Histoire de l’Église de Corée/Tome 1/Texte entier

Histoire de l’Église de Corée
précédée d’une introduction sur l’histoire, les institutions, la langue, les mœurs et coutumes coréennes : avec carte et planches
1
Librairie Victor Palmé.


Sainte Vierge Marie, reine des apôtres, reine des martyrs, reine des confesseurs, permettez-moi de déposer humblement à vos pieds cette histoire d’apôtres, de confesseurs et de martyrs.

Vous avez droit à cet hommage, parce que vous êtes la patronne spéciale de l’Église de Corée ; parce que tous les martyrs dont je raconte le triomphe, tous, missionnaires et néophytes, se glorifiaient du titre de vos enfants. Ces pages, teintes de leur sang, sont une nouvelle et éclatante démonstration de cette vérité : que l’on ne peut aimer le Dieu fait homme sans aimer la Mère de Dieu. Oui, ils aimaient Jésus-Christ, puisqu’ils ont voulu être pour lui flagellés, étranglés, décapités, coupés en morceaux ; et par une conséquence naturelle et nécessaire, ils vous aimaient aussi, et ils sont allés au supplice, le scapulaire sur les épaules et le chapelet à la main.

Vierge bénie ! protégez cette pauvre mission de Corée ; protégez toutes les missions de la sainte Église catholique. Obtenez de votre Fils la conversion des infidèles. Pressez l’accomplissement des prophéties qui annoncent que toutes les nations se ressouviendront du Seigneur, que les îles lointaines connaîtront la gloire de son nom. Et, quand luira ce grand jour, quand ces centaines de millions d’idolâtres sortiront de leurs ténèbres et viendront à l’admirable lumière de Jésus-Christ crucifié, ils vous aimeront, ils chanteront votre gloire, ils crieront d’une grande voix : Salut, Vierge souverainement belle ! c’est de vous qu’est née la lumière du monde.

Vale ! o valde decora…
Ex qua mundo Lux est orta.





Protestation.

Conformément au décret d’Urbain VIII, je déclare qu’en employant, dans cette histoire, les qualifications de Saint, de Martyr, de Confesseur, etc., je n’ai fait que suivre la manière de parler ordinaire, reçue parmi les fidèles, et que je n’ai entendu préjuger en rien la décision officielle de l’Église, à qui seule il appartient de décerner ces titres dans leur sens véritable et complet.

Ch. D.

PRÉFACE



L’Église de Dieu ne connaît ni défaillance ni déclin. Établie pour rendre témoignage à la vérité, pour enseigner toutes les nations, elle remplit toujours et partout ce double devoir, malgré tous les obstacles, en face de toutes les tyrannies, et il n’existe pas de pays si soigneusement fermé qu’elle n’y ait pénétré, pas de peuple si isolé, si séquestré de tous rapports avec les autres peuples, qu’elle n’y ait porté l’Évangile et conquis des fidèles. À l’extrémité de l’Asie, entre la Chine et le Japon, se trouve le royaume de Corée. Tout le monde a entendu parler de la Chine et du Japon : tout le monde a lu des livres, des relations de voyage, qui en donnent des notions plus ou moins exactes. Mais la Corée, qui la connaît ? Les géographes eux-mêmes n’en savent guère que le nom, nul savant ne s’en est occupé, nul voyageur n’a pu la parcourir ; les expéditions tentées dans ces derniers temps pour faire respecter par son gouvernement les lois de l’humanité ont misérablement échoué, et aujourd’hui elle demeure plus obstinée que jamais dans son isolement. Et cependant, dans ce pays ignoré, Jésus-Christ a de nombreux et fervents adorateurs ; son Église, depuis quatre-vingts ans, n’a cessé d’y grandir à travers une persécution incessante, qui dure encore et qui a fait déjà des milliers de victimes.

Raconter l’histoire de l’Église de Corée, son origine providentielle, ses rapides développements ; faire connaître les missionnaires qui l’ont évangélisée, le pays qui a été le théâtre de leurs travaux et de leur martyre, le caractère du peuple auquel ils ont prêché, les difficultés de tout genre qu’ils ont eu à vaincre ; rappeler les souffrances des chrétiens persécutés, la cruauté de leurs bourreaux ; décrire les péripéties, les angoisses de cette lutte acharnée entre Jésus-Christ et l’Enfer ; publier les actes des martyrs et sauver de l’oubli quelques-uns des exemples de vertu héroïque qui ont illustré le nom chrétien, tel est l’objet de ce livre. Il servira, je l’espère, à glorifier Notre Seigneur Jésus-Christ, l’auteur et le consommateur de notre foi, en montrant que son bras n’est point raccourci, et que sa grâce opère aujourd’hui les mêmes prodiges de conversion que dans les premiers siècles.

Peut-être aussi cette lecture contribuera-t-elle à dissiper quelques préventions, à redresser quelques idées fausses au sujet des missions et des missionnaires. Je ne parle pas des préventions et des erreurs des impies. L’homme qui a eu le malheur de renier son baptême, qui ne croit plus au Fils de Dieu fait homme pour nous, et à la rédemption par les mérites de son sang, cet homme-là, bien évidemment, ne comprendra jamais pourquoi nous allons prêcher Jésus-Christ, et travailler au salut des âmes. Mais, même parmi les croyants, il n’est pas rare de rencontrer des préjugés fâcheux et des notions inexactes. Les uns s’étonnent qu’il faille un temps si long pour convertir des peuples : ils trouvent mesquins les résultats obtenus quand les baptêmes ne se comptent pas par millions. D’autres, subissant à leur insu l’influence de cette théorie matérialiste qui prétend tout expliquer dans l’histoire des peuples par des différences de race et de climat, affectent de craindre que les conversions opérées ne soient pas solides, que ces nouveaux chrétiens ne soient, pour ainsi dire, d’une espèce inférieure aux chrétiens d’Europe.

Sans doute, ce qui s’est fait jusqu’à présent est peu de chose en comparaison de ce qui reste à faire ; sans doute il est douloureux de voir qu’aujourd’hui, dix-neuf siècles après la Pentecôte, les trois quarts du genre humain restent à convertir. Mais il ne faut pas oublier quel est devant Dieu le prix d’une seule âme ; il ne faut pas surtout que l’impatience de contempler le triomphe final et universel promis à l’Église, nous rende injustes envers les œuvres actuelles. La conversion des nations chrétiennes, dans des conditions beaucoup plus favorables, n’a été l’ouvrage ni d’un jour ni même d’un siècle.

Quant à la solidité des conversions, la foi nous apprend que Jésus-Christ est venu sauver tous les hommes, et qu’il a ordonné de prêcher l’Évangile de son règne à tous les peuples, d’où il suit nécessairement que tous les hommes sont aptes à recevoir et à garder la foi, que toutes les nations sont appelées à l’Évangile. Et en fait, le nombre et le courage des martyrs parmi les néophytes, en Corée comme au Tong-king et ailleurs, prouve bien que les chrétientés nouvelles ne sont inférieures à aucune des anciennes, et que le même Saint-Esprit sait animer de la même grâce toute-puissante, les hommes de toute race, de toute langue et de toute couleur. La plus grande preuve de foi, le plus grand acte de charité, c’est le martyre. Or, là où il y a eu des martyrs, l’Église est solidement fondée, car le sang des martyrs est, en Asie aussi bien qu’en Europe, une semence de chrétiens. On objectait le Japon, illustré jadis par la mort de tant et de si glorieux témoins de Jésus-Christ. La foi chrétienne, en effet, y semblait anéantie. Les idolâtres l’avaient noyée dans le sang ; les hérétiques, plus abjects, avaient pendant deux cents ans scellé son sépulcre, en foulant aux pieds la croix. Voyez aujourd’hui les descendants des martyrs confessant, par milliers, dans les prisons ou dans l’exil, la foi qu’ils ont su conserver, sans prêtres, sans autels, sans sacrements, à travers une persécution de trois siècles. La résurrection du catholicisme en Angleterre a-t-elle rien de plus frappant, de plus surnaturel que sa résurrection au Japon ? et l’histoire de l’Église universelle offre-t-elle beaucoup d’exemples d’une aussi inébranlable fidélité dans la foi ?

Plus d’un lecteur peut-être, en parcourant l’histoire de l’Église de Corée, s’étonnera, non pas qu’on ait fait si peu, mais qu’on ait pu faire autant, en quelques années, et malgré de si puissants obstacles. Plus d’un peut-être, loin de mettre en question la foi des néophytes, se frappera humblement la poitrine, et demandera à Dieu la grâce d’imiter leur courage, la grâce de se trouver comme eux au jour de l’épreuve, aussi fort, aussi persévérant, aussi véritablement chrétien.


L’histoire proprement dite est précédée d’une introduction sur les institutions, le gouvernement, les mœurs et coutumes de la Corée. J’y ai réuni et classé un grand nombre de renseignements épars, çà et là, dans les lettres des missionnaires, et qui n’auraient pu facilement se placer dans le texte ; un chapitre spécial est consacré à l’exposé de notions grammaticales élémentaires sur la langue coréenne, langue à peu près inconnue, jusqu’aujourd’hui, aux orientalistes ; et dans un autre j’ai donné, tout au long, le tableau officiel des divisions administratives du royaume. Ce travail préliminaire, qui complète le récit des faits et qui est à son tour complété par lui, présente néanmoins des lacunes inévitables. Mais, tel qu’il est, il a une valeur unique en son genre, puisque les missionnaires sont les seuls Européens qui aient jamais séjourné dans le pays, qui en aient parlé la langue, qui aient pu, en vivant de longues années avec les indigènes, connaître sérieusement leurs lois, leur caractère, leurs préjugés et leurs habitudes.

Quant à l’exactitude de ces renseignements, elle est aussi grande que possible. Cependant il ne faut pas oublier que la position des missionnaires, toujours cachés, presque toujours poursuivis, ne leur a pas permis, en certains cas, de vérifier par eux-mêmes ce qu’ils entendaient dire, et de comparer entre elles les mœurs des différentes provinces. Bien souvent, ce qui est absolument vrai dans une partie du pays, ne l’est que relativement dans une autre. Aussi l’illustre martyr, Mgr Daveluy, était l’interprète de tous ses confrères, lorsque, donnant dans une de ses lettres d’assez longs détails de mœurs, il ajoutait : « Ce que je vous envoie est peu de chose ; c’est incomplet, embrouillé. Peut-être, contre ma volonté, il s’y sera glissé quelque erreur ; mais j’ai fait de mon mieux. » Cette timidité consciencieuse dans un témoin, n’est-elle pas, pour les lecteurs sérieux, la meilleure garantie de la sincérité de ses paroles ?


L’histoire de l’Église de Corée est faite avec les lettres des missionnaires et les relations coréennes dont ils ont envoyé la traduction ; il n’y a pas d’autres matériaux possibles. Pour les temps qui ont précédé l’arrivée des prêtres européens, le plus grand nombre des documents ont été recueillis par Mgr Daveluy. Avant lui, on n’avait, sur les premières persécutions, que des fragments de lettres ou des récits isolés. En 1857, il fut chargé par un autre martyr, Mgr Berneux, de rechercher tous les documents chinois ou coréens existants, de les traduire en français, et de les compléter autant que possible, en interrogeant lui-même, sous la foi du serment, les témoins oculaires. Il était déjà bien tard, car ces témoins restaient en petit nombre pour les martyrs de la première époque, et la plupart des relations écrites avaient disparu dans les diverses persécutions. On verra dans le cours de cette histoire, au prix de quelles peines Mgr Daveluy parvint à accomplir sa tâche.

Je dois faire remarquer qu’il y a quelquefois des différences pour l’orthographe des noms propres de lieux ou de personnes, dans les lettres de diverses époques ou de divers missionnaires. Certaines lettres coréennes n’ont pas d’équivalent dans notre alphabet, et, en Corée comme ailleurs, la prononciation varie suivant les provinces ; chacun a reproduit de son mieux les sons tels qu’il les entendait. J’ai cru devoir respecter ces différences d’orthographe, jusqu’à ce qu’une règle générale de transcription ait été arrêtée par les missionnaires. Au reste, ce petit inconvénient est commun, on le sait, à tous les livres d’histoire et de géographie qui parlent de l’extrême Orient. Il est même moindre ici que dans d’autres livres, parce que tous les missionnaires étaient français, habitués, par conséquent, à donner une valeur identique aux mêmes lettres de l’alphabet.

Une objection que l’on fera peut-être, et que je me suis faite moi-même plus d’une fois, c’est la monotonie de certains récits de persécution : toujours les mêmes interrogatoires, les mêmes questions, les mêmes réponses, les mêmes supplices : toujours d’un côté la même lâcheté dans la force et le mensonge, et, en face, le même courage dans la faiblesse et la vérité. Mais cet inconvénient, si c’en est un, est inévitable dans une histoire comme celle-ci. Les pages d’un martyrologe sont nécessairement monotones comme des bulletins de victoire, et bien des chapitres de ce livre ne sont qu’un martyrologe. Puisque ni les bourreaux ne se sont lassés de torturer, ni les chrétiens de mourir, ni Dieu de donner à ses martyrs la force et la persévérance, pourquoi me serais-je lassé de raconter leurs triomphes ? Pourquoi laisser dans un oubli volontaire parmi les hommes, ceux qui sont maintenant les élus de Dieu, et dont un grand nombre seront un jour, il faut l’espérer, placés sur nos autels ?

D’ailleurs, une raison toute spéciale et d’une importance souveraine me défendait de supprimer ou de trop abréger les actes des martyrs. Il n’y aura pas d’autre histoire de ces témoins de Jésus-Christ, puisqu’il n’y a pas d’autres documents. Or les originaux chinois et coréens recueillis par Mgr Daveluy ont péri dans un incendie, en 1863 ; les copies de ces relations qui se trouvaient dans diverses chrétientés indigènes ont été détruites pendant la dernière persécution ; les traductions envoyées en Europe, ainsi que la correspondance des missionnaires, n’existent que dans les archives du séminaire des Missions-Étrangères, et, si un accident les faisait disparaître, l’histoire des origines de l’Église de Corée serait irrémédiablement perdue. Il fallait donc assurer la connaissance de ces faits qui appartiennent à l’histoire générale de l’Église catholique ; il fallait surtout conserver, pour les chrétiens de Corée, ces glorieux récits de la foi et des souffrances de leurs pères, indiquer autant que possible le nom, la famille, l’histoire particulière de chacun des martyrs, afin que ces noms, ces faits, ces détails puissent être connus un jour de leurs descendants, dont ils seront le plus beau titre de noblesse.

Dans le cours de l’ouvrage, j’ai, le plus souvent, cité les lettres des missionnaires au lieu de les analyser. Il en résulte quelquefois des longueurs, des répétitions, mais ces légers inconvénients m’ont semblé plus que contrebalancés par l’intérêt qui s’attache à ces lettres elles-mêmes. La plupart de ceux qui les ont écrites ont, quelque temps après, scellé la foi de leur sang, et les lecteurs chrétiens aimeront à entendre les martyrs raconter leur propre histoire, ou celle d’autres martyrs.

Je ne me fais pas illusion sur les nombreuses fautes de style, d’arrangement, etc., qui se rencontrent dans ce livre. Il est impossible qu’un missionnaire passe sa vie à catéchiser des idolâtres, sans oublier plus ou moins sa langue maternelle, et je prie le lecteur de ne pas se montrer trop sévère pour les incorrections inévitables en pareil cas. Forcément éloigné de ma mission par une longue et terrible maladie, j’ai fait de mon mieux pour remplir la tâche que l’obéissance m’a imposée : tâche trop lourde pour mes facultés affaiblies, mais tâche bien agréable, puisqu’elle m’a fait vivre plusieurs années dans la société intime des martyrs et des confesseurs dont j’écrivais l’histoire.


Puissent ces pages contribuer à l’exaltation de la Sainte Église catholique, en faisant connaître quelques-uns des prodiges de grâce que Dieu se plaît à opérer, en elle et par elle, aux extrémités du monde !

Puissent-elles inspirer aux fidèles le désir de prier avec plus de persévérance et de ferveur pour la conversion de tous les peuples, et spécialement pour la mission de Corée, afin que Dieu daigne abréger ses longues épreuves !

Puissent-elles surtout susciter quelques vocations à l’apostolat des infidèles ! Puissent les paroles et les exemples de ces glorieux confesseurs de Jésus-Christ remuer le cœur des jeunes élèves du sanctuaire, afin qu’animés d’une sainte émulation, quelques-uns au moins s’écrient : « Et moi aussi, je serai missionnaire ! c’est pour moi un devoir, c’est une nécessité ; malheur à moi si je ne vais prêcher l’Évangile ! » Necessitas enim mihi incumbit, væ enim mihi est si non evangelizavero ! (I Cor. ix, 16.)




HISTOIRE DE L’ÉGLISE DE CORÉE


À Notre cher Fils Charles Dallet, missionnaire apostolique de la Société des Missions-Étrangères, Paris.


PIE IX, PAPE.


Cher Fils, Salut et Bénédiction Apostolique.


Combien les missionnaires catholiques ont mérité, non-seulement de la religion, mais aussi de la géographie, de l’histoire, de la science, est chose connue de tous ceux qui ont parcouru leurs écrits. Vous avez dignement marché sur leurs traces. Cher Fils, par cette histoire jusqu’à présent ignorée de la Péninsule coréenne que vous venez de rédiger en deux volumes. Tout ce que les monuments des nations voisines ont pu faire connaître sur ce peuple qui n’a pas d’histoire propre, tout ce que de longues recherches et d’intelligentes observations ont pu révéler au sujet de son pays, de ses mœurs, de sa religion, de sa langue, de son commerce, vous l’avez recueilli et mis en ordre, faisant ainsi à la science un présent d’autant plus précieux qu’il s’agit d’une contrée impénétrable aux étrangers.

Évidemment, la charité de Jésus-Christ a seule pu acquérir et répandre la connaissance de tant de choses ignorées, puisque seule elle a pu allumer dans le cœur des missionnaires ce zèle brûlant du salut des âmes qui les a poussés à affronter joyeusement toutes les fatigues, au péril certain de leur vie, afin de porter la lumière de l’Évangile aux nations assises à l’ombre de la mort. Et cette œuvre d’évangélisation, avec quel zèle, quelle constance, quel succès ils l’ont accomplie ! On le voit par toute la série des faits que vous avez racontés ; on le voit par cette persécution atroce dont les chrétiens sont depuis un siècle les victimes, et dont les écrits publics ont souvent déploré les excès ; on le voit surtout par ces légions de martyrs qui, avec un admirable courage, ont confessé, dans les épreuves et les tortures, la foi qu’on leur avait inspirée, et l’ont enfin scellée de leur sang.

C’est pourquoi Nous vous félicitons d’avoir rédigé cette histoire, si glorieuse pour l’Église, si propre à encourager au milieu de tant de périls les chrétiens du monde entier, si utile à la science elle-même. Nous en acceptons les volumes avec reconnaissance, et Nous augurons que ce livre excitera enfin les cœurs ennemis de notre très-sainte religion à admirer tant de force et tant de vertu.

Recevez, Cher Fils, en témoignage de Notre paternelle bienveillance, et comme gage de la faveur divine, la Bénédiction Apostolique, que Nous vous accordons bien affectueusement.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le vingt-septième jour de septembre de l’an 1875, trentième année de Notre pontificat.


PIE IX, Pape.




Dilecto Filio Carolo Dallet, missionario apostolico e Societate Missionum Exterarum, Lutetiam Parisiorum.


PIUS PP. IX.


Dilecte Fili, Salutem et Apostolicam Benedictionem. Quam bene meruerint Missionarii catholici non de religione tantum, sed et de geographia, de historia, de scientia compertum est omnibus, qui scripta eorum evolverint. Eorum vestigia tu egregie calcasti, Dilecte Fili, per incompertam hactenus historiam Choreanæ peninsulæ, quam duobus voluminibus es complexus. Quidquid enim erui potuit e monumentis proximarum nationum quoad populum propria carentem historia, quidquid diligentes diuturnæque disquisitiones et observationes regionis, morum, religionis, linguæ, commercii suppeditare potuerunt, digesta exhibuisti scientiæ, eo pretiosiore ipsius lucro, quod de populo agatur alienigenis incrustabili.

Profecto sola Christi caritas tot ignotarum rerum notitiam comparare potuit et vulgare, cum ipsa dumtaxat ingerere potuerit Missionariis incensum illud salutis animarum sludium, quo compulsi subirent alacriter labores omnes certumque vitæ discrimen, ut evangelii lucem afferrent sedentibus in umbra mortis. Id autem qua industria, qua constantia, quo fructu illi perfecerint testatur universa a te descripta factorum series, testatur sæcularis et acerbissima christianorum insectatio sæpe publicis deplorata scriptis, testantur agmina martyrum, qui fidem sibi inditam fortissima ærumnarum et tormentorum passione, suoque demum sanguine propugnarunt et confirmarunt.

Historiam hanc igitur adeo gloriosam Ecclesiæ, adeo accommodatam erigendis ubique tot inter pericula fidelibus, adeo utilem ipsi scientiæ te contexuisse gratulamur ; et dum grato excipimus animo ejus volumina, iis ominamur, ut animos religioni nostræ sanctissimæ infensos tandem excitent ad tantæ virtutis et fortitudinis admirationem. Interim excipe, Dilecte Fili, paternæ benevolentiæ Nostræ pignus Apostolicam Benedictionem, quam divini favoris auspicem tibi peramanter impertimus.

Datum Romæ apud Sanctum Petrum die 27a Septembris Anno 1875.

Pontificatus Nostri Anno Tricesimo.


PIUS PP. IX.



INTRODUCTION

SUR
l’histoire, les institutions, la langue, les mœurs

et coutumes coréennes.


I

Géographie physique de la Corée. — Sol. — Climat. — Productions. — Population.


Le royaume de Corée, au nord-est de l’Asie, se compose d’une presqu’île de forme oblongue, et d’un nombre d’îles très-considérable, surtout le long de la côte ouest. L’ensemble est compris entre 33° 15′ et 42° 25′ de latitude nord ; 122° 15′ et 128° 30′ de longitude est de Paris. Les habitants de la presqu’île lui assignent une longueur approximative de 3,000 lys[1], environ 300 lieues, et une largeur de 1,300 lys, ou 130 lieues ; mais ces chiffres sont évidemment exagérés. La Corée est bornée au nord par la chaîne des montagnes Chan-yan-alin, que domine le Paik-tou-san (montagne à la tête blanche), et par les deux grands fleuves qui prennent leur source dans les flancs opposés de cette chaîne. Le Ya-lou-kiang (en coréen Am-no-kang, fleuve du canard vert) coule vers l’ouest et se jette dans la mer Jaune ; il forme la frontière naturelle entre la Corée et les pays chinois du Léao-tong et de la Mandchourie. Le Mi-kiang (en coréen Tou-man-kang) qui va se jeter à l’est dans la mer du Japon, sépare la Corée de la Mandchourie et des nouveaux territoires russes, cédés par la Chine en novembre 1860. — Les autres limites sont : à l’ouest et au sud-ouest, la mer Jaune ; à l’est, la mer du Japon ; et au sud-est, le détroit de Corée, d’une largeur moyenne de vingt-cinq lieues, qui sépare la presqu’île coréenne des îles Japonaises.

Le nom de Corée vient du mot chinois Kao-li, que les Coréens prononcent Kô-rie et les Japonais Kô-raï. C’était le nom du royaume sous la dynastie précédente ; mais la dynastie actuelle, qui date de l’année im-sin, 1392 de notre ère, changea ce nom et adopta la dénomination de Tsio-sien (Tchao-sien), qui est aujourd’hui le nom officiel du pays. La signification même du mot Tsio-sien, sérénité du matin, montre que ce nom vient des Chinois, pour qui la Corée est, en effet, le pays du matin. Quelquefois aussi, dans les livres chinois, la Corée est désignée par le mot Tong-koué, royaume de l’Orient. Les Tartares Mandchoux la nomment Sol-ho.

Cette contrée, inconnue en Europe avant le xvie siècle, figure comme une île dans les premières cartes hollandaises. Vers la fin du xviie siècle, l’empereur chinois Kang-hi essaya vainement d’obtenir du roi de Corée les documents géographiques nécessaires pour compléter la grande carte de l’empire, à laquelle travaillaient alors les missionnaires de Péking. Ses ambassadeurs furent reçus avec la pompe voulue ; on leur prodigua les protestations et les offres de services, mais ils ne rapportèrent en réalité qu’un plan très-incomplet qu’ils avaient vu dans le palais du roi, à Séoul. Ce fut d’après cette carte, et les données nécessairement imparfaites des livres chinois, que le P. Régis et ses collègues tracèrent la description de la Corée que l’on trouve dans l’atlas de Duhalde, et que les livres postérieurs se sont contentés d’abréger ou de reproduire.

En 1845, le vénérable martyr André Kim, prêtre coréen, copia lui-même une carte, sur les plans officiels conservés dans les archives du gouvernement à Séoul. Celle que nous donnons en tête de cet ouvrage a été dressée, pour le littoral, d’après les cartes du dépôt de la marine, et pour l’intérieur du pays, d’après une carte indigène assez récente, traduite par Mgr Ridel, vicaire apostolique de Corée.

La Corée est un pays de montagnes. Une grande chaîne, partant des Chan-yan-alin dans la Mandchourie, se dirige du nord au sud, en suivant le rivage de l’est dont elle détermine les contours, et les ramifications de cette chaîne couvrent le pays presque tout entier. « En quelque lieu que vous posiez le pied, écrivait un missionnaire, vous ne voyez que des montagnes. Presque partout, vous semblez être emprisonné entre les rochers, resserré entre les flancs de collines, tantôt nues, tantôt couvertes de pins sauvages, tantôt embarrassées de broussailles ou couronnées de forêts. Tout d’abord, vous n’apercevez aucune issue ; mais cherchez bien, et vous finirez par découvrir les traces de quelque étroit sentier, qui, après une marche plus ou moins longue et toujours pénible, vous conduira sur un sommet d’où vous découvrirez l’horizon le plus accidenté. Vous avez quelquefois, du haut d’un navire, contemplé la mer, alors qu’une forte brise soulève les flots en une infinité de petits monticules aux formes variées. C’est en petit le spectacle qui s’offre ici à vos regards. Vous apercevez dans toutes les directions des milliers de pics aux pointes aiguës, d’énormes cônes arrondis, des rochers inaccessibles, et plus loin, aux limites de l’horizon, d’autres montagnes plus hautes encore, et c’est ainsi dans presque tout le pays. La seule exception est un district qui s’avance dans la mer de l’Ouest, et se nomme la plaine du Naï-po. Mais par ce mot de plaine, n’allez pas entendre une surface unie et étendue comme nos belles plaines de France, c’est simplement un endroit où les montagnes sont beaucoup moins hautes, et beaucoup plus espacées que dans le reste du royaume. Les vallées plus larges laissent un plus grand espace pour la culture du riz. Le sol, d’ailleurs fertile, y est coupé d’un grand nombre de canaux, et ses produits sont si abondants que le Naï-po est appelé le grenier de la capitale. »

Les forêts sont nombreuses en Corée, mais c’est dans les provinces septentrionales que l’on trouve les plus belles. Les bois de construction de différentes espèces y abondent, les pins et sapins surtout. Ces derniers étant les plus employés, parce qu’ils sont très-faciles à travailler, le gouvernement veille à leur conservation, et afin que chaque village ait toujours à sa portée les arbres nécessaires, les mandarins sont chargés d’en surveiller l’exploitation, et d’empêcher qu’on n’en coupe un trop grand nombre à la fois.

Il semble certain que les montagnes recèlent des mines abondantes d’or, d’argent et de cuivre. On assure qu’en beaucoup d’endroits, dans les provinces septentrionales surtout, il suffit de remuer un peu la terre pour rencontrer l’or, et qu’il se trouve en paillettes dans le sable de certaines rivières. Mais l’exploitation des mines est défendue par la loi sous des peines si sévères, que l’on n’ose pas le ramasser, parce qu’il serait à peu près impossible de le vendre. Quelle est la véritable cause de cette prohibition ? Les uns disent que cela tient au système de tout temps suivi par le gouvernement coréen, de faire passer le pays pour aussi petit et aussi pauvre que possible, afin de décourager l’ambition de ses puissants voisins. D’autres croient que l’on redoute les soulèvements et les troubles qu’amènerait infailliblement la concentration d’un grand nombre d’ouvriers dans des pays éloignés de la capitale, et où l’action de l’autorité est presque nulle. Le complot de 1811 se forma, dit-on, dans une de ces réunions. Quoi qu’il en soit, la loi est strictement observée, et la seule exception que l’on connaisse est la permission accordée, il y a vingt-cinq ans, d’exploiter pendant quelques mois les mines d’argent de Sioun-heng-fou, dans la province de Kieng-sang. Le cuivre de Corée est d’une excellente qualité, mais on ne l’emploie point, et c’est du Japon que vient celui qui sert dans le pays. Le minerai de fer est si commun, dans certains districts, qu’après les grandes pluies il suffit de se baisser pour le ramasser. Chacun en fait provision à son gré.

Les silex (pierres à fusil) ne se trouvent guère que dans la province de Hoang-haï, et encore sont-ils d’une qualité tout à fait grossière. On fait venir de Chine ceux dont on se sert habituellement.

Le climat de la Corée n’est point ce que l’on nomme un climat tempéré. Comme dans tous les pays de l’extrême Orient, il y fait beaucoup plus froid en hiver, et beaucoup plus chaud en été, que dans les contrées européennes correspondantes. Dans le nord, le Tou-man-kang est gelé pendant six mois de l’année, et le sud de la presqu’île, quoique sous la même latitude que Malte ou la Sicile, reste longtemps couvert de neiges épaisses. Par 35° de latitude, les missionnaires n’ont pas vu descendre le thermomètre au-dessous de −15° centigrades, mais par 37° 30′ ou 38°, ils ont trouvé souvent −25°. Le printemps et l’automne sont généralement fort beaux. L’été, au contraire, est l’époque des pluies torrentielles qui souvent interceptent, pendant plusieurs jours, toute espèce de communications.

Dans les vallées, pour peu que le terrain soit favorable, on plante du riz, et l’immense quantité de ruisseaux ou petites rivières qui descendent des montagnes, donne la facilité de former les étangs nécessaires à cette culture. Jamais on ne laisse reposer les terres ainsi arrosées ; elles sont toujours en rapport. Ailleurs, on sème du blé, du seigle ou du millet. Les instruments aratoires sont aussi simples et aussi primitifs que possible. Le bœuf est seul employé à la charrue ; on n’a jamais recours au cheval, et un jour qu’un missionnaire engageait des chrétiens à se servir de sa monture, ce fut un éclat de rire général, absolument comme si en France on proposait de labourer avec des chiens. Du reste, le cheval ne vivrait pas en travaillant dans les rizières, parce qu’elles sont constamment inondées. Outre le fumier et les autres engrais animaux que l’on recueille très-soigneusement, on emploie, pour la culture, les cendres dont chaque maison coréenne est riche, car le bois n’est pas cher, et on en consume prodigieusement pendant l’hiver. De plus, au printemps, quand les arbres commencent à se couvrir de feuilles, on coupe les branches inférieures, et on les répand sur les champs où on les laisse pourrir. Après les semailles, pour empêcher les oiseaux de manger les grains, et pour protéger les jeunes tiges contre les chaleurs excessives qui les dessécheraient sur pied, on recouvre les champs d’autres branches que l’on enlève plus tard, quand la plante est assez forte.

Le manque de chemins et de moyens de transport, dans ce pays montagneux, empêche absolument toute grande culture. Chacun cultive seulement le terrain qui est autour de sa maison et à sa portée. Aussi les gros villages sont rares, et la population des campagnes est disséminée en hameaux de trois ou quatre maisons, dix à douze au plus. La récolte habituelle suffit à peine aux besoins des habitants, et les famines sont fréquentes en Corée. Pour la classe la plus pauvre de la population, on peut dire qu’elles sont périodiques à deux époques de l’année : d’abord au printemps, quand on attend la récolte du seigle qui se fait en juin ou juillet, puis avant la récolte du millet, en septembre ou octobre. L’argent ne se prêtant qu’à un taux très-élevé, les malheureux dont les petites provisions sont épuisées ne peuvent aller acheter du riz ou d’autres grains, et n’ont pour vivre que quelques herbes cuites dans l’eau salée.

Outre le riz, le blé, le seigle et le millet, les principales productions du pays sont : des légumes de toute espèce mais très-fades, le coton, le tabac, et diverses plantes fibreuses propres à confectionner de la toile. Le tabac a été introduit en Corée par les Japonais, vers la fin du xvie siècle. La plante à coton vient de Chine. Il y a cinq cents ans, dit-on, elle était inconnue en Corée, et les Chinois prenaient toutes les précautions possibles pour empêcher l’exportation des graines, afin de vendre aux Coréens des tissus de leurs fabriques. Mais un jour, un des membres de l’ambassade annuelle réussit à se procurer trois graines, qu’il cacha dans un tuyau de plume, et dota son pays de ce précieux arbrisseau. La plante à coton périt chaque année, après la récolte ; on la sème de nouveau au printemps, comme le blé et dans les mêmes terrains. Quand le germe est sorti de terre, on arrache un grand nombre de pieds, afin que ceux qui restent soient à la distance d’une dizaine de pouces ; on relève un peu la terre autour de chaque tige ; on a soin d’enlever constamment les herbes parasites, et, en septembre, on obtient une assez belle récolte. La pomme de terre, introduite à une époque récente, n’est presque pas connue des Coréens. La culture en est interdite par le gouvernement ; on ne sait pourquoi. Les chrétiens seuls en font pousser quelques-unes en cachette, afin de pouvoir offrir des légumes européens aux missionnaires, lorsqu’ils viennent visiter leurs villages.

Ce sont les chrétiens qui, les premiers en Corée, ont cultivé les montagnes. Repoussés par la persécution dans les coins les plus écartés, ils ont défriché pour ne pas mourir de faim, et l’expérience de quelques années leur a enseigné le système de culture le plus convenable à ce genre de terrain. Les païens, étonnés du succès de leurs tentatives, les ont imités, et aujourd’hui beaucoup de montagnes sont cultivées. Le tabac est la principale récolte de ces lieux élevés ; le millet y réussit assez bien, ainsi que le chanvre et certaines espèces de légumes, mais le coton n’a pu encore y être acclimaté. Ce genre de culture qui demande beaucoup plus de travail que celui de la plaine, offre en échange de grands avantages aux laboureurs pauvres. Les impôts sont moins élevés ; le bois, l’herbe, les fruits sauvages, sont en abondance sous la main. Le gros navet, dont il se fait une consommation considérable, vient très-bien au milieu des plantations de tabac et fournit une ressource précieuse. Malheureusement, la terre s’épuise assez vite, et tandis que dans les vallées on ne voit jamais de champs en jachère, il faut, sur les montagnes, après quelque temps, laisser reposer le terrain pendant plusieurs années ; encore ne retrouve-t-il presque jamais la même force productive qu’il avait après le premier défrichement.

Les fruits sont abondants en Corée ; on y retrouve presque tous ceux de France, mais quelle différence pour le goût ! Sous l’influence des pluies continuelles de l’été, pommes, poires, prunes, fraises, mûres, raisins, melons, etc., tout est insipide et aqueux. Les raisins ont un suc désagréable ; les framboises ont moins de saveur que les mûres sauvages de nos haies ; les fraises, très-belles à la vue, sont immangeables ; les pêches ne sont que des avortons véreux, etc. On mange beaucoup de cornichons et de pastèques ou melons d’eau, qui sont peut-être le seul fruit passable que produise le pays. Quelques missionnaires font une autre exception en faveur du fruit du lotus diospyros, que l’on désigne en France par son nom Japonais : kaki (le nom coréen est kam). Pour la couleur, la forme et la consistance, ce fruit ressemble assez à une tomate mûre. Le goût rappelle celui de la nèfle, mais lui est bien supérieur.

Les fleurs sont très-nombreuses. Pendant la saison, les champs sont émaillés de primevères de Chine, de lis de différentes espèces, de pivoines et d’autres espèces inconnues en Europe. Mais, à part l’églantine, dont le feuillage est très-élégant, et le muguet qui ressemble à celui d’Europe, toutes ces fleurs sont inodores, ou d’un parfum désagréable.

On cultive aussi le gen-seng, mais il est extrêmement inférieur en qualité au gen-seng sauvage de la Tartarie. Cette plante fameuse est, au dire des habitants de l’extrême Orient, le premier tonique de l’univers. Ses effets sont bien supérieurs à ceux du quinquina. D’après les Chinois, le meilleur gen-seng est le plus vieux ; il doit être sauvage, et dans ce cas il se vend au prix exorbitant de 50,000 francs la livre. La racine seule est en usage, on la coupe en morceaux que l’on fait infuser dans du vin blanc pendant un mois au moins. On prend ce vin à très-petites doses. Il n’est pas rare de voir des malades à l’article de la mort, qui, au moyen de ce remède, parviennent à prolonger leur vie de quelques jours. Le gen-seng cultivé abonde dans les diverses provinces de Corée. On le joint à d’autres drogues pour fortifier le malade, mais on ne l’emploie presque jamais seul. Depuis quelques années, son prix a doublé, à cause de la quantité considérable que l’on fait passer en Chine par contrebande, car les habitants du Céleste-Empire en font encore plus grand usage que les Coréens. — Le gen-seng, essayé à diverses reprises par les Européens, leur a, dit-on, causé le plus souvent des maladies inflammatoires très-graves ; peut-être en avaient-ils pris de trop fortes doses ; peut-être aussi faut-il attribuer cet insuccès à la différence des tempéraments et de l’alimentation habituelle.

Les animaux sauvages, tigres, ours, sangliers, sont très-nombreux en Corée, les tigres surtout, qui, chaque année, font beaucoup de victimes. Ils sont d’une petite espèce. On trouve aussi quantité de faisans, de poules d’eau et d’autre gibier. Les animaux domestiques sont généralement d’une race inférieure. Les chevaux quoique très-petits, sont assez vigoureux. Les bœufs sont de taille ordinaire. Il y a énormément de porcs et de chiens, mais ces derniers sont peureux à l’excès, et ne servent guère que comme viande de boucherie. On assure que la chair du chien est très-délicate ; quoi qu’il en soit, c’est en Corée un mets des plus distingués. Le gouvernement défend d’élever des moutons et des chèvres ; le roi seul a ce privilège. Les moutons lui servent pour les sacrifices des ancêtres ; les chèvres sont réservées pour les sacrifices à Confucius.

Il est impossible de parler du règne animal en Corée sans mentionner les insectes et la vermine de toute espèce, poux, puces, punaises, cancrelats, etc…, qui, pendant l’été surtout, rendent si pénible aux étrangers le séjour dans ce pays. Tous les missionnaires s’accordent à y voir une véritable plaie d’Égypte. En certaines localités, il est physiquement impossible de dormir à l’intérieur des maisons pendant les chaleurs, à cause des cancrelats, et les habitants préfèrent coucher au grand air, malgré le voisinage des tigres. Le cancrelat ronge la superficie de la peau, et y fait une plaie plus gênante et plus longue à guérir qu’une écorchure ordinaire. Ces animaux, beaucoup plus gros que les hannetons, se multiplient avec une rapidité prodigieuse, et le proverbe coréen dit : Quand une femelle de cancrelat ne fait que quatre-vingt-dix-neuf petits en une nuit, elle a perdu son temps.

Le climat de la Corée est assez sain, mais l’eau, insipide partout, est, dans plusieurs provinces, la cause d’une foule de maladies. Le plus généralement, ce sont des fièvres intermittentes qui durent plusieurs années. Quelquefois, comme dans la province de Kieng-sang, l’une des plus fertiles, l’eau cause des scrofules, des accidents nerveux, l’enflure démesurée d’une des jambes, rarement des deux à la fois. Dans certains districts de cette même province, elle produit une vieillesse prématurée ; les dents tombent, les jambes s’affaiblissent, les ongles des doigts se décharnent et arrivent à couvrir presque toute la première phalange. Les Coréens nomment cette maladie southo, c’est-à-dire mal causé par l’eau et le terrain ; en ce sens que l’eau agit non-seulement d’une manière directe comme boisson, mais aussi en rendant malsains et dangereux les fruits et légumes qui ailleurs sont utiles ou au moins inoffensifs.

Certaines maladies sont en Corée de véritables fléaux, entre autres la petite vérole. Il n’y a peut-être pas dans tout le pays cent individus qui n’en aient été attaqués. Elle est d’une violence extrême. Souvent, dans un district, tous les enfants en sont pris en même temps, et ont le corps couvert de pustules ou de croûtes dégoûtantes. L’air en est tellement infecté, qu’on ne peut, sans danger, demeurer dans les maisons. Ceux qui échappent dans le bas âge sont sûrs d’être attaqués plus tard, et alors le danger est bien plus grand. Plus de la moitié des enfants meurent de cette maladie, et, en certaines années, presque aucun ne survit. Un médecin chrétien racontait un jour à Mgr Daveluy que, quelques semaines auparavant, sur soixante-douze enfants pour lesquels il avait donné des remèdes, deux seulement avaient échappé à la mort. Chaque année, à la capitale, les victimes se comptent par milliers.

Parmi les maladies qui attaquent plus particulièrement les adultes, il faut citer une sorte de peste ou typhus, dont les cas sont fréquents. Si l’on ne peut provoquer la sueur, la mort est inévitable en trois ou quatre jours. Puis, les indigestions subites qui étouffent le malade et causent une mort instantanée, l’épilepsie qui est très-commune, le choléra, etc.

La mortalité, on le voit, est grande en Corée, et si aux causes énumérées ci-dessus, on joint l’abominable pratique de l’avortement ; si l’on considère que les enfants qui perdent leur mère avant l’âge de deux ou trois ans ne peuvent guère lui survivre, parce qu’on ne connaît aucun moyen de les nourrir, on comprend facilement que la population n’augmente pas dans de grandes proportions. Les missionnaires ont remarqué une fois que le nombre total des chrétiens était resté à peu près stationnaire pendant dix ans, quoiqu’il y eût eu, dans l’intervalle, mille à douze cents conversions d’adultes, ce qui indiquerait un excédant sensible du nombre des morts sur celui des naissances. Mais la situation particulière des néophytes, toujours persécutés, presque tous réduits à la misère, ne permet pas de tirer de ce fait une conséquence générale. Les Coréens, d’ailleurs, sont convaincus que le chiffre de la population augmente et que leur pays est de plus en plus peuplé, et certains faits semblent leur donner raison. Ainsi, depuis quelques années, il y a peu de provinces où ne s’élèvent de nouveaux villages, peu de villages où ne se bâtissent quelques nouvelles chaumières. Les champs et les rizières abandonnés autrefois comme peu fertiles, sont de toutes parts remis en culture. Sauf dans les deux provinces septentrionales, les montagnes sont presque partout défrichées, et les tigres refoulés de leurs repaires deviennent beaucoup moins nombreux.

Quelle est aujourd’hui la population totale de la Corée ? il est difficile de le savoir exactement. Les statistiques officielles du gouvernement comptaient, il y a trente ans, plus de un million sept cent mille maisons et près de sept millions et demi d’habitants ; mais les listes sont faites avec tant de négligence qu’on ne peut pas s’y fier. Il semble certain que beaucoup d’individus ne sont pas comptés. Peut-être ne se tromperait-on guère en estimant à dix millions le chiffre total, ce qui donnerait une moyenne de presque six individus par maison. Quelques géographes modernes supposent à la Corée quinze millions d’habitants, mais ils ne disent point sur quoi se basent leurs conjectures évidemment très-exagérées.

Les Coréens se rattachent au type mongol, mais ils ressemblent beaucoup plus aux Japonais qu’aux Chinois. Ils ont généralement le teint cuivré, le nez court et un peu épaté, les pommettes proéminentes, la tête et la figure arrondies, les sourcils élevés. Leurs cheveux sont noirs ; il n’est pas rare cependant de rencontrer des cheveux châtains, et même châtain-clair. Beaucoup d’individus n’ont point de barbe, et ceux qui en ont l’ont peu fournie. Ils sont de taille moyenne, assez vigoureux, et résistent bien à la fatigue. Les habitants des provinces du Nord, voisines de la Tartarie, sont beaucoup plus robustes et presque sauvages.

II

Histoire de la Corée. — Son état de vasselage vis-à-vis de la Chine. — Origine des divers partis politiques.


Il est difficile, sinon impossible, de faire une histoire sérieuse et suivie de la Corée, faute de documents. Les différentes histoires coréennes, écrites en langue chinoise, ne sont, au dire de ceux qui ont pu les parcourir, que des compilations indigestes de faits plus ou moins imaginaires, servant de texte à des déclamations emphatiques. Les savants coréens eux-mêmes n’y ajoutent aucune foi, et n’en font jamais un objet d’étude ; ils se bornent à lire l’histoire de la Chine. On rencontre, il est vrai, des abrégés d’histoire en langue coréenne, mais ce ne sont que des recueils d’anecdotes curieuses, vraies ou fausses, arrangées pour l’amusement des dames, et qu’un lettré rougirait d’ouvrir.

Ces différents recueils, d’ailleurs, n’ont trait qu’à l’histoire ancienne du pays, car il est sévèrement défendu de faire ou d’imprimer l’histoire moderne, c’est-à-dire celle des princes de la dynastie actuelle. Voici comment se conservent les documents. Certains dignitaires du palais inscrivent secrètement, et comme ils l’entendent, tout ce qui se passe ; puis on dépose ces écrits cachetés dans quatre coffres conservés dans quatre différentes provinces. Quand la dynastie sera éteinte, et qu’une autre lui aura succédé, on composera l’histoire officielle à l’aide de ces rédactions diverses. Il est d’usage, néanmoins, dans la plupart des grandes familles nobles, de noter sur des registres particuliers les principaux événements, mais avec la précaution de ne jamais manifester ni un jugement ni une opinion sur les actes des ministres ou même des agents subalternes ; autrement l’écrivain risquerait sa tête.

C’est donc principalement à l’aide des livres chinois et japonais que l’on a pu réunir quelques notions un peu certaines sur l’histoire de Corée. Au lieu de fatiguer le lecteur par d’ennuyeuses citations et dissertations, d’ailleurs parfaitement étrangères à notre but, nous donnerons en quelques mots une analyse succincte de ce qu’il importe de savoir[2].

Les premiers missionnaires et voyageurs en Chine croyaient que la langue coréenne n’était qu’un patois de la langue chinoise ; ils en concluaient l’identité d’origine entre les deux peuples. On sait aujourd’hui que les deux langues et les deux peuples diffèrent, et il est certain que les Coréens sont, non pas Chinois, mais Tartares d’origine.

On ne connaît absolument rien de l’histoire de Corée avant le premier siècle de l’ère chrétienne. Alors seulement on trouve les traces de trois États distincts qui se partagent la péninsule : au nord et au nord-est le royaume de Kao-li, à l’ouest celui de Pet-si, au sud-est celui de Sin-la. Un chaos de guerres civiles interminables entre ces États rivaux, des querelles sans cesse renaissantes entre le royaume de Kao-li et la Chine d’une part, entre le royaume de Sin-la et le Japon d’autre part, voilà l’histoire de Corée pendant plus de dix siècles. Ce qui semble évident, c’est que vers la fin de cette période le royaume de Sin-la eut une prépondérance marquée sur les deux autres. En effet, les histoires de Corée donnent le nom de Sin-la à la dynastie qui précéda celle de Kao-li ou Korie. Une autre preuve de cette supériorité, c’est que l’ouest et le nord paraissent avoir presque toujours été, de gré ou de force, sous la suzeraineté de la Chine, tandis que le sud ou royaume de Sin-la, soutint, pendant des siècles, la guerre contre le Japon, avec des alternatives de succès et de revers. Les annales japonaises mentionnent une cinquantaine de traités successifs entre les deux peuples.

Quoi qu’il en soit, c’est vers la fin du onzième siècle, sous Ouang-kien, c’est-à-dire Ouang le fondateur, que les trois royaumes coréens furent définitivement réunis en un seul. Le roi de Kao-li, appuyé par la Chine, conquit les États de Pet-si et de Sin-la, forma une seule monarchie, et en reconnaissance du secours que lui avait donné la dynastie mongole qui s’établissait alors à Péking, reconnut officiellement la suzeraineté de l’empereur. Les historiens chinois donnent de cette révolution une version un peu différente. D’après eux, Tchéou-ouang, le dernier empereur de la dynastie des Yn, prince cruel et débauché, avait disgracié et envoyé en exil son neveu Kei-tsa, dont les remontrances lui étaient désagréables. Ou-ouang ayant renversé Tchéou-ouang et mis fin à la dynastie des Yn, rappela Kei-tsa, le fit roi de Corée, et lui donna pour armée les débris des troupes qui avaient servi son oncle.

Les descendants du fondateur de l’unité coréenne régnèrent pacifiquement pendant plus de trois cents ans. Ce sont ces princes qui, dans les livres et les traditions du pays, sont désignés sous le nom de dynastie Kaoli ou Korie.

Au xive siècle, la chute de la dynastie mongole en Chine entraîna par contre-coup celle de la dynastie vassale en Corée. Tai-tso, que les histoires chinoises nomment Li-tan, protégé par la dynastie Ming qui venait de supplanter les Mongols, s’empara du pouvoir en Corée, l’an 1392, et fonda la dynastie actuelle, dont le nom officiel est Tsi-tsien. Les nouveaux empereurs de Chine profitèrent de cette révolution pour étendre leurs droits de suzeraineté, et c’est alors que fut imposé aux Coréens l’usage de la chronologie et du calendrier chinois. Tai-tso, affermi sur le trône, quitta la ville de Siong-to ou Kai-seng, où avaient résidé ses prédécesseurs, et établit sa capitale à Han-iang (Séoul). Il partagea le pays en huit provinces, et organisa tout le système de gouvernement et d’administration qui se conserve encore aujourd’hui.

Les premiers successeurs de Taï-tso semblent avoir acquis une assez grande puissance, car sous le roi Siong-siong qui occupa le trône de 1506 à 1544, on trouve mentionnée une guerre avec le Japon, à l’occasion de la révolte de Taïma-to (île de Tsou-sima ou Tsou-tsima), et de quelques autres provinces japonaises qui étaient alors tributaires de la Corée. Mais, quelques années plus tard, le Japon prit sa revanche, et Taïko-Sama mit la Corée à deux doigts de sa perte. En 1592, ce prince, aussi grand guerrier qu’habile politique, envoya une armée de deux cent mille hommes en Corée. Son plan était de frayer une voie à l’envahissement de la Chine. En vain les Chinois accoururent au secours des Coréens contre l’ennemi commun, ils furent battus en plusieurs rencontres ; et les trois quarts de la Corée tombèrent au pouvoir des Japonais qui, probablement, seraient demeurés maîtres de tout le pays, si la mort de Taïko-Sama, en 1598, n’avait forcé ses troupes à retourner au Japon en abandonnant leur conquête. En 1615, à la chute de la famille de Taïko-Sama, le chef de la dynastie actuelle du Japon signa définitivement la paix avec les Coréens. Les conditions en étaient très-dures et très-humiliantes pour ces derniers, car ils devaient payer chaque année un tribut de trente peaux humaines. Après quelques années, cet impôt barbare fut changé en une redevance annuelle d’argent, de riz, de toiles, de gen-seng, etc., etc. En outre, les Japonais gardèrent la propriété du port de Fousan-kaï, sur la côte sud-est de la Corée, et ils en sont encore aujourd’hui les maîtres. Ce point important est occupé par une colonie de trois ou quatre cents soldats et ouvriers, qui n’ont aucune relation avec l’intérieur du pays, et ne peuvent faire de commerce avec les Coréens qu’une ou deux fois par mois, pendant quelques heures. Fousan-kaï est sous l’autorité du prince de Tsou-tsima[3]. Jusqu’en 1790, le roi de Corée était obligé d’envoyer une ambassade extraordinaire au Japon pour notifier son avènement, et une autre tous les dix ans pour payer le tribut. Depuis cette époque, les ambassades ne vont qu’à Tsou-tsima, ce qui demande beaucoup moins de pompe et de dépenses.

En 1636, quand la dynastie mandchoue qui règne actuellement en Chine renversa les Ming, le roi de Corée prit parti pour ces derniers. Son pays fut aussitôt envahi par les Mandchoux, et il ne put opposer de résistance sérieuse à l’ennemi qui vint lui dicter des lois dans sa propre capitale. Il y a encore aujourd’hui, près d’une des portes de Han-iang (Séoul), un temple bâti alors en l’honneur du général mandchou qui commandait l’expédition, et le peuple lui rend des honneurs divins. Le traité conclu en 1637, sans aggraver sérieusement les conditions réelles du vasselage de la Corée vis-à-vis de la Chine, rendit cette soumission beaucoup plus humiliante dans la forme. Le roi dut reconnaître à l’empereur, non plus seulement le droit d’investiture, mais l’autorité directe sur sa personne, c’est-à-dire : la relation de maître à sujet (koun-sin).

L’un des articles de cette convention, signée le 30 de la troisième lune de tieng-tsiouk (1637-38), règle ainsi qu’il suit le payement du tribut annuel :

« Chaque année il sera présenté : Cent onces d’or. — Mille onces d’argent. — Dix mille sacs de riz en grain sans la balle. — Deux mille pièces de soie. — Trois cents pièces de mori (espèce de lin). — Dix mille pièces de toile ordinaire. — Quatre cents pièces de toile de chanvre. — Cent pièces de toile de chanvre fin. — Mille rouleaux de vingt feuilles de grand papier. — Mille rouleaux de petit papier. — Deux mille bons couteaux. — Mille cornes de buffle. — Quarante nattes avec dessins. — Deux cents livres de bois de teinture. — Dix boisseaux de poivre. — Cent peaux de tigres. — Cent peaux de cerfs. — Quatre cents peaux de castors. — Deux cents peaux de rats bleus, etc., etc. — Cet envoi commencera à l’automne de l’année kei-mio (1639). »

Le sac de riz dont il est ici question est la charge d’un bœuf, un peu moins de deux hectolitres. Quelques années après le traité, en 1650, l’ambassadeur coréen, dont la fille, emmenée captive par les Mandchoux, était devenue sixième femme de l’empereur, obtint que le tribut en riz fût diminué de neuf mille sacs. Les autres articles du traité fixent en détail toutes les relations entre les deux pays, et sauf quelques modifications insignifiantes sur des points de détail, c’est ce traité qui jusqu’à présent est la loi internationale.

Une ambassade coréenne va chaque année à Péking payer le tribut et recevoir le calendrier. Cette dernière clause est, dans l’idée de ces peuples, d’une importance capitale. En Chine, la fixation du calendrier est un droit impérial, exclusivement réservé à la personne du Fils du Ciel. Différents tribunaux d’astronomes et de mathématiciens sont chargés de le préparer, et, chaque année, l’empereur le promulgue par un édit, muni du grand sceau de l’État, défendant sous peine de mort d’en suivre ou d’en publier un autre. Les grands dignitaires de l’empire vont le recevoir solennellement au palais de Péking ; les mandarins et employés subalternes le reçoivent des gouverneurs ou vice-rois. Recevoir ce calendrier, c’est se déclarer sujet et tributaire de l’empereur : le refuser, c’est se mettre en insurrection ouverte. Jamais les rois de Corée n’ont osé, depuis le traité, se passer du calendrier impérial ; mais pour sauvegarder leur autorité vis-à-vis de leurs propres sujets, et se donner un certain air d’indépendance, ils affectent d’y faire quelques changements, plaçant les longues lunaisons (celles de trente jours) à des intervalles différents, avançant ou retardant les mois intercalaires, etc., de sorte que les Coréens, pour connaître les dates civiles et l’époque des fêtes officielles, sont forcés d’attendre la publication de leur propre calendrier.

De plus, chaque nouveau roi de Corée doit, par une ambassade expresse, demander l’investiture à l’empereur ; il doit rendre compte de tout ce qui concerne sa famille, et des principaux événements qui surviennent dans son royaume. La plupart des ambassadeurs chinois étant, dans la hiérarchie impériale, d’un grade supérieur au roi de Corée, celui-ci doit aller hors de sa capitale pour les recevoir et leur offrir ses humbles salutations, et il doit pour cela prendre une autre porte que celle par où l’ambassadeur fait son entrée. Celui-ci, pendant son séjour, ne sort point du palais qui lui est destiné, et tout ce qui paraît chaque jour sur sa table, vaisselle, argenterie, etc., devient sa propriété, ce qui occasionne au gouvernement coréen d’énormes dépenses. Il paraît aussi que les ambassadeurs coréens n’ont pas le droit de passer par la porte de Pien-men, première ville chinoise sur la frontière, et qu’ils sont obligés de faire un détour. La couleur impériale est interdite au roi de Corée ; il ne peut pas porter une couronne semblable à celle de l’empereur ; tous les actes civils doivent se dater des années de l’empereur ; et quand quelque chose de grave arrive à Péking, le roi doit envoyer par une ambassade extraordinaire, ses félicitations ou ses condoléances, selon les cas. Le traité porte aussi que le gouvernement coréen n’a pas le droit de battre monnaie, mais cet article n’est plus observé.

On trouve dans Duhalde un exemple curieux des rapports officiels entre les deux cours : c’est le placet présenté à l’empereur Kang-hi, en 1694, par un des princes de la dynastie Ni. Il est conçu en ces termes :

« Le royaume de Tchao-sien présente ce placet, dans la vue de mettre l’ordre dans sa famille, et pour faire entendre les désirs du peuple.

« Moi, votre sujet, je suis un homme dont la destinée est peu fortunée : j’ai été longtemps sans avoir de successeur ; enfin j’ai eu un enfant mâle d’une concubine. Sa naissance m’a causé une joie incroyable : j’ai pris aussitôt pour reine la mère qui l’avait engendré ; mais j’ai fait en cela une faute, qui est la source de plusieurs soupçons. J’obligeai la reine Min-chi, mon épouse, à se retirer dans une maison particulière, et je fis ma seconde femme, Tchang-chi, reine en sa place. J’informai alors en détail Votre Majesté de cette affaire. Maintenant je fais réflexion que Min-chi a reçu les patentes de création de Votre Majesté, qu’elle a gouverné ma maison, qu’elle m’a aidé aux sacrifices, qu’elle a servi la reine ma bisaïeule et la reine ma mère ; qu’elle a porté le deuil de trois ans avec moi. Suivant les lois de la nature et de l’équité, je devais la traiter avec honneur ; mais je me suis laissé emporter à mon imprudence. Après que la chose fut faite, j’en eus un extrême regret. Maintenant pour me conformer aux désirs des peuples de mon royaume, j’ai dessein de rendre à Min-chi la dignité de reine, et de remettre Tchang-chi au rang de concubine. Par ce moyen, le gouvernement de la famille sera dans l’ordre, et le fondement des bonnes mœurs et de la conversion de tout un État, sera rectifié.

« Moi, votre sujet, quoique je déshonore par mon ignorance et ma stupidité le titre que j’ai hérité de mes ancêtres, il y a pourtant vingt ans que je sers Votre Majesté suprême, et je dois tout ce que je suis à ses bienfaits, qui me couvrent et me protègent comme le Ciel. Il n’y a aucune affaire domestique ou publique, de quelque nature qu’elle soit, que j’ose lui cacher. C’est ce qui me donne la hardiesse d’importuner deux et trois fois Votre Majesté sur cette affaire. À la vérité je suis honteux de passer ainsi les bornes du devoir ; mais comme c’est une affaire qui touche l’ordre qui doit se garder dans la famille, et qu’il s’agit de faire entendre les désirs du peuple, la raison veut que je le fasse savoir avec respect à Votre Majesté. »

L’empereur répondit à ce placet par l’édit suivant :

« Que la cour à qui il appartient, délibère et m’avertisse. »

La cour dont il est question est celle des rites. Elle jugea qu’on devait accorder au roi sa demande, ce qui fut ratifié par l’empereur. On envoya des officiers de Sa Majesté pour porter à la reine de nouvelles lettres de création, des habits magnifiques, et tout ce qu’il fallait pour remplir les formalités accoutumées.

L’année suivante le roi envoya un autre placet à Kang-hi. L’empereur l’ayant lu, porta cet édit :

« J’ai vu le compliment du roi : je le sais. Que la cour à qui il appartient le sache : les termes de ce placet ne sont pas convenables ; on y manque au respect. J’ordonne qu’on examine et qu’on m’avertisse. »

Sur cet ordre, le li-pou ou cour des rites condamna le roi de Corée à une amende de dix mille onces chinoises d’argent, et à être privé pendant trois ans des présents que lui fait l’empereur en échange du tribut annuel[4].

Les pièces que l’on vient de lire, et d’autres analogues que l’on verra dans cette histoire, montrent que la suzeraineté de la Chine sur la Corée est très-réelle. On comprend que suivant les circonstances, suivant le caractère respectif des souverains de chaque pays, les liens de subordination sont plus ou moins resserrés ou relâchés, mais ils existent toujours.

Au reste, les empereurs chinois, en habiles politiques, ménagent les ressources et les susceptibilités du gouvernement coréen. Ils reçoivent les tributs mentionnés plus haut, mais ils font en échange des présents annuels aux ambassadeurs coréens et aux gens de leur suite ; ils envoient à chaque nouveau roi un manteau royal et des ornements de prix. De même, ils ont le droit de demander à la Corée des subventions en vivres, munitions et soldats, mais ils n’en usent presque jamais, et surtout, quoiqu’ils le puissent à la rigueur d’après la lettre des traités, ils ne se mêlent en rien de l’administration intérieure du royaume. La dynastie des Ouang (mongole) intervint autrefois à diverses reprises, pour faire ou défaire les rois de Corée, et à cause de cela son souvenir est exécré dans le pays. Les Ming, plus sages, traitèrent les Coréens en alliés, plutôt qu’en vassaux ; ils envoyèrent une armée au secours du roi de Corée lors de la grande invasion japonaise, et aujourd’hui encore l’affection et la reconnaissance du peuple coréen leur est acquise, à ce point que l’on conserve précieusement divers usages contemporains de cette dynastie, quoiqu’ils aient été abolis en Chine par les empereurs mandchoux. Ces derniers ne sont pas aimés en Corée, et sur les registres des particuliers, on ne date point les événements des années de leur règne. Néanmoins, leur joug n’est pas très-lourd, et la pensée de le secouer ne vient à la tête de personne. On croit généralement en Corée, qu’un des articles du traité de 1637 prévoit le cas où les Mandchoux, perdant la Chine, seraient forcés de se retirer dans leur propre pays. La Corée devrait alors, dit-on, leur fournir trois mille bœufs, trois mille chevaux, leur payer une somme énorme en argent, et enfin leur envoyer trois mille jeunes filles de choix. On prétend que, s’il y a toujours en Corée tant de filles esclaves des diverses préfectures, c’est pour que le gouvernement puisse, au besoin, accomplir cette clause du traité. Mais les missionnaires n’ont jamais pu découvrir de document officiel à ce sujet.

Depuis 1636, la Corée n’a eu de guerres ni avec le Japon, ni avec la Chine. Ce peuple a eu le bon sens de ne point renouveler des luttes trop inégales, et afin de ne point tenter l’ambition de ses puissants voisins, il a toujours affecté de se faire aussi petit que possible, et de mettre toujours en avant sa faiblesse et la pauvreté du pays et du peuple. De là, la défense d’exploiter les mines d’or et d’argent, les lois somptuaires fréquemment renouvelées, qui maintiennent dans d’étroites limites le luxe et le faste des grands. De là aussi, l’interdiction à peu près absolue de communiquer avec les étrangers. Par ce moyen la paix s’est conservée, et l’histoire des derniers siècles ne nous offre d’autres événements que des intrigues de palais, qui, une ou deux fois, réussirent à remplacer un roi par quelqu’autre prince de la même famille, et le plus souvent n’aboutirent qu’à l’exécution capitale des conspirateurs et de leurs complices vrais ou supposés. Du reste, pas un changement, pas une amélioration sérieuse. Ce que nous appelons vie politique, progrès, révolutions, n’existe pas en Corée. Le peuple n’est rien, ne se mêle de rien. Les nobles, qui seuls ont en main le pouvoir, ne s’occupent du peuple que pour le pressurer et en tirer le plus d’argent possible. Ils sont eux-mêmes divisés en plusieurs partis qui se poursuivent réciproquement avec une haine acharnée, mais leurs divisions n’ont nullement pour cause ou pour mot d’ordre des principes différents de politique et d’administration ; ils ne se disputent que les dignités, et l’influence dans les affaires. Depuis bientôt trois siècles l’histoire de Corée n’est que le récit monotone de leurs luttes sanglantes et stériles.

Voici, d’après quelques documents coréens et les traditions universellement répandues dans le pays, l’origine de ces différents partis.

Sous le règne du Sieng-tsong (1567 à 1592), une dispute s’éleva entre deux nobles des plus puissants du royaume, à l’occasion d’une grande dignité confiée à l’un d’eux, et à laquelle l’autre prétendait avoir des droits. Les familles, les amis et dépendants des deux compétiteurs prirent part à la querelle ; le roi, par prudence, ménagea les uns et les autres, et ils restèrent divisés sous les noms de Tong-in (orientaux) et Sié-in (occidentaux). Quelques années plus tard, une cause aussi futile amena la formation de deux autres partis, que l’on appela Nam-in (méridionaux) et Pouk-in (septentrionaux). Bientôt les orientaux se joignirent aux méridionaux et ne formèrent qu’un seul parti sous le nom de ces derniers : Nam-in. Les septentrionaux très-nombreux se divisèrent d’abord entre eux, et formèrent les Tai-pouk et Sio-pouk, c’est-à-dire grands et petits septentrionaux. Les Tai-pouk s’étant mêlés à des conspirations contre le roi furent presque tous mis ta mort, et ce qui restait ne tarda pas à se réunir aux Sio-pouk, de sorte qu’à l’avènement de Siouk-tsong, en 1674, il restait trois partis bien marqués, savoir les Sié-in (occidentaux), les Nam-in (méridionaux), et les Sio-pouk (petits septentrionaux).

Pendant le règne de Siouk-tsong, un incident ridicule amena de nouveaux changements. Un jeune noble Sié-in, nommé Ioun, avait pour précepteur un lettré de grande réputation appelé O-nam. Le père de Ioun étant mort, celui-ci prépara une épitaphe, mais le précepteur en proposa une autre. On ne put se mettre d’accord ; chaque rédaction eut ses partisans, et on s’échauffa si bien que le parti Sié-in fut scindé en deux nouveaux partis, celui de Ioun sous le nom de Sio-ron, celui de O-nam sous celui de No-ron.

Telle est l’origine des quatre partis qui, de nos jours encore, existent en Corée. Tous les nobles appartiennent nécessairement à l’une de ces factions, dont l’unique souci est de s’emparer des dignités et d’en fermer l’accès à leurs ennemis. De là, des discordes continuelles, des luttes qui le plus souvent se terminent par la mort des principaux chefs du parti vaincu ; non point que l’on ait ordinairement recours aux armes où à l’assassinat, mais ceux qui parviennent à supplanter leurs rivaux forcent le roi à les condamner à mort, ou tout au moins à l’exil perpétuel. Dans les temps de calme, le parti dominant, tout en gardant pour lui-même avec une précaution jalouse les positions influentes, laisse partager les charges et emplois ordinaires aux nobles de l’autre parti, afin d’éviter une opposition trop violente ; mais on ne se rapproche jamais, et le gouvernement tolère que les membres de factions opposées ne se parlent point, même quand l’accomplissement de leurs fonctions administratives semble l’exiger.

Ces haines sont héréditaires ; le père les transmet à son fils, et l’on n’a pas d’exemple qu’une famille ou un individu ait changé de parti, surtout entre les Nam-in et les No-ron, qui ont toujours été les plus nombreux, les plus puissants et les plus acharnés. On n’a jamais non plus entendu parler de mariages entre les familles de camps opposés. Le noble qui par l’intrigue d’un ennemi perd sa dignité ou sa vie, laisse à ses descendants le soin de sa vengeance. Souvent il leur en remet un gage extérieur ; par exemple, il donnera à son fils un habit avec ordre de ne point le dépouiller avant de l’avoir vengé. Celui-ci le portera sans cesse et, s’il meurt avant d’avoir réussi, le transmettra son tour à ses enfants avec la même condition. Il n’est pas rare de voir des nobles vêtus de ces haillons qui, depuis deux ou trois générations, leur rappellent nuit et jour qu’une dette de sang leur reste à payer pour apaiser les âmes de leurs ancêtres.

En Corée, ne pas venger son père, c’est le renier ; c’est prouver qu’on est illégitime et qu’on n’a aucun droit de porter son nom ; c’est violer dans son point fondamental la religion du pays qui ne consiste guère que dans le culte des ancêtres. Si le père a été mis à mort légalement, il faut que son ennemi ou le fils de son ennemi ait le même sort ; si le père a été exilé, il faut que son ennemi soit exilé ; s’il a été assassiné, il faut que son ennemi soit assassiné, et, en pareil cas, l’impunité à peu près complète est assurée au coupable, car il a pour lui le sentiment religieux et national du pays.

Le moyen le plus ordinairement employé par les factions rivales, c’est de s’accuser de conjuration contre la vie du roi. On multiplie les pétitions, les faux témoignages ; on corrompt les ministres à force d’argent. Si, comme il arrive souvent, les premiers pétitionnaires sont incarcérés, battus, condamnés à d’énormes amendes ou exilés, on se cotise pour payer les frais, et l’on fait de nouvelles tentatives qui, grâce à la vénalité des hauts fonctionnaires et à la faiblesse du roi, finissent par réussir. Alors ceux du parti vainqueur font curée des places et des dignités ; ils usent et abusent du pouvoir pour s’enrichir eux-mêmes, ruiner et persécuter leurs ennemis, jusqu’à ce que ceux-ci trouvent l’occasion favorable de les supplanter à leur tour.

Les différents partis mentionnés plus haut se sont encore subdivisés en deux couleurs ou plutôt deux nuances. Voici à quelle occasion :

Le roi qui occupait le trône de Corée en 1720, n’avait pas de fils pour lui succéder. La division se mit parmi les grands du royaume ; les uns voulaient faire proclamer immédiatement Ieng-tsong, frère du roi, prince habile et cruel ; les autres préféraient attendre, espérant toujours que le roi ne mourrait pas sans postérité. On nomma les premiers Piek ou Piek-pai, les seconds Si ou Si-pai. Les Piek envoyèrent secrètement à Péking pour obtenir l’investiture en faveur de Ieng-tsong ; mais les Si, avertis à temps, poursuivirent les émissaires qui furent rejoints sur le territoire coréen et décapités. Cependant le vieux roi mourut sans laisser d’enfant, et Ieng-tsong monta sur le trône en 1724. La voix publique l’accusait, non sans raison, de s’être frayé un chemin au pouvoir par un double crime, d’avoir empêché par diverses médecines que son frère n’eût des descendants, puis de l’avoir empoisonné. Exaspéré par ces rumeurs et appuyé par les Piek, le nouveau roi, à peine couronné, fit périr un grand nombre de Si, qu’il savait être ses ennemis. Quelques années après, son fils aîné étant mort en bas âge, il déclara son second fils nommé Sa-to héritier du trône, et l’associa au gouvernement. Ce jeune prince, que tous s’accordent à représenter comme un homme accompli, engageait souvent son père à oublier ses rancunes passées contre les Si, à proclamer une amnistie générale, et à tenter franchement une politique de réconciliation. Ieng-tsong, irrité de ces reproches et poussé par les Piek, résolut de mettre son fils à mort. On fabriqua un grand coffre en bois, où Sa-to reçut l’ordre de se coucher tout vivant, puis on ferma ce cercueil, on le scella du sceau royal, on le couvrit d’herbes, et après quelques heures le jeune prince mourut étouffé.

Sa mort augmenta l’exaspération entre les Si, ses partisans, et les Piek qui l’avaient fait condamner au supplice, et la querelle dure encore. Les Si voudraient que Sa-to, ayant été proclamé prince héritier et associé à l’administration des affaires de l’État, soit mis au nombre des rois. Les Piek s’y sont toujours opposés, et jusqu’à présent, ils ont réussi à empêcher cette réhabilitation posthume. La distinction entre Si et Piek ne se retrouve guère que parmi les deux partis les plus considérables, les Nam-in et les No-ron. Chacun s’associe à telle ou telle couleur suivant son inclination personnelle, et souvent il arrive que le père est Piek tandis que le fils est Si, ou que deux frères sont de couleur différente. Ces nuances politiques n’empêchent nullement les mariages entre les familles, et c’est en ceci surtout que les Si et les Piek diffèrent des partis politiques proprement dits, que nous avons indiqués plus haut. En général, les personnes remuantes et ambitieuses se mettent du parti des Piek, tandis que les Si se sont toujours montrés plus modérés et plus portés à la conciliation.

