (la deuxième déposition d’Henry) « se traînèrent, selon Lépine, dans la note terne, grise, d’une affaire vulgaire[24] ». Telle fut aussi l’impression de Picquart[25] et des juges. L’imagination a prêté au procès la solennité qui lui manqua.

Boisdeffre n’avait pas été cité. Que le chef de l’État-Major général, à l’apogée de sa gloire factice et de sa popularité, tînt Dreyfus pour coupable, cela valait, pour la foule, une montagne de preuves. Son opinion était connue ; Drumont, Rochefort lui en avaient fait un titre d’honneur[26]. Mais la confrontation avec le malheureux qui le croyait son protecteur, le serment peut-être, effrayaient Boisdeffre. Il avait collaboré à la préparation du crime ; il ne voulait pas « faire le coup ». Mercier lui avait demandé de déposer ; il s’était dérobé.

Gonse déposa, de son air habituel d’ennui. Il raconta comment il avait été instruit des origines de l’affaire par Sandherr, puis par Fabre et D’Aboville. Il chercha, sournoisement, à discréditer Gobert. Quand Gonse lui avait remis le bordereau, l’expert avait dit : « Le cas est simple, ce ne sera pas long. » Quelques jours plus tard, Gobert avait changé de langage : « Ça ne colle pas ! » et avait posé des questions indiscrètes.

Gonse, sur un incident qu’il avait provoqué, fut convaincu de mauvaise foi et d’ignorance.

Il prétendait qu’un officier seul avait pu fournir une note sur la couverture, que tout ce qui avait trait à cette question n’était connu que des officiers. Dreyfus exposa que c’étaient des secrétaires d’État-Major, sous-officiers ou simples soldats, qui copiaient les minutes des actes relatifs à ce prétendu mystère ; il l’avait constaté lui-même en septembre. Gonse nia. Demange interrogea alors le capitaine Tocanne, qui avait, lui aussi, surveillé l’autographie des pièces de couverture ; comme Dreyfus, il avait constaté que ces copies étaient confiées à de simples secrétaires d’État-Major[27].

Gonse était penaud. Brisset vint à son secours. « Un secrétaire d’État-Major n’aurait pas pu écrire qu’il allait partir en manœuvres. — Il aurait pu en tout cas, répliqua Demange, donner des renseignements à quelqu’un qui y allait. »

Fabre et D’Aboville dirent comment ils avaient eu l’idée de rechercher l’écriture de Dreyfus ; le bordereau ne pouvait être que d’un artilleur, puisqu’il y était question de trois notes ou documents relatifs à l’artillerie.

Ce fut ensuite le tour d’Henry et de Du Paty.

Henry avait été délégué par Mercier pour déposer au nom du service des renseignements. Ces délégations sont ordinaires à tous les procès d’espionnage[28]. Ce n’était pas un témoin ordinaire qui dit seulement ce qu’il a vu ou entendu. Il était à la barre avec un mandat spécial. Il y était le porte-parole de Sandherr, de Boisdeffre et de Mercier.

Toutefois, dans ce premier témoignage, s’il affirma, avec l’autorité de son mandat, la culpabilité de Dreyfus, il se borna à rappeler, en quelques paroles discrètes, l’arrivée du bordereau, à insinuer que des confidences particulières corroboraient les expertises, et à rééditer son rapport mensonger du 16 octobre. Dreyfus, quand il l’avait conduit au Cherche-Midi, lui avait dit ignorer l’objet de son inculpation. Or, Henry, assistant, derrière une porte, au premier interrogatoire avait entendu, « parfaitement et très distinctement », Du Paty énumérer à Dreyfus les documents de la lettre missive.

L’accusé dénonça l’équivoque. Cela parut sans aucun intérêt.

Du Paty n’avait pas déposé à l’instruction de D’Ormescheville ; il l’avait dirigée. Officier de police judiciaire, son témoignage, selon les règles du droit civil, eût été récusé à l’audience. Son rôle prédominant dans le drame, et le bruit qu’il en avait mené, faisaient de lui, devant le tribunal militaire, l’un des principaux témoins de l’accusation.

Sa déposition, qui devait embrasser toute la cause[29], avait été annoncée comme décisive, grosse de preuves : elle emporterait tout.

Après quelque préambule sur la première expertise du bordereau qui lui avait été confiée, il raconta la scène de la dictée. Il y insistait en phrases prétentieuses, entortillées, comme sur le chef-d’œuvre de l’enquête. Il savait que l’épreuve n’avait été qu’une comédie, puisque l’arrestation de Dreyfus était décidée, irrévocablement, dès la veille ; il avait assisté au conseil où l’ordre fut donné « ferme », et il en est convenu lui-même par la suite[30]. Mais il s’en tut, par amour-propre d’auteur, ayant été l’inventeur de la scène, et parce que l’aveu de la vérité eût fourni à la défense une arme redoutable, mis en défiance les juges.

Au contraire, il proclama la loyauté de l’épreuve, affirma que, si Dreyfus en était sorti victorieux, il serait allé, sur le champ, déclarer à Mercier : « Nous nous sommes trompés[31]. » Or, Dreyfus s’était mis à trembler au milieu de la dictée, en écrivant la phrase sur le frein hydraulique, qui lui rappelait l’une de ses trahisons ; et cette émotion subite, ce trouble avaient triomphé des dernières hésitations de Du Paty.

Scène de grossier mélodrame, mais bien propre à faire impression sur l’esprit si simple de ces soldats. Du Paty en avait fait cent fois, dans les couloirs du ministère, le récit mouvementé, qui portait la conviction avec lui. Gribelin le confirmait. Et nul ne doutait, parce que le piège était bien combiné où le juif s’était laissé prendre, et parce que Du Paty se gardait bien de montrer la dictée révélatrice.

Mais, à l’audience, Dreyfus était là, et la dictée était au dossier.

Alors Dreyfus déclara, comme il l’avait déjà fait devant D’Ormescheville, et, tout à l’heure, à l’interrogatoire de Maurel, qu’il n’avait point été ému en écrivant sous la dictée de Du Paty, et que la violente interpellation : « Qu’avez-vous donc ? Vous tremblez ? » avait été gratuite et n’était motivée par rien. Puis Demange, prenant la page même que Dreyfus avait écrite ce jour-là et la montrant à Du Paty, lui demanda où il avait pu voir le moindre caractère de trouble, attesta l’évidence qu’il n’y en avait aucun. Il suffisait aux juges de regarder pour le constater.

Du coup, l’arrogant marquis avait perdu pied ; et, déconcerté, pris de confusion, dans un trouble qu’il ne réussit pas à dissimuler[32], il s’embarrassa dans des explications : « Il savait avoir affaire à un simulateur. » Interpellé brusquement, Dreyfus aurait dû trembler. Or, il n’a pas tremblé, donc il simulait ; il avait été prévenu. Nature forte, aux courtes émotions, possédant sur lui-même une étonnante maîtrise. « Un individu innocent, qui serait amené là sans avoir rien à se reprocher, aurait tremblé à l’interpellation, ou aurait fait un mouvement[33]. »

Par qui Dreyfus avait-il été averti ?

Toute la légende s’effondrait : le témoin se prenait lui-même en flagrant délit de faux témoignage.

Cet aristocrate prétentieux, d’une agitation de pantin, quand il n’affectait pas la roideur mécanique des officiers prussiens, au monocle insolent, dramaturge décadent et marquis de Molière, d’une morgue de mauvais goût. affichant, avec son orgueil nobiliaire, celui de sa situation privilégiée et de son universelle compétence, et que désarçonne le premier coup d’estoc, eût compromis même une bonne cause.

Picquart, qui jusqu’alors n’avait pas mis en doute le récit de Du Paty, dit « qu’il fut absolument bouleversé, sur le moment, par cette réponse, qui lui parut invraisemblable[34] ». Il n’en continua pas moins à croire Dreyfus coupable, confiant dans la parole des chefs qui ne pouvaient pas être des menteurs, hypnotisé par le mystérieux dossier secret. Les juges, tout en s’étonnant, s’accrochèrent à l’idée que Du Paty se heurtait à la difficulté de traduire des impressions qu’il avait sincèrement éprouvées. Il leur parut convaincu.

Du Paty reconnut ensuite que la perquisition, faite aussitôt au domicile de Dreyfus, avait été vaine. Le traître avait tout fait disparaître, tout brûlé, même des factures. Dreyfus le dément : toutes ses factures, même antérieures à son mariage, étaient classées ; elles sont là, sous les scellés.

Passant au récit des interrogatoires au Cherche-Midi, Du Paty raconte une seconde épreuve, qu’il aurait fait subir à Dreyfus à son insu et qu’il n’avait pas consignée dans son rapport. Il en attendait un gros effet : « En interrogeant, dit-il, le capitaine Dreyfus dans sa prison, j’ai attendu le moment où il aurait les jambes croisées ; puis je lui ai posé, à brûle-pourpoint, une question qui devait faire naître l’émotion chez un coupable. J’avais les yeux fixés sur l’extrémité du pied de la jambe pendante. Le mouvement, presque imperceptible auparavant, de l’extrémité du pied, s’est trouvé tout à coup, au moment de ma question, très sensible à mes yeux ; donc, le pouls s’accélérait, le cœur battait plus fort, l’émotion de Dreyfus trahissait sa culpabilité[35]. »

Les juges écoutèrent, non sans surprise, cette bizarrerie nouvelle d’un cerveau de moine inquisiteur. Demange montra le ridicule de cette imagination saugrenue. Il apporta le lendemain une note du Dr Lutaud, démontrant l’absurdité scientifique de l’épreuve : les mouvements du pied ne sont pas en corrélation avec les mouvements du cœur, ils ne peuvent ni déceler une émotion ni révéler un aveu.

Du Paty s’enfonçait. Dreyfus, à son interrogatoire, avait expliqué qu’il n’avait pu connaître, en avril ou mai, date attribuée au bordereau, les formations nouvelles d’artillerie, décidées seulement en juillet. L’objection avait porté. Du Paty, pour la réfuter, émit l’avis que le bordereau était peut-être d’août, et que les mots « partir en manœuvres » viseraient les manœuvres d’automne, où Dreyfus « aurait cru devoir aller[36] ».

Dreyfus se leva, mit en pièces cette thèse nouvelle, inventée pour échapper à des impossibilités manifestes, mais qui échouait à d’autres impossibilités.

En avril, en effet, et dans les premiers jours de mai, il ignorait encore s’il irait ou non aux manœuvres. Mais, le 17 mai, une note avait paru, du chef d’État-Major général, portant à la connaissance des stagiaires qu’ils n’iraient pas aux manœuvres. Boisdeffre avait décidé, avec raison, de rentrer, à leur égard, dans les règles communes. Ils seraient astreints, à partir de cette année même, à accomplir deux périodes de service dans les corps, d’une durée de trois mois chacune[37]. L’une de ces périodes coïnciderait avec les manœuvres.

Cette note, Dreyfus s’en souvenait, était formelle, catégorique. Au mois d’août, si le bordereau est de cette date, et même dès la fin de mai, Dreyfus et tous ses camarades savaient qu’ils n’iraient pas aux manœuvres[38]. Au surplus, ces mots : « Je vais partir… » sont positifs, expriment une certitude.

Donc, encore une fois, dans l’une comme l’autre hypothèse, le bordereau ne peut pas avoir été écrit par lui. Il supplie Maurel de réclamer la note au ministère[39].

Maurel n’en fît rien[40].

Gribelin, plat et filandreux, confirma longuement[41] la déposition de Du Paty au sujet de la dictée, et y ajouta. Toute l’attitude de Dreyfus avait été d’un comédien ; il avait préparé, depuis longtemps, ses discours et ses gestes pour l’éventualité d’une arrestation ; pendant qu’il protestait et pleurait, il se regardait complaisamment dans une glace. À l’enquête, il s’était refusé constamment à discuter les charges qui pesaient sur lui ; il niait tout.