Quand la religion chrétienne fut introduite en Corée à la fin du siècle dernier, la plupart des nobles qui se convertirent d’abord étaient des Si, et appartenaient au parti Nam-in ; il n’en fallut pas davantage pour ameuter contre elle les Piek et les No-ron, et nous verrons dans cette histoire, que ces haines politiques furent pour beaucoup dans les premières persécutions. Le parti Nam-in, extrêmement puissant jusqu’en 1801, ne put soutenir le choc ; il fut totalement renversé, la plupart de ses chefs périrent, et aujourd’hui les No-ron, en pleine possession du pouvoir, n’ont plus à redouter de compétiteurs sérieux. Les Sio-ron, parti nombreux mais souple et complaisant, obtiennent un assez grand nombre de dignités. On en accorde quelques-unes, mais avec réserve, aux Nam-in et aux Sio-pouk. Ces derniers, du reste, sont en petit nombre et n’ont point d’influence dans le pays.

Voici comment une caricature coréenne représente cet état de choses. Le No-ron richement vêtu est assis à une table somptueusement servie, et savoure à son aise les meilleurs morceaux. Le Sio-ron assis à côté, mais un peu en arrière, fait gracieusement l’office de serviteur, et pour prix de son obséquiosité reçoit une partie des mets. Le Sio-pouk, sachant que le festin n’est pas pour lui, est assis beaucoup plus loin d’un air grave et calme ; il aura quelques restes quand les autres seront rassasiés. Enfin le Nam-in, couvert de haillons, se tient debout derrière le No-ron dont il n’est pas aperçu ; il se dépite, grince des dents, et montre le poing, comme un homme qui se promet une vengeance éclatante. Cette caricature, publiée il y a vingt ou trente ans, donne une idée très-exacte de la position respective des partis à l’époque actuelle.

III

Rois. — Princes du sang. — Eunuques du palais. — Funérailles royales.


En Corée, comme chez tous les autres peuples de l’Orient, la forme de gouvernement est la monarchie absolue. Le roi a plein pouvoir d’user et d’abuser de tout ce qu’il y a dans son royaume ; il jouit d’une autorité sans limites sur les hommes, les choses et les institutions ; il a droit de vie et de mort sur tous ses sujets sans exception, fussent-ils ministres ou princes du sang royal. Sa personne est sacrée, on l’entoure de tous les respects imaginables, on lui offre avec une pompe religieuse les prémices de toutes les récoltes, on lui rend des honneurs presque divins. Bien qu’il reçoive de l’empereur de Chine un nom propre en même temps que l’investiture, par respect pour sa haute dignité il est défendu sous des peines sévères de prononcer jamais ce nom, qui n’est employé que dans les rapports officiels avec la cour de Péking. Ce n’est qu’après sa mort que son successeur lui donne un nom, sous lequel l’histoire devra ensuite le désigner.

En présence du roi, nul ne peut porter le voile dont la plupart des nobles et tous les gens en deuil se couvrent habituellement le visage ; nul ne peut porter lunettes. Jamais on ne doit le toucher, jamais surtout le fer ne doit approcher de son corps. Quand le roi Tieng-tsong-tai-oang mourut, en 1800, d’une tumeur dans le dos, il ne vint à l’idée de personne d’employer la lancette qui probablement l’eût guéri, et il dut trépasser selon les règles de l’étiquette. On cite le cas d’un autre roi qui souffrait horriblement d’un abcès à la lèvre. Le médecin eut l’heureuse idée d’appeler un bonze pour faire devant Sa Majesté tous les jeux, tous les tours, toutes les grimaces possibles ; le royal patient se mit à rire à gorge déployée, et l’abcès creva. Jadis, assure-t-on, un prince plus sensé que les autres força le médecin à pratiquer sur son bras une légère incision ; mais il eut ensuite toutes les peines du monde à sauver la vie de ce pauvre malheureux, devenu ainsi coupable du crime de lèse-majesté. Nul Coréen ne peut se présenter devant le roi sans être revêtu de l’habit d’étiquette, et sans des prostrations interminables. Tout homme à cheval est tenu de mettre pied à terre en passant devant le palais. Le roi ne peut se familiariser avec aucun de ses sujets. S’il touche quelqu’un, l’endroit devient sacré, et on doit porter, toute la vie, un signe ostensible, généralement un cordon de soie rouge, en souvenir de cette insigne faveur. Naturellement, la plupart de ces prohibitions et de ces formalités n’atteignent que les hommes ; les femmes peuvent entrer partout au palais, sans que cela tire à conséquence.

L’effigie du roi n’est pas frappée sur les monnaies ; on y met seulement quelques caractères chinois. On croirait faire injure au roi en plaçant ainsi sa face sacrée sur des objets qui passent dans les mains les plus vulgaires, et souvent roulent à terre, dans la poussière ou la boue. Il n’y a de portrait du roi que celui qu’on fait après sa mort, et qui est gardé au palais même, avec le plus grand respect, dans un appartement spécial. Quand les navires français vinrent pour la première fois en Corée, le mandarin qui fut envoyé à bord pour se mettre en rapport avec eux, fut horriblement scandalisé de voir avec quelle légèreté ces barbares d’occident traitaient la face de leur souverain, reproduite sur les pièces de monnaie, avec quelle insouciance ils la mettaient entre les mains du premier venu, sans s’inquiéter le moins du monde si on lui montrerait ou non le respect voulu. Le commandant offrit à ce mandarin un portrait de Louis-Philippe, mais il refusa de le recevoir. Peut-être craignait-il d’être puni par son gouvernement pour avoir accepté quelque chose des barbares. Mais il est plus probable qu’il crut voir un piège dans cet acte de politesse. Il se fût trouvé très-embarrassé pour emporter ce tableau avec la pompe convenable, et d’un autre côté, ne pas témoigner au portrait du souverain la déférence requise, eût été, dans son esprit, une insulte grave aux étrangers et une provocation à la guerre.

D’après les livres sacrés de la Chine, le roi s’occupe uniquement du bien général. Il veille à la stricte observation des lois, rend justice à tous ses sujets, protège le peuple contre les exactions des grands fonctionnaires, etc., etc. De tels rois sont rares en Corée. Le plus souvent on a sur le trône des fainéants, des êtres corrompus, pourris de débauche, vieillis avant l’âge, abrutis et incapables. Et comment en serait-il autrement pour de malheureux princes appelés au trône dès leur jeunesse, dont on adore tous les caprices, à qui personne n’ose donner un avis, qu’une étiquette ridicule enferme dans leur palais, au milieu d’un sérail, dès l’âge de douze ou quinze ans ! D’ailleurs, en Corée, comme en d’autres pays dans des circonstances analogues, il se rencontre presque toujours des ministres ambitieux qui spéculent sur les passions du maître, et cherchent à l’énerver par l’abus des plaisirs, afin qu’il ne puisse se mêler des affaires du gouvernement, et les laisse régner eux-mêmes sous son nom.

Il est donc rare que le roi soit capable d’administrer par lui-même et de surveiller les ministres et les grands dignitaires. Quand il le fait, le peuple y gagne, car alors les mandarins sont obligés d’être sur leurs gardes et de remplir leur devoir avec plus d’attention. Des émissaires secrets rapportent au roi les cas d’oppression, de concussion, de déni de justice, et les coupables sont punis, au moment où ils s’y attendent le moins, par la disgrâce ou par l’exil. Aussi la masse du peuple, généralement attachée au roi, ne l’accuse pas des actes de tyrannie et d’oppression dont elle a à souffrir. Toute la responsabilité en retombe sur les mandarins. Jadis il y avait au palais une boîte appelée sin-moun-ko, établie par le troisième roi de la dynastie actuelle, vers le commencement du xve siècle, pour recevoir toutes les pétitions adressées directement au roi. Cette boîte existe encore, mais elle est devenue à peu près inutile, car on ne peut y arriver qu’en payant des sommes énormes. Aujourd’hui, ceux qui veulent faire au roi une demande ou réclamation s’installent aux portes du palais et attendent que Sa Majesté sorte. Alors ils frappent du tam-tam, et à ce signe un valet vient recevoir leur pétition, laquelle est remise à un des dignitaires de la suite du roi ; mais cette pièce est presque toujours oubliée si le pétitionnaire n’a pas le moyen de dépenser l’argent voulu pour s’assurer les protections nécessaires. Un autre moyen, employé quelquefois, est d’allumer un grand feu sur une montagne qui se trouve près de la capitale, vis-à-vis du palais. Le roi voit ce feu et s’informe de ce qu’on demande.

Outre les largesses d’usage dans les grandes circonstances, le roi, d’après la coutume du pays, est chargé de pourvoir à l’entretien des pauvres. Le recensement de 1845 comptait quatre cent cinquante vieillards ayant droit à recevoir l’aumône royale. On donne aux octogénaires chaque année : cinq mesures de riz, deux de sel et trois de poisson ; aux septuagénaires : quatre mesures de riz, deux de sel et deux de poisson. La mesure de riz dont il est ici question suffit à la nourriture d’un homme pendant dix jours.

L’aristocratie étant très-puissante en Corée, il semble au premier abord que les princes du sang, les frères, oncles ou neveux des rois, doivent jouir d’un grand pouvoir. C’est tout l’opposé. Le despotisme est, par essence, soupçonneux et jaloux de toute influence étrangère, et jamais les princes ne sont appelés à remplir aucune fonction importante, ni à se mêler des affaires. S’ils ne se tiennent pas rigoureusement à l’écart, ils s’exposent à être accusés, sous le plus frivole prétexte, de tentative de rébellion, et ces accusations trouvent facilement crédit. Il arrive très-fréquemment que ces princes sont condamnés à mort par suite d’intrigues de cour, même quand ils vivent dans la retraite et le silence. Dans les soixante dernières années, quoique la famille royale compte très-peu de membres, trois princes ont été ainsi exécutés.

Au reste, la puissance royale, quoique toujours suprême en théorie, est maintenant, en fait, bien diminuée. Les grandes familles aristocratiques, profitant de plusieurs régences successives et du passage sur le trône de deux ou trois souverains insignifiants, ont absorbé presque toute l’autorité. Les Coréens commencent à répéter que le roi ne voit rien, ne sait rien, ne peut rien. Ils représentent l’état actuel des choses sous les traits d’un homme dont la tête et les jambes sont complètement desséchées, tandis que la poitrine et le ventre, gonflés outre mesure, menacent de crever au premier moment. La tête, c’est le roi ; les jambes et les pieds représentent le peuple ; la poitrine et le ventre signifient les grands fonctionnaires et la noblesse qui, en haut, ruinent le roi et le réduisent à rien, en bas, sucent le sang du peuple. Les missionnaires ont eu en main cette caricature, et ils disent que les éléments de rébellion vont chaque jour se multipliant, que le peuple, de plus en plus pressuré, prêtera facilement l’oreille aux premiers révoltés qui l’appelleront au pillage, et que la moindre étincelle allumera infailliblement un incendie dont il est impossible de calculer les suites.

Ce que l’on appelle en Corée palais royaux sont de misérables maisons qu’un rentier parisien un peu à son aise ne voudrait pas habiter. Ces palais sont remplis de femmes et d’eunuques. Outre les reines et les concubines royales, il y a un grand nombre de servantes que l’on appelle filles du palais. On les ramasse de force dans tout le pays, et une fois accaparées pour le service de la cour, elles doivent, sauf le cas de maladie grave ou inguérissable, y demeurer toute leur vie. Elles ne peuvent pas se marier, à moins que le roi ne les prenne pour concubines ; elles sont condamnées à une continence perpétuelle, et si l’on prouve qu’elles y ont manqué, leur faute est punie par l’exil, quelquefois même par la mort. Ces sérails sont, on le pense bien, le théâtre de désordres et de crimes inouïs, et c’est un fait public que ces malheureuses servent aux passions des princes, et que leur demeure est un repaire de toutes les infamies.

Les eunuques du palais forment un corps à part ; ils subissent des examens spéciaux, et d’après leur science ou leur adresse, avancent plus ou moins dans les dignités qui leur sont propres. On prétend qu’ils sont généralement d’un esprit étroit, d’un caractère violent et irascible. Fiers de leurs rapports familiers et quotidiens avec le souverain, ils s’attaquent à tous les dignitaires avec une insolence sans égale, et ne craignent pas d’injurier même le premier ministre, ce que nul autre ne ferait impunément. Ils n’ont guère de relations qu’entre eux, car tous, nobles et gens du peuple, les craignent autant qu’ils les méprisent. Chose étrange ! tous ces eunuques sont mariés, et beaucoup d’entre eux ont plusieurs femmes. Ce sont de pauvres filles du peuple qu’ils enlèvent par ruse ou par violence, ou qu’ils achètent à un assez haut prix. Elles sont enfermées plus strictement encore que les femmes nobles, et gardées avec une telle jalousie, que souvent leur maison est interdite aux personnes de leur sexe, même à leurs parentes. N’ayant point d’enfants, ces eunuques font chercher dans tout le pays, par leurs émissaires, les enfants et les jeunes gens eunuques ; ils les adoptent, les instruisent, et les mettent sur les rangs pour les principaux emplois de l’intérieur du palais. Mais où trouve-t-on ces eunuques ? Un certain nombre le sont de naissance ; on les estime moins que les autres, et quelquefois, après examen, ils sont rejetés. D’un autre côté, il ne paraît pas que l’usage barbare de la mutilation, de main d’homme, existe dans ce pays ; les missionnaires n’en ont jamais entendu citer un seul cas. Mais il arrive, de temps en temps, que les petits enfants sont estropiés par les chiens. En Corée, comme dans quelques autres contrées de l’Orient, les chiens sont seuls chargés des soins nécessaires de propreté auprès des enfants à la mamelle, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans, et les accidents du genre dont nous parlons ne sont pas rares. Ces enfants devenus grands trouvent, dans leur infirmité, une ressource et un moyen de vivre. Quelquefois même, s’ils arrivent à une position un peu élevée, ils viennent en aide à leurs familles.

Outre les palais habités par le roi, il y en a d’autres destinés exclusivement aux tablettes de ses ancêtres. On y fait exactement le même service que dans les premiers ; chaque jour on salue ces morts comme s’ils étaient vivants, on offre de la nourriture devant les tablettes dans lesquelles leurs âmes sont supposées résider, et il y a pour leur service des eunuques et des filles du palais en grand nombre, le tout organisé sur le même pied, et d’après les mêmes règles que dans les palais ordinaires.

En Corée, où la religion ne consiste guère que dans le culte des ancêtres, tout ce qui concerne les funérailles des rois est d’une importance extraordinaire, et la cérémonie de leur enterrement est la plus grandiose qu’il y ait dans le pays. Le roi étant considéré comme le père du peuple, tout le monde sans exception doit porter son deuil pendant vingt-sept mois. Ce temps se partage en deux périodes bien distinctes. La première, depuis le moment de la mort jusqu’à celui de l’enterrement, dure cinq mois. C’est l’époque du deuil strict. Alors, tous les sacrifices des particuliers doivent cesser dans toute l’étendue du royaume, les cérémonies des mariages sont interdites, aucun enterrement ne peut avoir lieu, il est défendu de tuer des animaux et de manger de la viande, défendu aussi de fustiger les criminels ou de les mettre à mort. Ces règles sont, en général, scrupuleusement observées ; cependant il y a quelques exceptions. Ainsi, les indigents de la dernière classe du peuple ne pouvant conserver leurs morts dans les maisons pendant un temps aussi considérable, on tolère qu’ils fassent leurs enterrements sans bruit et en secret ; mais l’usage est sacré pour tous les autres. De même, à la mort du dernier roi, à cause des chaleurs intolérables de l’été et de la nécessité de vaquer aux travaux des champs, son successeur donna une dispense générale de l’abstinence.

Outre ces dispositions spéciales à la première période de deuil, il y en a d’autres qui s’appliquent à la fois et aux cinq mois qui précèdent l’enterrement et aux vingt-deux qui le suivent. Un ordre du gouvernement désigne quels habits on doit porter. Toute couleur voyante, toute étoffe précieuse, est sévèrement interdite. Chapeau blanc, ceinture, guêtres, habits, chemises, etc., en toile de chanvre écrue, tel est, sous peine d’amende et de prison, le costume de tous, jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance ministérielle permette de reprendre les vêtements ordinaires. Les femmes cependant ne sont pas soumises à ces règlements, parce qu’elles ne comptent absolument pour rien aux yeux de la loi civile et religieuse ; d’ailleurs la plupart restent presque toujours enfermées dans l’intérieur des maisons. Pendant tout le temps du deuil, les réjouissances publiques, les fêtes, les représentations scéniques, les chants, la musique, en un mot toute manifestation extérieure de gaieté est absolument défendue. Il y a même, à ce qu’on dit, une ou deux provinces où la loi de l’abstinence s’observe pendant les vingt-sept mois consécutifs.

Nous avons dit qu’aucun homme n’a le droit de toucher le roi ; cette défense subsiste même après sa mort. Quand il a rendu le dernier soupir, on prépare le corps, on l’embaume, on le revêt des habits royaux, par des procédés particuliers, sans que la main de personne ait le moindre contact direct avec lui. Puis on le dépose dans une espèce de chapelle ardente, et tous les jours, matin et soir, on lui offre des sacrifices avec accompagnement des lamentations convenables en pareil cas. Fréquemment, à certains jours marqués, toute la cour et les grands dignitaires du voisinage doivent assister à ces sacrifices. Le roi seul en est dispensé, parce qu’on le suppose occupé des affaires de l’État. Il ne préside aux cérémonies que pendant les premiers jours qui suivent la mort, puis il délègue un prince de la famille royale pour tenir sa place. Aux heures des sacrifices, le peuple de la capitale ainsi que les nobles qui, n’étant point en fonctions, n’ont pas le droit de pénétrer auprès du cadavre, se rendent en foule autour du palais et poussent des hurlements, des gémissements affreux pendant le temps fixé ; puis, chacun fait la génuflexion à l’âme du défunt et se retire. Dans les provinces, les principaux habitants de chaque district se réunissent, aux jours marqués, chez le mandarin et, tournés du côté de la capitale, ils pleurent et se lamentent tous ensemble officiellement pendant quelques heures, et se séparent après avoir fait la génuflexion à l’âme. Tout le monde ne pouvant se rendre chez le mandarin, les gens de chaque village se réunissent ensemble, et, sur une montagne ou sur le bord d’un chemin, observent de la même manière les mêmes cérémonies.

Cependant, on fait tous les préparatifs nécessaires pour l’enterrement. Les géoscopes les plus renommés sont mis en réquisition pour indiquer un lieu favorable de sépulture. Ils examinent si la nature de tel terrain, la pente de telle colline, la direction de telle forêt ou de telle montagne, doit porter bonheur et faire rencontrer la veine du dragon. En effet, selon les Coréens, il y a, au centre de la terre, un grand dragon qui dispose de tous les biens et de tous les honneurs du monde, en faveur des familles qui ont placé les tombeaux de leurs ancêtres dans une position à sa guise. Trouver cette position, c’est trouver la veine du dragon. Pour la découvrir, les géoscopes se servent d’une boussole entourée de plusieurs cercles concentriques, où sont gravés les noms des quatre points cardinaux, et des cinq éléments reconnus par les Chinois : air, feu, eau, bois et terre. Chacun de ces devins fait ensuite son rapport, et après des délibérations sans fin, sur un point aussi grave, le roi et ses ministres prennent une décision. On organise toute une armée pour former le cortège qui portera le corps du défunt. Pour cela, chaque famille noble de la capitale fournit un ou plusieurs esclaves et les habille selon l’uniforme voulu. Dans le principe, cet usage très-onéreux n’était qu’une marque de respect volontairement offerte ; aujourd’hui, c’est une obligation à laquelle nul ne peut se soustraire. Certaines corporations de marchands fournissent aussi un nombre d’hommes déterminé, et on recrute ce qui manque parmi les valets des divers établissements publics. Tous ceux qui doivent porter le corps étant ainsi réunis, on les divise en compagnies ayant chacune leur numéro et leur bannière, et on les fait exercer, pendant le temps voulu, pour que la cérémonie s’exécute dans le plus grand ordre.

Le jour de l’enterrement étant enfin arrivé, on place le corps du défunt dans son cercueil sur un énorme brancard magnifiquement orné, et chaque compagnie se relève pour le porter en pompe, jusque sur la montagne choisie pour lieu de sépulture. Toutes les troupes sont convoquées, tous les grands dignitaires en costume de deuil accompagnent le roi qui, presque toujours, préside en personne à la cérémonie. On enterre le corps suivant les rites prescrits, et on offre les sacrifices d’usage, au milieu des cris, des pleurs, des hurlements d’une foule innombrable.

Quelques mois plus tard, un monument s’élève sur la tombe, et tout auprès, on bâtit un hôtel pour loger les mandarins chargés de garder la sépulture, et d’offrir, à certaines époques, les sacrifices moins solennels. Tout le pays environnant, quelquefois jusqu’à trois ou quatre lieues de distance, dépend désormais du tombeau royal, et toute autre inhumation y est interdite. On fait même exhumer les corps qui ont été auparavant enterrés dans cet espace, ou, si personne ne se présente pour les réclamer, on rase le petit tertre qui est sur les tombes afin d’en faire disparaître la trace et le souvenir.

Chaque roi étant enterré à part, les sépultures royales sont assez nombreuses dans le pays. Les nobles préposés à leur garde sont ordinairement de jeunes licenciés qui se destinent aux fonctions publiques. C’est pour eux le premier pas dans la carrière, et après quelques mois, ils obtiennent de l’avancement et passent à d’autres emplois. Ils sont ordinairement deux ou trois ensemble, avec un établissement de serviteurs et d’employés subalternes, analogue à celui des mandarins. Outre le soin d’offrir les sacrifices, ils sont chargés de faire la police sur tout le territoire qui dépend du tombeau, car ce territoire est soustrait à la juridiction des mandarins ordinaires des districts. Les gardiens des tombes royales relèvent directement du conseil des ministres.

IV

Gouvernement. — Organisation civile et militaire.


Le roi de Corée a trois premiers ministres qui prennent les titres respectifs de : seug-ei-tsieng, admirable conseiller ; tsoa-ei-tsieng, conseiller de gauche, — en Corée, la gauche a toujours le pas sur la droite —, et ou-ei-tsieng, conseiller de droite.

Viennent ensuite six autres ministres que l’on nomme pan-tso ou juges, et qui sont à la tête des six ministères ou tribunaux supérieurs. Chaque pan-tso est assisté d’un tsam-pan ou substitut et d’un tsam-ei ou conseiller. Les pan-tso sont ministres de second ordre, les tsam-pan de troisième, et les tsam-ei de quatrième. Ces vingt et un dignitaires portent le nom générique de tai-sin ou grands ministres, et forment le conseil du roi. Mais en réalité, toute l’autorité est dans les mains du conseil suprême des trois ministres de premier ordre, les dix-huit autres ne font jamais qu’approuver et confirmer leurs décisions. Les ministres de second ordre ou leurs assistants doivent présenter chaque jour un rapport circonstancié pour tenir le roi au courant des affaires de leur département. Ils s’occupent des détails de l’administration et règlent par eux-mêmes les choses de peu d’importance, mais, pour toutes les causes majeures, ils sont obligés d’en référer au conseil suprême des trois.

La dignité de premier ministre est à vie, mais ceux qui en sont revêtus n’en exercent pas toujours les fonctions. Sur sept ou huit grands personnages arrivés à ce haut grade, trois seulement sont ensemble en exercice ; ils sont changés et se relèvent assez fréquemment.

Voici les noms, l’ordre, et les attributions de chacun des six ministères, tels qu’on les trouve dans le code révisé et publié en 1785 par le roi Tsieng-tsong :

1o Ni-tso, ministère ou tribunal des offices et emplois publics.

Ce ministère est chargé de faire choix des hommes les plus capables parmi les lettrés qui ont passé leurs examens, de nommer aux emplois, de délivrer des lettres patentes aux mandarins et autres dignitaires, de surveiller leur conduite, de leur donner de l’avancement, de les destituer ou de les changer au besoin. Il examine et met en ordre les notes semestrielles que chaque gouverneur de province envoie sur tous ses subordonnés, et désigne au roi les employés qui méritent quelque récompense spéciale. Les promotions et changements de mandarins peuvent se faire en tout temps, mais elles ont lieu plus habituellement à deux époques de l’année, à la sixième et à la douzième lune. Les nominations aux charges importantes et aux grandes dignités, telles que celle de gouverneur d’une province, ne relèvent pas de ce tribunal, mais sont faites par le roi en conseil des ministres.

2o Ho-tso, ministère ou tribunal des finances.

Ce ministère doit faire le dénombrement du peuple, répartir les impôts ou contributions entre les provinces et districts, veiller aux dépenses et aux recettes, faire tenir en ordre les registres de chaque province, empêcher les exactions, prendre les mesures nécessaires pour les approvisionnements dans les années de disette, etc… Il est aussi chargé de la fonte des monnaies ; mais ce dernier point est passé sous silence dans le code de Tsieng-tsong, parce que les traités avec la Chine ne reconnaissent pas au gouvernement coréen le droit de battre monnaie.

3o Niei-tso, ministère ou tribunal des rites.

Ce ministère, institué pour la conservation des us et coutumes du royaume, doit veiller à ce que les sacrifices, les rites et cérémonies se fassent selon les règles, sans innovation ni changement. De lui relèvent les examens des lettrés, l’instruction publique, les lois de l’étiquette dans les réceptions, festins et autres circonstances officielles.

4o Pieng-tso, ministère ou tribunal de la guerre.

Ce ministère choisit les mandarins militaires, les gardes et les guides du roi. Il est chargé de tout ce qui concerne les troupes, le recrutement, les armes et munitions, la garde des portes de la capitale, et les sentinelles des palais royaux. De lui relève le service des postes dans tout le royaume.

5o Hieng-tso, ministère ou tribunal des crimes.

Il est chargé de tout ce qui a rapport à l’observation des lois criminelles, à l’organisation et à la surveillance des tribunaux, etc. ;

6o Kong-tso, ministère ou tribunal des travaux publics.

Ce ministère est chargé de l’entretien des palais ou édifices publics, des routes, des fabriques diverses, soit publiques, soit particulières, du commerce, et de toutes les affaires du roi, telles que son mariage, son couronnement, etc…

Outre les vingt et un ministres désignés plus haut, on compte encore parmi les grands dignitaires de la cour les sug-tsi et les po-tsieng. Les sug-tsi sont les chambellans qui, outre les fonctions ordinaires attachées à ce titre, sont chargés d’écrire jour par jour tout ce que le roi dit ou fait. Il y en a trois, le to-sug-tsi ou chambellan en chef, et deux assistants qui prennent le nom de pou-sug-tsi. Les po-tsieng sont les commandants des satellites, valets des tribunaux et exécuteurs. Il y en a également trois. Le po-tsieng en chef et deux lieutenants nommés tsoa-po-tsieng et ou-po-tsieng, c’est-à-dire de gauche et de droite. Ce sont ces lieutenants qui prennent le commandement des satellites, quand il s’agit d’opérer une arrestation importante.

La capitale où la cour réside toujours se nomme Han-iang. Ce nom toutefois n’est guère en usage, et on l’appelle communément Séoul, qui veut dire : la grande ville, la capitale. C’est une ville considérable située au milieu de montagnes près du fleuve Hang-kang, enfermée de hautes et épaisses murailles, très peuplée, mais mal bâtie. À l’exception de quelques rues assez larges, le reste ne se compose que de ruelles tortueuses, où l’air ne circule pas, où le pied ne foule que des immondices. Les maisons, généralement couvertes en tuiles, sont basses et étroites. La capitale est divisée en cinq arrondissements, lesquels sont subdivisés en quarante-neuf quartiers. Le mur d’enceinte fut construit par Tai-tso, fondateur de la dynastie actuelle. Siei-tsong, quatrième roi de cette dynastie, y ajouta de nouvelles fortifications. Le mur a 9,975 pas de circuit, et une hauteur moyenne de 40 pieds coréens, environ 10 mètres. Il y a huit portes dont quatre grandes et quatre petites. Les grandes portes sont assez belles, et surmontées de pavillons dans le genre chinois. Cette ville est quelquefois désignée dans les anciens documents, sous le nom de Kin-ki-tao, c’est une inexactitude ; to ou tao signifie province, Kin-ki-tao ou Kieng-kei-to veut dire, non pas la capitale, mais la province de la capitale.

Depuis l’avènement de Tai-tso en 1392, la Corée est divisée en huit provinces dont les noms suivent :

Au nord.
Ham-kieng-to, capitale Ham-heng.
Pieng-an-to, Pieng-iang.
À l’ouest.
Hoang-haï-to, Haï-tsiou.
Kieng-keï-to, Han-iang.
Tsiong-tsieng-to, Kong-tsiou.
À l’est. Kang-ouen-to, Ouen-tsiou.
Au sud.
Kieng-sang-to, Taï-kou.
Tsien-la-to, Tsien-tsiou.

Les deux provinces du Nord sont couvertes de forêts et très-peu habitées. Ce sont les provinces du Sud et de l’Ouest qui sont les plus riches et les plus fertiles.

À la tête de chaque province se trouve un gouverneur qui relève directement du conseil des ministres, et possède des pouvoirs très-étendus. Un vieux dicton coréen classe ainsi qu’il suit les places de gouverneurs : La plus élevée en dignité est celle de Ham-kieng-to ; la plus recherchée pour le luxe et les plaisirs, celle de Pieng-an-to ; la plus lucrative celle de Kieng-sang-to ; et la dernière sous tous les rapports, celle de Kang-ouen-to.

Les huit provinces sont subdivisées en trois cent trente-deux districts, et chaque district, suivant son importance respective, est administré par un mandarin d’un rang plus ou moins élevé. On prétend que les districts furent d’abord au nombre de trois cent cinquante-quatre, pour répondre au nombre des jours de l’année lunaire, parce que chaque district est censé fournir au roi son entretien pour un jour. Quoi qu’il en soit, le nombre actuel est trois cent trente-deux.

Voici l’ordre hiérarchique des dignités entre les divers mandarins des provinces, en commençant par les plus élevées : kam-sa ou gouverneur, pou-ioun, sé-ioun, tai-pou-sa, mok-sa, pou-sa, koun-siou, hien-lieng, hien-kam. Le gouverneur réside dans la métropole de la province, mais il y a sous lui pour administrer cette ville un mandarin qui est son lieutenant ou substitut, et se nomme pan-koan.

Ici vient se placer naturellement une remarque importante : c’est qu’il ne faut pas confondre les dignités avec les emplois ou charges publiques. Un emploi suppose toujours une dignité, mais non réciproquement. Les dignités sont à vie, les emplois sont à temps, quelquefois même seulement pour quelques semaines ou quelques jours. Il y a une douzaine de dignités différentes, ayant chacune des titulaires plus ou moins nombreux, mais ils ne sont en activité de service que par intervalles.

Le premier degré comprend les principaux ministres, le second, les ministres ordinaires, et ainsi de suite. Les gouverneurs de province doivent avoir au moins le quatrième degré ; les préfets ordinaires des villes sont du sixième. Tous les dignitaires, sans exception, ont le privilège de ne pouvoir être arrêtés par les satellites des tribunaux ordinaires. Quand ils sont accusés de quelque crime, un des mandarins inférieurs du tribunal dont ils sont justiciables vient en personne leur intimer l’ordre de le suivre, mais nul ne peut mettre la main sur eux. D’autres privilèges sont particuliers à certaines classes de dignitaires. Ainsi, ceux des quatre degrés supérieurs ont seuls le droit de se faire porter dans des chaises spéciales, chacun selon le rang qu’il occupe.

En dehors de la hiérarchie ordinaire, se trouvent les quatre niou-siou, ou préfets des quatre grandes forteresses qui sont dans le voisinage de la capitale, savoir : Kang-hoa, Sou-ouen, Koang-tsiou et Siong-to (Kaï-seng). Le titre de niou-siou est très-élevé, et les premiers ministres eux-mêmes peuvent remplir cette place ! Le niou-siou n’est pas le mandarin propre de la ville où il réside ; un mandarin inférieur remplit cette fonction, et il porte le nom de pan-koan ou de kieng-niek. — Les quelques ieng ou petits forts établis sur différents points des frontières, sont sous la juridiction des autorités militaires locales.

Théoriquement, les dignités dont nous avons parlé jusqu’ici, excepté les grades supérieurs à celui de mok-sa, sont accessibles à tout Coréen qui a été reçu docteur dans les examens publics ; en fait cependant, ces emplois sont toujours occupés, à très-peu d’exceptions près, par des nobles. Mais il y a à la préfecture de chaque district deux charges subalternes qui sont toujours données à des gens du peuple. Le tsoa-siou et le piel-kam sont les assistants ou secrétaires du mandarin. Ils peuvent même le remplacer en cas d’absence, mais seulement pour les affaires insignifiantes ; car s’il se présente un cas d’importance majeure, on doit recourir au mandarin voisin. Les familles des toa-siou et des piel-kam obtiennent par le fait une certaine considération locale et jouissent de certains privilèges. Quand une de ces charges a été souvent remplie par des membres d’une même famille, celle-ci, après un certain temps, devient ce que l’on nomme en Corée nobles de province. Au-dessous des assistants il n’y a plus auprès des mandarins que les prétoriens, satellites et autres valets des tribunaux. Nous en parlerons plus tard.

Dans chaque province se trouvent plusieurs tsal-pang ou directeurs des postes. Les stations ou relais de chevaux de poste se nomment iek ; ils sont échelonnés, de distance en distance, sur toutes les principales routes. Les chevaux que le gouvernement y entretient ne servent qu’aux fonctionnaires en voyage. Les tsal-pang, chargés de surveiller ce service, ont sous leurs ordres un certain nombre d’employés organisés, en petit, sur le modèle des prétoires des mandarins. Les valets qui soignent les chevaux dépendent du gouvernement à peu près comme des esclaves. Ils ne sont pas libres de se retirer à volonté, et demeurent enchaînés à cette besogne de génération en génération.

Si de l’organisation civile de la Corée on passe à son organisation militaire, ce qui frappe d’abord, c’est le chiffre énorme de l’armée. Les statistiques officielles comptent plus de un million deux cent mille hommes portés sur les rôles. Cela vient de ce que tout individu valide, non noble, est soldat ; la loi ne reconnaît que très-peu d’exceptions. Mais l’immense majorité de ces prétendus soldats n’ont jamais touché un fusil. Leurs noms sont inscrits sur les registres publics, et ils ont à payer annuellement une cote personnelle. Encore ces registres ne méritent-ils aucune confiance. Très-souvent ils sont remplis de noms fictifs ; on y voit figurer des membres de familles éteintes depuis une ou deux générations, et beaucoup de ceux qui devraient être inscrits échappent à cette obligation en donnant quelque présent aux employés subalternes chargés de la révision des listes.

Les seules troupes à peu près sérieuses du gouvernement coréen sont les dix mille soldats répartis dans les quatre grands établissements militaires de la capitale. Ceux-ci sont un peu exercés aux manœuvres militaires. Chose curieuse, quoiqu’il y ait un ministère de la guerre, les généraux qui commandent ces corps d’élite relèvent directement du conseil suprême, qui seul a le droit de les nommer ou de les révoquer. Notons aussi, pour mémoire, quelques compagnies casernées dans les quatre grandes forteresses royales, et les gardes des gouverneurs ou des officiers supérieurs qui commandent en province.

Voici, par ordre hiérarchique, les différents titres des mandarins militaires. Un tai-tsieng est un général. Il y en a de plusieurs degrés, et tous résident à la capitale. Un pieng-sa est le commandant d’une province ou d’une demi province. Un siou-sa est un préfet maritime. Un ieng-tsiang est une espèce de colonel qui a sous lui les trois grades inférieurs d’officiers : tsioung-koun, kam-mok-koan et piel-tsiang, titres correspondants, si l’on veut, à ceux de capitaine, lieutenant et sous-lieutenant.

Il est important de noter ici que le cumul des charges civiles et militaires est très-commun en Corée. Souvent c’est le gouverneur de la province qui est en même temps pieng-sa ou commandant militaire. Partout les ieng-tsiang sont en même temps juges criminels, et c’est sous ce dernier titre qu’on les désigne presque toujours. Ce fait, étrange au premier coup d’œil, s’explique par la paix profonde dont la Corée n’a cessé de jouir depuis plus de deux siècles. L’armée étant devenue inutile, ce qui concerne son organisation se réduit presque à rien, et la force des choses a amené tout naturellement cette transformation des officiers en magistrats.

Les mandarins militaires ne sont choisis que parmi les nobles ; mais quelque élevée que soit leur dignité, ils sont beaucoup moins considérés que les mandarins civils. Vis-à-vis de ces derniers, ils sont presque sur le pied des gens du peuple. Leur posture et leur langage doivent témoigner du respect le plus profond, et certains privilèges, tels que le droit de se servir d’une chaise à roues, ne leur sont jamais concédés, fussent-ils même généraux. Ils ressentent vivement cette inégalité, et dans les temps de troubles, quand l’autorité passe de fait dans leurs mains, ils se vengent en humiliant et ravalant le plus possible les mandarins civils. Cet antagonisme fait comprendre pourquoi, en général, les nobles qui sont dans les emplois civils ne permettent pas à leurs enfants de rechercher les grades militaires, et pourquoi ces grades sont pour ainsi dire de génération en génération le patrimoine des mêmes familles. Il y a cependant des exceptions à cette règle, et plus d’une fois, les descendants des employés civils font bon marché de la considération et recherchent les charges militaires comme plus lucratives.

Tous les emplois civils et militaires sont à temps. Un gouverneur ne peut rester en charge que deux ans, mais s’il a du crédit à la cour, il peut obtenir d’être transféré sans délai dans une autre province. Généralement, on ne peut exercer les fonctions de mandarin plus de deux ans de suite, au plus trois ans, après quoi on rentre dans la vie privée, jusqu’à ce qu’on obtienne une autre charge. Ceux qui ont exercé une fois ces fonctions conservent toujours quelques marques extérieures de leur dignité ; ils ne sortent plus à pied et sans cortège, et l’usage est d’ajouter à leur nom le titre de la préfecture où ils ont été, ou de la charge qu’ils ont remplie.

La paye des divers mandarins civils et militaires, surtout celle des gouverneurs, est exorbitante, eu égard aux ressources du pays, et à la valeur considérable de l’argent dans une contrée où quelques centimes représentent la nourriture nécessaire d’un homme chaque jour. Un fonctionnaire qui le voudrait, pourrait très-facilement mettre de côté, en un ou deux ans, de quoi vivre à l’aise le reste de ses jours. Mais il est rare qu’un mandarin ait l’esprit d’économie. À peine entré en charge, il se met sur un pied de prince, affiche un luxe extravagant, et comme, d’après les mœurs du pays, il doit entretenir non-seulement sa famille, mais toute sa parenté, il quitte ses fonctions, une fois le terme arrivé, aussi pauvre qu’auparavant, et souvent avec des dettes de plus.

Les dignitaires du palais ne touchent aucun traitement. On prétend que leur paye fut supprimée après la guerre du Japon, lorsque le gouvernement se trouva sans ressources. On ne leur donne aujourd’hui que quelques mesures de pois, chaque mois, quand ils sont de service. C’est la ration qui, à l’origine de la dynastie actuelle, était assignée à chacun d’eux pour nourrir son âne ou son cheval. Comment après cela les empêcher de piller le peuple, et de commettre toutes les injustices imaginables ? Ces dignités de la cour sont cependant recherchées, parce que ceux qui les possèdent peuvent toujours, avec un peu d’adresse, obtenir en peu de temps quelque riche mandarinat de province.

Le système d’administration civile et militaire que nous venons d’exposer est complété par une pièce importante, l’institution des e-sa ou anaik-sa : inspecteurs royaux. Ce sont des envoyés extraordinaires qui, à des époques indéterminées, et toujours en secret, visitent les provinces, surveillent la conduite des mandarins et des sujets, et examinent de leurs propres yeux la marche des affaires. Leur autorité est absolue ; ils ont droit de vie et de mort ; ils peuvent dégrader et punir tous les employés, sauf les gouverneurs de province, et c’est presque toujours sur leurs rapports que le gouvernement prend les décisions les plus importantes.

Il est inutile d’ajouter que toutes les charges et emplois ne sont plus en faveur du peuple, sinon dans les vieux livres de morale d’autrefois. Les places se vendent publiquement, et naturellement ceux qui les achètent travaillent à rentrer dans leurs frais, sans même chercher à sauver les apparences. Chaque mandarin, depuis le gouverneur jusqu’au plus petit employé subalterne, bat monnaie le mieux qu’il peut, avec les taxes, avec les procès, avec tout. Les inspecteurs royaux eux-mêmes trafiquent de leur autorité avec la dernière impudence. Un missionnaire raconte qu’un jour, dans le district où il se trouvait, quelques individus secrètement renseignés arrêtèrent deux chevaux chargés d’argent qu’un de ces fonctionnaires expédiait chez lui, et, s’installant sur le bord de la route, distribuèrent cette somme à tous les passants, en publiant bien haut la provenance de cette bonne aubaine. L’inspecteur compromis n’eut garde de réclamer, et quitta immédiatement la ville sans dire mot de son aventure.

Les impôts ordinaires sur les propriétés, sur certaines professions et certains genres de commerce ne sont pas excessifs, mais ces impôts légaux ne représentent en réalité qu’une faible partie des sommes qu’arrache au peuple la rapacité des mandarins et des employés de tout grade. D’ailleurs, les registres de dénombrement, d’après lesquels l’impôt est perçu, ne méritent aucune confiance. Un fait notoire, dont les missionnaires ont été plusieurs fois témoins, c’est que les employés des mandarins, lorsqu’ils viennent dans les villages pour dresser les listes officielles, ont l’impudence de fixer publiquement la somme que devra leur payer quiconque ne veut pas être inscrit. Ordinairement c’est une affaire de cent ou cent cinquante sapèques (deux ou trois francs). S’il s’agit de l’inscription sur les rôles de l’armée, il en coûte un peu plus pour y échapper ; mais avec de l’argent on en vient également à bout.

Les provisions des magasins publics n’existent que sur les livres de compte. Dans le voisinage immédiat de la capitale, les arsenaux sont un peu fournis. Un fort, pris par les Américains lors de leur expédition (juin 1871), renfermait une cinquantaine de canons de fabrique chinoise, se chargeant par la culasse. Il y avait aussi des cuirasses et des casques en toile de coton de quarante épaisseurs, impénétrables aux sabres ou baïonnettes, et qu’une balle conique seule peut percer. Mais les arsenaux de province n’ont ni effets d’habillement, ni munitions, ni une arme en bon état. Tout a été vendu par les employés des préfectures, qui ont mis à la place quelques haillons et de vieilles ferrailles inutiles. Si par hasard un mandarin honnête essaye quelques efforts pour remédier à ces dilapidations, tous les employés s’unissent contre lui, son action est paralysée, et il est obligé de fermer les yeux et de laisser faire, ou bien d’abandonner son poste ; heureux encore quand il n’est pas sacrifié aux attaques calomnieuses qui le représentent à la cour comme un révolutionnaire et un ennemi de la dynastie.

L’anecdote suivante, racontée par M. Pourthié, montre que cette corruption universelle part de trop haut, pour qu’il soit possible d’y porter remède. « L’hiver dernier (1860-61), le ministre Kim Piong-ku-i a perdu la principale autorité qui a passé à son cousin Kim Piong-kouk-i, homme violent et assez hostile à notre sainte religion. Ce dernier est parvenu au pouvoir par un crime d’état qui l’a rendu très-impopulaire, et qui tôt ou tard peut lui coûter cher. Quoique beau-frère du roi, il n’avait pas assez d’argent pour acheter le poste de premier ministre, car ici cette dignité se vend comme tous les autres mandarinats. La seule différence est que les lettrés achètent les mandarinats ordinaires au ministre en faveur, tandis que celui-ci achète sa place aux eunuques. Notre petite Majesté coréenne est, comme vous savez, dans le même état qu’étaient jadis nos rois fainéants. Le ministre en faveur est le maire du palais de la Corée, mais il doit, à son tour, compter avec d’autres maires du palais, en ce sens qu’il ne peut s’élever à cette dignité, ni la conserver, que par la faveur des eunuques de la cour. Ces derniers, hommes méprisés et méprisables, généralement petits de taille, rachitiques, et d’une intelligence très-bornée, séjournent seuls avec les nombreuses concubines royales et les servantes du palais, dans l’intérieur de la résidence royale. Les ministres et mandarins qui ont à parler au roi, entrent dans une salle d’audience donnant sur une cour extérieure ; les soldats et autres gardes du palais sont consignés extérieurement. Les eunuques seuls servent de près le roi, ou plutôt le roi n’a habituellement pour société que les femmes et les eunuques.

« Mais la cour coréenne est très-pauvre, le trésor de l’État est plus pauvre encore ; les eunuques et leurs compagnes les concubines royales et servantes du palais s’en ressentiraient, s’ils n’avaient la ressource de se faire payer la place de premier ministre, et même de temps en temps quelques autres dignités. Il faut donc que le personnage au pouvoir accumule don sur don, et rassasie, chaque jour, toutes ces sangsues avides ; mais surtout lorsqu’il s’agit de gagner leur faveur non encore obtenue, de grandes, d’énormes sommes sont nécessaires. Or Kim Piong-kouk-i avait beau vendre très-cher quelques mandarinats, et revendiquer le monopole du gen-seng, il ne pouvait acquérir assez d’argent pour acheter tous les individus que le ministre Kim Piong-ku-i comblait de richesses. Au milieu de l’hiver dernier, un homme qui devait tout ce qu’il était et tout ce qu’il avait à ce même Kim Piong-ku-i, alla trouver Kim Piong-kouk-i et lui demanda s’il ne voulait pas saisir le pouvoir suprême. « Je ne demande pas mieux, » répondit le beau-frère du roi, « mais l’argent seul « peut me le procurer et je n’en ai pas assez. — Si vous me donnez la charge de faire rentrer les impôts du midi du royaume, je « réponds de vous procurer la somme nécessaire. — Volontiers, » dit le ministre, et aussitôt il prit ses mesures en conséquence. Les impôts des provinces du Midi consistent surtout en riz, que l’on transporte par mer à la capitale. Notre homme ayant ramassé tout ce riz et l’ayant chargé sur des barques, fit voile vers la Chine, où il le vendit à un prix quadruple de ce qu’il aurait valu en Corée. À son retour, il acheta de nouveau la quantité de riz nécessaire pour payer les impôts. La différence du prix a suffi au beau-frère du roi pour gagner la faveur du troupeau d’eunuques et de femmes qui remplissent le palais ; il a fait destituer son concurrent, et s’est emparé de toute l’autorité. L’exportation quelconque des céréales est un crime qui emporte la peine capitale ; à plus forte raison, la vente du riz payé en impôt pour l’entretien du roi est un énorme crime d’État ; enfin, cette fraude a été cause qu’une année de disette est devenue, pour plusieurs provinces, une année de véritable famine. Mais que lui importe ? Tant qu’il sera puissant et riche, personne n’osera lui demander compte de ses actes. »





Le tableau suivant des divisions administratives, civiles et militaires, est extrait du traité de géographie qui a le plus de vogue en Corée. Il a été corrigé, vers 1850, d’après les documents officiels publiés par le gouvernement. Les villes y sont classées par rang d’importance, selon le grade du mandarin qui les gouverne.

« Le royaume a, de l’est à l’ouest, 1,280 lys ; du nord au sud, 2,998. Il est divisé en huit provinces nommées : Kieng-keï, Tsiong-tsieng, Tsien-la, Kieng-sang, Kang-ouen, Hoang-haï, Ham-kieng, et Pieng-an.

« La ville directement à l’est de la capitale est Nieng-haï, à 745 lys, dans la province de Kieng-sang, La ville directement à l’ouest est Tsiang-ien à 525 lys, dans la province de Hoang-haï. La ville directement au sud est Haï-nam, à 896 lys, dans la province de Tsien-la. La ville directement au nord est On-seng, à 2,102 lys, dans la province de Ham-kieng[5].


I. KIENG-KEI-TO.


« Cette province est bornée à l’est et au nord-est par celle de Kang-ouen ; au sud et au sud-est par celle de Tsiong-tsieng ; au sud-ouest par la mer (Jaune) ; à l’ouest et au nord-ouest par la province de Hoang-haï.

« Han-iang sa capitale, et capitale de tout le royaume, est divisée en 5 arrondissements. Celui du Centre renferme 8 quartiers, celui de l’Est 12, celui du Sud 11, celui de l’Ouest 8, et celui du Nord 10 : en tout 49 quartiers.

« La province de Kieng-keï renferme 36 districts, dont 22 dans la province de gauche (tsoa-to), et 14 dans la province de droite (ou-to). Son gouverneur ou kam-sa réside à la capitale, mais en dehors des murs, parce qu’il a peu ou point de juridiction à exercer dans la ville royale. Son hôtel est près de la porte de l’Ouest.


Province de gauche (TSOA-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Kang-hoa (île du même nom), v. m.[6]. Résidence d’un niou-siou. 130 lys. 17 kieng-niek.
2. Kang-tsiou ou San-seng (île du même nom), v. m.. Résidence d’un niou-siou. 50 23 pan-koan.
3. Nie-tsiou, 170 13 mok-sa.
4. Sou-ouen ou Hoa-seng, v. m.. Résidence d’un niou-siou. 80 52 pan-koan.
5. Pou-pieng, 50 15 pou-sa.
6. Nam-iang, 130 14 id.
7. Ni-tsien, 130 14 id.
8. In-tsien, 80 10 id.
9. Tsiouk-san, 180 17 id.
10. Iang-keun, 120 9 koun-siou.
11. An-san, 62 6 id.
12. An-seng, 170 19 id.
13. Kim-po, 60 8 id.
14. Ma-tien, 125 6 id.
15. Liong-in, 80 16 hien-lieng.
16. Tsin-oui, 123 11 id.
17. Iang-tsien, 40 4 id.
18. Kem-tsien ou Si-heung, 33 6 id.
19. Tsi-pieng, 150 6 hien-kam.
20. Koa-tsien, 30 14 id.
21. Iang-seng, 110 14 id.
22. Iang-tsi, 120 10 id.


Province de droite (OU-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Siong-to ou Kai-seng, v. m. capitale du royaume sous la dynastie précédente. Résidence d’un niou-siou. 160 lys. 17 kien-niek.
2. Pa-tsiou, 80 11 mok-sa.
3. Iang-tsiou, 60 33 id.
4. Tsiang-tan, 120 24 pou-sa.
5. Kio-tong, (île du même nom), v. m. 170 [7] 10 siou-sia.
6. Sak-lieng, 120 7 koun-siou.
7. Ko-iang, 40 8 id.
8. Kio-ha, 80 7 id.
9. Ka-pieng, 145 4 id.
10. Ieng-pieng, 145 7 id.
11. Po-tsien, 100 9 hien-kam.
12. Eum-tsiouk, 180 7 id.
13. Tsiek-seng, 150 5 id.
14. Nien-tsien, 140 5 id.


En tout : 4 niou-siou, 1 kam-sa, 3 mok-sa, 6 pou-sa, 10 koun-siou, 4 hien-lieng, 8 hien-kam, 1 siou-sa, 2 pan-koan, 2 kieng-niek.

On compte dans cette province, en dehors de la capitale, 136,600 maisons[8].


SERVICE DES POSTES.


Il y a dans cette province 6 tsal-pang (directeurs des postes) chargés de surveiller les iek (stations ou relais de poste). Ils résident à :

Ien-se, district de Iang-tsiou, 6 iek.
Ien-hoa, Koa-tsien, 12
Pieng-kou, Iang-tsiou, 11
Tsioung-lim, In-tsien, 6
To-ouen, Tsiang-tan, 5
Kieng-an, Koang-tsiou, 7

Le nombre des chevaux entretenus est de 449.


ORGANISATION MILITAIRE.


1 pieng-sa. C’est le gouverneur qui en remplit les fonctions.

1 siou-sa, dans l’île de Kio-tong (golfe de la capitale). Il a surveillance de la marine de trois provinces.

6 ieng-tsiang. Ce sont les mandarins de Koang-tsiou, Nam-iang, lang-tsiou, Sou-ouen, Tsiang-tan et Tsiouk-san, qui en font les fonctions.

4 tsioung-koun, dont un près du gouverneur, et un dans chacune des villes de Koang-tsiou, Sou-ouen et Siong-to.

5 kam-mok-koan.

7 piel-tsiang.

Le nombre des soldats est de : 106,573.


II. TSIONG-TSIENG-TO.


« Cette province est bornée au nord-est par celles de Kang-ouen et de Kieng-sang ; au sud-est par celles de Kieng-sang et de Tsien-la ; au sud par celle de Tsien-la ; à l’ouest, sud-ouest et nord-ouest par la mer (Jaune) ; au nord par la province de Kieng-keï.

« Elle comprend 54 districts, dont 21 dans la province de gauche et 33 dans celle de droite. Sa capitale, résidence du kara-sa (gouverneur), était autrefois Tsiong-tsiou ; mais, en l’année im-tsin (1592), lors de la guerre du Japon, elle fut transférée à Kong-tsiou, près du fleuve appelé Keum-kang, où elle est encore aujourd’hui.


Province de gauche (TSOA-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Tsiong-tsiou, v. m. 290 lys. 38 mok-sa.
2. Tsieng-tsiou, v. m. 300 23 id.
3. Tsieng-poung, 350 8 pou-sa.
4. Tan-iang, 380 7 kou-siou.
5. Koi-san, 280 12 id.
6. Ok-tsien, 410 11 id.
7. Po-eun, 380 10 id.
8. Tien-an, 213 15 id.
9. Moun-ey, 330 6 hien-lieng.
10. Tiei-tsien, 320 8 hien-kam.
11. Tsik-san, 183 12 id.
12. Hoi-in, 350 6 id.
13. Ien-poung, 320 4 id.
14. Eum-seng, 245 4 id.
15. Tsieng-an, 280 6 id.
16. Tsin-tsien, 240 15 id.
17. TMok-tsien, 243 8 id.
18. Ieng-tsoun, 390 6 id.
19. Ieng-tong, 460 7 id.
20. Hoang-kan, 490 6 id.
21. Tsieng-san, 430 6 id.


Province de droite (OU-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Kong-tsiou, v. m. capitale de la province. Résidence du kam-sa. 326 lys. 26 pan-koan.
2. Hong-tsiou, v. m. 293 27 mok-sa.
3. Nim-tsien, 401 21 koun-siou.
4. Tai-an, 418 6 id.
5. Koi-san, v. m. 441 9 id.
6. Se-tsien, v. m. 461 10 id.
7. Mien-tsien, 313 15 id.
8. Se-san, 388 16 id.
9. On-iang, 233 8 id.
10. Tai-heung, 283 8 id.
11. Hong-san, 413 9 hien-kam.
12. Tek-san, 293 12 id.
13. Pieng-taik, 173 6 id.
14. Tieng-san, 351 6 id.
15. Tsieng-iang, 323 9 id.
16. Eun-tsin, 406 14 id.
17. Hoi-tek, 381 7 id.
18. Tsin-tsam, 351 5 id.
19. Nien-san, 406 8 id.
20. Ni-seng ou No-seng, 376 11 id.
21. Pou-ie, 386 10 id.
22. Siek-seng, 396 9 id.
23. Pi-in, v. m. 443 6 id.
24. Nam-po, v. m. 393 8 id.
25. Kiel-seng, 323 9 id.
26. Po-rieng, v. m. 373 8 id.
27. Hai-mi, v. m. 358 6 id.
28. Tang-tsin, 333 7 id.
29. Sin-tsang, 233 6 id.
30. Niei-san, 263 9 id.
31. Tsien-ey, 251 5 id.
32. Ien-ki, 291 7 id.
33. A-san, 223 11 id.


En tout : 1 kam-sa, 4 mok-sa, dont un est le pan-koan de Kong-tsiou, 1 pou-sa, 13 koun-siou, 1 hien-lieng, 35 hien-kam.

Nombre de maisons : 244,080.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 5 tsal-pang, résidant à :

Nien-ouen, district de Tsioung-tsiou, 14 iek.
Seng-hoan, Tsik-san, 12
Ni-in, Kong-tsiou, 8
Keum-tseng, Hong-tsiou, 16
Nioul-pong, Tsieng-tsiou, 12

Nombre de chevaux entretenus : 761.


ORGANISATION MILITAIRE.

2 pieng-sa, dont l’un est le gouverneur ; le second réside à Tsieng-tsiou.

2 siou-sa ; l’un est le gouverneur ; l’autre est dans le district de Po-rieng.

5 ieng-lsiang, dans les villes de Hong-tsiou, Tsieng-tsiou, Kong-tsiou, et Tsioung-tsiou ; le cinquième est le mandarin de Hai-mi.

1 tsioung-koun, près du gouverneur.

1 kam-mok-koan.

Nombre de soldats : 139,201.


III. TSIEN-LA-TO.


« Cette province est bornée au nord par celle de Tsiong-tsieng ; à l’est par celle de Kieng-sang ; au sud et à l’ouest par la mer (Jaune).

« Elle comprend 56 districts, dont 21 à la province de gauche et 35 à la province de droite. La capitale, résidence du gouverneur, est Tsien-tsiou.


Province de gauche (TSOA-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Neung-tsiou, 776 lys. 9 mok-sa.
2. Nam-ouen, v. m. 636 40 pou-sa.
3. Soun-rien, v. m. 796 20 id.
4. Tam-iang, 676 12 id.
5. Tsiang-seng, 666 15 id.
6. Po-seng, v. m. 851 18 koun-siou.
7. Nak-an, 786 6 id.
8. Soun-tsiang, 636 16 id.
9. Tsiang-pieng, 706 9 hien-lieng.
10. Niong-tam, 536 4 id.
11. Koang-iang, v. m. 821 12 hien-kam.
12. Ok-koa, 666 6 id.
13. Kou-riei, v. m. 766 7 id.
14. Kok-seng, 676 8 id.
15. Oun-pong, 688 8 id.
16. Im-sil, 576 18 id.
17. Tsiang-siou, 651 7 id.
18. Tsin-an, 586 13 id.
19. Tong-pok, 726 11 id.
20. Hoa-soun, 756 3 id.
21. Heung-iang, v. m. 896 13 id.


Province de droite (OU-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Tsien-tsiou, v. m. capitale de la province et résidence du kam-sa. 506 lys. 36 pan-koan.
2. Na-tsiou, v. m. 740 38 mok-sa.
3. Tsiei-tsiou, (grande île du sud)[9] v. m. Résidence d’un mok-sa qui est gouverneur de l’île. 1936 [10] 4 pan-koan.
4. Koang-tsiou, v. m. 726 40 mok-sa.
5. Tsiang-heng, 880 15 pou-sa.
6. Mou-tsiou, 520 12 id.
7. Rie-san, 436 11 id.
8. Ik-san, 450 10 koun-siou.
9. Ko-pou, v. m. 600 18 id.
10. Lieng-am, v. m. 810 9 id.
11. Lieng-koang, v. m. 710 28 id.
12. Tsin-to, (île du même nom), v. m. 1026 13 id.
13. Keum-san, 486 12 id.
14. Tsin-san, 456 8 id.
15. Kim-tiei, 536 23 id.
16. Nim-pi, v. m. 490 12 hien-lieng.
17. Man-kieng, v. m. 510 6 id.
18. Keum-kou, 520 12 id.
19. Kang-tsin, v. m. 866 21 hien-kam.
20. Niong-an, v. m. 436 3 id.
21. Ham-iel, 450 9 id.
22. Pou-an, 570 20 id.
23. Ham-pieng, 770 4 id.
24. Ko-san, 470 8 id.
25. Tai-in, 566 16 id.
26. Ok-kou, v. m. 560 8 id.
27. Ham-pieng, 740 12 id.
28. Heug-tek, 636 8 id.
29. Tsieng-eup, 596 8 id.
30. Ko-tsiang, v. m. 640 8 id.
31. Mou-tsiang, v. m. 770 16 id.
32. Mou-an, 796 13 id.
33. Hai-nam, v. m. 890 12 id.
34. Tai-tsieng (grande île du sud), v. m. 2076 5 id.
35. Tsieng-ei (grande île du sud), v. m. 2066 4 id.


En tout : 1 kam-sa, 4 mok-sa, 7 pou-sa, 11 koun-siou, 5 hien-lieng, 28 hien-kam, 2 pan-koan.

Nombre de maisons : 290,550.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 6 tsalpang, résidant à :

Sam-liei, district de Tsien-tsiou, 12 iek.
Tsieng-am, Tsiang-seng, 11
Piek-sa, Tsiang-heng, 9
Tsiei-ouen, Keum-san, 4
O-siou, Nam-ouen, 11
Kieng-iang, Koang-tsiou, 6

Nombre de chevaux entretenus : 506.


ORGANISATION MILITAIRE.

2 pieng-sa ; l’un est le gouverneur, l’autre réside à Kang-tsin.

3 siou-sa ; l’un est le gouverneur ; un autre à Soun-rien, province de gauche ; le troisième à Haï-nam, province de droite.

5 ieng-tsiang, dont trois dans les villes de Soun-rien, Tsien-tsiou, Na-tsiou, plus les deux mandarins de Oun-pong et Rie-san.

1 tsioung-koun, près du gouverneur.

5 kam-mok-koan.

6 piel-tsiang.

Nombre de soldats : 206,140.


IV. KIENG-SANG-TO.


« Cette province est bornée au nord par celle de Kang-ouen, au nord-est par celle de Kang-ouen et la mer du Japon ; à l’est au sud-est et au sud par la mer ; au sud-ouest par la mer et la province de Tsien-la ; à l’ouest par la province de Tsien-la ; au nord-ouest par la province de Tsiong-tsieng.

« Elle comprend 71 districts dont 40 dans la province de gauche et 31 dans la province de droite. Sa capitale, résidence du gouverneur, est Taï-kou. »


Province de gauche (TSOA-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Kieng-tsiou, v. m. 770 lys. 18 pou-ioun.
2. An-tong, v. m. 550 24 taï-pou-sa.
3. Nieng-hai, v. m. 745 1 pou-sa.
4. Mir-iang, v. m. 800 16 id.
5. Tsieng-song, 630 9 id.
6. Tai-kou, v. m. capitale de la province et résidence du kam-sa. 680 33 pan-koan.
7. Oul-san, 850 11 pou-sa.
8. Tong-nai, v. m. 930 8 id.
9. In-tong, 600 9 id.
10. Soun-heng, 470 13 id.
11. Tsil-kok, 670 10 id.
12. Tsieng-to, 740 13 koun-siou
13. Ieng-tsien, 690 20 id.
14. Niei-tsien, 490 23 id.
15. Ieng-tsien, 470 13 id.
16. Heng-hai, v. m. 800 8 id.
17. Poung-key, 440 8 id.
18. Kieng-san, 710 5 kien-lieng.
19. Ey-seng, 600 19 id.
20. Ieng-tek, 800 5 id.
21. Naing-san, 890 6 hien-kam.
22. Ham-iang, 700 6 id.
23. Niong-kong, 460 10 id.
24. Pong-hoa, 520 10 id.
25. Tsieng-ha, v. m. 830 5 id.
26. En-iang, v. m. 830 6 id.
27. Tsin-po, 630 6 id.
28. Hien-poung, 680 17 id.
29. Koun-oui, 580 10 id.
30. Pi-an, 550 9 id.
31. Ey-heng, 620 11 id.
32. Sin-lieng, 650 7 id.
33. Niei-an, 530 7 id.
34. Tsiang-ki, v. m. 820 10 id.
35. Ien-il, v. m. 780 8 id.
36. Tsiang-lieng, 720 8 id.
37. Nieng-san, 750 7 id.
38. Kei-tsiang, 940 7 id.
39. Tsa-in, 730 7 id.
40. Ieng-iang, 650 8 id.


Province de droite (OU-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Tsiang-ouen, v. m. 810 lys. 16 taï-pou-sa.
2. Sang-tsiou, v. m. 490 14 mok-sa.
3. Seng-tsiou, v. m. 610 40 id.
4. Tsin-tsiou, v. m. 856 70 id.
5. Kim-hai, v. m. 880 18 pou-sa.
6. Sien-san, v. m. 560 18 id.
7. Ke-tsiei (île du même nom), v. m. 1020 6 id.
8. Ha-tong, 836 12 id.
9. Ke-tsiang, 720 22 id.
10. Ham-iang, v. m. 746 18 koun-siou.
11. Tso-kiei, 710 11 id.
12. Ham-an, v. m. 810 18 id.
13. Kim-san, 570 16 id.
14. Kon-iang, v. m. 906 10 id.
15. Hap-tsien, 910 20 id.
16. Nam-hai (île du même nom), v. m. 936 7 hien-lieng.
17. ko-seng, v. m. 910 14 id.
18. Sam-ka, v. m. 760 12 hien-kam.
19. Ey-rieng, v. m. 795 19 id.
20. Tsil-ouen, v. m. 780 4 id.
21. Tsin-hai, v. m. 850 3 id.
22. Moun-kieng, 390 12 id.
23. Ham-tsiang, 450 6 id.
24. Tsi-riei, 620 4 id.
25. Ko-rieng, 660 14 id.
26. Tan-seng, 846 8 id.
27. Kai-rieng, 560 8 id.
28. Sa-tsien, v. m. 886 8 id.
29. Oung-tsien, v. m. 870 5 id.
30. An-ey, 760 12 id.
31. San-tsieng, 860 14 id.


En tout : 1 kam-sa, 1 pou-ioun, 2 taï-pou-sa, 3 mok-sa, 13 pou-sa, 12 koun-siou, 5 hien-lieng, 34 hien-kam, 1 pan-koan.

Le nombre des maisons est de 421,500.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 11 tsal-pang, résidant à :

Iou-kok, district de Moun-kieng, 18 iek.
An-key, An-tong, 10
Tsiang-sou, Sin-lieng, 14
Song-na, Tsieng-ha, 7
Tsang-nak, Soun-heng, 9
Sa-keun, Ham-iang, 15
So-tson, Tsin-tsiou, 15
Hoang-san, Nieng-san, 16
Keum-tsien, Kim-san, 19
Seng-hien, Tsieng-to, 13
Tsa-ie, Tsiang-ouen, 14

Nombre de chevaux entretenus : 1,700.


ORGANISATION MILITAIRE.

3 pieng-sa ; l’un est le gouverneur ; un autre réside près de la ville de Oul-san, dans la province de gauche, et le troisième à Tsin-tsiou, province de droite.

3 siou-sa ; l’un est dans le district de Ko-seng, province de droite, et s’appelle tong-tsiei-sa. Il a autorité sur la marine des trois provinces méridionales. Ce titre a été créé pendant la guerre du Japon, en 1592, pour récompenser un général qui battit les Japonais en plusieurs rencontres ; il est très-élevé et très-grassement rétribué. Un autre siou-sa est à Pou-san, à 20 lys ouest dans le district de Tong-naï ; le gouverneur remplit la fonction du troisième.

6 ieng-tsiang, dans les villes de : An-tong, Sang-tsiou, Taï-kou, Tsin-tsiou, Kieng-tsiou, plus le mandarin de Kim-haï.

1 tsioung-koun, près du gouverneur.

3 kam-mok-koan.

10 piel-tsiang, la plupart dans les îles ou sur les bords de la mer.

Nombre de soldats : 310,440.


V. KANG-OUEN-TO.


« Cette province est bornée au nord et à l’est par la mer du Japon ; au sud-est par la province de Kieng-sang ; au sud par les provinces de Kieng-sang et de Tsiong-tsieng ; au sud-ouest par la province de Tsiong-tsieng ; à l’ouest par la province de Kieng-keï ; au nord-ouest par les provinces de Kieng-keï et de Hoang-haï ; au nord par la province de Ham-kieng.

« Elle comprend 26 districts, dont 9 dans la province est (tong-to), et 17 dans la province ouest (se-to). La capitale est Ouen-tsiou, résidence du gouverneur.


Province Est (TONG-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Kang-neng, v. m. 530 lys. 8 taï-pou-sa.
2. Iang-iang, 530 12 pou-sa.
3. Sam-tiek, v. m. 670 12 id.
4. Pieng-iang, v. m. 880 7 koun-siou.
5. Tong-tsien, 440 8 id.
6. Ko-seng, 510 7 id.
7. Kan-seng, 555 8 id.
8. Oul-tsin, 820 8 hien-lieng.
9. Hiep-kok, 470 3 id.


Province Ouest (SE-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Ouen-tsiou, v. m. capitale de la province et résidence du Kam-sa. 240 lys. 20 pan-koan.
2. Hoi-iang, 380 6 pou-sa.
3. Tsoun-tsien, 205 11 id.
4. Tiel-ouen, 180 9 id.
5. Nieng-ouel, 410 7 id.
6. I-tsien, 280 10 id.
7. Tsieng-sien, 430 4 koun-siou.
8. Pieng-tsang, 370 5 id.
9. Kim-seng, 270 8 hien-lieng.
10. Pieng-kang, 240 7 hien-kam.
11. Kim-hoa, 220 7 id.
12. Nang-tsien, 235 6 id.
13. Hong-tsien, 230 6 id.
14. Iang-kou, 310 8 id.
15. Nin-tiei, 375 4 id.
16. Hoing-seng, 230 8 id.
17. An-hiep, 240 3 id.


En tout : 1 kam-sa, 1 taï-pou-sa, 1 mok-sa, qui est le pan-koan de Ouen-tsiou, 7 pou-sa, 6 koun-siou, 3 hien-lieng, 8 hien-kam.

Le nombre des maisons est de 93,000.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 4 tsalpang, résidant à :

Eun-kiei, district de Hoi-iang, 19 iek.
Pieng-neng, Sam-tiek, 15
Sang-oun, Iang-iang, 15
Po-an, Ouen-tsiou, 29

Nombre de chevaux entretenus : 447.


ORGANISATION MILITAIRE.

1 pieng-sa, c’est le gouverneur.

1 siou-sa, c’est le gouverneur.

3 ieng-tsiang, dont un à Sam-tiek, plus les mandarins de Tiel-ouen et de Hoing-seng.

1 tsioung-koun, près du gouverneur.

Nombre de soldats : 44,000.


VI. HOANG-HAI-TO.


« Cette province est bornée au nord-est par celle de Ham-kieng ; à l’est par celle de Kang-ouen ; au sud-est par celles de Kang-ouen et de Kieng-keï ; au sud par celle de Kieng-keï ; au sud-ouest et à l’ouest par la mer (Jaune) ; au nord-ouest par la mer (Jaune) et la province de Pieng-an ; au nord par la province de Pieng-an.

« Elle comprend 23 districts, dont 14 dans la province de gauche, et 9 dans la province de droite. Sa capitale est Haï-tsiou, résidence du gouverneur.


Province de gauche (TSOA-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Hoang-tsiou, v. m. 465 lys. 18 mok-sa.
2. Pieng-san, 265 17 pou-sa.
3. Se-heng, 345 13 id.
4. Kok-san, 435 12 id.
5. Pong-san, 415 15 koun-siou.
6. An-ak, 535 18 id.
7. Tsai-rieng, 465 13 id.
8. Siou-an, 335 13 id.
9. Sin-tsien, 495 10 id.
10. Keum-tsien, 205 16 id.
11. Sin-kiei, 345 13 hien-lieng.
12. Moun-hoa, 525 9 id.
13. Tsiang-nien, 575 5 hien-kam.
14. To-san, 230 9 id.


Province de droite (OU-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Hai-tsiou, v. m. capitale de la province et résidence du kam-sa. 375 lys. 35 pan-koan.
2. Nien-an, v. m. 255 22 pou-sa.
3. Poung-tsien, 535 8 id.
4. Ong-tsin, v. m. 485 5 id.
5. Tsiang-ien, 525 11 id.
6. Paik-tsien, 220 16 koun-siou.
7. Song-hoa, 495 8 kien-kan.
8. Kang-lieng, 455 5 id.
9. Eun-lioul, 585 4 id.


En tout : 1 kam-sa, 2 mok-sa, dont un est le pan-koan de Hai-tsiou, 7 pou-sa, 7 koun-siou, 2 hien-lieng, 3 hien-kam.

Nombre de maisons : 138,000.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 3 tsalpang, résidant à :

Keum-kio, district de Keum-tsien, 8 iek.
Tsieng-tan, Hai-tsiou, 9
Key-rin, Pieng-san, 11

Nombre de chevaux entretenus : 396.


ORGANISATION MILITAIRE.

2 pieng-sa ; l’un est le gouverneur, l’autre réside à Hoang-tsiou.

2 siou-sa ; l’un est le gouverneur, l’autre le mandarin de Ong-tsin.

5 ieng-tsiang ; ce sont les mandarins de Pong-san, Poung-tsien, An-ak, Kok-san et Pieng-san.

1 tsioung-koun, près du gouverneur.

3 kam-mok-koan.

5 piel-tsiang.

Nombre de soldats : 153,800.


VII. HAM-KIENG-TO.


« Cette province est bornée au nord-est et à l’est par le fleuve Tou-man-kang ; au sud-est et au sud par la mer du Japon ; au sud-ouest par la province de Kang-ouen ; à l’ouest et au nord-ouest par celle de Pieng-an ; au nord par les sauvages.

« Elle comprend 24 districts, dont 12 dans la province sud, (nam-to) ; et 12 dans la province nord (pouk-to). Sa capitale est Ham-heng, résidence du gouverneur.