La partie ignoble de l’accusation, les histoires de femmes ramassées par Guénée, avait été réservée à Gribelin. Une femme galante avait refusé les offres de Dreyfus, parce que les liaisons avec des hommes mariés sont, d’ordinaire, très courtes. Cette femme l’avait déclaré elle-même à un agent sûr qui l’interrogeait. Dreyfus avait eu d’autres amours, avant et depuis son mariage[42].

Cochefert déposa à son tour, mais sans passion, de la scène de la dictée, ainsi que des vaines perquisitions.

VII

Dreyfus n’avait point ému ses juges, mais il avait ébranlé leurs convictions. Sûrs de son crime avant l’audience, ils hésitent maintenant. Sa physionomie est ingrate, mais son attitude a été ferme, ses réponses topiques. Innocent ou simulateur adroit ? Le doute naissait. Son crime avait paru évident à Mercier, à Boisdeffre, à tout l’État-Major, qui l’affirment. Mais quelles preuves ? Peut-on condamner sans preuves ?

L’état d’esprit de Picquart était le même[43]. Il dit à Boisdeffre, au ministre, son impression : le vide des débats, les charges insuffisantes, l’acquittement possible ou probable ; « s’il n’y avait pas le dossier secret, il ne serait pas tranquille[44]. «

En effet, « sa foi dans le dossier était absolue[45] ».

Il ne connaissait alors que deux des documents secrets, le mémento de Schwarzkoppen et la pièce Canaille de D[46]. Il ne les avait d’ailleurs pas vus, n’en avait été informé que par Du Paty, n’y avait pas réfléchi. Mais la légende courante, acceptée de tous, était qu’il y en avait d’autres encore, d’une clarté décisive, écrasante[47], « que c’était formidable[48] ». Et cette abomination de juger un homme sur des preuves inconnues de la défense ne lui était pas apparue. La conscience loyale de ce soldat n’était pas encore dégagée de sa gangue.

Il rendit compte également au Président de la République, à l’issue de chaque audience[49].

Les juges, eux aussi, connaissaient l’existence de pièces très graves, terribles, qui leur seraient montrées secrètement. Même, il leur avait été dit, pour rassurer leurs scrupules, que Maurel avait obtenu du ministre de la Justice une consultation écrite[50] sur ses droits, et la procédure à suivre pour ne pas donner prise à la défense. La consultation ne prévoyait pas les pièces secrètes, mais ils pensaient qu’elle s’y appliquait. Et tout cela pesait sur leur jugement.

VIII

Cependant, à la deuxième audience[51], l’inanité et les contradictions des charges publiques apparurent dans une lumière toujours plus crue.

Demange ayant demandé l’apport de la note de Boisdeffre sur la suppression des manœuvres pour les stagiaires, Du Paty, chapitré pour sa maladresse, était revenu à son interprétation du mot « manœuvres » par « voyage d’État-Major »[52]. Brisset la reprendra dans son réquisitoire. Selon lui, « Dreyfus ne pouvait pas écrire : « Je pars en voyage d’État-Major, » car c’eût été signer la lettre missive[53] ».

Parurent ensuite à la barre les officiers qui avaient été les camarades ou les chefs immédiats de Dreyfus, antisémites et envieux, qui, depuis qu’il était accusé d’un crime horrible, avaient découvert qu’ils s’étaient toujours méfiés de lui, que ses allures étaient louches et qu’il cachait, sous son désir de s’instruire, sa chasse avide aux renseignements.

Ils reprirent longuement, surtout Bertin et Boullenger, les racontars que D’Ormescheville avait déjà recueillis. Aucune pitié ne leur vint, à l’aspect de leur frère d’armes sous le coup d’une telle inculpation, plongé dans un tel désastre. Gendron reprocha à Dreyfus, comme une autre trahison, d’avoir allégué ses visites à une femme pour excuser les siennes.

Ce bas déballage de menus faits, de conversations banales de bureau ou de café, d’appréciations personnelles, dura plusieurs heures. Rien de probant ou qui touchât au fond de l’affaire[54]. Rien qu’une psychologie à la fois grossière et compliquée, et la joie lâche d’avoir trouvé un bouc émissaire, dont le sacrifice mettrait fin à l’insupportable suspicion qui pesait sur tous, depuis la découverte du bordereau.

Mais d’autres officiers, ayant juré de parler sans haine et sans crainte, furent respectueux de leur serment. Mercier-Milon attesta que Dreyfus avait été un soldat fidèle et scrupuleux ; Colard, qu’il n’avait nulle indiscrétion à lui reprocher ; Brault, Sibille et Roy, que ses questions se rapportaient à des affaires de service ; Bretaud, adjoint de Bertin, que Dreyfus ne s’attachait pas seulement aux données de mobilisation, mais à tous les travaux qu’on lui confiait[55]. Tocanne, son camarade de l’École de guerre, déclara : « Je le crois incapable de félonie[56]. «

Dreyfus connaissait, par le dossier de l’instruction, les misérables dépositions qui avaient permis à D’Ormescheville de le décrire comme « ayant souvent attiré sur lui la juste suspicion de ses camarades ». Il en avait éprouvé une amertume qui se raviva à l’audience. C’est alors surtout que « sa figure se plissait ou qu’un soubresaut le soulevait ». Lépine, qui note ces révoltes physiques, observe toutefois que l’accusé n’eut pas « un mouvement d’indignation, pas un cri du cœur, pas une émotion communicative[57] ». Maurel, moins amateur de démonstrations théâtrales, exigeant moins de l’homme qu’il va condamner, dit « qu’il protesta, à plusieurs reprises et d’une manière véhémente, avec une indignation non contenue[58] ».

En fait, il s’appliqua à garder tout son calme apparent, se concentra, discuta chaque allégation d’un raisonnement serré, dissipant les équivoques, exigeant des faits précis.

Ce fut moins dramatique qu’une imprécation contre les lâchetés de l’amitié aux jours du malheur, mais c’eût été d’un effet plus utile, si quelque chose avait pu arrêter le destin.

Pressés par la froide logique de Dreyfus et le chaleureux bon sens de Demange, quelques uns des sycophantes, s’ils ne se rétractèrent pas entièrement, atténuèrent leurs dénonciations. Il fut reconnu par Boullenger que l’indiscrète question qui avait éveillé sa méfiance, était celle-ci : « Qu’y a-t-il de neuf au quatrième bureau ? » En vain Du Paty, enragé de son échec personnel, intervenait sans cesse, attisant les haines, jouant au directeur de l’audience, au maître du procès. Il blessa l’amour-propre, la conscience de certains juges. Tous les faits allégués furent réduits à leurs véritables proportions, s’évanouirent. Ils ne perdaient pas seulement le caractère d’actes de trahison, mais même toute apparence de curiosité blâmable[59]. Brisset lui-même conviendra qu’il n’en restait rien[60].

IX

Le procès s’effondrait. L’accusé n’avait pas gagné un cœur, mais l’accusation n’avait pu fournir une preuve. Le doute, c’était l’acquittement.

Ce fut l’impression des trois principaux spectateurs. Picquart, au cours de l’audience, renouvela ses avis au ministre et à Boisdeffre « que l’affaire s’annonçait assez mal[61] ». Lépine, prévenu, peu bienveillant, crut l’acquittement probable. Et celui qui suivait des yeux chaque incident de l’audience, chaque geste des juges, qui ne perdait pas un mot, Henry, en eut le frisson.

Il n’aimait pas se mettre en avant, paysan retors qui sait que le bruit ne fait pas de bien, et ne sortait pas volontiers de l’ombre. Mais aussi, quand la nécessité d’une action énergique, résolue, brutale, résultait des faits, il ne perdait pas de temps à tergiverser et, n’attendant le salut que de lui-même, agissait.

Il excellait dans l’acte hardi comme dans les travaux souterrains.

Ainsi quand, bravant les ordres de Mercier, il avait révélé le nom de Dreyfus à Drumont, et quand il avait supprimé les rapports favorables du préfet de police.

Voici, de nouveau, un tournant de l’affaire. Les choses en sont là qu’il faut, pour la condamnation de l’innocent, pour le salut des coupables, frapper un grand coup.

Et qui le peut frapper ? Ce n’est ni Gonse, pusillanime et gauche, ni ce maladroit de Du Paty, dont la sottise a commencé la défaite. Lui seul aura l’audace, la force, l’envergure.

Déjà, le matin, avant l’audience, Henry avait dit à Picquart : « Vous êtes assis derrière Gallet, — l’un des juges, qui était connu d’Henry qui l’avait déjà travaillé, — dites lui donc de me faire rappeler, et qu’il me pose une question, relative à la présence d’un traître au deuxième bureau, au printemps[62]. »

Picquart avait refusé. Son rôle n’est pas de servir d’intermédiaire entre les juges et les témoins. « Faites votre communication vous-même ! »

Henry s’était fâché ; le bruit de l’incident se répandit pendant la suspension d’audience. Gallet s’informa auprès de Maurel, qui lui dit qu’à la demande de Gonse, il allait de nouveau interroger Henry. Maurel, comme Gallet, comme tant d’autres, avait toute confiance en Henry, ne s’étonna pas de l’étrange intervention, posa la question.

Alors Henry s’avance à la barre. D’une voix forte, à pleins poumons, il lance quelques phrases brèves, catégoriques, d’une véhémence qui semble convaincue. Le moment est venu de tout dire. Bien avant la découverte du bordereau, le service des renseignements soupçonnait la présence d’un traître à l’État-Major. Dès le mois de mars, une personne honorable, absolument honorable, a averti le service qu’un officier du ministère de la Guerre trahissait. En juin, la même personne lui a renouvelé, à lui-même, son avertissement, précisant que le traître était un officier du deuxième bureau. « Et ce traître, le voici[63] ! »

Le flot pressé des rapides paroles a passé comme une trombe. Le ton, le geste, l’attitude sont du commandement. Il montre, de sa main tendue, le juif. C’est l’apparition du justicier[64].

Dreyfus s’est dressé. Cette déclaration, abominable par l’absence de preuve, le fait sortir de son calme. Elle l’eût terrassé, s’il avait été coupable. Debout, empourpré, il proteste, demande avec violence qu’Henry nomme la personne honorable, que le délateur soit appelé devant le conseil de guerre. Demange, non moins énergique, montre l’horreur de cette dénonciation anonyme, réclame le nom, somme Henry, invoquant le serment prêté, de dire la vérité, toute la vérité.

L’étonnant comédien, d’un geste franc et rude de troupier, merveilleusement approprié aux circonstances, à ce milieu militaire, frappe son képi : « Il y a des secrets dans la tête d’un officier que son képi doit ignorer[65]. » Puis, comme Demange, Dreyfus, toujours debout, continuent à l’interpeller, comme le lieutenant-colonel Echemann et Maurel lui-même interviennent : « On ne vous demande pas le nom, mais affirmez-vous, sur l’honneur, que cette personne vous a dit que l’officier qui a trahi était au deuxième bureau, et que c’est le capitaine Dreyfus ? » — Il lève la main vers le Christ, et, d’une voix qui retentit : « Je le jure[66] ! »

Cette vision subite d’Henry, solennel, vibrant, attestant l’image de son Dieu, illumina toute cette cause obscure, la fît bondir, des vulgarités où elle se traînait, aux sommets classiques du drame. Succédant à la modération de la veille, cette violence soudaine, inattendue, c’est la passion d’une âme honnête qui ne se peut plus contenir devant le fourbe, éclate, volcan patriotique, pour en finir avec toutes ces arguties et ces basses chicanes, et les emporte dans un flot de lave.

Même le mystère, dont Henry entoure, par ordre, le nom du révélateur, ajoute à l’émotion de ces soldats.

Qui d’entre eux mettra sa parole en doute ?

Son autorité était incontestée, sa réputation sans une ombre.

Henry avait l’allure, la fibre populaires. Il était d’extraction humble, sortait du rang. Pour avoir été élevé au poste qu’il occupe, presque à la tête de ce redoutable sanctuaire, le bureau des renseignements, les juges tiennent pour certain que son mérite seul a imposé ce roturier sans fortune. Cette situation d’absolue confiance, il ne la doit apparemment à aucune intrigue. La protection de Miribel autrefois, aujourd’hui l’estime de Boisdeffre parlent haut pour lui. Nature loyale, cordiale et franche, d’un dévouement sans bornes, de vie simple, fruste, resté un peu paysan, le vrai soldat.