Province sud (NAM-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Ham-heng, v. m. capitale de la province et résidence du kam-sa. 820 lys. 24 pan-koan.
2. Ieng-heng, 685 12 taï-pou-sa.
3. An-pien, 510 25 pou-sa.
4. Pouk-tsieng, 1010 19 id.
5. Tek-ouen, 560 20 id.
6. Tieng-pieng, 770 9 id.
7. Kap-san, 1275 3 id.
8. Sam-siou, v. m. 1365 3 id.
9. Tan-tsien, v. m. 1205 9 id.
10. Tsiang-tsin ou Hou-tsiou, 1050 5 id.
11. Ko-ouen, 645 6 koun-siou.
12. Moun-tsien, 595 6 id.


Province Nord (POUK-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Kil-tsiou, v. m. 1385 lys. 7 mok-sa.
2. Kieng-ouen, v. m. 2209 12 pou-sa.
3. Hoi-rieng, v. m. 1935 9 id.
4. Tsong-seng, v. m. 2032 5 id.
5. On-seng, v. m. 2102 12 id.
6. Kieng-heug, v. m. 2342 7 id.
7. Pou-rieng, v. m. 1695 9 id.
8. Mieng-tsien, v. m. 1455 7 id.
9. Mou-san, v. m. 1840 9 id.
10. Kieng-seng, v. m. 1595 6 pan-koan.
11. Houng-ouen, v. m. 920 6 hien-kam.
12. Ni-seng ou Ni-ouen, v. m. 1115 3 id.


En tout : 1 kam-sa, ayant titre de pou-ioun, 1 taï-pou-sa, 1 niok-sa, 16 pou-sa, 2 koun-siou, 2 hien-kam, 2 pan-koan, dont l’un (celui de Kieng-seng) a titre de pou-sa.

Nombre de maisons : 103,200.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 3 tsalpang, résidant à :

Ko-san, district de An-pien, 12 iek.
Ke-san, Pouk-tsieng, 24
Sou-seng, Tsong-seng, 22

Nombre de chevaux entretenus : 792.


ORGANISATION MILITAIRE.

3 pieng-sa ; l’un est le gouverneur ; un autre réside à Pouk-tsieng, province sud, et le troisième à Kieng-seng, province nord.

3 siou-sa ; ce sont les trois pieng-sa qui en font les fonctions.

6 ieng-tsiang ; ce sont les mandarins de Hong-ouen, Kap-san, Ieng-heng, Tan-tsien, Sam-siou et Tek-ouen.

1 tsioung-koun, près du gouverneur.

3 kam-mok-koan.

2 piel-tsiang.

Nombre de soldats : 87,170.


VIII. PIENG-AN-TO.


« Cette province est bornée au nord-est et à l’est par celle de Ham-kieng ; au sud-est par celles de Ham-kieng et de Hoang-haï ; au sud par celle de Hoang-haï ; au sud-ouest et à l’ouest par la mer (Jaune) ; au nord-ouest par le fleuve Hap-nok-kang ou Yalu-kiang ; au nord par le pays des sauvages.

« Elle comprend 42 districts, dont 23 dans la province sud (nam-lo), et 19 dans la province nord (pouk-to). Sa capitale est Pieng-iang, résidence du gouverneur.


Province Sud (NAM-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Pieng-iang, v. m. capitale de la province et résidence du kam-sa. 566 lys. 36 se-ioun.
2. An-tsiou, v. m. 736 12 mok-sa.
3. Seng-tsien, 706 25 pou-sa.
4. Souk-tsien, 676 14 id.
5. Tsioung-hoa, 516 12 id.
6. Tsa-san, 656 10 id.
7. Sam-hoa, 676 10 id.
8. Ham-tsong, 636 12 id.
9. Ka-san, 796 5 koun-siou.
10. Sang-ouen, 676 7 id.
11. Tek-tsien, 940 9 id.
12. Kai-tsien, 791 8 id.
13. Soun-tsien, 721 15 id.
14. Niong-kang, 656 12 hien-lieng.
15. Ieng-iou, 636 14 id.
16. Tseng-san, 656 5 id.
17. Sam-tong, 656 3 id.
18. Soun-an, 606 10 id.
19. Kang-se, 616 11 id.
20. Iang-tek, 896 9 hiem-kam.
21. Maing-san, 846 6 id.
22. Kang-tong, 656 7 id.
23. Eun-san, 686 12 id.


Province nord (POUK-TO).


Chefs-lieux de districts. Distance Nombre Grade
de la capitale. de cantons. du mandarin.
1. Ei-tsiou, v. m. 1096 lys. 21 pou-ioun.
2. Nieng-pien, v. m. 796 12 paï-pou-sa.
3. Tieng-tsiou, v. m. 856 19 mok-sa.
4. Kang-kiei, v. m. 1346 11 pou-sa.
5. Tsang-seng, v. m. 1106 7 id.
6. Sak-tsiou, v. m. 1036 8 id.
7. Koui-seng, v. m. 896 12 id.
8. Sien-tsien, v. m. 926 9 id.
9. Tiel-san, v. m. 976 6 id.
10. Niong-tsien, v. m. 1006 9 id.
11. Tsio-san, v. m. 1196 6 id.
12. Koak-san, 886 7 koun-siou.
13. Hey-tsien, 1001 8 id.
14. Piek-tong, v. m. 1121 10 id.
15. Oun-san, 856 6 id.
16. Pak-tsien, 776 5 id.
17. Oui-ouen, v. m. 1236 6 id.
18. Nieng-ouen, 891 8 id.
19. Tai-tsien, 836 6 hien-kam.


En tout : 2 pou-ioun, dont un est le kam-sa, 1 taï-pou-sa, 2 mok-sa, 14 pou-sa, dont un (celui de Sien-tsien) a le titre de pang-e-sa, 12 koun-siou, 6 hien-lieng, 3 hien-kam, 1 se-ioun.

Nombre de maisons : 293,400.


SERVICE DES POSTES.

Il y a 2 tsalpang, résidant à :

Tai-tong, district de Pieng-iang, 9 iek.
E-tsien, Nieng-pien, 21

Nombre de chevaux entretenus : 311.


ORGANISATION MILITAIRE.

2 pieng-sa ; l’un est le gouverneur, l’autre réside à An-tsiou.

1 siou-sa ; c’est le gouverneur.

9 ieng-tsiang ; ce sont les mandarins de : Souk-tsien, Tek-tsien, Tsioung-hoa, Soun-tsien, Ham-tsong, Niong-tsien, Koui-seng, Ka-san et Nieng-pien.

1 tsioug-koun, près du gouverneur.

1 kam-mok-koan.

4 piel-tsiang.

Nombre de soldats : 174,538.

V.

Tribunaux. — Prétoriens et satellites. — Prisons. — Supplices.


Les mandarins des districts sont les juges ordinaires pour toutes les causes qui ressortissent aux tribunaux civils. Quand une affaire n’a pu être réglée à l’amiable par les anciens du village, et que les parties s’obstinent à faire un procès, on comparaît devant le mandarin qui, dans les cas ordinaires, juge sans appel. Si l’affaire est très-importante, on peut recourir au gouverneur de la province, puis au ministre compétent, et enfin au roi.

Les causes criminelles sont jugées par les mandarins militaires. Quelquefois les mandarins civils commencent l’instruction, afin de bien s’assurer du caractère des faits, mais toujours ils renvoient l’affaire aux juges militaires. Les procès commencent près du ieng-tsang, dont le tribunal est appelé vulgairement tribunal des voleurs, et de là, suivant la gravité des cas, sont renvoyés au pieng-sa ou au gouverneur de la province, puis à la capitale, au tribunal des crimes. Ce tribunal se compose de deux cours distinctes. La première, nommée po-tseng, est une cour d’enquête pour entendre les témoins, examiner la cause, et arracher, de gré ou de force, des aveux à l’accusé. La seconde cour, nommée ieng-tso, est formée des juges qui portent la sentence sur les conclusions du po-tseng. Au-dessous du tribunal des crimes, à la capitale seulement, se trouve une cour inférieure, qui correspond à nos tribunaux de police correctionnelle ; on l’appelle sa-kouang-tseng. Le tribunal des crimes a juridiction sur les gens du peuple et sur les nobles qui ne sont pas dignitaires publics, pour les crimes de toute espèce, excepté ceux de rébellion et de lèse-majesté. Un tribunal spécial, appelé Keum-pou, et dont les membres sont nommés directement par le roi, a seul le droit de juger les fonctionnaires publics, et peut seul connaître des actes de rébellion et de lèse-majesté, quels que soient les coupables. Dans ce dernier cas, la famille du condamné est enveloppée tout entière dans sa punition, et ses parents sont tous destitués ou exilés ou même mis à mort. Lors du martyre d’Augustin Niou, en 1801, vingt-six mandarins de ses parents, tous païens, furent destitués, et son frère aîné fut envoyé en exil. Lorsqu’un meurtre a été commis dans un district, le mandarin local ne peut, à lui seul, examiner et décider la cause ; le gouverneur en désigne deux autres qui se réunissent à lui pour faire le procès.

Aucun mandarin ordinaire ne peut, de sa propre autorité, faire exécuter une sentence d’exil ou de mort. Les gouverneurs de province eux-mêmes n’ont ce droit qu’avec certaines restrictions, et presque toujours, quand il s’agit de la peine capitale, ils font d’abord approuver la sentence par le ministre des crimes. Mais, en échange, les juges ne répondent pas d’un coupable qui meurt sous les coups dans les interrogatoires, ce qui est assez fréquent, et souvent ils prennent ce moyen d’en finir le plus vite possible, afin de s’éviter les embarras d’un procès en règle. Ils ont d’autres moyens encore de simplifier les formalités d’une longue procédure. Ainsi, un jour, un jeune domestique s’étant pris de querelle avec le fils d’un noble, le tua d’un coup de cognée dans le bas-ventre. L’assassin fut saisi aussitôt et traîné devant le mandarin. Parmi les témoins, se trouvait le père de la victime. Après quelques questions, le mandarin fit apporter une cognée et, la plaçant dans les mains du père, lui dit en lui désignant le meurtrier garrotté et étendu à terre : « Montre-moi comment cet homme a frappé ton fils. » Son but était de faire tuer le coupable sur place, par le père, et de se débarrasser d’une affaire ennuyeuse. La vengeance étant, en pareil cas, permise par les coutumes du pays, tout eût été terminé de suite. Le père trop timide n’osa point frapper ; les assistants le méprisèrent comme un lâche, et louèrent comme très-juste et très-naturelle la conduite du magistrat.

Les mandarins civils étant à la fois préfets, juges de paix, juges d’instruction, percepteurs, inspecteurs des douanes, des eaux et forêts, de l’enregistrement, de la police, etc., il semble qu’il leur est impossible de suffire à une pareille tâche. Et cependant il n’y a guère de vie plus fainéante et plus inoccupée que celle d’un mandarin. Il passe sa vie à boire, à manger, à fumer, à faire des parties de plaisir. Son tribunal n’est ouvert que trois ou quatre fois par semaine, pendant quelques heures ; et les affaires s’expédient à l’aide de quelques phrases ou de quelques coups de bâton, souvent sans entendre ni les parties intéressées, ni les témoins. Les mandarins militaires agissent d’une manière analogue, et, dans les tribunaux de toute nature, presque tout se fait par les employés subalternes.

Donnons ici quelques détails sur ces agents des tribunaux, qui, en Corée, exercent une si grande part d’autorité. Il y en a de deux espèces, ceux qui servent les mandarins civils et ceux qui sont attachés aux mandarins militaires ou juges criminels. Le nom des premiers est, dans cette histoire, traduit ordinairement par le mot : prétorien, parce qu’ils forment la cour ou le prétoire du mandarin, et sont chargés de l’assister dans l’administration. Les seconds, qui exercent l’emploi de nos gendarmes ou agents de police, et relèvent du ministère des crimes, sont appelés proprement satellites. On les confond quelquefois, parce que leurs attributions, quoique distinctes, les obligent souvent à agir de concert, et aussi parce que, dans les districts où il n’y a pas de juge criminel, le mandarin civil a sous la main un certain nombre de satellites pour faire la police.

Dans chaque district, les prétoriens sont en assez grand nombre. Les six ou huit principaux portent des titres analogues à ceux des ministres du roi, et remplissent en petit des fonctions de même nature, car chaque mandarinat est organisé sur le modèle du gouvernement central. Ils ont ainsi beaucoup d’autorité, et souvent plus que le mandarin qui, d’habitude, tout en les traitant comme des valets, se laisse mener par eux. Les autres prétoriens sont des commis, huissiers ou domestiques soumis aux premiers. Tous ces prétoriens forment dans la société comme une classe à part. Ils se marient presque toujours entre eux ; leurs enfants suivent la même carrière, et de génération en génération ils remplissent, dans le tribunal, des charges plus ou moins élevées, selon leur adresse à les obtenir et à s’y maintenir. On prétend, et ce semble avec raison, vu les circonstances, que sans eux il n’y a pas d’administration possible. Rompus à toute espèce de ruses, d’intrigues, de stratagèmes, ils s’entendent admirablement à pressurer le peuple et à se protéger eux-mêmes contre les mandarins. On les casse, on les chasse, on les injurie, on les roue de coups de rotin, ils savent tout supporter et restent aux aguets pour saisir l’occasion de rentrer en place, et quelquefois même de se débarrasser des mandarins trop sévères.

Bien qu’ils soient divisés en divers partis, cherchant mutuellement à se supplanter, à peu près comme les grands partis politiques des No-ron, Nam-in, etc., dont il a été question plus haut, ils savent oublier momentanément leurs querelles et se soutenir tous quand les intérêts du corps sont menacés. Un de leurs axiomes fondamentaux est qu’il faut toujours tromper le mandarin, et le mettre le moins possible au courant des affaires locales. C’est pour eux une question de vie ou de mort, car la plupart n’ont pas de paye régulière, et ceux qui en ont une, ne la peuvent toucher que très-rarement. Forcés d’une part de satisfaire, aux dépens du peuple, l’avidité insatiable des mandarins, et d’autre part, obligés de dépenser beaucoup pour leur entretien et celui de leurs familles, ils ne vivent que des fraudes et des exactions qu’ils commettent pour leur propre compte. S’ils laissaient connaître au mandarin les ressources secrètes qu’ils savent ainsi exploiter, celui-ci s’en emparerait immédiatement, et il ne leur resterait qu’à mourir de faim. « Si l’on avait le malheur, disait un jour un prétorien à l’un des catéchistes de Mgr Daveluy, si l’on avait le malheur de donner une fois au mandarin quelque chose de très-bon, il en voudrait toujours, et comme nous serions dans l’impossibilité de le satisfaire, il nous ferait assommer. »

L’aventure suivante, arrivée il y a quelques années dans la province de Kieng-keï, montre bien ce que sont les prétoriens, et ce qu’ils peuvent. Dans une ville assez importante fut envoyé un mandarin honnête et capable, qui, non content de maintenir énergiquement ses subordonnés dans le devoir, manifesta l’intention d’examiner et de punir toutes les malversations dont ils s’étaient auparavant rendus coupables. La plupart étaient gravement compromis, quelques-uns même risquaient d’être condamnés à mort. Leurs ruses ordinaires, leurs intrigues, leurs faux témoignages, ne pouvaient parer le coup, et l’effroi était grand parmi eux, quand ils apprirent que des inspecteurs royaux, déguisés, parcouraient alors la province. En découvrir un, le suivre, le surveiller fut chose facile, et ils organisèrent de suite leur complot. Comme il n’est pas rare que des bandits intelligents et audacieux se fassent passer pour e-sa ou inspecteurs royaux et rançonnent des districts entiers, il fallait persuader au mandarin que l’inspecteur dont on avait découvert la trace était de ce nombre, et obtenir la permission de l’arrêter. Ceux qui garrotteraient l’envoyé royal seraient très-probablement mis à mort ; mais, en revanche, le mandarin serait certainement dégradé, en vertu de ce principe que, s’il gouvernait bien, des désordres aussi monstrueux que l’arrestation officielle d’un grand dignitaire seraient impossibles. Le mandarin une fois écarté, les autres prétoriens n’auraient plus rien à craindre. On tira au sort les noms de ceux qui devaient se sacrifier pour le salut commun, et le soir même la pétition fut présentée au mandarin. Il refusa d’abord de la recevoir ; mais les prétoriens ne cessant de lui répéter qu’il encourait une terrible responsabilité en laissant impuni un pareil imposteur, qu’eux-mêmes se garderaient bien de lui faire une telle requête s’ils avaient le moindre doute, puisqu’en cas d’erreur il y allait de leur vie, il céda après quelques jours d’hésitation, et signa le mandat d’arrêt. Munis de cette pièce, les prétoriens désignés par le sort se rendent le soir même dans l’endroit où l’inspecteur était descendu, tombent sur lui et le lient comme un criminel. Celui-ci décline son nom et sa dignité, exhibe sa patente munie du sceau royal, et fait un signal qui réunit de suite auprès de lui ses assesseurs et une troupe de ses valets. Les prétoriens simulent la surprise et la consternation ; les uns s’enfuient, les autres tombent aux pieds du magistrat et demandent la mort en expiation du crime horrible qu’ils viennent de commettre à leur insu. L’inspecteur furieux les laisse entre les mains de ses gens pour être assommés de coups, et, en grand cortège, se rend droit à la préfecture, dégrade et chasse le mandarin. Aucun prétorien, dit-on, ne mourut ; plusieurs demeurèrent estropiés, d’autres furent exilés, mais leur but était atteint, et le nouveau mandarin, effrayé par l’exemple de son prédécesseur, se garda bien d’imiter son zèle pour la justice.

Les satellites ne sont pas comme les prétoriens une classe à part, exerçant les mêmes fonctions comme par droit d’héritage, de génération en génération. Ce sont des valets que l’on recrute où l’on peut, en plus ou moins grand nombre, suivant les occasions et les besoins, et qui souvent ne remplissent cet office que pendant quelques années ou même quelques mois. Il n’est pas rare de rencontrer parmi eux des voleurs ou autres individus gravement compromis avec la justice, qui se font satellites pour s’assurer l’impunité. Dans chaque district il y a des satellites désignés sous différents noms, mais les plus adroits, les plus insolents et les plus redoutés sont ceux des tribunaux criminels de la préfecture de chaque province. N’ayant pas de rétribution fixe, ils ne vivent que de rapines, et se font donner de force, par les gens du peuple, tout ce qui leur plaît. Les uns font le métier de gendarmes, d’autres servent le mandarin à la maison, d’autres forment son cortège quand il sort. Ils ont une adresse et une sagacité incroyables pour reconnaître les voleurs et autres coupables, et il est rare qu’un accusé, sérieusement recherché, puisse échapper longtemps à leurs perquisitions. Mais ils ne s’occupent guère des petits voleurs. Les prendre et les punir ne servirait, d’après eux, qu’à en faire de plus mauvais sujets. Quant aux bandits ou voleurs proprement dits, ils sont très-souvent les affidés des satellites, et ceux-ci ne les livrent au mandarin que quand ils y sont absolument forcés.

Dans les grandes villes, il y a toujours sous la main des satellites quelques filous responsables, payés par la police pour être déférés aux tribunaux quand le peuple perd patience, et que les mandarins menacent plus que d’habitude. Avant de les empoigner on convient d’avance des quelques méfaits, relativement minimes, qui seront déclarés par les satellites et avoués par les accusés ; sur tous les faits graves, on garde un silence profond, et il est rare que les vrais coupables subissent le juste châtiment de leurs crimes. D’ailleurs le gouvernement tolère beaucoup de voleurs notoires, afin d’avoir sous la main, en cas de besoin, des auxiliaires aussi peu scrupuleux que déterminés. À la capitale, il y a une bande de filous, à peu près reconnue par l’autorité, et dont les déprédations restent impunies. Si le propriétaire lésé peut faire parvenir sa plainte au mandarin, dans les trois jours qui suivent le vol, les objets enlevés lui sont généralement rendus. Mais les trois jours écoulés, les voleurs deviennent maîtres de tout ce qui n’est pas réclamé, et le vendent à bas prix à des receleurs. Dans beaucoup de villages, il y a des voleurs bien connus des habitants et protégés par eux contre les recherches des agents du mandarin. Peut-être en agit-on quelquefois ainsi par une commisération mal entendue, mais, le plus souvent, c’est par crainte de la vengeance que ces bandits ou leurs associés pourraient tirer de ceux qui les livreraient.

On peut aisément conclure de tout ce qui précède, combien il est difficile, en Corée, d’obtenir justice quand on n’a pour soi que son bon droit, sans argent ni protections. En théorie, chacun peut librement s’adresser au mandarin, et lui présenter ses plaintes ; en fait, les accès du tribunal sont si bien gardés par les prétoriens ou satellites, qu’il faut, bon gré, mal gré, passer par leurs mains, et réussît-on à remettre directement la pétition dans les mains du mandarin, qu’on n’y gagnerait rien, puisque par ce procédé on mettrait contre soi l’influence toute-puissante de ses subalternes. Aussi, d’ordinaire, on s’adresse d’abord aux gens du tribunal, et, si l’affaire est importante, ceux-ci tiennent conseil, examinent ce qu’il faut déclarer, ce qu’il faut cacher, ce qui peut être avoué sans inconvénient, ce qui doit être nié, et enfin de quelle manière et sous quel point de vue il faut présenter la chose au juge. Puis, moyennant une somme plus ou moins ronde, ils se chargent de la réussite du procès. Bien peu de mandarins ont le courage de résister à l’influence des prétoriens, ou l’adresse de déjouer leurs intrigues.

Une autre cause d’injustice dans les tribunaux coréens, c’est l’intervention des grands personnages. Les familles des ministres, des femmes du roi, des grands dignitaires, etc… ont une foule de valets ou suivants, qui s’attachent à leur service gratis, et quelquefois même en donnant de l’argent, afin d’obtenir leur protection. Ces individus, moyennant salaire, se font entremetteurs dans mille affaires, et obtiennent de leurs maîtres des lettres de recommandation qu’ils présentent au mandarin. Celui-ci n’ose jamais résister, et la cause ainsi appuyée, quelque injuste qu’elle puisse être, est gagnée de droit. Il est reçu aujourd’hui que le créancier qui ne peut rien tirer de son débiteur, n’a qu’à promettre moitié de la somme à quelque puissant personnage. Il en reçoit une lettre pour le mandarin, qui, sans examiner si la réclamation est fondée ou non, condamne le débiteur et le force à payer. Le mandarin qui hésiterait en pareil cas, se ferait en haut lieu un ennemi acharné, et perdrait certainement sa place.

En Corée, comme jadis dans le monde entier et comme aujourd’hui encore dans tous les pays qui ne sont pas chrétiens, le principal moyen employé pour l’instruction d’un procès criminel est la torture. Il y en a plusieurs espèces, et de plusieurs degrés, mais la plus terrible de toutes est précisément celle qui ne figure pas au nombre des supplices autorisés par la loi, c’est-à-dire le séjour plus ou moins long dans les prisons. Ces prisons consistent généralement en une enceinte fermée de hautes murailles, auxquelles s’appuient à l’intérieur des baraques en planches. Le milieu laissé libre forme une espèce de cour. Chaque baraque n’a d’autre ouverture qu’une porte très-petite, par où la lumière pénètre à peine. Le froid en hiver, et la chaleur en été, y sont intolérables. Le sol est couvert de nattes tissées avec une paille grossière. « Nos chrétiens, écrit Mgr Daveluy en parlant de la grande persécution de 1839, étaient entassés dans ces prisons, au point de ne pouvoir étendre leurs jambes pour se coucher. Ils m’ont déclaré, unanimement, que les tourments des interrogatoires sont peu de chose, en comparaison des souffrances de cet affreux séjour. Le sang et le pus qui sortaient de leurs plaies eurent bientôt pourri leurs nattes. L’infection devint insupportable, et une maladie pestilentielle enleva en quelques jours plusieurs d’entre eux. Mais la faim, la soif surtout, étaient pour eux le plus terrible des supplices, et beaucoup de ceux qui avaient courageusement confessé la foi dans les autres tortures, se laissèrent vaincre par celle-ci. Deux fois par jour on leur donnait une petite écuelle de millet, de la grosseur du poing. Ils furent réduits à dévorer la paille pourrie sur laquelle ils étaient couchés, et enfin, chose horrible à dire, ils mangèrent la vermine dont la prison était tellement remplie qu’ils la prenaient à poignées. » Il est juste de remarquer que Mgr Daveluy parle ici des prisons telles qu’elles sont pour les chrétiens en temps de persécution, et ce serait une exagération d’appliquer ses paroles à toutes les prisons coréennes, et à toutes les époques. Néanmoins, un fait hors de doute, c’est que tous les accusés, païens aussi bien que chrétiens, redoutent plus la prison que les tortures.

Ces tortures cependant sont quelque chose d’affreux. Le roi Ieng-tsong, qui mourut en 1776, en abolit un grand nombre, entre autres l’écrasement des genoux, l’application du fer rouge sur diverses parties du corps, l’écartement des os sur le haut du mollet, etc… Il défendit aussi de marquer les voleurs sur le front. Pendant les persécutions, et surtout en 1839, les satellites livrés à eux-mêmes ont employé contre les chrétiens plusieurs de ces supplices prohibés. D’ailleurs, il en reste bien assez d’autres autorisés par la loi et par l’usage journalier des tribunaux. Voici les principaux :

1o La planche (tsi-to-kon). On fait coucher le patient par terre sur le ventre, et un homme robuste saisit une planche de chêne très-dur, et le frappe avec force sur les jambes au-dessous du jarret. Cette planche est longue de quatre ou cinq pieds, large de six à sept pouces, épaisse d’un pouce et demi, et l’une de ses extrémités est taillée pour servir de manche. Après quelques coups, le sang jaillit, les chairs se détachent et volent en lambeaux, et au dixième ou douzième coup, la planche résonne sur les os nus. Plusieurs chrétiens ont reçu jusqu’à soixante coups de planche dans un seul interrogatoire.

2o La règle, les verges et les bâtons (ieng-tsang). La règle est une planchette longue de trois pieds, large de deux pouces, ayant quelques lignes seulement d’épaisseur, avec laquelle on frappe le patient sur le devant de la jambe. Le chiffre ordinaire des coups est fixé à trente par interrogatoire, et comme l’exécuteur doit à chaque coup casser la règle, il y en a toujours trente de préparées pour chaque accusé. — Les verges sont entrelacées trois ou quatre ensemble, et forment des cordes avec lesquelles on fustige le patient, mis à nu, sur tous les membres. — Les bâtons sont de la taille d’un homme et plus gros que le bras. Quatre valets entourant l’accusé, le frappent tous à la fois de la pointe, dans les hanches et sur les cuisses.

3o La dislocation et la courbure des os (tsouroi-tsil). On en distingue trois espèces. Le kasai-tsouroi qui consiste à lier fortement ensemble les deux genoux et les gros doigts des deux pieds, et à passer dans l’intervalle deux bâtons que l’on tire en sens contraire jusqu’à ce que les os se courbent en arc, après quoi on les laisse revenir lentement à leur position naturelle. Le tsoul-tsouroi diffère du précédent en ce qu’on lie d’abord ensemble les doigts des deux pieds, puis on place entre les jambes une grosse pièce de bois, et deux hommes tirant en sens contraire des cordes attachées à chaque genou, les rapprochent peu à peu jusqu’à les faire toucher. Le pal-tsouroi est la dislocation des bras. On les attache derrière le dos l’un contre l’autre jusqu’au-dessus du coude, puis avec deux gros bâtons qu’on emploie comme leviers, on force les épaules à se rapprocher. Après quoi l’exécuteur délie les bras, et, appuyant un pied sur la poitrine, les ramène à lui pour remettre les os à leur place. Quand les bourreaux sont habiles, ils savent comprimer les os de façon à les faire seulement ployer, mais s’ils sont novices et inexpérimentés, les os se rompent au premier coup, et la moelle s’en échappe avec le sang.

4o La suspension (hap-tsoum). On dépouille le patient de tous ses vêtements, on lui attache les mains derrière le dos, et on le suspend en l’air par les bras ; puis quatre hommes se relèvent pour le frapper tour à tour à coups de rotin. Au bout de quelques minutes, la langue couverte d’écume pend hors de la bouche, le visage prend une couleur violet sombre, et la mort suivrait immédiatement si l’on ne descendait la victime, pour la laisser reposer quelques instants, après quoi on recommence. Le tsou-tsang-tsil est une autre espèce de suspension dans laquelle le patient est attaché en haut par les cheveux, et agenouillé sur des fragments de pots cassés, tandis que les satellites placés de chaque côté, lui frappent les jambes à coups de bâton.

5o Le top-tsil ou sciage des jambes. Avec une corde de crin on serre la cuisse, et deux hommes tenant chacun un bout de cette corde, la tirent et la laissent aller alternativement jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à l’os en rongeant les chairs. Après quoi on recommence un peu plus haut ou un peu plus bas. D’autres fois le sciage se fait avec un bâton triangulaire sur le devant des jambes.

6o Le sam-mo-tsang ou incisions faites avec une hache ou cognée en bois qui enlève des tranches de chair.

Etc… etc…

L’application plus ou moins longue et plus ou moins cruelle de ces diverses tortures, est entièrement laissée au caprice des juges, qui souvent, surtout quand il s’agit de chrétiens emprisonnés pour cause de religion, se livrent à des excès de rage, et inventent des raffinements de barbarie, à faire frémir la nature. Il est rare qu’après un interrogatoire suivi de pareilles tortures, le patient puisse se traîner ; les bourreaux le ramassent sur deux bâtons, et le portent, bras et jambes pendants, à la prison. Quand un accusé est reconnu coupable, et que malgré les supplices il refuse de confesser sa faute, le juge compétent porte la sentence de mort, et à dater de ce moment, il est défendu de le torturer davantage. La loi exige que le condamné, avant de subir sa sentence, la signe de sa propre main pour reconnaître la justice du châtiment qui lui est infligé. Les martyrs ont souvent refusé de signer, parce que la formule officielle de condamnation portait ces mots ou d’autres analogues : coupable d’avoir suivi une religion fausse, une superstition nouvelle et odieuse, etc… « Notre religion est la seule vraie, disaient-ils, nous ne pouvons attester qu’elle est fausse. » En pareil cas, on leur prenait la main, et on les faisait signer de force.

Quand le condamné à mort est un grand dignitaire, sa sentence s’exécute en secret, par le poison. Généralement, on fait entrer la victime dans une chambre extraordinairement chauffée, on lui donne une forte dose d’arsenic, et il meurt en peu de temps. Tous les autres coupables sont mis à mort publiquement.

Il y a trois sortes d’exécutions solennelles :

La première est l’exécution militaire, nommée koun-moun-hio-siou. Elle se fait dans un lieu spécial, à Sai-nam-to, à dix lys de la capitale. Cet endroit est quelquefois aussi appelé No-toul, du nom d’un village qui se trouve non loin de là, sur les bords du fleuve. Le condamné y est porté sur une litière en paille. L’exécution doit être présidée par le général commandant l’un des grands établissements militaires de la capitale. Les troupes commencent par faire autour du patient une série de manœuvres et d’évolutions ; puis on lui barbouille le visage de chaux, on lui lie les bras derrière le dos, et, lui passant un bâton sous les épaules, on le promène à diverses reprises autour du lieu du supplice. Ensuite, on hisse un drapeau au sommet d’un mât, et on lit à haute voix la sentence avec tous ses considérants. Enfin on passe une flèche, la pointe en haut, dans chaque oreille repliée ; on dépouille le condamné de ses vêtements jusqu’à la ceinture, et les soldats, courant et gesticulant autour de lui, le sabre à la main, font voler sa tête.

La deuxième espèce d’exécution publique, est celle des coupables ordinaires. Elle a lieu en dehors de la petite porte de l’Ouest. Au moment voulu, on amène devant la prison une charrette au milieu de laquelle est dressée une croix de six pieds ou six pieds et demi de haut. Le bourreau entre dans le cachot, charge le condamné sur ses épaules, et vient l’attacher à la croix par les bras et les cheveux, les pieds reposant sur un escabeau. Quand le convoi arrive à la porte de l’Ouest, où commence une pente très-rapide, le bourreau enlève l’escabeau par un mouvement subit, et le conducteur pique les bœufs qui se précipitent sur la descente. Comme le chemin est raboteux et rempli de pierres, la charrette fait des cahots terribles, et le patient, n’étant plus soutenu que par les cheveux et les bras, reçoit à droite et à gauche des mouvements saccadés qui le font horriblement souffrir. Arrivé au lieu de l’exécution, on le dépouille de ses habits, le bourreau le fait agenouiller, lui place un billot sous le menton, et lui tranche la tête. D’après la loi, un général devrait accompagner le cortège, mais il est rare qu’il se rende jusqu’au lieu de l’exécution. Quelquefois, quand il s’agit d’un coupable dangereux et que les ordres de la cour pressent, on ne remplit pas les formalités habituelles, et l’exécution a lieu à l’intérieur de la ville près de la porte de l’Ouest.

Pour les rebelles et les criminels de lèse-majesté, il y a une troisième espèce d’exécution publique. Tout se passe comme nous venons de le dire ; mais après que la tête est séparée du tronc, on coupe les quatre membres, qui, avec la tête et le tronc, forment six morceaux. Autrefois on ne se servait pas de la hache ou du sabre pour enlever les membres ; on les attachait à quatre bœufs qui, aiguillonnés en sens contraire, écartelaient le corps du décapité.

L’exécution militaire n’a lieu qu’à la capitale, les deux autres se font aussi dans les provinces, avec cette différence que les patients sont conduits au lieu du supplice sans croix ni charrette.

Habituellement les corps des suppliciés sont rendus à leurs familles, et quand plusieurs sont exécutés à la fois, on attache au corps de chacun des plaques de métal ou d’autres signes particuliers pour les faire reconnaître. Quelquefois on les enterre en secret, sans marque aucune, dans des lieux écartés, afin qu’il soit impossible de les retrouver. Quant aux grands criminels, dont le corps est coupé en six morceaux, l’usage est d’envoyer les membres dans les diverses provinces pour effrayer le peuple et décourager les conspirations. De vils satellites promènent ces lambeaux hideux sur les grandes routes, et se font donner de l’argent par tous ceux qu’ils rencontrent. Personne n’ose leur résister, car ils voyagent au nom du roi, et pour une affaire d’État. Mgr Ferréol raconte que, pendant la persécution de 1839, les satellites gardaient ordinairement pendant trois jours les corps des martyrs pour empêcher les chrétiens de les enlever. Après quoi les mendiants s’en emparaient, leur attachaient une corde sous les bras, et les traînaient devant les maisons du voisinage. Les habitants épouvantés se hâtaient de donner de l’argent pour être délivrés au plus vite de cet affreux spectacle. Plus tard, n’y tenant plus, ils supplièrent le mandarin de désigner un autre lieu de supplice pour les chrétiens.

VI.

Examens publics. — Grades et dignités. — Écoles spéciales.


Tout le monde sait qu’en Chine il n’y a pas, légalement, d’autre aristocratie que celle des lettrés. Dans nul autre pays, on ne professe une aussi grande admiration pour la science, une aussi haute estime pour les hommes qui la possèdent. L’étude est l’unique chemin des dignités, et l’étude est accessible à tous. Sous la dynastie actuelle, il est vrai, les Mandchoux seuls occupent presque toutes les charges militaires de l’empire, et les mandarinats militaires de premier ordre sont réservés à ceux de cette race qui ont un titre de noblesse héréditaire. Les empereurs mandchoux ont voulu ainsi contre-balancer l’influence des dignitaires chinois. Mais c’est la seule exception. Pour avoir droit aux charges les plus élevées de l’ordre civil, pour obtenir les emplois, les places, les faveurs, il est nécessaire et il suffit d’avoir réussi dans les examens publics. On ne s’enquiert ni de l’origine ni de la fortune de celui qui a fait ses preuves de savoir. Ceux-là seuls sont exclus qui ont exercé une profession réputée infamante. En théorie, tout individu, si pauvre et si humble qu’il soit, peut, s’il a conquis les hauts grades littéraires, devenir le premier mandarin de l’empire ; mais celui qui échoue dans les examens, fût-il fils d’un ministre ou d’un marchand dix fois millionnaire, est légalement incapable d’exercer aucune fonction publique. Sans doute cette loi fondamentale est très-souvent éludée en pratique, mais tous la reconnaissent, et elle fait la base de l’organisation administrative du Céleste-Empire.

La Corée étant depuis plusieurs siècles l’humble vassale de la Chine, et n’ayant jamais eu de relations avec aucun autre peuple, on comprend facilement l’influence puissante qu’y exercent la religion, la civilisation, les idées et les mœurs chinoises. Aussi trouvons-nous en Corée le même respect pour la science, la même vénération enthousiaste pour les grands philosophes, et, au moins en théorie, le même système d’examens littéraires pour les emplois et dignités. Les savants hors ligne sont considérés comme les précepteurs du peuple entier, et consultés sur toutes les matières difficiles. Les plus hautes dignités leur sont accessibles, et s’ils y renoncent, leur crédit n’en est que plus grand, et leur influence près du roi et des ministres plus réelle. Quand le christianisme s’introduisit en Corée, la plupart des néophytes étaient des docteurs célèbres, et le roi Tsieng-tsong avait pour eux une si grande considération que, malgré toutes les intrigues de leurs ennemis politiques et religieux, il ne put jamais se décider à les sacrifier. Ce ne fut qu’après sa mort arrivée en 1800, et pendant une minorité, que l’on réussit à les faire condamner à mort. Il n’est pas rare de rencontrer, encore aujourd’hui, des païens amenés à la foi par la renommée scientifique et littéraire de ces premiers convertis.

Il y a, cependant, entre la Chine et la Corée, au sujet des études littéraires et des examens publics, deux différences notables. La première est que, en Corée, les études n’ont absolument rien de national. Les livres qu’on lit sont des livres chinois ; la langue qu’on étudie est, non pas le coréen, mais le chinois ; l’histoire dont on s’occupe est celle de la Chine, à l’exclusion de celle de Corée ; les systèmes philosophiques qui trouvent des adeptes sont les systèmes chinois, et par une conséquence naturelle, la copie étant toujours au-dessous du modèle, les savants coréens sont très-loin d’avoir égalé les savants chinois.

Une autre différence beaucoup plus importante, c’est que, tandis que la Chine entière est une démocratie égalitaire sous un maître absolu, il y a en Corée, entre le roi et le peuple, une noblesse nombreuse, excessivement jalouse de ses privilèges, et toute-puissante pour les conserver. Le système des examens en Chine sort naturellement de l’état social ; en Corée, au contraire, il lui est antipathique. Aussi, dans l’application, voyons-nous ce qui arrive toujours en pareil cas, une espèce de compromis entre les influences contraires. En droit, et d’après la lettre de la loi, tout Coréen peut concourir aux examens, et, s’il gagne les grades littéraires nécessaires, être promu aux emplois publics ; en fait, il n’y a guère que des nobles qui se présentent au concours, et celui qui à son titre de licencié ou de docteur ne joint pas un titre de noblesse, n’obtient que difficilement quelque place insignifiante, sans aucun espoir d’avancement. Il est inouï qu’un Coréen, même noble, ait été nommé à un mandarinat important, sans avoir reçu son diplôme universitaire ; mais il est plus inouï encore, qu’avec tous les diplômes possibles, un Coréen non noble ait été honoré de quelque haute fonction administrative ou militaire.

Les examens qui ont lieu dans chacune des provinces, n’ont de valeur que pour les emplois subalternes des préfectures. Si l’on veut arriver plus haut, il faut, après avoir subi cette première épreuve, venir passer un autre examen à la capitale. On ne demande aucun certificat d’étude ; chacun étudie où il veut, comme il veut, et sous le maître qui lui plaît. Les examens se font au nom du gouvernement, et les examinateurs sont désignés par le ministre, soit pour les examens littéraires proprement dits qui ouvrent la porte des emplois civils, soit pour les examens militaires.

Voici comment les choses se passent habituellement. À l’époque fixée, une fois par an, tous les étudiants des provinces se mettent en route pour la capitale. Ceux de la même ville ou du même district voyagent ensemble, presque toujours à pied, par bandes plus ou moins nombreuses. Comme ils sont soi-disant convoqués par le roi, leur insolence n’a pas de bornes ; ils commettent impunément toutes sortes d’excès, et traitent les aubergistes des villages en peuple conquis, à ce point que leur passage est redouté autant que celui des mandarins et des satellites. Arrivés à la capitale, ils se dispersent, et chacun loge où il peut. Quand vient le jour du concours, le premier point est de s’installer dans le local désigné, lequel est assez étroit et aussi mal disposé que possible. En conséquence, dès la veille, chaque candidat fait quelques provisions, amène avec lui un ou deux domestiques s’il en a, et se hâte de prendre place. On peut imaginer l’effroyable cohue qui résulte, pendant la nuit, de la présence de plusieurs milliers de jeunes gens dans cet espace resserré et malpropre. Quelques travailleurs opiniâtres continuent, dit-on, à étudier et à préparer leurs réponses ; d’autres essayent de dormir ; le plus grand nombre mangent, boivent, fument, chantent, crient, gesticulent, se bousculent, et font un tapage abominable.

Le concours terminé, ceux qui ont obtenu des grades revêtent l’uniforme convenable à leur nouveau titre, puis, à cheval, accompagnés de musiciens, vont faire les visites d’étiquette aux principaux dignitaires de l’État, à leurs protecteurs, aux examinateurs, etc… Cette première cérémonie terminée, en vient une autre qui, sans être prescrite par la loi, est néanmoins absolument nécessaire, si l’on veut se faire reconnaître par la noblesse, et, plus tard, être présenté aux charges publiques. C’est une espèce d’initiation ridicule qui rappelle les scènes grotesques du baptême de la ligne, et dont on trouve l’analogue, même aujourd’hui, dans les plus célèbres écoles et universités d’Europe. Un des parents ou amis du nouveau gradué, docteur lui-même, et appartenant au même parti politique, doit lui servir de parrain, et présider la cérémonie. Au jour marqué, le jeune bachelier ou docteur se présente devant ce parrain, le salue, fait quelques pas en arrière, et s’assied. Le parrain, avec la gravité voulue, lui barbouille le visage, d’encre d’abord, puis de farine. Chacun des assistants vient à son tour lui faire subir la même opération. Tous les amis ou connaissances ayant le droit de se présenter, n’ont garde de manquer une aussi belle occasion. Le piquant du jeu est de laisser croire au patient, à diverses reprises, qu’il n’y a plus personne pour le tourmenter, et quand il s’est lavé, raclé, nettoyé, pour la dixième ou quinzième fois, d’introduire de nouveaux personnages pour recommencer son supplice. Pendant tout ce temps, les allants et venants mangent, boivent et se régalent aux frais de leur victime, et s’il ne s’exécute pas généreusement, on le lie, on le frappe, on va même jusqu’à le suspendre en l’air, pour le forcer à délier les cordons de sa bourse. C’est seulement après cette farce grossière, que son titre littéraire est reconnu valable dans la société.

Les grades que l’on obtient dans les concours publics sont au nombre de trois : tchô-si, tsin-sa, et keup-tchiei, que l’on pourrait comparer à nos degrés universitaires de bachelier, licencié, docteur ; avec cette différence cependant qu’ils ne sont pas successifs, et que l’on peut gagner le plus élevé sans passer par les autres. Il y a des docteurs (keup-tchiei) qui n’ont pas le titre de licencié (tsin-sa), et un licencié n’a pas plus de facilité qu’un autre individu pour obtenir le diplôme de docteur. Comme partout, l’examen comprend une composition écrite et des réponses orales. Les diplômes sont délivrés au nom du roi, celui de tsin-sa sur papier blanc, celui de keup-tchiei sur papier rouge orné de guirlandes de fleurs.

Les tsin-sa, d’après la loi et la coutume, sont surtout destinés à remplir les charges administratives dans les provinces. Quelques années après leur promotion, on en fait des mandarins ordinaires de districts, des gardiens de sépultures royales, etc. ; mais ils ne peuvent prétendre aux grandes dignités du royaume. Les keup-tchiei ont une position à part. Ils sont comme liés à l’État, et remplissent immédiatement, de degré en degré et comme à tour de rôle, les charges du palais, et les grandes fonctions administratives de la capitale. On les envoie assez souvent en province comme gouverneurs, ou mandarins de grandes villes, mais ce n’est qu’en passant, et pour quelques années. Leur place est à la capitale, dans les ministères, et auprès du roi.

Les examens militaires sont très-différents des examens littéraires proprement dits. Les nobles de haute famille ne s’y présentent point, et si par hasard quelqu’un d’eux veut embrasser la carrière militaire, il trouve moyen d’obtenir un diplôme sans passer par la formalité du concours public. Les nobles pauvres et les gens du peuple sont les seuls prétendants. L’examen porte surtout sur le tir de l’arc et les autres exercices militaires ; on y joint une composition littéraire insignifiante. Il n’y a qu’un seul degré nommé keup-tchiei. Celui qui l’obtient peut, s’il est noble, et s’il a d’ailleurs du talent et des protections, prétendre à tous les grades de l’armée ; s’il n’est pas noble, il reste ordinairement avec son titre seul. Tout au plus lui donnera-t-on, après des années d’attente, une misérable place d’officier subalterne.

Au reste, quelle qu’ait pu être autrefois la valeur des examens et concours publics, il est certain que cette institution est aujourd’hui en pleine décadence. Les diplômes se donnent actuellement non pas aux plus savants et aux plus capables, mais aux plus riches, à ceux qui sont appuyés des plus puissantes protections. Le roi Ken-tsong commença de vendre publiquement les grades littéraires, aussi bien que les dignités et emplois, et, depuis lors, les ministres ont continué ce trafic à leur profit. Dans le principe, il y eut des protestations et des résistances ; aujourd’hui l’usage a prévalu et personne ne réclame. Au vu et au su de tous, les jeunes gens qui se présentent aux concours annuels, achètent à des lettrés mercenaires des compositions toutes faites, et il n’est pas rare qu’on connaisse la liste des futurs licenciés et docteurs même avant l’ouverture des examens. Les études sont abandonnées, la plupart des mandarins ne savent presque plus lire et écrire le chinois, qui cependant demeure la langue officielle, et les véritables lettrés tombent dans un découragement de plus en plus profond.

Quelques détails sur certaines écoles spéciales du gouvernement compléteront les notions précédentes.

Les études qui ont pour objet les sciences exactes, la linguistique, les beaux-arts, etc…, sont loin d’être en aussi grand honneur que les études littéraires et philosophiques. Peu de lettrés nobles s’y adonnent, et quand ils le font c’est pour eux affaire de pure curiosité. Elles sont l’apanage à peu près exclusif d’un certain nombre de familles qui forment en Corée une classe à part, laquelle étant au service du roi et des ministres, a des privilèges particuliers, et jouit d’une assez grande considération dans le pays. On la désigne fréquemment sous le nom de classe moyenne, vu sa position intermédiaire entre la noblesse et le peuple. Les individus de cette classe se marient ordinairement entre eux, et leurs emplois passent de génération en génération à leurs descendants. Comme les nobles, ils peuvent être dégradés et réhabilités. Ils sont exempts de la cote personnelle et du service militaire ; ils ont droit de porter le bonnet des nobles, et ceux-ci, dans leurs relations avec eux, les traitent sur un certain pied d’égalité. Ils sont tenus de se livrer à certaines études déterminées, et passent des examens spéciaux pour obtenir leurs différents grades comme interprètes, médecins, astronomes, etc., et une fois reçus dans telle ou telle partie, ils ne peuvent plus passer à une autre. Avant de leur conférer des grades, on fait, comme pour les nobles, l’examen de leur extraction et de leur parenté, et leur nomination se décide par le ministre compétent, assisté de deux autres dignitaires. Ils ont en outre, comme tous les autres Coréens, le droit de concourir aux examens publics soit civils, soit militaires, et, s’ils y réussissent, peuvent obtenir des places de mandarins jusqu’aux degrés de mok-sa et pou-sa inclusivement, mais pas plus haut. La plupart des piel-tsang (petits mandarins militaires ou sous-lieutenants), tsiem-sa (sous-préfets maritimes), et pi-tsiang (secrétaires des gouverneurs et d’autres grands mandarins) appartiennent à la classe moyenne.

Les fonctions exclusivement remplies par des membres de cette classe, se rattachent à huit établissements ou départements distincts.

1o Le corps des interprètes. C’est le premier, le plus important, et celui dont les emplois sont le plus courus. Leurs études ont pour objet quatre langues différentes : le chinois (Tsieng-hak), le mandchou (Hon-hak), le mongol (Mong-hak), et le japonais (Oai-hak) ; et quand ils ont reçu leur diplôme dans une de ces langues, ils ne peuvent plus concourir pour une autre. Il y a toujours un certain nombre d’interprètes avec l’ambassade de Chine. Pour celle du Japon, qui depuis longtemps a perdu de son importance, c’est un interprète qui fait lui-même l’office d’ambassadeur. De plus, un autre interprète, qui a le titre de houn-to, réside continuellement à Tong-naï, dans le voisinage du poste japonais de Fousan-kaï, pour les rapports habituels entre les deux peuples.

2o Le Koan-sang-kam, ou École des sciences, subdivisé en trois branches, où l’on étudie séparément l’astronomie, la géoscopie, et l’art de choisir les jours favorables. Cette école n’est que pour le service du roi.

3o L’Ei-sa ou École de médecine. Il y a deux subdivisions suivant que les étudiants se destinent au service du palais ou au service du public. En fait cependant, les médecins sortis de l’une ou de l’autre sont également admis au palais, et promus aux emplois officiels.

4o Le Sa-tsa-koan ou École des chartes, dont les élèves sont employés à la conservation des archives, et à la rédaction des rapports officiels que le gouvernement envoie à Péking.

5o Le To-hoa-se ou École de dessin, pour les cartes et plans, et surtout pour les portraits des rois.

6o Le Nioul-hak ou École de droit. Cet établissement est annexé au tribunal des crimes. On y étudie surtout le code pénal, et ses employés servent dans certains tribunaux pour indiquer aux juges la nature exacte des peines portées par la loi, dans tel ou tel cas, d’après les conclusions de la procédure.

7o Le Kiei-sa ou École de calcul, d’où sortent les commis du ministère des finances. Outre les comptes habituels de recettes et de dépenses, ils sont chargés d’évaluer les frais présumés des divers travaux publics, et quelquefois même de présider à leur exécution.

8o Le Hem-nou-koan ou École de l’horloge. C’est là qu’on prend les directeurs et surveillants de l’horloge du gouvernement, la seule qu’il y ait en Corée. C’est une machine hydraulique qui mesure le temps, en laissant tomber des gouttes d’eau à intervalles égaux.

On compte aussi souvent comme faisant partie de la classe moyenne les musiciens du palais, mais c’est à tort. Ces musiciens forment un corps à pan, et d’une condition un peu inférieure.


PLANCHE I


Ce tableau est la première page du livre chinois Tchoùen-ly, tel qu’il s’emploie dans les écoles primaires de Corée pour enseigner le chinois aux enfants. Sous chaque caractère se trouvent à droite sa prononciation en lettres coréennes ; à gauche, le mot coréen qui en traduit le sens.


調
하ᄂᆞᆯ 넓을 더위 윤ᄃᆞᆯ 고로
ha-năl thiŏn nŏlp-eul hong piŏl tsin tŏ-oui siŏ ioun-tăl ioun ko-ro tsio
宿
거츨 ᄂᆡᆫ을
tta ti kŏ-tcheul hoang tsal souk kal oang năin-eul piŏt iang
감을 ᄂᆞᆯ 가을 일울 규름
kam-eul hiŏn năl il pŏl iŏl ka-eul tchiou ir-oul siŏng kou-reum oun
누루 ᄃᆞᆯ 베플 거둘 ᄒᆡ
nou-rou hoang tăl ouŏl pé-pheul tsiang kŏ-toul sou sié nal teung
ᄎᆞᆯ 겨울 일울
tsip ou tchăl iŏng tchal han kiŏ-oul tong pŏp lioul ir-oul tchi
기울 ᄎᆡᆨ ᄅᆡ ᄀᆞᆷ촐
tsip tsiou ki-oul tchèk ol kăm-tchol tsiang pŏp niŏ pi ou

VII.

La langue coréenne.


Tous les examens dont nous venons de parler se font en chinois, et n’ont pour objet que les caractères et les livres chinois. Dans les huit grandes écoles du gouvernement, on n’étudie que la littérature et les sciences chinoises, tandis que la langue nationale est négligée et méprisée. Ce fait étrange s’explique par l’histoire du pays. Depuis plus de deux siècles, la Corée est tellement inféodée à la Chine, que le chinois est devenu la langue officielle du gouvernement et de la haute société coréenne. Tous les employés du pouvoir doivent écrire leurs rapports en chinois. Les annales du roi et du royaume, les proclamations, les édits des mandarins, les jugements des tribunaux, les livres de science, les inscriptions sur les monuments, les correspondances, les registres et livres de compte des négociants, les enseignes des boutiques, etc…, tout est en caractères chinois.

Aussi, non-seulement les lettrés et les personnes instruites, mais un grand nombre de gens du peuple savent lire et écrire ces caractères. On les enseigne dans les familles, dans les écoles, et pour les enfants des nobles surtout, on peut dire que c’est leur seule étude. Il n’y a pas de dictionnaires coréens, de sorte que pour comprendre un mot coréen dont on ignore le sens, il faut connaître le caractère chinois correspondant, ou s’adresser à quelqu’un qui le connaisse. En Chine, les livres où les enfants commencent à apprendre les caractères sont imprimés en types très-gros, comme nos abécédaires. Le plus souvent, on étudie d’abord le Tchoùen-ly ou livre des mille caractères, qui date des empereurs Tsin et Hân. En Corée on se sert des mêmes livres, seulement, sous chaque caractère chinois se trouvent : à droite, sa prononciation à la manière coréenne ; à gauche, le mot coréen correspondant. La planche I, ci-jointe, est la reproduction de la première page du Tchoùen-ly, tel qu’il est employé dans les écoles primaires coréennes.

La façon dont les Coréens prononcent le chinois en fait, pour ainsi dire, une langue à part. Du reste, on sait que, même en Chine, les habitants des diverses provinces ont une manière très-différente de parler leur langue. Les caractères sont les mêmes et ont le même sens pour tous, mais leur prononciation varie tellement que les habitants du Fokien, par exemple, ou de Canton, ne sont compris dans aucune autre province. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le chinois des Coréens soit incompréhensible aux habitants du Céleste-Empire, et que les deux peuples ne puissent ordinairement converser que par écrit, en dessinant les caractères sur le papier avec un pinceau, ou dans la paume de la main avec le doigt.

Avant que la conquête chinoise eût amené l’état actuel des choses, les Coréens ont-ils eu une littérature nationale ? et qu’était cette littérature ? La question est très-difficile à résoudre, car les anciens livres coréens, tombés dans un oubli complet, ont presque tous disparu. Pendant les longues années de son apostolat, Mgr Daveluy était parvenu à en recueillir quelques-uns excessivement curieux, ils ont péri dans un incendie. Aujourd’hui, on n’écrit presque plus de nouveaux livres. Quelques romans, quelques recueils de poésie, des histoires pour les enfants et les femmes, c’est à peu près tout.

Les enfants apprennent à lire le coréen, sans s’en douter pour ainsi dire, par la traduction qui est donnée dans les livres élémentaires où ils étudient le chinois ; mais ils ne reconnaissent les syllabes que par habitude, car ils ne savent pas épeler, ou décomposer ces syllabes en lettres distinctes. Les femmes, les gens de basse condition qui n’ont pas le moyen ou le temps d’apprendre les caractères chinois, sont forcés d’étudier les lettres coréennes ; ils s’en servent pour leur correspondance, leurs livres de compte, etc… Tous les livres de religion imprimés par les missionnaires sont en caractères coréens. Aussi presque tous les chrétiens savent lire et écrire leur langue, en lettres alphabétiques, que les enfants apprennent très-rapidement.

Cette rareté des livres coréens, le peu de cas que les lettrés font de leur langue nationale, et surtout la législation barbare qui interdit l’accès du pays à tout étranger, sous peine de mort, sont cause que la langue coréenne est complètement ignorée des orientalistes. Depuis bientôt quarante ans, il y a des missionnaires français en Corée ; seuls, de tous les peuples, ils ont vécu dans le pays, parlant et écrivant cette langue pendant de longues années. Et néanmoins, chose étrange ! jamais aucun savant n’a songé à s’adresser à eux pour avoir, à ce sujet, les notions exactes que seuls ils pouvaient communiquer. Il n’entre pas dans


PLANCHE II
ALPHABET CORÉEN


Voyelles
Forme Valeur
a
ia[11]
ŏ, eu, e
[11]
o
io[11]
ou
iou[11]
eu
i
ă


Diphtongues
Forme Composition Valeur
a, i è
ŏ, i é, ei
iŏ, i ié, iei
o, a oi[12]
o, i
ou, ŏ oueu, ouŏ
ou, o, i oué, ouei
ou, i oui
ou
i
u (presque)
iou, i iui
eu, i eué
ă, i è


Consonnes
Forme Valeur
k, quelquefois g
n
t
l, r
m, quelquefois b
p, quelquefois b
s, t (jamais z)
ng (signe de nasalité, le g ne se prononce pas)
ts, tj
tch
kh
th
ph (p aspiré, non h)
h


Signes particuliers

1o qui s’écrit aussi . Ce signe, qui ne se prononce pas, sert seulement à désigner la voyelle qui commence une syllabe ou un mot. Il se distingue de la consonne finale par la place qu’il occupe. , ng, se place toujours sous la voyelle qu’il accompagne ; exemple : , ang ; , ong ; , oung, etc… Le signe initial , au contraire, se met à gauche des voyelles horizontales.

Ex : , a ; , ŏ
, o ; , ou ; , eu.

2o , signe d’abréviation, indique que la syllabe précédente doit se répéter.



Observations

Les quatre consonnes , , , , se redoublent quelquefois pour produire un son plus sec, plus incisif. On indique ce renouvellement ; soit en les écrivant deux fois : , , , ; soit en les faisant précéder de la lettre : , , .

L’euphonie exige divers changements de prononciation :
devant se prononce ng.
devant se prononce l.
entre deux voyelles se prononce r. Au commencement des mots, se prononce n.
devant se prononce n ; devant , se prononce t ; à la fin des syllabes ou des mots, toujours t.
devant les voyelles : ia, iŏ, io, iou, se prononce ts ou tj.
, suivi d’une voyelle non aspirée, se prononce gn.


PLANCHE III


LE PATER
en coréen
(Caractères ordinaires)


ha
Ciel
dans
thiŏn
Ciel
ᄂᆞᆯ năr tsiou
maître
é kiŏng
prière
kié
étant
sin
ou
notre
ri
a
père
étant
pi
sin
tsia
celui
ô !
ton
ir
nom
de
hom
eué
la
sainteté
reuk
ᄒᆞ
sim
i




ha
ciel dans
na
apparaître ;
ᄂᆞᆯ năr tha
é na
siŏ miŏ
ir
se faire
ton
oum na
royaume
kat
sembla
blement,
ra
tchi hi
tta
terre dans
nim
arriver ;
heué ᄒᆞ
siŏ si
tto
aussi
miŏ
ᄒᆞᆫ hăn
ta
ir
être faite.
sainte
ou reuk
ᄒᆞ
tsi sin
i tteut
volonté
ta i




miŏn
concession
de
pardon,
o
aujourd’hui
ᄒᆞ ᄂᆞᆯ năl
ia nal
tsou ou
nous a
sim ri
eul
ou
nous
ir
quotidienne
ri iong
ka ᄒᆞᆯ hăl
ou
nous
à
niang
nourriture
ri sik
eul
teuk
ayant
offensé
tson
donner ;
tsoé si
ᄒᆞᆫ hăn ko
tsia
ceux
ou
nos
ᄅᆞᆯ răl ri
miŏn
pardon
concéder
tsoé
péchés
ᄒᆞ ᄅᆞᆯ răl
ia
tsoum




tto
aussi
kat
comme
ᄒᆞᆫ hăn tchi
ou
nous
ᄒᆞ
faire
ri si
ᄅᆞᆯ răl ko
hioung
mal
dans
(de)
ou
nous
ak ri
é ᄅᆞᆯ răl
kou
délivrer
iou
tentation
dans
ᄒᆞ kam
sio é
siŏ ppa
que
pas
tomber
faire
tsi
a
(Amen)
tsi
men mal
ᄒᆞ
si
ko


PLANCHE IV


L’AVE MARIA
en coréen
(Caractères cursifs)


siŏng
Sainte
siŏng
Sainte
tchong
grâce
mo
mère
eul kiŏng
prière
ᄀᆞ
pleinement
teuk
hi
nip
ayant
revêtu
ou
sin
ma
Marie
ô !
ri
a
toi
à
ha
salut
rié




tchong
grâce
bonheur
ᄒᆞ
je fais
pok na
eul i
pat
a
reçu,
ta
eu tsiou
Le
Seigneur
si i
miŏ
toi
ton
oa
et
pok
ventre
ᄒᆞᆫ hăn
ensemble
tsoung
dans
ka
é tsi
na

étant
ro
sin kié
est
Jésus
si
sou ni
i niŏ
femmes
tto
aussi
in
ᄒᆞᆫ hăn tsioung
parmi
é
toi




ᄂᆞᆫ năn
donc
tchong
grâce
bonheur
i
maintenant
pok
tsé eul
oa
et
pat
ayant
reçu
ou
nous
a
ri kié
être
tsouk
mourir
si
oul to
ttè
temps
dans
so
i
ou
nous
ta
ri
tsoé
pêcheurs
thiŏn
Ciel
in tsiou
maître
du
eul eué
oui
pour
siŏng
Sainte
ᄒᆞ mo
mère
ia ma
Marie
ri
a




pi
prier
ᄅᆞ
so
siŏ
a
(Amen)
men
notre plan de donner ici une grammaire détaillée de cette langue,

mais comme elle est absolument inconnue en Europe, quelques explications pourront intéresser tous les lecteurs par la nouveauté du sujet, et n’être pas inutiles aux savants de profession.

On verra, dans le cours de notre histoire, que les missionnaires se sont livrés avec ardeur à l’étude du coréen. Mgr Daveluy avait travaillé longtemps à un dictionnaire chinois-coréen-français ; M. Pourthié en avait composé un autre coréen-chinois-latin ; M. Petitnicolas avait fait le dictionnaire latin-coréen qui comprenait plus de trente mille mots latins et près de cent mille mots coréens. Ces divers dictionnaires, ainsi qu’une grammaire composée en commun, étaient achevés, et on travaillait au collège à les copier, afin de conserver dans la mission un exemplaire de chacun, pendant qu’un autre serait envoyé en France pour y être imprimé, lorsque éclata la persécution de 1866. Tout fut saisi et livré aux flammes. Depuis lors, Mgr Ridel, vicaire apostolique de Corée, et ses nouveaux confrères ont refait, en partie, le travail des martyrs leurs prédécesseurs, et préparé, à l’aide de quelques chrétiens indigènes très-instruits, une grammaire et un dictionnaire de la langue coréenne. Ces ouvrages seront publiés prochainement, si les circonstances le permettent.


§. 1. — Letres, écriture, prononciation.


Lettres. — On voit dans le tableau ci-joint (planche II) l’alphabet coréen se compose de vingt-cinq lettres : onze voyelles et quatorze consonnes.

Des onze voyelles, sept sont simples : a, ŏ, o, ou, eu, t, ă ; les quatre autres sont mouillées, c’est-à-dire précédées du son i, lequel se prononce avec la voyelle suivante d’une seule émission de voix : ia, , io, iou. Cette modification de son s’indique dans l’écriture en redoublant le signe caractéristique de la voyelle.

Il y a neuf consonnes simples : k, n, t, l, m, p, s, ng, ts, et cinq aspirées : tch, kh, th, ph, h. — Les quatre consonnes k, t, s, p, sont quelquefois doublées pour indiquer un son plus sec, plus incisif que celui de la consonne simple.

La composition et la valeur des diphthongues est indiquée dans le tableau. Nous remarquerons seulement qu’en coréen le son de é (fermé) ou è (ouvert) ne peut s’écrire que par une diphthongue.

Toutes les voyelles ou diphthongues peuvent commencer ou finir une syllabe. Toutes les consonnes, excepté ng, peuvent également commencer une syllabe, mais les huit premières seulement peuvent la terminer, c’est-à-dire que jamais une syllabe ou un mot ne peut finir par ts ou par l’une des lettres aspirées.

Les sons qui manquent en coréen sont : pour les voyelles, l’u français, quoique le son d’une des diphthongues s’en rapproche un peu ; pour les consonnes : b, g dur, f, v, j, ch, d, z. Quelquefois k prend le son de g dur, m et p prennent le son de b, mais les Coréens ne peuvent pas prononcer les autres lettres. De même, quoiqu’ils prononcent très-bien r entre deux voyelles, ils ne peuvent prononcer cette lettre, ni au commencement d’un mot, ni quand elle est jointe immédiatement à une autre consonne : pour pra, tra, etc., ils seront obligés de dire pira, tira.


Écriture. — Les lettres coréennes, comme celles de toutes les langues, ont deux formes : la forme ordinaire que nous avons donnée dans le tableau (pl. II), et qui sert pour les livres imprimés (pl. III), et la forme cursive ou celle de l’écriture courante (pl. IV). Les livres imprimés étant d’abord écrits à la main, avant d’être décalqués sur une planche, il n’est pas rare d’y rencontrer certaines lettres qui s’éloignent de la première forme et se rapprochent de la seconde.

Chaque ligne s’écrit de haut en bas, syllabe sur syllabe, en colonne perpendiculaire. On commence à droite de la page. La pagination se compte également de droite à gauche, de sorte que la fin d’un livre coréen se trouve là où est pour nous le commencement. Quand une syllabe commence par une voyelle, cette voyelle initiale est toujours précédée du signe ㅇ. Les voyelles de forme verticale se placent sur la même ligne, à droite des consonnes qui les précèdent ; les voyelles de forme horizontale se placent dessous (pl. II). Ainsi on écrira ka, kiŏ, (ko), (kiou). Si la syllabe se termine par une consonne, cette consonne s’écrit toujours au dessous de la voyelle précédente : (ap), (kak), (pat)…

— Le coréen pourrait aussi s’écrire sur une ligne horizontale, de droite à gauche, syllabe par syllabe, comme ou le voit, (planche I), pour les mots coréens de deux syllabes. Mais ce système n’est jamais employé dans un livre purement coréen. Les missionnaires et les chrétiens, pour correspondre entre eux avec sécurité, s’écrivent en lignes horizontales. Lors même que leurs lettres seraient interceptées, les païens, habitués à lire de haut en bas, n’y verraient qu’une succession de syllabes incohérentes.

Il n’y a pas, en coréen, de signes de ponctuation : virgule, point, deux-points, etc… nous verrons plus loin comment on y supplée.

Le signe abréviatif (pl. II) indique qu’il faut répéter la syllabe superposée. S’il est écrit deux ou trois fois, c’est qu’il faut répéter les deux ou les trois syllabes précédentes.

Certaines lois euphoniques font modifier le son de telle ou telle finale devant telle ou telle initiale. Le plus souvent on n’écrit pas ces changements. Quelquefois cependant ils passent dans l’écriture. Par exemple : l finale se trouvant presque toujours élidée, dans la prononciation, devant une consonne initiale, il n’est pas rare qu’on se permette de la supprimer en écrivant.


Prononciation. — Nulle règle écrite ne peut enseigner la prononciation exacte d’une langue étrangère. Cet axiome est vrai surtout pour la langue coréenne, à cause des voyelles indéterminées ŏ, eu, ă, qui représentent toutes les nuances de son, depuis notre e muet, en passant par eu fermé (comme dans peu), par eu ouvert (comme dans peur), jusqu’à l’o ouvert (comme dans or). Ces voyelles se prennent aisément, en certains cas, l’une pour l’autre, et les Coréens eux-mêmes s’y trompent.

Il y a des voyelles et des diphthongues brèves et longues. L’usage seul peut les faire reconnaître, car aucun signe particulier ne les distingue dans l’écriture.

La consonne tj ou ts a été quelquefois traduite par dj ou tch. En fait, elle a une valeur mitoyenne entre ces diverses prononciations, et ne peut être représentée exactement par aucune.

Les consonnes désignées dans le tableau sous le nom d’aspirées devraient plutôt s’appeler expirées. Le terme adéquat serait : consonnes crachées, car le son que produit un gosier coréen en les prononçant ressemble à celui de l’expectoration.

Pour plus de détails, voir la planche II.


§ 2. — Grammaire (parties du discours).


Noms, déclinaisons. — Il y a en coréen un très-grand nombre de substantifs monosyllabiques. Exemple : kho, nez ; ip, bouche ; noun, œil ; ni, dent ; moun, porte ; kat, chapeau ; piŏk, mur, etc. La plupart sont de deux syllabes. Exemples : sarăm, homme ; nima, front ; sătjă, lion ; kitong, colonne, etc. — Ceux de trois syllabes et plus sont presque toujours des noms composés.

Les mots chinois abondent dans la langue coréenne. Le peuple des campagnes s’en sert assez peu, mais les savants, les habitants des villes et surtout ceux de la capitale, les emploient avec profusion. Ces mots suivent les règles ordinaires de la grammaire coréenne.

Les substantifs n’ont pas de genre. On indique la différence des sexes par des noms différents ; ou bien on met les mots : siou, mâle ; am, femelle, devant le nom de l’espèce. Les petits des animaux se désignent, suivant l’espèce, par les mots sakki, atji, etc., ajoutés au nom ordinaire.

Les noms de métiers, professions, etc., se forment avec la particule koun qui correspond à la terminaison latine ator Ex. : il, ouvrage, il-koun, ouvrier ; namou, bois ; namou-koun, bûcheron ; tjim, faix, tjim-koun, portefaix ; norom, jeu, norom-koun, joueur. Le coréen étant une des langues qu’on nomme agglutinatives pour les distinguer des langues à flexions, n’a qu’une seule déclinaison. Elle est formée de neuf cas, ou, si l’on veut, de dix. En effet, par une particularité assez bizarre, le nominatif a une terminaison spéciale qui le distingue du nom pur et simple. Voici les terminaisons des différents cas :

Nominatif : i, le, la, quidam.
Instrumental : ro, par, quo, quâ.
Génitif : eué, de, du, de la.
Datif : éké, à, au, à la.
Accusatif : eul, le, la.
Vocatif : a, ô.
Locatif : é, en, sur, in, ubi.
Ablatif : ésiŏ, de, ex, ab, unde.
Déterminatif : eun, quant à.

Ces divers cas s’ajoutent au radical du nom de la manière suivante :

Lorsque le nom se termine par une voyelle, on insère avant la terminaison de l’accusatif, la lettre euphonique r ; avant celle du vocatif, la lettre i ; avant celle du déterminatif, la lettre n, et ce dernier cas s’écrit alors năn au lieu de neun, les deux sons étant presque identiques. Ex. :

sio, bœuf.
Nominatif : sio-i, le bœuf.
Instrumental : sio-ro, par le bœuf.
Génitif : sio-eué, du bœuf
Datif : sio-éké, au bœuf.
Accusatif : sio-(r)-eul, le bœuf.
Vocatif : iso-(i)-a, ô bœuf.
Locatif : sio-é, dans, sur le bœuf.
Ablatif : sio-ésiŏ, du bœuf.
Déterminatif : sio-(n)-ăn, quant au bœuf.

Nota. — 1o Si la voyelle finale est i ou l’une des diphthongues formées par i, on n’ajoute pas la terminaison du nominatif, qui, en ce cas, n’est que le nom pur et simple.

2o Souvent les mots terminés en a insèrent entre cette finale et les terminaisons casuelles la consonne h euphonique. Ils se déclinent alors comme les mots terminés par une consonne, excepté pour le vocatif dans lequel l’h disparaît, et le vocatif devient (i)-a, selon la règle ordinaire.

3o Les noms terminés par une voyelle, font quelquefois leur nominatif en ajoutant ka au lieu de i, les autres cas restant les mêmes.

Lorsque le nom se termine par une consonne autre que l, on insère avant la terminaison de l’instrumental la lettre euphonique eu. Ex. :

sarăm, homme.
Nominatif : sarăm-i, l’homme.
Instrumental : sarăm-(eu)-ro, par l’homme.
Génitif : sarăm-eué, de l’homme.
Datif : sarăm-éké, à l’homme.
Accusatif : sarăm-eul, l’homme.
Vocatif : sarăm-a, ô l’homme.
Locatif : sarăm-é, dans, sur l’homme.
Ablatif : sarăm-ésiŏ, de l’homme.
Déterminatif : sarăm-eun, quant à l’homme.

Nota. — 1o Les mots terminés en ng, insèrent quelquefois un h euphonique avant les terminaisons casuelles, excepté au vocatif. Avec l’h euphonique le datif est indifféremment héké ou heuéké, l’ablatif hésiŏ ou heuésiŏ.

2o Le plus grand nombre des mots terminés en s et quelques-uns terminés en p, insèrent un s ou ts euphonique avant les terminaisons des cas autres que le vocatif, ce qui entraîne certains changements euphoniques : inst. (s-ă)-ro, dat. (s)-éké, accus. (s)-ăl, etc…

Lorsque le mot se termine par la consonne l, la terminaison ro de l’instrumental devient par affinité lo. Ex. :

pal, pied.
Nominatif : pal-i, le pied (pron. : par-i, v. pl. II, Obs.)
Instrumental : pal-lo, par, avec le pied.
Génitif : pal-eué, du pied (prononcez : par-eué)
etc., etc.