Mais est-ce Henry seul qui vient de parler et de se taire ? Quand, montrant le malheureux qui s’agite sur son banc, il a juré que c’est le traître, Boisdeffre et Mercier lui-même ont parlé par sa bouche[67]. Et qui les suspecte ? À qui viendrait la pensée d’un tel sacrilège, d’un faux serment commis par eux ? Foi touchante, qui rend la supercherie plus horrible ! Du coup, la victoire changea de camp.

Cette scène, qui dura quelques minutes à peine, ne fit pas une moindre impression sur Lépine que sur les juges. Seul, Picquart, qui trouva la déposition d’Henry « extrêmement théâtrale[68] », et qui la savait préparée, n’en fut pas frappé comme d’une explosion de la vérité. Il connaissait la personne honorable, le rastaquouère espagnol qui faisait l’ignoble métier de vendre, pour quelque argent, à Henry et à Guénée, les propos qu’il surprenait aux attachés militaires et qu’il répétait au hasard de ses souvenirs, sans se rendre compte, bien souvent, de la valeur de ce qu’il entendait[69].

Et les communications de Val-Carlos n’étaient même pas écrites de sa main. Rien que des conversations notées par Guénée, celles de mars et d’avril ; par Henry, celle de juin qui précisait que l’espion, aux gages de Schwarzkoppen et de Panizzardi, était un officier du deuxième bureau, ou ayant appartenu, en mars et avril, à ce bureau[70]. Aucune autre preuve de ce dernier entretien que la parole d’Henry[71]. N’a-t-il pas été inventé, fabriqué par lui, antidaté après l’arrestation de Dreyfus pour corser le dossier ? En mars, Val-Carlos dit à Guénée : « Si je connaissais le nom, je vous le dirais. » En juin, il aurait dit à Henry : « Si je connaissais le nom, je ne vous le dirais pas[72]. « — Donc, en tout cas, Henry s’est parjuré, puisque l’espagnol n’a pas nommé Dreyfus. — En octobre enfin, quand Dreyfus est accusé d’être l’auteur du bordereau, Henry ne s’enquiert pas auprès de Val-Carlos, absent de Paris selon Guénée, mais point introuvable, proche parent d’un officier supérieur français !

Mais Picquart lui-même, tout informé qu’il était, ne soupçonna pas la fraude. Les juges, ignorant de tout, furent emportés comme par un torrent. Deux d’entre eux[73], des plus intelligents, en ont fait l’aveu. Le président Maurel pense que « le témoignage eût gagné à être moins exagéré en gestes et en paroles », mais la sincérité, la bonne foi d’Henry lui parurent certaines : « Il parla sans haine[74]. »

X

Les experts furent entendus à la fin de la deuxième audience ; Bertillon, le troisième jour[75].

En désaccord entre eux, deux contre deux, les experts maintinrent et développèrent leurs conclusions.

Gobert et Pelletier convenaient de ressemblances entre l’écriture du bordereau et celle de l’accusé ; Dreyfus lui-même ne les contesta pas[76]. Mais les dissemblances l’emportaient de beaucoup. Bien qu’il admît le rapport du genre à l’espèce, Pelletier surtout fut très affirmatif dans son refus d’attribuer le bordereau à Dreyfus. Charavay le lui attribua avec la seule réserve d’un Sosie[77]. Teyssonnières n’eut aucun doute : Dreyfus a déguisé son écriture ; il est l’auteur du bordereau[78].

La balance hésitait. Demange avait essayé de disqualifier Teyssonnières, qui venait d’être rayé par le tribunal de la liste des experts[79]. Maurel reprit, contre les experts favorables à Dreyfus, toutes les imputations de D’Ormescheville : Pelletier n’a pas voulu communiquer avec Bertillon (ce qui était vrai) ; il a communiqué avec Gobert (ce qui était faux) ; Gobert a commis des indiscrétions, colporté à la Banque de France un document confidentiel de Dreyfus qui lui avait été remis pour ses comparaisons ; il a appris ainsi, l’accusé étant connu à la Banque, son nom, qu’il avait demandé en vain au général Gonse.

Dreyfus établit qu’il n’avait jamais été à la Banque ; Gobert, qu’il avait su le nom de l’officier soupçonné à l’aide de sa feuille signalétique, qu’il tenait de Gonse avec d’autres pièces. Les nom et prénom de Dreyfus y avaient bien été découpés, mais on y avait laissé sa date de naissance, les dates de ses promotions ; l’expert, sachant de Gonse qu’il s’agissait d’un officier d’artillerie, n’avait eu qu’à ouvrir l’annuaire pour connaître le nom[80].

Du Paty, d’une inlassable maladresse, inflige un démenti à Gobert, nie que la feuille signalétique fût au dossier ; Maurel va aux preuves, et trouve la feuille telle que l’expert l’a décrite[81].

Mais ce vif incident ne tourne qu’à la confusion de Du Paty ; Brisset, descendant de son siège, montre à Gobert des pièces de l’écriture de Dreyfus : « Qu’auriez-vous conclu, si vous les aviez eues pour vos comparaisons ? » L’expert les examine, répond que son avis n’en eût été modifié en rien. Mais il sent que l’opinion du commissaire du Gouvernement est inébranlable et que les insinuations de Gonse ont porté.

XI

Alors parut Bertillon, précédé de sa réputation volée d’homme de génie, — car la méthode anthropométrique est due à son père[82], — annoncé par l’État-Major comme l’inventeur d’une preuve scientifique, traînant avec lui une charge pleine de clichés, de photographies démesurément grandies et de dessins bizarres ; et il parla pendant trois heures, avec de grands gestes, savourant sa gloire.

À quel titre est-il cité ? Comme expert ? Il ne l’est pas et s’en flatte : « La graphologie, c’est de l’astrologie. » Il apporte une démonstration qui ne touche, de son propre aveu, « qu’accessoirement à l’écriture », mais d’autant plus irréfutable et péremptoire[83].

Il s’était gardé de rédiger, en un rapport écrit, le système qu’il avait édifié sur la lettre « du buvard »[84] ; la défense aurait eu le temps d’y comprendre quelque chose, de demander à quelque homme de vraie science la réfutation de cette délirante folie. Il prendra l’accusé à l’improviste, et, sans lui donner le temps de la réflexion, l’accablera.

Dreyfus connaissait le premier rapport de Bertillon, où, chiffrant à des millions le prix du bordereau, il affirmait avoir la preuve que « le criminel » avait copié sa propre écriture. Quand Bertillon, commençant son discours, fit allusion à l’angoisse d’un honnête homme qui se rendrait complice d’une erreur judiciaire, Dreyfus le regarda en face[85] et, l’interrompant : « Ces angoisses. Monsieur, vous n’y échapperez pas, soyez en sûr ! »

Maintenant, Bertillon expose sa découverte, dans un jargon nouveau, hérissé de mots barbares, et, se démenant, fait passer, dans sa lanterne magique, le gabarit, le kutsch et l’accent circonflexe qui prouve, à lui tout seul, le crime ; puis le mot-clef intérêt, emprunté par Dreyfus à la lettre de son frère, écrite, elle aussi, sur gabarit ; et le mot adresse, deux fois répété dans le bordereau, « signe récognitif », signature cryptographique, où se retrouvent les mots : « A Dreyfus »[86] ; et la citadelle enfin, la forteresse tripartite, où, sous le couloir des a étouffés et la tranchée des finales allongées, apparaît le double plan de défense préparé par le traître, et dont il ne s’est pas servi, parce que Bertillon l’a démasqué.

Comme Bertillon, se tournant sans cesse vers l’accusé, l’appelait « le coupable », Dreyfus murmura entre ses dents le mot de « misérable[87] », et le fol attribua cette exclamation à la confusion de l’homme qui, en le voyant sortir de sa poche le décimètre pour réticuler le bordereau, avait compris que sa forgerie était découverte[88].

Tout le reste du temps que dura le discours de l’insensé, « Dreyfus resta figé dans une immobilité, qu’il semblait s’être imposée depuis sa première exclamation ». Et, Bertillon lui en veut amèrement de ce dédain ; il lui reproche « de n’avoir pas cherché, une seule fois, à contrôler ou même à comprendre ses observations, notamment quand il signala, sur le bord droit du papier, une petite encoche comme indice de confection artificielle, tandis que les juges, le défenseur, le ministère public se penchaient sur le bordereau pour en signaler la présence qui avait échappé aux experts[89] ».

Maurel avait arrêté Bertillon dans le commentaire de son diagramme. Celui-ci termina, dans l’ahurissement des auditeurs harassés, en attestant que Dreyfus s’était servi de trois écritures : la sienne, celle de sa femme et celle de son frère.

Dreyfus pria le président de poser cette unique question à Bertillon : « Que le témoin veuille bien jurer qu’il m’a vu écrire le bordereau ! »

Ironie topique, mais trop fine ; plusieurs des juges s’attendaient à une réplique indignée de l’accusé, à une réfutation de l’inintelligible, non à ce dédain qui leur parut un aveu. Bertillon se rengorgea ; il avait prévu, annoncé à l’un de ses aides, qu’il amènerait Dreyfus à poser cette question ![90]

Qu’avaient compris les auditeurs à cette énorme folie, à cette application insensée et malhonnête des procédés de l’anthropométrie à l’écriture ? Demange[91], Lépine, malgré son estime pour Bertillon, « esprit réfléchi et consciencieux, d’une ingéniosité confinant parfois au génie[92] », et Picquart[93] avouent n’y avoir rien compris. De même Brisset : « Je n’ai rien compris à ce redan[94]. » Et les juges, affirme Picquart, n’y comprirent pas davantage, « malgré ce qui a été prétendu depuis »[95]. Tel est aussi l’avis de Lépine : leurs figures ennuyées semblaient dire « qu’ils n’avaient pas besoin de ce civil, pour savoir de qui est le bordereau[96] ».

Mais ce qu’ils comprirent très bien[97], c’est que Bertillon, lui aussi, attribuait « nettement et catégoriquement » le bordereau à Dreyfus. Des expertises précédentes, d’un examen personnel, il restait des dissemblances entre l’écriture de Dreyfus et le bordereau. Or, Bertillon les expliquait. Comment ? « Au moyen de mots, grossis par la photographie, qu’il empruntait au bordereau et à une lettre de Mathieu Dreyfus[98]. » Explication inepte, mais qui, tout de même, satisfait ces esprits militaires, peu habitués à penser, qui demandent aux affirmations de les dispenser de réfléchir. « L’expertise de Bertillon, déclare Maurel, fut comprise ; elle s’adressait à la fois à l’esprit et aux yeux des juges[99]. » Et Bertillon est un grand savant, le favori de l’État-Major. Extravagant ? Incompréhensible ? Mais, qui voudrait se taxer soi-même de faiblesse d’esprit ?

XII

Les témoins à décharge, qui ne pouvaient invoquer que des preuves morales, eurent vite fait de déposer.

Quand ces Alsaciens, Kœchlin, Jeanmaire, eurent dit l’honorabilité de la famille du capitaine, le patriotisme de ses frères, leurs concitoyens de Mulhouse, les sentiments biens connus du plus jeune, protestataire passionné, son amour de la France et de l’armée, ils furent écoutés avec respect et bienveillance, mais comme s’ils avaient parlé de faits étrangers à la cause.

Du Paty, seul, s’inquiéta, quand ils insistèrent sur l’impossibilité d’un crime sans mobile. Il intervint dans le débat, allégua que l’une des usines de la famille Dreyfus avait récemment brûlé, qu’une indemnité considérable avait été payée ; n’était-ce pas le payement déguisé de la trahison[100] ?

Ainsi la trahison devenait collective, une opération de la raison sociale.

Dreyfus s’emporta contre cette allégation, où Du Paty est tout entier, maladroit, compliqué et scélérat. Démange réclama, par dépêche, les comptes des compagnies d’assurances, qu’il put déposer le lendemain sur la table du conseil[101].