Le pluriel de tous les mots se forme en ajoutant la terminaison teul, et se décline suivant la règle précédente. Ex. :

Sarăm, homme, sarăm-teul, les hommes, sarăm-teul-i, sarăm-teul-lo, sarăm-teul-eué, sarăm-teul-éké, etc. (Prononcez : sarăm-teur-i, sarăm-teur-eué, sarăm-teur-éké, etc.)

Deux remarques compléteront cet exposé des règles de la déclinaison coréenne. 1o Dans un certain nombre de mots terminés soit par une consonne, soit par une voyelle, l’usage a remplacé la terminaison éké du datif, par la contraction kké. 2o En coréen, comme dans la plupart des langues agglutinatives, on indique certaines nuances de signification, en surajoutant les unes aux autres les terminaisons de divers cas. Ainsi on rencontre les terminaisons composées : ké-ro (dat. instr.), ké-ro-siŏ (dat. instr. abl.), etc.


Adjectifs. — En coréen, il n’y a pas d’adjectifs proprement dits. On les remplace par des substantifs ou par des verbes. Quand un adjectif indique la matière d’un objet, sa nature, son essence distincte, et qu’il peut, en français, se remplacer par un nom au génitif, comme dans les expressions : âme humaine (d’homme), brise printanière (de printemps), cet adjectif se rend en coréen par un substantif que l’on place avant le nom qualifié.

Exemples : langue coréenne, tsio-siŏn-mal (Corée-langage) ; l’oreille humaine, sarăm-koui (homme-oreille). Le premier substantif reste toujours invariable, et le second seul se décline.

Les adjectifs qualificatifs, comme : bon, grand, puissant, sont remplacés par des verbes, de la manière suivante. Si l’adjectif est seul avec le substantif, on se sert du participe relatif passé, qui se place avant le substantif et demeure invariable. Si, au contraire, l’adjectif est l’attribut de la proposition, le verbe se met après, au temps voulu.

Exemple : le verbe neutre kheu-ta signifie : être grand ; son participe relatif passé est kheun, qui a été grand, qui est grand. Les expressions : une grande maison, de grandes maisons, à une grande maison, etc., se diront : kheun tsip, kheun tsip-teul, kheun tsip-éké, etc. Si, au contraire, on veut traduire : la maison est grande, la maison sera grande, la maison était grande, on dira : tsip-i kheu ta, tsip-i kheu-ket-ta, tsip-i kheu-tŏni, etc., en conjuguant le verbe kheu-ta dont tsip est le sujet.

On se sert presque toujours comme adjectif du participe relatif passé, parce que la qualité existe dans l’objet antérieurement à l’affirmation qu’on en fait. Avec les expressions : digne de, propre à, probablement, etc., on emploierait le participe relatif futur, parce que ces expressions impliquent une nuance de futurité.

Tous les mots coréens peuvent devenir adjectifs, à l’aide des participes du verbe être ou du verbe faire. (Voir divers exemples dans le Pater et l’Ave, pl. III, IV.)

Les participes relatifs employés comme adjectifs, deviennent quelquefois de véritables substantifs et se déclinent comme tels.

De même que nous disons en français : un égal, les petits, etc., on dira en coréen : kătheun-éké, à un égal ; tsiŏkeun-eu-ro, par un petit, etc.

Le comparatif s’exprime par les mots : , plus, ou tŏl, moins, placés devant l’adjectif (participe ou verbe). Ex. : tŏ nap-ta, être plus haut ; tŏl peulkeun kŏt, la chose moins rouge (litt., moins rouge-étant chose). On peut employer aussi le verbe po-ta, voir. Ex. : i sarăm-i na po-ta kheu-ta, cet homme est plus grand que moi (litt. cet homme moi voir être-grand). — Enfin po-ta peut s’employer avant les mots et tŏl. Ex. : hè tăl po-ta tŏ nop-ta, le soleil est plus haut que la lune (litt. soleil lune voir plus être-haut) ; hè piŏl po-ta tŏl nop-ta, le soleil est moins haut que les étoiles.

Le superlatif relatif se rend par le mot tsioung-é, entre, parmi, qui précède l’adjectif. — Ex. : moteun sarăm tsioung-é kheu-ta, être le plus grand des hommes (litt. tous hommes entre être-grand).

Le superlatif absolu se forme avec les adverbes tsikeuk-hi, très, extrêmement ; ontsion-i, entièrement, etc., placés devant l’adjectif. Ex. : tsikeuk-hi nop-ta, très-haut (litt. extrêmement être-haut).


Noms de nombre. — La langue coréenne n’a de noms que pour les unités et les dizaines.

1, hăna ; 2, toul ; 3, sét ; 4, nét ; 5, tasăt ; 6, iŏsat ; 7, ilkop ; 8, iŏtalp ; 9, ahop ; 10, iŏl.

11, iŏr-hăna (dix-un) ; 12, iŏl-toul (dix-deux), etc…

20, seumoul ; 30, siorheun ; 40, maheun ; 50, souin ; 60, iésioun ; 70, irheun ; 80, iŏteun ; 90, aheun.

Les noms : cent, mille, dix mille, etc., sont tirés du chinois, et quand on les emploie au pluriel, leur nombre doit être indiqué par les noms chinois des unités. Ex. : trois cent soixante-cinq ans, le mot pèk, cent, étant chinois, on ne peut pas employer le mot coréen sét, trois, et dire sét-pèk ; il faut prendre le mot chinois sam, trois, et dire sam-pèk. Ensuite, si le nom de la chose comptée est coréen, soixante-cinq se dira en coréen ; si ce nom est chinois, soixante-cinq devra être également en chinois ; par conséquent, selon qu’on emploiera pour le mot : année, l’expression coréenne , ou l’expression chinoise niŏn, on dira : sam-pèk iésioun-tasăt hè, ou bien sam-pèk-niouk-sip-o niŏn, trois cent soixante-cinq ans.

Les noms de nombres cardinaux se placent avant le mot dont ils désignent la quantité. Exemple : seumoul-sarăm, vingt hommes.

Ces noms employés seuls peuvent se décliner comme tous les autres noms ; mais, placés devant un substantif pour le qualifier, ils deviennent adjectifs, et par conséquent restent invariables.

Les nombres ordinaux se forment en ajoutant aux nombres cardinaux coréens la terminaison tsè. Ex. : toul-tsè, deuxième ; ilkop-tsè, septième. De même qu’en français on ne dit pas le unième, en coréen on ne dit pas hăna-tsè, mais tchiŏt-tsè, le premier. Les nombres ordinaux chinois s’obtiennent en préfixant aux nombres cardinaux le mot tiei. Ex. : tiei-sam, troisième ; tiei-sip, dixième ; tiei-pèk, centième. Ils s’emploient avec les mots chinois, selon la règle expliquée plus haut.

Les noms de nombres ordinaux précèdent le substantif et sont invariables. Employés seuls, ils peuvent se décliner.


Pronoms. — Le coréen n’a que deux pronoms personnels : na, je, moi ; et , tu, toi. Comme dans les autres langues de la même famille, c’est un des pronoms démonstratifs qui sert pour la troisième personne : il, lui. Le plus ordinairement employé est tiŏ, celui-là, celle-là, cela.

Na et se déclinent suivant la règle générale. Deux cas seulement font exception. Le nominatif, qui se forme avec la terminaison ka, est pour la première personne : né-ka au lieu de na-ka ; pour la seconde : né-ka au lieu de nŏ-ka. L’instrumental de la première personne est nal-lo, celui de la seconde est nŏl-lo. Enfin, on trouve au datif, outre la forme régulière, les formes contractées : nè-kké, né-kké.

Le pluriel de la première personne est : ouri, nous ; celui de la seconde : nŏheué, vous. On emploie également d’autres pluriels dérivés des précédents : ouri-teul, nous ; nŏheué-teul, vous. Tous ces pluriels se déclinent suivant la règle générale.

Chez toutes les nations, mais surtout dans les pays asiatiques, l’usage des pronoms personnels est restreint par les règles de la politesse. En Corée, un homme du peuple, s’adressant à un mandarin, ne s’avisera jamais de dire : je ou moi, il dira, en parlant de lui-même : sio-in, petit homme. À plus forte raison ne dira-t-il pas à son interlocuteur : tu ou toi ; il emploiera le titre voulu, comme nous disons nous-mêmes : Votre Excellence, Votre Grandeur, etc… Mais ce sont là des règles de civilité, et non de grammaire.

Il n’y a pas de pronoms, ou, si l’on veut, d’adjectifs possessifs ; ce sont les pronoms personnels qui en tiennent lieu. , , ouri, nŏheué, placés devant un substantif, deviennent adjectifs par position, et signifient : mon, mien, ton, tien, notre, votre. Il va sans dire qu’ils demeurent alors invariables. Le substantif seul se décline et prend, le cas échéant, la marque du pluriel.

On pourrait également employer le pronom personnel au génitif, et dire, par exemple : na-eué tsoé, de moi le péché, au lieu de nè-tsoé, mon péché.

Les pronoms et adjectifs démonstratifs sont : i, tiŏ, keu, tsa, pa, qui tous signifient : ce, cet, celui, celle, ceux, celles, ces.

i désigne les personnes ou les choses rapprochées, et correspond à : celui-ci, ceci, etc. — tiŏ s’emploie pour les personnes où les choses éloignées, et signifie : celui-là, cela, etc. — keu indique la personne ou la chose dont on vient de parler. — tsia et pa s’emploient avec les participes relatifs des verbes. Ex. : kousiok hăn tsia (salut ayant fait celui), celui qui a sauvé ; pou-mo sărang hănăn pa (père-mère amour faisant celui), celui qui aime ses parents. — tsia se dit des personnes, pa se dit des personnes et des choses.

Tous ces pronoms, quand ils ne sont pas joints à un substantif, se déclinent suivant la règle générale. Quand ils précèdent un substantif, ils deviennent adjectifs et restent invariables.

Les pronoms et adjectifs interrogatifs sont : noui, noukou, qui ? pour les personnes ; mouŏt, quoi ? pour les choses ; ŏnă, ŏttŏn, quel ? pour les personnes et les choses, ŏnă signifie proprement : lequel ? d’entre plusieurs (quis) ; ŏttŏn, quel ? de quelle espèce ? (qualis). Ex. : ŏnă sarăm inia, quel homme est-ce ? ioan-i olsieta (Jean être), c’est Jean, ŏttŏn sarăm inia, quel homme est-ce ? koéak hăn sarăm-i olsieta (mal ayant fait, mal faisant homme être), c’est un mauvais homme. Ces pronoms se déclinent quand ils sont employés comme pronoms, c’est-à-dire isolément. Comme adjectifs, ils restent invariables.

Le pronom réfléchi est tsakeué, soi-même, qui se décline régulièrement. On emploie aussi tsŏ, tsé qui se décline comme le pronom de la seconde personne , , etc…

Il n’y a pas en coréen de pronoms relatifs, on y supplée par les participes relatifs joints aux substantifs ou aux pronoms démonstratifs, comme nous venons de le voir.


Verbes, conjugaison. — Il y a, en coréen, des verbes actifs et des verbes neutres, mais ces dénominations n’ont pas exactement le même sens que dans nos langues. Un verbe actif, en coréen, est celui qui exprime une action, qu’elle soit faite ou reçue par le sujet, qu’elle se passe en lui ou hors de lui ; ce qui inclut les verbes transitifs, intransitifs et passifs de nos grammaires. Faire, pâlir, dormir, sont des verbes actifs. Les verbes neutres, qui seraient peut-être mieux nommés verbes qualificatifs ou verbes adjectifs, sont ceux qui expriment une qualité ou une manière d’être : être grand, être beau, etc…

Il suit de là que les verbes coréens n’ont pas de voix passive. On y supplée par les divers modes du verbe actif, surtout par les participes relatifs, ou bien par une inversion dans la construction de la phrase.

En revanche, les verbes coréens comptent au moins sept voix différentes. Outre la voix active ou verbe affirmatif, il y a le verbe éventuel, le verbe interrogatif, le verbe négatif, le verbe honorifique, le verbe causatif, le verbe motivant, etc…

Comme plusieurs autres langues de la même famille, le coréen a deux verbes substantifs : it-ta, qui signifie l’existence pure et simple, et il-ta, qui signifie l’essence, la nature du sujet. it-ta veut dire : exister ; il-ta veut dire : être telle chose.

Les verbes composés sont excessivement nombreux. Ils se forment par l’union d’un substantif et d’un verbe, ou de deux verbes ensemble. — Tous les noms peuvent devenir des verbes par l’addition du verbe il-ta, être : homme-être, père-être, etc. ; ou du verbe hă-ta, faire : travail-faire (travailler), joie-faire (se réjouir), etc. — Quand deux verbes se joignent, le premier est au participe passé verbal, ou gérondif passé, et le second seul se conjugue. C’est de cette manière que la langue coréenne supplée à ces prépositions qui jouent un si grand rôle dans les verbes de nos langues. Ex. : apporter se traduira par les verbes prendre et venir : ayant pris, viens (apporte) ; emporter se construira de la même manière : ayant pris, va (emporte).

La conjugaison coréenne est d’une simplicité toute primitive. Il n’y a ni nombres, ni personnes. La même expression signifie : je fais, tu fais, il fait, nous faisons, vous faites, ils font. Si le sens de la phrase ne suffit pas pour indiquer le sujet, on fait précéder le verbe d’un pronom personnel. — Les modes sont : l’indicatif, l’impératif, l’infinitif et les participes. Il n’y a pas de subjonctif ou optatif.

Dans chaque forme du verbe, il faut distinguer trois choses : la racine, le signe du temps, la terminaison. — La racine, ou le radical du verbe, indique purement et simplement l’état ou l’action que signifie le verbe. Elle est par conséquent immuable. — Le signe du temps indique si cet état ou cette action a eu lieu auparavant, a lieu maintenant, ou aura lieu plus tard. — La terminaison marque la différence entre les temps principaux et les temps secondaires. Elle change ordinairement avec les diverses voix des verbes.

Les radicaux coréens sont de deux espèces : ceux qui rendent aspirée la consonne qui les suit immédiatement, et ceux, beaucoup plus nombreux, qui n’exigent pas cette aspiration. La terminaison de l’infinitif, qui est ta dans ces derniers, devient, dans les premiers, tha. Ex. : hă-ta, faire ; no-tha, lâcher.

Les signes de temps n’étant autres que les participes verbaux, il importe, avant tout, de bien déterminer ce que sont ces participes, et de les distinguer des participes relatifs. Dans nos langues, le même mot joue les deux rôles ; nous disons : dominant sa colère, il garda le silence, et : l’homme dominant ses passions triomphera. Dans le premier exemple, dominant n’est pas un véritable participe puisqu’il ne participe pas de la nature de l’adjectif, ce serait plutôt une espèce de gérondif. Dans le second cas, dominant joue le rôle d’adjectif, et remplace le verbe avec qui relatif. Or il y a, en coréen, deux formes différentes de participes, pour exprimer ces deux sens différents. Les premiers sont les participes verbaux, et les seconds les véritables participes, ou participes relatifs.

Maintenant, comment se forment les participes verbaux ? — Le participe futur se forme en ajoutant au radical la particule qui dans les verbes en tha devient khé. Ex. : hă-ta, faire, hă-ké, devant faire ; no-tha, lâcher, no-khé, devant lâcher. — Le participe passé se forme en ajoutant au radical l’une des voyelles a ou ŏ. Dans les verbes en tha, cette particule devient ha ou Ex. : no-tha, lâcher, no-ha, ayant lâché ; nŏ-tha, placer, nŏ-hŏ, ayant placé. Dans les verbes en ta, la voyelle a ou ŏ se joint au radical soit directement, soit à l’aide d’une lettre euphonique. Ex. : hă-ta, faire, hă-iŏ, ayant fait ; tsŏ-ta, boiter, tsŏ-rŏ, ayant boité ; sin-ta, chausser, sin-ŏ, ayant chaussé. Les verbes dont le radical est en a, n’ajoutent rien. Ex. : tsa-ta, dormir, tsa, ayant dormi.

Nota. — Les règles euphoniques à observer dans la formation du participe passé verbal, étant assez compliquées, le dictionnaire, tout en donnant les verbes à l’infinitif, indique toujours ce participe.

Il n’y a pas en coréen de participe verbal du présent. C’est le radical pur et simple qui en tient lieu. En effet, dès lors que la manière d’être ou l’action affirmée par le verbe n’est rapportée ni au passé, ni au futur, elle est, par cela même, au présent habituel. Ce présent suffit pour les verbes neutres, puisqu’ils expriment seulement un état, une manière d’être ; il suffit, par la même raison, pour les deux verbes substantifs ; aussi tous ces verbes n’ont-ils pas d’autre présent de l’indicatif que l’infinitif lui-même. — Mais ce présent habituel, trop vague, est insuffisant pour les verbes actifs, où il est nécessaire de spécifier plus clairement que l’action a lieu au moment même où l’on parle. Le signe du présent se forme alors de la manière suivante. Dans les verbes en ta : si le radical se termine par une consonne autre que l, on ajoute năn ; s’il se termine par une voyelle, on ajoute seulement n ; s’il se termine par la consonne l, on supprime cette lettre et l’on ajoute n à la voyelle qui reste. Ex. : kkak-ta, tailler, radical avec le signe du présent : kkak-năn ; hă-ta, faire, radical et signe du présent : hăn ; phoul-ta, vendre : phoun. Dans les verbes en tha : si le radical est terminé par une voyelle, on ajoute năn, et comme il n’y a pas de n aspirée dans l’alphabet coréen, on y supplée en intercalant entre le radical et cette particule la lettre t ; si le radical se termine en l, on ajoute năn, ce qui, suivant les règles de prononciation coréenne, donne l-lăn. Ex. : nŏ-tha, placer, radical et signe du présent : nŏ-t-năn ; il-tha, perdre : il-năn (pron. il-lăn).

Le troisième élément d’une forme verbale est la terminaison qui, avons-nous dit, sert à distinguer les temps principaux des imparfaits. Les Coréens comptent quatre temps principaux, le présent, le parfait, le futur et le futur passé. Ce dernier se forme en surajoutant le signe du futur au signe du passé. Les temps secondaires, que l’on peut regarder comme les imparfaits des précédents, sont : l’imparfait, le plus-que-parfait, le conditionnel, et le conditionnel passé. Dans le verbe ordinaire (voix affirmative), la terminaison des temps principaux est ta, celle des temps secondaires est tŏni. Entre les participes verbaux et ces terminaisons on insère un t euphonique.

Le tableau suivant résume toutes les règles que nous venons de donner et en montre l’application.

INFINITIF.
hă-ta, faire. it-ta, être.
PARTICIPE VERBAL PASSÉ.
hă-iŏ, ayant fait. il-siŏ, ayant été.
PARTICIPE VERBAL FUTUR.
hă-ké, devant faire. il-ké, devant être.
PRÉSENT.
hă-n-la, je fais, tu fais, etc. it-la, je suis, tu es, etc.
IMPARFAIT.
hă-tŏni, je faisais, tu… il… il-tŏni, j’étais, tu… il…

PARFAIT.
hăiŏ-t-ta, je fis, tu… il…. itsiŏ, je fus, tu… il….
PLUS-QUE-PARFAIT.
hăiŏ-t-tŏni, j’avais fait… tu…. itsiŏ-t-tŏni, j’avais été.
FUTUR.
hăké-t-ta, je ferai, tu… il…. itké-t-ta, je serai.
CONDITIONNEL.
hăké-t-tŏni, je ferais…. itké-tŏni, je serais.
FUTUR PASSÉ.
hăiŏt-ké-t-ta, j’aurais fait. itsiŏt-ké-t-ta, j’aurai été.
CONDITIONNEL PASSÉ.
hăiŏt-ké-t-tŏni, j’aurais fait. itsiŏt-ké-t-tŏni, j’aurais été.

L’impératif se forme du participe passé en ajoutant la terminaison ra : hăiŏ-ra, fais. — (Il n’y a que deux exceptions. On dit : onŏ-ra, viens, au lieu de oa-ra, et : kakŏra, va, au lieu de ka-ra).

Nota. — Il y a une autre forme d’impératif qui n’appartient pas à la conjugaison régulière, et qui ne sert que pour l’impératif pluriel de la première personne. Elle s’obtient en ajoutant tsa au radical des verbes en ta, et tcha au radical des verbes en th. Ex. : hă-tsa. faisons ; nŏ-tcha, plaçons.

Le participe relatif présent se forme en ajoutant năn au radical. Dans les verbes en tha, on intercale t, pour la raison ci-dessus énoncée. Ex. : hă-năn, faisant, qui fait, qui est fait ; no-t-năn, lâchant, qui lâche, qui est lâché. — Le participe relatif passé se forme comme il suit. Dans les verbes en ta : si le radical se termine par une consonne autre que l, on ajoute eun ; s’il se termine par une voyelle, on ajoute simplement n ; s’il se termine par l, on supprime cette consonne, et l’on ajoute n à la voyelle qui reste. Dans les verbes en tha on ajoute heun au radical. Ex. : soum-eun, caché, ayant caché, qui a caché, qui a été caché ; hăn, fait, ayant fait, qui a fait, qui a été fait ; phou-n, vendu, ayant vendu, qui a vendu, qui a été vendu ; nŏ-heun, placé, ayant placé, etc. ; il-heun, perdu, ayant perdu, etc… — Le participe relatif futur se forme du participe relatif passé en changeant n en l, soum-eul, hăl, phoul, nô-heul, etc… (devant faire, qui fera, qui sera fait, etc…)

Le verbe est très-souvent employé comme substantif. Il prend alors une forme particulière qui s’obtient en changeant l’n final du participe passé relatif, en m, et qui se décline à tous les cas : hăm, faire, hăm-i, le faire, hăm-eu-ro, par le faire, etc… Outre cette forme qui se trouve surtout dans les livres, il y en a une autre beaucoup plus employée dans la conversation. Elle s’obtient en ajoutant ki au radical, et à chacun des participes verbaux, hă-ki, le faire ; hăiŏt-ki, le avoir fait ; hăkét-t-ki, le devoir faire. Ces trois nouveaux substantifs se déclinent.

Quelques mots sur les autres voix des verbes compléteront la théorie de la conjugaison coréenne.

Le verbe éventuel est celui qui se conjugue avec la condition si, si je fais, si j’ai fait, si je dois faire, etc… il n’a que le mode indicatif. Le présent se forme en ajoutant au radical : s’il est terminé par une consonne autre que l, la terminaison eumiŏn ; s’il est terminé par une voyelle, ou par l (qu’on retranche), la terminaison miŏn. Dans les verbes en tha, la terminaison devient heumiŏn. Ex. : soum-eumiŏn, si je vends ; hă-miŏn, si je fais ; nŏ-heumiŏn, si je place. Les autres temps se forment comme ceux de l’indicatif ordinaire, en changeant ta en simiŏn, et tŏni en tŏmiŏn. Ex. : hă-tŏmiŏn, si je faisais ; hăiŏt-t-tŏmiŏn, si j’avais fait ; hăké-t-simiŏnéé, si je dois faire (litt. si je ferai), etc…

Le verbe interrogatif se forme d’une manière analogue. Les terminaisons ta du verbe affirmatif se changent en nănia, les terminaisons tŏni en tŏnia. Au présent, la terminaison se joint directement au radical, en laissant de côté le signe du présent. Ex. : hă-nănia, fais-je ? fais-tu ? etc… hă-tŏnia, faisais-je ? hăkét-nănia, ferai-je ? hăiŏtkét-tŏnia, aurais-je fait ? etc…

Il n’y a que deux verbes négatifs proprement dits, lesquels correspondent aux deux verbes substantifs, dont nous avons parlé plus haut, ŏp-ta, négatif de it-ta, signifie : ne pas être, ne pas exister ; ani-ta ou anilta, négatif de il-ta, signifie : ne pas être telle chose. Tous les verbes peuvent devenir négatifs, en ajoutant au radical la terminaison tsan-ta qui se conjugue suivant la règle générale. Naturellement, dans les verbes en tha, cette terminaison aspire sa première consonne et devient tchan-ta. — tsan-ta est une contraction de tsi-anita, tsi particule qui implique doute et qui appelle une négation, et le verbe négatif ani-ta dont nous venons de parler. — Une autre forme du négatif s’obtient en ajoutant au radical la terminaison tsi-mot-hăta, composée de la particule tsi, de mot qui signifie : impuissance, et du verbe hă-ta, faire. Cette dernière forme du négatif signifie littéralement, je suis dans l’impuissance de…, je ne puis pas…

Le verbe honorifique se forme en ajoutant si-ta aux radicaux terminés par une voyelle, et eusi-ta à ceux qui sont terminés par une consonne. Pour les verbes en tha, ou ajoute au radical heusi-ta. Ex. : hă-ta, faire, hă-si-ta, si l’on parle d’une personne élevée en dignité ; tsip-ta, prendre, tsip-eusi-ta ; kip-ta, être profond, kip-heusi-ta, etc… L’honorifique des verbes substantifs est : pouv it-ta : kiési-ta ; et pour il-ta : sil-ta, isil-ta, ou isi-ta. Le verbe à l’honorifique se conjugue suivant la règle générale, à l’affirmatif, à l’éventuel, à l’interrogatif, au causatif, etc…

Le verbe causatif se forme en ajoutant hă-ta, faire, au participe verbal futur. Ex. : hăké-hăta, faire faire (litt. faire que fera) ; tsa-ta, dormir, tsaké-hăta, faire dormir (litt. faire que dormira).

Le verbe motivant indique le motif, le pourquoi de ce qui va suivre. Il répond à notre verbe actif conjugué avec la préposition parce que. Il se forme en ajoutant au radical la terminaison nitka, et aux participes verbaux, la terminaison si-nitka. Ex. : hă-nitka, parce que je fais, hăiŏt-si-nitka, parce que j’ai fait, hăkét-si-nitka, parce que je ferai. On peut employer aussi l’expression suivante : hă-nănkoro, hăiŏt-nănkoro, hăkét-nănkoro, qui a le même sens. — Arrêtons-nous une minute analyser cette dernière forme, qui nous donne une idée claire de la manière dont procèdent les langues agglutinatives. Nous avons d’abord le verbe aux trois temps primitifs : le présent, représenté par le radical ; le passé et le futur, représentés par les participes verbaux. En ajoutant năn, on obtient des participes présents qui signifient : être actuellement ayant fait, être actuellement faisant, être actuellement devant faire. La particule ko implique le sens d’affirmation : oui, vraiment. Enfin on surajoute au tout la terminaison ro du cas instrumental, lequel signifie : par, au moyen de : hăkét-nănkoro, parce que je ferai, parce que tu feras, etc., signifie donc littéralement : par le vraiment être devant faire.

Il y a encore quelques autres formes de conjugaison indiquant différentes nuances de signification. Celles qui précèdent sont les plus usitées, et donnent une idée suffisante du génie propre de la langue coréenne.

Les terminaisons verbales que nous avons énumérées jusqu’ici, sont souvent modifiées ou remplacées par d’autres terminaisons que l’on peut rapporter à trois classes différentes. — 1o Les terminaisons honorifiques. Le Coréen qui adresse la parole à un autre changera ou modifiera la terminaison du verbe, suivant que l’individu à qui il parle est son supérieur, son égal, ou son inférieur. De plus, il aura des nuances différentes pour le supérieur plus ou moins élevé en dignité, pour l’égal qu’il ne connaît pas ou qu’il connaît avec plus ou moins d’intimité, pour l’inférieur qu’il traite avec amitié, avec indifférence ou avec mépris. Enfin, s’il parle d’une tierce personne, son langage devra indiquer si elle est supérieure, ou égale, ou inférieure à son interlocuteur. On voit que les règles de la civilité compliquent terriblement les règles de la grammaire. — 2o Beaucoup de terminaisons sont usitées, pour indiquer certaines nuances de sens : l’affirmation, la possibilité, le doute, la probabilité, l’espérance, le reproche, etc… etc… — 3o Enfin, il y a des terminaisons spéciales pour indiquer que le sens de la phrase est suspendu ou terminé, en un mot, pour remplacer la ponctuation.

Ces diverses particules terminatives s’ajoutent : les unes au radical, les autres aux participes verbaux, d’autres à la terminaison régulière, d’autres enfin à l’une ou à l’autre forme indifféremment. De plus, elles se surajoutent et s’agglutinent très-souvent les unes aux autres, pour former un sens complexe, lequel est la résultante des sens de chaque fragment séparé. On conçoit qu’avec un pareil système, applicable aux divers temps et aux diverses voix de chaque verbe, la somme de toutes les terminaisons simples ou composées que peut avoir un radical s’élève à un chiffre énorme. Les Coréens en comptent plusieurs milliers, mais dans les listes qu’ils en donnent, il faut retrancher beaucoup de composés qui sont, non des terminaisons, mais de véritables phrases. Ainsi, par exemple, ils comptent parmi les terminaisons des verbes le mot ttè, temps (ou son locatif ttè-é), qui se joint aux participes relatifs pour signifier : lorsque : hăn-ttè-é, lorsqu’il a fait ; hăl-ttè-é, lorsqu’il fera.

Un mot seulement des terminaisons qui constituent la ponctuation et remplacent la virgule, le point, le point et virgule, les deux points, signes inconnus dans l’écriture coréenne. — La virgule s’indique le plus ordinairement par la terminaison ko, quelquefois par miŏ, ou par io (du verbe il-ta), ou isio (du verbe honorifique isi-ta). La conjonction : et, en coréen oa, koa, hoa, les formes du vocatif a, ia, , peuvent également indiquer une virgule. — Le point et virgule se rend par les terminaisons miŏ, hăni, ini. — Les deux points sont indiqués par les terminaisons a, ia, d’un participe passé, lorsqu’une énumération doit suivre, et par la particule , lorsqu’on va citer les paroles de quelqu’un. — Le point est exprimé par toutes les combinaisons de particules qui se terminent en ta ou ra : nira, inira, nanita, nantota, tota, tosoita, et par d’autres encore comme siosiŏ, etc. (Voyez le Pater et l’Ave Maria en coréen, pl. III et IV).


Adverbes. — Les adverbes simples sont en assez petit nombre. Ex. : , plus ; tŏl, moins ; tto, encore ; miŏt, combien ; man, seulement, etc. Ces mots ont été ou sont encore de véritables substantifs, signifiant : le plus, le moins, etc… Parmi les adverbes composés, les uns sont des substantifs, adjectifs, ou pronoms mis au cas voulu, le plus souvent à l’ablatif, au locatif et l’instrumental. La plupart sont plutôt des locutions adverbiales. Ex. : ŏnă-ttè (quel temps) quand ? ; tiŏ-ttè (ce temps-là), dernièrement ; tsion-é (dans le devant), avant ; hou-é (dans l’arrière), après ; iŏ-keué, ici ; iŏ-keué-siŏ, d’ici ; tiŏ-keué, là ; tiŏ-keué siŏ, de là ; tto-han, aussi ; han-katsi-ro, ensemble ; ŏttŏ-khé, comment ; etc. Les autres adverbes composés se forment des verbes neutres en ajoutant au radical i, hi, kei, khei, Ex. : polk-i, évidemment ; kateuk-hi, pleinement ; kheu-kei, grandement ; etc.


Postpositions. — Elles tiennent lieu de nos prépositions. Les principales sont celles qui servent pour la déclinaison, il y en a une ou deux autres. Ex. : kiri, avec. Les Coréens en comptent un certain nombre, qui sont en réalité des locutions postpositives. Ex. ; po-ta, en comparaison de (litt. voir) ; tsoung-é, dans, parmi ; in-hăia, par ; oui-hăia, pour. Ces deux dernières sont des participes verbaux qui gouvernent l’accusatif.


Conjonctions. — La conjonction et se traduit par oa quand le mot précédent finit par une consonne, par hoa lorsqu’il finit par une voyelle. Souvent aussi on emploie ko, seul ou avec le radical du verbe faire : hă-ko. Ces particules étant plutôt des participes continuatifs que de véritables conjonctions, se placent après le mot, et doivent être répétées après chacun des mots ou (les propositions que l’on veut relier ensemble. Ex. : keul-sseu-ko tsèk-po-ko, écrire-et lire-et. Les autres conjonctions sont : hok, ou ; manăn, mais ; pirok, quoique, etc… On rencontre aussi des locutions conjonctives. Ex. : iŏnkoro, donc (litt. par le être ainsi).


Interjections. — Les principales sont : èko, hélas ! ; é, è, ti ! ; ana, iŏpo, eh ! ; ia, holà ! etc… On peut aussi rattacher aux interjections les deux formes ordinaires de l’affirmation : onia, oui (du supérieur à l’inférieur), , oui (de l’inférieur au supérieur).


§ 3. — Grammaire (syntaxe).


Le principe fondamental de la syntaxe coréenne est celui-ci : le mot qui gouverne est invariablement placé après le mot qui est gouverné. D’où il suit que : — dans la déclinaison, la préposition indiquant le cas change de place, et devient postposition parce qu’elle gouverne le nom ; — le nom au génitif précède celui qui le gouverne ; — l’adjectif ou participe relatif précède le nom auquel il se rattache ; — l’adverbe précède le verbe ; — le substantif précède le verbe par lequel il est gouverné, etc… La forme invariable d’une phrase coréenne est donc : 1o le sujet précédé de tous ses attributs, s’il en a ; 2o le régime indirect au cas voulu, précédé également de ses attributs ; 3o le régime direct précédé de tout ce qui s’y rattache ; 4o enfin le verbe, précédé des adverbes, etc., lequel termine nécessairement la phrase.

Cette règle générale sera suffisamment complétée par les observations suivantes.

Souvent on omet le signe du pluriel, surtout dans le langage ordinaire de la conservation. Ex. : seumou sarăm, vingt hommes, pour seumou sarăm-teul.

On omet aussi volontiers le signe du génitif. Ex. : namou-nŏp, feuille d’arbre (litt. arbre-feuille), au lieu de namou-eué nŏp. Dans les mots tirés du chinois, cette exception devient la règle absolue. Ex : thiŏn-tsiou-kiŏng, prière du maître du ciel (litt. ciel-maître-prière)

Quand divers noms sont reliés par des conjonctions, le dernier seul prend le signe du cas, les autres restant invariables. Ex : nakoui-oa măl-koa kè-éké tsouŏttăpnăita, j’ai donné à l’âne, au cheval et au chien.

Les mots chinois sont très-employés, à l’exclusion des mots coréens, par les gens de la haute classe et par les habitants des villes ; les paysans eux-mêmes s’en servent quelquefois. En pareil cas, les adjectifs, noms de nombre, adverbes, etc., qui accompagnent un substantif ou un verbe chinois, doivent aussi être chinois. Jamais on ne met un adjectif coréen à un nom chinois, et réciproquement.

Quand plusieurs adjectifs se rapportent à un seul sujet, le dernier adjectif seul prend la forme ordinaire (participe relatif) ; les autres sont au radical avec la conjonction ko. Ex : kŏm-ko heué-ko peulk-ko pheur-ăn pit. Les couleurs : noire, blanche, rouge et bleue.

Dans une énumération, contrairement à nos idées de politesse, le pronom je ou moi se met le premier. Ex. : na-hăko apŏtsi-hăko ŏmŏni-hăko tong-săing-hăko nounim-hăko aki-hăko tsal-teuritta. Ce qui signifie littéralement moi-et, père-et, mère-et, frère-et, sœur-et, petit enfant-et, bien (portants) être.

Quand les termes d’une énumération sont des verbes à l’infinitif, le dernier seul se conjugue, les autres sont au radical suivi de la conjonction ko. Ex : pallo-to ssao-ko, soneuro-to ssao-ko niro-to ssaoat-ta. Ils ont combattu des pieds, des mains et des dents. (Litt. par pied aussi combattre-et, par main aussi combattre-et, par dent aussi ils ont combattu).

Généralement les choses inanimées ne peuvent pas être le sujet d’un verbe. En pareil cas, on tourne la phrase d’une autre manière.

Quoique les verbes actifs gouvernent l’accusatif, le signe de ce cas est très-souvent omis après les régimes directs, surtout en conversation.


§ 4. — À quelle famille appartient la langue coréenne ?


Dans la classification des langues, l’élément fondamental est la ressemblance ou la diversité de structure grammaticale. La ressemblance ou la diversité des mots n’a qu’une importance très-secondaire. Or toutes les règles dont nous venons de donner un résumé, démontrent d’une manière évidente que le coréen appartient à cette famille de langues que l’on nomme généralement : mongoles, oural-altaïques, touraniennes, etc., et qui serait mieux caractérisée par le terme : scythiques ou tartares, puisque les mots : Scythes, chez les anciens, et Tartares, chez les modernes, ont toujours servi à désigner l’ensemble des peuples de la haute Asie.

Quels sont en effet les principaux caractères des langues tartares, par contradistinction avec les langues indo-européennes ?

Les langues indo-européennes ont des mots de genre différent non-seulement pour les êtres vivants, dans lesquels existe la distinction de sexe, mais aussi pour les êtres inanimés et pour les idées abstraites ; dans les langues tartares, au contraire, les noms sont tous neutres ou plutôt n’ont point de genre.

Les langues indo-européennes ont diverses déclinaisons pour les noms singuliers ; le pluriel y est toujours distinct et se décline d’une manière différente ; les terminaisons des cas, quelle qu’ait été leur origine primitive, sont devenues des changements ou flexions du mot lui-même, d’où leur nom de langues à flexions. Dans les langues tartares il n’y a qu’une seule déclinaison ; les cas se forment par l’addition de postpositions qui restent distinctes et séparables du nom ; le pluriel est indiqué par une particule spéciale jointe au radical, à laquelle s’ajoutent pour la déclinaison les mêmes postpositions qu’au singulier ; enfin, par une ressemblance curieuse, la postposition du datif est caractérisée dans un certain nombre de ces langues par la gutturale k, qui se trouve dans les langues du sud de l’Inde comme en coréen.

Les langues indo-européennes ont des adjectifs qui se déclinent comme les substantifs, et s’accordent avec eux en genre, en nombre et en cas. Dans les langues tartares, les adjectifs proprement dits sont très-rares, et toujours invariables ; les noms ou verbes de qualité et de relation qui tiennent leur place, et deviennent adjectifs par leur position avant le substantif, sont, comme tels, invariables.

Les langues indo-européennes ont des pronoms pour les trois personnes. Les langues tartares, surtout les plus primitives, manquent du pronom de la troisième personne qu’elles remplacent par un pronom démonstratif.

Les langues indo-européennes sont toutes abondamment pourvues de pronoms relatifs. Dans la plupart des langues tartares, on ne trouve pas de trace de l’existence de ces pronoms, et on les remplace par des participes relatifs, qui incluent en un seul mot l’idée exprimée par le verbe et l’idée de relation.

Dans les conjugaisons variées des langues indo-européennes, les divers modes, temps ou personnes sont indiqués par des changements ou flexions du verbe lui-même. Dans les langues tartares, l’unique conjugaison se forme par voie agglutinative, en ajoutant ou surajoutant des particules qui restent toujours distinctes.

Les prépositions séparées, ou préfixées aux noms et aux verbes pour en modifier le sens, jouent un grand rôle dans les langues indo-européennes. Les langues tartares remplacent les prépositions isolées qui indiquent un rapport quelconque par des postpositions, et ne forment des verbes composés qu’à l’aide de noms ou d’autres verbes.

Les langues indo-européennes ont toutes la voix passive régulièrement conjuguée, avec des terminaisons différentes de l’actif ; elles manquent de verbes négatifs, qu’elles remplacent par une négation distincte employée adverbialement. Dans les langues tartares qui ont le passif, il se forme par l’addition au radical d’une particule spéciale à laquelle se joignent les terminaisons de la conjugaison ordinaire. Dans les autres, la voix passive manque absolument. En revanche, l’existence de verbes négatifs distincts, et d’une voix négative commune à tous les verbes, sont des particularités spéciales aux langues tartares.

Enfin, pour ne pas prolonger inutilement cette comparaison, dans les langues indo-européennes, le mot qui gouverne précède généralement le mot qui est gouverné, au lieu que dans toutes les langues tartares, il est invariablement placé après.

Or ces signes caractéristiques des langues tartares, que nous venons d’énumérer, nous les retrouvons tous sans exception dans la grammaire coréenne ; donc le coréen appartient à la famille des langues tartares. Le fait est hors de doute. Maintenant, à quel groupe de cette famille se rattache-t-il plus particulièrement ? c’est une question qui devra être éclaircie plus tard, lors de la publication de la grammaire et du dictionnaire. Un fait curieux, qu’il n’est pas inutile de noter en passant, c’est la ressemblance entre la grammaire coréenne et la grammaire des langues dravidiennes, ou langues du sud de l’Inde. Dans beaucoup de cas, les règles sont, non-seulement analogues, mais identiques. La ressemblance entre certains mots coréens et dravidiens n’est pas moins frappante. L’étude approfondie de ces analogies jetterait un grand jour sur quelques points importants de l’histoire primitive des peuples indous, et sur diverses questions ethnographiques encore peu connues.



VIII.

État social. — Différentes classes. — Noblesse. — Peuple. — Esclaves.


Il y a cinq siècles, dans les premiers temps de la dynastie actuelle, la société coréenne était divisée en deux classes seulement ; les nobles, et les serfs ou esclaves. Les nobles étaient les partisans du fondateur de la dynastie, ceux qui l’avaient aidé à s’asseoir sur le trône, et qui, en récompense, avaient obtenu les richesses, les honneurs, et le droit exclusif de posséder les dignités et de remplir les fonctions publiques. La masse de la population, placée sous leur autorité, se composait de serfs attachés à la glèbe, et d’esclaves. Les descendants de ces premiers nobles, et ceux de quelques autres personnes qui à diverses époques rendirent aux rois des services signalés, forment encore actuellement l’aristocratie coréenne. Mais par la force naturelle des choses, il est arrivé pour les serfs, ce qui s’est vu en Europe pendant le moyen âge ; le plus grand nombre ont, peu à peu, conquis leur liberté, et ont formé, avec le temps, le peuple de laboureurs, soldats, marchands, artisans, etc., tel qu’il existe de nos jours. De sorte qu’il y a maintenant en Corée trois classes distinctes, subdivisées en diverses catégories : les nobles, les gens du peuple, et les esclaves proprement dits. Ces derniers sont en assez petit nombre.

La noblesse est héréditaire, et comme les emplois et dignités sont le patrimoine à peu près exclusif des nobles, chaque famille conserve avec une précaution jalouse ses tables généalogiques, ainsi que des listes complètes, détaillées, et fréquemment révisées de chacun de ses membres vivants. Ceux-ci ont grand soin d’entretenir des relations suivies entre eux, et avec le représentant de la branche principale de leur race, afin de trouver appui et protection en cas de besoin.

Autrefois et pendant plusieurs siècles, la loi ne reconnaissait comme nobles que les descendants légitimes des familles aristocratiques. Il n’y avait d’exception que pour les bâtards des rois qui toujours ont été traités comme nobles de droit. Mais depuis plus d’un siècle, les enfants naturels des nobles, qui jadis formaient une classe à part et très-inférieure, sont devenus tellement nombreux et puissants, qu’ils ont peu à peu usurpé tous les privilèges des véritables nobles. En 1857, un décret royal a renversé les dernières barrières qui les séparaient des enfants légitimes, en leur reconnaissant, comme à ceux-ci, le droit de parvenir à presque toutes les dignités du royaume. Quelques-unes sont encore exceptées, par un reste de respect pour les anciennes coutumes, mais l’exception ne peut tarder à disparaître complètement. Néanmoins, les vrais nobles conservent toujours au fond du cœur un grand mépris pour ces parvenus, mépris qui se manifeste assez fréquemment, bien que, dans les relations ordinaires de la vie, ils soient obligés de les traiter avec toutes les formes habituelles du respect et de l’étiquette.

Le dévergondage des mœurs n’a pas été la seule cause de cette révolution importante dans les coutumes de l’aristocratie coréenne. Les luttes violentes entre les partis politiques, et par suite l’avantage énorme pour les grandes familles d’avoir le plus possible de partisans, y ont puissamment contribué. Les bâtards nobles, quoiqu’ils se marient généralement sans distinction de partis civils, sont toujours comptés comme appartenant à la famille de leurs pères respectifs. C’est cette famille qui les pousse dans les emplois, les protège contre les mandarins criminels quand ils ont commis quelque délit, et en retour, ces hommes naturellement frondeurs, audacieux et turbulents, lui prêtent un puissant concours en temps de troubles et de commotions politiques.

Tous les nobles ont certains privilèges communs, tels que celui de ne pas être inscrits sur les rôles de l’armée, celui de l’inviolabilité pour leurs personnes et leurs demeures, celui de porter chez eux le bonnet de crin qui est le signe distinctif de leur rang, etc. Cependant, il y a dans la noblesse divers degrés plus ou moins élevés. Les familles de ceux qui ont rendu à l’état quelque service signalé, ou accompli quelque grand acte de dévouement à la personne du roi, ou acquis une réputation exceptionnelle de science, de piété filiale, etc., sont beaucoup plus influentes que les autres, et accaparent les principales charges de la cour. Les princes du sang et leurs descendants ont, en tant qu’ils appartiennent à la famille royale, des titres honorifiques très-fastueux, mais jamais d’emplois importants. Les rois de Corée, comme tous les rois absolus, sont trop jaloux de leur autorité, et trop soupçonneux de complots vrais ou faux, pour leur laisser la moindre participation à l’exercice du pouvoir. Il en est de même pour les parents des reines. La première femme du roi est toujours choisie dans quelque grande famille, et par le fait de son mariage avec le souverain, son père et ses frères obtiennent de hautes dignités, quelquefois même des emplois lucratifs, mais presque jamais de fonctions qui leur donnent une autorité réelle. Ce n’est que par des voies indirectes, par l’influence des reines, par toutes sortes d’intrigues, ou bien en temps de minorité de l’héritier du trône, qu’ils exercent une influence plus ou moins puissante.

La noblesse se perd de diverses manières, par jugement, par mésalliance, par prescription. Quand un noble quelconque est exécuté comme coupable de rébellion ou de lèse-majesté, ses parents, ses enfants, et les membres de sa famille à un degré assez éloigné, sont tous dégradés, privés de leurs emplois et de leurs titres de noblesse, et relégués au rang des gens du peuple. Quand un noble épouse en légitime mariage une veuve ou une esclave, ses descendants perdent à peu près tous les privilèges de leur caste, et l’accès des emplois leur est fermé. De même, quand une famille noble a été exclue de toute espèce d’emplois publics pendant un temps considérable, ses titres sont par le fait même annulés, et les tribunaux lui refusent les privilèges de son rang.

L’aristocratie coréenne est relativement la plus puissante et la plus orgueilleuse de l’univers. Dans d’autres pays, le souverain, la magistrature, les corporations diverses, sont des forces qui maintiennent la noblesse dans ses limites, et contrebalancent son pouvoir. En Corée, les nobles sont si nombreux, et malgré leurs querelles intestines, savent si bien s’unir pour conserver et augmenter les privilèges de leur caste, que ni le peuple, ni les mandarins, ni le roi lui-même ne peuvent lutter contre leur autorité. Un noble de haut rang, soutenu par un certain nombre de familles puissantes, peut faire casser les ministres, et braver le roi dans son palais. Le gouverneur ou mandarin qui s’aviserait de punir un noble haut placé et bien protégé, serait infailliblement destitué.

Le noble coréen agit partout en maître et en tyran. Qu’un grand seigneur n’ait pas d’argent, il envoie ses valets saisir un marchand ou un laboureur. Si celui-ci s’exécute de bonne grâce, on le relâche ; sinon il est conduit dans la maison du noble, emprisonné, privé d’aliments, et battu jusqu’à ce qu’il ait payé la somme qu’on lui demande. Les plus honnêtes de ces nobles déguisent leurs vols sous forme d’emprunts plus ou moins volontaires, mais personne ne s’y trompe, car ils ne rendent jamais ce qu’ils ont emprunté. Quand ils achètent à un homme du peuple un champ ou une maison, ils se dispensent le plus souvent de payer, et il n’y a pas un mandarin capable d’arrêter ce brigandage.

D’après la loi et les coutumes, on doit à un noble quel qu’il soit, riche ou pauvre, savant ou ignorant, toutes les marques possibles de respect. Nul n’ose approcher de sa personne, et le satellite qui oserait mettre la main sur lui, même par erreur, serait sévèrement puni. Sa demeure est un lieu sacré ; entrer même dans la cour serait un crime, excepté pour les femmes, qui, de quelque rang ou quelque condition qu’elles soient, peuvent pénétrer partout. Un homme du peuple qui voyage à cheval doit mettre pied à terre en longeant la maison d’un noble. Dans les auberges, on n’ose ni l’interroger, ni même le regarder ; on ne peut fumer devant lui, et on est tenu de lui laisser la meilleure place, et de se gêner pour qu’il soit à son aise. En route, un noble à cheval fait descendre tous les cavaliers plébéiens ; ordinairement ils le font d’eux-mêmes, mais au besoin on les presse à coups de bâton, et s’ils résistent, on les culbute de force dans la poussière ou dans la boue. Un noble ne peut aller seul à cheval ; il lui faut un valet pour conduire l’animal par la bride, et, selon ses moyens, un ou plusieurs suivants. Aussi va-t-il toujours au pas, sans trotter ou galoper jamais.

Les nobles sont très-pointilleux sur toutes leurs prérogatives, et quelquefois se vengent cruellement du moindre manque de respect. On cite le fait suivant d’un d’entre eux qui, réduit à la misère et pauvrement vêtu, passait dans le voisinage d’une préfecture. Quatre satellites, lancés à la recherche d’un voleur, le rencontrèrent, conçurent quelques soupçons à sa mine, et lui demandèrent assez cavalièrement s’il ne serait point leur homme. « Oui, répondit-il, et si vous voulez m’accompagner à ma maison, je vous indiquerai mes complices, et vous montrerai le lieu où sont cachés les objets volés. » Les satellites le suivirent, mais à peine arrivé chez lui, le noble appelant ses esclaves et quelques amis, les fit saisir, et après les avoir roués de coups, fit crever les deux yeux à trois d’entre eux, et un œil au quatrième, et les renvoya en leur criant : « Voilà pour vous apprendre à y voir plus clair une autre fois, je vous laisse un œil afin que vous puissiez retourner chez le mandarin. » Il va sans dire que cet acte de barbarie sauvage est demeuré impuni. De semblables exemples ne sont pas rares, aussi le peuple, surtout dans les campagnes, redoute les nobles comme le feu. On effraye les enfants en leur disant que le noble vient ; on les menace de cet être malfaisant, comme en France on les menace de Croquemitaine. Le plus souvent, leurs injustices et leurs insolences sont subies avec une résignation stupide ; mais chez beaucoup d’hommes du peuple, elles font naître et entretiennent une haine sourde et vivace qui, à la première occasion favorable, amènera de sanglantes représailles.

Depuis la fondation de la dynastie actuelle, et par conséquent depuis l’origine de l’aristocratie coréenne telle qu’elle existe aujourd’hui, on compte seize ou dix-sept générations. Aussi, le nombre des nobles, qui tout d’abord était considérable, s’est-il multiplié dans des proportions énormes. C’est là aujourd’hui la grande plaie de ce pays ; c’est de là surtout que viennent les abus dont nous avons parlé. Car, en même temps que la caste aristocratique est devenue plus puissante, un plus grand nombre de ses membres, tombés dans un dénûment absolu, sont réduits à vivre de pillage et d’exactions. En effet, il est absolument impossible de donner à tous des dignités et des emplois ; tous cependant les recherchent, tous dès l’enfance se préparent aux examens qui doivent leur en faciliter l’accès, et presque tous n’ont aucun autre moyen de vivre. Trop fiers pour gagner honnêtement leur subsistance, par le commerce, l’agriculture, ou quelque travail manuel, ils végètent dans la misère et l’intrigue, criblés de dettes, attendant toujours que quelque petit emploi leur arrive, se pliant à toutes les bassesses pour l’obtenir, et s’ils ne peuvent réussir, finissant par mourir de faim. Les missionnaires en ont connu qui ne mangeaient de riz qu’une fois tous les trois ou quatre jours, passaient les hivers les plus rudes sans feu, et presque sans habits, et cependant refusaient obstinément de se livrer à quelque travail qui, tout en leur procurant une certaine aisance, les eût fait déroger à leur noblesse, et les eût rendus inhabiles aux fonctions de mandarin. Les nobles chrétiens qui, depuis les dernières persécutions surtout, obtiennent très-difficilement des charges publiques, sont les plus malheureux de tous. Quelques-uns ont essayé de se faire laboureurs, mais ne connaissant pas le métier, et n’ayant pas la force que donne la longue habitude des travaux du corps, ils peuvent à peine suffire à leurs plus pressants besoins.

Quand un noble parvient à quelque emploi, il est obligé de pourvoir à l’entretien de tous ses parents, même les plus éloignés. Par cela seul qu’il est mandarin, les mœurs et l’usage constant du pays lui font un devoir de soutenir tous les membres de sa famille, et s’il ne montre pas assez d’empressement, les plus avides mettent en usage divers moyens de se procurer de l’argent à ses dépens. Le plus souvent, ils se présentent chez un des receveurs subalternes du mandarin, pendant l’absence de celui-ci, et demandent une somme quelconque. Naturellement, le receveur proteste qu’il n’a pas en caisse une seule sapèque ; on le menace, on lui lie les bras et les jambes, on le suspend au plafond par les poignets, on lui inflige une rude bastonnade, et on parvient à lui extorquer l’argent demandé. Plus tard, le mandarin apprend l’affaire, mais il est obligé de fermer les yeux sur un acte de pillage, qu’il a peut-être commis lui-même avant d’être fonctionnaire, ou qu’il est prêt à commettre demain, s’il perd sa place.

Les emplois publics étant, pour la noblesse coréenne, la seule carrière honorable et souvent le seul moyen de vivre, on comprend aisément quelle nuée de flatteurs, de parasites, de pétitionnaires, de candidats malheureux, d’acheteurs de places, doivent encombrer jour et nuit les salons des ministres et autres grands dignitaires de qui dépendent les nominations. Cette foule de mendiants avides spécule sur leurs passions, flatte leur orgueil, et met constamment en jeu, avec plus ou moins de succès, mais toujours sans le moindre scrupule, toutes les intrigues, toutes les flatteries, toutes les caresses, toutes les ruses dont la bassesse humaine est capable.

M. Pourthié, l’un des missionnaires martyrisés en 1866, s’est amusé à décrire en détail, dans une de ses lettres, l’espèce la plus commune de ces solliciteurs, ceux qu’on appelle moun-kaik. Son récit, quoiqu’un peu long, met si bien en relief divers aspects intéressants du caractère coréen, que nous le donnons tout entier.

« Le moun-kaik, comme l’indique son nom, est un hôte qui a ses entrées dans les salons extérieurs ; mais on applique plus spécialement cette dénomination aux individus pauvres et désœuvrés, qui vont passer leurs journées dans les maisons des grands, et qui, à force de ramper et de prodiguer leurs services, parviennent à recevoir, en récompense, quelque dignité. Il y a différentes catégories de moun-kaik, selon le degré de noblesse ou les prétentions. Autres sont ceux qui hantent le palais du roi, autres ceux qui entourent un petit mandarin ; mais tous se ressemblent.

« Dès que le moun-kaik a trouvé un prétexte plausible pour s’introduire chez le ministre, le mandarin, ou le noble dont il convoite la faveur, un soin unique le préoccupe : c’est celui de connaître à fond le caractère, les penchants et les caprices de son protecteur, et de gagner ses bonnes grâces à force d’esprit, de souplesse et de protestations de dévouement. Il étudie avec soin les goûts dominants du cercle qu’il fréquente, et faisant bonne contenance contre mauvaise fortune, il s’y plie avec une adresse incomparable. Il est tour à tour causeur, lorsqu’il aurait plus d’envie de se taire, content et radieux lorsque le mauvais état de sa famille et de ses finances l’accable de tristesse, emporté et furieux, triste et en pleurs lorsque son cœur est dominé par les sentiments du bonheur et de la joie. Sa femme et ses enfants succomberaient-ils aux tourments de la faim, lui-même passerait-il de longues journées à jeun, il faut néanmoins qu’arrivé dans les salons, il rie avec ceux qui rient, joue avec ceux qui jouent ; il faut qu’il compose et chante des vers sur le vin, les festins et les plaisirs. C’est pour lui un devoir de n’avoir ni manières, ni couleurs, ni tempérament à lui propres. L’air joyeux ou affligé, passionné ou calme, vivant ou abattu, qui se voit sur les traits de son maître, doit être réfléchi sur les siens comme dans un miroir. Il ne doit être qu’une copie, et plus la copie est fidèle, plus ses chances augmentent.

« À une complaisance sans bornes, le moun-kaik doit joindre un assortiment complet de tout ce que l’on nomme talents de société. C’est toujours lui qui se met en avant pour ranimer la gaieté de la compagnie, soutenir et intéresser la conversation. Répertoire vivant de toutes les histoires et de toutes les fables, il s’ingénie à raconter souvent et avec intérêt ; il connaît le premier toutes les nouvelles de la province et de la capitale, toutes les anecdotes de la cour, tous les scandales, tous les accidents. Il est, auprès des dignitaires, la renommée aux cent bouches, un véritable journal ambulant. Il pénètre tous les desseins, les plans secrets, les intrigues des différents partis ; il compte sur ses doigts le nombre, le nom, la position et les chances de tous les mandarins qui montent et descendent dans l’échelle des faveurs du gouvernement ; il récite avec aisance le catalogue universel et l’état financier de tous les nobles du royaume.

« Nouveau Janus au double visage, sans conscience, et vrai caméléon de la politique, le moun-kaik a soin d’exposer sa belle face au soleil levant de la faveur. Toutes ses gentillesses sont exclusivement pour le côté d’où peuvent venir les dignités ; mais à tout ce qui lui est inutile, ou hostile, ou inférieur, il laisse voir une âme basse et cupide, uniquement gouvernée par les instincts du plus froid égoïsme. Il tourne avec la fortune, flattant ceux qu’elle flatte, laissant de côté ceux qu’elle abandonne, calculant toujours s’il est de son intérêt de se montrer raide ou souple, avare ou généreux, traître ou fidèle. Mettre la division là où elle le sert, séparer les parents et les amis, susciter des haines et des inimitiés mortelles entre les familles au pouvoir, faire tour à tour agir les ressorts de la vérité et du mensonge, de la louange et de la calomnie, du dévouement et de l’ingratitude, tels sont ses moyens d’action les plus habituels.

« Sachant qu’en Corée le cœur des grands ne s’épanouit que lorsqu’on repaît leurs yeux de la vue des sapèques, il est à la quête de tous les gens en procès, de tous les criminels, de tous les ambitieux de bas étage, leur offre son entremise et leur promet son crédit, moyennant une bonne somme pour lui-même, et une plus grosse encore pour le maître dont il doit faire intervenir la puissance. L’argent une fois payé, les rustres, par son aide, deviennent grands docteurs, les roturiers nobles, les criminels innocents, les voleurs magistrats ; bref, il n’y a pas de difficultés que le moun-kaik et l’argent ne puissent aplanir, pas de souillure qu’ils ne parviennent à laver, pas de crime qu’ils ne sachent justifier, pas d’infamie qu’ils ne viennent à bout de dissimuler et d’ennoblir.

« Cependant, le moun-kaik ne perd pas de vue que sa profession actuelle n’est qu’un chemin pour parvenir au but de son ambition. Toujours vigilant, toujours aux aguets, il n’examine que le moment favorable où il pourra surprendre ou arracher à son protecteur le don de quelque fonction, de quelque dignité. Malheureusement pour lui, son influence n’est pas seule en jeu. L’argent, la parenté, l’intérêt, les sollicitations diverses, font porter ailleurs le choix du ministre, et souvent l’infortuné passe de longues années dans une pénible attente. Dans ce cas, le moun-kaik déploie une constance admirable. Au reste la vertu dominante du Coréen candidat est la patience. Il n’est pas rare de voir des vieillards à cheveux blancs se traîner avec peine pour la vingtième, la quarantième ou même la cinquantième fois aux examens du baccalauréat. Notre moun-kaik est, lui aussi, armé d’une patience héroïque ; plutôt que de désespérer et d’abandonner la partie, il continuera indéfiniment à vivre de misères et de déceptions. Enfin, s’il ne peut emporter l’affaire par la douceur et les caresses, il s’armera quelquefois d’impudence, et fera comme violence à son protecteur.

« Un bachelier de la province Hoang-haï était depuis trois ou quatre ans très-assidu dans les salons d’un ministre, et comme il avait de l’esprit, aucun des moyens d’attirer un sourire de la fortune n’avait été négligé. Néanmoins, nulle lueur d’espoir ne brillait encore. Un jour qu’il se trouvait seul avec le ministre, celui-ci, occupé à chercher un mandarin pour un district, se prit à dire : « Tel district est-il un bon mandarinat ? » Le bachelier se lève brusquement, se prosterne aux pieds du ministre, et répond d’un ton pénétré : « Votre Excellence est vraiment trop bonne, et je la remercie bien humblement de penser à donner à son petit serviteur un district quel qu’il soit. » Le ministre, qui n’avait d’autre intention que de lui demander des renseignements, resta interdit devant cette réponse, et n’osant pas contrister trop le pauvre moun-kaik, lui donna cette préfecture.

« D’autres fois ce sera un trait d’esprit, une bouffonnerie qui mettra le moun-kaik sur le piédestal. L’exemple que je vais citer, est demeuré célèbre dans le pays. Un bachelier militaire faisait très-fidèlement sa cour au ministre de la guerre. Quinze années s’étaient écoulées depuis qu’il avait commencé ce rude métier, et cependant rien ne semblait indiquer qu’il fût plus avancé que le premier jour. À chaque moment, des nominations se faisaient sous ses yeux, et néanmoins il n’avait encore pu surprendre ni un signe, ni une parole, qui dénotât qu’on pensait à lui. Son talent à raconter des histoires, l’avait rendu le boute-en-train de la société habituelle du ministre, et ses absences, lorsqu’elles avaient lieu, produisaient un vide notable dans l’assemblée. Un temps vint où il cessa tout à coup de se montrer dans les salons, et quoique les grands, en ce pays-ci, fassent en général peu d’attention à ces sortes de choses, notre ministre remarqua que son assidu moun-kaik avait disparu, mais s’imaginant qu’il était tombé malade, ou bien qu’il s’était mis en voyage pour des affaires particulières, il ne s’en inquiéta pas davantage. Cette absence du moun-kaik se prolongeait depuis près de trois semaines, lorsqu’enfin, un beau jour, il reparaît tout pétillant de joie et s’en vient avec empressement saluer le ministre. Celui-ci, content aussi de le revoir, n’a rien de plus pressé, après avoir reçu son salut, que de lui demander comment, après une si longue disparition, il est enfin tombé du ciel. — « Ah ! » répond le moun-kaik. « Votre Excellence dit en ce moment plus vrai qu’elle ne pense ! — Quoi donc, » reprend le ministre, « expliquez-vous, avez-vous été malade ? — Un bachelier qui est sur le pavé depuis quinze ans, ne peut manquer d’avoir une maladie que Votre Excellence connaît fort bien, mais néanmoins ce n’est pas cela. Oh ! en ce monde il arrive des histoires bien étranges ! — Mais expliquez-vous donc, pourquoi nous tenir en suspens ? — Moi, vous tenir en suspens, jamais. Je viens de faire une expérience telle que je ne désire certes plus, ni à moi ni aux autres, d’être suspendu en l’air. » Le ministre, de plus en plus intrigué et impatient de connaître une histoire qui semblait devoir être curieuse, dit d’un air piqué : « Si votre histoire est étrange, il faut avouer que vous l’êtes encore davantage vous-même ; encore une fois, expliquez-vous sans détour. — Puisque Votre Excellence le commande je vais tout révéler ; mais c’est si extraordinaire qu’il n’a fallu rien moins qu’un ordre de Votre Excellence pour me décider à faire connaître une histoire à laquelle nul ne voudra ajouter foi.

« Il y a une vingtaine de jours, voulant me délivrer de l’ennui qui me poursuivait, je songeai à me distraire en faisant une partie de pêche. Je pris donc ma ligne, et fus me poster sur le bord d’un grand étang aux environs de la capitale. À peine ma ligne avait-elle touché l’eau, que des milliers de cigognes vinrent s’abattre tout près de moi. Pensant de suite que quelqu’un de ces oiseaux pourrait bien avoir envie de mordre à l’hameçon, et prévoyant que mon poignet ne serait pas assez robuste pour comprimer ses ébats, je me hâtai de saisir l’extrémité de la longue corde de ma ligne, et je la fixai solidement autour de mes reins. Cette précaution était à peine prise, qu’une grosse cigogne plus vorace que les autres se jeta sur l’appât, et le dévora en un clin d’œil. Envie me prit de laisser la captive avaler paisiblement l’hameçon ; je ne bougeai pas, et ma cigogne de son côté resta calme et immobile comme quelqu’un qui médite un mauvais coup. Mais ces volatiles ont l’estomac tellement chaud, et la digestion tellement rapide, que mon hameçon, une minute et demie après, reparut à l’autre bout. Pendant que je restais stupéfait de cette merveille, une autre cigogne se jette sur l’appât, l’avale et le digère à son tour. Une troisième la suit ; bref : cinq, vingt, cinquante cigognes viennent successivement s’enfiler dans ma ligne. Toutes y auraient passé jusqu’à la dernière, mais ne pouvant plus tenir à un si étrange spectacle, je partis d’un éclat de rire, et je remuai. Soudain, l’escadron effrayé prend son vol, et comme j’étais lié par les reins, je suis emporté avec lui dans les airs. Plus nous allions et plus les cigognes s’effarouchaient. Il ne m’agréait que tout juste de voler ainsi, suspendu à des distances énormes au-dessus de la terre, traîné à droite, à gauche, plus haut ; plus bas, à travers des zigzags interminables ; mais je n’avais pas à choisir, et je me cramponnais le mieux possible à ma corde, lorsqu’enfin, lasses de me voiturer ainsi, les cigognes allèrent s’abattre dans une vaste plaine déserte.

« Je n’eus rien de plus pressé que de les délivrer en me délivrant moi-même. Je revivais ; mais étais-je en Corée ? ou m’avaient-elles transporté aux derniers confins du monde ? C’est ce qu’il m’était impossible de savoir. De plus, parti inopinément pour un voyage si long, je n’avais pu faire aucune provision, et, à peine redescendu en ce bas monde, je me sentis dévoré d’une faim canine ; mais la solitude m’environnait de toutes parts. Pestant contre moi-même et contre les cigognes, je me dirigeai machinalement vers un énorme roc qui dominait toute la plaine et dont la cime semblait toucher les cieux. J’arrivai tout auprès, et à mon grand étonnement, ce que j’avais pris pour un roc ne fut plus qu’une statue colossale dont la tête s’élevait à perte de vue. Chose plus admirable encore, un grand poirier chargé de fruits magnifiques avait pris racine et s’élevait majestueusement sur la tête du colosse. La vue seule de ces fruits faisait découler dans mon estomac je ne sais quelle douce liqueur qui paraissait me faire grand bien, et excitait d’autant plus mon appétit : mais comment les cueillir ? comment atteindre à cette hauteur démesurée ? La nécessité fut, dit-on, la mère de l’industrie. La plaine était couverte de roseaux. La pensée me vint d’en couper une grande quantité, puis, les enfilant les uns au bout des autres, je fabriquai une perche aussi longue que la hauteur de la statue. Alors, enfonçant l’extrémité dans les narines du colosse, je poussai tant et si bien, que la gigantesque tête de la statue, prise d’un éternuement formidable, s’agita dans des convulsions terribles, et secoua si fortement le poirier que toutes les poires tombèrent à mes pieds. La bonté en égalait la beauté ; je me rassasiai de ces fruits succulents, puis j’allai à la découverte du pays. J’appris bientôt que le lieu où je me trouvais était le district d’Eun-tsin (province de Tsiong-Tsieng, à quatre cents lys de la capitale), et sans tarder, je repris le chemin de Séoul, où me voici enfin revenu. Cependant je dois avouer que, quoique étourdi par la rapide succession de tant d’événements extraordinaires, je n’oubliai pas un instant Votre Excellence, et, en preuve, voici une de ces poires que j’ai soigneusement conservée pour vous en faire connaître la suavité, plutôt que pour appuyer la vérité de mon étrange histoire. » En même temps le moun-kaik plaça dans les mains du ministre une énorme poire. Le ministre voulut la goûter sur-le-champ, et la trouva délicieuse. Le lendemain le moun-kaik était nommé mandarin. »

Outre les nobles de naissance dont nous avons parlé jusqu’à présent, il y a des nobles d’adoption. Ce sont des individus riches qui achètent à prix d’argent des titres de noblesse, non pas au roi ni aux ministres, mais à quelque puissante famille. Ils obtiennent ainsi d’être inscrits sur les registres généalogiques comme descendants de tel ou tel, et dès lors tous les membres de cette famille les reconnaissent comme parents devant le gouvernement et le public, les soutiennent et les protègent comme tels en toute circonstance. Cette pratique est contraire au texte de la loi ; mais elle a de nos jours passé dans les mœurs, et les ministres et le roi lui-même sont obligés de la tolérer.

Mentionnons enfin la classe inférieure de la noblesse, c’est-à-dire les familles que l’on appelle : demi-nobles ou nobles de province. Ce sont les descendants de personnes qui ont rempli quelque charge publique peu importante comme celle de tsoa-siou ou de piel-kam[13]. Ces familles ont quelques privilèges, entre autres celui de porter le bonnet de crin, et quand leurs membres ont souvent été honorés de ces emplois secondaires, elles jouissent, dans la province même, d’une certaine considération. On doit se servir en leur parlant des mêmes formules de courtoisie qu’envers les vrais nobles. Mais au fond leur autorité est beaucoup moins grande, et en dehors de leur propre district, elle devient presque nulle.

Inutile d’ajouter qu’en Corée comme ailleurs les usurpations de titres de noblesse ne sont pas rares. Beaucoup d’aventuriers, quand ils se trouvent dans une province éloignée de la leur, se font passer pour nobles, prennent le bonnet de crin, et usent et abusent de tous les autres privilèges de caste, avec une insolence tout à fait aristocratique. Quand la fraude est découverte, on les traîne à la préfecture la plus voisine, et ils reçoivent une forte bastonnade ; mais s’ils ont des talents, de l’adresse, de l’argent surtout, les mandarins ferment les yeux, et le peuple est obligé de les supporter. Souvent, pendant les persécutions, des chrétiens ont employé ce moyen pour se mettre à l’abri des molestations, et, s’en trouvant bien, persistent à se faire passer pour nobles. « De temps en temps, écrivait Mgr Daveluy, je me permets de plaisanter un peu ces nobles d’emprunt. Mais les quelques chrétiens qui sont véritablement de race noble prennent la chose plus au sérieux. Ils font entendre des plaintes amères sur un abus qui est à leurs yeux un crime énorme. Ils m’accusent d’une tolérance coupable envers ces roturiers qui osent les traiter d’égal à égal, et j’ai quelquefois peine à les calmer. »

Entre la noblesse et le peuple proprement dit, se trouve la classe moyenne, qui n’existe réellement qu’à la capitale. Elle se compose des familles qui depuis plusieurs générations remplissent auprès du gouvernement certaines fonctions spéciales, telles que celles d’interprètes, d’astronomes, de médecins, etc… Nous en avons parlé plus haut.

Au-dessous de la classe moyenne vient le peuple, qui n’a absolument aucune influence politique. Légalement, un homme du peuple peut concourir aux examens publics pour les emplois civils et militaires ; mais en fait, quelque titre qu’il obtienne, même de licencié ou de docteur, il ne recevra jamais du gouvernement que des fonctions insignifiantes. Pour se défendre contre les exactions, les cruautés et l’arbitraire des nobles, les gens des diverses classes de métiers se sont unis entre eux, et ont formé des associations qui, à la longue, sont devenues assez puissantes, à la capitale surtout, et dans les grandes villes. Quelques-unes de ces corporations, telles que : les faiseurs de cercueils, les couvreurs, les maçons, les porte-faix, etc… possèdent, soit par droit écrit, soit par prescription, le monopole de leur industrie. Elles payent régulièrement au trésor royal une contribution déterminée, afin d’empêcher tout autre que leurs membres d’exercer tel ou tel métier. D’autres sociétés n’ont pas de monopole ; le but unique de leurs membres est de se protéger réciproquement, et de se faciliter les moyens de travail. Ces dernières reçoivent dans leur sein quiconque se présente, ouvrier ou non, pourvu qu’il paye sa cotisation, et se soumette aux règles communes.

Cet esprit d’association, si naturel et si nécessaire dans un pays où il n’y a guère d’autre loi que celle du plus riche ou du plus fort, est très-répandu parmi les Coréens, depuis les familles princières jusqu’aux derniers esclaves. Nous l’avons signalé dans les divers partis politiques qui divisent l’aristocratie, dans la classe moyenne, parmi les prétoriens et satellites des tribunaux. Nous le retrouvons dans toutes les classes du peuple. Chaque village forme une petite république, et possède une caisse commune à laquelle toutes les familles sans exception doivent contribuer. Cet argent est placé en fonds de terre ou à intérêt, et les revenus servent à payer les suppléments d’impôts, les objets d’utilité publique pour les mariages, enterrements, etc…, et autres dépenses imprévues. Les individus attachés aux temples de Confucius ou d’autres grands hommes ; les gardiens, les portiers, les commissionnaires, les différentes espèces de domestiques des palais royaux ; les employés des ministères, des administrations civile, militaire ou judiciaire ; tous ceux, en un mot, qui ont un genre de travail ou des intérêts communs, forment entre eux des corporations ou sociétés, analogues à celles des ouvriers proprement dits, et ceux qui n’appartiennent par leur état ou leur situation à aucune de ces sociétés, s’y font affilier, moyennant une somme plus ou moins considérable, afin de trouver aide et protection en cas de besoin.

Une des corporations les plus puissantes et les mieux organisées est celle des porte-faix. Le commerce intérieur se faisant presque toujours à dos d’hommes ou de bêtes de charge, est entièrement entre leurs mains. La plupart d’entre eux sont des gens veufs ou qui par pauvreté n’ont pu se marier ; les autres traînent à leur suite, le long des routes, leurs femmes et leurs enfants. Répandus dans le pays au nombre de huit ou dix mille, ils sont subdivisés par provinces et par districts, sous les ordres de chefs, sous-chefs, censeurs, inspecteurs, etc… Ils parlent un langage de convention pour se reconnaître entre eux, se saluent partout où ils se rencontrent, et se prodiguent les marques extérieures du respect le plus cérémonieux. Ils sont soumis à des règles sévères, et leurs chefs punissent eux-mêmes, quelquefois de mort, les crimes et délits commis par les confrères. Ils prétendent que le gouvernement, n’a pas le droit de se mêler de leurs affaires, et jamais on n’en a vu aucun demander justice à un mandarin. Ils passent généralement pour probes et honnêtes, et les paquets ou ballots qu’on leur confie pour les provinces les plus éloignées, sont fidèlement remis à leur adresse. On prétend que leurs mœurs sont très-corrompues, et que presque tous s’adonnent à des vices contre nature. Néanmoins, leurs femmes sont respectées, et celui d’entre eux qui toucherait à la femme d’un de ses confrères, serait immédiatement mis à mort. Ils sont insolents vis-à-vis du peuple, et se font redouter même des mandarins. Quand ils croient avoir à se plaindre d’un affront, d’une injustice quelconque, ils se retirent en masse du district ou de la ville, et leur retraite arrêtant le commerce, et empêchant la circulation des marchandises, on est obligé de parlementer avec eux, et de subir leurs conditions, après quoi ils reviennent plus fiers que jamais.

La corporation la plus méprisée est celle des valets de bouchers ou abatteurs de bœufs. Le bœuf étant un animal absolument nécessaire pour la culture et le transport des fardeaux, une loi très-ancienne défend de le tuer sans permission du gouvernement, et l’opinion publique, d’accord avec la loi, regarde l’acte de tuer un bœuf comme le plus avilissant de tous. Les abatteurs de bœufs forment donc une classe à part, plus dégradée aux yeux de tous que les esclaves eux-mêmes. Ils ne peuvent demeurer dans l’intérieur des villages ; ils vivent en dehors de la population qui les repousse avec horreur, et ne se marient qu’entre eux. C’est parmi eux que sont pris les exécuteurs des hautes œuvres. Seuls ils ont le droit d’abattre les bœufs, et tout autre Coréen qui le ferait serait chassé de son village et de sa famille, et forcé de se réfugier chez eux. Il est bon de noter en passant que le mépris public n’atteint que ceux qui tuent l’animal, et nullement les bouchers qui en vendent la viande. Ceux-ci sont de gros personnages nommés par les mandarins, auxquels ils payent un impôt très-lourd afin de conserver leur monopole. Tout autre individu qui ferait abattre un bœuf, aurait à payer une amende de 54 à 56 francs, prix ordinaire d’un petit bœuf.

Le nombre des esclaves est aujourd’hui bien moins considérable qu’autrefois, et va toujours en diminuant. On n’en rencontre plus guère, au moins dans les provinces centrales, que chez les grandes familles nobles. Sont esclaves : ceux qui naissent d’une mère esclave ; ceux qui se vendent ou sont vendus par leurs parents comme tels ; enfin les enfants abandonnés qui sont recueillis et élevés ; mais dans ce dernier cas l’esclavage est personnel, et les enfants de celui qui a ainsi perdu sa liberté, naissent libres. L’esclavage est très-doux dans ce pays ; généralement on ne garde et on n’emploie comme esclaves que les jeunes gens, surtout les jeunes filles pour le service intérieur de la famille. Quand ils sont en âge de se marier, les garçons sont le plus souvent laissés libres de se retirer où ils voudront, à seule charge de payer au maître une espèce de capitation annuelle ; d’autres fois, le maître les garde auprès de lui et les marie à quelqu’une de ses esclaves. Les filles demeurent dans la famille du maître, et après leur mariage habitent une petite maison à part. Elles sont astreintes à quelques travaux, et tous leurs enfants appartiennent au maître.

Le maître a droit de vie et de mort sur ses esclaves ; néanmoins, s’il usait de ce droit dans les circonstances ordinaires, ou même s’il les frappait trop violemment, il serait justiciable des tribunaux. Les missionnaires assurent qu’il y a peu d’excès de ce genre. En somme, le sort des esclaves est souvent préférable à celui des pauvres villageois, et il n’est pas rare de voir des gens du peuple se réfugier auprès des grands, demander à épouser leurs esclaves, et à devenir esclaves eux-mêmes, pour se mettre à l’abri des exactions et des violences des nobles ou des mandarins.

Outre les esclaves qui sont la propriété des particuliers, il y en a d’autres qui appartiennent au gouvernement. Ils sont attachés aux diverses administrations, ministères, préfectures, où ils remplissent les plus bas offices de domesticité. Quelques-uns de ces esclaves le sont de naissance ; la plupart le sont devenus par suite d’une condamnation en cause criminelle, et ces derniers sont des forçats plutôt que des esclaves. Cet esclavage est, surtout pour les femmes, beaucoup plus pénible que l’esclavage ordinaire. Les femmes esclaves des préfectures sont traitées à peu près comme des animaux. Elles sont à la merci, non-seulement des mandarins, mais des prétoriens, des satellites, des valets, du premier venu. Rien n’égale le mépris qu’on a pour elles, et la condamnation à une telle servitude est, pour une honnête femme, mille fois pire que la mort.

IX.

Condition des femmes. — Mariage.


En Corée, comme dans les autres pays asiatiques, les mœurs sont effroyablement corrompues, et par une suite toute naturelle, la condition ordinaire de la femme est un état d’abjection et d’infériorité choquantes. Elle n’est point la compagne de l’homme, elle n’est qu’une esclave, un instrument de plaisir ou de travail, à qui la loi et les mœurs ne reconnaissent aucun droit et, pour ainsi dire, aucune existence morale. C’est un principe généralement admis, consacré par les tribunaux, et que personne ne songe à contester, que : toute femme qui n’est pas sous puissance de mari ou de parents, est, comme un animal sans maître, la propriété du premier occupant.

Les femmes n’ont pas de nom. La plupart des jeunes filles reçoivent, il est vrai, un surnom quelconque, par lequel les parents plus âgés, ou les amis de la famille les désignent pendant leur enfance. Mais aussitôt qu’elles ont atteint l’âge de puberté, le père et la mère seuls peuvent employer ce nom ; les autres membres de la famille, ainsi que les étrangers, se servent de périphrases telles que : la fille d’un tel, la sœur d’un tel. Après le mariage une femme n’a plus de nom. Ses propres parents la désignent le plus souvent par le nom du district où elle a été mariée ; les parents de son mari, par le nom du district où elle vivait avant son mariage. Quelquefois on l’appelle tout court ; la maison d’un tel (nom du mari). Quand elle a des fils, les bienséances demandent qu’on se serve de la désignation : mère d’un tel. Quand une femme est forcée de comparaître devant les tribunaux, le mandarin, pour faciliter les débats, lui impose d’office un nom pour le temps que doit durer le procès.

Dans les hautes classes de la société, l’étiquette exige que les enfants des deux sexes soient séparés dès l’âge de huit ou dix ans. À cet âge, les garçons sont placés dans l’appartement extérieur où vivent les hommes. C’est là qu’ils doivent passer leur temps, étudier, et même manger et dormir. On ne cesse de leur répéter qu’il est honteux à un homme de demeurer dans l’appartement des femmes, et bientôt ils refusent d’y mettre les pieds. Les jeunes filles au contraire sont enfermées dans les salles intérieures, où doit se faire leur éducation, où elles doivent apprendre à lire et à écrire. On leur enseigne qu’elles ne doivent plus jouer avec leurs frères et qu’il est inconvenant pour elles de se laisser apercevoir des hommes, de sorte que, peu à peu, elles cherchent d’elles-mêmes à se cacher.

Ces usages se conservent pendant toute la vie, et leur exagération a complètement détruit la vie de famille. Presque jamais un Coréen de bon ton n’aura de conversation suivie même avec sa propre femme, qu’il regarde comme infiniment au-dessous de lui. Jamais surtout il ne la consultera sur rien de sérieux, et quoique vivant sous le même toit, on peut dire que les époux sont toujours séparés, les hommes conversant et se délassant ensemble dans les salles extérieures, et les femmes recevant leurs parentes ou amies dans les appartements qui leur sont réservés. La même coutume, basée sur le même préjugé, empêche les gens du peuple de rester dans leurs maisons quand ils veulent prendre un instant de récréation ou de repos. Les hommes cherchent leurs voisins, et, de leur côté, les femmes se réunissent à part.

Parmi les nobles, quand une jeune fille est arrivée à l’âge nubile, ses propres parents, excepté ceux du degré le plus rapproché, ne sont plus admis ni à la voir ni à lui parler, et ceux qui sont exceptés de cette loi ne lui adressent la parole qu’avec la plus cérémonieuse retenue. Après leur mariage, les femmes nobles sont inabordables. Presque toujours consignées dans leurs appartements, elles ne peuvent ni sortir, ni même jeter un regard dans la rue, sans la permission de leur mari ; et de là, pour beaucoup de dames chrétiennes, surtout en temps de persécution, l’impossibilité absolue de participer aux sacrements. Cette séquestration jalouse est portée si loin, que l’on a vu des pères tuer leurs filles, des maris tuer leurs femmes, et des femmes se tuer elles-mêmes, parce que des étrangers les avaient touchées du doigt. Mais très-souvent aussi, cette réserve ou cette pudeur exagérée produit les inconvénients qu’elle est destinée à éviter. Si quelque libertin effronté parvient à pénétrer secrètement dans l’appartement d’une femme noble, elle n’osera ni pousser un cri, ni opposer la moindre résistance qui pourrait attirer l’attention ; car alors, coupable ou non, elle serait déshonorée à tout jamais, par le seul fait qu’un homme est entré dans sa chambre, tandis que, la chose restant secrète, sa réputation est sauve. D’ailleurs, si elle résistait, personne ne lui en saurait gré, pas même son mari, à cause de l’éclat fâcheux qui serait ainsi occasionné.

Quoique les femmes en Corée ne comptent absolument pour rien, ni dans la société, ni dans leur propre famille, elles sont entourées cependant d’un certain respect extérieur. On se sert en leur parlant des formules honorifiques, et nul n’oserait s’en dispenser, si ce n’est envers ses propres esclaves. On cède le pas dans la rue à toute femme honnête, même du pauvre peuple. L’appartement des femmes est inviolable ; les agents de l’autorité eux-mêmes ne peuvent y mettre le pied, et un noble qui se retire dans cette partie de la maison n’y sera jamais saisi de force. Le cas de rébellion est seul excepté, parce qu’alors les femmes sont supposées complices du coupable. Dans les autres circonstances, les satellites sont forcés d’user de ruse pour attirer leur proie au dehors, en un lieu où ils puissent légalement l’arrêter. Quand un acheteur vient visiter une maison en vente, il avertit de son arrivée, afin qu’on ferme les portes des chambres réservées aux femmes, et il n’examine que les salons extérieurs ouverts à tous. Quand un homme veut monter sur son toit, il prévient les voisins afin que l’on ferme les portes et les fenêtres. Les femmes des mandarins ont le droit d’avoir des voitures à deux chevaux, et ne sont point obligées de faire cesser, dans l’enceinte de la capitale, les cris des valets de leur suite, ce que doivent faire les plus hauts fonctionnaires, même les gouverneurs et les ministres. Les femmes ne font la génuflexion à personne, si ce n’est à leurs parents, dans le degré voulu, et selon les règles fixées. Celles qui se font porter en chaise ou palanquin, sont dispensées de mettre pied à terre en passant devant la porte du palais. Ces usages semblent dictés par le sentiment des convenances, mais il en est d’autres qui viennent évidemment du mépris qu’on a pour le sexe le plus faible ou de la licence des mœurs. Ainsi, les femmes, à quelque classe de la société qu’elles appartiennent, ne sont presque jamais traduites devant les tribunaux, quelque délit qu’elles puissent commettre, parce qu’on ne les suppose pas responsables de leurs actes. Ainsi encore, elles ont droit de pénétrer partout dans les maisons, de circuler en tout temps dans les rues de la capitale, même la nuit ; tandis que, depuis neuf heures du soir, moment où la cloche donne le signal de la retraite, jusqu’à deux heures du matin, aucun homme ne peut sortir, sauf le cas d’absolue nécessité, sans s’exposer à une forte amende.

Lorsque les enfants ont atteint l’âge de puberté, ce sont les parents qui les fiancent et les marient, sans les consulter, sans s’inquiéter de leurs goûts, et souvent même contre leur gré. De part et d’autre on ne s’occupe que d’une chose, la convenance de rang et de position entre les deux familles. Peu importent les aptitudes des futurs époux, leur caractère, leurs qualités ou leurs défauts physiques, leur répugnance mutuelle. Le père du garçon se met en relation avec le père de la fille, de vive voix s’ils demeurent dans le voisinage l’un de l’autre, par lettre s’ils sont trop éloignés. On discute les diverses conditions du contrat, on convient de tout, on marque l’époque qui semble la plus favorable d’après les calculs des devins ou astrologues, et cet arrangement est définitif.

La veille ou l’avant-veille du jour fixé pour le mariage, la demoiselle invite une de ses amies pour lui relever les cheveux ; le jeune homme de son côté appelle l’un de ses parents ou connaissances pour lui rendre le même service. Ceux qui doivent faire cette cérémonie sont choisis avec soin ; on les appelle pok-siou, c’est-à-dire : main de bonheur. Voici sur quoi est fondé cet usage. En Corée, les enfants des deux sexes portent leurs cheveux en une seule tresse qui pend sur le dos. Ils vont toujours nu-tête. Tant que l’on n’est pas marié, on reste au rang des enfants (ahai), et l’on doit conserver ce genre de coiffure. On peut alors faire toutes sortes d’enfantillages et de folies, sans que cela tire à conséquence ; on n’est pas supposé capable de penser ou d’agir sérieusement, et les jeunes gens, eussent-ils vingt-cinq ou trente ans, ne peuvent prendre place dans aucune réunion où l’on traite d’affaires importantes. Mais le mariage amène l’émancipation civile, à quelque âge qu’il soit contracté, fût-ce à douze ou treize ans. Dès lors on devient homme fait (euroun), les jeux d’enfants doivent être abandonnés, la nouvelle épouse prend son rang parmi les matrones, le jeune marié a le droit de parler dans les réunions d’hommes et de porter désormais un chapeau. Après que les cheveux ont été relevés pour le mariage, les hommes les portent noués sur le sommet de la tête, un peu en avant. D’après les vieilles traditions, ils ne devraient jamais se couper un seul cheveu ; mais, à la capitale surtout, les jeunes gens qui veulent faire valoir leurs avantages personnels, et n’avoir pas sur le crâne un trop gros paquet de cheveux, se font raser le sommet de la tête, de façon à ce que le nœud ne soit pas plus gros qu’un œuf. Les femmes mariées, au contraire, non-seulement conservent tous leurs cheveux, mais s’en procurent de faux, afin de grossir autant que possible les deux tresses qui pour elles sont de règle stricte. Les femmes de tout rang à la capitale, et les femmes nobles dans les provinces forment avec ces deux tresses un gros chignon qui, maintenu par une longue aiguille d’argent ou de cuivre placée en travers, retombe sur le cou. Les femmes du peuple, dans les provinces, roulent les deux tresses autour de leur tête, comme un turban, et les nouent sur le front. Les jeunes personnes qui refusent de se marier, et les hommes qui, arrivés à un certain âge, n’ont pu trouver femme, relèvent eux-mêmes leurs cheveux secrètement et en fraude, afin de ne pas être éternellement traités comme des enfants ; c’est une violation grave des usages, mais on la tolère.

Au jour fixé, on prépare dans la maison de la jeune fille une estrade plus ou moins élevée, ornée avec tout le luxe possible ; les parents et amis sont invités, et s’y rendent en foule. Les futurs époux qui ne se sont jamais vus, ni jamais adressé la parole, sont amenés solennellement sur l’estrade, et placés l’un en face de l’autre. Ils y restent quelques minutes, se saluent sans mot dire, puis se retirent chacun de son côté. La jeune mariée rentre dans l’appartement des femmes, et le marié demeure avec les hommes dans les salons extérieurs, où il se réjouit avec tous ses amis, et les fête de son mieux. Quelque considérables que puissent être les dépenses, il doit s’exécuter de bonne grâce ; sinon, on emploiera tous les moyens imaginables, jusqu’à le lier et le suspendre au plafond, pour le forcer à se montrer généreux.

C’est cette salutation réciproque, par devant témoins, qui signifie le consentement, et constitue le mariage légitime. Dès lors le mari, à moins qu’il n’ait répudié sa femme dans les formes voulues, peut toujours et partout la réclamer ; et, l’eût-il répudiée, il lui est interdit de prendre lui-même une autre femme légitime, du vivant de la première, mais il reste libre d’avoir autant de concubines qu’il en peut nourrir. Quant aux concubines, il suffit qu’un homme puisse prouver qu’il a eu des relations intimes avec une fille ou une veuve, pour que celle-ci devienne sa propriété légale. Personne ne peut la lui enlever, et les parents eux-mêmes n’ont pas droit de la réclamer. Si elle s’enfuit, il peut la faire ramener de force à son domicile.

Le fait suivant, arrivé il y a quelques années dans un village où se trouvait un missionnaire, nous fera mieux comprendre ces diverses lois et coutumes au sujet du mariage. Un noble avait à marier sa propre fille et celle de son frère défunt, toutes deux du même âge. Il voulait pour chacune d’elles, mais pour sa fille surtout, le plus excellent mari qui se pût rencontrer, et dans son désir de faire le meilleur choix possible, il avait refusé déjà plusieurs partis très-convenables. Un jour enfin, on lui fait une demande de la part d’une riche et grande famille. Après avoir hésité quelque temps s’il donnerait sa fille ou sa nièce, il se détermine pour sa fille, et sans avoir jamais vu son futur gendre, engage sa parole et convient de l’époque des noces. Mais trois jours avant la cérémonie, il apprend par des sorciers que le jeune homme est un niais, très-laid et très-ignorant. Que faire ? Il n’y avait plus moyen de reculer. Il avait donné son consentement, et en pareil cas la loi est inflexible. Dans son désespoir, il imagina un moyen d’amortir le coup qu’il ne pouvait parer entièrement. Le jour du mariage, dès le matin, il se rendit à l’appartement des femmes et donna ses ordres de la manière la plus absolue, pour que sa nièce, et non sa fille, fût coiffée, habillée, et conduite sur l’estrade saluer le futur mari. Sa fille, stupéfaite, n’avait qu’à obéir. Les deux cousines, étant à peu près de la même taille, la substitution fut facile, et la cérémonie eut lieu dans les formes voulues. Le nouveau marié, selon l’usage, passa l’après-midi dans l’appartement des hommes, et quelle ne fut pas la stupéfaction du vieux noble lorsqu’il vit que, loin d’être le badaud que lui avaient dépeint les sorciers, il était beau, bien fait, très-spirituel, très-instruit et très-aimable ! Désolé d’avoir perdu un pareil gendre, il songea à réparer le mal, et ordonna secrètement que, le soir, on introduisit dans la chambre nuptiale non point sa nièce, mais sa propre fille. Il savait bien que le jeune homme ne se douterait de rien, parce que pendant les salutations officielles sur l’estrade, les nouvelles mariées sont tellement affublées et surchargées d’ornements qu’il est impossible de distinguer leur visage. Tout se fit comme il le désirait. Pendant les deux ou trois jours que l’on passa en famille, le vieux noble, heureux du succès de ses stratagèmes, se félicitait d’avoir un gendre aussi parfait. Le nouveau marié de son côté, se montrait de plus en plus charmant, et gagna tellement le cœur de son beau-père, qu’à la fin, dans un épanchement d’affection, celui-ci lui raconta tout ce qui était arrivé, les bruits qui avaient couru sur son compte, et les substitutions successives de la nièce à la fille, et de la fille à la nièce. Le jeune homme fut tout d’abord interdit, puis reprenant son sang-froid : « C’est très-bien, dit-il, et très-adroit de votre part. Mais il est clair que les deux jeunes personnes m’appartiennent, et je les réclame toutes les deux, votre nièce qui seule est ma légitime épouse, puisqu’elle m’a fait les salutations légales ; votre fille parce que, introduite par vous-même dans la chambre nuptiale, elle est devenue de droit et de fait ma concubine. » Il n’y avait rien à répondre ; les deux jeunes femmes furent conduites à la maison du nouveau marié, et le vieillard demeuré seul fut bafoué de tous pour sa maladresse et sa mauvaise foi.

Le jour du mariage, la jeune fille doit montrer la plus grande réserve dans ses paroles. Sur l’estrade, elle ne dit pas un mot, et le soir, dans la chambre nuptiale, l’étiquette, surtout entre gens de la haute noblesse, lui commande le silence le plus absolu. Le jeune marié l’accable de questions, de compliments ; elle doit rester muette et impassible comme une statue. Elle s’assied dans un coin, revêtue d’autant de robes qu’elle en peut porter. Son mari la déshabillera s’il le veut, mais elle ne s’en mêlera pas. Si elle prononçait une parole ou faisait un geste, elle deviendrait un objet de risée et de plaisanterie pour ses compagnes, car les femmes esclaves de la maison se tiennent auprès des portes pour écouter, regardent par toutes les fentes, et se hâtent de publier ce qu’elles peuvent voir et entendre. Un jeune marié fit un jour avec ses amis la gageure d’arracher quelques mots à sa femme dès la première entrevue. Celle-ci en fut avertie. Le jeune homme après avoir vainement tenté divers moyens, s’avisa de lui dire que les astrologues, en tirant l’horoscope de sa future, lui avaient affirmé qu’elle était muette de naissance, qu’il voyait bien que tel était le cas, et qu’il était résolu à ne pas prendre une femme muette. La jeune femme aurait pu se taire impunément, car les cérémonies légales une fois accomplies, que l’un des deux conjoints soit muet ou aveugle, ou impotent, peu importe, le mariage existe. Mais piquée de ces paroles, elle répondit d’un ton aigre-doux : « Hélas ! l’horoscope tiré sur ma nouvelle famille est bien plus vrai encore. Le devin m’a annoncé que j’épouserais le fils d’un rat, et il ne s’est pas trompé. » C’est là pour un Coréen la plus grossière injure, et elle atteignait non-seulement l’époux mais son père. Les éclats de rire des femmes esclaves en faction auprès de la porte augmentèrent la déconvenue du jeune homme. Il avait gagné son pari, mais les moqueries de ses amis lui firent payer bien cher et bien longtemps sa malencontreuse bravade.

Cet état de réserve et de contrainte entre les nouveaux mariés doit, selon les lois de l’étiquette, se prolonger très-longtemps. Pendant des mois entiers, la jeune femme ouvre à peine la bouche pour les choses les plus nécessaires. Point de conversations suivies avec son mari, point de confidences, jamais l’ombre de cordialité. Vis-à-vis de son beau-père, l’usage est encore plus sévère ; souvent elle passe des années entières sans oser lever les yeux sur lui ou lui adresser la parole, sinon pour lui donner de loin en loin quelque brève réponse. Avec sa belle-mère elle est un peu plus à l’aise, et se permet quelquefois de petites conversations ; mais, si elle est bien élevée, ces conversations seront rares et de peu de durée. Inutile d’ajouter que les chrétiens de Corée ont laissé de côté la plupart de ces observances ridicules.

D’après tout ce que nous venons de dire, on comprend combien rares doivent être en Corée les mariages heureux, les unions bien assorties. La femme n’a que des devoirs envers son mari, tandis que celui-ci n’en a aucun envers elle. La fidélité conjugale n’est obligatoire que pour la femme. Si insultée, si dédaignée qu’elle soit, elle n’a pas le droit de se montrer jalouse ; l’idée même ne lui en vient pas. D’ailleurs, l’amour mutuel entre les époux est un phénomène que les mœurs rendent presque impossible. Les bienséances tolèrent qu’un mari respecte sa femme et la traite convenablement ; mais on se moquerait cruellement de celui qui lui donnerait une marque d’affection véritable, et qui l’aimerait comme la compagne de sa vie. Elle n’est et ne doit être, pour un homme qui se respecte, qu’une esclave d’un rang un peu plus élevé, destinée à lui donner des enfants, à surveiller l’intérieur de la maison, et à satisfaire quand il lui plaît ses passions et ses appétits naturels. Parmi les nobles, le jeune marié après avoir passé trois ou quatre jours avec sa nouvelle épouse, doit la quitter pour un temps assez long, afin de prouver qu’il ne fait pas d’elle trop grand cas. Il la laisse dans un état de veuvage anticipé, et se dédommage avec des concubines. En agir autrement serait de mauvais goût. On cite des nobles, qui pour avoir laissé échapper quelques larmes à la mort de leur femme, ont été obligés de s’absenter pendant plusieurs semaines des salons de leurs amis où l’on ne cessait de les poursuivre de quolibets.

Parmi les femmes, un certain nombre acceptent cet état de choses avec une résignation exemplaire. Elles se montrent dévouées, obéissantes, soigneuses de la réputation et du bien-être de leurs maris. Elles ne se révoltent pas trop contre les exigences souvent tyranniques et déraisonnables de leurs belles-mères. Habituées dès l’enfance à porter le joug, à se regarder elle-mêmes comme une race inférieure, elles n’ont pas même l’idée de protester contre les usages établis, ou de briser les préjugés dont elles sont victimes. Mais beaucoup d’autres femmes se laissent aller à tous leurs défauts de caractère, sont violentes, insubordonnées, mettent dans leurs maisons la division et la ruine, se battent avec leurs belles-mères, se vengent de leurs maris en leur rendant la vie insupportable, et provoquent sans cesse des scènes de colère et de scandale. Chez les gens du peuple, en pareil cas, le mari se fait justice à coups de poing ou de bâton ; mais dans les hautes classes, l’usage ne permettant point à un noble de frapper sa femme, il n’a d’autre ressource que le divorce, et s’il ne lui est pas facile d’y recourir et de faire les frais d’un autre mariage, il faut qu’il se résigne. Si sa femme, non contente de le tourmenter, lui est infidèle ou s’enfuit de la maison conjugale, il peut la conduire au mandarin, qui, après avoir fait administrer la bastonnade à la dame, la donne pour concubine à quelqu’un de ses satellites ou de ses valets.

Quelquefois cependant, même en Corée, les femmes de tact et d’énergie savent se faire respecter, et conquérir leur position légitime, comme le prouve l’exemple suivant, extrait d’un traité coréen de morale en action, à l’usage des jeunes gens des deux sexes. Vers la fin du siècle dernier, un noble de la capitale, assez haut placé, perdit sa femme dont il avait plusieurs enfants. Son âge déjà avancé rendait un second mariage difficile ; néanmoins, après de longues recherches, les entremetteurs employés en pareil cas firent décider son union avec la fille d’un pauvre noble de la province de Kieng-sang. Au jour fixé, il se rendit à la maison de son futur beau-père, et les deux époux furent amenés sur l’estrade pour se faire les salutations d’usage. Notre dignitaire en voyant sa nouvelle femme, resta un moment interdit. Elle était très-petite, laide, bossue, et semblait aussi peu favorisée des dons de l’esprit que de ceux du corps. Mais il n’y avait pas à reculer, et il en prit son parti, bien résolu à ne jamais l’amener dans sa maison et à n’avoir aucun rapport avec elle. Les deux ou trois jours que l’on passe dans la maison du beau-père étant écoulés, il repartit pour la capitale, et ne donna plus de ses nouvelles. La femme délaissée, qui était une personne de beaucoup d’intelligence, se résigna à son isolement, et demeura dans la maison paternelle, s’informant de temps en temps de ce qui arrivait à son mari. Elle apprit, après deux ou trois ans, qu’il était devenu ministre de second ordre, qu’il venait de marier très-honorablement ses deux fils, puis, quelques années plus tard, qu’il se disposait à célébrer, avec toute la pompe voulue, les fêtes de sa soixantième année.

Aussitôt, sans hésiter, malgré l’opposition et les remontrances de ses parents, elle prend le chemin de la capitale, se fait porter à la maison du ministre, et annoncer comme sa femme. Elle descend de son palanquin sous le vestibule, se présente d’un air assuré, promène un regard tranquille sur les dames de la famille réunies pour la fête, s’assied à la place d’honneur, se fait apporter du feu, et avec le plus grand calme, allume sa pipe devant toutes les assistantes stupéfaites. La nouvelle est portée de suite à l’appartement des hommes, mais par bienséance personne n’a l’air de s’en émouvoir. Bientôt la dame fait appeler les esclaves de service, et d’un ton sévère : « Quelle maison est-ce que celle-ci ? leur dit-elle ; je suis votre maîtresse et personne ne vient me recevoir. Où avez-vous été élevées ? je devrais vous infliger une grave punition, mais je vous fais grâce pour cette fois. Où est l’appartement de la maîtresse ? » On se hâte de l’y conduire, et là, au milieu de toutes les dames : « Où sont mes belles-filles ? demande-t-elle, comment se fait-il qu’elles ne viennent pas me saluer ? Elles oublient sans doute que par mon mariage je suis devenue la mère de leurs maris, et que j’ai droit de leur part à tous les égards dus à leur propre mère. » Aussitôt, les deux belles-filles se présentent, l’air honteux, et s’excusent de leur mieux sur le trouble où les a jetées une visite aussi inattendue. Elle les réprimande doucement, les exhorte à se montrer plus exactes dans l’accomplissement de leurs devoirs, et donne différents ordres en sa qualité de maîtresse de la maison.

Quelques heures après, voyant qu’aucun des maîtres ne paraissait, elle appelle une esclave et lui dit : « Mes deux fils ne sont certainement pas sortis en un jour comme celui-ci ; voyez s’ils sont à l’appartement des hommes, et faites-les venir. » Ils arrivent très-embarrassés, et balbutient quelques excuses. « Comment, leur dit-elle, vous avez appris mon arrivée depuis plusieurs heures, et vous n’êtes pas encore venus me saluer ! Avec une aussi mauvaise éducation, une pareille ignorance des principes, que ferez-vous dans le monde ? J’ai pardonné aux esclaves et à mes belles-filles leur manque de politesse, mais, pour vous autres hommes, je ne puis laisser votre faute impunie. » En même temps, elle appelle un esclave, et leur fait donner sur les jambes quelques coups de verges. Puis elle ajoute : « Pour votre père le ministre, je suis sa servante, et n’ai pas d’ordres à lui donner ; mais vous, désormais, faites en sorte de ne plus oublier les convenances. »

À la fin, le ministre lui-même, bien étonné de tout ce qui se passait, fut obligé de s’exécuter et vint saluer sa femme. Trois jours après, les fêtes étant terminées, il retourna au palais. Le roi lui demanda familièrement si tout s’était passé aussi heureusement que possible ; le ministre raconta en détail l’histoire de son mariage, l’arrivée inopinée de sa femme et la manière dont elle avait su se conduire. Le roi, qui était un homme de sens, lui répondit : « Vous avez fort mal agi envers votre épouse. Elle me paraît une femme de beaucoup d’esprit et d’un tact extraordinaire ; sa conduite est admirable, et je ne saurais assez la louer. J’espère que vous réparerez les torts que vous avez eus envers elle. » Le ministre le promit, et quelques jours plus tard, le prince conféra solennellement à la dame une des plus hautes dignités de la cour.

La femme épousée légitimement, à moins qu’elle ne soit une veuve ou une esclave, entre en tout et pour tout en participation de l’étal social de son mari. Quand même elle ne serait pas noble de naissance, elle le devient si elle épouse un noble, et ses enfants le sont aussi. Si deux frères par exemple, épousent la tante et la nièce, et que la nièce tombe en partage à l’aîné, elle devient par le fait la sœur aînée, et la tante sera traitée comme la sœur cadette, ce qui dans ce pays fait une énorme différence.

Dans toutes les classes de la société, la principale occupation des femmes est d’élever, ou plutôt de nourrir leurs enfants. La mère se dispense rarement de ce devoir, plus sacré encore en ce pays, où l’on n’a aucune idée de l’allaitement artificiel, et où par conséquent les enfants qui perdent leur mère dans les premières années meurent presque tous. Les Coréens ne savent pas traire les animaux, et n’usent jamais de lait de vache ou de chèvre. La seule exception est en faveur du roi qui en prend quelquefois. Dans ce cas, on s’en procure à l’aide d’une opération très-compliquée. On couche la vache sur le flanc, en présence de toute la cour, puis avec des planchettes ou bâtons on presse les mamelles, et le lait, que les opérateurs en font découler à la sueur de leurs fronts, est précieusement recueilli pour l’usage de Sa Majesté.

Quand il n’y a pas d’autres enfants plus jeunes, la mère allaite son nourrisson jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, quelquefois même jusqu’à dix ou douze ans. Cette coutume dégoûtante semble si naturelle en ce pays que la chose se fait publiquement, et l’on voit des enfants presque aussi grands que leurs mères prendre le sein, sans que personne songe à se scandaliser. L’éducation du reste exige peu de soins. Elle consiste habituellement à faire toutes les volontés de l’enfant, surtout si c’est un fils, à se plier à tous ses caprices, et à rire de tous ses défauts, de tous ses vices, sans jamais le corriger. En dehors du soin de leur progéniture, les femmes nobles n’ont rien à faire qu’à diriger leurs servantes, et maintenir l’ordre dans les appartements intérieurs. Leur vie s’écoule presque tout entière dans l’inaction la plus complète. Mais les femmes du peuple ont une rude besogne. Elles doivent préparer les aliments, confectionner les toiles, en faire des habits, les laver et blanchir, entretenir tout dans la maison, et de plus, pendant l’été, aider leurs maris dans tous les travaux de la campagne. Les hommes travaillent au temps des semailles et de la moisson, mais en hiver ils se reposent. Leur seule occupation alors est de couper sur les montagnes le bois nécessaire pour le feu ; le reste de leur temps se passe à jouer, fumer, dormir, ou visiter leurs parents et amis. Les femmes, comme de véritables esclaves, ne se reposent jamais.

L’injuste inégalité entre les sexes continue, même après que le mariage est finalement dissous par la mort d’un des conjoints. Le mari porte le demi-deuil, après la mort de sa femme, pendant quelques mois seulement, et peut se remarier aussitôt. La femme au contraire, surtout dans les hautes classes, doit pleurer son mari et porter le deuil toute sa vie. Ce serait une infamie pour une veuve de bon ton, si jeune qu’elle soit, de se remarier. Le roi Sieng-tsong, qui régna de 1469 à 1494, interdit les examens publics aux enfants des femmes nobles mariées en secondes noces, et défendit de les admettre à aucun emploi. Aujourd’hui encore, ils sont considérés par la loi comme des enfants illégitimes.

De cette prohibition inique des secondes noces résultent nécessairement de graves désordres, chez un peuple aussi brutalement passionné que les Coréens. Les jeunes veuves nobles ne se remarient point, mais presque toutes sont, publiquement ou secrètement, les concubines de ceux qui veulent les nourrir. D’ailleurs, celles qui s’obstinent à vivre honnêtement dans la solitude sont très-exposées. Tantôt on les enivre à leur insu, en jetant des narcotiques dans leur boisson, et elles se réveillent déshonorées, à côté d’un scélérat qui a abusé d’elles pendant leur sommeil ; tantôt on les enlève de force pendant la nuit, à l’aide de quelques bandits soudoyés ; et quand, d’une manière ou d’une autre, elles ont été une fois victimes de la violence de celui qui les convoite, il n’y a plus de remède possible : elles lui appartiennent de par la loi et la coutume. On voit quelquefois de jeunes veuves se donner la mort aussitôt après les funérailles de leur mari, afin de mieux prouver leur fidélité, et de mettre leur réputation et leur honneur hors de toute atteinte. Les nobles n’ont pas assez de voix pour célébrer ces femmes modèles, et ils obtiennent, presque toujours, que le roi leur décerne un monument public, colonne ou temple, destiné à conserver la mémoire de leur héroïsme. Il y a vingt ans, de vagues rumeurs d’une guerre civile prochaine s’étant répandues dans le pays, des veuves chrétiennes demandèrent au missionnaire la permission de se suicider si les bandes armées approchaient de leur maison, et le prêtre eut beaucoup de difficulté à leur faire comprendre que, même en pareil cas, le suicide est un crime abominable devant Dieu.

Aux gens du peuple, les secondes noces ne sont défendues ni par la loi, ni par la coutume. Dans les familles riches, on tient assez souvent, par amour-propre, à imiter la noblesse en ce point comme en d’autres. Mais, chez les pauvres, la nécessité pour les hommes d’avoir quelqu’un qui prépare leur nourriture, la nécessité pour les femmes de ne pas mourir de faim, rendent ces sortes de mariages assez fréquents.

X

Famille. — Adoption. — Liens de parenté. — Deuil légal.


Le Coréen est fou de ses enfants, surtout des garçons qui, à ses yeux, ont au moins dix fois la valeur des filles ; et celles-ci même lui sont chères. Aussi ne voit-on presque jamais d’exemple d’enfants exposés ou abandonnés. Quelquefois, aux époques de grande famine, des gens qui meurent de faim sont poussés à cette extrémité : mais, alors même, ils cherchent plutôt à les donner ou à les vendre, et les premières ressources qu’ils peuvent réunir ensuite sont destinées à les racheter si possible. Jamais ils ne trouvent leur famille trop nombreuse, et, soit dit en passant, la conduite de ces pauvres païens sera, au jour du jugement, l’opprobre et la condamnation de ces parents infâmes qui, dans nos pays chrétiens, ne craignent pas de violer les lois de Dieu et d’outrager la nature, pour s’épargner les ennuis et les fatigues de l’éducation des enfants. Un Coréen, si pauvre qu’il soit, est toujours heureux d’être père, et il sait trouver dans son dénûment de quoi nourrir et élever toute la famille que Dieu lui envoie.

La première chose que l’on inculque à l’enfant dès son plus bas âge, c’est le respect pour son père. Toute insubordination envers lui est immédiatement et sévèrement réprimée. Il n’en est pas de même vis-à-vis de la mère. Celle-ci, d’après les mœurs du pays, n’est rien et ne compte pour rien, et l’enfant l’apprend trop tôt. Il ne l’écoute guère, et lui désobéit à peu près impunément. En parlant du père, on ajoute fréquemment les épithètes : em-trim, em-pou-hien, qui signifient : sévère, redoutable, et impliquent un profond respect. Au contraire, on joint au nom de la mère les mots : tsa-tsin, tsa-tang, c’est-à-dire : bonne, indulgente, qui n’est pas à craindre, etc… Cette différence a certainement sa racine dans la nature, mais, exagérée comme elle l’est en ce pays, elle devient un abus déplorable.

Le fils ne doit jamais jouer avec son père, ni fumer devant lui, ni prendre en sa présence une posture trop libre ; aussi dans les familles aisées, y a-t-il un appartement spécial où il peut se mettre à l’aise et jouer avec ses amis. Le fils est le serviteur du père ; souvent il lui apporte son repas, le sert à table et prépare sa couche. Il doit le saluer respectueusement en sortant de la maison, et en y rentrant. Si le père est vieux ou malade, le fils ne le quitte presque pas un instant, et couche non loin de lui afin de subvenir à tous ses besoins. Si le père est en prison, le fils va s’établir dans le voisinage afin de correspondre facilement avec lui, et de lui faire parvenir quelques soulagements ; et quand cette prison est celle du Keum-pou[14] le fils doit rester agenouillé devant la porte, à un endroit désigné, et attendre ainsi jour et nuit que le sort de son père soit décidé. Quand un coupable est envoyé en exil, son fils est tenu de l’accompagner au moins pendant tout le trajet, et si l’état de la famille le permet, il s’établit lui-même dans le lieu où son père subit la condamnation. Un fils qui rencontre son père sur la route, doit lui faire de suite la grande génuflexion et se prosterner dans la poussière ou dans la boue. En lui écrivant, il doit se servir des formules les plus honorifiques que connaisse la langue coréenne. Les mandarins obtiennent fréquemment des congés plus ou moins longs afin d’aller saluer leurs parents, et si, pendant qu’ils sont en charge, ils viennent à perdre leur père ou leur mère, ils doivent donner de suite leur démission pour s’occuper uniquement de rendre au défunt les derniers devoirs, et ne peuvent exercer aucune fonction tant que dure le deuil légal. Nulle vertu, en Corée, n’est estimée et honorée autant que la piété filiale, nulle n’est enseignée avec plus de soin, nulle n’est plus magnifiquement récompensée, par des exemptions d’impôts, par l’érection de colonnes monumentales, ou même de temples, par des dignités et des emplois publics ; aussi les exemples extraordinaires de cette vertu sont-ils assez fréquents, surtout de la part d’un fils ou d’une fille envers son père. Ils se rencontrent plus rarement de la part des enfants envers leur mère, et cela à cause des préjugés d’éducation dont nous avons parlé.

L’adoption des enfants est très-commune en Corée. Celui qui n’a pas de fils nés de lui, doit en choisir dans sa parenté, et la grande raison de cet usage se trouve dans les croyances religieuses du pays. En effet, ce sont les descendants qui doivent rendre aux ancêtres le culte habituel, garder leurs tablettes, observer les nombreuses cérémonies des funérailles et du deuil, offrir les sacrifices, etc… La conservation de la famille n’est qu’une fin secondaire de l’adoption ; aussi n’adopte-t-on jamais de filles, parce qu’elles ne peuvent accomplir les rites prescrits. D’un autre côté, le consentement de l’adopté ou de ses parents n’est nullement nécessaire, parce qu’il s’agit d’une nécessité religieuse et sociale, dont le gouvernement, en cas de besoin, impose de force l’acceptation.

Légalement, l’adoption pour être valide devrait être enregistrée au Niei-tso ou tribunal des rites, mais cette formalité est tombée en désuétude. Il suffit qu’elle ait été faite publiquement, en conseil de famille, et reconnue de tous les parents. L’enfant adoptif doit être pris dans la parenté du côté paternel, c’est-à-dire parmi ceux qui portent le même nom, et, dans le cas où la famille est trop nombreuse, parmi ceux qui appartiennent à une même branche. Il faut de plus que l’adopté soit parent de l’adoptant en ligne collatérale inégale, mais inégale d’un degré seulement. C’est-à-dire qu’un homme peut adopter le fils de son frère, ou le fils de son cousin germain, ou le fils de son cousin issu de germain, et ainsi de suite : mais il ne pourrait adopter ni son frère ni un cousin quelconque, ni leurs petits-fils. Celui qui aurait eu un fils marié, mort sans enfant, ne peut plus adopter en son propre nom, mais au nom de son fils mort, et par conséquent, en vertu de la règle précédente, il doit choisir le petit-fils d’un de ses frères ou cousins, c’est-à-dire quelqu’un qui puisse être le fils de son fils.

Le plus souvent l’adopté est un enfant encore à la mamelle, mais il n’y a pas de condition d’âge. L’enfant adoptif est tenu envers ses nouveaux parents à tous les devoirs de fils ; et il en possède tous les droits et privilèges sans exception. Ces adoptions, la plupart forcées, amènent bien des divisions dans les familles et sont la cause d’une foule de misères. Il est bien difficile à l’adoptant d’aimer comme son propre fils l’enfant d’un autre, et de son côté l’adopté, peu satisfait de sa position, regrette souvent ses propres parents. Dans les hautes classes, on conserve par décorum, devant les étrangers, tous les dehors de la plus vive affection ; mais chez les gens du peuple, les discordes, les querelles éclatent tous les jours. L’adoption légale ne peut être cassée que par une permission spéciale du tribunal des rites, et il est assez difficile de l’obtenir. Quand une adoption a été annulée, on est libre d’en faire une autre. Les adoptions, même revêtues de toutes les formes officielles, n’ont jamais été, en Corée, reconnues par l’Église, parce que le plus souvent elles sont imposées par force et aux parents et aux enfants.

Il y a une autre espèce d’adoption qui n’est pas reconnue par la loi, et qui ne confère aucun droit ou privilège à l’enfant adoptif. Elle a lieu surtout parmi les classes inférieures, quand des personnes, qui n’ont pas d’enfants ou qui n’ont que des filles, élèvent l’enfant d’un autre afin d’avoir en lui un soutien dans leur vieillesse et leurs infirmités. Cette adoption se fait sans formalités extérieures, et sans aucune restriction de nom, de parenté ou de famille. Ceux-là seulement y ont recours qui, à cause de leur pauvreté, ne peuvent trouver à adopter un fils dans les formes voulues par la loi ; et quand ils meurent, la propriété de leur maison, de leurs meubles et autres objets d’une valeur insignifiante, passe sans contestation à leur enfant adoptif.

En Corée, comme dans la plupart des pays d’Orient, les liens de famille sont beaucoup plus resserrés et s’étendent beaucoup plus loin, que chez les peuples européens de notre époque. Tous les parents jusqu’au quinzième ou vingtième degré, quelle que soit d’ailleurs leur position sociale, qu’ils soient riches ou pauvres, savants ou ignorants, fonctionnaires publics ou mendiants, forment un clan, une tribu et, pour parler plus juste, une seule famille, dont tous les membres ont des intérêts communs et doivent se soutenir réciproquement. À la mort du père, le fils aîné prend sa place ; il conserve la propriété. Les cadets reçoivent de leurs parents des donations plus ou moins importantes à l’époque de leur mariage, et dans certaines autres circonstances, selon l’usage, le rang, et la fortune des familles ; mais tous les biens restent à l’aîné, qui est tenu de prendre soin de ses frères comme de ses propres enfants. Ses frères, de leur côté, le regardent comme leur père, et quand il est condamné à la prison ou à l’exil, lui rendent les mêmes services qu’à leur propre père. En général, les rapports entre parents sont d’une grande cordialité. La maison de l’un est la maison de tous, les ressources de l’un sont à peu près celles de tous, et tous appuient celui d’entre eux qui a quelque chance d’obtenir un emploi ou de gagner de l’argent, parce que tous en profiteront. C’est là l’usage universel, et la loi le reconnaît, car on fait payer aux plus proches parents non-seulement les impôts et contributions qu’un des leurs ne paye pas, mais même les dettes particulières qu’il ne peut pas ou ne veut pas acquitter. Les tribunaux prononcent toujours dans ce sens, et il ne vient à l’esprit de personne de s’en plaindre ou de protester.

« Dernièrement, écrivait en 1855 Mgr Daveluy, un jeune homme de plus de vingt ans fut traduit devant un mandarin pour quelques francs de cote personnelle, dus au fisc, et qu’il se trouvait dans l’impossibilité de payer. Le magistrat, prévenu d’avance, arrangea l’affaire d’une manière qui fut fort applaudie. — « Pourquoi n’acquittes-tu pas tes contributions ? » demanda-t-il au jeune homme. — « Je vis difficilement de mes journées de travail, et je n’ai aucune ressource. — Où demeures-tu ? — Dans la rue. — Et tes parents ? — Je les ai perdus dès mon enfance. — Ne reste-t-il personne de ta famille ? — J’ai un oncle qui demeure dans telle rue, et vit d’un petit fonds de terre qu’il possède. — Ne vient-il pas à ton aide ? — Quelquefois, mais il a lui-même ses charges, et ne peut faire que bien peu pour moi. » Le mandarin sachant que le jeune homme parlait ainsi par respect pour son oncle, et qu’en réalité celui-ci était un vieil avare, fort à son aise, qui abandonnait le pauvre orphelin, continua de le questionner. — « Pourquoi, à ton âge, n’es-tu pas encore marié ? — Est-ce donc si facile ? Qui voudrait donner sa fille à un jeune homme sans parents et dans la misère ? — Désires-tu te marier ? — Ce n’est pas l’envie qui me manque, mais je n’ai pas le moyen. — Eh bien ! je m’en occuperai ; tu me parais un honnête garçon, et j’espère en venir à bout. Avise au moyen de payer la petite somme que tu dois au gouvernement, et dans quelque temps je te ferai rappeler. »

« Le jeune homme se retira, sans trop savoir ce que tout cela signifiait. Le bruit de ce qui s’était passé en plein tribunal arriva bientôt aux oreilles de l’oncle, qui, honteux de sa conduite, et craignant quelque affront public de la part du mandarin, n’eut rien de plus pressé que de faire des démarches pour marier son neveu. L’affaire fut rapidement conclue, et on fixa le jour de la cérémonie. La veille même, lorsqu’on venait de relever les cheveux du futur époux, le mandarin qui se faisait secrètement tenir au courant de tout, le rappelle au tribunal et lui réclame l’argent de l’impôt. Le jeune homme paye immédiatement. — « Eh quoi ! » dit le mandarin, « tu as les cheveux relevés. Es-tu déjà marié ? Comment as-tu fait pour réussir si vite ? — On a trouvé pour moi un parti convenable, et mon oncle ayant pu me donner quelques secours, les choses sont conclues, je me marie demain. — Très-bien ! mais comment vivras-tu ? As-tu une maison ? — Je ne cherche pas à prévoir les choses de si loin, je me marie d’abord ; ensuite j’aviserai. — Mais en attendant, où logeras-tu ta femme ? — Je trouverai bien chez mon oncle ou ailleurs un petit coin pour la caser, en attendant que j’aie une maison à moi. — Et si j’avais le moyen de t’en faire avoir une ? — Vous êtes trop bon de penser à moi, cela s’arrangera peu à peu. — Mais enfin, combien te faudrait-il pour te loger et t’établir passablement ? — Ce n’est pas petite affaire. Il me faudrait une maison, quelques meubles, et un petit coin de terre à cultiver. — Deux cents nhiangs (environ quatre cents francs) te suffiraient-ils ? — Je crois qu’avec deux cents nhiangs je pourrais m’en tirer très-passablement. — Eh bien ! j’y songerai. Marie-toi, fais bon ménage, et sois plus exact désormais à payer tes impôts. » Chaque mot de cette conversation fut répété à l’oncle ; il vit qu’il fallait s’exécuter sous peine de devenir la fable de toute la ville, et quelques jours après ses noces, le neveu eut à sa disposition une maison, des meubles, et les deux cents nhiangs dont avait parlé le mandarin. »

Si ce système de communauté d’intérêts et d’obligations réciproques entre les membres d’une même famille a ses avantages, il ne manque pas non plus d’inconvénients graves. Nous en avons déjà signalé quelques-uns en parlant des fonctionnaires publics. Il est rare que, dans une famille un peu nombreuse, il ne se trouve pas quelques fainéants, quelques individus dévoyés, qui, incapables d’occuper un emploi ou de gagner honnêtement leur vie, vivent aux dépens de leurs proches, volant à celui-ci un bœuf, à celui-là un chien, à un autre de la toile, de l’argent, des provisions, empruntant pour ne jamais rendre, et arrachant par violence ce qu’on ne veut pas leur donner de bonne grâce. Quelquefois ils vont jusqu’à enlever des titres de propriété qu’ils vendent à leur profit, ou même jusqu’à fabriquer des titres faux qu’ils donnent en gage à des étrangers. Ils sont presque assurés de l’impunité, car non-seulement les mœurs du pays ne permettent pas de livrer un parent à la justice, mais elles obligent tous les siens à le soutenir et à le défendre s’il tombe entre les mains du mandarin. Les voisins, quand ils ne sont pas lésés personnellement, ne peuvent pas intervenir ; on les prierait de se mêler de leurs propres affaires. Les mandarins ne peuvent guère s’occuper d’eux, puisqu’il n’y a pas d’accusation formelle, et qu’il serait impossible de trouver des témoins dans la famille des coupables. D’ailleurs, en règle générale, un mandarin est un homme qui se résigne à grand’peine à examiner et traiter les affaires qu’il ne peut éviter ; où en trouver un qui par amour platonique de la justice, irait, de gaieté de cœur, se créer des embarras ou des ennuis ? La seule ressource des familles en pareil cas, est de prendre la loi entre leurs mains. Il faut qu’un des chefs donne les ordres nécessaires ; les autres saisissent le coupable, l’enferment ou lui infligent une vigoureuse bastonnade. Celui-ci n’a pas le droit de se défendre, et si on montre un peu d’énergie, il est obligé ou de changer de conduite ou de s’enfuir et de quitter la province. Malheureusement, il est rare que les familles aient la persévérance requise, et ces punitions, ordinairement insuffisantes, ne font que pallier le mal.

Tout ce que nous venons de dire de la parenté, de ses liens et de ses obligations, ne doit s’entendre que de la parenté par le père, c’est-à-dire entre ceux qui portent le même nom. Elle s’étend jusqu’au delà du vingtième degré, et n’a pas, pour ainsi dire, de limite légale, tandis que la parenté par la mère est à peu près nulle. Dès la seconde génération, on ne se connaît plus, on ne s’entr’aide plus, et l’on ne porte plus le deuil.

Les noms de famille sont en très-petit nombre, cent quarante-cinq ou cent cinquante au plus, et encore beaucoup de ces noms sont peu répandus. Tous sont formés d’un seul caractère chinois, sauf six ou sept qui se composent de deux caractères. Pour distinguer les différentes familles qui portent le même nom, on joint à ce nom ce qu’on appelle le pou, c’est-à-dire : l’indication du pays d’où ces familles sont venues originairement. Si ce pou est différent, on n’est pas censé parent, mais s’il est le même, on est parent aux yeux de la loi, et le mariage est interdit. Il y a des noms comme Kim et Ni qui ont plus de vingt pou, c’est-à-dire qui sont communs à plus de vingt familles d’origine différente. Nous les avons indiqués dans cette histoire sous le nom de : branche de tel ou tel endroit. Le nom de famille ne s’emploie jamais seul ; il est suivi ou d’un nom propre, ou du mot so-pang pour les hommes encore jeunes, ou du titre saing-ouen pour les nobles âgés, les chefs de famille, etc… Ces expressions répondent à peu près à nos mots : monsieur, seigneur.

Outre ces noms de famille, il y a les noms propres de chaque individu. On en compte habituellement trois, savoir : le nom d’enfant, le nom propre vulgaire, et le nom propre légal, auxquels il faut ajouter le surnom ou sobriquet, et, pour les chrétiens, le nom de baptême. Le nom d’enfant se donne quelque temps après la naissance, et tout le monde, sauf les esclaves et domestiques, s’en sert comme appellatif de la personne jusqu’à l’époque de son mariage ; ce nom est un des mots de la langue ordinaire. Il s’emploie seul ou à la suite du nom de famille. Après le mariage il n’est plus jamais employé pour les hommes, sauf quelquefois par le père, la mère, le précepteur et autres personnes semblables. Le nom propre vulgaire se donne au moment du mariage. Il sert d’appellatif de la part des supérieurs et des égaux. Les amis et connaissances n’en emploient pas d’autre, et c’est le plus généralement connu. Les femmes ne changent pas de nom propre à leur mariage. Elles conservent leur nom d’enfant, ou plutôt n’ont plus de nom particulier. On les désigne généralement par le nom de leur mari suivi du mot : taik, madame, ou koa-taik, madame veuve. Le nom propre légal est imposé quelquefois dès l’enfance, le plus souvent à l’époque du mariage. Il se compose de deux caractères chinois, et parmi les nobles, tous ceux qui descendent d’une branche ou souche commune doivent y faire entrer un caractère de convention qui change à chaque génération : de sorte qu’à la seule vue de ce caractère, on connaîtra de suite le nombre de générations qui séparent en ligne directe de la souche originaire, et le degré de parenté en ligne collatérale. Ce nom n’est pas employé dans les relations habituelles de la vie, sinon envers les dignitaires et les hommes haut placés, mais il est le seul qui paraisse dans les actes publics, dans les contrats civils, dans les examens, les procès, etc… Il sert de signature lorsqu’on écrit une lettre importante. Souvent ce nom, quoique inscrit dans les listes généalogiques, ou dans les registres officiels de l’État, est inconnu des personnes qui ne sont pas de la famille, ou n’ont pas de rapports fréquents avec l’individu. Ordinairement, les gens du peuple n’ont pas de nom civil. Les sobriquets sont très-communs en Corée, et tout le monde peut les employer.

Remarquons ici que l’étiquette coréenne défend non-seulement d’appeler par leur nom le père ou la mère, ou les oncles, ou tout autre supérieur, mais qu’elle interdit même de prononcer ce nom. En pareil cas, les gens bien élevés ont recours à diverses périphrases. Le nom du roi, composé d’un ou deux caractères chinois, est imposé par la cour de Péking quand elle donne l’investiture ; il ne doit jamais se prononcer, et le peuple ne connaît même pas ce nom. Après la mort du prince, son successeur lui donne un nom sous lequel l’histoire devra le désigner.

Quelques mots, en terminant, sur le deuil légal tel qu’il est observé en Corée, surtout dans les hautes classes. Quand un noble a perdu son père, sa mère, ou un de ses proches parents, il n’est pas libre de le pleurer à sa manière ; il doit, et pour le temps, et pour le lieu, et pour la méthode, et pour la durée du deuil, se conformer aux rubriques, telles qu’elles sont expliquées au long dans un traité officiel, publié par le gouvernement. Y manquer en un point grave serait perdre la face, en d’autres termes, être déshonoré au point de ne plus oser se montrer à qui que ce soit. On commence par placer le corps du mort dans un cercueil de bois très-épais, que l’on conserve plusieurs mois dans un appartement spécial, préparé et orné à cet effet. Les gens du peuple qui n’ont pas le moyen d’avoir une chambre pour le cadavre, gardent le cercueil en dehors de leur maison, et le recouvrent de nattes en paille pour le protéger contre la pluie. C’est dans l’appartement du mort que l’on doit aller pleurer au moins quatre fois le jour, et pour y pénétrer, on fait une toilette spéciale. Elle consiste en une grande redingote de toile grise, déchirée, rapiécetée, et aussi sale que possible. On se ceint les reins d’une corde de la grosseur du poignet, partie en paille et partie en fil. Une autre corde semblable, grosse comme le pouce, fait le tour de la tête qui est couverte d’un bonnet de toile grise. Les deux bouts de cette corde retombent par devant sur chaque joue. Des bas et des souliers spéciaux, et, à la main, un gros bâton noueux complètent le costume.

Dans cet accoutrement on se rend à la chambre mortuaire, le matin en se levant, puis avant chaque repas. On apporte une petite table chargée de divers mets que l’on place sur un autel, à côté du cercueil ; puis la personne qui préside la cérémonie, courbée et appuyée sur son bâton, entonne les gémissements funèbres. Pour un père ou une mère ces gémissements se composent des syllabes : ai-kô, que l’on répète sans interruption, d’un ton lugubre, pendant un quart d’heure ou une demi-heure. Pour les autres parents, on chante : ôï, ôï. Plus la voix qui se lamente est forte, plus la séance est longue, et plus l’individu en deuil monte dans l’estime publique. Les gémissements terminés, on se retire, on emporte les mets, on quitte les habits de deuil, et on prend son repas. À la nouvelle et à la pleine lune, tous les parents, amis et connaissances sont invités à prendre part à la cérémonie. Ces pratiques se continuent même après l’enterrement, pendant deux ou trois ans, et, dans cet intervalle, un noble qui se respecte doit aller souvent pleurer et gémir sur le tombeau de ses parents. Quelquefois il y passe toute la journée et même la nuit. On en cite qui ont fait bâtir une petite maison près de ces tombeaux, pour y demeurer pendant plusieurs années, et qui par là ont acquis une haute renommée de sainteté, et la vénération universelle.

XI

Religion. — Culte des ancêtres. — Bonzes. — Superstitions populaires.


D’après les traditions locales, le bouddhisme ou doctrine de Fô pénétra en Corée au quatrième siècle de l’ère chrétienne, et se répandit, avec plus ou moins de succès, dans les trois royaumes qui alors se partageaient la péninsule. Lorsque la dynastie Korie eut réuni ces divers États en une seule monarchie, elle protégea les sectateurs de cette doctrine qui devint la religion officielle. À la fin du quatorzième siècle, la dynastie Korie ayant été renversée, les princes de la dynastie Tsi-tsien, qui lui succéda, cédant à l’influence et peut-être aux ordres formels des empereurs de Péking, adoptèrent non-seulement la chronologie et le calendrier chinois, mais aussi la religion de Confucius. Ils ne proscrivirent point la religion ancienne, mais ils l’abandonnèrent à elle-même, et, par la marche naturelle des choses, le nombre des bouddhistes a toujours été en diminuant, et leur doctrine aussi bien que leurs bonzes sont aujourd’hui tombés dans le mépris. La doctrine de Confucius, au contraire, établie par la loi, est devenue la religion dominante ; son culte est le culte officiel, et toute contravention à ses règlements en matière grave peut être punie du dernier supplice, comme le prouvent les pièces du procès de Paul Ioun et de Jacques Kouen, et d’autres documents que nous donnons tout au long dans cette histoire.

Nous ne parlerons pas ici de cette doctrine de Confucius en elle-même. Les travaux des missionnaires et des sinologues, depuis deux siècles, ont épuisé la question, et à travers les exagérations opposées de louange ou de blâme, on est aujourd’hui parvenu à en avoir une idée à peu près exacte. Voyons seulement ce qu’elle est en Corée. Pour la masse du peuple, elle consiste dans le culte des ancêtres, et dans l’observation des cinq grands devoirs : envers le roi, envers les parents, entre époux, envers les vieillards, et entre amis. À cela se joint une connaissance plus ou moins vague du Siang-tiei que la plupart confondent avec le ciel. Pour les lettrés, il faut ajouter : le culte de Confucius et des grands hommes, la vénération des livres sacrés de la Chine, et enfin un culte officiel au Sia-tsik ou génie protecteur du royaume. Quelquefois aussi, dans les actes publics du gouvernement, il est fait mention des bons génies et du destin.

Les missionnaires ont souvent interrogé des Coréens très-instruits sur le sens qu’ils attachent au mot Siang-tiei, sans jamais obtenir de réponse claire et précise. Les uns croient que l’on désigne par là l’Être suprême, créateur et conservateur du monde ; d’autres prétendent que c’est purement et simplement le ciel, auquel ils reconnaissent un pouvoir providentiel, pour produire, conserver et faire mûrir les moissons, pour éloigner les maladies, etc… ; le plus grand nombre avouent qu’ils l’ignorent et qu’ils ne s’en inquiètent guère. Quand on offre des sacrifices publics pour obtenir la pluie ou la sérénité, ou pour conjurer divers fléaux, la prière s’adresse soit à l’Être suprême, soit au ciel, selon le texte que rédige le mandarin chargé de la cérémonie.

Voici quelques détails sur ces sacrifices, assez peu fréquents d’ailleurs. Quand des districts ou des provinces souffrent de la sécheresse, le gouvernement envoie un ordre aux mandarins, et chacun d’eux, au jour marqué, se rend dès le matin avec sa suite, ses prétoriens et ses satellites au lieu qui lui est désigné. Là, il attend patiemment sans prendre aucune nourriture, sans même fumer de tabac, que l’heure propice arrive. C’est ordinairement vers minuit, et en tout cas, le mandarin ne doit rentrer chez lui qu’après minuit passé. Au moment précis, il immole des porcs, des moutons, des chèvres, dont le sang et les chairs crues sont offerts à la divinité. Le lendemain il se repose, pour recommencer le surlendemain, et ainsi de suite, de deux en deux jours, jusqu’à l’obtention de la pluie. À la capitale, les mandarins se relèvent, afin que les sacrifices aient lieu tous les jours. Si après deux ou trois sacrifices on n’obtient rien, on change de place, et l’on s’installe dans un autre endroit plus propice. Les diverses stations que l’on doit ainsi occuper sont déterminées par d’anciens usages. Si les prières sont inutiles, les ministres viennent officier à la place des mandarins ; et enfin, quand ni les mandarins ni les ministres n’ont pu rien obtenir, le roi lui-même vient en grand appareil pour sacrifier et obtenir le salut de son peuple. Lorsque la pluie arrive, ni le sacrificateur ni les gens de sa suite n’ont le droit de se mettre à l’abri ; ils doivent attendre jusqu’après minuit avant de rentrer dans leurs maisons. Tout le peuple les imite, car on croirait faire injure au ciel en cherchant à éviter une pluie si ardemment désirée, et si quelque individu a la malencontreuse idée de prendre son chapeau ou d’ouvrir son parapluie, on lui arrache ces objets que l’on met en pièces, et on l’accable lui-même de coups et d’injures.

Le mandarin après le sacrifice duquel la pluie arrive, est regardé comme ayant bien mérité de la patrie, et le roi le récompense en lui donnant de l’avancement, ou en lui faisant quelque cadeau précieux. Il y a quelques années, un mandarin de la capitale, pour avoir fait la cérémonie avant l’heure fixée, fut immédiatement destitué. Mais cette nuit-là même, la pluie commença à tomber ; il fut rétabli dans sa charge, et partagea la récompense avec le mandarin du jour suivant, pendant le sacrifice duquel la pluie tomba en grande abondance. Chacun d’eux reçut du roi une peau de cerf, qui fut portée à leur domicile avec tout l’appareil et toute la pompe possibles.

Les sacrifices pour obtenir le beau temps se font, à la capitale, sur la grande porte du Midi. L’heure est la même, le sacrificateur garde la même abstinence, et pendant tout le temps que durent ces sacrifices la porte reste fermée jour et nuit, et la circulation est arrêtée. Quelquefois aussi on interdit, pendant ce temps, de transporter les morts. Ceux qui alors font la levée du corps et se mettent en route, malgré la défense, soit parce qu’ils l’ignorent, soit parce qu’ils espèrent passer en contrebande, soit enfin parce que le jour du convoi a été fixé par les devins et ne peut être changé, sont impitoyablement arrêtés aux portes de la ville. Comme ils ne peuvent retourner chez eux avant l’enterrement, ils doivent demeurer à la pluie, eux et les cercueils qu’ils portent, souvent pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que le retour de la sérénité fasse lever la prohibition.

Quelquefois, dans les grandes calamités, comme au temps du choléra, les particuliers se cotisent ou font des quêtes pour fournir aux frais de sacrifices plus nombreux, et le roi, de son côté, cherche à apaiser le courroux du ciel en accordant des amnisties partielles ou générales.

Outre ce culte officiel du Siang-tiei ou du ciel, le gouvernement entretient à la capitale un temple et fait offrir régulièrement des sacrifices au Sia-tsik. « J’ai souvent demandé, écrit Mgr Daveluy, ce qu’est ce Sia-tsik. Les réponses sont fort obscures. La plupart prétendent que Sia est le génie de la terre, et Tsik l’inventeur de l’agriculture en Chine, placé aujourd’hui parmi les génies tutélaires. Quoi qu’il en soit, le peuple ne s’occupe guère du Sia-tsik, et dans les provinces, on ignore et son nom et son culte. Mais, à la capitale, son temple est ce qu’il y a de plus sacré ; le temple où l’on conserve les tablettes des ancêtres de la dynastie régnante ne vient qu’en second lieu. »

La partie principale de la religion des lettrés, la seule que connaisse et pratique fidèlement l’immense majorité de la population, est le culte des ancêtres. De là l’importance des lois sur le deuil, sur le lieu où doivent être placés les tombeaux, et sur la conservation dans chaque famille des tablettes des parents défunts. À propos des funérailles royales et des devoirs de parenté, nous avons déjà donné des détails sur le deuil et sur les tombeaux des rois ; voici maintenant, pour compléter, quelques notions sur les sépultures ordinaires et sur les tablettes.

Le choix d’un lieu d’enterrement est pour tout Coréen une affaire majeure ; pour les gens haut placés, on peut dire que c’est leur principale préoccupation. Ils sont convaincus que de ce choix dépendent le sort de leur famille et la prospérité de leur race, et ils n’épargnent rien pour découvrir un endroit propice. Aussi, les géoscopes et les devins, qui se font une spécialité de cette étude, abondent dans le pays. Quand le lieu de la sépulture est fixé et qu’on y a déposé le corps, il est défendu désormais à qui que ce soit d’y enterrer, de peur que la fortune ne passe de son côté, et la prohibition s’étend à une distance plus ou moins considérable, suivant le degré d’autorité de celui qui l’établit. Pour les tombeaux des rois, le terrain réservé s’étend à plusieurs lieues tout autour, et comprend les montagnes environnantes d’où l’on peut voir le tombeau. De leur côté, les grands et les nobles prennent le plus d’espace possible ; ils y plantent des arbres qu’il est défendu de couper jamais, et qui avec le temps deviennent de véritables forêts. Si quelqu’un parvient à enterrer furtivement sur une montagne déjà occupée par d’autres, cette montagne devient, aux yeux de la loi, la propriété du dernier inhumant, et dans ce cas, lorsque les premiers tombeaux appartiennent à des nobles ou à des gens riches, on fait déterrer les corps, sinon on se contente de raser les tombes et d’en faire disparaître la trace, en nivelant le terrain. De là des querelles, des rixes, des haines violentes qui, comme toutes les haines du Coréen, se transmettent de génération en génération.

La loi défend de déterrer le corps d’un individu appartenant à une autre famille, les parents du mort ont seuls le droit d’y toucher. Il y a quelques années, derrière la montagne où habitait un missionnaire, un riche marchand, qui venait de perdre son père, trouva un lieu de sépulture à sa convenance. Près de là étaient quelques tombeaux de nobles. La distance étant légalement suffisante, le marchand avait le droit d’enterrer ; mais la raison du plus fort est, en Corée, presque toujours la meilleure, et les nobles firent opposition. Le marchand persista, loua secrètement une centaine d’individus déterminés, pour vaincre toute résistance de la part des gardiens, fit l’inhumation selon les règles, et se retira avec sa troupe. Il était environ six heures du soir. Les nobles, premiers possesseurs du terrain, demeuraient à trois lieues de là, et, bien qu’on les eût avertis dès le matin, ils ne purent arriver, avec deux ou trois cents hommes, qu’une demi-heure trop tard. La montagne leur était ravie. N’osant toucher au cadavre fraîchement inhumé, ils se lancèrent avec leurs gens à la poursuite du marchand, battirent ses affidés, le saisirent lui-même, lui lièrent les pieds et les mains, et l’apportèrent, au milieu des plus effroyables vociférations, jusque sur la tombe de son père. Le pauvre malheureux, à moitié mort de frayeur et de fatigue, donna le premier coup de bêche. Les autres purent alors déterrer le corps, ce qui fut fait en quelques minutes, et le marchand dut chercher ailleurs un lieu de sépulture.

Les gens du peuple ont recours à tous les moyens pour protéger leurs tombeaux. Un jour, des prétoriens voulurent enterrer un des leurs dans l’endroit que possédait une famille pauvre. Le chef de cette famille voyant que toutes les réclamations étaient inutiles, assista tranquillement à l’enterrement fait par les prétoriens et, après la cérémonie, offrit du vin aux fossoyeurs, qui l’acceptèrent. Puis avec le plus grand sang-froid, il se coupa lui-même les chairs des cuisses, et leur en offrit les morceaux saignants pour compléter leur repas. Le mandarin apprenant le fait, et entendant les exécrations dont le peuple chargeait ses prétoriens, les fit punir sévèrement, et les força à déterrer leur mort et à rendre la place au premier propriétaire. Une autre fois, un abatteur de bœufs fut dépossédé de la sépulture de son père, par un noble très-puissant qui enterra sa mère dans le même lieu, à deux pas de distance. Le pauvre homme, loin de résister, se prêta de la meilleure grâce à aider ceux qui faisaient la cérémonie, et obtint, en récompense de sa bonne volonté, d’être nommé gardien du nouveau tombeau. Après quelques jours, il planta une haie entre les deux cadavres. Le noble étant venu faire sa visite habituelle à la tombe de sa mère, demanda des explications. « J’ai été forcé d’agir ainsi, répondit le gardien, mais il m’est impossible, dussé-je mourir, de vous en dire la raison. » Le noble, très-intrigué, le flatte, le caresse, lui prodigue les assurances d’impunité. « Comment parler de choses semblables ? dit l’autre. Il y a quelques nuits, j’ai vu le corps de mon père se lever, marcher droit au tombeau de madame votre mère… je n’ose achever ; mais dès le matin, j’ai planté cette haie pour empêcher une aussi scandaleuse profanation. » Le noble, à moitié mort de honte, ne répondit pas un mot. Le soir même, il fit enlever le cercueil de sa mère, et le transporta ailleurs.