Le rabbin de Paris, homonyme, mais nullement parent de Dreyfus, démentit un propos qui lui avait été prêté par Guénée[102] ; le philosophe Lévy-Brühl, son cousin, le docteur Vaucaire, et un grand industriel, Arthur Amson, dirent leur estime pour lui, la sûreté de ses rapports, la régularité de sa vie, son goût du métier, son ambition. Autant de vaines paroles. Les dépositions de cinq officiers[103], le colonel Clément, les commandants de Barbarin, Ruffey et Leblond, les capitaines Meyer et Devaux, parurent, ce qu’elles étaient, des actes d’un grand courage, qu’il faut saluer, mais se heurtèrent au même mur. Dreyfus avait pu être un bon et loyal soldat ; il était devenu un traître.

Mais pourquoi ? Le fait, dans ces âmes simples de soldats, primait le mobile inconnu. Recherche de psychologue qui ne les concernait pas.

XIII

Pendant la suspension d’audience qui suivit, les dépositions étant terminées, et avant le commencement des plaidoiries[104], Du Paty s’approcha de Maurel et lui remit un pli, qu’il avait reçu à cet effet de Sandherr[105], « fermé et scellé[106], portant l’adresse du premier conseil de guerre[107] ».

Il ne lui en dit pas le contenu[108] « qu’il ignorait[109] », mais « il appela son attention sur une mention qu’on lui avait dit figurer sur une enveloppe intérieure[110] », et il lui « enjoignit, au nom du ministre, d’en donner connaissance aux juges[111] », en chambre du conseil. C’étaient les pièces secrètes, et Du Paty le savait, les pièces redoutables, décisives, attendues, dont il était question depuis longtemps.

Maurel affirme qu’il n’a pas reçu d’autre pli pendant toute la durée du procès, que ce fut le seul[112]. Picquart a déposé, par deux fois, qu’il lui en avait apporté plusieurs[113], si bien qu’il crut quelque temps lui avoir remis lui-même le dossier secret[114].

Pourquoi Du Paty avait-il été choisi pour cette besogne ? Sa fonction d’officier judiciaire l’en devait exclure, et il n’appartenait pas au service des renseignements. Pourquoi pas Henry qui, officiellement, représentait le service au procès ?

Fut-ce sur le conseil d’Henry, qui n’aimait pas à se compromettre inutilement, et pour tenir Du Paty par cette participation à la forfaiture ?

Participation d’autant plus étroite que Du Paty, d’un orgueil de paon, ne douterait pas que le pli renfermait son propre commentaire ; il serait ainsi l’auteur caché, mais direct, de l’infâme victoire.

XIV

L’audience reprit pour une heure. Le réquisitoire de Brisset, très affirmatif, fut une réédition du rapport de D’Ormescheville, inspiré lui-même et dicté par Du Paty. Il insista, non sans adresse, sur la valeur morale des témoins à charge.

Des groupes s’étaient formés, plus nombreux que les jours précédents, autour du tribunal. On attendait le verdict pour ce même soir. Des orateurs improvisés discouraient : « Pas de milieu, la mort ou l’acquittement. » Des bruits fantaisistes couraient : Demange allait renoncer à la défense qui n’était pas libre ; Maurel avait menacé l’avocat de le faire arrêter.

Le réquisitoire avait paru à Lépine « vide de faits[115] » ; il ne l’écouta pas jusqu’au bout. L’inquiétude de Picquart croissait devant une telle absence de preuves. Et Dreyfus, dans sa cellule, pensait y coucher pour la dernière nuit, parce qu’il raisonnait de l’affaire en logicien. Que pèserait, dans des consciences droites, la déposition d’Henry ? Elle était terrible, mais « accuser un officier à la barre, sans apporter aucune preuve, c’est monstrueux[116] ». Tous les témoignages s’accordaient à reconnaître qu’il montrait volontiers ses connaissances. « Sont-ce là les allures d’un espion qui sait trop bien ce qu’il risque[117] ? »

Il écrivait encore à Demange : « Combien de fois ai-je pensé au suicide ! Combien de fois ai-je pensé qu’il me serait plus doux de mourir que de supporter ce martyre épouvantable ! J’ai vécu pour mon honneur ; mon âme a résisté à cette violente tentation pour l’honneur de mes enfants. Mon nom ne m’appartient pas à moi seul ; il appartient à ma femme, à mes enfants : c’est pour ce nom que j’ai voulu vivre. »

Il s’endormit, se voyant, le lendemain, au milieu d’eux.

Le lendemain matin, il dit à Forzinetti : « Aujourd’hui j’embrasserai les miens[118]. »

Dans sa captivité, depuis sept longues semaines, il avait ému, convaincu tous ceux qui l’approchaient, les simples gardiens, qui, derrière la porte, écoutaient ses pleurs. Incapable de trouver un sanglot, un mot, un cri pour gagner ses juges, il avait attendri ses geôliers par la sincérité de son désespoir, puis par son courage, le grand effort qui l’avait redressé pour la lutte. À l’user, ceux-ci avaient eu le temps de le pénétrer, de lire en lui. Ils souhaitaient tous l’acquittement, certains de l’innocence de leur prisonnier, déjà ennobli par le malheur.

Il était lui-même dans sa prison, montrant à nu son cœur douloureux, son âme éprise d’honneur, épouvantée de l’injuste honte. Il reprit, avec son uniforme, sa roideur d’apparat, pour aller à la dernière audience.

XV

Demange plaida pendant près de trois heures, avec une interruption de quelques minutes.

Lépine, grand admirateur de l’éloquent avocat, dit que son attente fut déçue, non pas que la forme du discours n’eût été « très belle », mais « parce que Demange ne toucha qu’à une question ; il démontra avec force preuves, techniques et intrinsèques, que le bordereau ne pouvait pas émaner de Dreyfus[119] ».

C’était tout le procès : que pouvait plaider Demange, dans l’ignorance où il était du véritable auteur de la trahison, sinon que Dreyfus n’avait pu écrire, n’étant pas allé aux manœuvres, qu’il y allait partir ; n’ayant pas vu tirer la pièce de 120, qu’il savait comment elle s’était comportée ; n’ayant pas été instruit d’une modification aux formations de l’artillerie, qu’il l’avait connue ; et n’ayant pas détenu le manuel de tir, qu’il l’enverrait ou le ferait copier ?

Les incorrections, professionnelles et de style, qui abondent au bordereau, pouvaient-elles être du fait d’un officier dont les connaissances variées, la science militaire étaient reconnues de tous, tournées en griefs contre lui ?

La seule lecture du bordereau, avant toute enquête sur l’écriture, eût dû écarter l’idée qu’un officier d’État-Major, instruit, sortant des grandes Écoles, fût l’auteur de telles pauvretés.

Mais Demange discuta encore, d’un raisonnement serré, les commérages des camarades, dont rien ne subsista, et l’écriture de l’unique document, d’une fatale ressemblance avec celle de l’accusé, dissemblable pourtant par tant de signes caractéristiques. Les experts les plus réputés ont commis, de leur propre aveu, les plus lourdes erreurs. Peut-on condamner un homme sur une expertise contestée ? Et qui les départage ? Bertillon, qui n’est même pas expert, dont personne n’a compris la fantastique démonstration !

Puis, quel mobile au crime ? L’accusation n’en a pas trouvé. Le jeu ? Une note anonyme est au dossier, mais pas un témoin n’a pu être produit. Des femmes ? Aucune liaison coûteuse, pernicieuse, n’a pu être relevée. Il rappela toute la vie de Dreyfus, l’ardeur patriotique qui lui avait fait préférer à de fructueuses affaires la carrière des armes, son zèle au service, ses ambitions déjà couronnées par tant de succès.

Toute la force du plaidoyer était là. Par malheur, cette force, invincible devant la saine raison, s’affaiblissait de toute la sympathie que l’accusé n’avait pas conquise auprès de ses juges.

Ce qui diminue encore la force de l’avocat, c’est qu’il croit ses adversaires honnêtes et loyaux. Il ne voit qu’une immense erreur, commise de bonne foi. S’il ignore encore les dessous du drame, il pourrait dénoncer déjà, sinon la précipitation de Mercier, du moins la perversité de Du Paty, la haine brutale d’Henry. Il n’en fait rien. Ce respect, nullement affecté, des chefs de l’armée, ces égards, qu’il croit habiles et nécessaires, pour les meneurs de l’affaire, tout cela n’est pas sans art. Pourtant, une telle accusation, si violente, si passionnée, ne se comprend pas plus sans un crime au fond, que la trahison elle-même sans mobile.

Demange eut deux grands courages : accepter la défense du juif, au plus fort de l’horrible tempête ; accepter de le défendre à huis clos.

Mais, avocat d’assises, trop habitué à plaider pour des criminels, il parla pour l’innocent comme pour l’un d’eux Sa profonde conviction, la tendre affection que cet homme excellent éprouve pour l’infortuné, n’éclatent pas sous son langage trop mesuré. Crainte de froisser des soldats susceptibles, il ne se livre pas, met un frein à son éloquence, à la plus persuasive de toutes, celle du cœur. Il se tient au précepte de Lachaud qui fut son maître : faire naître le doute dans l’esprit des jurés, et laisser opérer le doute. Ces jurés militaires sont plus simplistes que des civils ; le doute seul ne les touche pas.

« Quelqu’un qui entendit le plaidoyer de Demange », dit, peu de jours après, à un journaliste : « Il ne possède pas le maniement des conseils de guerre ; il leur a parlé comme à des juges…[120] »

Qui oserait dire que des affirmations passionnées et surtout des accusations contre les accusateurs, les eussent ébranlés davantage ?

La réplique de Brisset fut brève, nerveuse. Il abandonna toutes les charges accessoires : jeu, indiscrétions suspectes, et convint que les preuves morales avaient disparu. Mais, allant prendre le bordereau sur le bureau de Maurel et le brandissant vers Demange : « Si je ne vous apporte pas, dit-il, un mobile à ce crime, le plus grave qui se puisse commettre, et si je n’ai pas d’autres preuves que la lettre missive, elle reste, elle, écrasante pour l’accusé. Prenez vos loupes, vous serez sûrs que c’est Dreyfus qui l’a écrite. S’il l’a écrite, c’est lui qui est le coupable de la plus infâme trahison[121]. »

Ainsi, au terme comme au point de départ de l’accusation officielle, une seule charge : la similitude d’écriture[122].

Dreyfus dit encore quelques mots de protestation ; fils de cette Alsace, si française encore après plus de vingt ans d’annexion, non, il n’avait pas commis le plus hideux des crimes ! Puis, les juges se retirèrent dans la chambre du conseil.

XVI

La foule encombrait les abords du Cherche-Midi. Des paris étaient ouverts dans les cafés, les cabarets. Les esprits étaient excités. Un juriste émit l’avis que la peine de mort ne pouvait être prononcée, la Constitution de 1848 l’ayant abolie pour les crimes politiques ; il fut insulté, traité de mouchard. Il eût été dangereux de parler d’acquittement[123]. Cette foule voulait la mort.

Le verdict sera prononcé en séance publique ; les journalistes, se rendant dans la salle, aperçurent, au milieu de l’escalier, Dreyfus que les gardes emmenaient. Il se tenait droit(2)[124], la tête haute. Un officier d’État-Major, qui s’approcha, saisit son regard brillant du prochain triomphe.

Il fut conduit, pour y attendre le jugement, dans l’infirmerie de la prison de passage, qui est une dépendance du tribunal.

Bertin-Mourot, à l’en croire, commit un acte féroce.

Ce demi-juif haïssait Dreyfus. Il lui avait fait donner la seule note sévère de son dossier ; il l’avait chargé ensuite avec violence, insinuant qu’il avait dû vendre à la Prusse la mobilisation de l’Est. À l’issue de la dernière audience, il alla dire à Boisdeffre, puis à Mercier, ses impressions, « ses angoisses[125] », son énorme inquiétude[126], son service, où avait travaillé Dreyfus, « gravement touché, s’il était coupable[127] », tout le travail de la couverture compromis, grand péril « auquel il faut immédiatement parer ». Mercier lui prescrivit de se rendre aussitôt chez le Président de la République. Il ne fut admis que sur le tard auprès de Casimir-Perier, lui fit son récit à l’heure même où les juges délibéraient. « Sera-t-il condamné » ? demanda le Président. — « Je l’ignore, mais s’il l’est, une calamité, plus grande encore, peut tomber sur nous : c’est qu’il s’échappe, c’est qu’il se commette une évasion. Les mesures les plus énergiques doivent être prises pour que le dommage ne continue pas[128]. »

Toutes les rigueurs sauvages et folles de l’île du Diable sont en germe dans ces paroles.

XVII

La délibération des juges dura une heure. Tous attendaient la communication prévue, annoncée, des pièces secrètes, qui, inconnues encore, mais réputées terribles, avaient déjà agi sur leur esprit.

Aucun d’eux ne soupçonnait que la communication était illégale, qu’elle violait l’équité, le droit, la loi écrite, le code militaire, ouvert sur la table du conseil[129]. Gallet éprouva un court scrupule, mais Maurel lui opposa les notes du ministre, la raison d’État ; on passa outre.

Maurel rompit le scellé. À ce moment, Roche, l’un des juges, s’aperçut que les volets n’étaient point fermés, que quelqu’un eût pu regarder au travers ; il se leva et les poussa. Maurel alors lut la première pièce, la notice biographique qui imputait à Dreyfus une longue série de trahisons, depuis son séjour à l’École de guerre où il avait livré à l’Allemagne une conférence confidentielle sur la mobilisation, et à l’école de Bourges où il avait vendu le secret d’un obus à la mélinite, — espion chevronné déjà quand il entre à l’État-Major. La note était écrite sur papier à en-tête du cabinet du ministre de la Guerre[130] ; c’était, pour ces soldats, la parole même de Mercier.

Maurel donna quelques courtes explications. Le correspondant habituel de Dreyfus était l’attaché militaire allemand, mais il avait trafiqué aussi des secrets de la défense avec l’attaché militaire italien ; en fait, il renseignait toute la Triple Alliance. Les attachés italien et allemand travaillaient en commun, se communiquaient leurs butins respectifs, écrivaient souvent ; mais, prudents, ils signaient leurs billets de pseudonymes, Alexandrine et Bourreur.

De qui Maurel tenait-il ces indications si précises ? Les juges pensèrent que c’était de Mercier ou de Boisdeffre.

Il raconta encore qu’un attaché militaire, ami de la France, avait signalé le traître à l’État-Major.

Ce récit parut une confirmation de celui d’Henry. Oui pouvait être cet attaché, sinon celui de Russie ?

D’un geste las, visiblement ému, Maurel passa les autres pièces au lieutenant-colonel Echemann qui en donna lecture[131].

Mais il commenta chaque pièce, montra que chacune s’appliquait à Dreyfus.

Maurel nie avoir commenté les pièces[132]. Il avait dit de même qu’il n’avait lu qu’une seule pièce, entendant par là, ainsi qu’il distingua par la suite, que les autres avaient été lues par son voisin. Admettons qu’il les expliqua selon les indications qui lui avaient été fournies.

Freystætter prenait les pièces, les examinait de près. Maurel eut un mouvement d’humeur. Elles furent passées de main en main.

Quelles pièces ? Maurel ne se souvient d’aucune ; il le déclare « en toute franchise et en toute sincérité[133] ». Freystætter en énumère trois : la pièce Canaille de D…, la pièce dite « Davignon » pour montrer l’étroite collaboration des deux attachés ; et la fausse traduction de la dépêche de Panizzardi : « Dreyfus arrêté, émissaire prévenu, précautions prises[134]. » Florentin est mort avant d’avoir pu être interrogé. Les quatre autres juges, Patron, Roche, Gallet, Echemann, n’ont été questionnés, en septembre 1899, que par Mercier, qui leur écrivit ou leur envoya des émissaires[135]. Patron « certifie que la dépêche de l’attaché militaire italien n’a pas été communiquée[136] ». Roche « se souvient très nettement d’avoir vu la pièce Canaille de D… accompagnée de deux, trois ou quatre autres » ; pour la dépêche, il ne peut « affirmer ni l’avoir vue ni ne pas l’avoir vue[137] ». Echemann et Gallet ne s’en souviennent pas davantage, « mais ne pourraient pas l’affirmer, sous la foi du serment[138] » ; leur attention s’est portée presque exclusivement sur la pièce Canaille de D…, et ils n’ont conservé qu’un « souvenir très vague des autres pièces qui l’accompagnaient[139] ».

Il faut se résigner au vague de ces souvenirs, sollicités, après quatre années écoulées, par un ancien ministre, au milieu d’une tempête de guerre civile, quand l’honneur de l’armée paraît en cause, quand tout officier, dont la mémoire fidèle dément les grands chefs, qui tient son serment de dire toute la vérité, sera honni, frappé de suspicion, accusé d’avoir vendu son témoignage.

Pourtant, les réponses mêmes de Gallet, d’Echemann, et de Roche, qui ne pourraient pas « jurer qu’ils n’ont pas vu la dépêche italienne », éclairent encore cette pénombre[140].

Aussi bien, le document capital, décisif, qui devait surtout frapper ces officiers, qui attira « presque exclusivement » leur attention (Gallet, Echemann)[141], dont le souvenir leur est resté « très net » (Roche)[142], qui fera dire, deux ans plus tard, à Freystætter « que Dreyfus fut condamné pour avoir livré les plans de Nice[143] », c’est la pièce où la lettre D éclate comme la signature même du bordereau, qui confirme le passage du commentaire sur le voyage de Dreyfus dans les Alpes. L’espionnage y est pris sur le vif, la double trahison, au profit de l’Allemagne et de l’Italie. La pièce eût suffi à elle seule. Les autres pièces (la fausse dépêche, la lettre où il est question de Davignon) confirment seulement ce qu’elle révèle, la collaboration étroite de Panizzardi et de Schwarzkoppen, les rapports intimes du traître avec l’attaché italien.

La première impression en est saisissante pour chacun. Comme la trahison classique y paraît dans toute sa laideur, avec ses marchandages, l’avilissement de l’espion !

Il n’y a pas jusqu’à la forme vive, pittoresque, bizarre du billet, qui ne saisisse l’esprit et ne s’y grave.

Reprenez votre sang-froid, réfléchissez. Quelle vraisemblance y a-t-il que ce plat quémandeur, ce mendiant importun, soit un officier d’État-Major ? Ces douze plans directeurs, demandez quel en est le prix ? C’est pour six louis problématiques, marchandés, que Dreyfus s’en va dans une ambassade de la Triple Alliance !

Mais ces juges, ces soldats savent seulement de l’espionnage ce que la légende et Maurel leur en ont appris ; raisonnent-ils avec la raison positive ? À quoi ont-ils réfléchi ? Ont-ils songé, seulement un instant, à cette iniquité de juger un homme sur des charges qu’il ignore ? Qu’est-ce donc que la conscience d’un soldat ? Si vous ignorez ce Code, si précis, que vous allez appliquer, l’équité élémentaire ne vous dit-elle rien ? Plus que la vie, l’honneur d’un soldat est en cause. Vous, Gallet, vous, Freystætter, si l’on vous jugeait sur des charges inconnues ? Moi, un officier ! Lui, le juif, un traître !

Travail inconscient de l’idée préconçue, destructeur de la raison.

Et quel traître ! Jusqu’à l’ouverture de ce pli, il n’était accusé d’avoir trahi qu’au profit de l’Allemagne. Le nom de l’Allemagne n’avait pas été prononcé, même au huis clos ; mais c’était le bruit universel, et D’Ormescheville avait dénoncé la prétendue facilité des visites de Dreyfus en Alsace, ses voyages clandestins à Mulhouse, sous l’œil fermé du complice allemand[144] ; Maurel, Brisset, y avaient insisté. Or, voici qu’une nouvelle trahison apparaît. Il ne vendait pas la France qu’à la Prusse, mais à l’Italie. Toutes ces pièces, qu’ils ont sous leurs yeux, qu’ils tiennent entre leurs mains, proviennent de l’attaché italien ! Enfin, celle-ci, la notice biographique, envoyée par Mercier lui-même, montre que la trahison du misérable n’a pas été un coup de folie. On cherchait le mobile, on avait la naïveté de s’en inquiéter ! Il a toujours trahi, dès Bourges, dès l’École de guerre ; il n’est entré dans l’armée française que pour trahir…

Comme tout s’éclaire ! Ce camarade d’hier, encore revêtu de l’uniforme galonné, pourquoi, tout à l’heure, n’a-t-il pas trouvé un cri, une parole, qui leur soit allé au cœur ? Le poids de sa double trahison, de ces dix années de trahison, était sur lui, l’étouffait !

Ainsi se trompèrent ces hommes, ainsi furent-ils trompés. Ne les accusez point du crime de Mercier, de Boisdeffre, d’Henry : d’avoir frappé un innocent, le sachant innocent. Ils sont sûrs que Dreyfus a trahi, cent fois sûrs. Pour croire qu’un seul d’entre eux, même Maurel, n’en était pas convaincu, il me faudrait tous les témoins et toutes les preuves, morales, matérielles, invincibles, que j’ai contre les chefs qui leur mentirent. Non, ils furent sincères, aussi loyaux que crédules, mauvais juges, bons soldats. L’injustice, moins cruelle, mais moins excusable que la leur, serait de ne pas tenir compte des circonstances qu’il faut admettre pour des soldats qui, même juges, ne sont que des soldats, imbus du respect des chefs[145]. Comment l’idée leur serait-elle venue qu’Henry s’est parjuré, que ce dossier de Mercier est un tissu d’impostures et de faux ? Le dossier est véridique ; ils doivent le croire ou croire que le chef de l’armée est un bandit ; et le dossier confirme Henry, son éclatant serment qui les a remués jusqu’aux entrailles. Bonne foi absolue que la leur, foi absolue dans les chefs, déraison absolue sous le couvert de la raison.

Le temps a marché ; l’horizon s’est déplacé. Comment, sous la lumière des révélations, comprendre ces ténèbres ? Il le faut pourtant. Si vous voulez juger justement les actes des hommes, il faut entrer dans l’âme de ces hommes, à l’heure même où ils ont agi.

Ces juges injustes ne furent ni des laquais, obéissant à l’ordre du maître, ni des pleutres, dominés par la peur de la foule aboyante. Ce n’est pas un lâche, le vieux Florentin, sorti du rang, qui a gagné tous ses grades par trente ans d’une vie d’abnégation et de peine. Ni le vieux zouave Echemann, ni Roche. Ce n’est pas une âme servile que celle du lorrain Freystætter, dont le franc visage respire la vaillance, d’une fierté farouche, qui n’hésitera pas, dès qu’il en aura conscience, à proclamer son erreur. Ils ne furent que les dupes de la religion militaire, les victimes des mauvais prêtres qui s’étaient emparés du temple.

Le procès une fois lancé, le juif était coupable. Il fut condamné par le peuple, avant de l’être par ses pairs. Et pour la même raison : parce que le chef de l’armée avait parlé. Du premier jour, quand ils s’assirent, tous les sept, autour de la table du conseil, ils étaient prévenus contre l’accusé : le ministre devait avoir des preuves semeuses pour faire arrêter et mettre en jugement un officier de l’État-Major général. Malgré le vague de l’acte d’accusation, malgré la faiblesse des témoignages, ils étaient restés prévenus, obsédés par cette idée dominante. À leur insu, ils cherchèrent non pas les preuves de son crime, mais celles de son innocence. Pourtant, ils firent effort pour s’isoler des furieuses passions du dehors. S’ils ne s’établirent pas sur le « roc du droit[146] », c’est qu’ils en ignoraient l’existence.