Aussitôt après la mort, on fabrique la tablette dans laquelle doit venir résider l’âme du défunt. Ces tablettes sont généralement en bois de châtaignier, et l’arbre doit être tiré des forêts les plus éloignées de toute habitation humaine, ce que les Coréens expriment par ces mots : « Pour les tablettes il faut un bois qui, de son vivant (avant d’être coupé), n’ait jamais entendu ni l’aboiement du chien, ni le chant du coq. » Cette tablette est une petite planche plate que l’on peint avec du blanc de céruse, et sur laquelle on inscrit en caractères chinois le nom du défunt. Sur le côté, on pratique des trous par lesquels doit entrer l’âme. La tablette, placée dans une boîte carrée, se conserve : chez les riches, dans une chambre ou salle spéciale : chez les gens du peuple dans une espèce de niche, au coin de la maison. Les pauvres font leurs tablettes en papier. Pendant les vingt-sept mois du deuil, les sacrifices se font tous les jours devant ces tablettes. On se prosterne le front dans la poussière ; on offre divers mets préparés avec soin, du tabac à fumer, et de l’encens. Après le deuil, on continue à offrir ces sacrifices plusieurs fois par mois, à des jours fixés par la loi et l’usage, soit devant les tablettes, soit sur le tombeau. À la quatrième génération, on enterre les tablettes, et le culte cesse définitivement, si ce n’est pour les hommes extraordinaires dont les tablettes se conservent à perpétuité.

Outre ce culte des ancêtres, commun à tous les Coréens, les lettrés et les nobles ont celui de Confucius et des grands hommes, auxquels ils offrent des sacrifices dans des temples spéciaux, non pas qu’ils les regardent comme des dieux, mais parce que, dans leur opinion, ils sont devenus des esprits ou génies tutélaires. Mais qu’entendent-ils par là ? il est difficile de le savoir. « Dans ce pays, écrit Mgr Daveluy, on n’a pas de notions exactes sur la distinction de l’âme et du corps, ni sur la spiritualité de l’âme. Les mots : hon, sin, lieng, etc…, consacrés dans nos livres chrétiens pour désigner l’âme et sa nature, ne sont appliqués par les païens qu’aux esprits ou génies et aux âmes des défunts. Un païen, assez instruit d’ailleurs, à qui je disais que chaque homme a une âme, ne voulut pas l’admettre. Pour nous autres, disait-il, ce qui nous meut et nous anime se dissipe avec le dernier souffle de la vie ; mais pour les grands hommes, ils subsistent encore après leur mort. Parlait-il de leur âme, ou prétendait-il qu’ils étaient transformés en esprits ou génies ? Je l’ignore, et lui-même ne le savait pas. » Dans chaque district, se trouve un temple de Confucius. Ce sont de petits bâtiments assez beaux pour le pays, avec de vastes dépendances. On les appelle hiang-kio. On ne peut passer à cheval devant ces temples, et des bornes, placées aux extrémités du terrain consacré, marquent l’endroit où il faut mettre pied à terre. C’est dans ces temples que les lettrés tiennent leurs réunions, et l’on y offre des sacrifices, à la nouvelle et à la pleine lune. Quand les revenus attachés aux temples ne suffisent pas pour couvrir les frais, la caisse du district doit y suppléer. Les lettrés élisent entre eux ceux qui doivent, pour un temps donné, exercer les fonctions de sacrificateur.

Les se-ouen sont des temples élevés aux grands hommes avec l’autorisation du roi. Leurs portraits y sont conservés, et l’on témoigne à ces portraits une vénération presque égale à celle que l’on a pour les tablettes des défunts. Si ces grands hommes ont laissé des descendants, ceux-ci sont, de droit, fonctionnaires de leurs temples ; sinon, les lettrés du voisinage remplissent à tour de rôle, l’office de sacrificateur. Quelques-uns de ces se-ouen sont très-célèbres dans le pays, et le gouverneur ou ministre qui refuserait d’accorder sur les deniers publics les sommes, quelquefois énormes, exigées par les fonctionnaires de ces temples pour les frais des sacrifices, compromettrait gravement sa position.

Les livres sacrés de la Chine sont aussi les livres sacrés des Coréens. Il en existe une traduction officielle en langue vulgaire, à laquelle il est défendu de changer un seul mot sans l’ordre du gouvernement. Le lettré ou docteur qui se permettrait de donner une interprétation différente sur un point grave, pourrait bien payer de sa tête une telle audace. Il y a quelques années, un noble, poursuivi pour avoir publié quelques attaques contre un sage, disciple de Confucius, faillit périr dans une émeute de lettrés, et le roi eut beaucoup de peine à lui sauver la vie. Outre ces livres, il y a en Corée un recueil de prophéties ou livre sibyllin, prohibé par le gouvernement, et qui circule en cachette. On attribue à ce livre une très-grande antiquité. Il annonce clairement, dit-on, pour l’année sainte, l’établissement d’une religion qui ne sera ni celle de Fô, ni celle de Confucius. Mais qu’est-ce que cette année sainte ? nul ne le sait.

À côté de la religion officielle se trouve, comme nous l’avons dit, le bouddhisme ou doctrine de Fô, qui est maintenant en pleine décadence. Avant la dynastie actuelle, le bouddha coréen, quelquefois appelé Sekael (issu de la famille de Se), était en très-grand honneur, ainsi que ses bonzes. C’est alors que furent bâties toutes les grandes pagodes dont quelques-unes existent encore aujourd’hui. On en trouvait dans chaque district, et les largesses du peuple et des rois les entretenaient dans la prospérité. Quand les dons volontaires étaient insuffisants, le trésor public y pourvoyait. Plusieurs rois de la dynastie Korie voulurent, par dévotion, être inhumés dans ces pagodes, à la manière bouddhique, qui consiste à brûler les corps et à recueillir les cendres dans un vase, que l’on conserve en un lieu spécial, ou que l’on jette à l’eau. Un de ces rois fit même un décret pour obliger chaque famille qui aurait trois enfants, à en donner un pour devenir bonze. À la fin du quatorzième siècle, la nouvelle dynastie qui s’installa sur le trône de Corée, sans prohiber en aucune manière le bouddhisme, le laissa complètement de côté, et depuis cette époque, pagodes, bonzes et bonzesses, n’ont cessé de déchoir dans la vénération publique. Quelquefois encore, même aujourd’hui, le gouvernement invoquera officiellement le nom de Fô, et les reines ou princesses feront, dans des circonstances particulières, un petit présent à telle ou telle pagode, mais rien de plus, et tout le monde, les bouddhistes eux-mêmes, avouent que, dans quelques générations, il ne restera de leur culte qu’un souvenir.

Les pagodes bouddhiques, bâties dans le genre chinois, n’ont généralement rien de remarquable. Le sanctuaire où se trouve la statue de Fô est assez étroit, mais il est toujours entouré de nombreux appartements qui servent aux bonzes de demeure, de salles d’étude et de lieux de réunion. Du plus grand nombre, il ne reste que des ruines. Ces pagodes sont d’ordinaire situées dans les montagnes, dans les déserts, et souvent le site en est admirablement choisi. Pendant l’été surtout, les lettrés s’y réunissent souvent pour se livrer à l’étude et aux discussions littéraires. Ils y trouvent la tranquillité, la solitude, le bon air ; et les bonzes, moyennant une légère rétribution, leur servent de domestiques.

Ces bonzes sont maintenant presque sans ressources. Excepté dans la province de Kieng-sang, où ils ont conservé quelque influence, ils sont obligés, pour vivre, de mendier ou de se livrer à divers travaux manuels, tels que la fabrication du papier ou des souliers. Quelques-uns cultivent de petits coins de terre appartenant aux bonzeries. Par suite du discrédit où est tombée leur religion, ils ne peuvent que difficilement se recruter, et ont dû abandonner toute espèce d’études. Ceux qui se font bonzes aujourd’hui sont, pour la plupart, des gens sans aveu qui cherchent un refuge dans les pagodes, des individus qui n’ont pas pu se marier, des veufs sans enfants qui ne veulent pas ou ne peuvent pas vivre seuls, etc… Le peuple les méprise, les regarde comme des querelleurs, des charlatans, et des hypocrites ; néanmoins, par habitude, peut-être aussi par une certaine crainte superstitieuse, on leur fait assez facilement l’aumône.

On trouve aussi, comme dans tous les autres pays bouddhistes, des bonzesses vivant ensemble dans des monastères, non loin des pagodes où il leur est interdit de résider. De même que les bonzes, elles sont tenues à garder la continence pendant leur séjour dans les bonzeries, et il y a peine de mort contre celles qui auraient des enfants ; aussi, à ce qu’on assure, sont-elles très-versées dans l’art infâme des avortements. Leurs mœurs passent pour être abominables. Du reste, bonzes ou bonzesses sont parfaitement libres de quitter leurs couvents quand il leur plaît pour rentrer dans la vie commune, et c’est ce qui arrive tous les jours. On entre dans ces maisons parce qu’on ne sait que faire, et après un séjour plus ou moins long, si l’on s’ennuie, on les quitte pour aller chercher fortune ailleurs.

Tel est, en Corée, l’état actuel de la religion de Confucius et de celle de Fô. Ces deux doctrines, comme on l’a remarqué bien souvent, et selon nous avec beaucoup de justesse, ne sont, au fond, que deux formes différentes d’athéisme. De leur coexistence légale, de leur mélange nécessaire dans l’esprit d’un peuple qui ne raisonne guère sa foi religieuse, est sortie cette incroyance pratique, cette insouciance de la vie future qui caractérise presque tous les Coréens. Tous font les prostrations et offrent les sacrifices devant les tablettes, mais peu croient sérieusement à leur efficacité. Ils ont une notion confuse d’un pouvoir supérieur et de l’existence de l’âme, mais ils ne s’en inquiètent pas, et quand on leur parle de ce qui suivra la mort, ils répondent aussi stupidement que nos libres penseurs de haut et de bas étage : « Qui le sait ? personne n’en est revenu ; l’important est de jouir de la vie pendant qu’elle dure. » Mais, si presque tous les Coréens sont pratiquement athées, en revanche, et par une conséquence inévitable, ils sont les plus superstitieux des hommes.

Ils voient le diable partout ; ils croient aux jours fastes et néfastes, aux lieux propices ou défavorables ; tout leur est un signe de bonheur ou de malheur. Sans cesse ils consultent le sort et les devins ; ils multiplient les conjurations, les sacrifices, les sortilèges, avant, pendant, et après toutes leurs actions ou entreprises importantes. Dans chaque maison, il y a une ou deux cruches en terre pour renfermer les dieux pénates : Seng-tsou, le protecteur de la naissance et de la vie ; Tse-tsou, le protecteur des habitations, etc., et de temps en temps on fait devant ces cruches la grande prostration. Si quelque accident arrive en passant sur une montagne, on est tenu de faire quelque offrande au génie de la montagne. Les chasseurs ont des observances spéciales pour les jours de succès ou d’insuccès ; les matelots plus encore, car ils font des sacrifices et offrandes à tous les vents du ciel, aux astres, à la terre, à l’eau. Sur les routes, et surtout au sommet des collines, il y a de petits temples ou seulement des tas de pierres ; chaque passant accrochera au temple un papier, ruban, ou autre signe, ou jettera une pierre dans le tas. Le serpent est ici, comme partout et toujours chez les païens, l’objet d’une crainte superstitieuse ; très-peu de Coréens oseraient en tuer un. Quelquefois même, ils fournissent de la nourriture en abondance, et régulièrement, aux serpents qui se logent dans les toits ou les murailles de leurs masures. Un homme en deuil ne peut donner la mort à aucun animal ; il n’ose même pas se débarrasser de la vermine qui le dévore. Les femmes, qui en ce pays font tous les métiers possibles, ne voudraient jamais tuer un poulet, ni même le vider après qu’il aurait été tué par une autre personne.

La plupart des familles conservent précieusement le feu dans la maison, et font en sorte de ne jamais le laisser éteindre. Si un pareil malheur arrivait, ce serait pour la famille le pronostic et la cause des plus grandes infortunes. Pour l’éviter, tous les jours, après avoir préparé le repas du matin ou du soir, on dépose ce qui reste de charbons embrasés avec les cendres dans un vase de terre, en forme de chaufferette, et on prend les précautions nécessaires afin de conserver l’étincelle qui servira à rallumer le feu à la prochaine occasion. Un jour, un noble qui avait grande compagnie dans ses salons, vit un esclave sortir, un bouchon de paille à la main, au moment où l’on devait préparer le repas. « Où vas-tu ? lui cria-t-il. — Je vais chez le voisin chercher du feu, répondit l’esclave ; il n’y en a plus, nulle part, dans la maison. — Impossible, » dit le maître en pâlissant, et aussitôt, laissant ses hôtes, il court aux vases où dans les divers appartements on conservait le feu, et, à genoux, les larmes aux yeux, il retourne les cendres avec une attention fiévreuse. À la fin il aperçoit une faible lueur ; il souffle et parvient à enflammer une allumette. « Victoire ! s’écrie-t-il en rentrant dans le salon, les destins de ma race ne sont pas encore terminés ; j’ai recouvré ce feu que mes ancêtres se sont fidèlement transmis depuis dix générations, et je pourrai à mon tour le léguer à mes descendants. »

Nous avons dit plus haut combien la petite vérole est terrible en Corée. Quand on s’attend à la voir arriver dans un village, hommes et femmes se baignent la tête à grande eau avec des vases neufs, et répètent très-souvent ces ablutions, afin de se préparer à recevoir convenablement la visite de cette illustre dame. Si l’on peut avoir de l’eau de mer en pareil cas, elle est beaucoup plus efficace que l’eau douce. En même temps, on dispose sous le vestibule ou auprès de la porte de chaque maison, une table chargée de fruits. Lorsque la maladie s’est déclarée dans une maison, on y place un petit drapeau, ou bien on bariole la porte avec de la terre jaune, pour empêcher les étrangers de venir par leur présence troubler ou contrarier la terrible hôtesse. On s’efforce de la bien traiter pour obtenir ses bonnes grâces, on se prosterne, on prie, on chante, on multiplie les sacrifices en son honneur, on fait des gâteaux de riz pour régaler en son nom tous les voisins, et si le riz a été mendié de porte en porte, l’œuvre est bien plus méritoire. On fait venir les mou-tang ou sorciers avec tous leurs appareils superstitieux, et l’on finit, chacun selon sa fortune, par une grande cérémonie pour éconduire la dame avec toute la pompe voulue. Tous sont convaincus que, pendant la maladie, les enfants attaqués sont en communication avec les génies, qu’ils ont le don de seconde vue, et qu’ils aperçoivent à travers les murailles ce qui se passe même à de grandes distances. Il y a quelques années, pendant qu’un enfant de douze à treize ans était couché malade dans une maison, un noble du village entra sans y faire attention dans la cour attenante, le bonnet de crin sur la tête. L’enfant, qui lui gardait rancune pour quelques coups de bâton qu’il en avait reçus, le vit venir et s’écria ; « Ce noble qui vient ici avec son bonnet, irrite la dame, redouble mes souffrances et va être cause de ma mort. Il faut le battre sur le derrière pour apaiser la fureur de la dame. » Le noble, effrayé, reconnut son tort, et pour détourner les malheurs dont le menaçait cette colère redoutable, consentit à recevoir, séance tenante, la bastonnade expiatrice.

Ces superstitions et une foule d’autres, qu’il serait trop long d’énumérer en détail, sont très-répandues dans le pays. Quelques hommes de la classe instruite les méprisent et n’y ont aucune foi, mais les femmes de toutes les conditions y tiennent comme à leur vie, et les maris, pour ne pas compromettre la paix de leur ménage, les tolèrent même en refusant d’y prendre part, de sorte que depuis le palais jusqu’à la dernière cabane, elles sont universellement pratiquées. On peut juger par là combien nombreux doivent être les charlatans, astrologues, devins, jongleurs, diseurs de bonne aventure, de l’un et de l’autre sexe, qui vivent en Corée de la crédulité publique. On en rencontre partout qui, moyennant finance, viennent examiner les terrains propres pour bâtir ou pour enterrer, déterminer par le sort les jours favorables pour les entreprises, tirer l’horoscope des futurs époux, prédire l’avenir, conjurer les malheurs ou les accidents, chasser le mauvais air, réciter des formules contre telle ou telle maladie, exorciser les démons, etc., et toujours avec grandes cérémonies, force tapage, et quantité de nourriture, car la gloutonnerie des devins est proverbiale en Corée.

Ceux qui ont le plus de succès et de réputation dans ce métier, sont les aveugles qui, presque tous, l’exercent depuis leur bas âge, et transmettent leurs secrets aux enfants affligés de la même infirmité. C’est pour ainsi dire leur office naturel, et le plus souvent leur seul moyen de subsistance. Dans les districts éloignés, chacun d’eux exerce séparément, à ses risques et périls ; mais dans les villes et surtout à la capitale, ils forment une corporation puissamment organisée, qui est reconnue par la loi, et qui paye des impôts au gouvernement. Seuls, ils ont droit de circuler dans les rues pendant la nuit. Le jour on les rencontre, deux ou trois ensemble, poussant un cri spécial pour attirer l’attention de ceux qui peuvent avoir besoin de leurs services. Pour être reçu définitivement membre de la société, il faut passer par un noviciat d’au moins trois ans. Ce temps est consacré à étudier les secrets de l’art, et surtout les rues et ruelles de la capitale. C’est quelque chose de prodigieux, et qui semble naturellement inexplicable, que leur adresse à se retrouver dans le dédale de rues tortueuses, de culs-de-sac, d’impasses, qui forment la ville de Séoul. Quand on leur a indiqué une maison quelconque, ils s’y rendent, en tâtonnant un peu avec leur bâton, presque aussi vite, et aussi sûrement que tout autre individu.

On les fait venir pour indiquer l’avenir, découvrir les choses secrètes, tirer les horoscopes, mais surtout pour chasser les diables. Dans ce dernier cas, il convient qu’ils soient plusieurs ensemble ; leurs cérémonies ont alors une action plus rapide et plus efficace. Ils commencent par psalmodier diverses formules d’une voix grave et lente, puis peu à peu haussent le ton, en s’accompagnant du roulement monotone et de plus en plus rapide de leurs bâtons, sur le plancher et sur des vases de terre ou de cuivre. Ils entrent bientôt dans une espèce de frénésie étrange ; le rhythme de leurs chants devient de plus en plus saccadé, et à la fin, c’est un vacarme affreux de hurlements et de vociférations diaboliques. « Quels poumons ! s’écrie Mgr Daveluy, à qui nous empruntons ces détails ; je vous assure qu’il y a réellement de quoi mettre en fuite tous les diables de l’enfer. Chaque exorcisme dure trois ou quatre heures, et quelquefois on recommence, toujours plus fort, trois fois dans une même nuit et plusieurs nuits de suite. Malheur aux voisins des maisons où se passent de pareilles scènes ! il leur est absolument impossible de fermer l’œil, comme j’en ai fait plusieurs fois l’expérience. » À la fin cependant, les opérateurs parviennent à vaincre le diable ; ils l’acculent dans un coin, le serrent de tous côtés, et finissent par le forcer à se réfugier dans un pot ou dans une bouteille que l’un d’eux tient à la main. On bouche et on ficelle immédiatement cette bouteille avec le plus grand soin, et, la maison étant débarrassée de son hôte incommode, on commence le chant de victoire. Pendant toute la cérémonie on n’a cessé d’offrir au diable toutes sortes de mets pour le gagner ; ces mets deviennent la propriété des aveugles, à qui on donne en outre une somme d’argent plus ou moins ronde.

Quant à l’action réelle du démon dans ces cas et d’autres analogues, il est difficile de la déterminer. Qu’il y ait souvent beaucoup de jonglerie et de charlatanisme, nul n’en doute. Mais que, de temps en temps, le démon manifeste réellement sa présence et son action dans les hommes ou les choses par des phénomènes contraires aux lois de la nature ; qu’il y ait de véritables sorciers, des sorcières surtout, qui par des rites magiques se mettent en rapport direct avec les puissances infernales, le fait est absolument certain. Les missionnaires attestent que les possessions proprement dites se rencontrent quelquefois ; de même, les obsessions, sans être fréquentes, ne sont pas rares, même parmi les chrétiens.

Au reste, les faits de cette espèce, qui arrivent en Corée, sont ceux qui se sont passés et se passent encore chez tous les peuples païens. Toutes les pages de la Bible, dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament, sont pleines de semblables exemples ; et aujourd’hui que l’histoire du monde est mieux connue, aucun savant sérieux n’oserait en nier la possibilité.

XII

Caractère des Coréens : leurs qualités morales, leurs défauts, leurs habitudes.


La grande vertu du Coréen est le respect inné et la pratique journalière des lois de la fraternité humaine. Nous avons vu plus haut comment les diverses corporations, les familles surtout, forment des corps intimement unis pour se défendre, se soutenir, s’appuyer et s’entr’aider réciproquement, Mais ce sentiment de confraternité s’étend bien au delà des limites de la parenté ou de l’association ; et l’assistance mutuelle, l’hospitalité généreuse envers tous, sont des traits distinctifs du caractère national, des qualités qui, il faut l’avouer, mettent les Coréens bien au dessus des peuples envahis par l’égoïsme de notre civilisation contemporaine.

Dans les occasions importantes de la vie, telles qu’un mariage ou un enterrement, chacun se fait un devoir d’aider la famille directement intéressée. Chacun apporte son offrande et rend tous les services en son pouvoir. Les uns se chargent de faire les achats, les autres d’organiser la cérémonie ; les pauvres, qui ne peuvent rien donner, vont prévenir les parents dans les villages voisins ou éloignés, passent jour et nuit sur pied, et font gratuitement les corvées et démarches nécessaires. Il semblerait qu’il s’agit non pas d’une affaire personnelle, mais d’un intérêt public de premier ordre. Quand une maison est détruite par un incendie, une inondation ou quelque autre accident, les voisins s’empressent d’apporter pour la rebâtir, qui des pierres, qui du bois, qui de la paille ; et chacun, outre ces quelques matériaux, donne deux ou trois journées de son travail. Si un étranger vient s’établir dans un village, chacun l’aide à se bâtir une petite demeure. Si quelqu’un est obligé d’aller au loin sur les montagnes couper du bois ou faire du charbon, il est sûr de trouver dans le village voisin un pied-à-terre ; il n’a qu’à apporter son riz, on se chargera de le cuire, et on y mettra les quelques assaisonnements nécessaires. Lorsqu’un habitant du village tombe malade, ceux qui auraient à la maison un remède n’attendent pas pour le donner qu’on le leur demande ; le plus souvent, ils se hâtent de le porter eux-mêmes, et ne veulent point en recevoir le prix. Les instruments de jardinage ou de labour sont toujours à la disposition de qui vient les demander, et souvent même, excepté pendant la saison des travaux, les bœufs se prêtent assez facilement.

L’hospitalité est considérée par tous comme le plus sacré des devoirs. D’après les mœurs, ce serait non-seulement une honte, mais une faute grave, de refuser sa part de riz à quiconque, connu ou inconnu, se présente au moment du repas. Les pauvres ouvriers qui prennent leur nourriture sur le bord des chemins, sont souvent les premiers à offrir aux passants de la partager avec eux. Quand, dans une maison quelconque, il y a une petite fête ou un repas solennel, tous les voisins sont toujours invités de droit. Le pauvre qui doit aller pour ses affaires dans un lieu éloigné ou visiter à de grandes distances des parents ou amis, n’a pas besoin de longs préparatifs de voyage. Son bâton, sa pipe, quelques bardes dans un petit paquet pendu à l’épaule, quelques sapèques dans sa bourse, si toutefois il a une bourse et des sapèques à mettre dedans, voilà tout. La nuit venue, au lieu de se rendre à l’auberge, il entre dans quelque maison dont les appartements extérieurs sont ouverts à tout venant, et il est sûr d’y trouver de la nourriture et un gîte pour la nuit. Quand l’heure du repas arrive, on lui donne sa part ; il a pour dormir un coin de la natte qui recouvre le plancher, et un bout du morceau de bois qui, appuyé contre la muraille, sert d’oreiller commun. S’il est fatigué, ou que le temps soit trop mauvais, il passera ainsi quelquefois un ou deux jours, sans que l’on songe à lui reprocher son indiscrétion.

En ce bas monde, les meilleures choses ont toujours un mauvais côté, et les habitudes toutes patriarcales que nous venons de décrire, produisent bien quelques inconvénients. Le plus grave est l’encouragement qu’elles donnent à la fainéantise d’une foule de mauvais sujets, qui spéculent sur l’hospitalité publique, et vivent en flânant de côté et d’autre dans une complète oisiveté. Quelques-uns des plus effrontés viennent s’établir, pendant des semaines entières, chez les gens riches ou aisés, et se font même donner des vêtements que l’on n’ose pas refuser de peur d’être ensuite injurié et calomnié par eux. On dit que, dans la province de Pieng-an surtout, ces cas sont assez fréquents. Dans les montagnes du Kang-ouen, on voit des bandes entières s’établir dans un village, y vivre deux ou trois jours aux frais des habitants, puis passer dans un autre, et ainsi de suite, pendant des mois entiers, sans que le gouvernement ose intervenir pour protéger le peuple. Les petits marchands ambulants, les comédiens, les astrologues prennent les mêmes libertés ; c’est l’usage, et nul ne réclame ni ne songe à se débarrasser par force de ces hôtes incommodes. Il y a de plus les mendiants proprement dits. Ce sont des infirmes, des estropiés, des vieillards sans ressources, auxquels chacun donne un peu de riz ou quelques sapèques. À Séoul, se trouve une corporation de mendiantes qui se partagent les différents quartiers de la capitale et quêtent chaque jour de porte en porte. Elles sont généralement détestées à cause de leur méchanceté et de leur insolence ; mais la crainte de s’attirer de mauvaises affaires de la part de toute la bande, force la main aux habitants paisibles, et elles recueillent d’abondantes aumônes. Parmi les mendiants attitrés il faut aussi compter tous les bonzes. Les uns mendient par nécessité, les autres par vertu ; on donne à ces derniers le nom de San-lim. Quoique la religion de Fô soit maintenant tombée dans un discrédit universel, presque toujours, par pitié ou par un reste de superstition, on leur donne quelques poignées de riz.

Les visites, soirées, invitations, et autres relations ordinaires de société sont très-multipliées, et la plus grande liberté y règne. Les femmes ne se montrent jamais dans ces réunions ; elles passent leur vie dans les appartements intérieurs, et ne se visitent qu’entre elles. Mais les hommes à leur aise, les nobles surtout, naturellement causeurs et paresseux, vont continuellement de salon en salon tuer le temps, raconter ou inventer des nouvelles. Ces salons ou appartements extérieurs sont placés sur le devant de la maison, et toujours ouverts à tout venant. Le maître du logis y fait sa résidence habituelle, et met son orgueil à recevoir et à bien traiter le plus d’amis possible. Naturellement les conversations ne roulent guère sur la politique ; personne ne s’en occupe, et d’ailleurs un tel sujet serait dangereux. Mais on se raconte les dernières histoires de la cour et de la ville, on colporte les médisances du jour, on répète les bons mots qui ont été dits par tel ou tel grand personnage, on récite des fables ou des apologues, on parle science ou littérature. L’été surtout, ces réunions entre lettrés deviennent de petites académies, où l’on s’assemble trois ou quatre fois la semaine pour discuter des questions de critique littéraire, approfondir le sens des ouvrages célèbres, comparer diverses compositions poétiques. Les gens du peuple, de leur côté, se rencontrent dans les rues, le long des routes, dans les auberges. Quand ils sont deux ou trois ensemble, la conversation s’engage immédiatement et ne languit jamais. Ils se font les questions les plus indiscrètes, sur leur nom, leur âge, leur demeure, leurs occupations, leur commerce, les dernières nouvelles qu’ils ont pu apprendre, etc. Un Coréen ne peut rien garder de ce qu’il sait ; c’est chez lui une démangeaison incroyable d’apprendre toutes les nouvelles, même les plus insignifiantes, et de les communiquer immédiatement à d’autres, ornées de toutes les exagérations et de tous les mensonges possibles.

En Corée on parle toujours sur un ton très-élevé, et les réunions sont extraordinairement bruyantes. Crier le plus haut possible, c’est faire preuve de bonnes manières, et celui qui, dans une société, parlerait sur un ton ordinaire, serait mal vu des autres, et passerait pour un original qui cherche à se singulariser. Le goût du tapage est inné en eux, et rien à leur sens ne peut être fait convenablement sans beaucoup de vacarme. L’étude des lettres consiste à répéter à gorge déployée, chaque jour, pendant des heures entières, une ou deux pages d’un livre. Les ouvriers, les laboureurs, se délassent de leurs fatigues en luttant à qui criera le plus fort. Chaque village possède une caisse, des cornes, des flûtes, quelques couvercles de chaudrons en guise de cymbales, et souvent pendant les rudes travaux de l’été, on s’interrompt quelques instants, et l’on se délasse par un concert à tour de bras. Dans les préfectures et les tribunaux, les ordres des mandarins sont répétés d’abord par un crieur, puis par beaucoup d’autres échelonnés à tous les coins, de manière à retentir dans les quartiers environnants. Si un fonctionnaire public sort de sa maison, les cris perçants d’une multitude de valets annoncent sa marche. Dans les rares circonstances où le roi se montre en public, une foule de gens sont postés de distance en distance pour pousser les plus formidables clameurs, et ils se partagent la besogne alternativement, de manière à ne pas laisser une seconde de silence. La moindre interruption, en pareil cas, serait un manque de respect envers la majesté royale.

Les Coréens des deux sexes sont naturellement très-passionnés ; mais l’amour véritable ne se trouve guère en ce pays, car la passion chez eux est purement physique, le cœur n’y est pour rien. Ils ne connaissent que l’appétit animal, l’instinct de la brute qui, pour se satisfaire, se rue à l’aveugle sur le premier objet à sa portée ; aussi la corruption des mœurs dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Elle est telle, que l’on peut affirmer hardiment que plus de la moitié des individus ne connaissent pas leurs véritables parents. Plusieurs fois des chrétiennes, sur le point d’être violées par des païens, les ont arrêtes par ces paroles : « Ne m’approche point, je suis ta propre fille. » Et le païen reculait, sachant que le fait était, sinon probable, au moins très-possible. Au reste, comment pourrait-il en être autrement dans un pays où aucun frein religieux ne vient dominer les passions, et où les coutumes, les nécessites même de la vie matérielle forcent souvent les pauvres, c’est-à-dire la moitié de la population, à oublier les lois de la pudeur ? En effet, les maisons des pauvres ne sont que de misérables huttes de terre. Ils n’ont pas le moyen d’avoir deux chambres, ou, s’ils en ont deux, ils ne peuvent les chauffer toutes deux pendant l’hiver. Aussi, père, mère, frères et sœurs, tous dorment ensemble, sous la même couverture s’ils en ont une, et, s’ils n’en ont point, serrés les uns contre les autres pour se réchauffer un peu.

Presque tous les enfants jusqu’à l’âge de neuf ou dix ans, quelquefois même davantage, vivent pendant l’été absolument nus, ou revêtus seulement d’une petite jaquette qui descend jusqu’à la ceinture. Les enfants chrétiens sont généralement vêtus d’une manière plus décente, mais les missionnaires ont eu beaucoup de peine à obtenir cette concession. Tout homme, marié ou non, est libre d’avoir chez lui autant de concubines qu’il peut en entretenir. Quand une femme arrive dans un village, elle trouve toujours où se placer ; si nul n’est assez riche pour la garder chez lui, chacun la prend dans sa maison à tour de rôle, et la nourrit pendant quelques jours. Une femme qui, voyageant seule, passerait la nuit dans une auberge, serait infailliblement la proie du premier venu ; quelquefois même la compagnie d’un homme, à moins qu’il ne soit bien armé, ne suffit pas à la protéger. Inutile d’ajouter que la prostitution s’étale partout au grand jour, et que la sodomie et autres crimes contre nature sont assez fréquents. Le long des routes, à l’entrée des villages surtout, les filles publiques de bas étage s’installent avec une bouteille d’eau-de-vie de riz, dont elles offrent aux voyageurs. La plupart s’arrêtent d’eux-mêmes pour les faire chanter, ou badiner avec elles ; et si quelqu’un passe sans les regarder, elles ne se gênent nullement pour l’arrêter par ses habits et même lui barrer le chemin.

Mais détournons les yeux de ce triste spectacle, et hâtons-nous de passer à un autre sujet.

Les Coréens ont généralement le caractère entier, difficile, colère et vindicatif. C’est le fruit de la demi-barbarie dans laquelle ils sont encore plongés. Parmi les païens, l’éducation morale est nulle ; chez les chrétiens eux-mêmes, elle ne pourra porter ses fruits qu’à la longue. Les enfants ne sont presque jamais corrigés, on se contente de rire de leurs colères continuelles ; ils grandissent ainsi, et plus tard, hommes et femmes se livrent sans cesse à des accès d’une fureur aussi violente qu’aveugle. En ce pays, pour exprimer une résolution arrêtée, on se pique le doigt, et on écrit son serment avec son propre sang. Dans un accès de fureur, les gens se pendent ou se noient avec une facilité inexplicable. Un petit déplaisir, un mot de mépris, un rien, les entraîne au suicide. Ils sont aussi vindicatifs qu’irascibles. Sur cinquante conspirations, quarante-neuf sont trahies d’avance par quelque conjuré, et presque toujours pour satisfaire une rancune particulière, pour se venger d’un mot un peu vif. Peu leur importe d’être punis eux-mêmes, s’ils peuvent attirer un châtiment sur la tête de leurs ennemis.

On ne peut les accuser ni de mollesse ni de lâcheté. À l’occasion ils supportent les verges, le bâton, et les autres supplices avec un grand sang-froid, et sans laisser paraître la moindre émotion. Ils sont patients dans leurs maladies. Ils ont beaucoup de goût pour les exercices du corps, le tir de l’arc, la chasse, et ne reculent point devant la fatigue. Et cependant, chose extraordinaire, avec tout cela ils font en général de très-pauvres soldats, qui, au premier danger sérieux, ne songent qu’à jeter leurs armes, et à s’enfuir dans toutes les directions. Peut-être est-ce simplement le manque d’habitude, et le défaut d’organisation. Les missionnaires assurent qu’avec des officiers capables, les Coréens pourraient devenir d’excellents soldats. En 1871, les Américains rencontrèrent une résistance désespérée, et les divers récits de leur expédition rendent justice au courage des troupes d’élite que l’on avait envoyées contre eux.

La chasse est considérée comme une œuvre servile ; aussi les nobles, si l’on excepte quelques familles pauvres des provinces, ne s’y livrent presque jamais. Elle est tout à fait libre ; point de port d’armes, point de parcs réservés, point d’époques interdites. Le seul animal qu’il soit défendu de tuer est le faucon, dont la vie est protégée par des lois sévères. Malheur à celui qui blesserait un de ces oiseaux ! il serait traîné à la capitale devant la cour des crimes. La chasse n’a lieu que dans les montagnes, car les vallées et les plaines, presque toutes en rizières, n’offrent aucun gibier qui puisse tenter les chasseurs. Leur fusil est le fusil japonais à pierre, très-lourd et fort peu élégant. Avec cette arme insuffisante, un Coréen même seul, tirera le tigre, quoique cet animal, quand il n’est pas tué sur le coup, s’élance toujours droit sur l’ennemi qui devient alors facilement sa proie. Quand le tigre fait de grands ravages dans un district, le mandarin réunit les chasseurs et organise une battue dans les montagnes voisines, mais presque toujours sans résultat, car, en pareil cas, la peau de l’animal est pour le gouvernement, et le mandarin garde pour lui la prime due aux chasseurs. Ceux-ci préfèrent risquer leur vie en chassant seuls, parce qu’ils ont alors le bénéfice de la peau qu’ils vendent secrètement. Ils mangent la chair qu’ils prétendent être très-succulente. Les os pilés et bouillis servent à faire diverses médecines. On les vend surtout aux Japonais qui les achètent à très-haut prix pour en fabriquer des remèdes secrets.

Les tigres sont excessivement nombreux en Corée, et le chiffre annuel des accidents est très-considérable. Quand le tigre pénètre dans un village dont les maisons sont bien fermées, il ne cesse de tourner pendant des nuits entières autour de quelque masure, et si la faim le presse, il finit par s’y introduire en bondissant sur le toit de chaume, au travers duquel il fait un trou. Le plus souvent, il n’a pas besoin de recourir à cet expédient, car les villageois sont d’une insouciance telle, que, malgré sa présence dans les environs, ils dorment habituellement, pendant l’été, la porte de leurs maisons grande ouverte, et quelquefois même sous des hangars ou en plein champ sans songer à allumer du feu. Peut-être, avec des battues bien suivies, dans la saison propice, réussirait-on à détruire beaucoup de ces animaux, et à refouler le reste dans les grandes chaînes de montagnes qui sont presque inhabitées ; mais chacun ne songe qu’à se débarrasser du péril présent, sans s’inquiéter de l’avenir ni du bien général. On prend quelquefois des tigres au piège, dans des fosses profondes recouvertes de feuillage et de terre, au milieu desquelles est planté un pieu aigu ; mais ce moyen si simple, et sans danger aucun pour le chasseur, n’est que rarement employé. Pendant l’hiver, quand la neige est à demi gelée, assez forte pour résister au pied de l’homme, elle cède encore aux pattes du tigre, qui s’y enfonce jusqu’au ventre et ne peut en sortir. Souvent alors on en tue à coups de sabre ou de lance.

Les chasseurs coréens ne tirent jamais au vol. Ils s’affublent de peaux, de plumes, de paille, etc., et se tapissent dans quelque trou pour tromper les animaux qui viennent à leur portée. Ils savent contrefaire parfaitement les cris des divers oiseaux, particulièrement celui de faisan qui appelle sa femelle, et par là réussissent à prendre beaucoup de ces dernières. Mais leur chasse principale est celle du cerf. Elle n’a lieu qu’au moment où ses bois se développent, c’est-à-dire pendant la cinquième et la sixième lune (juin et juillet), parce qu’alors seulement ces bois se vendent à un prix très-élevé. Les chasseurs au nombre de trois ou quatre au plus, battent les montagnes plusieurs jours de suite, et quand la nuit les force à s’arrêter pendant quelques heures, ils ont un instinct admirable pour retrouver la piste de l’animal, à moins que la terre ne soit trop desséchée. D’ordinaire, ils l’atteignent avant la fin du troisième jour, et le tuent à coups de fusil. Cette chasse, quand elle réussit bien, leur donne de quoi vivre pendant une partie de l’année, et l’on cite des individus qui par ce moyen ont acquis une petite fortune.

Les Coréens sont âpres au gain ; pour se procurer de l’argent, tous les moyens leur sont bons. Ils connaissent très-peu et respectent encore moins la loi morale qui protège la propriété et défend le vol. Néanmoins, les avares sont peu nombreux, et ne se trouvent guère que parmi les riches de la classe moyenne ou les marchands. En ce pays, on appelle riche celui qui a deux ou trois mille francs vaillant. En général, ils sont aussi prodigues qu’avides, et aussitôt qu’ils ont de l’argent, ils le jettent à pleines mains. Ils ne songent alors qu’à mener grand train, bien traiter leurs amis, satisfaire leurs propres caprices ; et quand l’indigence revient, ils la subissent sans trop se plaindre, et attendent que la roue de la fortune en tournant leur ramène de beaux jours. Souvent, l’argent se gagne assez vite, mais il disparaît plus vite encore. On a fait gagner un procès à quelqu’un, on a trouvé une racine de gen-seng, un petit morceau d’or, une veine de cristal, n’importe quoi, on est à flot pour quelques jours, et vogue la galère ! l’avenir s’occupera de l’avenir. De là vient que tant de gens sont toujours sur les routes, cherchant une chance heureuse, espérant rencontrer là-bas ce qui leur manque ici, trouver quelque trésor, découvrir quelque source de richesse non encore exploitée, inventer quelque nouveau moyen de battre monnaie. Dans certaines provinces surtout, la moitié des habitants n’ont pour ainsi dire pas de demeure fixe ; ils émigrent pour échapper à la misère, restent un an ou deux, et émigrent de nouveau, pour recommencer plus tard, cherchant toujours le mieux, et presque toujours rencontrant le pire.

Un autre grand défaut des Coréens, c’est la voracité. Sous ce rapport, il n’y a pas la moindre différence entre les riches et les pauvres, les nobles et les gens du peuple. Beaucoup manger est un honneur, et le grand mérite d’un repas consiste, non dans la qualité, mais dans la quantité des mets fournis aux convives. Aussi cause-t-on très-peu en mangeant, car chaque phrase ferait perdre une ou deux bouchées. Dès l’enfance, on s’applique à donner à l’estomac toute l’élasticité possible. Souvent les mères prenant sur leurs genoux leurs petits enfants, les bourrent de riz ou d’autre nourriture, frappent de temps en temps avec le manche de la cuiller sur le ventre pour voir s’il est suffisamment tendu, et ne s’arrêtent que quand il devient physiquement impossible de les gonfler davantage. Un Coréen est toujours prêt à manger ; il tombe sur tout ce qu’il rencontre et ne dit jamais : c’est assez. Les gens d’une condition aisée ont leurs repas réglés, mais si dans l’intervalle se présente l’occasion d’avaler du vin, des fruits, des pâtisseries, etc., en quelque quantité que ce soit, ils en profitent largement, et l’heure ordinaire du repas venue, se mettent à table avec le même appétit que s’ils avaient jeûné depuis deux jours. La portion ordinaire d’un ouvrier est d’environ un litre de riz, lequel après la cuisson donne une forte écuelle. Mais cela ne suffit pas pour les rassasier, et beaucoup d’entre eux en prennent facilement trois ou quatre portions quand ils le peuvent. Certains individus, dit-on, en absorbent jusqu’à neuf ou dix portions impunément. Quand on tue un bœuf, et que la viande est servie à discrétion, une écuelle bien remplie n’effraye aucun des convives. Dans les maisons décentes, le bœuf ou le chien sont découpés par tranches énormes, et comme chacun a sa petite table à part, on peut se montrer généreux envers tel ou tel convive, tout en ne donnant aux autres que le strict nécessaire. Si l’on offre des fruits, des pêches par exemple ou de petits melons, les plus modérés en prennent jusqu’à vingt ou vingt-cinq, qu’ils font très-rapidement disparaître, sans les peler.

Inutile d’ajouter que les habitants de ce pays sont loin d’absorber chaque jour les quantités de nourriture dont nous venons de parler. Tous sont prêts à le faire, et le font en effet quand ils en trouvent l’occasion, mais ils sont trop pauvres pour la trouver souvent. La viande de bœuf surtout est assez rare. Nous avons dit plus haut qu’un boucher est une espèce de fonctionnaire nommé par le gouvernement, et qui paye un impôt considérable pour avoir le droit exclusif de faire abattre les bœufs. Quelques nobles haut placés se permettent aussi d’avoir des bouchers à eux. C’est un abus que l’on tolère faute de pouvoir l’empêcher. Quelquefois aussi, dans les circonstances extraordinaires, le roi permet d’abattre un bœuf dans chaque village, et alors c’est une fête universelle, et son nom est béni d’un bout à l’autre du royaume.

Un excès en appelle un autre, et l’abus de la nourriture amène naturellement l’abus de la boisson. Aussi l’ivrognerie est-elle en grand honneur dans ce pays, et si un homme boit du vin de riz de manière à perdre la raison, personne ne lui en fait un crime. Un mandarin, un grand dignitaire, un ministre même, peut, sans que cela tire à conséquence, rouler sur le plancher à la fin de son repas. On le laisse cuver son vin tranquillement, et les assistants loin d’être scandalisés de ce dégoûtant spectacle, le félicitent intérieurement d’être assez riche pour pouvoir se procurer un aussi grand plaisir.

Quant à la préparation de la nourriture, les Coréens ne sont nullement difficiles ; tout leur est bon. Le poisson cru, la viande crue, surtout les intestins, passent pour des mets friands, et parmi le peuple, on n’en voit guère sur les tables, car un pareil morceau à peine aperçu est aussitôt dévoré. Les viandes crues se mangent habituellement avec du piment, du poivre ou de la moutarde, mais souvent on se passe de tout assaisonnement. Sur le bord des ruisseaux ou rivières, on rencontre quantité de pêcheurs à la ligne, dont le plus grand nombre sont des nobles sans le sou qui ne veulent pas ou ne peuvent pas travailler pour vivre. À côté d’eux est un petit vase contenant de la poudre de piment délayée, et aussitôt qu’un poisson est pris, ils le saisissent entre deux doigts, le trempent dans cette sauce et l’avalent sans autre cérémonie. Les arêtes ne les effrayent point ; ils les mangent avec le reste, comme ils mangent aussi les os de poulets ou d’autres volatiles afin de ne rien laisser perdre.

Quelques mots, en finissant ce chapitre, sur les différences de caractère entre les habitants des diverses provinces. Ceux des deux provinces du Nord, du Pieng-an particulièrement, sont plus forts, plus sauvages, et plus violents que les autres Coréens. Il y a très-peu de nobles parmi eux, et par suite très-peu de dignitaires. On croit qu’ils sont les ennemis secrets de la dynastie ; aussi le gouvernement, tout en les ménageant, les surveille de près, et redoute toujours de leur part une insurrection qu’il serait très-difficile de vaincre. Les gens du Hoang-haï passent pour avoir l’esprit étroit et borné. On les accuse de beaucoup d’avarice et de mauvaise foi. La population du Kieng-keï, ou province de la capitale, est légère, inconstante, adonnée au luxe et aux plaisirs. C’est elle qui donne le ton au pays tout entier ; c’est à elle surtout que s’applique ce que nous avons dit plus haut de l’ambition, de la rapacité, de la prodigalité, et du faste des Coréens. Les dignitaires, nobles, et lettrés y sont excessivement nombreux. Les gens du Tsiong-tsieng ressemblent de tous points à ceux du Kieng-keï, dont ils ont, à un degré moindre, les vices et les bonnes qualités. Dans la province de Tsien-la on rencontre peu de nobles. Les habitants sont regardés par les autres Coréens comme des gens grossiers, hypocrites, fourbes, ne cherchant que leurs intérêts, et toujours prêts à commettre les plus odieuses trahisons s’ils y trouvent leur profit. La province de Kieng-sang a un caractère à part. Les habitudes y sont beaucoup plus simples, les mœurs moins corrompues, et les vieux usages plus fidèlement conservés. Peu de luxe, peu de folles dépenses ; aussi les petits héritages se transmettent-ils de père en fils, pendant de longues années, dans les mêmes familles. L’étude des lettres y est plus florissante qu’ailleurs, et souvent l’on voit des jeunes gens qui après avoir travaillé aux champs tout le jour, donnent à la lecture le soir et une partie de la nuit. Les femmes de condition ne sont pas enfermées aussi strictement que dans les autres provinces ; elles sortent pendant le jour, accompagnées d’une esclave, et n’ont à craindre aucune insulte ni aucun manque d’égards. C’est dans le Kieng-sang que le bouddhisme ou religion de Fô conserve le plus de sectateurs. Ils sont très-attachés à leurs superstitions et difficiles à convertir ; mais une fois devenus chrétiens, ils demeurent fermes et constants dans la foi. Les nobles, très-nombreux dans cette province, appartiennent presque tous au parti Nam-in, et depuis les dernières révolutions dont nous donnons le détail dans cette histoire, n’ont plus de part aux dignités et emplois publics.

XIII

Jeux. — Comédies. — Fêtes du nouvel an. — Le Hoan-kap.


Le jeu d’échecs est très-répandu en Corée, et on prétend qu’il y a des joueurs capables de tenir tête aux Chinois les plus habiles. Ils ont aussi une espèce de jeu de dames, beaucoup plus compliqué que le nôtre, le trictrac, le jeu d’oie, et divers autres jeux d’adresse ou de hasard. Mais celui qui a le plus de vogue, est le jeu de cartes, lequel est interdit par la loi. On ne le permet qu’aux soldats qui font la veillée dans un poste quelconque, pour les empêcher de s’endormir, et on prétend qu’en temps de guerre, c’est la plus sûre sauvegarde des camps contre les surprises et les attaques nocturnes. Malgré la prohibition, ce jeu est en grand usage, surtout parmi les gens du peuple, car les nobles le regardent comme au-dessous de leur dignité. On y joue la nuit, en cachette, en dépit des amendes et des punitions que les tribunaux infligent journellement. Il y a des bandes de joueurs qui y passent leur vie, et n’ont pas d’autre métier. Ce sont presque toujours des filous fieffés, qui escroquent à leurs dupes des sommes considérables et mènent grand train sans s’inquiéter de la loi. Les prétoriens et autres agents de l’autorité ferment les yeux sur leurs contraventions, tantôt parce qu’ils sont secrètement payés pour se taire, souvent aussi parce qu’ils redoutent la vengeance de ces individus, qu’ils savent être peu scrupuleux, déterminés et capables de tout.

À la capitale et dans quelques autres grandes villes, beaucoup de gens inoccupés passent leur temps à lancer des cerfs-volants, surtout pendant un ou deux mois d’hiver quand souffle le vent du Nord. La foule se presse à ce spectacle ; chacun examine les soubresauts de ces cerfs-volants, et en tire des pronostics pour le bon ou mauvais succès des affaires dans lesquelles il est alors engagé. Souvent on se porte des défis mutuels, à qui usera ou coupera le plus vite la corde de son voisin, en faisant rencontrer les cerfs-volants dans les airs, et là-dessus s’engagent des paris quelquefois considérables.

Les Coréens, nobles et gens du peuple, s’amusent volontiers à tirer de l’arc. Cet exercice est encouragé par le gouvernement qui y voit un moyen de former de bons archers. À certaines époques de l’année, les villes et les villages un peu considérables donnent des prix au concours pour les plus habiles tireurs, et quelquefois les mandarins en envoient d’autres aux frais du trésor public. Souvent aussi il y a des boxes ou luttes à coups de poing, entre des champions choisis, de village contre village, ou de certains quartiers d’une ville contre les autres. Chaque année, à Séoul, pendant la première lune, on a le spectacle d’une de ces luttes, qui ordinairement dégénère en un combat acharné. On commence à coups de poing, mais l’on continue à coups de bâton et de pierres, et cela dure plusieurs jours, pendant lesquels il est impossible de circuler sans danger dans les rues. D’habitude, il reste quatre ou cinq morts sur le terrain, les blessés et les estropiés ne se comptent pas ; mais le gouvernement n’intervient jamais, et laisse les choses suivre leur cours, sous prétexte qu’il s’agit d’un jeu.

On trouve dans toutes les villes des chœurs de musiciens et de chanteuses. La capitale en est remplie. Ces chanteuses, élégamment vêtues, exécutent des chants et des danses pour l’amusement des spectateurs, dans les parties de plaisir que donnent les mandarins ou les gens haut placés. Ce sont ou des esclaves de préfectures, ou des femmes que la misère a jetées dans la débauche ; et toutes joignent le métier de prostituées à celui de musiciennes. On dit cependant que leurs danses publiques n’ont rien de trop indécent.

Il n’est pas rare non plus de rencontrer des saltimbanques ou comédiens ambulants qui vont par bandes, de côté et d’autre, donnant des représentations dans les maisons de ceux qui les payent, à l’occasion d’un mariage, d’un anniversaire heureux, ou d’une fête quelconque. Ils sont acrobates, musiciens, joueurs de marionnettes, escamoteurs, font mille tours de force et d’adresse, et passent pour être souvent d’une habileté merveilleuse. À défaut d’amateurs bénévoles, ils s’imposent aux villages, et comme ils ont la réputation d’être des bandits, capables de toutes sortes de crimes et d’actes de violence, on les subit par crainte, et on les paye sur les fonds communs pendant leur séjour.

Le théâtre proprement dit n’existe pas en Corée. Ce qui se rapproche le plus de nos pièces dramatiques est la récitation mimée de certaines histoires, par un seul individu qui en représente successivement tous les rôles. Si, par exemple, il est question dans son récit d’un mandarin, d’un homme qui reçoit la bastonnade, d’un mari qui se dispute avec sa femme, etc., il imitera alternativement le ton grave et solennel du magistrat, les plaintes, les cris de celui qui est battu, la voix du mari, le fausset de la femme, les rires de celui-ci, les gestes étranges de celui-là, la stupéfaction d’un autre, assaisonnant le tout de compliments, de bons mots, de lazzis et de pasquinades de toute espèce. Il y a beaucoup de livres ou recueils d’anecdotes que ces artistes étudient continuellement, mais ceux qui ont du talent ne s’astreignent point aux scènes ainsi préparées ; ils les changent et les entremêlent avec adresse, y introduisent, séance tenante, des pointes, des allusions, des plaisanteries appropriées à l’auditoire, et conquièrent ainsi une réputation qui peut les conduire à la fortune. On les invite aux réunions d’amis, aux fêtes de famille ; ils ne manquent jamais d’accompagner dans leurs visites officielles les nouveaux dignitaires, ainsi que les candidats heureux des examens publics, et dans chaque maison on leur donne quelque argent. Les hommes seuls font ainsi le métier de comédien.

Le jour de l’an est une des plus grandes fêtes pour toutes les classes de la société coréenne, et la manière de le célébrer offre une certaine analogie avec nos usages d’Europe. La plupart des travaux sont interrompus dès le troisième jour qui précède la fin de l’année, afin de donner à tous le temps de regagner le toit paternel ou de rejoindre leur famille. Très-peu de personnes passent cette époque hors de leurs maisons, et si quelque pauvre portefaix ou commissionnaire est forcé par des retards malencontreux de séjourner dans une auberge le jour de l’an, presque toujours l’aubergiste lui donne la nourriture gratis. À cette époque les mandarins évitent de faire des arrestations, et leurs tribunaux sont fermés. Il y a plus : beaucoup de prisonniers, détenus pour des affaires de peu d’importance, obtiennent un congé plus ou moins long, afin d’aller rendre leurs devoirs à leurs parents vivants et morts. Les fêtes passées, ils doivent d’eux-mêmes revenir, et reviennent en effet, se constituer prisonniers.

Habituellement, d’après les règles de l’étiquette, on se fait deux salutations : la première, le soir du dernier jour de l’an, ce qu’ils appellent le salut de l’année qui finit ; la seconde, le matin du premier jour, c’est le salut de l’année qui commence. Cette dernière salutation seule est absolument de rigueur, et personne ne s’en dispense. Elle se fait à tous les parents, supérieurs, amis et connaissances. Y manquer serait provoquer infailliblement une rupture, ou un refroidissement marqué dans les relations. La principale cérémonie du jour de l’an, est le sacrifice aux tablettes des ancêtres. Chacun y déploie toute la pompe que lui permet sa position, et c’est, dans l’opinion commune, le sacrifice le plus indispensable de toute l’année. Si les tombeaux des parents se trouvent près de la maison, on s’y rend de suite pour faire les prostrations et cérémonies voulues ; sinon, on est tenu de les visiter dans le courant de la première lune. Après le sacrifice vient la distribution des étrennes, qui généralement sont peu considérables. Elles consistent en quelques vêtements qu’on donne aux enfants ou aux inférieurs, en pâtisseries que l’on envoie aux supérieurs, amis, et connaissances. À la capitale, les parents font assez souvent cadeau à leurs enfants de quelques joujoux de peu de valeur. Les jours suivants se passent en échange de civilités, visites, réunions, soirées. Les travaux, les transactions commerciales, les séances des tribunaux, etc., ne peuvent recommencer que le cinquième jour de la lune, ce qui fait, en tout, huit jours de repos légal. En fait, ce repos est beaucoup plus prolongé, et quinze ou vingt jours se dépensent en jeux et en parties de plaisir, sans que personne y trouve à redire.

Les familles riches célèbrent aussi l’anniversaire de la naissance de chacun de leurs membres par une réunion et un festin ; chez les pauvres on ne tient compte que du jour de naissance du chef de la maison. Ce jour-là, on invite les voisins à un petit régal. Entre tous ces anniversaires, le plus célèbre est celui de la soixante et unième année. Les Coréens suivent le cycle chinois de soixante ans, et chacune des années porte un nom particulier, comme chez nous les noms des jours de la semaine ou des mois de l’année. Cette période de soixante ans une fois écoulée, les années de même nom recommencent dans le même ordre, et l’année de la naissance se présente après une révolution entière du cycle. Cet anniversaire appelé Hoan-kap, est en ce pays l’époque la plus solennelle de la vie. Riches et pauvres, nobles et gens du peuple, tous ont à cœur de fêter dignement ce jour où l’âge mûr finit, où commence la vieillesse. Celui qui atteint cet âge est censé avoir rempli sa tâche, achevé sa carrière ; il a bu à longs traits la coupe de l’existence, il ne lui reste qu’à se souvenir et à se reposer.

Longtemps d’avance on fait les préparatifs de la fête. Quelle plus belle occasion de montrer de la piété filiale ! de prouver publiquement combien on apprécie l’inestimable bonheur d’avoir conservé ses parents jusqu’à un âge aussi respectable ! Les riches prodiguent leurs ressources pour faire venir, même des provinces éloignées, tout ce qui peut orner un festin ; les pauvres s’ingénient à ramasser quelques épargnes. De leur côté, les lettrés composent des pièces de vers, pour chanter cet heureux jour. Le bruit s’en répand dans les environs, et c’est un événement, non-seulement pour le village, mais pour tout le canton. À l’intérieur de la maison, on est continuellement affairé. Tous les habits devront être blancs comme la neige, les jupes bleues comme l’azur ; un nouvel habit de soie sera l’ornement du sexagénaire. Il faut ramasser du vin et de la viande en abondance pour rassasier et enivrer parents, amis, voisins, connaissances, étrangers, etc… Les femmes de la maison sont surchargées de besogne, mais alors, comme du reste dans les autres grandes circonstances, leurs voisines, leurs amies s’empressent de venir à leur secours. S’il est nécessaire, les voisins contribuent généreusement aux frais par des présents en argent ou en nature. Ils sont tous invités de droit, et ce qu’ils font aujourd’hui pour un autre, on le fera demain pour eux.

L’heureux jour arrivé, on conduit le héros de la fête, en grande cérémonie, à la place d’honneur. Il s’assied, et reçoit d’abord les saluts et félicitations de tous les membres de la famille, puis on place devant lui une table surchargée des meilleurs mets qu’il a été possible de trouver. Viennent ensuite les amis, les voisins, les connaissances, les parasites, etc… tous avec les plus beaux compliments dans la bouche, et un appétit féroce dans l’estomac. Personne n’est repoussé, personne ne s’en retourne à jeun ; les passants, les voyageurs profitent de la bonne aubaine, et si on oublie de les inviter, ils s’invitent eux-mêmes sans plus de formalités. Bien plus, quand les ressources le permettent, on envoie chez tous les voisins des tables abondamment servies. La musique la plus étourdissante vient réjouir les convives ; on appelle des chœurs de musiciens et de danseuses, des comédiens, tout ce qui peut embellir la fête, et rehausser l’éclat de la solennité. C’est pour des enfants bien élevés la plus rigoureuse des obligations, et devraient-ils se saigner à blanc, se condamner à mourir de faim le reste de l’année, dépenser leur dernière sapèque, il leur faut faire les choses avec une profusion extravagante, sous peine d’être à jamais déshonorés.

Si les particuliers doivent ainsi déployer toute la prodigalité possible, on peut imaginer avec quelle pompe, quel appareil, quelles folles dépenses, les grands personnages célèbrent le Hoan-kap.

Lorsque la reine mère, la reine, et surtout le roi atteignent la soixantaine, le royaume entier doit prendre part à la fête. Toutes les prisons s’ouvrent par la proclamation d’une amnistie générale, et il y a une session extraordinaire d’examens pour conférer les grades littéraires. Tous les dignitaires de la capitale vont en personne présenter au roi leurs hommages et leurs vœux. Dans chaque district, le mandarin précédé de la musique, escorté de ses prétoriens et satellites, suivi de toute la population, se rend au chef-lieu, à l’endroit où est exposée en grand apparat la tablette qui représente le roi, et se prosterne humblement pour lui offrir ses congratulations personnelles, et celles de ses subordonnés. Ce jour est, pour tous, une fête chômée de premier ordre. Tous les soldats de la capitale reçoivent quelque marque de la munificence royale. Des tables richement servies, des cadeaux de prix, sont envoyés aux ministres, aux fonctionnaires du palais, aux grandes familles nobles, à tous ceux qui ont quelque crédit à la cour.

Malheureusement pour le peuple, ces grandes fêtes se donnent à ses dépens. Le plus souvent, c’est au moyen de rapines, de concussions, d’extorsions de toute espèce, que les parents du roi, les ministres et autres grands personnages se procurent les ressources nécessaires. Un de ces Hoan-kap a été, sous ce rapport, scandaleux entre tous : c’est celui de Kim Moun-keun-i, beau-père du roi Tchiel-tsong, célébré à la fin de 1861. Dès les premiers jours de l’automne, toutes les productions rares des provinces affluèrent à sa maison. On y expédia des centaines de bœufs, des milliers de faisans, des fruits en quantité énorme. Les mandarins, tant pour obéir à l’usage que pour s’attirer les bonnes grâces d’un homme aussi influent, luttaient à qui ferait les plus riches offrandes, en argent et en produits de leurs districts ou préfectures. Le gouverneur de la province de Tsiong-tsieng fut destitué, quelques jours après la fête, pour n’avoir envoyé que la misérable somme de mille nhiangs (environ deux mille francs), tandis que les autres, plus généreux, avaient expédié huit, dix, quelques-uns même vingt mille francs. M. Pourthié raconte qu’un vieux mandarin de sa connaissance, criblé de dettes et sans le sou, ne put absolument rien envoyer. Kim Moun-keun-i voulait le punir sévèrement. « Ne touchez pas à cet homme, lui dirent les ministres ; pour avoir osé vous insulter ainsi, il faut certainement qu’il soit bien déterminé, et qu’il ait des moyens secrets de braver votre colère ; il est plus prudent de le laisser tranquille. » Le pauvre mandarin conserva sa place. Les gens du peuple, même les plus pauvres, furent forcés, par insinuations et par menaces, de payer sous forme d’offrandes volontaires un impôt considérable. On rapporte qu’un malheureux en haillons, aux traits hâves et décharnés, dut apporter lui-même quelques pelotons de fil de soie, sa dernière ressource. Le grand personnage eut la bassesse de les recevoir de sa propre main, et la cruauté de remercier en souriant.

La soixante et unième année du mariage donne également occasion à des réjouissances extraordinaires, à peu près de même genre que celles du Hoan-kap ; mais ces fêtes sont, naturellement, beaucoup plus rares.

XIV

Logements. — Habillements. — Coutumes diverses.


L’extrait suivant d’une lettre de M. Pourthié, résume de la manière la plus intéressante diverses notions sur la vie de chaque jour en Corée, sur la manière de se loger, de s’habiller, de se nourrir, etc…

« Voulez-vous, écrit le missionnaire, voulez-vous avec moi faire une course dans le pays ? je crois que vous n’en aurez guère le courage. D’abord vous ne serez chaussé que de sandales de paille, qui permettent l’entrée à la pluie, à la neige, à la boue, et à toutes les malpropretés ; ensuite, comme personne, en Corée, ne se mêle d’entretenir les chemins, vous serez bientôt fatigué de sauter de pierre en pierre ; vous vous lasserez de ces ascensions et descentes continuelles, souvent très-rudes ; enfin, si vous n’y faites grande attention, votre orteil qui dépasse le bout de la sandale, et s’avance seul et sans protection, comme une sentinelle perdue, ira heurter contre les pierres ou contre les tronçons de broussailles, ce qui vous arrachera des cris douloureux, et vous forcera de renoncer à votre entreprise. Arrêtons nous plutôt à examiner ces maisons que vous voyez à l’abri du vent dans toutes les vallées, et qui de loin ressemblent à de grandes taches noires sur la neige.

« Vous avez vu quelquefois de misérables cabanes : hé bien ! rabattez encore de la beauté et de la solidité des plus pauvres masures que vous connaissez, et vous aurez une idée à peu près exacte des chétives habitations coréennes. On peut dire en thèse générale que le Coréen habite sous le chaume, car les maisons couvertes de tuiles sont si rares, soit dans les villes, soit dans les campagnes, qu’on ne pourrait en compter une sur deux cents. On ne connaît pas l’art de construire, pour les maisons, des murs en pierre, ou plutôt, la plupart du temps, on n’a pas assez de sapèques pour une telle dépense. Quelques arbres à peine dégrossis, quelques pierres, de la terre et de la paille en sont les matériaux ordinaires. Quatre piliers fichés en terre soutiennent le toit. Quelques poutrelles transversales, auxquelles s’appuient d’autres pièces de bois croisées en diagonale, forment un réseau et supportent un mur en terre pétrie de huit à douze centimètres d’épaisseur. De petites ouvertures, fermées par une boiserie en treillis, et recouvertes faute de verre d’une feuille de papier, servent à la fois de portes et de fenêtres. Le sol nu des chambres est couvert de nattes bien humbles, si vous les comparez aux nattes de la Chine ou de l’Inde ; la misère forcera même souvent à se contenter de cacher le sol sous une couche de paille plus ou moins épaisse. Les gens riches peuvent tapisser ces murs de boue d’une feuille de papier, et pour remplacer les planchers et des dalles d’Europe, ils colleront au sol d’épaisses feuilles de papier huilé. Ne cherchez pas des maisons à étages, c’est inconnu en Corée.

« Mais pénétrons dans l’intérieur, et d’abord ôtez vos sandales ; l’usage et la propreté l’exigent. Les riches gardent leurs bas seulement, les paysans et les ouvriers sont ordinairement pieds nus dans leurs chambres. Une fois entré, tâchez de ne pas heurter la tête contre la terre pétrie et les branchages qui forment le plafond ; accroupissez-vous plutôt sur la natte, et gardez-vous de chercher un siège, car le roi lui-même, lorsqu’il reçoit les prostrations de sa cour, est accroupi sur un tapis, les jambes croisées à la façon de nos tailleurs. Peut-être désirez-vous prendre des notes sur les curieuses choses que vous voyez ? Inutile de demander une table, les Coréens n’en ont que pour les sacrifices aux ancêtres et pour les repas. Mettez donc votre calepin sur le genou, et écrivez comme si c’était pour vous une habitude que vous trouvez toute naturelle et très-commode.

« Nous sommes en novembre, et le vent du nord-ouest, tout en procurant un automne sec et serein, vous fera frissonner de froid sur votre natte. Vous voulez faire fermer la porte, mais les nombreux trous pratiqués aux vieux papiers des fenêtres rendront la précaution à peu près inutile. D’ailleurs, l’adresse du menuisier coréen aura toujours su vous ménager assez de fentes pour qu’il n’y ait aucun danger d’asphyxie. Et en cela tout le tort n’est pas de son côté, car enfin une porte de douze ou vingt sous, achevée le plus souvent avec le seul secours de la hache et du ciseau, peut-elle être une œuvre parfaite ? Le seul moyen est donc d’avoir recours au feu : mais pas de cheminée, et comment allumer du feu sur la natte ? On y a pourvu. À l’extérieur de la maison, sur le côté, se trouve le foyer de la cuisine auquel viennent aboutir divers conduits qui passent sous le sol de la chambre. Ces conduits ou tuyaux sont couverts de grosses pierres dont on a rempli les interstices et comblé les inégalités avec de la terre pétrie ; c’est là-dessus qu’est étendue votre natte. La fumée et la chaleur passant par ces tuyaux pour sortir de l’autre côté de la maison font arriver jusqu’à vous une chaleur bienfaisante qui, grâce à l’épaisseur des pierres, se maintiendra assez longtemps. Vous voyez que les Coréens ont connu, bien avant nous, l’usage des calorifères. Il est vrai que la fumée passe en bouffées abondantes à travers les fentes du sol, mais il ne faut pas être trop délicat, et d’ailleurs, en ce monde, quelle est la bonne chose qui n’ait pas ses inconvénients ?

« Vous vous empressez de jeter un regard sur l’ameublement. Et d’abord, en fait de lits ne croyez pas découvrir quelqu’un de ces solennels amas de matelas avec baldaquin et draperies. Presque toute la Corée couche sur des nattes. Les pauvres, c’est-à-dire la grande majorité, s’étendent dessus sans autre couverture que les haillons dont ils sont revêtus jour et nuit. Ceux qui ont quelques sapèques se donnent le luxe d’avoir une couverture, et, dans la classe aisée, on y joint souvent un petit matelas d’un à deux décimètres d’épaisseur. Tous, riches et pauvres, ont dans un coin de la chambre un petit tronçon de bois quadrangulaire, épais de quelques pouces, qui leur sert de traversin. Quant aux autres meubles, les pauvres n’en ont aucun ; les gens du peuple ont un bâton transversal sur lequel est suspendu un habit de rechange ; les individus à leur aise ont quelques corbeilles hissées sur des barres de bois ou pendues au toit ; chez les riches on trouve des malles assez grossières ; les lettrés, les marchands sont assis près d’une petite caisse qui contient l’encrier, les pinceaux, et un rouleau de papier. Les jeunes dames ont une petite malle noire garnie de deux jupes, l’une rouge et l’autre bleue, l’indispensable présent de noces. Enfin chez les grands fonctionnaires et dans les maisons de la haute noblesse, on rencontre quelques livres chinois et des armoires vernissées de modestes dimensions.

« Maintenant, comment serez-vous habillé ? J’ai déjà parlé des sandales de paille, je n’essayerai pas de vous les décrire ; il faut les voir pour s’en faire une idée. C’est la chaussure ordinaire du pays, surtout dans les voyages. La semelle tressée en paille de riz protège un peu la plante du pied contre les cailloux, mais c’est là sa seule utilité. Aussi n’est-ce pas une petite mortification, dans les rigoureux hivers de Corée, de marcher avec des savates, les pieds dans la neige ou dans une boue glaciale. Pendant l’été, le seul inconvénient est de prendre quelquefois des bains de pieds ; mais lorsque l’eau n’est pas à craindre, votre chaussure a l’avantage d’être moins chaude que nos souliers. Avec ces sandales, vous pouvez faire jusqu’à dix lieues de suite, quelquefois beaucoup moins. Il faut donc à chaque moment les renouveler ; toutefois, on le peut sans beaucoup de frais, car leur prix varie de trois à huit sapèques (deux sapèques et demie valent un sou de France). D’autres sandales un peu plus belles et plus chères, de même forme, sont confectionnées avec du chanvre ou avec l’écorce de l’arbrisseau morus papyrifera, mais ces dernières se perdent au moindre contact de l’eau. Il y a aussi des souliers en cuir assez bizarres, vilains, et incommodes, mais, outre que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la population ne peuvent pas se permettre un pareil luxe, cette chaussure est bonne tout au plus pour circuler dans la maison ; nul n’oserait se mettre en route les pieds chargés de pareilles entraves.

« Mais, au moins, vous aurez des bas, car tout Coréen, lorsqu’il n’est pas occupé aux travaux des champs, peut se donner cette satisfaction, à moins qu’il ne soit réduit à une extrême misère. N’allez pas croire cependant qu’il s’agit de bas élastiques de soie, de laine, de coton, ou de toute autre matière dont on se sert en Europe pour cet usage ; deux simples morceaux de toile grossière cousus de manière à se terminer en pointe et suivre les contours du pied, vous gêneront, si vous voulez, bien souvent, mais enfin ils vous couvriront les pieds, et ce seront vos bas coréens. Une culotte aussi ample que celle des zouaves, mais à formes bien moins gracieuses, remplace on ne peut plus modestement le pantalon ; des guêtres étroites et en toile viennent se nouer sous le genou et retiennent les jambes de la culotte plissées contre les mollets. Pour couvrir le haut du corps vous aurez une veste qui, pour la forme et la longueur, correspond à la carmagnole que portent les paysans français dans certaines provinces. Les propriétaires à l’aise et qui ne travaillent pas revêtent ordinairement par-dessus un habit, pourvu de larges manches, fendu sur les côtés, et qui retombe jusqu’aux genoux par devant et par derrière, à peu près de la même manière que le grand scapulaire des religieux carmes ; les paysans au contraire ne revêtent cet habit que lorsqu’ils sont en voyage ou en visite. La mode s’est introduite de le remplacer, en hiver, par une redingote qui, chez les dignitaires, doit toujours être fendue par derrière comme nos redingotes françaises, tandis que les personnes ordinaires ne peuvent pas la porter fendue. Enfin, un surtout de cérémonie et qui ne diffère de celui que nous venons de décrire que par ses manches encore plus larges, couronne le tout et sert dans les voyages ou dans les grandes circonstances.