Après les dépositions et les plaidoiries, quand ils entrèrent dans la chambre du conseil, ils étaient plus qu’à demi convaincus par l’idée préconçue que les débats n’avaient point dissipée, par les affirmations formelles de deux experts, par les explications trop minutieuses, trop scrupuleuses (pour ces esprits simplistes) des deux autres qui convinrent de ressemblances[147], et surtout par le témoignage retentissant d’Henry[148]. D’autre part, aucun mobile apparent, aucune preuve ni des voyages clandestins de Dreyfus en Alsace, ni de ses dépenses de jeu. L’objection qu’il était trop intelligent pour laisser apparaître, dans sa comptabilité, très bien tenue, des ressources inavouables, ne supprimait pas ces doutes. Le dossier secret les emporta.

Freystætter, analysant les éléments de sa propre conviction, dit « que les pièces secrètes n’eurent qu’une légère influence[149] ». Maurel dit que sa conviction était faite, et celle de deux autres officiers qui lui en firent la confidence, mais qu’il ne nomme pas[150]. Dans ce cas, la forfaiture, doublée de faux, aurait été un crime inutile.

La condamnation était-elle certaine à ce point ? Ce ne fut l’avis ni de Lépine, qui annonça l’acquittement à ses collaborateurs les plus intimes, donna des ordres éventuels pour protéger Dreyfus, à sa sortie, contre les manifestants ; — ni de Picquart, qui, pendant le délibéré, faisant son rapport à Mercier, lui disait « que l’impression générale n’était pas en faveur de l’accusation, mais que les juges maintenant devaient être fixés par le dossier secret[151] » ; — ni de Bertin qui, enragé de haine, à l’heure même portait ses fureurs chez le chef de l’État.

Quelques jours après, Freycinet, ancien ministre de la Guerre et toujours renseigné, racontera à son collègue du Sénat, Scheurer-Kestner, que les juges, après le plaidoyer de Demange, étaient perplexes. Alors, dans le cabinet où ils délibéraient, une pièce leur fut montrée qui triompha de leurs doutes et décida l’unanime verdict que voulait Mercier. C’était une lettre de l’attaché militaire italien à son collègue allemand ; il s’y trouvait cette phrase : « Dreyfus tient la dragée haute. » Freycinet ajoutait : « On peut se demander cependant quel est ce Dreyfus. Est-ce le même ? Sandherr en est convaincu ; d’autres le sont moins[152]. »

Il n’y eut point de débat. Quand les juges eurent, tous, lu et relu les pièces secrètes, Maurel posa l’unique question, recueillit les voix, en commençant, conformément à la loi, par le grade inférieur et le plus jeune en grade.

« Oui » dit Freystætter. Roche tint sa tête, l’espace d’un instant, entre ses mains : « Oui » dit-il. Et tous ainsi jusqu’au président, qui prononça le dernier.

Maurel rédigea le jugement. Il portait que la déclaration avait été faite à l’unanimité, et, visant l’article 4 de la Constitution de 1848 qui abolit la peine de mort en matière politique, condamnait Dreyfus à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, à la destitution de son grade et à la dégradation.

XVIII

La lecture du jugement, en séance publique, fut écoutée au milieu d’un grand silence ; Demange sanglotait. L’accusé, conformément à la loi militaire, n’était pas présent.

Quand Dreyfus avait été emmené à l’infirmerie, transformée en salle d’attente, il ne doutait pas de son acquittement. Au bout de quelques minutes, l’angoisse le prit. Il savait que les verdicts d’acquittement sont prononcés sans débat, tout de suite. Le temps qui s’écoulait, dont il comptait les minutes, lui dit son malheur. L’agent principal[153], qui le gardait, chercha à le rassurer. Cet humble était bon. Dreyfus ne voulut croire que le raisonnement, son expérience.

La tête en feu, il marchait à grands pas. C’est long, une heure. Enfin, la porte s’ouvrit, et Demange parut. Il ne dit pas un mot, se jeta en pleurant dans les bras de l’infortuné.

Quelques instants après, quand le dernier spectateur eut quitté l’hôtel du Cherche-Midi, Brisset descendit dans le vestibule du tribunal[154]. La garde s’y assemble en armes. Dreyfus est amené, s’arrête à trois pas, stoïque, dans l’attitude militaire, la tête droite, les bras contre le corps. La nuit était venue. Le greffier, à la lueur d’un candélabre, donne lecture du jugement. Le condamné écoute en soldat l’horrible verdict prononcé par des soldats, lu, devant d’autres soldats, par un soldat.

Brisset lui dit : « La loi vous accorde un délai de vingt-quatre heures pour exercer votre recours devant le conseil de revision. »

Dreyfus resta encore maître de sa douleur. Mais quand il eut été ramené dans la salle de l’infirmerie, son désespoir éclata dans une scène atroce. Il appelait la mort, et, comme fou, se précipita pour se briser la tête contre le mur. L’agent Ménétrier le saisit à bras le corps, essaya de le calmer[155]. On lui rabattit sur la tête le capuchon de son manteau d’officier, et, par la rue déserte, d’où la foule avait été repoussée, il fut ramené à la prison.

XIX

Picquart avait porté la nouvelle de la condamnation à Mercier qui attendait, en grand uniforme, devant se rendre à un dîner officiel, à l’Élysée. Il ne fit aucune remarque. Mme Mercier eut un mouvement de pitié : « Pauvre homme ! » dit-elle.

Boisdeffre, également informé par Picquart, lui dit qu’il irait dîner plus tranquillement.

Picquart, très soigneux, s’était préoccupé, avant le jugement, des pièces secrètes : comment rentreraient-elles au ministère ? Du Paty lui dit de ne pas s’en inquiéter[156]. Le jugement rendu, Maurel, qui avait refait le pli, le remit à Du Paty[157] « sans aucune explication, en présence des juges ».

Mercier avait prescrit formellement cette rentrée immédiate des pièces secrètes. Restées au dossier militaire, elles auraient été connues du conseil de revision, de l’avocat chargé du pourvoi. La condamnation eût été annulée dans un énorme scandale.

Du Paty remit le dossier secret à Sandherr, de qui il le tenait. Sandherr le porta, le lendemain, ou peu après, à Mercier.

Aussitôt, Mercier détruisit la notice biographique, en présence de Sandherr, « lui disant qu’il n’en devait pas rester de traces ». Il lui ordonna ensuite de disloquer le dossier secret, lui rendit « toutes les pièces annexes pour qu’elles fussent réparties dans les différents cartons d’où elles venaient[158] ».

Mercier, pour expliquer la destruction d’une pièce ayant fait partie d’un dossier de justice (crime prévu par le Code pénal)[159], allègue tantôt qu’il la considérait comme un document personnel, sa propriété[160], tantôt que le commentaire n’avait pas de place particulière dans les différentes armoires d’où avaient été extraites les pièces secrètes[161]. Pièces bizarres, au surplus, qui, venues de tant d’armoires différentes, s’appliquaient, pour une heure, au même individu !

Mercier dit encore qu’il ignora alors (et jusqu’en 1899) « si Maurel avait ou non donné communication des pièces secrètes au conseil[162] ». Manque étrange de curiosité ! Ce pli même du dossier, le sceau rompu de l’enveloppe, crient au mensonge[163].

Tout criminel, son crime accompli, cherche d’abord à en supprimer les traces. Son couteau sanglant, il le jette au fleuve ou à l’égout. Qui l’y cherchera ? Alors il respire, sûr de sa muette conscience.

XX

Quand Sandherr porta à Henry l’ordre ministériel de disloquer le dossier, lui dit-il son étonnement de l’impérative consigne et d’avoir vu Mercier déchirer la notice ? Ou fut-ce Henry, plus subtil, qui s’inquiéta ? Ces deux hommes sont morts sans parler. Le fait certain, c’est que, tous deux, d’un plein accord, décidèrent de ne pas obéir et de n’instruire de leur désobéissance aucun des chefs, ni Gonse, ni Boisdeffre[164]. Si la commune forfaiture doit être un jour découverte, l’envie pourrait venir à ces grands chefs de jouer la comédie de la surprise : « C’est Sandherr ! c’est Henry ! » Non. Part commune au victorieux forfait, part commune au danger.

Ils refont le dossier. Sandherr avait reconnu, contrôlé la traduction exacte de la dépêche italienne[165] ; la fausse, qui a trompé les juges, est jetée au feu. Henry a gardé le commentaire original de Du Paty qui n’a pas servi ; il y encarte les pièces qui ont été connues de Du Paty. Il renferme ensuite le tout dans une enveloppe en papier bulle non scellée ; lui-même, il y écrit les mots : « dossier secret », et met son paraphe au dos, au crayon bleu[166]. Puis, devant Gribelin, qui l’y aurait retrouvé « les yeux fermés[167] », il dépose le pli dans l’armoire de fer, lui en fait remarquer la place : le tiroir du coffre.

Si Sandherr quitte un jour le service, et si Henry ne lui succède pas, Sandherr instruira le futur chef de l’existence du petit dossier qui fut communiqué seulement aux juges[168], mais sans lui rien révéler de l’ordre donné par Mercier et par Boisdeffre, de le détruire.

Ainsi surnagea l’instrument du crime.