« Ni le rasoir, ni les ciseaux ne passent jamais sur la tête ou sur la barbe du Coréen. Dans ces derniers temps où tout dégénère, en Corée comme ailleurs, les jeunes gens se permettent quelquefois de raser une partie de la tête, afin que leurs cheveux relevés ne forment pas un chignon disgracieux par trop d’épaisseur, mais c’est une violation des règles. Ne croyez pas cependant pour cela que les épaisses chevelures ou les fortes barbes soient communes dans le pays. Les enfants des deux sexes tressent leurs longs cheveux et les ramènent par derrière en forme de queue. L’époux avant d’aller chercher sa fiancée, fait disparaître sa queue, retrousse ses cheveux, et les noue sur le sommet de la tête ; la fiancée de son côté achète, suivant ses facultés, force faux cheveux, les ajoute à sa queue, et forme ainsi une longue et grosse corde qui se roule sur la tête en plusieurs tours. Cette masse de cheveux lourde et informe ne peut être que très-disgracieuse aux yeux des étrangers ; pour le Coréen, au contraire, c’est du plus haut ton et du meilleur goût. Les femmes et les enfants vont toujours nu-tête ; l’homme marié retient ses cheveux contournés en haut par le moyen d’un serre-tête en crin tressé en filet.

« Enfin un chapeau ridicule complète l’habillement. Imaginez un tuyau fermé, rond comme dans les chapeaux européens, mais beaucoup plus étroit et légèrement conique, qui s’ajuste sur le sommet du crâne, et dans lequel le chignon de cheveux peut seul pénétrer. Ce tuyau a des ailes comme les chapeaux d’Europe, mais des ailes si démesurées que souvent le tout forme un cercle de plus de soixante centimètres de diamètre. La charpente de ce chapeau est constituée de morceaux de bambou découpés dans leur longueur en fils très déliés : sur cette charpente, on tend une toile de crin tressée à jour. Comme ce chapeau ne pourrait seul rester fixé sur le chignon, des cordons que les fonctionnaires publics ornent de globules d’ambre jaune ou d’autres globules précieux, suivant leur fortune et leur dignité, viennent le rattacher sous le menton. Ce chapeau ne préserve ni de la pluie, ni du froid, ni même du soleil ; mais, en revanche, il est très-incommode, surtout quand le vent le fait branler sur la tête.

« Tous les habits sont communément en toile grossière de coton, et confectionnés Dieu sait comment. Il y a quatre ou cinq cents ans, la Corée n’avait pas la culture du cotonnier (gossypium herbaceum), dont on fait ici maintenant un si grand usage. Le gouvernement chinois, pour conserver le monopole des toiles, défendait rigoureusement l’exportation des graines de cette plante ; néanmoins un ambassadeur coréen, nommé Moun-iouk-i, réussit, pendant son voyage de Péking, à se procurer quelques-unes de ces graines, les cacha, dans le tuyau de sa pipe disent les uns, dans une plume suivant d’autres, échappa à la vigilance des gardes-frontières, et dota son pays de cet arbuste précieux. Si la toile coréenne est si grossière, cela vient de ce que par ici on compte peu d’artisans proprement dits, ou plutôt de ce que tout le monde est artisan. Dans chaque maison, les femmes filent, tissent la toile et confectionnent les habits, d’où il résulte que, personne n’exerçant habituellement ce métier, personne n’y devient habile. Il en est de même à peu près pour tous les arts, aussi les Coréens sont-ils en tout très-arriérés ; on n’est pas plus avancé aujourd’hui qu’on ne l’était autrefois, pas plus qu’on ne le fut au lendemain du déluge, quand tous les arts et métiers recommencèrent.

« Le lin n’est pas employé. Je l’ai souvent aperçu parmi les graminées des montagnes ; mais le Coréen le confond avec les plantes sans valeur, propres seulement à être jetées au feu. Avec le chanvre, on ne fait qu’une toile à trame claire propre aux personnes en deuil, et qui d’ailleurs ne sert que pour les habits d’été. L’espèce d’ortie appelée urtica nivea, est cultivée avec succès dans les provinces méridionales ; mais, faute de savoir filer et tisser, on n’en retire que des toiles à mailles inégales et très-espacées qui, non plus, ne sont employées qu’en été.

« Sur toutes ses montagnes, la Corée pourrait élever des troupeaux immenses de moutons, mais le gouvernement défend aux particuliers d’en nourrir. Dans certaines préfectures, les mandarins en conservent quelques-uns, uniquement pour offrir leur chair dans les sacrifices à Confucius. Aussi les Coréens n’ont-ils jamais essayé de tisser la laine ; à peine si quelques draps étrangers, la plupart de fabrique russe, parviennent à grands frais jusqu’à Séoul. La soie indigène est très-grossière et en petite quantité. Cependant, en voyant le mûrier croître spontanément dans les montagnes, et les vers à soie réussir malgré le peu de soin qu’on en prend, je suis convaincu que, sous l’impulsion d’un gouvernement intelligent, cette branche d’industrie pourrait acquérir de grandes proportions.

« Les toiles européennes de coton, importées par les Chinois, commencent à se vendre en Corée, mais leur prix très-élevé et leur peu de solidité en restreignent forcément l’usage. »

De son côté, M. Féron écrivait en 1858 :

« J’habite la plus belle maison du village : c’est celle du catéchiste, un richard ; on estime qu’elle vaut bien vingt francs. Ne riez pas, il y en a de quinze sous. Ma chambre, de grandeur suffisante, vu l’ameublement, a pour porte une feuille de papier, pour fenêtre une feuille de papier ; deux autres feuilles de papier forment une grande porte à deux battants, qui communique avec la chambre voisine. Là demeure mon serviteur, et les deux chambres réunies forment l’église de la paroisse ; plus tard, peut-être y ajoutera-t-on un clocher. Pour le moment, il pleut chez moi comme dehors, et deux grands chaudrons ne suffisent pas à recevoir une eau rousse comme la saumure coréenne, qui filtre à travers le toit d’herbes de mon presbytère.

« Le prophète Élisée, chez la Sunamite, avait pour meubles un lit, une table, une chaise et un chandelier, total : quatre. Ce n’était pas du luxe. Pour moi, en cherchant bien, je pourrais peut-être aussi trouver quatre meubles ; voyons : un chandelier en bois, une malle, une pipe, une paire de souliers, total : quatre. De lit, point ; de chaises, point ; « attendu, disent les Coréens, que la terre n’est pas percée, et qu’il doit être très-fatigant de s’asseoir sur un siège, puisque, évidemment, ce n’est pas la position naturelle. » De table, point : je vous écris sur mes genoux, dans la position susdite : excusez si ce n’est pas le mieux du monde. Je ne suis pas encore devenu assez Coréen pour trouver que ce soit plus commode qu’un bureau. Quand il s’agit de manger, on apporte la table toute servie : c’est un petit guéridon d’un pied de haut, sur lequel sont rangées, dans un ordre aussi parfaitement réglé que celui de vos plus fins desserts, deux écuelles, avec trois ou cinq soucoupes. N’allez pas croire qu’on mettra jamais à gauche l’écuelle ou la soucoupe qui doit être à droite. Celui qui agirait de la sorte serait, par cela même, convaincu de n’être qu’un grossier personnage, et jamais Coréen ne se permettra pareille inconvenance.

« Mon ameublement étant tel, suis-je plus riche ou plus pauvre que le prophète ? C’est une question. Sa chambre était plus confortable que la mienne, mais il faut dire aussi que rien de tout cela ne lui appartenait ; au lieu que pour moi, s’il est vrai que le chandelier soit celui de la chapelle, et la malle celle que Mgr Berneux m’a prêtée, je ne puis nier que la pipe et les souliers ne soient miens : ces derniers ne me servent que pour la messe. J’en possédais, il est vrai, une autre paire ; mais ayant eu le malheur de les mettre pour sortir, ils ne peuvent plus paraître dans ma chambre : ainsi le veulent l’étiquette et la propreté de la natte qui me sert de siège, de lit et de plancher. Donc, je suis chaussé simplement avec des bas de coton. Quant à la pipe, elle sert de contenance en voyage, dans un pays où tout le monde fume ; cependant je n’ai pu encore arriver à en comprendre les charmes, bien que j’aie essayé, et même que je me sois rendu malade deux fois, ce qui m’a ôté toute envie de recommencer. Aussi mes gens s’étonnent-ils de voir que le père fume beaucoup moins que la bonne femme qui fait cuire son riz. »

Complétons ces détails à l’aide de renseignements puisés dans diverses lettres des autres missionnaires. Les maisons coréennes sont en général très-petites et peu commodes. Elles sont un peu élevées au-dessus du niveau du terrain pour donner passage par dessous aux tuyaux qui conduisent la fumée de la cuisine. À la capitale cependant, cet usage n’est pas toujours suivi. C’est assez commode en hiver, mais en été la chaleur devient un supplice insupportable, et la plupart des habitants couchent dehors. Les riches ont le plus souvent des chambres d’été, sous lesquelles ne sont point pratiqués de conduits de ce genre. Dans les maisons ordinaires il y a deux chambres contiguës, rarement trois, sans compter la cuisine située de côté, et qui est ouverte à tous les vents. Tout autour de la maison, la toiture en paille de riz dépasse le mur de trois ou quatre pieds, de façon à former de petites galeries couvertes. Les murailles des maisons riches sont recouvertes de papier blanc à l’intérieur, quelquefois aussi à l’extérieur. Du reste, ces maisons ont presque toujours un aspect sale, délabré, misérable, même à la capitale, et partout et toujours sont remplies de vermine de toute espèce.

Les auberges le long des routes sont des taudis dégoûtants où l’on ne trouve à peu près rien ; le plus grand nombre des voyageurs portent avec eux leurs provisions, quand ils ont le moyen d’en avoir. Les granges et écuries sont inconnues ; de grands hangars, ouverts des quatre côtés, les remplacent, et en hiver, quand le froid est trop violent, on habille de paille les bœufs ou les chevaux qui y sont réunis.

Les tables à manger sont hautes de trente à cinquante centimètres, et larges d’autant, de forme à peu près ronde. Quel que soit le nombre des convives, chacun doit avoir la sienne. La vaisselle de porcelaine grossière ou de cuivre, ne consiste qu’en écuelles de différentes grandeurs, une paire de bâtonnets à la chinoise, et une cuiller en cuivre. Les mets ordinaires sont du riz, du piment, quelques légumes ; les gens à l’aise y ajoutent un peu de viande ou de poisson salé. Ces aliments sont apprêtés à l’huile de sésame, de ricin ou de menthe, avec force saumure ; car le lait et le beurre sont inconnus, et l’on ne sait pas faire usage de la graisse des animaux. On ne trouve que difficilement de la viande de bœuf, si ce n’est à la capitale. Il n’y a pas de viande de mouton, c’est le chien qui la remplace, et les missionnaires s’accordent à dire que le goût n’en est nullement désagréable. En fait de légumes, il n’y a guère que le navet, le chou chinois, et les feuilles de plantain et de fougère dont on fait grande consommation. Pour boisson ordinaire on a l’eau dans laquelle a été cuit le riz. Le vin se fait avec du blé ou du riz fermenté. En été les nobles boivent beaucoup d’eau-de-vie de riz, et d’eau de miel. Le thé n’est pas inconnu dans les maisons des riches, mais l’usage en est très-restreint.

Le repas à peine terminé, on enlève les tables et chacun allume sa pipe, car les Coréens sont grands fumeurs. Il est rare en ce pays qu’un homme sorte sans sa pipe. La forme est la même que celle de la pipe chinoise : un long tuyau de bambou avec un foyer en cuivre, et une embouchure de même métal. Chaque Coréen porte toujours avec lui un briquet dont il se sert exclusivement pour allumer sa pipe. À la maison, quand il a besoin de lumière, il emploie des allumettes soufrées. En route, une torche composée de trois ou quatre bâtons entrelacés, remplace nos lanternes. Quelquefois, en été, au lieu d’une lampe dans l’intérieur de la maison, on allume du feu sur une pierre au milieu de la cour, et tous les membres de la famille travaillent à la lueur de ce feu, pendant qu’un amas d’herbes sèches, brûlant à quelque distance, les enveloppe d’une fumée épaisse destinée à chasser les moustiques et autres insectes.

Les habits coréens sont toujours d’une ampleur exagérée. Le corps passerait facilement dans chaque jambe du pantalon ou dans chaque manche de la veste. Pour sortir, le bon ton exige que l’on porte le plus d’habits possible, deux ou trois pantalons, deux ou trois chemises, quatre ou cinq redingotes en toile, suivant la solennité et aussi suivant les ressources de chacun. La redingote se fixe sous les bras par deux bandelettes, lesquelles remplacent les boutons inconnus dans le pays. Les habits sont supposés être blancs, mais il en coûte trop de les entretenir suffisamment propres, et le plus souvent la couleur primitive a disparu sous une épaisse couche de crasse, car la malpropreté est un grand défaut des Coréens. Il n’est pas rare de voir les riches eux-mêmes porter des vêtements déchirés et remplis de vermine. Pour laver le linge, on le trempe dans l’eau de lessive préparée avec des cendres, puis on le frappe avec des planchettes plus étroites que les battoirs des laveuses en Europe. Ensuite on l’enduit d’une couche de colle destinée à empêcher les taches. La plupart des habits étant fabriqués de morceaux faufilés ensemble ou simplement collés, on sépare les morceaux, et on les blanchit à part. Les nobles seuls portent des habits cousus.

Le chapeau ordinaire est de dimensions très-respectables ; mais, en temps de pluie, les Coréens se mettent sur la tête un autre chapeau, véritable parapluie de trois pieds de large, en paille, fort léger, et qui les abrite assez bien. S’ils doivent travailler par de fortes averses, ils revêtent de plus un manteau de paille, et ainsi accoutrés, ils peuvent affronter une pluie diluvienne.

Outre les différentes espèces de chaussures dont il a été question, il faut mentionner les sabots en bois dont se servent les paysans ; ces sabots ont la semelle et le talon excessivement épais, ce qui les fait ressembler à des patins. Le Coréen ne porte jamais ses souliers ou sandales dans les appartements ; il les dépose à la porte. De là dans les chrétientés, lors de la visite du missionnaire, des scènes assez curieuses. Le soir, les néophytes se pressent dans la maison pour la prière commune, et aussi, comme ils disent, pour voir le long nez du Père. La visite terminée, il faut, à la lueur des torches, que chacun retrouve sa chaussure, et en attendant on piétine avec ses bas dans la boue ou la poussière, avec force cris et discussions, sans batailles toutefois.

L’usage des lunettes, quoiqu’il ne date guère que de 1835 ou 1840, est très-répandu parmi les hautes classes. Vers 1848, c’était une véritable manie ; aujourd’hui on y met un peu plus de modération. Les gens de l’ancien régime, avant de prendre leurs lunettes, demandent encore la permission à la compagnie, mais la jeunesse se dispense de cette formalité.

Outre le pantalon, plus étroit que celui des hommes, les femmes portent une camisole de toile ou de soie, dont la couleur varie selon l’âge : elle est rose ou jaune pour les jeunes filles ou les nouvelles mariées, violette pour les femmes au-dessous de trente ans, et blanche pour celles d’un âge plus avancé. En guise de robe, elles s’entourent d’une large toile bleue, qu’elles attachent sous les bras au moyen d’une ceinture. Pour les femmes du peuple, qui sortent à volonté, cette jupe s’arrête au-dessus du pied ; pour les femmes nobles, à qui l’étiquette ne permet pas de sortir de leurs appartements, elle est ample et traîne à terre. Les veuves, si jeunes qu’elles soient, doivent toujours être revêtues de toile blanche ou grise. Les Coréennes ne donnent pas dans la folie stupide des Chinoises, et ne s’estropient point pour avoir de petits pieds ; elles laissent agir la nature. Les femmes du peuple voyagent presque toujours nu-pieds. Leurs cheveux, roulés en tresse autour du crâne, servent de coussinet pour les vases d’eau et autres objets pesants qu’elles portent habituellement sur la tête.

Ajoutons, pour terminer cette esquisse, que les hommes en deuil doivent contenir leurs cheveux dans un filet, non de crin, mais de toile grise, surmonté d’un bonnet de même étoffe, de la forme d’un sac grossier. En chemin, ils portent au lieu de chapeau une immense toiture de paille, en cône tronqué, qui descend jusqu’aux épaules. Les couleurs éclatantes sont tellement interdites à l’homme en deuil, que sa canne même et le tuyau de sa pipe doivent être blancs. S’il ne veut en acheter d’autres, il couvre de papier sa canne et sa pipe habituelles, ce qui est aussi facile que peu dispendieux. La forme des vêtements ne change point pour la femme en deuil, mais la couleur rigoureusement prescrite est le blanc ou le gris : toutes les autres sont prohibées. Aux yeux des Coréens, un homme en deuil est un homme mort. Il doit être tout absorbé dans sa douleur, ne rien voir, ne rien entendre qui puisse l’en distraire. Il a toujours, quand il sort, un éventail ou petit voile en toile grise fixé sur deux bâtonnets, avec lequel il se couvre le visage. Il ne fréquente plus la société ; à peine se permet-il de regarder le ciel. Si on l’interroge, il peut se dispenser de répondre. Il ne peut pas tuer un animal, même un serpent venimeux ; ce serait un crime irrémissible. En route et dans les auberges, il se retire dans une chambre ou dans un coin isolé, et refuse de communiquer avec qui que ce soit. Tous ces usages ne sont strictement observés que dans les hautes classes de la société.

Les missionnaires ont souvent répété que ce costume et ces manières d’un noble en deuil semblent avoir été inventés par la Providence, pour leur procurer un déguisement facile et complet, sans lequel leur séjour en Corée, et surtout leurs voyages parmi les chrétiens, auraient été à peu près impossibles. Malheureusement, depuis la dernière persécution, on sait qu’ils usaient habituellement de ce moyen, et l’on a parlé de réformer le costume et les lois du deuil. Dieu y pourvoira.

XV

Sciences. — Industrie. — Commerce. — Relations internationales.


Malgré la protection officielle dont jouissent, en Corée, certaines études scientifiques, malgré les écoles spéciales entretenues par le gouvernement pour en favoriser les progrès, ces études sont à peu près nulles. Les astronomes en titre ont à peine les notions suffisantes pour faire usage du calendrier chinois qui chaque année leur est apporté de Péking ; en dehors de cela, ils ne connaissent que des formules astrologiques ridicules. La science des principaux calculateurs du ministère des finances, ne dépasse pas les opérations ordinaires d’arithmétique nécessaires pour la tenue des livres. Celle des élèves du Nioul-hak ou école de droit se borne à une connaissance, à peu près machinale, des textes officiels de la loi et des décrets royaux. La médecine seule semble faire exception. Tout en adoptant la médecine chinoise, les Coréens y ont introduit, semble-t-il, des améliorations sérieuses, à ce point qu’on n’a pas dédaigné de composer à Péking même les planches pour l’impression du plus célèbre livre coréen de médecine, le Tieng-oi-po-kan. Nul autre livre coréen n’a jamais eu cet honneur.

Les médecins réellement instruits ne se trouvent guère qu’à la capitale. Ce sont quelques nobles qui ont étudié par curiosité, ou des individus de la classe moyenne qui ont travaillé à se faire une position comme médecins de la cour. Ailleurs, on peut rencontrer de loin en loin quelques praticiens capables, à qui une longue expérience a enseigné le véritable usage des remèdes locaux ; mais ces hommes sont de rares exceptions, et l’immense majorité des médecins de province ne sont que des charlatans sans études et sans conscience, qui pour toutes les maladies possibles emploient chacun une drogue spéciale et toujours la même, et ne prennent jamais la peine de voir les malades qu’ils traitent.

On prétend que l’on a en Corée, comme en Chine, certains remèdes très-efficaces contre diverses maladies, entre autres une potion qui dissout les pierres et calculs de la vessie, et guérit cette terrible maladie sans aucune opération chirurgicale. Mgr Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée, après de longues souffrances qui l’avaient réduit à l’extrémité, fut guéri de la pierre, en quelques heures, par un médecin chinois. Mais la formule de ce remède est un secret soigneusement gardé par ceux qui le possèdent. La règle générale est de donner les remèdes en potion ; les exceptions sont rares. On fait bouillir ensemble jusqu’à vingt ou trente espèces de plantes, et on mêle à la décoction diverses matières plus ou moins sales et rebutantes, dont on ne cherche d’ailleurs aucunement à déguiser le nom sous un travestissement plus ou moins scientifique. Les confortants sont d’un usage continuel. Le plus ordinaire est le consommé de viande, que les Coréens excellent à préparer. Il y en a deux autres qui méritent une mention particulière : le gen-seng dont nous avons parlé plus haut, et la corne de cerf.

La corne de cerf a, dit-on, des effets restauratifs plus durables que le gen-seng ; sa force varie selon la région où vit l’animal. Les Coréens estiment peu celle qui vient de Chine ou des provinces septentrionales (Ham-kieng et Pieng-an). La meilleure est, disent-ils, celle qui provient du Kang-ouen ; encore fait-on une distinction entre les différents districts de cette province. Le cerf doit être abattu au moment où les bois croissent, et avant qu’ils soient durcis, autrement les effets du remède seraient nuls. On coupe la tête de l’animal, et on la maintient renversée pendant dix ou douze heures, afin que toute la vertu du sang passe dans les cornes, puis on les fait sécher sur un feu doux avec toutes les précautions possibles. Pour s’en servir, on racle un peu cette corne, on la mélange avec le jus de quelques plantes, et on l’administre au malade. Mgr Daveluy atteste qu’il a usé fréquemment de ce remède pendant de longues années d’épuisement, et qu’il en a ressenti d’excellents effets. Le sang de cerf, pris chaud, passe aussi pour donner à tous les membres une vie et une force extraordinaires. « Quand on en a bu, disaient des chasseurs chrétiens à un missionnaire, les montagnes les plus escarpées semblent une plaine, et l’on ferait le tour du royaume sans aucune fatigue. »

Un autre moyen curatif dont il convient de dire un mot, c’est l’acupuncture. Elle consiste, pour les médecins coréens, à percer d’un coup de lancette divers points du corps, afin de rétablir la machine dans son équilibre naturel. Il existe des traités spéciaux sur cette partie de l’art chirurgical, la seule connue des Coréens ; ils savent même fabriquer avec du fil de fer des modèles du corps humain, afin d’indiquer exactement aux étudiants les endroits où la lancette doit être enfoncée. Sous la main d’un opérateur habile, l’instrument, excessivement mince, pénètre jusqu’à quatre ou cinq centimètres de profondeur, et c’est à peine s’il sort quelques gouttes de sang. Les missionnaires assurent qu’ils ont souvent vu des effets remarquables et toujours très-prompts de ce genre de traitement.

Les Coréens, peu avancés dans les études scientifiques, ne le sont guère plus en connaissances industrielles. Chez eux, les arts utiles n’ont fait, depuis des siècles, absolument aucun progrès. Une des principales causes de cet état d’infériorité, c’est que, dans chaque maison, on doit faire à peu près tous les métiers, et fabriquer soi-même les objets de première nécessité. La récolte donne au laboureur tout ce qu’il lui faut, et pendant l’hiver il devient tour à tour : tisserand, teinturier, charpentier, tailleur, maçon, etc… Il fait chez lui le vin de riz, l’huile, l’eau-de-vie. Sa femme et ses filles filent le chanvre, le coton, la soie même, quand il a pu élever quelques vers ; elles en tissent des étoffes grossières, mais solides, qui suffisent aux besoins habituels. Chaque paysan connaît et recueille les graines requises pour la teinture, et celles qui servent de remèdes dans les maladies les plus ordinaires. Il confectionne lui-même ses habits, ses souliers de paille, ses sabots, les corbeilles, paniers, balais, cordes, ficelles, nattes, instruments de labour, dont il a besoin. Le cas échéant, il répare le mur, le toit, la charpente de sa maison. En un mot, il se suffit, mais comme il est facile de le comprendre, il ne travaille à chaque chose que dans la mesure de la nécessité présente, se contente des procédés les plus simples et les plus primitifs, et ne peut jamais arriver à une habileté remarquable.

Il n’y a d’ouvriers spéciaux que pour les métiers qui exigent des outils particuliers, et un apprentissage de la manière de s’en servir. Mais, dans ce cas même, les ouvriers établis d’une manière fixe, et travaillant dans leur boutique, sont excessivement rares. D’habitude, chacun d’eux va où on l’emploie, portant ses outils sur le dos, et quand il a fini quelque part, cherche de l’ouvrage ailleurs. Ceux mêmes qui ont besoin d’une certaine installation, ne se fixent définitivement nulle part. Les potiers, par exemple, s’établissent aujourd’hui dans un lieu où le bois et l’argile sont à leur convenance ; ils y bâtissent leur cabane et leur four, fabriquent pour les gens du voisinage quelques porcelaines grossières, des vases de terre assez solides et d’une capacité quelquefois monstrueuse ; puis, quand le bois est épuisé, ils vont chercher fortune ailleurs. Les forgerons agissent de même, et s’éloignent quand l’extraction du minerai devient trop difficile. Aussi jamais de grandes fabriques, jamais d’exploitation sérieuse, jamais d’ateliers qui en méritent le nom. Des baraques de planches mal jointes, facilement emportées par le vent ou effondrées par la pluie, des fours ou fourneaux sans solidité qui se fendent à chaque instant, voilà tout. Par suite, le profit est presque nul. Les individus qui ont de l’argent ne songent guère à le mettre dans de pareilles entreprises, et parmi ceux qui avec quelques centaines de francs veulent tenter la fortune, la moitié se ruinent en quelques mois.

Les Coréens prétendent qu’ils fabriquent et exportent en Chine de grands couteaux, des sabres et des poignards de première qualité ; mais les missionnaires n’ont pas eu l’occasion de vérifier suffisamment l’exactitude de cette assertion. Ils font aussi des fusils à mèche qui paraissent assez solides. Bien qu’il y ait de très-beau cuivre dans leur pays, ils tirent du Japon tout celui qu’ils emploient. Ils le mélangent avec le zinc pour en confectionner des vases et des marmites. Ainsi combiné, il s’oxyde très-difficilement, et malgré l’usage continuel qui se fait de ces vases dans les maisons un peu aisées, on ne connaît aucun exemple d’empoisonnement par le vert-de-gris. Tous les bijoux, tous les articles de parure, tous les objets de luxe viennent de Chine ; en Corée, on ne sait point les travailler.

Il est néanmoins une industrie dans laquelle les Coréens l’emportent sur les Chinois, c’est la fabrication du papier. Avec de l’écorce de mûrier, ils font du papier bien plus épais et plus solide que celui de la Chine ; il est comme de la toile et on a peine à le déchirer. Son emploi se diversifie à l’infini. On en fait des chapeaux, des sacs, des mèches de chandelle, des cordons de souliers, etc… Lorsqu’il est préparé avec de l’huile, il remplace avantageusement, vu son bas prix, nos toiles cirées, et sert à confectionner des parapluies et des manteaux imperméables. Les portes et les fenêtres n’ont pas d’autres vitres que ce papier huilé collé sur le châssis. Il y a une exception cependant. « Quand un Coréen, dit Mgr Daveluy, a trouvé un petit morceau de verre d’un demi-pouce carré, c’est une bonne fortune. Aussitôt il l’insère dans une fente de sa porte ; dès lors il peut, d’un tout petit coin de l’œil, regarder ce qui se passe au dehors, et il est plus fier qu’un empereur se mirant devant les glaces de son palais. À défaut de ce morceau de verre, il fait avec le doigt un trou dans le papier, et se met ainsi en communication avec le monde extérieur. »

On peut aisément conclure de tout ce qui précède que le commerce intérieur est, en Corée, peu développé. Il y a très-peu de marchands qui tiennent magasin ouvert dans leurs maisons, et presque toutes les transactions se font dans les foires ou marchés. Ces foires se tiennent dans différentes villes ou bourgades désignées par le gouvernement, au nombre de cinq par district. Dans chacune de ces localités, la foire a lieu tous les cinq jours, aujourd’hui dans l’une, demain dans une autre, et ainsi de suite, toujours dans le même ordre, de manière que chaque jour il y ait une foire sur un point quelconque du district. Des tentes sont préparées pour les marchandises.

Les mesures dont se servent les marchands sont : pour les grains, la poignée. Cent poignées font un boisseau, vingt boisseaux font un sac (en coréen : som). Pour les liquides, on compte par tasses. La mesure de poids est la livre chinoise, et l’on ne se sert que des balances de Chine. La mesure de longueur est le pied, qui varie suivant les provinces, on pourrait dire suivant les marchands. Le pied se subdivise en dix pouces ; le pouce en dix lignes.

Un des grands obstacles au développement du commerce est l’imperfection du système monétaire. Les monnaies d’or ou d’argent n’existent pas. La vente de ces métaux, en lingots, est entravée par une foule de règlements minutieux ; et l’on se compromettrait gravement si, par exemple, on vendait de l’argent de Chine, même fondu en barres de forme coréenne. Cet argent serait reconnu infailliblement, et le marchand, outre la confiscation de ses barres, risquerait une forte amende, et peut-être la bastonnade. La seule monnaie qui ait cours légal est la sapèque. C’est une petite pièce de cuivre, avec alliage de zinc ou de plomb, d’une valeur d’environ deux centimes ou deux centimes et demi. Elle est percée, au milieu, d’un trou destiné à laisser passer une ficelle avec laquelle on en lie ensemble un certain nombre, d’où l’expression ligature ou demi-ligature, si fréquemment employée dans les relations de l’extrême Orient, pour désigner la monnaie courante. Pour effectuer un payement considérable, il faut une troupe de portefaix, car cent nhiangs ou ligatures (environ deux cents francs), forment la charge d’un homme. Dans les provinces du Nord, cette monnaie même n’a pas cours ; tout s’y fait par échanges, d’après certaines bases de convention. Il paraît qu’autrefois les céréales servaient de monnaie, car, encore dans la langue actuelle, celui qui porte son blé au marché pour le vendre, dit qu’il va acheter ; et celui qui va en acheter dit qu’il va vendre.

Le taux de l’argent est énorme en Corée. Celui qui le prête à trente pour cent est censé le donner pour rien. Le plus habituellement on réclame cinquante, soixante, quelquefois même cent pour cent. Il est juste de dire que la rente de la terre, qui doit servir de point de départ pour apprécier le taux de l’argent, est en ce pays relativement considérable. Dans les bonnes années, le cultivateur tire de ses champs environ trente pour cent de la valeur du fonds.

D’après les anciennes traditions du pays, il paraît que les rois des dynasties précédentes avaient une monnaie de papier, de la forme d’un fer de flèche, d’une valeur d’environ trois feuilles de papier. Après la soumission de la Corée par la dynastie mandchoue de Péking, le droit de battre monnaie fut retiré aux rois coréens. Le premier qui osa en frapper, malgré le texte des traités, paraît avoir été Souk-tsong (qui mourut en 1720, après un règne de quarante-deux ans. Aujourd’hui, le droit est acquis par une longue prescription, et le gouvernement en use et abuse. Dans ces dernières années on en frappe continuellement, mais elle est de plus en plus altérée. Tandis que les anciennes sapèques étaient de cuivre, avec un alliage minime, les nouvelles ne sont presque que du plomb, et se détériorent rapidement. Ce n’est pas le gouvernement qui y gagne, car il fournit aux fondeurs la quantité de cuivre voulue ; mais ceux-ci remplacent le cuivre par du plomb et partagent le bénéfice, soit avec le ministre des finances, soit avec le fonctionnaire spécialement chargé de la vérification.

Une autre entrave aux transactions commerciales, c’est le triste état des voies de communication. Les rivières navigables sont très-rares en Corée ; quelques unes seulement portent bateau, et cela dans une partie fort restreinte de leur cours. D’un autre côté, l’art de faire des routes, dans ce pays de montagnes et de vallées, est à peu près inconnu. Aussi presque tous les transports se font, soit à dos de bœufs ou de chevaux, soit à dos d’hommes.

« Les routes, écrit Mgr Daveluy, se divisent, théoriquement du moins, en trois classes. Celles de première classe que je traduis par routes royales, ont généralement une largeur suffisante pour quatre hommes de front. Comme il n’y a pas de voitures en province, c’est tout ce qu’il faut pour les piétons et cavaliers. Elles sont bonnes ou mauvaises suivant la saison. Mais il arrive fréquemment qu’elles sont diminuées des trois quarts par quelque grosse pierre ou fragment de rocher, ou parce que la pluie a emporté une partie du chemin. Personne, naturellement, ne songe à remédier à ces petits inconvénients, et souvent il faut grimper sur ces rochers avec sa monture, au risque de se casser le cou ou de rouler dans le fossé. Toutefois, aux environs de la capitale, ces routes sont un peu mieux entretenues. La principale est celle qui va de Séoul à la frontière de Chine. Il y en a une autre, assez belle dit-on, longue de huit lieues seulement, qui conduit du palais à un tombeau royal.

« Quant à celles de deuxième classe, leur beauté, largeur et commodité varient tous les quarts d’heure. Lorsque je ne vois plus qu’un mauvais sentier, je demande si c’est encore la grande route ; on répond affirmativement ; le tout est de s’entendre. Pierres, rochers, boue, ruisseaux, rien n’y manque, excepté le chemin. Mais que dire des routes de troisième classe, larges d’un pied plus ou moins, visibles ou non, selon la sagacité du guide, souvent couvertes d’eau quand elles traversent les rizières, et dans les montagnes, effleurant les précipices !

« Pour les ponts, deux espèces sont à ma connaissance. Les uns consistent en quelques grosses pierres jetées de distance en distance, en travers des ruisseaux ; ce sont les plus communs. Les autres, composés de pieux fichés dans le fleuve et supportant une espèce de plancher recouvert de terre, forment un viaduc passable, quoique trop souvent à jour. Quand l’eau est abondante, ce qui est fréquent en été, tous les ponts sont emportés ou submergés par la crue, et laissent au voyageur le plaisir de prendre un bain au passage. Les grands seigneurs peuvent s’y soustraire en grimpant sur le dos de leur guide. Enfin, il y a à la capitale un pont en pierre, magnifique sans doute, et l’une des merveilles du pays. Les rivières un peu considérables se traversent en bateau. »

Les relations commerciales de la Corée avec les nations voisines sont presque nulles. Pour mieux conserver son indépendance contre ses deux puissants voisins, la Chine et le Japon, ce pays s’est enfermé dans un isolement complet. Toute communication avec les étrangers, sauf les cas prévus par la loi, est un crime digne de mort. D’après les conventions internationales, aucun Chinois ou Japonais ne peut s’établir en Corée, et réciproquement. Les ambassadeurs chinois qui viennent à Séoul laissent leur suite à la frontière, sauf un ou deux domestiques attachés à leur personne, et pendant qu’ils sont à la capitale, ne sortent pas du palais qui leur est assigné pour résidence. Les ambassadeurs coréens peuvent, au contraire, entrer en Chine avec tous les gens de leur suite, et circuler librement dans les rues de Péking pendant leur séjour. Lors du passage de l’ambassadeur à Pien-men[15], à l’aller et au retour, il y a une foire qui dure plusieurs jours. Le mandarin de Ei-tsiou, dernière ville coréenne sur la frontière chinoise, a seul le droit d’avoir des rapports par lettres avec les autorités de Pien-men, à toutes les époques de l’année. Tous les deux ans, une autre foire se tient à l’extrémité nord de la province de Ham-kieng. entre Houng-tchoung, village tartare de cette partie de la Mandchourie qui a été dernièrement cédée aux Russes, et Kieng-ouen, ville coréenne la plus voisine. Cette foire est considérable, mais elle ne dure que deux ou trois jours, et quelques heures seulement chaque jour, depuis midi jusqu’au coucher du soleil. Au signal donné, chacun se hâte de repasser la frontière, et les soldats poussent les traînards avec leurs lances. Nous avons mentionné plus haut les marchés mensuels, entre les Coréens et les quelques soldats japonais établis à Fusan-kaï. Là se bornent les rapports que la Corée a, par terre, avec les autres nations.

Par mer, elle en a moins encore. On permet aux navires chinois ou japonais de venir pêcher le haï-san (holothuria) sur le rivage du Pieng-an, et le hareng sur les côtes du Hoang-haï, mais à deux conditions : ne jamais mettre pied à terre, et ne jamais s’aboucher, en pleine mer, avec les gens du pays, sous peine de confiscation du navire et d’emprisonnement de l’équipage. La première condition est généralement observée, mais il se fait, entre les barques coréennes et les jonques chinoises, à l’abri des innombrables rochers ou îlots de l’archipel coréen, un commerce de contrebande assez considérable. Les mandarins, moyennant quelques profits secrets, ferment les yeux. Si la tempête jette un navire chinois sur la côte coréenne ou un navire coréen sur la côte chinoise, les naufragés sont recueillis, entretenus par le gouvernement, gardés avec soin pour empêcher aucun rapport entre eux et les habitants, et reconduits par terre jusqu’à la première ville de leur pays. Le retour par mer leur est interdit. Entre le Japon et la Corée, le rapatriement se fait par mer, mais avec des précautions analogues.

Donnons ici quelques détails sur les difficultés que les missionnaires ont eu à surmonter pour pénétrer en Corée ; on aura, par là même, une idée de la sévérité minutieuse avec laquelle le gouvernement coréen maintient son isolement absolu. Les frontières de terre et de mer sont gardées, par un cordon de postes militaires, uniquement charges d’empêcher l’entrée des étrangers et la sortie des indigènes. Dans les plus importants de ces postes résident, comme inspecteurs et employés des douanes, des agents de police choisis parmi les plus fins et les plus expérimentés, et ils se font aider dans leur surveillance de jour et de nuit par des chiens dressés exprès, de sorte qu’il est à peu près impossible de passer la frontière inaperçu.

Par terre, il n’y a que deux chemins : celui de Tartarie par Houng-tchoung et Kieng-ouen, et celui de Chine par Pien-men et Ei-tsion. Ailleurs, la frontière qui sépare la presqu’île coréenne du continent, est formée de déserts montagneux et de forêts impraticables. Or on ne peut tenter le passage sur un de ces deux points qu’aux jours de foire légalement reconnus ; à toute autre époque, ce serait folie même pour les indigènes, à plus forte raison pour des étrangers. Il faut donc ou suivre les caravanes qui se rendent à la foire de Houng-tchoung, ou se joindre à l’ambassade coréenne qui revient de Chine. La grande difficulté, dans les deux cas, est la manière d’arranger les cheveux. Les Chinois se rasent la tête, ne gardant, au sommet, qu’une touffe de cheveux qui se tresse et s’allonge en queue sur le dos ; les Coréens conservent tous leurs cheveux. Si l’on se rase à la chinoise, on sera reconnu et arrêté en entrant en Corée ; si l’on suit la mode coréenne, on sera reconnu en Chine même, avant d’arriver sur la frontière. Pendant la foire de Kieng-ouen, il est défendu aux Chinois d’entrer dans les maisons coréennes, et de nombreux satellites sont distribués à la porte de la ville et dans les rues pour faire observer cette consigne. Le missionnaire qui prendrait cette voie, même en supposant qu’il n’ait pas été découvert par ses compagnons de route, soit en chemin, soit pendant les quelques jours d’attente qui précèdent la foire, devrait s’aboucher avec les courriers coréens et changer d’accoutrement en plein air, au milieu de milliers de personnes, sans être aperçu d’aucune, ce qui est manifestement impossible. D’ailleurs, une fois entré, il lui faudrait, avant de rencontrer des villages chrétiens, faire une route d’un mois, dans un pays peu fréquenté, et où, par conséquent, les voyageurs sont rares et facilement reconnus. Les courriers qui lui serviraient de guides auraient à repasser, dans les quelques auberges de la route, avec une personne de plus qu’en allant ; cela seul éveillerait immédiatement des soupçons, que la différence de visage et de prononciation changerait bientôt en certitude.

Par Pien-men les difficultés ne sont guère moindres. Chacun des Coréens qui suit l’ambassade, à quelque titre que ce soit, est visité à la porte, lors du départ pour la Chine, et fouillé de haut en bas. Si sa personne et ses bagages n’offrent rien de suspect, il reçoit un passeport où tout est minutieusement détaillé. Supposons que les courriers ont obtenu leurs passeports. Ils ramènent avec eux un missionnaire, et ont réussi à passer la douane chinoise ; mais de là à la douane coréenne, il y a quinze lieues de désert. À droite et à gauche de l’unique route, s’étendent des forêts impénétrables. Si pendant le trajet on s’avise de faire du feu pour préparer quelque nourriture, les autres voyageurs accourent afin de faire eux-mêmes cuire leur riz, ce qu’on ne peut leur refuser, et le danger pour le missionnaire est grand, vu la curiosité insolente des Coréens. On arrive sur les bords du fleuve où stationnent des gardiens, et l’on descend dans une barque coréenne qui conduit les voyageurs à la douane située sur l’autre rive. Là, chacun doit présenter son passeport, se laisser fouiller et examiner minutieusement. Le missionnaire évidemment ne peut affronter cette douane, aussi a-t-il pris soin de demeurer caché sur l’autre rive. Il doit attendre la nuit pour tenter le passage sur la glace, car c’est toujours en hiver que l’ambassade revient de Péking. Mais sur la rive coréenne sont échelonnés de distance en distance des corps de garde, chacun avec un piquet de soldats et une troupe de chiens. La seule chance de succès est de se traîner dans les ténèbres entre deux corps de garde, et d’escalader les montagnes neigeuses du voisinage pour, de là, regagner la route à l’intérieur. Les premiers missionnaires entrèrent par cette voie ; mais bientôt, à la suite des persécutions, toutes les ruses des chrétiens furent connues, non-seulement des mandarins, mais des douaniers, des aubergistes, de tous les habitants païens, et l’on fut forcé d’abandonner cette route, désormais impossible.

Reste la voie de mer. Nous avons fait connaître les conventions maritimes en vigueur entre la Chine et la Corée, d’où il résulte qu’aucun navire de l’un des deux pays ne peut, légalement, aborder à la côte de l’autre. Cette prohibition n’est violée ni par les Coréens, ni par les Chinois. Les milliers de jonques chinoises qui parlent chaque année du Léao-tong, du Kiang-nan, du Chan-tong, et vont à la pêche sur les côtes de Corée, stationnent toujours loin du rivage. Si elles approchent de trop près, elles sont soumises aux perquisitions les plus sévères, et aucune considération, aucune offre d’argent ne déciderait leur équipage à prendre terre. Quant aux Coréens, il serait difficile de trouver parmi eux un pilote capable de diriger une barque, en pleine mer, vers un point donné. Ils connaissent la boussole, nommée par eux : le fer qui marque le sud, et on en rencontre dans le pays un certain nombre de fabrique chinoise. Mais ils ne s’en servent que dans la recherche superstitieuse des lieux les plus favorables pour les sépultures. L’usage de cet instrument pour la navigation leur est inconnu, car leurs barques ne quittent jamais la terre de vue. D’ailleurs, les navires coréens sont très-mal construits. Destinés uniquement à la pêche côtière, ils sont plats en dessous afin de pouvoir sans inconvénient rester à sec pendant la marée basse. Une vague un peu forte rompt le gouvernail ; une brise un peu fraîche force à couper les mâts qui sont toujours très-hauts. Construire autrement serait attirer l’attention, provoquer une surveillance spéciale, et s’exposer à la prison pour cause de violation des usages. Eût-on triomphé de tous ces obstacles, fait le voyage de Chine aller et retour, que la réussite serait encore fort douteuse. Un navire qui arrive de la pleine mer est par cela seul mis en suspicion ; les matelots des autres barques se hâtent de venir à bord, les autorités ne peuvent tarder à faire leur visite, et si l’on trouve quelque objet d’origine suspecte, la barque est brûlée, et l’équipage mis à mort.

Le seul moyen praticable de pénétrer en Corée par mer, est celui que les missionnaires avaient adopté dans les derniers temps. Partir de Chine sur une jonque chinoise, après s’être entendu d’avance avec des pêcheurs coréens sur le lieu et l’époque du rendez-vous ; s’aboucher la nuit assez loin de la côte, à l’abri de quelqu’une des îles de l’archipel coréen, transborder à la hâte, et gagner le rivage avant le jour. Mais cette voie, employée sans accidents fâcheux jusqu’en 1866, est maintenant fermée. MM. Ridel et Blanc l’ont vainement essayée en 1869 ; la surveillance est tellement sévère, qu’ils n’ont échappé à la mort que par une protection spéciale de la Providence.

En effet, depuis l’expédition du contre-amiral Roze, la Corée est, plus que jamais, séquestrée du reste du monde. En 1867, les foires annuelles qui avaient lieu à Pien-men, au passage des ambassadeurs, ont été supprimées ; les jonques chinoises venues, comme d’habitude, pour faire la pêche sur les côtes, ont été visitées jusqu’à fond de cale, et renvoyées sans permission de séjour. L’année suivante, 1868, plus de soixante-dix de ces jonques ont été brûlées, et trois cents hommes de leurs équipages massacrés, on ne sait sous quel prétexte. Un ou deux navires américains ayant éprouvé le même sort, les États-Unis ont fait à leur tour, en 1871, une expédition aussi stérile que celle des Français en 1866. Depuis lors, la pêche du hareng sur les côtes de Corée est interdite aux navires chinois, qui n’osent plus guère s’y aventurer.

Et cependant, le peuple coréen n’est point, par nature, ennemi des étrangers. Peut-être même est-il mieux disposé envers eux que ne le sont les Chinois ; il est moins arrogant, moins ennemi de toute espèce d’amélioration et de progrès, moins fanatique de sa prétendue supériorité sur les Barbares qui peuplent le reste du monde. Mais le gouvernement conserve avec un soin jaloux cet isolement qu’il croit nécessaire à sa sécurité, et aucune considération d’intérêt ou d’humanité ne le lui fera abandonner. Pendant les années 1871 et 1872, une famine épouvantable a désolé la Corée. La misère était si grande que les habitants de la côte ouest vendaient leurs jeunes filles aux contrebandiers chinois, un boisseau de riz par tête. Quelques Coréens, venus au Léao-tong à travers les forêts de la frontière septentrionale, ont fait aux missionnaires un tableau effrayant de l’état du pays, affirmant que sur toutes les routes on rencontrait des cadavres. Mais le gouvernement de Séoul laisserait périr la moitié du peuple, plutôt que de permettre de s’approvisionner en Chine ou au Japon. La force seule pourra lui imposer un changement de système. Les diverses expéditions ou plutôt démonstrations faites dans les trente dernières années, mal combinées, sans esprit de suite, sans vues politiques sérieuses, n’ont abouti, jusqu’à présent, qu’à l’irriter et à exaspérer son orgueil, sans le dompter. Si l’on devait s’en tenir là, elles auraient été, sous tous les points de vue, dans l’intérêt de la liberté de commerce comme de la liberté religieuse, beaucoup plus nuisibles qu’utiles.

Il est évident qu’un pareil état de choses ne peut durer, et que l’excès du mal amènera le remède. Les nations civilisées, forcées de protéger dans l’extrême Orient leur marine et leur commerce, ne toléreront pas indéfiniment qu’un misérable petit royaume, sans marine, sans armée sérieuse, brûle les navires qui touchent à ses rivages, massacre les étrangers parce qu’ils sont étrangers, et se tienne de force en dehors de l’humanité. Très-probablement, le procès sera vidé par les Russes dont les conquêtes, au nord-est de l’Asie, prennent chaque jour un développement plus considérable. Depuis 1860, leurs possessions sont limitrophes de la Corée. Il y a déjà eu plusieurs difficultés entre les deux pays pour des questions de frontière et de commerce ; ces questions ne peuvent manquer de se renouveler, et, un jour ou l’autre, elles se termineront par l’annexion de la Corée au territoire russe. Peut-être aussi les Anglais ou les Américains, poussés à bout par quelque nouvelle insulte à leur pavillon, imposeront de force la liberté commerciale.

Mieux vaudrait certainement que la France se chargeât elle-même d’intervenir, pour effacer l’humiliation de l’échec subi en 1866. Cette malheureuse expédition devait, dans l’intention du gouvernement, punir le meurtre des missionnaires français, et rendre impossible la répétition de pareils actes de barbarie. En fait, elle a complété la ruine de l’Église de Corée, et causé le massacre de milliers de chrétiens. Quelle autre manière de réparer ce désastre que d’assurer aux frères et aux enfants de ces martyrs la complète liberté de religion, en forçant la Corée à conclure des traités avec les peuples civilisés, et, ces traités une fois conclus, à les respecter scrupuleusement ? Sans doute, dans les circonstances actuelles, une expédition de ce genre semble à peu près impossible, mais la France n’est pas morte, l’avenir n’a pas dit son dernier mot, et l’avenir est à Dieu.

HISTOIRE DE L’ÉGLISE DE CORÉE




PREMIÈRE PARTIE

De l’introduction du Christianisme en Corée à l’érection de ce royaume en Vicariat Apostolique.
1784-1831




LIVRE Ier

Depuis les premières conversions, jusqu’à l’arrivée du P. Jacques TSIOU, prêtre chinois, envoyé par l’Évêque de Péking.
1784-1794




CHAPITRE Ier

Invasion des Japonais en Corée, au xvie siècle. — Néophytes et martyrs coréens au Japon.


Vers la fin du xvie siècle, quarante ans après la mort de saint François-Xavier, lorsque l’Église du Japon florissante comptait déjà des millions d’enfants, lorsque la Chine évangélisée dès le vie siècle, évangélisée de nouveau aux xiiie et xive siècles, venait enfin de se rouvrir pour la troisième fois au zèle des missionnaires, le royaume de Corée, dont le nom même était inconnu en Europe, n’avait encore jamais entendu prêcher Jésus-Christ.

À cette époque, on put espérer un instant que le jour de la miséricorde était arrivé pour ce pays. Taïko-Sama, devenu maître absolu de tout le Japon, avait conçu le projet de conquérir la Chine. Pour se frayer un chemin, en l’an 1592, il fit envahir la Corée par une armée de deux cent mille hommes, qui battirent les Coréens et les Chinois venus à leur secours, s’emparèrent de cinq provinces sur huit, prirent la capitale, firent un immense carnage, et envoyèrent comme esclaves, au Japon, un nombre considérable de prisonniers.

La plupart de ces soldats japonais étaient chrétiens, car Taïko-Sama, qui avait secrètement résolu de faire disparaître du Japon la religion de Jésus-Christ, avait surtout employé pour cette expédition les princes et les seigneurs chrétiens. Il comptait, s’ils étaient vainqueurs, leur donner des apanages dans le pays conquis, et y transplanter de gré ou de force tous les chrétiens de son empire ; s’ils étaient vaincus, les abandonner sans secours et s’en débarrasser ainsi sans se donner l’odieux d’une persécution ouverte.

La guerre se prolongeant en Corée, les princes et les seigneurs chrétiens, et surtout Augustin Arimandono, roi de Fingo et grand amiral du Japon, le principal et le plus zélé d’entre eux, firent de vives instances auprès du supérieur de la mission du Japon pour obtenir un prêtre. Vers la fin de 1593, le vice-provincial de la Compagnie de Jésus leur envoya le P. Gregorio de Cespedes, et un frère japonais nommé Foucan Eion. Ce Père et son compagnon furent forcés d’hiverner dans l’île de Tsoutsima, dont le prince, néophyte zélé, servait lui-même en Corée. Ils y baptisèrent un grand nombre de païens, entre autres les quatre principaux conseillers de Tsoutsimandono. Enfin, au commencement de 1594, après une navigation assez longue et remplie de dangers, ils arrivèrent en Corée et gagnèrent la forteresse de Comangaï où résidait Augustin[16].

Pendant près d’un an, le P. de Cespedes exerça son ministère parmi les troupes japonaises avec un zèle infatigable. Il allait de forteresse en forteresse, luttant contre les désordres de toute nature, réformant les abus, raffermissant les chrétiens par l’administration des sacrements, et baptisant de nombreux soldats païens. Mais il fut soudain arrêté au milieu de ses travaux. Un général païen, jaloux de la haute fortune du prince Augustin, le dénonça à Taïko-Sama, prétendant que ses efforts et ceux du P. de Cespedes, pour la propagation de la foi chrétienne, cachaient une vaste conspiration contre le pouvoir de l’empereur. Averti à temps, Augustin renvoya immédiatement le prêtre au Japon, et y retourna lui-même peu après, pour se laver de l’accusation intentée contre lui. Il parvint aisément à se justifier, et l’affaire n’eut pas de suites fâcheuses.

La lettre annuelle de la mission du Japon, qui nous donne ces détails, raconte aussi que le prince de Tsoutsima envoya à sa femme Marie, fille d’Augustin, deux jeunes esclaves coréens, l’un fils d’un secrétaire du roi de Corée, et l’autre aussi d’une très-noble famille. La princesse touchée de leur infortune les donna à l’Église, envoya immédiatement le plus âgé au séminaire des PP. Jésuites, et garda l’autre chez elle jusqu’à ce qu’il pût y être envoyé à son tour[17].

Dans sa lettre de l’année suivante le P. Louis Froës parle encore des Coréens, « Cette année, dit-il, on a instruit beaucoup d’esclaves coréens, tant hommes que femmes et enfants, qui demeurent ici à Nangasaki, et dépassent, dit-on, le chiffre de trois cents. Il y a deux ans qu’ils ont été baptisés pour la plupart, et le plus grand nombre s’est confessé cette année. On voit clairement par l’expérience, que c’est un peuple très-disposé à recevoir notre sainte Foi ; ils sont très-affables, reçoivent le baptême avec allégresse, et sont heureux de se voir devenus chrétiens. Ils aiment à se confesser, et en très-peu de temps, le plus grand nombre a appris la langue japonaise avec tant de facilité, que presque aucun d’eux n’a besoin d’interprète pour le faire. Le vendredi saint, aussitôt que la nuit se fit, pendant qu’on apprêtait l’église dont les portes étaient fermées, et qu’on disposait les fonts baptismaux pour le lendemain, un Père et quelques Frères qui dirigeaient les préparatifs, entendirent un grand bruit du dehors, près de la porte de l’église. Ils ouvrirent une fenêtre et demandèrent ce que c’était. Quelques hommes, agenouillés avec une grande humilité, répondirent : « Père, ce sont les pauvres Coréens. Parce que nous sommes esclaves, nous n’étions pas prêts hier pour la procession, mais nous voici maintenant venus tous ensemble, pour demander à Dieu miséricorde et pardon pour nos péchés. » En disant cela ils se flagellaient cruellement, et tous ceux qui les entendirent et virent la rigueur de leur pénitence, en versaient des larmes. Cette nation unit un bon jugement à une grande simplicité, et elle paraît ne le céder en rien aux Japonais. Il a plu à Dieu Notre Seigneur de prendre ces prémices du royaume de Corée, à l’occasion de cette guerre, pour le plus grand bien de leurs âmes. L’opinion commune, dans les entretiens qu’ils ont entre eux, est que si la prédication de la loi évangélique pénétrait une fois en Corée (ce qui semble ne devoir pas être difficile par la voie du Japon), elle y serait très-facilement reçue, et pourrait prendre dans ce royaume de grands développements[18]. »

Ces belles espérances ne furent point réalisées. En 1598, Taïko-Sama, se sentant mourir, envoya à ses troupes l’ordre formel d’abandonner toutes leurs conquêtes, et de revenir de suite au Japon. Les tuteurs de son fils pressèrent l’exécution immédiate de cet ordre, et la Corée tout entière, sauf le poste militaire de Fusan-kaï sur la côte sud-est, se retrouva sans coup férir sous l’autorité de son propre roi.


Les troupes japonaises, en quittant la Corée, y laissèrent-elles quelques germes de christianisme, et faut-il faire remonter à cette expédition la véritable origine de l’Église coréenne ? On l’a dit et répété dans ces derniers temps ; mais cette assertion ne soutient pas un examen sérieux.

Pendant son séjour en Corée, l’an 1594, le P. de Cespedes n’avait vu d’autres indigènes que les prisonniers de guerre que l’on expédiait au Japon pour y être vendus comme esclaves. Les lettres écrites alors par les jésuites du Japon à leur Père général prouvent qu’il lui avait été impossible d’entrer en relation avec les gens du pays. En effet, la tactique des Coréens était d’isoler les Japonais, en dévastant complètement la contrée autour des forteresses qu’ils occupaient ; la plupart des habitants avaient fui dans les provinces septentrionales ; les autres reculaient devant les envahisseurs, et, à leur approche, cherchaient un refuge dans les bois et les montagnes. Après le départ du P. de Cespedes, l’armée japonaise resta encore plus de trois ans en Corée, mais le zélé missionnaire ne put y revenir, et aucun autre prêtre ne fut envoyé à sa place. Les Japonais chrétiens ne purent, pas plus que lui, se mettre en rapport avec les habitants ; d’ailleurs la haine innée des Coréens pour tout ce qui est étranger, l’exaspération naturelle d’un peuple vaincu contre ses vainqueurs, auraient certainement fait échouer toute tentative de prosélytisme. Les Coréens emmenés au Japon comme prisonniers de guerre eurent donc, seuls de leurs compatriotes, l’opportunité de connaître la foi chrétienne, et nous avons vu que, grâce à Dieu, un grand nombre en profitèrent. Quelques années après l’expédition de Taïko-Sama, commençait, au Japon même, cette persécution si longue, si sanglante, si glorieuse qui semblait devoir y éteindre le christianisme, et on comprend facilement que les missionnaires de ce pays ne purent plus songer à la Corée, et ne firent aucune tentative pour y pénétrer.


Dans cette grande persécution, un certain nombre de néophytes coréens partagèrent avec leurs frères japonais l’honneur de confesser Jésus-Christ devant les bourreaux. Leur vie et leur martyre appartiennent à l’Église du Japon, mais, par leur naissance, ils sont les prémices de l’Église de Corée. C’est pourquoi nous reproduisons ici, dans l’ordre chronologique, ce que l’on sait de leurs noms et de leur histoire[19].

Michel, pauvre laboureur coréen, avait été baptisé à Nangasaki. Il était d’une charité singulière envers les lépreux, les attirait dans sa maison, les faisait asseoir à son foyer, les servait de ses mains en leur disant : « Vous êtes mes frères, et votre infirmité m’oblige à vous honorer davantage. » On le suspendit à une fourche, puis on lui comprima les jambes et on lui coupa les jarrets. Il expira dans ce supplice, le 22 novembre 1614. Après sa mort, on lui trancha la tête, et son corps fut haché en morceaux.

Le même jour fut aussi martyrisé Pierre Djincouro. Il avait été esclave chez les païens, depuis l’âge de treize ans jusqu’à celui de trente. Omis sur la liste des chrétiens dénoncés, parce qu’il n’était que locataire d’une boutique et n’avait pas de maison à lui, il fit de vives réclamations et obtint d’être inscrit avec eux. Il supporta courageusement les tortures, et comme il ne cessait d’invoquer le saint nom de Jésus, il eut les lèvres et la bouche fendues, fut percé d’un poignard, et enfin décapité. Il était âgé de trente-trois ans.

Le 18 novembre 1619, Cosme Takeya fut brûlé vif à Nangasaki. Trois ans plus tard, sa femme Inès, âgée de quarante-deux ans, subit à son tour le martyre. Elle eut la tête tranchée. C’était le 2 septembre 1622, journée à jamais glorieuse pour l’Église du Japon, qui s’enrichit d’un seul coup de cinquante-deux martyrs. Cinq d’entre eux étaient Coréens : Inès, que nous venons de nommer, Antoine, qui fut brûlé vif, Marie, femme d’Antoine, et leurs deux enfants, Jean, âgé de dix ans, et Pierre, âgé de trois ans, qui furent décapités.

Le 4 septembre 1624, Sixte Cazayernon et sa femme Catherine furent décapités à Chembocou.

Le 5 novembre de la même année, le jeune Coréen Caïo fut brûlé vif à Nangasaki. Son histoire prouve, d’une manière éclatante, que Dieu ferait un miracle plutôt que d’abandonner un infidèle qui suit les lumières de sa conscience, et cherche la vérité d’un cœur droit et docile. Né quelque temps avant l’invasion japonaise, il éprouva dès son jeune âge un désir extrême de parvenir au vrai bonheur, c’est-à-dire à un bonheur qui n’eût point de fin. Il se retira dans une solitude pour méditer plus à son aise sur cette félicité qu’il cherchait. Il n’avait pour habitation qu’une caverne, qu’il partageait avec un tigre qui l’occupait avant lui. Ce féroce animal respecta son hôte ; il lui céda même la caverne quelque temps après, et se retira ailleurs. Le jeune solitaire dans l’unique vue de conserver son innocence, s’exerçait à toutes sortes de mortifications ; il s’abstenait de tout ce qui n’était pas absolument nécessaire à la vie. Une nuit qu’il était en méditation, un homme d’aspect majestueux lui apparut, et lui dit : « Prends courage ; dans un an tu passeras la mer, et, après bien des travaux et des fatigues, tu obtiendras l’objet de tes désirs. » Cette même année, les Japonais entrèrent en Corée, et le jeune solitaire fut fait prisonnier. Le vaisseau qui le transportait au Japon ayant fait naufrage près de l’île Tsoutsima, Caïo se sauva à la côte ; ceux qui le conduisaient périrent probablement dans les flots. Quoi qu’il en soit, il recouvra sa liberté. Séduit par la vie austère des bonzes, il crut avoir trouvé ce qu’il cherchait depuis tant d’années, et se retira dans une des plus célèbres pagodes de Méaco. Mais il ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de son erreur ; ces religieux idolâtres n’étaient rien moins que des hommes parfaits.

Cette méprise lui causa un si grand chagrin qu’il en tomba malade. Pendant sa maladie, il lui sembla voir la pagode tout en feu, puis un enfant d’une beauté ravissante lui apparut et le consola : « Ne crains pas, lui dit-il, tu es à la veille d’obtenir ce bonheur tant désiré. » Il n’était pas encore guéri, qu’il abandonna la bonzerie. Le jour même, il rencontra un chrétien à qui il raconta ses peines et ses aventures ; celui-ci l’amena sur-le-champ au collège des Jésuites, où on l’instruisit des mystères de la religion. Comme son cœur était déjà préparé à recevoir la divine semence, il crut sans hésiter, goûta sans peine la sainte morale de l’Évangile, et demanda aussitôt le baptême. On ne pensa pas devoir le soumettre à une plus longue épreuve, et la grâce du sacrement produisit dans une âme si bien disposée des effets admirables. Pendant qu’on l’instruisait, un des Pères lui montra un tableau représentant Notre-Seigneur : « Oh ! voilà, s’écria-t-il, voilà celui qui m’a apparu dans ma caverne, et qui m’a prédit tout ce qui m’est arrivé. » Il se mit à la suite des missionnaires et se consacra au soin des malades, surtout des lépreux. Il n’est point de vertu dont cette âme prédestinée n’ait donné l’exemple : mortifications presque excessives, charité pour les malheureux, soins empressés pour les missionnaires, dont il partageait les travaux et les dangers, zèle pour le salut des âmes, etc… Rien n’était au-dessus de ses forces, lorsqu’il fallait témoigner de la reconnaissance pour un Dieu qui l’avait prévenu de tant de grâces, avant même qu’il pût connaître et apprécier ses dons. En 1614, il suivit aux Philippines, Ukandono, général des armées du Japon, qui était exilé pour la foi. Après la mort de ce grand homme, il retourna au Japon, et reprit ses fonctions de catéchiste. La persécution prenant tous les jours un caractère plus effrayant, il se crut obligé de redoubler de ferveur ; il multiplia ses austérités et ses oraisons. Dieu récompensa tant de vertus par un glorieux martyre. Le néophyte étant allé un jour, selon sa coutume, visiter les confesseurs de la foi, se déclara lui-même chrétien et catéchiste ; il fut arrêté sur-le-champ et conduit dans les prisons de Nangasaki, où il eut beaucoup à souffrir. On le condamna à être brûlé à petit feu, supplice horrible, qu’il subit avec une constance admirable.

Vincent Kouan-Cafioïe, qui, en 1626, souffrit le martyre avec plusieurs des PP. Jésuites, était fils d’un des principaux officiers du roi de Corée. Ce seigneur, allant combattre les Japonais, confia son fils à une personne sûre, pour le conduire avec toute sa famille dans un château inaccessible ; mais Dieu qui voulait faire de Cafioïe un chrétien et un martyr, permit qu’il s’égarât en route et se trouvât par hasard assez près de l’armée japonaise. Bien loin d’en être effrayé, le jeune Cafioïe qui avait à peine treize ans, voulut, par une curiosité bien naturelle à son âge, la voir de plus près ; et, sans penser à quoi il s’exposait, il alla droit à la tente d’Augustin, roi de Fingo, général en chef. Ce prince se sentit ému de compassion à la vue du jeune orphelin, le prit en affection, et chargea un de ses parents d’en avoir soin jusqu’à la fin de la guerre. Il confia ensuite son éducation aux Jésuites, qui l’instruisirent de la religion et le baptisèrent. Le jeune Cafioïe, autant par affection que par reconnaissance, ne voulut plus se séparer de ceux qui l’avaient engendré à Jésus-Christ ; il les accompagna toujours dans leurs courses apostoliques, et fut enfin pris et conduit avec eux dans les prisons de Chimabara. Quelque affreuse que fût cette prison, les saints confesseurs ajoutaient encore des austérités volontaires à leurs souffrances. On avait choisi les gardes les plus brutaux, pour accroître la dureté de leur détention ; mais la vie angélique des prisonniers, leur patience, et un air de sainteté qui paraissait sur leur personne, adoucissaient insensiblement la férocité de ces satellites. Ils commençaient par admirer une religion qui élève l’homme au-dessus de lui-même, et finissaient souvent par l’embrasser. Aussitôt qu’on apercevait en eux quelques sentiments d’humanité, on leur substituait d’autres geôliers, qui bientôt se trouvaient vaincus à leur tour. À la fin, le gouverneur furieux commit le soin des confesseurs à un officier de ses parents, qui était plus semblable à une bête féroce qu’à un homme. Sa haine contre le christianisme ne connaissait point de bornes ; cependant, dès qu’il eut vu les prisonniers, il se sentit ému, et au bout de huit jours se déclara chrétien. Le gouverneur aussi surpris qu’irrité de cette conversion, n’épargna ni reproches ni menaces pour ramener le néophyte au culte des idoles. Cet officier lui répondit invariablement : « Vous pouvez me dépouiller de mes emplois, m’enlever mes biens, m’ôter même la vie ; mais vous ne pourrez rien sur mon esprit, je vivrai et mourrai chrétien. »

Le gouverneur voyant que la rigueur de la prison était inutile, se résolut à tourmenter les confesseurs, mais séparément, afin qu’ils ne pussent pas s’encourager les uns les autres, Il commença par Cafioïe ; croyant qu’un étranger serait vaincu plus facilement. Il le fit venir chez lui, le combla d’amitiés et de caresses, lui fit les promesses les plus séduisantes, et le menaça en même temps des plus horribles supplices, s’il n’obéissait à l’heure même. Le néophyte coréen lui répondit simplement : « Je suis chrétien et je ne renoncerai jamais à ma religion. » À l’instant même, il le fil exposer tout nu à un vent glacial, et oubliant en même temps le caractère de juge dont il était revêtu, il n’eut pas honte d’exercer la fonction de bourreau. Il tenailla de ses propres mains le saint confesseur, qui ne faisait que rire d’un si horrible supplice ; ensuite il lui fit avaler une drogue, que le patient rejeta par la bouche avec des flots de sang. Ce tourment lui causa une défaillance, mais il reprit aussitôt ses sens et recouvra ses forces. Dès ce moment, il ne sentit plus d’autre douleur qu’un léger engourdissement aux pieds et aux mains. On continua les tortures plusieurs jours de suite, sans pouvoir jamais lasser sa constance. Enfin on le renvoya en prison, dans une masure ouverte à tous les vents ; il y passa vingt-quatre jours, exposé aux injures de l’air et privé de toute nourriture. Il respirait encore lorsque l’empereur donna ordre de le transporter à Nangasaki, pour y être brûlé vif comme chrétien, avec les illustres compagnons de sa prison et de ses souffrances. Avant de mourir, il demanda au Père Pacheco, provincial des Jésuites, de l’admettre dans la société ; ce Père lui accorda cette grâce, et reçut ses vœux sur le lieu même où ils allaient tous les deux consommer leur sacrifice.

Vers le même temps, une jeune Coréenne, nommée Julie Ota, donna une preuve de courage à peu près semblable. Issue d’un sang illustre, elle était élevée à la cour de Cubo-Sama, et fort chérie de ce prince, qui voulait la marier à un des plus grands seigneurs de l’empire. Il s’agissait d’abord de changer de religion ; Julie refusa, et fit, sur-le-champ, vœu de virginité. Puis, non contente de paraître en public avec toutes les marques extérieures de sa foi, elle se mit à fréquenter les maisons où les chrétiens tenaient leurs assemblées, chose extraordinaire au Japon, où les femmes de qualité ne sortent jamais qu’accompagnées du plus grand cortège, et encore très-rarement. Elle voulait par là, à quelque prix que ce fût, forcer Cubo-Sama à lui accorder la palme du martyre ; or, il ne s’agissait de rien moins que d’être condamnée au feu, ou à d’autres supplices bien plus cruels encore. Cubo-Sama, essaya par toutes sortes de moyens d’ébranler sa constance, et à la fin, voyant que les caresses et les menaces étaient également inutiles, il la déporta dans une île lointaine où vivaient quelques pauvres pêcheurs, qui n’avaient d’autres habitations que de misérables cabanes. Son exil et ses souffrances durèrent quatre ans, c’est-à-dire autant que sa vie ; mais si les consolations humaines lui manquèrent, elle en fut pleinement dédommagée par l’abondance des faveurs du ciel. Son seul chagrin était de n’avoir point versé son sang pour Jésus-Christ. Elle trouva l’occasion d’écrire à un missionnaire jésuite à ce sujet ; le missionnaire lui répondit que l’Église regarde aussi comme martyrs ceux qui ont été exilés pour la foi. Cette réponse la combla de joie, et dissipa toutes ses craintes.

En 1629, le 31 juillet, le gouverneur de Nangasaki fit conduire aux étangs sulfureux d’Oungen, soixante-quatre chrétiens des deux sexes, parmi lesquels une néophyte coréenne, nommée Isabelle. On avait averti les confesseurs qu’ils ne seraient point mis à mort, mais que leur supplice se prolongerait, plusieurs années s’il était nécessaire, jusqu’à leur apostasie ; car les juges sachant que les chrétiens regardent comme un grand bonheur de mourir pour Jésus-Christ, ne voulaient pas laisser cette consolation à leurs victimes. Les eaux d’Oungen sont si corrosives qu’elles couvrent de plaies les parties du corps sur lesquelles on les répand. On avait partagé les confesseurs en cinq troupes, et les femmes avaient été séparées de leurs maris. Tous les jours on les arrosait de cette eau brûlante, et après quelque temps, le plus grand nombre faiblirent. Isabelle, presque seule, resta intrépide jusqu’à la fin, « Votre mari à apostasie, » lui disait-on. — « Que m’importe ! j’ai dans le ciel un époux immortel, et c’est à lui d’abord que je dois obéissance. » On la plaça debout pendant plus de deux heures, avec une pierre au cou, des pierres dans la bouche, et une autre sur la tête, lui déclarant que si cette dernière tombait, ce serait signe d’apostasie, « Non, répondit-elle, il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher que cette pierre ne tombe, mais quand je tomberais moi-même à terre, ma volonté ne changera point. » La pierre ne tomba pas, et la nuit suivante une vision céleste vint consoler la courageuse chrétienne. Le lendemain, elle fut inondée de nouveau. « Nous continuerons dix ans, vingt ans, s’il le faut, » répétaient les bourreaux. — « Dix ans, vingt ans, cent ans même, s’il m’était donné de les vivre, sont un intervalle bien court, et je m’estimerai heureuse de passer ma vie entière dans les supplices, pour rester fidèle à mon Dieu. » La patience d’Isabelle finit par lasser ses persécuteurs. Après treize jours, on la traîna épuisée, meurtrie, devant le gouverneur de Nangasaki. On lui prit la main de force, et avec cette main on signa une déclaration d’apostasie, puis sans lui laisser proférer une parole, on la renvoya.

Tels furent les principaux martyrs coréens qui, les premiers de leur nation, allèrent intercéder auprès de Dieu pour la conversion de leurs infortunés compatriotes.


L’invasion japonaise avait disparu de la Corée sans y laisser aucune trace de christianisme, et, dans les desseins de Dieu, deux siècles encore devaient s’écouler avant que la foi pût pénétrer en ce royaume que la jalousie de l’enfer tenait si complètement fermé. Le seul fait à citer pendant ce long intervalle, est l’introduction en Corée, à diverses reprises, de quelques livres chrétiens en langue chinoise. Ceci eut lieu au moyen des ambassades que le roi de Corée envoie chaque année en Chine. On conçoit, en effet, que les ambassadeurs coréens et les seigneurs de leur suite, ne pouvaient pas ignorer entièrement l’existence officielle à Péking des missionnaires. D’un autre côté, les Jésuites fixés à la cour impériale, quelque gênés qu’ils fussent dans l’exercice de leur zèle, n’ont certainement pas laissé échapper de pareilles occasions d’entrer en rapport avec les représentants d’un royaume païen non encore évangélisé.