  1. Freystætter à l’infanterie de marine.
  2. Autorité du 20 décembre 1894.
  3. Voltaire, xxxvi, p. 140, Déclaration de Pierre Calas.
  4. Son intonation défectueuse avait été signalée par tous ses chefs : Juillet 1883 : « Son intonation est surtout mauvaise. » Janvier 1886 : « A malheureusement une déplorable intonation. » Juillet 1887 : « Commande bien malgré sa mauvaise intonation. » Juillet 1889 : « A gagné un peu pour l’intonation.
  5. Le rédacteur judiciaire de l’Autorité écrit : « On s’accorde à dire que l’accusé a une sale tête. » Celui du Figaro : « Il n’est certainement pas un sympathique. » L’un et l’autre inclinaient à le croire innocent.
  6. Autorité du 20 décembre 1894.
  7. Le rédacteur judiciaire de la Libre Parole note dans son compte rendu : « Vif mouvement d’attention : on sait ce qu’il va dire. »
  8. « Et quels indices ! La raison humaine en rougit. » Voltaire, xxxvi, p. 157.
  9. Le Matin du 10 novembre 1896. Le fac-similé avait été vendu au journal par l’expert Teyssonnières.
  10. Procès Zola, I, 128, De Castro.
  11. Mathieu Dreyfus ne put entrevoir le bordereau que l’espace d’une demi-minute ; il fut stupéfait que cette écriture eût pu être attribuée à son frère, tant les dissemblances étaient nombreuses.
  12. Pendant toute cette période, les beaux-parents de Dreyfus reçurent d’innombrables lettres dont les auteurs se faisaient fort de faire évader leur gendre contre de beaux honoraires. Ces lettres émanaient d’escrocs ou de bas policiers. Il ne fut répondu à aucune. Des chevaliers d’industrie s’offrirent pour trouver le vrai coupable. Mathieu Dreyfus, d’une grande prudence, réussit à ne tomber en aucun piège.
  13. Plusieurs journaux du 21 décembre prêtent cette formule à un membre du conseil de guerre (Patrie, Intransigeant, Gil Blas).
  14. Compte rendu des journaux du 20 décembre. (Temps, Autorité, Figaro, Libre Parole, etc.)
  15. Cass., I, 129, Picquart : « Il convient de dire que dans le conseil se trouvaient plusieurs officiers, qui avaient des relations avec nous. (Par nous, j’entends le ministère.) Ainsi le lieutenant-colonel Echemann qui, d’après ce que m’a dit plus tard le colonel Sandherr, lui avait parlé, à lui Sandherr, de l’affaire, et avait reçu de ce dernier l’assurance que Dreyfus devait être réellement coupable. (Je suis presque sûr que c’est avant le jugement.) Il y avait aussi le capitaine Gallet qui, j’en suis à peu près certain, avait causé de l’affaire avec le capitaine Henry. Si ma mémoire est fidèle, Gallet est parent de M. Poirson, alors directeur de la Sûreté générale, qui était constamment en relations avec le bureau des renseignements, surtout pour les affaires d’espionnage. »
  16. Voir Appendice XIII.
  17. Lettre de Picquart au garde des Sceaux, du 6 septembre 1898 : « J’ai assisté, par ordre du ministre de la Guerre, aux débats du conseil de guerre de 1894. » (Cass., III, 40). Zurlinden ; Rennes, I, 609, Lauth.
  18. Compte rendu de l’Autorité.
  19. Cass., II, 9, Lépine : « Il niait tout d’une voix atone… etc. » — J’ai eu l’occasion, après avoir déposé devant Ravary (18 décembre 1897), de questionner le greffier Vallecalle sur l’attitude de Dreyfus au procès ; il me répondit textuellement : « Il a discuté ; moi, à sa place, j’aurais gueulé. »
  20. Rennes, II, 192, Maurel.
  21. Cass., I, 120, Picquart : « Il protesta avec la dernière énergie contre l’accusation dont il était l’objet, mais d’une manière un peu théâtrale, qui ne produisit pas une bonne impression sur le conseil. »
  22. Putz, Guillemin, Souriau, qui avaient été les camarades de Dreyfus au deuxième bureau pendant le premier semestre de 1894.
  23. Rennes, III, 707, plaidoirie de Demange.
  24. Cass., II, 9, Lépine.
  25. Cass., I, 379, Picquart ; « Les débats ont été assez ternes. »
  26. Voir, notamment, l’Intransigeant du 8 novembre 1894.
  27. Cass., III, 603, note de Demange sur les débats devant le conseil de guerre de 1894.
  28. Cass., II, 125, lettre de Zurlinden, ministre de la Guerre, au garde des Sceaux (16 septembre 1898).
  29. Rennes, II, 192, Maurel.
  30. Rennes, III, 506, Du Paty : « L’ordre d’arrestation était donné ferme, indépendamment de l’épreuve de la dictée. »
  31. Cass., III, 605, notes de Demange.
  32. Cass., I, 129 ; Rennes, I, 380, Picquart.
  33. Ibid.
  34. Cass., I, 129, Picquart.
  35. Cass., III, 605, note de Demange.
  36. Cass., III, 602, Demange. — Cette hypothèse de Du Paty deviendra la thèse de l’État-Major, après que Gonse et Pellieux auront rétabli, au procès Zola, la vraie date du bordereau, août-septembre au lieu d’avril-mai.
  37. « Au lieu d’un mois comme précédemment. » (Cass., III, 121, lettre du ministre de la Guerre du 28 avril 1899.) — Voir Appendice XIV.
  38. Rennes, I, 398, Picquart : « Les stagiaires du groupe de Dreyfus savaient parfaitement qu’ils feraient leur temps de troupe en octobre, novembre et décembre. Il n’était donc pas question pour eux d’aller aux manœuvres en septembre. D’ailleurs, le temps qu’ils devaient passer au troisième bureau était déjà très court. Il était de trois mois seulement. S’ils avaient été aux manœuvres pendant ces trois mois, leur stage se serait trouvé restreint d’une façon tout à fait anormale, » — De même, l’un des stagiaires de 1894, De Fonds-Lamothe.(Rennes, III, 291.)
  39. Cass., III, 602, Demange ; III, 606 et 607, note remise par Dreyfus à Demange ; Rennes, I, 43 ; III, 289.
  40. Rennes, III, 718, Demange. — À Rennes (II, 192), Maurel dépose qu’il n’a pas remarqué que Du Paty ait fait montre de parti-pris ou de passion.
  41. À l’audience du 20.
  42. Gribelin reprend à Rennes la même déposition : « Je crois, dit-il, avoir reproduit la déposition verbale que j’ai faite en 1894 devant le conseil de guerre. » (Rennes, I, 587.)
  43. Cass., I, 131 ; Rennes, I, 379, Picquart.
  44. Cass., I, 132, Picquart : « J’ai même dit au général de Boisdeffre et au ministre que, s’il n’y avait pas de dossier secret, je ne serais pas tranquille. » — Même déposition à Rennes, I, 379.
  45. Cass., I, 143, Picquart.
  46. Ibid., 132.
  47. Rennes, I, 361, Picquart.
  48. Cass., I, 132, Picquart.
  49. Ibid., 131.
  50. « Écrite à la machine à écrire », leur avait-on dit.
  51. 20 décembre 1894.
  52. Rennes, III, 713, Demange.
  53. Cass., III, 602, Demange.
  54. Cass., II, 9, Lépine.
  55. Bertin avait prétendu, dans une note du 17 octobre, à l’instruction D’Ormescheville, et, tout à l’heure, à la barre, que Dreyfus, pour cause, ne s’intéressait qu’à la mobilisation de l’Est. La question fut posée à Bretaud par l’un des juges, Gallet.
  56. Cass., III, 606, Demange.
  57. Cass., II, 10, Lépine.
  58. Rennes, II, 192, Maurel.
  59. Cass., III, 606, Demange.
  60. Dans sa réplique à Demange. Voir page 436.
  61. Lettre de Picquart au garde des Sceaux, du 14 septembre 1898. (Cass., III, 207.)
  62. Cass., I, 129 ; Rennes, I, 380, Picquart.
  63. Cass., I, 130 ; Rennes, I, 180, Picquart ; Cass., II, 8, Freystætter ; Cass., III, 606, Demange.
  64. Cass., II, 10, Lépine.
  65. Cass., II, 8, Freystætter ; III, 605, Demange.
  66. Rennes, III, 659, Demange. — Pascal, dans Les Provinciales (Ed. Faugère, p. 94), parle de ces Jésuites qui viennent dire « qu’un homme d’honneur, qui désire cacher son nom, leur a appris de terribles choses ». — Refuser aux accusés la connaissance des noms des témoins qui déposaient contre eux était un procédé familier à l’Inquisition. Le Pape Boniface VIII condamna cette coutume, en 1299, dans une affaire où étaient impliqués des juifs de Rome.
  67. Cass., II, 125, lettre de Zurlinden au garde des Sceaux : « La déposition d’Henry aurait pu être faite dans le même sens par le colonel Sandherr, chef du service des renseignements, comme par le sous-chef et le chef d’État-Major de l’armée, comme par le ministre lui-même. »
  68. Rennes, I, 380, Picquart.
  69. Picquart (Cass., I, 130) dépose qu’il fit donner à Val-Carlos, par l’intermédiaire d’Henry, une somme de 1.200 francs — Selon Cuignet, 1.500 francs (Rennes, I, 495).
  70. Le fait des communications purement verbales de Val-Carlos est reconnu par Zurlinden, alors ministre de la Guerre, dans sa lettre du 10 septembre 1898 au garde des Sceaux (Cass., III, 55), et, de même, par Roget (Cass., I, 59) et par Mercier (Rennes, I, 85). Pour Roget, Val-Carlos est « un homme qui occupe une belle situation mondaine » ; Mercier l’appelle « une personne haut placée dans la diplomatie étrangère ».
  71. « M. De… avait-il réellement fourni ces renseignements ? Rien ne l’établit. » (Cass., III, 55, Ballot-Beaupré.) Sur les conversations de Val Carlos, voir t. VI, 299 et Cass., III, 442, Mornard.
  72. Invité par la Cour de cassation à s’expliquer sur le point de savoir si Val-Carlos a pu compléter plus tard ses renseignements, Guénée répond négativement (Cass., I, 727). Guénée ajoute : « Quand je l’ai revu en 1896, il ne m’a pas parlé de l’affaire Dreyfus. »
  73. Cass., II, 6, Freystætter : « Cette déclaration a eu sur moi une influence considérable en raison de l’attitude d’Henry, qui, se tournant vers Dreyfus, le désigna comme étant le traître. » — De même Gallet (Voir t. IV, 225, note 1).
  74. Rennes, II, 192, Maurel. Il ajoute même : « Et sans passion. »
  75. 21 décembre 1894.
  76. Rennes, II, 462, Charavay : « En effet, dit Dreyfus, cette écriture ressemble à la mienne, mais ce n’est pas mon écriture. »
  77. Cass., I, 131, Picquart.
  78. Cass., II, 7, Freystætter. — En 1897, Teyssonnières sollicita la croix de la légion d’honneur : à un sénateur qu’il voulait intéresser à sa requête et qui lui demandait ses titres, il répondit : « C’est moi qui ai déclaré que le bordereau était de Dreyfus. »
  79. Cass., III, 223, Manau, procureur général : « Le fait de la radiation suffit à discréditer l’opinion d’un expert. »
  80. Cass., I, 272 ; Rennes, II, 304, Gobert.
  81. Cass., I, 272, Gobert.
  82. Rennes, III, 178, Sebert.
  83. « Mon intervention dans l’affaire Dreyfus n’a porté qu’accessoirement sur l’expertise en écriture. Ma déposition forme dans son ensemble une démonstration qui engendre une certitude mathématique. » (Temps du 17 novembre 1897). — « Je n’ai pas expertisé précisément l’écriture de l’inculpé ; j’ai fait devant le tribunal une démonstration dans laquelle l’écriture de l’officier était pour quelque chose. » (Journal du 12 novembre 1897.)
  84. Il en convient lui-même : « Aucuns rapports verbaux ou écrits n’avaient pu être établis par moi sur le complément de mes recherches. » Il concède que « la circonstance était peu ordinaire », et accuse le manque de temps. (Cass., I, 498.) Mensonge manifeste, puisqu’il connut la « lettre du buvard » le 10 novembre et qu’il soumit sa théorie au Président de la République, le 14 décembre, à la demande de Mercier qui la connaissait depuis plusieurs jours.
  85. « Narquoisement », dit Bertillon (Cass., I, 498).
  86. Rennes, II, 374, Demange et Bertillon.
  87. Rennes, II, 386, Dreyfus ; Cass., II, 11, Lépine.
  88. Cass., I, 499 ; Rennes, II, 352, Bertillon.
  89. Cass., I, 499, Bertillon.
  90. Ibid.
  91. Cass., III, 601, Demange.
  92. Cass., II, 10, Lépine.
  93. Cass., I, 131, Picquart : « J’ai d’ailleurs rendu compte de cette impression d’obscurité, le soir même, au Président de la République ; je me souviens qu’il avait vu le schéma de M. Bertillon. »
  94. Cass., III, 601, Demange.
  95. Cass., I, 13, Picquart.
  96. Cass., II, 10, Lépine.
  97. Cass., I, 131, Picquart.
  98. Cass., II, 7, Freystætter : « Les dissemblances furent expliquées par Bertillon… »
  99. Rennes, II, 192, Maurel.
  100. Il avait fait ce récit à Picquart (Cass., I, 141) et à d’autres.
  101. L’incendie de la filature avait eu lieu le 24 août ; l’assurance avait été payée fin novembre et dans les premiers jours de décembre par dix-sept compagnies intéressées. (Dépêche datée de Mulhouse, le 22 décembre, 9 h. 31 du matin ; signée : Henri Borel, Frédéric Thesmar, fondés de pouvoir de la compagnie d’assurances.)
  102. Le rabbin Dreyfuss, dont Guénée faisait le gendre du grand rabbin Zadoc Kahn, aurait engagé Mme Hadamard à déclarer que le capitaine était joueur. (Rapport du 19 novembre ; Cass. II, 290.)
  103. Le général Lebelin de Dionne, ancien commandant de l’École supérieure de guerre, et le général Niox, qui avait été le professeur de Dreyfus et le croyait innocent, avaient été sollicités de déposer ; ils se dérobèrent.
  104. Rennes, II, 198, Maurel.
  105. Rennes, III, 512, Du Paty.
  106. Rennes, II, 193, Maurel, et III, 512, Du Paty.
  107. Rennes, II, 193, Maurel.
  108. Ibid.
  109. Rennes, III, 512, Du Paty.
  110. Du Paty : « J’ai exécuté la consigne, et je ne sais rien de plus. »
  111. Maurel dit textuellement : « Il m’enjoignit, au nom du ministre, d’en donner connaissance aux juges dans des conditions de temps et de lieu nettement déterminées. » — Voici la déposition de Mercier : « J’envoyai le pli cacheté, le deuxième jour, je crois, ou, en tout cas, le matin du troisième, en lui faisant dire que je n’avais pas le droit de lui donner un ordre positif, » — Maurel dit qu’il lui enjoignit, — « mais que je lui donnais un ordre moral, sous ma responsabilité, d’en donner communication aux juges du conseil de guerre, parce que j’estimais qu’il y avait des présomptions graves dont il était indispensable qu’ils eussent connaissance ». (Rennes, I, 99.) Et, plus loin, après la déposition de Maurel, en réponse à une question de Labori : « Oui, j’en ai pris la responsabilité complète. Je n’avais pas le droit de donner un ordre absolu, vous le savez mieux que personne : j’ai donné l’ordre moral aussi complet que possible. »
  112. Rennes, II, 193, Maurel : « Ce pli, le seul (j’insiste sur ce mot) que j’aie reçu pendant toute la durée du procès Dreyfus. »
  113. Cass., I, 132, Picquart : « J’ai apporté plusieurs plis au colonel Maurel. » Rennes, I, 381 : « Le fait est que j’ai eu à apporter… etc. » Et encore, lettre au garde des Sceaux, du 15 septembre 1898 (Cass., III, 41).
  114. À l’instruction Ravary (décembre 1897), le greffier Vallecalle lui avait dit : « Est-ce que ce n’est pas vous qui avez apporté le dossier secret ? » (Cass., I, 132.) Picquart ne sut qu’à Rennes, par la déposition de Maurel, le 24 août 1899, que c’était Du Paty ; (Rennes, II, 193.)
  115. Cass., II, 10, Lépine. Cependant, « sur la question du bordereau, son siège était fait » ; et, de même, croyait-il, « celui des juges. »
  116. Cass., III, 608, notes de Dreyfus, remises par lui, à l’audience, à Demange.
  117. Ibid.
  118. Cass., I, 321, Forzinetti.
  119. Cass., II, 10, Lépine.
  120. « Il n’a pas su les émouvoir. » (Patrie du 30 décembre 1894, sous la signature Destez.)
  121. Cass., III, 606 ; Rennes, III, 596, Demange.
  122. Rennes, I, 207, Zurlinden : « La similitude d’écriture est réellement le point de départ incontestable de cette affaire. »
  123. « Parler d’acquittement eût été s’exposer à l’écartèlement. » (Libre Parole du 24 décembre 1894).
  124. Compte rendu de la Libre Parole.
  125. Rennes, II, 39, Bertin-Mourot.
  126. Rennes, I, 110, Mercier.
  127. Rennes, II, 40, Bertin-Mourot.
  128. J’ai suivi mot à mot le récit de Bertin. Mercier, dans sa déposition, l’avait amorcé ; il mentionne l’ordre qu’il donna à Bertin d’aller informer le Président de la République (Rennes, I, 110). D’autre part, Casimir-Perier déclare : « Tout d’abord, je n’ai pas souvenir d’avoir reçu le colonel ou commandant Bertin. Un point est très précis dans ma mémoire : c’est que le général Mercier m’a dit que les documents étaient sans grande importance. J’affirme l’exactitude absolue de ma mémoire. » (Rennes, I, 150.) Bertin a-t-il inventé la scène, tout au moins les propos qu’il aurait tenus à Casimir-Perier, qu’il n’aurait tenus qu’à Mercier et à Boisdeffre ? Il a été pris, d’ailleurs, à plusieurs reprises, en flagrant délit d’erreur ; tantôt, il prête à Dreyfus un propos absurde qui fut démenti énergiquement, et que tout dément (Rennes, II, 39, 65) ; tantôt, il appelle Demange « l’avocat de l’ambassade d’Allemagne » (Rennes, II, 63), etc… — Au lendemain du procès de 1894, Bertin fut mis au tableau d’avancement.
  129. Rennes, II, 401 » Freystætter : « Je ne savais pas du tout qu’il fût interdit de nous communiquer quelque chose en chambre du conseil. » — De même, Picquart : « Ce n’est que quand j’ai vu le dossier et surtout le commentaire qui l’expliquait, que je me suis rendu compte du danger effroyable qu’il y a à se fier à une impression d’un moment et à ne pas soumettre à la discussion publique des pièces, si importantes qu’elles puissent paraître. » (Rennes, I, 381.)
  130. Récit du général (alors commandant) Gallet.
  131. Rennes, II, 400, Maurel. — Voici la première déposition de Maurel, le 24 août 1899 (II, 194) : « J’ai lu une première pièce, je n’ai pas écouté les autres parce que ma conviction était faite. » Le surlendemain, 26, Freystætter ayant énuméré les pièces communiquées, Maurel dépose : « L’autre jour, j’ai répondu : Je n’ai lu qu’une pièce ! et ces mots je les maintiens. Je n’ai lu qu’une pièce. Mais je n’ai pas dit : Il n’a été lu qu’une pièce. Je n’ai lu qu’une pièce, mais après cette pièce lue, j’ai passé le dossier à mon voisin, en disant : Je suis fatigué. »
  132. Rennes, II, 401, Freystætter : « J’affirme que le colonel Maurel avait en mains les pièces et qu’il a fait un commentaire de chacune des pièces qu’il nous a passées. » Au contraire, Maurel : « Je proteste énergiquement contre ce mot de commentaire ; j’avais trop conscience de mon devoir pour me permettre de vouloir influencer d’une manière quelconque sur les juges dont j’étais le président. »
  133. Rennes, II, 194, Maurel : « Quelles ont été les pièces qui ont été communiquées au conseil ? — Je ne les connais pas. » Et, plus loin, (II, 401) : « La dépêche contenant les mots émissaire prévenu a-t-elle été lue au conseil ? — Je déclare en toute franchise et en toute sincérité : Je ne m’en souviens pas. »
  134. Rennes, II, 399 et 400, Freystætter : « J’affirme qu’il y avait Dreyfus arrêté, émissaire prévenu. Il y avait encore autre chose que je n’affirme pas ; je crois qu’il y avait : Précautions prises ». — Il y avait, probablement, ces deux mots. Quand la Cour de cassation demanda à Mercier quel était le premier texte qui lui fut présenté, il répondit : « Dreyfus arrêté, précautions prises, prévenu émissaire. » (Cass., I, 545.) Un conseiller lui fait observer : « Il ne semble pas que le texte communiqué par les Affaires étrangères ait compris ces mots : précautions prises… » Mercier maintient son dire (546). — De même, Boisdeffre (Cass., I, 557), et Gonse (Cass., I, 561).
  135. Mercier dépose à Rennes, le 7 septembre 1899, qu’il a envoyé recueillir les dépositions de Gallet et d’Echemann par deux officiers, celle de Gallet par le commandant De Mitry, et celle d’Echemann par d’Aboville. (Rennes, II, 534.) De quel droit Mercier, officier en retraite, envoyait-il « recueillir » ces dépositions « par deux officiers » ? Quel fut le message ? Quelles furent exactement les réponses d’Echemann et de Gallet, qui ne sont connues que par le résumé de Mercier ? « Les réponses se résument ainsi… »
  136. Lettre à Mercier, versée au dossier de Rennes, (III, 535).
  137. Lettre à Mercier, Rennes, III, 534. — Deux, trois ou quatre pièces, plus la pièce Canaille de D…, cela fait trois, quatre ou cinq pièces.
  138. Rennes, III, 534, Mercier.
  139. Rennes, III, 534, Mercier.
  140. La communication des pièces secrètes fut révélée, le 14 septembre 1896, par l’Éclair. L’article, écrit sous l’inspiration d’Henry, est volontairement inexact. Les mots « ce canaille de D… « sont remplacés par ceux-ci : « Cet animal de Dreyfus. » Et la lettre, écrite en clair, devient une lettre « chiffrée au chiffre de l’ambassade allemande ». La mention d’une pièce chiffrée, quelle qu’elle soit, est significative. Voir t. II, 348.
  141. Rennes, III, 535.
  142. Ibid., 534.
  143. Cass., I, 472, Hipp. Laroche. — Voir Appendice XV.
  144. À l’audience, Demange avait produit un des nombreux refus de passe-port qui avaient été opposés à Dreyfus par l’autorité allemande.
  145. Tacite, Agricola, IX : « Credunt plerique militaribus ingeniis subtilitatem deesse, quia castrensis juridictio, secura et obtusior ac plura manu agens, calliditatem fori non exerceat. »
  146. Admirable formule de Michelet (Révolution, IV, 312).
  147. Cass., II, 7, Freystætter : « La conviction de la culpabilité de Dreyfus fut amenée par les affirmations de deux experts qui attribuaient nettement le bordereau à Dreyfus ; deux autres experts trouvèrent qu’il y avait de grandes ressemblances et des dissemblances ; les dissemblances furent expliquées par Bertillon. »
  148. Cass., II, 7, Freystætter. — De même Gallet. Voir page 421.
  149. Rennes, II, 399, Freystætter.
  150. Rennes, II, 194, Maurel. — Freystætter, au contraire, quelque temps après la condamnation, dit à un camarade : « Vous ne douteriez pas si vous aviez vu ce que nous avons vu en chambre du conseil. » Le Gaulois, du 3 novembre 1897, recueillit également cette confidence d’un juge : « Nous n’étions peut-être pas en pleine lumière quand nous sommes entrés dans la salle des délibérations ; nous y avons tous été, dès qu’on nous a communiqué certains documents. »
  151. Lettre de Picquart au garde des Sceaux, du 15 septembre 1898 : « Rendant compte de l’impression générale au ministre, pendant la délibération, je lui ai dit… » (Cass., III, 41.)
  152. Notes manuscrites de Scheurer-Kestner, de janvier 1895. — Qui avait renseigné Freycinet ? La déformation que son informateur fait subir à la pièce Canaille de D… est curieuse. C’est l’interprétation de Du Paty, avec, déjà, la substitution du nom de Dreyfus à l’initiale D… — Scheurer-Kestner garda ses doutes ; il connaissait de réputation la famille Dreyfus et ne s’expliquait pas un crime sans mobile.
  153. Ménétrier.
  154. Et non dans la cour ; selon le récit des journaux du lendemain.
  155. Cass., I, 321 ; Rennes, III, 106, Forzinetti.
  156. Rennes, I, 381, Picquart.
  157. Rennes, II, 193, Maurel.
  158. Rennes, II, 221, Mercier. — Même aveu dans la lettre adressée, le 24 avril 1899, par Mercier au ministre de la Guerre : « L’original a, en effet, été détruit devant moi. »
  159. Article 439.
  160. Rennes, I, 162 ; II, 221, Mercier.
  161. Rennes, I, 163, Mercier. — Voir Appendice XVI.
  162. Rennes, I, 99, Mercier : « Ce n’est qu’après la séance de la Chambre du 5 juin de cette année, séance où ma mise en accusation devant la Haute Cour de justice a été demandée, que je me suis cru en droit d’aller trouver le colonel Maurel et de me renseigner sur ce qui s’était fait au Conseil de guerre. Je ne l’ai su qu’à ce moment. Voilà, Messieurs, la vérité sur la communication des pièces secrètes. »
  163. Le pli « fermé et scellé » (Rennes, II, 193, Maurel ; III, 512, Du Paty) renfermait une enveloppe intérieure qui portait une mention, sur laquelle Du Paty, d’ordre de Sandherr, appelle l’attention de Maurel (III, 512). Mais ce mensonge même de Mercier a une raison : cacher d’autres mensonges. Il dit n’avoir connu le fait de la communication qu’en juin 1899, parce que, peu de jours auparavant, il donnait sa parole d’honneur au général G… que la forfaiture n’avait pas été commise.
  164. Quand Picquart, en 1896, ayant découvert la culpabilité d’Esterhazy, porta le dossier secret à Boisdeffre, celui-ci en manifesta son étonnement, « lui demanda pourquoi le dossier n’avait pas été brûlé, comme il avait été convenu ». (Revision, 121, lettre de Picquart au garde des Sceaux.)
  165. Voir page 250.
  166. C’est la description du dossier secret telle que la donnent Picquart (Cass., I, 134), Henry (Procès Zola, I, 225 et 358), et Gribelin (Procès Zola, I, 157, et 327 ; Cass., I, 433). — Voir Appendice XVII.
  167. Cass., I, 431, Gribelin.
  168. Revision, I, 121 ; Cass., I, 143 ; Rennes, I, 384, Picquart.