Dans un recueil coréen de documents curieux, on lit qu’en l’année sin-mi (1631), l’ambassadeur Tsieng Tou-ouen-i vit à Pékin un Européen nommé Jean Niouk, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, et jouissant encore d’une santé parfaite. « Il semblait, dit-il, être un des bienheureux sin-sien (les bienheureux immortels de la secte de Lao-tse). » C’était sans doute un des premiers compagnons du P. Ricci. L’ambassadeur reçut de lui beaucoup de livres de science, faits par les Européens, et aussi des objets curieux, tels que pistolets, télescopes, lunettes, horloges, etc.

Ni Siou, surnommé Si-pong, l’un des ancêtres du martyr Charles Ni, et l’un des plus célèbres savants qu’ait eus la Corée, mentionne dans ses écrits l’ouvrage du P. Ricci, intitulé : Tien-tsou-sir-ei, ou Véritables principes sur Dieu, dont il donne une analyse assez exacte. Il parle aussi de la constitution de l’Église sous l’autorité du Souverain Pontife.

En l’an kieng-tsa (1720), l’ambassadeur Ni I-mieng-i vit aussi à Péking plusieurs missionnaires, et eut avec eux des conférences sur les questions religieuses. Il raconte qu’il a trouvé l’enseignement chrétien sur la mortification des mauvais instincts et la purification du cœur, assez semblable aux théories de la religion des lettrés ; il croit voir dans le mystère de l’incarnation une des doctrines de Fo, et assure qu’il ne faut nullement placer cette nouvelle religion au même rang que la secte de Lao-tse.

Ni Ik-i, surnommé Seng-ho, parle aussi de la religion dans ses livres. D’après lui, le Dieu des chrétiens n’est pas autre que le Siang-tiei des lettrés (le chang-ti des Chinois). La doctrine du paradis et de l’enfer lui semble empruntée au système de Fo. Il a aussi quelques mots sur les sept vertus, opposées aux sept péchés capitaux.

La lecture de quelques livres chrétiens, les rapports nécessairement très-rares et très-limités des ambassadeurs avec les missionnaires de Péking, n’avaient, on le voit, pu donner aux Coréens qu’une idée bien vague du christianisme. Elle fut suffisante néanmoins, si l’on en croit les traditions coréennes, pour convertir un homme de bonne volonté. Cet homme nommé Hong Iou-han-i, ou Sa-riang-i, était né en 1736, d’une famille honorable dont les membres avaient souvent rempli des charges importantes. Il habitait Niei-san, et, dans sa jeunesse, avait pris des leçons de Ni Ik-i dont nous venons de parler. En 1770, il rencontra des livres chrétiens, les lut avec joie, abandonna toute autre étude, et se livra à la pratique de la religion. N’ayant ni calendrier ni livre de prières, et sachant seulement que les fêtes se succédaient de sept en sept jours, il se mit à chômer religieusement les 7, 14, 21 et 28 de chaque mois, laissant de côté, ces jours-là, toutes les affaires du siècle, pour se donner tout entier à l’oraison. Comme il ne connaissait pas les jours d’abstinence, il prit pour règle de se priver toujours des mets les plus délicats, donnant pour raison à ceux qui lui en faisaient la remarque que la cupidité naturelle est mauvaise de soi, et qu’il faut, autant que possible, la dompter. On raconte de lui plusieurs traits édifiants. Un jour qu’il voyageait à cheval dans un chemin boueux, il vit un vieillard chargé d’un lourd fardeau. Touché de compassion, il descendit de cheval, fit monter cet homme à sa place, et marchant à pied le conduisit lui-même. Une autre fois, ayant appris qu’un champ vendu par lui, venait de disparaître sous un éboulement de montagne, il en renvoya le prix à l’acquéreur, et malgré le refus de celui-ci, le força à l’accepter. On dit que Hong Iou-han-i passa treize ans dans les montagnes de Paik-san, pour se livrer sans obstacle, dans la solitude, à la contemplation et à la prière. Il mourut à Niei-san, n’ayant probablement jamais reçu d’autre baptême que le baptême de désir. On ne voit pas qu’il ait cherché à convertir personne, et à sa mort, il ne laissa point de disciples.

CHAPITRE II.

Origine de l’Église de Corée. — Premières conversions.


L’an de Jésus-Christ 1784, le jour du salut se leva enfin pour la Corée. Alors Dieu, dans sa miséricorde, y implanta la foi chrétienne d’une manière définitive ; alors commença cette glorieuse Église, qui, depuis, n’a cessé de grandir et de se fortifier à travers les persécutions et les vicissitudes dont nous allons retracer l’émouvante histoire.

Le principal instrument dont la Providence se servit pour introduire l’Évangile en Corée fut Ni Tek-tso, surnommé Piek-i. Il descendait de la famille des Ni de Kieng-tsiou, et parmi ses ancêtres, déjà dans les dignités sous la dynastie Korie, on comptait un grand nombre de personnages qui s’étaient distingués dans les lettres, et avaient été honorés des plus hautes fonctions publiques. Depuis deux ou trois générations, cette famille s’était tournée exclusivement vers la carrière des armes, et ses membres avaient obtenu des grades militaires importants. Piek-i étant doué des plus belles qualités du corps et de l’esprit, son père voulut l’appliquer, dès son enfance, aux exercices de l’arc et de l’équitation, qui pouvaient plus tard rendre son avancement facile. Mais l’enfant s’y refusa avec obstination, allant jusqu’à dire que, dût-il mourir, il ne s’y livrerait pas. Par là, il perdit, en partie au moins, l’affection de son père, qui lui donna ce surnom de Piek-i, pour désigner la ténacité de son caractère.

Avec l’âge, Piek-i devint un homme d’une haute stature et d’une force prodigieuse. « Il avait, disent les relations coréennes, une taille de huit pieds[20], et d’une seule main pouvait soulever cent livres. Son extérieur imposant attirait vers lui tous les regards ; mais il brillait surtout par les qualités de l’âme et les talents de l’esprit. Son élocution facile pouvait être comparée au cours majestueux d’un fleuve. Il s’appliquait à approfondir toutes les questions, et dans l’étude des livres sacrés du pays, il s’était fait, dès sa jeunesse, une habitude de creuser toujours les sens mystérieux cachés sous le texte. » Non content d’étudier les livres, Piek-i cherchait à se lier avec tous les gens instruits qui pouvaient le diriger et l’aider dans l’acquisition de la science. Il aimait la plaisanterie, et se souciait assez peu des lois compliquées et minutieuses de l’étiquette coréenne ; mais, quoiqu’il ne conservât pas toujours cet air de dignité guindée qui, en ce pays, distingue les docteurs de profession, il avait naturellement dans sa manière d’agir quelque chose de noble et de grand. De si heureuses dispositions lui promettaient un brillant avenir dans le monde, lorsque Dieu daigna jeter sur lui un regard de miséricorde.

En l’année tieng-iou (1777), le célèbre docteur Kouen Tsiel-sin-i, accompagné de Tieng Iak-tsien-i et de plusieurs autres nobles désireux d’acquérir la science, s’était rendu dans une pagode isolée pour s’y livrer avec eux, sans obstacle, à des études approfondies. Piek-i, l’ayant appris, en fut rempli de joie, et forma aussitôt la résolution d’aller se joindre à eux. On était en hiver, la neige couvrait partout les routes, et la pagode était à plus de cent lys de distance. Mais ces difficultés ne pouvaient arrêter un cœur aussi ardent. Il part à l’instant même, il s’avance résolument par des chemins impraticables. La nuit le surprend à une petite distance du but de son voyage. Il ne peut se déterminer à attendre plus longtemps, et continuant sa route, arrive enfin vers minuit à une pagode. Quel n’est pas, alors, son désappointement en apprenant qu’il s’est trompé de chemin, et que la pagode qu’il cherche est située sur le versant opposé de la montagne ! Cette montagne est élevée, elle est couverte de neige, et des tigres nombreux y ont leur repaire. N’importe, Piek-i fait lever les bonzes et se fait accompagner par eux. Il prend un bâton ferré pour se défendre des attaques des bêtes féroces, et, poursuivant sa route au milieu de ténèbres, arrive enfin au lieu désiré.

L’arrivée de Piek-i et de ses compagnons répandit d’abord la frayeur parmi les habitants de cette demeure isolée, et perdue au milieu des montagnes. On ne pouvait imaginer quel motif amenait, à cette heure indue, des hôtes si nombreux. Mais bientôt tout s’éclaircit, la joie succéda à la crainte, et dans les premiers épanchements que fit naître cette heureuse rencontre, on s’aperçut à peine que le jour avait déjà paru.

Les conférences durèrent plus de dix jours. Pendant ce temps, on chercha la solution des questions les plus intéressantes sur le ciel, le monde, la nature humaine, etc. Toutes les opinions des anciens furent rappelées et discutées point par point. On étudia ensuite les livres de morale des grands hommes ; enfin on examina quelques traités de philosophie, de mathématiques et de religion, composés en chinois par les missionnaires européens, et on mit tout le soin possible à en approfondir le sens. Ces livres étaient ceux qu’à diverses reprises les ambassadeurs coréens avaient rapportés de Péking. Un certain nombre de savants en avaient entendu parler, car dans les compositions littéraires qu’il est de mode d’échanger entre Coréens et Chinois, lors de l’ambassade annuelle, on voit, vers cette époque, qu’il est souvent fait allusion aux sciences et à la religion européennes.

Or, parmi ces ouvrages scientifiques, se trouvaient quelques traités élémentaires de religion. C’étaient les livres sur l’existence de Dieu, sur la Providence, sur la spiritualité et l’immortalité de l’âme, et sur la manière de régler ses mœurs en combattant les sept vices capitaux par les vertus contraires. Accoutumés aux théories obscures et souvent contradictoires des livres chinois, ces hommes droits et désireux de connaître la vérité, entrevirent de suite ce qu’il y a de grand, de beau et de rationnel dans la doctrine chrétienne. Les explications leur manquaient pour en acquérir une connaissance complète ; mais ce qu’ils avaient lu suffit pour émouvoir leurs cœurs et éclairer leurs esprits. Immédiatement, ils se mirent à pratiquer tout ce qu’ils pouvaient connaître de la nouvelle religion, se prosternant tous les jours, matin et soir, pour se livrer à la prière. Ayant lu quelque part que, sur les sept jours, on doit en consacrer un tout entier au culte de Dieu, les septième, quatorzième, vingt-unième, et vingt-huitième jours de chaque mois, ils laissaient toute autre affaire pour vaquer uniquement à la méditation, et, en ces jours, observaient l’abstinence ; tout cela dans le plus grand secret, et sans en parlera personne. On ignore pendant combien de temps ils continuèrent ces exercices, mais la suite des événements porte à croire que la plupart n’y furent pas longtemps fidèles.

Une semence précieuse avait été ainsi déposée dans le cœur de Pieki, mais il sentait combien ces premières notions sur la religion étaient insuffisantes, et toutes ses pensées se portaient vers la Chine, où devaient se trouver les livres plus nombreux et plus détaillés nécessaires pour compléter son instruction. Se procurer ces livres était chose bien difficile et plusieurs années s’écoulèrent en tentatives infructueuses. Il ne se décourageait pas cependant, et ne manquait aucune occasion d’approfondir et de discuter la doctrine chrétienne. Nous lisons, dans une des premières relations écrites par les chrétiens, qu’au commencement de l’été de 1783, le 15 de la quatrième lune, après avoir séjourné quelque temps à Ma-tsaï, dans la famille Tieng, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de sa sœur, Piek-i monta sur un bateau avec les deux frères Tieng Iak-tsien et Tieng Iak-iong, pour se rendre à la capitale. Pendant le trajet, leurs études philosophiques habituelles furent le sujet de leurs conversations. Les dogmes de l’existence et de l’unité de Dieu, de la création, de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme, des peines et des récompenses dans le siècle futur, furent examinés et commentés tour à tour. Les passagers, qui entendaient pour la première fois ces vérités si belles et si consolantes, en étaient surpris et enchantés. Il est très-probable que de semblables conférences se seront souvent renouvelées, mais aucun autre détail ne nous a été conservé.

Dieu permit enfin la réalisation des vœux ardents de ces âmes droites qui cherchaient la vérité avec tant de zèle. Pendant l’hiver de cette même année 1783, Ni Tong-ouk-i fut nommé troisième ambassadeur à la cour de Péking. Son fils Seng-houn-i, l’un des amis intimes de Piek-i, devait l’accompagner dans ce voyage. Disons ici quelques mots de ce dernier qui, pendant plusieurs années, va jouer un rôle important dans l’histoire de l’Église coréenne.

Ni Seng-houn-i, appelé aussi Tsa-siour-i, était de la noble famille des Ni de P’ieng-t’sang. Ses ancêtres remplirent souvent des charges importantes comme mandarins civils, et sa maison jouissait d’une haute réputation. Il naquit en l’année pieng-tsa (1756). Dès l’âge de dix ans, sa capacité précoce s’était déjà révélée, et à vingt ans il s’était fait un nom parmi les lettrés. Voulant marcher sur les traces des saints de son pays, il se lia avec les hommes les plus célèbres par leur science et leurs vertus. Il s’appliquait à régler ses mœurs autant qu’à se perfectionner dans les lettres et les sciences. À l’âge de vingt-quatre ans, en l’année kieng-tsa (1780), il obtint le degré de docteur, et sa réputation augmentait tous les jours.

Piek-i fut comblé de joie en apprenant que Seng-houn-i devait suivre son père dans l’ambassade de Péking. Il alla aussitôt le visiter ; et voici, d’après les documents de l’époque, le discours remarquable qu’il lui tint ; « Ton voyage à Péking est une occasion admirable que le Ciel nous fournit pour connaître la vraie doctrine. Cette doctrine des vrais saints, ainsi que la vraie manière de servir l’Empereur suprême, créateur de toutes choses, est au plus haut degré chez les Européens. Sans cette doctrine nous ne pouvons rien. Sans elle on ne peut régler son cœur et son caractère. Sans elle, on ne peut approfondir les principes des choses. Sans elle, comment connaître les différents devoirs des rois et des peuples ? Sans elle, point de règle fondamentale de la vie. Sans elle, la création du Ciel et de la terre, les lois des pôles, le cours et les révolutions régulières des astres, la distinction des bons et des mauvais esprits, l’origine et la fin de ce monde, l’union de l’âme et du corps, la raison du bien et du mal, l’incarnation du Fils de Dieu pour la rémission des péchés, la récompense des bons dans le ciel et la punition des méchants dans l’enfer, tout cela nous reste inconnu. » À ces paroles, Seng-oun-i qui ne connaissait pas encore les livres de religion, fut ému de surprise et d’admiration. Il demanda à voir quelques-uns de ces livres, et ayant parcouru ceux que Piek-i avait en sa possession, tout ravi de joie il demanda ce qu’il devait faire. « Puisque tu vas à Péking, dit Piek-i, c’est une marque que le Dieu suprême a pitié de notre pays et veut le sauver. En arrivant, cours aussitôt au temple du Maître du ciel, confère avec les docteurs européens, interroge-les sur tout, approfondis avec eux la doctrine, informe-toi en détail de toutes les pratiques de la religion, et apporte-nous les livres nécessaires. La grande affaire de la vie et de la mort, la grande affaire de l’éternité est entre tes mains : va, et surtout n’agis pas légèrement. »

Ce discours de Piek-i nous le montre plus altéré de la soif de la religion que de la soif de la science. La grâce de Dieu préparait son cœur ; la grande affaire du salut devenait de plus en plus, pour lui, la seule importante. Ses paroles pénétrèrent profondément dans l’âme de Seng-houn-i. Il les reçut comme la parole du Maître, et promit de faire tous ses efforts pour réaliser leurs communs désirs.

Seng-houn-i partit donc pour Péking dans les derniers mois de l’année 1783. Arrivé dans cette capitale, il se rendit à l’église du Midi[21], où il fut reçu par l’évêque Alexandre Tong auquel il demanda à s’instruire. — C’était le célèbre Alexandre de Govéa, Portugais, de l’ordre de Saint-François, l’un des plus doctes et des plus grands évêques dont peut se glorifier l’église de Chine, et l’un de ceux qui ont le plus travaillé à ramener les chrétiens Chinois à la stricte observation des décrets du Saint-Siège concernant les rites. — Les relations coréennes disent aussi que Seng-houn-i vit à Péking l’Européen Sak Tek-t’so, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, encore plein de santé et d’un extérieur très-affable, et un jeune homme nommé Niang. Dans les quatre églises de la ville se trouvaient environ soixante personnes. Seng-houn-i se mit avec zèle à étudier la doctrine chrétienne, et fut bientôt en état de recevoir le baptême. Ce sacrement lui fut conféré avant son départ, et comme on espérait qu’il serait la première pierre de l’Église coréenne, on lui donna le nom de Pierre. Voici comment M. de Ventavon, missionnaire à Péking, écrivant en date du 20 novembre 1784, annonçait à ses amis d’Europe cet heureux événement :

« Vous apprendrez sans doute avec consolation la conversion d’une personne dont Dieu se servira peut-être pour éclairer des lumières de l’Évangile, un royaume où l’on ne sache pas qu’aucun missionnaire ait jamais pénétré ; c’est la Corée, presqu’île située à l’Orient de la Chine. Le roi de cette contrée envoie tous les ans des ambassadeurs à l’empereur de la Chine dont il se regarde comme vassal. Il n’y perd rien ; car s’il fait des présents considérables à l’empereur, l’empereur lui en fait de plus considérables encore. Ces ambassadeurs coréens vinrent, sur la fin de l’année dernière, eux et leur suite, visiter notre église ; nous leur donnâmes des livres de religion. Le fils d’un de ces deux seigneurs, âgé de vingt-sept ans et très-bon lettré, les lut avec empressement ; il y vit la vérité, et, la grâce agissant sur son cœur, il résolut d’embrasser la religion après s’en être instruit à fond. Avant de l’admettre au baptême, nous lui fîmes plusieurs questions, auxquelles il satisfit parfaitement. Nous lui demandâmes, entre autres choses, ce qu’il était résolu de faire, dans le cas où le roi désapprouverait sa démarche, et voudrait le forcer à renoncer à la foi ; il répondit, sans hésiter, qu’il souffrirait tous les tourments et la mort plutôt que d’abandonner une religion dont il avait clairement connu la vérité. Nous ne manquâmes pas de l’avertir que la pureté de la loi évangélique ne souffrait point la pluralité des femmes. Il répliqua : je n’ai que mon épouse légitime et je n’en aurai jamais d’autres. Enfin, avant son départ pour retourner en Corée, du consentement de son père, il fut admis au baptême que M. de Grammont lui administra, lui donnant le nom de Pierre ; son nom de famille est Ly[22]. On le dit allié de la maison royale. Il déclara qu’à son retour il voulait renoncer aux grandeurs humaines, et se retirer, avec sa famille, dans une campagne pour vaquer uniquement à son salut. Il nous promit de nous donner chaque année de ses nouvelles. Les ambassadeurs promirent aussi de proposer à leur souverain d’appeler des Européens dans ses États. De Péking jusqu’à la capitale de Corée, le chemin par terre est d’environ trois mois.

« Au reste, nous ne pouvons nous entretenir que par écrit avec les Coréens, Leurs caractères et les caractères chinois sont les mêmes, quant à la figure et à la signification ; s’il y a quelque différence, elle est légère ; mais leur prononciation est tout à fait différente. Les Coréens mettaient par écrit ce qu’ils voulaient dire : en voyant les caractères, nous en comprenions le sens, et ils comprenaient aussi tout de suite le sens de ceux que nous leur écrivions en réponse[23]… »

Au printemps de l’année kap-tsin (1784), Pierre Seng-houn-i rentra dans la capitale de la Corée, apportant des livres en grand nombre, des croix, des images et quelques objets curieux qui lui avaient été donnés à Péking. Il n’eut rien de plus pressé que d’envoyer à Piek-i une partie de son trésor. Celui-ci comptait les jours et attendait avec la plus vive impatience le retour de l’ambassade. Dès qu’il eut reçu les livres envoyés par son ami, il loua une maison retirée, et s’y enferma pour s’appliquer entièrement à la lecture et à la méditation. Il avait maintenant, entre les mains, des preuves plus nombreuses de la vérité de la religion, des réfutations plus complètes des cultes superstitieux de la Chine et de la Corée, des explications des sept sacrements, des catéchismes, le commentaire des évangiles, la vie des saints pour chaque jour, et des livres de prières. Avec cela, il pouvait voir à peu près ce qu’est la religion, dans son ensemble et dans ses détails. Aussi à mesure qu’il lisait, sentait-il une vie nouvelle pénétrer dans son âme. Sa foi en Jésus-Christ grandissait, et avec sa foi grandissait également le désir de faire connaître le don de Dieu à ses compatriotes. Après un certain temps d’études, sortant de sa retraite, il alla trouver Seng-houn-i et les deux frères Tieng, Iak-tsien et Iak-iong : « C’est vraiment une magnifique doctrine, leur dit-il, c’est la voie véritable. Le grand Dieu du ciel a pitié des millions d’hommes de notre pays, et il veut que nous les fassions participer aux bienfaits de la Rédemption du monde. C’est l’ordre de Dieu. Nous ne pouvons pas être sourds à son appel. Il faut répandre la religion et évangéliser tout le monde. »

Pour sa part, il commença aussitôt à annoncer la bonne nouvelle. Il s’adressa d’abord à quelques-uns de ses amis, de la classe moyenne, distingués par leurs connaissances et leur bonne conduite. Plusieurs se rendirent presque immédiatement a sa parole vive et pénétrante ; c’étaient entre autres T’soi T’sang-hien-i, T’soi In-kin-i, et Kim Tsong-kio. Piek-i prêcha aussi la religion à plusieurs nobles qui l’embrassèrent. Fidèle à sa mission, il ne se donnait pas de relâche ; il allait de côté et d’autre annonçant partout l’Évangile. Ses succès firent assez de bruit pour éveiller la susceptibilité des lettrés païens, qui comprenaient instinctivement que la nouvelle doctrine sapait par la base leurs croyances nationales. Plusieurs d’entre eux essayèrent tout d’abord de convaincre d’erreur les prédicateurs de l’Évangile, et de les ramener à la religion des lettrés. Le premier qui fit cette tentative fut Ni Ka-hoan-i. Issu d’une famille distinguée, il comptait, parmi ses ancêtres et ses parents, plusieurs docteurs fameux, et lui-même, quoique jeune encore, avait déjà beaucoup de réputation. Apprenant la propagation rapide de la religion, il dit : « C’est ici une très-grande affaire. Quoique cette doctrine étrangère ne paraisse pas déraisonnable, ce n’est pas cependant notre doctrine des lettrés ; et puisque Piek-i veut par là changer le monde, je ne puis rester immobile. J’irai donc et je le ramènerai dans la bonne voie. » On fixa le jour de la conférence. Les amis des deux docteurs et une foule de curieux se réunirent chez Piek-i pour assister à cette discussion solennelle. Ka-hoan-i essaya tout d’abord de faire revenir Piek-i de ce qu’il appelait ses erreurs. Il se croyait sûr de la victoire, mais chacune de ses assertions était relevée par son adversaire qui les réfutait article par article, et qui, le poursuivant jusque dans les plus petits détails, détruisait et réduisait en poudre tout l’édifice de ses raisonnements. En vain s’épuisait-il à le relever, tous les coups de Piek-i frappaient juste. Toujours d’accord avec lui-même, il n’avançait rien sans le prouver. Sa parole claire et lucide, disent les relations coréennes, portait partout la lumière ; son argumentation était brillante comme le soleil ; elle frappait comme le vent, et tranchait comme un sabre.

Les nombreux spectateurs de ce combat singulier jouirent alors d’un beau spectacle. C’était un des coryphées de la vieille école, un champion des ténébreuses doctrines chinoises, aux prises avec un défenseur de la lumière évangélique. Mais celui-ci, appuyé sur la vérité, demeurait inébranlable, tandis que l’autre, malgré sa souplesse, était renversé et ne se relevait que pour retomber encore. La foi chrétienne triomphait sur ce théâtre éminent. Elle faisait la conquête d’un grand nombre d’âmes droites et sincères, et fortifiait son empire dans les cœurs des néophytes. Une journée ne suffit pas néanmoins pour faire rendre les armes à l’adversaire de Piek-i. Les discussions furent reprises pendant trois jours ; mais elles n’eurent pour résultat que de montrer de plus en plus la beauté et la solidité de la nouvelle doctrine. Alors Ka-hoan-i, entièrement vaincu, n’ayant plus aucun subterfuge à mettre en avant, dit ces mémorables paroles : « Cette doctrine est magnifique, elle est vraie ; mais elle attirera des malheurs à ses partisans. Que faire ? » Il se retira, et, depuis cette époque, n’ouvrit plus la bouche au sujet de la religion chrétienne, et ne s’en occupa aucunement.

Piek-i profita, pour faire de nouvelles conversions, de la gloire qu’il venait d’acquérir, mais bientôt un nouvel adversaire, apprenant les résultats de la fameuse conférence et les progrès de la foi, voulut, lui aussi, entrer en lice avec ses défenseurs. C’était Ni Kei-iang-i, non moins remarquable par son érudition que par la haute position de sa famille. Piek-i, fort de la vérité qu’il annonçait, n’était pas homme à éviter cette rencontre. Il développa l’origine du ciel et de la terre, le bel ordre du monde dans toutes ses parties, et les preuves de la Providence. Il expliqua la nature de l’âme humaine et de ses différentes facultés, l’admirable harmonie des peines et des récompenses futures avec les actes de chacun pendant sa vie : enfin il démontra que la vérité de la religion chrétienne s’appuie sur des principes inattaquables. Kei-iang-i, ne pouvant soutenir la discussion, garda le silence. Il semblait croire au fond du cœur, mais il ne pouvait se décider à l’avouer franchement. Aussi, quand il se fut retiré, Piek-i dit en parlant de ces deux docteurs : « Ces deux Ni ne savent que répondre ; mais comme ils n’ont aucun désir de pratiquer la religion, il n’y a rien à en espérer. »

Cependant Piek-i, afin de favoriser la propagation rapide de l’Évangile et d’établir solidement la religion chrétienne dans son pays, songeait à lui donner pour appuis quelques personnages dont la science et la réputation pussent imposer le respect et captiver les esprits. Ne comptant plus sur ceux dont il a été parlé plus haut, il jeta les yeux sur la famille Kouen de Iang-Keun, qui, auparavant, avait manifesté de bonnes dispositions. Cette famille, déjà dans les honneurs au temps des Korie, s’était, lors du changement de dynastie, ralliée une des premières au nouveau roi, et depuis, son crédit n’avait fait qu’augmenter. Kouen T’siel-sin-i, surnommé Nok-am, le promoteur des conférences de la pagode dont il a été question au commencement de cette histoire, et l’un des plus célèbres docteurs du temps, en était alors le chef. Il était l’aîné de cinq frères, tous renommés pour leur science et leur bonne conduite, parmi lesquels on distinguait surtout le troisième, Il-sin-i surnommé Tsik-am. Les cinq frères Kouen avaient un grand nombre de disciples, venus de toutes les parties du royaume. Piek-i pensa donc qu’il serait très-utile de convertir ces savants et d’en faire les propagateurs et les soutiens de la religion.

À la neuvième lune de cette même année kap-tsin (1784), il se rendit dans leur maison à Kam-san, dans le district de Iang-Keun. Dès qu’il fut arrivé, les conférences sur la religion recommencèrent, et bientôt la vérité brilla dans tout son jour. L’aîné, T’siel-sin-i, âgé d’environ cinquante ans, qui avait passé sa vie à approfondir la philosophie et la morale des livres sacrés des Chinois, hésita d’abord. Sans résister à la lumière de l’Évangile, il ne pouvait se décider à perdre en un instant tout le fruit des immenses travaux qui avaient fait sa réputation. Ce ne fut qu’un peu plus tard qu’il embrassa la religion, et fut baptisé sous le nom d’Ambroise. Sa foi constante et sa sainte vie lui méritèrent une belle couronne, comme nous le verrons dans la suite. Mais le troisième frère Il-sin-i se convertit de suite, et bientôt sa ferveur extraordinaire, son zèle éclairé, justifièrent pleinement les espérances de Piek-i. Non content de pratiquer lui-même, il se mit à instruire tous les membres de sa famille et commença à prêcher la foi à ses amis et connaissances, avec tout le succès que lui assurait l’autorité de son nom, de sa science et de ses vertus. Dieu bénit tellement ses efforts, que le district de Iang-Keun peut, à juste titre, être considéré comme le berceau de la religion en Corée.

Ce fut vers ce temps que Pierre Seng-houn-i, qui avait reçu le baptême à Péking, conféra lui-même ce sacrement à Piek-i et à Il-sin-i. Le choix des noms de baptême ne se fit pas d’une manière indifférente. Ni Piek-i avait commencé l’œuvre de la conversion de la Corée : il avait ainsi préparé les voies à la venue du Sauveur, Il fut décidé qu’il s’appellerait Jean-Baptiste. Kouen îl-sin-i, voulant se consacrer à la prédication de l’Évangile, prit pour son patron saint François-Xavier, l’apôtre de l’Orient, afin d’en faire son modèle et son protecteur. C’est sous ce nom que nous le désignerons désormais.

Ces trois hommes, Pierre, Jean-Baptiste et François-Xavier marchaient d’un pas égal dans la noble voie qu’ils s’étaient tracée, et profitaient de toutes les occasions pour faire briller la lumière de la foi aux yeux de leurs compatriotes. Jusqu’alors la prédication de l’Évangile s’était faite ouvertement et sans entraves, mais déjà il était facile de prévoir que la vérité ne se répandrait pas sans combats. Les contradictions commençaient à s’élever. Les préjugés bien connus du gouvernement et du peuple coréens faisaient craindre de prochaines violences. Ces prévisions ne découragèrent pas nos trois prédicateurs. Ils continuèrent à annoncer Jésus-Christ, et la foi lit de grands progrès. Xavier Kouen surtout, soit par lui-même, soit par ses disciples, obtint des succès prodigieux.

La prédication avait commencé à la capitale, et dans la province attenante ; mais bientôt la parole de vie fut portée dans les autres parties de la Corée.

Il y avait alors dans la maison de Xavier Kouen un jeune homme nommé Ni Tan-ouen-i ou encore Tson-t’siang-i. Il était né dans le village de Ie-sa-ol, au district de T’ien-an, province de T’siong-t’sieng, sur les limites de la grande et fertile plaine de Naï-po, et appartenait à une honnête famille de cultivateurs. Ayant reçu de la nature des talents peu ordinaires, il se livra d’abord chez lui à l’étude des lettres, mais bientôt le désir de s’instruire plus complètement fit naître dans son esprit la pensée d’aller étudier auprès de quelque maître célèbre. Les docteurs Kouen étaient alors en grande réputation. Tan-ouen-i se rendit auprès d’eux et se fit leur disciple. Xavier Kouen fut charmé du bon esprit et des belles qualités de son nouvel élève. Il lui donnait ses soins, déjà depuis un certain temps, lorsqu’il eut le bonheur de devenir chrétien. Aussitôt, il fit connaître la religion à Tan-ouen-i, s’appliquant à lui enseigner non seulement les principaux articles de la foi, mais surtout les devoirs de la vie chrétienne, et la manière de les remplir. Il réussit au delà de toute espérance. Ni Tan-ouen-i fut baptisé sous le nom de Louis de Gonzague, et reçut de son maître la mission de retourner dans son pays pour y prêcher à son tour. Il revint donc dans sa province, et convertit en très-peu de temps sa famille, ses proches, ses amis et une multitude de personnes que sa réputation de savoir et de vertu attirait de toutes parts. Ainsi furent jetés les premiers fondements de la célèbre chrétienté du Naï-po, qui a toujours été depuis une pépinière de fervents chrétiens et d’illustres martyrs.

À Xavier Kouen devait aussi revenir la gloire d’établir sur des bases solides, la chrétienté de la province de Tsien-la, dans la partie méridionale du royaume, en convertissant Niou Hang-kem-i, qui fut appelé Augustin au baptême. Augustin appartenait à une des classes les moins élevées de la noblesse, mais son mérite personnel et sa grande fortune lui donnaient beaucoup d’influence. Il habitait à T’so-nam-i, au district de Tsien-tsiou. Ayant entendu parler de la nouvelle religion, il fut attiré par la réputation des hommes fameux qui l’embrassaient, et voulant examiner les choses par lui-même, il vint dans la famille Kouen. À peine eut-il connu les principes de la religion chrétienne, que son âme droite se rendit, et il voulut commencer de suite à la pratiquer. De retour chez lui, il instruisit immédiatement sa nombreuse famille, et annonça aussi la bonne nouvelle à ses amis, voisins et connaissances. Sa ferveur, son zèle et sa constance peuvent le faire regarder comme la pierre angulaire des chrétientés des provinces méridionales. Vers cette même époque. Paul Tsi T’siong-i, demeurant aussi dans la province de Tsien-la, au district de Tsin-sou, reçut la foi par le moyen de Kim Pem-ou, dont nous parlerons plus tard.

Dans les pays plus rapprochés de la capitale, nous devons signaler la famille Tieng, comme ayant beaucoup contribué à la propagation de l’Évangile. Cette famille, depuis longtemps célèbre, était originaire de Na-tsiou, et demeurait alors à Ma-tsai, district de Koang-tsiou, province de Kieng-kei. C’est à elle qu’appartenaient les deux frères Iak-tsien et Iak-iong, qui prirent part aux premières conférences de Piek-i. Elle comptait encore plusieurs autres membres respectés, qui secondèrent admirablement à cette époque le mouvement religieux. Il faut aussi mentionner la noble famille de Luc Hong, dit Nak-min-i. Les deux frères étaient dans les charges publiques. Ils furent tous instruits et baptisés, par Pierre Seng-houn-i.

Dans la classe moyenne, ceux qui travaillèrent le plus à répandre la religion, dès le commencement, furent Mathias T’soi, Sabas Tsi et Jean T’soi. Mathias T’soi In-kiun-i, d’une famille d’interprètes, fut instruit par Piek-i. Sabas Tsi dit Tsiang-hong-i, d’une famille de musiciens attachés à la cour, se présenta lui-même pour se faire instruire. D’un naturel simple, respectueux et diligent, après avoir bien étudié la religion, il s’appliqua avec ferveur à aimer Dieu, et son unique désir était de pouvoir mourir pour lui. Aussi s’exposait-il avec joie aux dangers, aux privations et aux souffrances. Jean T’soi, dit Tsiang-hien-i, et plus connu par son surnom de Koan-t’sien-i, appartenait lui aussi à une famille d’interprètes. C’était un homme actif et infatigable. Dès qu’il eut embrassé la religion, il copia de sa main tous les livres qui en traitaient, et par là, rendit d’immenses services. Sa réputation de copiste devint si grande, que tous les chrétiens qui désiraient des livres, s’adressaient à lui pour en obtenir. On lui attribue la traduction coréenne du livre chinois intitulé : Explication des Évangiles des dimanches et fêtes.

Pour bien comprendre cette diffusion rapide de la doctrine chrétienne, il n’est pas inutile de se rappeler ce que nous avons dit dans l’introduction, sur la nature des relations habituelles de société dans ce pays. Les appartements des femmes, chez les nobles et les riches, se trouvant à l’intérieur et entièrement séparés, les rapports entre hommes n’en sont que plus libres et plus multipliés. Le devant de chaque maison, où réside habituellement le maître, est comme un salon de réception, toujours ouvert, où tous, amis ou étrangers, connus ou inconnus, peuvent entrer, s’asseoir, boire le thé, fumer, et prendre part à la conversation. Les Coréens, naturellement flâneurs et bavards, sont continuellement par voies et par chemins. Ceux qui n’ont rien à faire chez eux, vont de salon en salon, en quête de nouvelles. S’occupant peu ou point de politique, ils parlent science, littérature, se communiquent le résultat de leurs études, comparent leurs travaux littéraires, etc. Il est facile d’imaginer combien la doctrine chrétienne, si étrange et si nouvelle pour eux, et prêchée par des docteurs si renommés, dut frapper la curiosité publique, et combien de personnes en parlèrent et en entendirent parler, dès son apparition en Corée.

Outre ceux dont nous avons donné les noms, beaucoup d’autres néophytes travaillèrent alors à faire briller aux yeux de leurs compatriotes la lumière qu’ils avaient reçue. Nous ne pouvons les désigner tous ici. Nous n’avons fait connaître que les plus célèbres, dont le nom reviendra souvent dans le cours de cette histoire.

CHAPITRE III.

Premières épreuves. — Rapports de l’Église coréenne avec l’Évêque de Péking.


Quelques jours avant sa mort, Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : « Si le grain de froment tombant en terre, ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie, la perdra, et celui qui hait sa vie, la garde pour l’éternité. » Ces paroles divines sont vraies pour tous les hommes, partout et toujours. La foi de chaque chrétien ne s’enracine et ne vit que par la mortification et la souffrance ; la foi de chaque peuple ne s’enracine, ne grandit, ne se développe, qu’arrosée du sang des martyrs.

La nouvelle Église de Corée allait bientôt en faire l’expérience. Mais le Dieu miséricordieux qui proportionne l’épreuve à notre faiblesse, ne permit tout d’abord qu’un commencement de persécution, assez pour avertir les néophytes, et leur montrer ce qu’ils devaient attendre, pas assez pour les décourager. Leur nombre augmentait tous les jours, mais le nombre et la violence de leurs ennemis augmentaient plus rapidement encore. Le roi cependant n’avait jusqu’alors pris aucun parti, et l’affaire dont nous allons parler semble avoir eu lieu sans sa coopération.

Au commencement de l’année eul-sa (1785), un an à peine depuis que l’Évangile avait été introduit en Corée, le ministre des crimes, Kim Hoa-tsin-i, voulut en arrêter les progrès par quelque coup d’éclat, de nature à jeter la terreur dans les esprits. N’osant pas s’attaquer directement aux chefs bien connus des chrétiens, il fit saisir et traduire à son tribunal Kim Pem-ou, nommé Thomas au baptême.

Thomas, né à la capitale, appartenait à une des principales familles d’interprètes. Appliqué aux études et ami de la science, il s’était lié avec Ni Piek-i, et c’est par lui qu’il fut instruit de la religion en 1784. Répondant aussitôt à l’appel de la grâce, il se mit à pratiquer avec ferveur, instruisit et convertit, non-seulement sa famille tout entière, mais encore un certain nombre de ses amis, surtout dans la classe des interprètes.

Appelé devant le ministre des crimes, et sommé de renoncer à sa religion, Thomas, soutenu par la grâce divine, refusa avec constance d’apostasier. Il fut appliqué à diverses tortures : mais il ne fléchit pas un seul instant. Xavier Kouen ayant appris ce qui se passait, crut indigne de lui d’abandonner son fidèle coreligionnaire. Accompagné de plusieurs autres chrétiens, il se rendit devant le ministre : « Tous, s’écria-t-il courageusement, tous nous professons la même religion que Kim Pem-ou. Nous voulons partager le sort que vous lui réservez. « Le ministre ne crut pas prudent d’attaquer des personnages aussi puissants et aussi distingués. Il les fit renvoyer, sans les écouter, et n’en continua pas moins de persécuter Thomas. Après divers supplices, dont le détail n’est pas connu, ne pouvant triompher de la foi et de la constance du chrétien, il le condamna à l’exil dans la ville de Tan-iang, à l’extrémité orientale de la province de T’siong-t’sieng. Dans le lieu de son exil, Thomas Kim continua cà pratiquer publiquement sa religion. Il faisait à haute voix ses prières, et instruisait tous ceux qui voulaient l’entendre. Son courage et sa patience ne se démentirent pas un seul instant. Il mourut des suites de ses blessures, quelques semaines après son arrivée à Tan-iang, selon les uns, ou selon d’autres, deux ans plus tard. Telle fut la fin du premier martyr qui, sur la terre de Corée, donna sa vie pour Jésus-Christ.

Cette affaire n’eut pas d’autres suites. Mais elle était suffisante pour montrer aux chrétiens qu’il faut non-seulement professer l’Évangile de bouche, mais aussi être prêt, le cas échéant, à signer de son sang sa profession de foi. Aussitôt la terreur se répandit, surtout à la capitale et dans les environs. Le T’ai-hak-saing (savant précepteur du roi) nommé Tsieng-siouk-i, fit publier alors une circulaire violente contre les chrétiens, engageant leurs parents et amis à rompre ouvertement et complètement avec eux. Ce document, daté de la troisième lune, 1785, est la première pièce publique connue, qui attaque officiellement le christianisme. Plusieurs familles firent tous leurs efforts, par prières et par menaces, pour obtenir l’apostasie de ceux de leurs membres qui avaient embrassé la religion. Il y eut alors de glorieuses confessions, mais il y eut aussi des défections déplorables, même parmi ceux qui semblaient être les colonnes de la nouvelle Église. Pierre Seng-houn-i et Jean-Baptiste Piek-i, étaient désignés par la voix publique, comme les principaux chefs et fauteurs du christianisme ; aussi, ceux de leurs parents qui n’avaient pas embrassé la foi, épouvantés du supplice de Thomas Pem-ou, mirent tout en œuvre pour les faire renoncer à une religion qui allait attirer des malheurs sur eux et sur leur famille. Ils ne réussirent que trop, dans leur funeste dessein.

Le frère cadet de Seng-houn-i, appelé Tsi-houn-i, témoignait surtout une haine violente contre la religion. Il employa tous les moyens pour décourager son aîné et le faire changer de résolution. Poussé à bout par ces persécutions domestiques qui se renouvelaient tous les jours, Seng-houn-i finit par céder. Il brûla ses livres de religion et fit un écrit pour se justifier devant le public d’avoir été chrétien.

Le père de Piek-i, homme d’un naturel emporté, n’avait jamais voulu entendre parler de la nouvelle doctrine. Il fit des efforts inouïs pour arracher la foi du cœur de son fils. Ne pouvant y réussir, il tomba dans le désespoir, et, un jour, se passa une corde autour du cou pour se donner la mort. Piek-i, ébranlé à la vue de semblables scènes, sentait son courage faiblir. Toutefois, il ne se rendait pas encore. Un chrétien, indigne de ce nom, vint près de lui pour achever de le perdre. Il y employa toutes les ruses, tous les mensonges imaginables, jusqu’à ce qu’enfin, fatigué de vexations, trompé par l’apostat, troublé par la vue et par les paroles de son père au désespoir, Piek-i céda. Reculant devant une apostasie manifeste, il usa de mots à double sens pour dissimuler sa foi. Son cœur avait défailli ; Dieu n’y avait plus la première place, et Dieu le rejetait, car il est écrit : celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi. Depuis ce temps, circonvenu par ses proches et ses amis païens, il ne put avoir aucun rapport avec les chrétiens. Les relations coréennes racontent qu’il fut horriblement persécuté par les remords. Il devint morne, silencieux, mélancolique. Jour et nuit il versait des larmes, et souvent on l’entendait pousser des gémissements douloureux. Il ne pouvait plus se livrer au sommeil, il ne se dépouillait même plus de ses habits. S’il mangeait, c’était sans appétit, sans goût et sans profit pour son corps. Peu à peu cependant, les agitations de sa conscience se calmèrent ; les derniers efforts de la grâce se faisaient à peine sentir. Sa santé se rétablit, et on dit même que le désir des dignités pénétra dans son cœur. Quoi qu’il en soit, il n’eut le temps d’en posséder aucune. Au printemps de l’année pin-go (1786), il tomba malade de la peste qui sévissait alors (le io-ping des Chinois, espèce de typhus), et mourut à l’âge de trente-trois ans, après huit jours de maladie. Il a été impossible de savoir d’une manière certaine comment se passèrent ses derniers moments. On prétend que des chrétiens purent parvenir jusqu’à lui, pour l’exhorter au regret de son crime, mais cette tradition n’est appuyée sur aucun document authentique.

Espérons néanmoins que Dieu aura fait miséricorde à celui dont le zèle et les grandes qualités ont tant servi à introduire et propager l’Évangile en Corée, et qu’à l’instant suprême, il lui aura accordé la grâce du repentir.

Cependant la foi du petit troupeau, ébranlée un instant, n’était point anéantie. Si la chrétienté était dans le deuil à l’occasion de l’apostasie de quelques-uns de ses membres, elle était en même temps consolée par la constance du plus grand nombre au milieu des persécutions domestiques, souvent plus difficiles à supporter que celles des juges et des bourreaux. Les conversions se multipliaient. Louis de Gonzague Tan-ouen-i, le disciple de Xavier Kouen, continuait à prêcher l’Évangile dans la plaine du Naï-po. Ses grands talents, joints à un don particulier de captiver les âmes, lui attiraient chaque jour de nouveaux auditeurs, et bien peu résistaient à ses prédications. Aussi le nombre des chrétiens augmentait considérablement dans cette province. Ce n’étaient plus seulement des familles de nobles et de lettrés qui embrassaient la foi ; les cultivateurs, les hommes de labeur, les gens du bas peuple, les pauvres, recevaient, eux aussi, le don de Jésus-Christ. Ils arrivaient de loin, en foule, pour entendre la bonne nouvelle, et demeuraient souvent plusieurs jours, nourris et logés par les chrétiens. Un de ces derniers, nommé Ouen Tong-tsi, qui plus tard reçut la couronne du martyre, est resté célèbre pour sa généreuse hospitalité. Il recueillait et traitait chez lui un grand nombre des auditeurs de Louis de Gonzague, et c’est alors que prit naissance ce dicton populaire : « On va chercher la science dans la maison de Ni Tan-ouen-i comme on va chercher la nourriture dans celle de Ouen Tong-tsi. »

De son côté, François-Xavier Kouen, qui s’occupait toujours très-activement à la prédication, sentit le besoin de se retirer quelque temps dans la solitude. Il avait compris à l’école de l’Esprit-Saint qui fut en cela son seul maître, qu’avant tout il faut se sanctifier soi-même, si l’on veut être utile aux autres. Dans ce but, il forma la résolution de faire une retraite spirituelle en règle, et pour exécuter plus facilement son dessein, il quitta momentanément sa famille, et se retira secrètement dans une pagode déserte située dans les montagnes Liong-Moun-Son. Un seul de ses amis, Justin T’sio, dit Tong-seum-i, l’accompagnait. Arrivés dans la pagode, ils convinrent de ne pas se dire un seul mot, pendant tout le temps de la retraite. Ils y passèrent huit jours entiers, uniquement occupés aux exercices spirituels que leur suggéra le désir d’imiter Notre-Seigneur et ses saints. Une pratique si conforme au véritable esprit du Christianisme leur obtint certainement de Dieu des grâces abondantes pour eux et pour ceux qu’ils instruisirent après leur retraite. L’année suivante, tieng-mi (1787), les clameurs contre la religion se calmèrent peu à peu, les contradictions furent moins vives, et plusieurs de ceux qui avaient cédé à l’orage, manifestèrent leur repentir. Pierre Ni Seng-houn-i, entre autres, qui avait succombé par faiblesse, revint de nouveau trouver François-Xavier Kouen et les frères Tieng, Iak-iong et Iak-tsien. Ceux-ci le reçurent à bras ouverts.

C’est vers cette époque que, pour favoriser la propagation de l’Évangile, et confirmer dans la foi les néophytes, François-Xavier Kouen, Pierre Ni, les frères Tieng et autres chrétiens influents formèrent le dessein d’établir entre eux la hiérarchie sacrée. Cette pensée, quelque étrange qu’elle semble, était néanmoins bien naturelle. N’ayant pas le bonheur, comme les chrétiens de Chine leurs modèles, de posséder des pasteurs venus de l’Occident, les chrétiens de Corée comprenaient cependant très-bien qu’une église ne peut pas subsister sans chef. Dans leur ignorance sur la nature du sacerdoce, sur sa transmission par une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’au souverain Prêtre Jésus-Christ, ils crurent ne pouvoir rien faire de mieux que de se créer à eux-mêmes, des évêques et des prêtres.

Pierre Seng-houn-i avait vu à Péking la hiérarchie catholique en action : l’évêque, les prêtres et les autres clercs inférieurs. Il avait assisté aux saints mystères dans l’église de cette ville. Les sacrements avaient été administrés en sa présence. Il rappela tous ses souvenirs, et à l’aide des diverses explications qui se trouvent dans les livres liturgiques ou dogmatiques à l’usage des chrétiens, on arrêta un système complet d’organisation, et on procéda de suite à l’élection des pasteurs.

François-Xavier Kouen, que sa position, sa science et sa vertu mettaient au premier rang, fut nommé évoque. Pierre Ni Seng-houn-i, Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i, Augustin Niou, Jean T’soi Tsiang-hien-i et plusieurs autres, furent élus prêtres. On ignore s’il y eut quelque cérémonie, ressemblant à une consécration ou ordination. Chacun se rendit immédiatement à son poste, et ils commencèrent une sorte d’administration des chrétiens, prêchant, baptisant, confessant, donnant la confirmation, célébrant les saints mystères, et distribuant la communion aux fidèles. Ces sacrements sont les seuls que nous trouvions mentionnés dans les mémoires du temps. Le baptême donné par ces pasteurs était évidemment valide, et conférait la grâce de la régénération. Les autres sacrements qu’ils administraient étaient évidemment nuls. Néanmoins, il est certain que leur ministère réchauffa partout la ferveur, et donna un nouvel élan à la propagation de la foi dans tout le royaume. On parle encore de l’enthousiasme des chrétiens, de leur sainte ardeur pour assister aux cérémonies et pour recevoir les sacrements. La grand’mère du célèbre martyr André Kim, le premier prêtre indigène de la Corée, a raconté que Louis de Gonzague Ni, son oncle, par qui elle avait été baptisée, se servait d’un calice d’or pour célébrer le sacrifice. Les ornements sacrés étaient confectionnés avec de riches soieries de Chine. Ils n’avaient pas la forme de nos chasubles, mais ils étaient semblables à ceux dont les Coréens font usage dans leurs sacrifices. Les prêtres portaient le bonnet usité en Chine, dans les cérémonies du culte catholique. Pour entendre les confessions des fidèles, ils se plaçaient sur un siège élevé sur une estrade, et les pénitents se tenaient debout devant eux. Les pénitences ordinaires étaient des aumônes, et pour les fautes les plus graves, le prêtre frappait lui-même le coupable sur les jambes avec une verge. Accoutumés, selon les lois de l’étiquette coréenne, à fuir la vue des femmes de condition, les prêtres refusèrent d’abord de les confesser ; mais les instances furent si vives qu’il fallut y consentir. Ils ne faisaient pas la visite des chrétientés, mais on venait auprès d’eux leur demander les sacrements. Ils voyageaient à pied, et s’excitaient toujours à éviter le faste et l’orgueil.

À la capitale, Jean T’soi Koan-t’sien-i loua une maison pour l’administration des sacrements. Plein d’activité et doué d’une grande pénétration d’esprit, il réglait toutes les affaires, recevant les prêtres et préparant les chrétiens. Jour et nuit, il était occupé à ce ministère, sans redouter ni les embarras ni les fatigues ; il était comme le catéchiste général de la chrétienté. Son père, quoique ne pratiquant pas la religion, était loin de s’opposer aux nombreuses réunions qui se faisaient chez lui ; il les protégeait, au contraire, de tout son pouvoir.

Ce clergé coréen improvisé continua ainsi ses fonctions pendant près de deux ans, avec de grands succès et dans une parfaite bonne foi. Mais en l’année kei-iou (1789), certains passages des livres de religion, examinés plus minutieusement, firent naître dans l’esprit des prêtres et de l’évêque des doutes sérieux sur la validité de leur élection et de leur ministère. Ils conclurent qu’il fallait de suite renoncer à toute administration comme à une entreprise téméraire, et prirent la résolution d’écrire à l’évêque de Pékin pour le consulter à ce sujet. Après s’être ainsi avancés devant toute la chrétienté, il dut leur en coûter beaucoup, pour abandonner immédiatement leur position, au risque de s’exposer à la risée publique. Mais leurs intentions étaient droites, leur foi sincère, et ils ne voulurent, sous aucun prétexte, s’exposer à profaner les choses saintes. Ils reprirent donc immédiatement leur place parmi les simples fidèles, et ne s’occupèrent plus qu’à instruire les nouveaux chrétiens, et à prêcher la foi aux Gentils.

La lettre consultative à l’évêque de Péking ayant été rédigée par Pierre Seng-houn-i et François-Xavier Kouen, on rechercha les moyens de la faire parvenir sûrement. L’ambassade annuelle offrait une occasion naturelle. Mais il fallait trouver un homme capable et dévoué qui voulût accepter la périlleuse mission d’établir des relations nécessairement secrètes, avec l’Église de Chine. Il n’y avait pas de chrétien dans l’ambassade : il fallait y en faire entrer un à l’insu des païens. On jeta les yeux sur le catéchumène Paul Ioun Iou-ir-i, pour ce rôle important. Paul Ioun descendait d’une famille noble du district de Nie-tsiou. Il avait été disciple des Kouen, et François-Xavier l’avait instruit des vérités de la religion. Son caractère doux et affable et sa grande discrétion le rendaient propre à l’entreprise projetée. Il accepta la mission qu’on lui confiait, se chargea de la lettre à l’évêque, et déguisé en marchand, partit pour Péking à la dixième lune de cette même année 1789.

La route de Séoul à Péking est de trois mille lys, plus de trois cents lieues. Ce long voyage, fait pendant l’hiver, dans un pays étranger, est très-pénible et offre des dangers véritables. Il n’est pas rare de voir plusieurs personnes de l’ambassade succomber à la suite de maladies contractées en route. Les fatigues ordinaires étaient bien plus grandes encore pour Paul qui, appliqué dès l’enfance à l’étude, et habitué à une vie sédentaire, n’avait aucune expérience des voyages, et se trouvait isolé au milieu de compagnons inconnus, sans aucun appui humain. Il dut cependant faire la route à pied, comme tous ceux dont il simulait la profession, et enfin, malgré mille difficultés, soutenu qu’il était par la grâce toute-puissante de Dieu, il arriva heureusement à Péking. Il se rendit aussitôt auprès de l’évêque, lui remit la lettre dont il était porteur, et lui raconta dans le plus grand détail tout ce qui s’était passé en Corée, les joies et les tribulations de la chrétienté naissante. L’arrivée inattendue de Paul causa une joie bien vive dans l’église de Péking. La présence de ce chrétien, venu d’un royaume où jamais aucun prêtre n’avait prêché le nom de Jésus-Christ, et expliquant de quelle manière admirable la foi s’y était propagée, fut le plus doux des spectacles pour les missionnaires et surtout pour l’évêque, Mgr Govea, qui se hâta d’écrire une lettre pastorale à ces nouvelles ouailles que Dieu lui donnait.

Au printemps de l’année kieng-sioul (1790), Paul reprit à la suite de l’ambassade la route de sa patrie. Il avait reçu à Péking les sacrements de Baptême, d’Eucharistie et de Confirmation[24]. Fortifié par ces secours célestes, il sut se tirer adroitement de tous les mauvais pas, passa la frontière sans exciter de soupçon et revint à la capitale, sans s’être attiré aucune fâcheuse affaire.

La réponse de l’évêque était écrite sur une pièce de soie, afin que Paul pût la cacher plus aisément dans ses habits, et l’introduire en Corée d’une manière plus sûre et plus facile. Elle était adressée à Pierre Ni et à Xavier Kouen. Le prélat commençait par exhorter les néophytes à rendre d’immortelles actions de grâces au Dieu très-bon et très-grand, pour l’inestimable bienfait de la vocation à la foi. Il les excitait à la persévérance et à l’emploi des moyens nécessaires pour conserver la grâce de l’Évangile. Venait ensuite une exposition abrégée des dogmes et de la morale chrétienne. Pierre et François-Xavier étaient repris pour s’être ingérés témérairement dans le ministère sacerdotal. L’évêque leur expliquait qu’ils ne pouvaient nullement célébrer les saints mystères et administrer les sacrements, à l’exception du baptême, parce qu’ils n’avaient pas reçu le sacrement de l’Ordre ; mais qu’ils élisaient une action très-agréable à Dieu en instruisant et encourageant les chrétiens, et en convertissant les infidèles. Il les exhortait à persévérer dans cette conduite.

Cette réponse, attendue si longtemps, ne laissait plus aucun doute. Elle fut reçue avec une entière soumission, et chacun se félicita de la prudence qu’on avait eue d’interrompre les fonctions du saint ministère.

Cependant, les chrétiens coréens avaient un grand désir de recevoir les sacrements. Enflammés par les récits de Paul Ioun qui leur parlait de églises qu’il avait vues à Péking, des missionnaires européens venus des extrémités de la terre pour propager l’Évangile, des entretiens qu’il avait eus avec eux et des sacrements qu’il avait reçus, ils résolurent d’envoyer une nouvelle lettre à l’évêque de Péking, pour le supplier instamment de leur envoyer des prêtres qui pussent les instruire par la prédication, et les fortifier par l’administration des sacrements. L’occasion était favorable. Une ambassade extraordinaire allait partir pour féliciter l’empereur Kien-long, qui célébrait, au mois de septembre 1790, la quatre-vingtième année de son âge. Paul Ioun reprit donc le chemin de la Chine. Il était accompagné, dans ce second voyage, par un catéchumène nommé Ou, officier du roi de Corée, chargé par ce prince de faire quelques emplètes à Péking. Nos deux députés arrivèrent sans accident, et remirent à l’évêque la lettre de leurs compatriotes.

Outre les instantes prières des néophytes pour obtenir un pasteur, cette lettre contenait aussi plusieurs questions sur les contrats de leur pays, sur les superstitions, sur le culte des ancêtres, et sur quelques autres points difficiles. Après avoir pris sur des matières de cette importance l’avis de missionnaires savants et zélés, l’évêque répondit aux questions des Coréens, leur promit de leur envoyer un prêtre, et leur fit connaître à quelle époque et de quelle manière ce prêtre se présenterait à la frontière, afin qu’ils pussent préparer et faciliter son entrée.

Le catéchumène Ou fut baptisé, et reçut le nom de Jean-Baptiste. On lui remit un calice, un missel, une pierre sacrée, des ornements, et tout ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice. Ou lui apprit aussi à faire du vin avec des raisins, afin que tout fût prêt, à l’arrivée du missionnaire.

Paul et Jean-Baptiste repartirent de Péking au mois d’octobre. Ils arrivèrent heureusement dans leur pays, et rendirent la lettre de l’évêque et les objets qui leur avaient été confiés. L’Église naissante tressaillit de joie, dans l’espérance de posséder bientôt un prêtre, mais la décision sur les superstitions et le culte des ancêtres fut, pour plusieurs, une pierre de scandale et une cause d’apostasie.

Jusqu’alors les néophytes coréens, assidus aux observances chrétiennes qu’ils connaissaient, n’en avaient pas moins continué le culte superstitieux rendu aux parents défunts. L’ignorance et la bonne foi pouvaient les excuser, mais dès ce moment toute participation à de semblables pratiques, sacrifices, cérémonies, prostrations, etc., devenait impossible. L’Église leur déclarait par la bouche de l’évêque de Péking que le culte des ancêtres est contraire au culte de Dieu. Cette déclaration, rendue publique, devait blesser à la prunelle de l’œil toutes les classes de la population, car en Corée, la religion des lettrés ou le culte des ancêtres, est la religion de l’État. Toute infraction à ce culte est reçue avec une violente répulsion par l’opinion publique dans le pays tout entier, et l’omission des cérémonies requises sévèrement punie. Ces usages traditionnels, dont l’origine remonte très-haut, et qui ont été transmis fidèlement de génération en génération, sont aux yeux de tous la base de la société, le fondement de l’État, le point d’appui de tous les rapports naturels ; et malheur à celui qui a l’audace de les attaquer, même en paroles ! Il était dès lors facile de prévoir l’orage qui allait éclater, et le parti que les ennemis des chrétiens allaient tirer de leur conduite pour détruire et anéantir l’Église naissante.

Quelques chrétiens faibles en furent épouvantés, et cessèrent, dès ce jour, de pratiquer la religion. Parmi eux, nous avons la douleur de compter Pierre Ni Seng-houn-i, que la crainte avait déjà fait tomber d’une manière si déplorable quelques années auparavant. Il se retira chez lui et n’eut plus aucun rapport avec les chrétiens. Bien plus, cédant à l’ambition des dignités, il obtint successivement divers emplois publics, ce qui, en ce pays comme en Chine, entraîne nécessairement une participation fréquente au culte idolâtrique. Désormais, nous ne le verrons plus paraître que de loin en loin, poursuivi, malgré sa défection, par le mépris des païens eux-mêmes, et ne pouvant parvenir à se laver auprès d’eux du crime d’avoir introduit la religion en Corée. C’est là, aux yeux des gentils, une espèce de péché originel qu’ils reprochent encore aujourd’hui à ses descendants. Malgré cette seconde chute d’un chef influent, la foi des néophytes ne paraît pas avoir été ébranlée, et le très-grand nombre, soumis d’esprit et de cœur à la décision de l’Église, continua à pratiquer avec ferveur, et renonça à tous les actes superstitieux.

Xavier Kouen, resté seul des trois premiers fondateurs de la chrétienté, redoubla de zèle pour raffermir, diriger et augmenter le petit troupeau. Il fut en cela merveilleusement secondé par Jean T’soi, surnommé Koan-tsien-i, âgé alors de trente et quelques années. De leur côté, Louis de Gonzague au Naï-po, et Augustin Niou Hang-kem-i dans la province de Tsien-la, ne se découragèrent point, et continuèrent à travailler de toutes leurs forces au progrès de l’Évangile.

C’est dans cette année (1790) qu’eut lieu la conversion de T’soi Pil-kong-i, appelé Thomas au baptême. Thomas T’soi était né à la capitale, d’une famille de la classe moyenne. Ses ancêtres avaient été employés comme médecins par le gouvernement ; mais à cette époque T’soi était réduit à une grande pauvreté, parce qu’il n’avait aucun protecteur pour obtenir un emploi. Son indigence l’avait même empêché de se marier. La franchise et la générosité faisaient le fond de son caractère, aussi embrassa-t-il la religion aussitôt qu’il en entendit parler. Dès le premier jour de sa conversion il montra une grande ferveur, ne pensant qu’aux choses spirituelles, et oubliant même de subvenir aux nécessités du corps. Ce saint enthousiasme ne se refroidit point avec le temps. Inaccessible à la crainte, il ne cessait de prêcher publiquement le christianisme, et il lui arrivait quelquefois de s’arrêter dans les rues, au milieu de la foule, et de s’écrier à haute voix : « Il faut nécessairement servir le grand Roi du ciel et de la terre. Comment ne pas servir le grand seigneur de toutes choses ? » Aussi, quoiqu’il fût nouveau chrétien, il fut bientôt connu partout comme un des plus fervents.

Cette conversion, et un certain nombre d’autres sur lesquelles nous n’avons malheureusement pas de détails, servirent beaucoup à ranimer le courage des chrétiens de Corée, et à les fortifier d’avance contre la persécution qui ne pouvait tarder d’éclater.

CHAPITRE IV.

Persécution de 1791. — Martyre de Paul Ioun et de Jacques Kouen.


Après le martyre de Thomas Kim Pem-ou, les clameurs des ennemis de la religion s’étaient un peu calmées, mais leur haine n’était pas éteinte. Ils tramaient toujours de nouveaux complots pour perdre les chrétiens, et ils ne préparaient leurs batteries dans le secret que pour les rendre plus formidables. Deux hommes surtout se montraient les adversaires acharnés de l’Évangile. C’étaient Hong Nak-an-i et Ni Kei-kieng-i. Le premier avait, en 1787 et 1788, publié des lettres violentes contre les chrétiens, et adressé une supplique au roi, pour obtenir un édit de persécution. Le second, ami de Pierre Seng-houn-i et son compagnon d’études, avait d’abord fait cause commune avec les fidèles, mais s’était bientôt retiré, et, en 1788, était allé grossir le parti de Hong Nak-an-i. Appliqués sans cesse à rechercher tout ce qui pouvait favoriser leur projet, ces deux individus épiaient la conduite et les paroles des chrétiens, et n’attendaient qu’une occasion favorable pour exciter une persécution contre eux. Cette occasion se présenta dans l’année sin-haï (1791), lorsque, à la mort de la mère de loun Tsi-t’siong-i, ce chrétien refusa de faire les sacrifices accoutumés.

Paul Ioun Tsi-t’siong-i, appelé encore Ou-iong-i, descendait d’une famille noble originaire de l’île de Hainam. Ses ancêtres avaient souvent occupé des places distinguées, et plusieurs d’entre eux s’étaient fait un nom dans les lettres. Son père, après s’être livré avec succès à l’étude de la médecine, était venu s’établir au village de Tsang-kou-tong, district de Tsin-san, province de Tsien-la. C’est la que naquit Paul Ioun en l’année kei-mio (1759). Dès l’enfance, il se fit remarquer par son intelligence et sa bonne conduite. Il acquit rapidement une réputation de science, qui grandit encore, lorsqu’en l’année kiei-mio (1783), à l’âge de vingt-cinq ans, il obtint aux examens publics le grade appelé tsin-sa (licencié). Pendant l’hiver de l’année suivante, ayant fait un voyage à la capitale, il trouva chez Thomas Kim Pem-ou, deux livres de religion qu’il emporta et dont il prit copie : mais il ne pratiquait pas encore. Ce ne fut qu’environ trois ans après, qu’instruit par son cousin germain Tieng laktsien, sur tout l’ensemble de la religion chrétienne, il l’embrassa définitivement et se mit avec ferveur à en remplir les devoirs. Lorsqu’on commença à persécuter les chrétiens, il brûla, par crainte, une partie de ses livres, mais n’en continua pas moins à pratiquer la religion en secret. On ne voit pas qu’il ait eu beaucoup de relations publiques avec les chrétiens, ni qu’il ait travaillé à la conversion des infidèles. La lettre de l’évêque de Péking défendant les sacrifices et autres superstitions en l’honneur des parents défunts, n’ébranla pas son courage. Il obéit sur-le-champ, et brûla les tablettes, qui, selon la coutume du pays, étaient conservées dans sa famille. Sur ces entrefaites, dans l’été de l’année sin-haï (1791), sa mère, nommée Kouen, vint à mourir.

La position était délicate. La nouvelle de cette mort allait attirer chez Paul ses parents et amis, pour lui faire leurs compliments de condoléance et pour assister aux sacrifices. Il devait violer sa foi et renier son Dieu au moins extérieurement, ou bien être prêt à affronter les reproches, les injures et les malédictions. Son âme noble et droite ne balança pas sur le parti à prendre. Il revêtit l’habit de deuil, pleura sincèrement sa mère, et fit tout ce que peut suggérer, en pareille circonstance, une piété filiale éclairée et bien entendue. Rien ne manquait à ce qu’exigent l’amour d’un fils pour sa mère et les convenances extérieures, seulement il n’y avait pas eu de sacrifices. Aussitôt les murmures éclatèrent. On ne parla plus que de cet attentat jusqu’alors inouï, surtout de la part d’un enfant noble. La nouvelle s’en répandit au loin, et bientôt, signalé comme impie par tout ce qu’il avait de plus cher, montré au doigt par ses voisins comme un homme qui a renié tous les sentiments de la nature, injurié, menacé d’être traduit comme rebelle à son roi, Paul se trouva à peu près mis au ban de la société.

Mais rien ne put vaincre cette âme généreuse. Paul avait pour soutien sa conscience calme qui ne lui reprochait aucun crime. Il avait l’exemple du divin Sauveur, qui a été poursuivi le premier, par les injures et les calomnies. Il avait surtout la grâce de son Dieu, grâce d’autant plus forte que l’épreuve était plus terrible, et il persista dans sa courageuse profession de foi.

Cette nouvelle parvint aux oreilles de Hong Nak-an-i, et nulle autre ne pouvait lui être plus agréable. Il adressa aussitôt une pétition au premier ministre T’sai, tout-puissant alors, ne demandant rien moins que la peine capitale contre Paul. En même temps il écrivit au mandarin du district de Tsin-san, nommé Sin Sa-ouen-i, pour le presser de faire des perquisitions et d’arrêter le coupable. Il paraît que le ministre, de son côté, donna des ordres analogues au gouverneur de la province. Le mandarin de Tsin-san se rendit donc chez Paul. Une visite domiciliaire chez un noble est, en Corée, une expédition très-délicate et souvent dangereuse, mais le mandarin était trop bien renseigné pour avoir rien à craindre. Il fut cependant un peu interdit en trouvant dans la maison de Paul, la boîte employée dans le pays pour enfermer les tablettes. La boîte fut ouverte, et se trouva vide[25]. Aussitôt Sa-ouen-i donna l’ordre d’arrêter Paul Ioun Tsi-t’siong-i et son cousin Jacques Kouen-Siang-ien-i[26], l’un fils, l’autre neveu de la défunte. Comme ils s’étaient retirés l’un à Koang-tsiou et l’autre à Han-sou, probablement d’après quelque avis secret de l’arrivée du mandarin, celui-ci emmena prisonnier, comme caution, l’oncle de Paul.

Jacques Kouen Siang-ien-i que nous venons de nommer, appartenait à une famille originaire d’An-tong, dans la province de Kieng-siang, mais établie depuis quelque temps dans le district de Kong-tsiou. Sans être de la première noblesse, elle comptait cependant parmi ses membres quelques personnages distingués. Kouen se livrait à l’étude des lettres et de la morale, lorsqu’il fut instruit de la religion par son cousin Paul. Il l’embrassa de suite, et ne cessa plus de la pratiquer fidèlement. À la mort de sa tante, mère de Paul, il imita la courageuse conduite de son cousin. Comme lui, il ne fit aucun sacrifice. Il supporta avec lui les reproches et les injures de ses parents et amis, et fut enveloppé dans sa disgrâce, ou plutôt, partagea son bonheur.

Dès qu’ils connurent le mandat d’arrêt lancé contre eux, et l’arrestation de l’oncle de Paul, ils partirent de compagnie, pour se livrer eux-mêmes entre les mains du mandarin Sin Sa-ouen-i, et faisant route nuit et jour, arrivèrent à la préfecture de Tsin-san le soir du vingt-sixième jour de la onzième lune de l’année sin-haï (1791). Les interrogatoires commencèrent de suite. Les voici, tels qu’ils nous ont été racontés par Paul lui-même, dans des notes qu’il écrivit en chinois, et qui furent plus tard traduites en coréen. Nous reproduisons intégralement ces documents parce qu’ils sont les premiers de ce genre qui nous aient été conservés, et parce qu’ils feront comprendre, mieux que toute explication, les idées du peuple coréen sur le culte des ancêtres, et ses terribles préjugés contre la religion chrétienne.

« Vers le soir du vingt-sixième jour de la dixième lune (1791), j’arrivai à la préfecture de Tsin-san, et aussitôt après le souper je fus cité devant le mandarin. — En quel état te vois-je, s’écria-t-il, et comment en es-tu arrivé là ? — Je ne comprends pas très-bien ce que vous me demandez, lui répondis-je. — Je dis qu’il circule contre toi des bruits très-graves. Se pourrait-il qu’ils soient fondés ? Est-il vrai que tu sois perdu dans des superstitions ? — Je ne suis nullement perdu dans des superstitions ; seulement, il est vrai que je professe la religion du Maître du ciel. — Et n’est-ce pas là une superstition ? — Non, c’est la véritable voie. — S’il en est ainsi, tout ce qui s’est pratiqué depuis Pok-hei jusqu’aux grands hommes de la dynastie Siong, tout est donc mensonge ? — Dans notre religion, parmi les commandements, se trouve celui qui nous défend de juger et de condamner autrui. Pour moi, je me contente de suivre la religion du Maître du ciel, sans songer ni à critiquer personne, ni à faire des comparaisons. — Tu refuses d’offrir des sacrifices aux ancêtres ; mais l’animal Sei-rang ne fait-il pas lui-même preuve de reconnaissance envers les auteurs de ses jours ! Certains oiseaux savent aussi faire les sacrifices ; à plus forte raison, l’homme doit-il en agir ainsi[27]. N’as-tu pas lu le passage des livres de Confucius où il est dit : Celui qui, pendant la vie de ses parents, les a servis selon toutes les règles, qui, après leur mort, a fait leurs funérailles selon toutes les règles, enfin offert les sacrifices selon les rites prescrits, celui-là seulement peut dire qu’il a de la piété filiale. — Tout cela, répondis-je, n’est pas écrit dans la religion chrétienne. — Alors, le mandarin citant d’autres passages des livres sacrés de Confucius, m’exhorta vivement à changer de conduite, et me dit en soupirant : — Quel dommage ! Depuis tant de générations la renommée de ta famille est allée en grandissant jusqu’à toi ; la voilà entièrement ruinée. Tu avais toi-même la réputation d’un lettré plein de talent ; mais ton esprit manquant de maturité et de réflexion, tu en es venu au point d’abandonner le culte de tes pères. Si j’avais su plus tôt que tu agissais ainsi, je serais allé de suite t’exhorter, te faire ouvrir les yeux, et je t’aurais empêché d’arriver à cette extrémité. Cependant, tout n’est pas perdu. Il y a eu, par le passé, de grands hommes qui sont revenus, après avoir été longtemps égarés par les doctrines de Fo et de Lao-tse. Si donc, dès maintenant, tu songes à changer, tu peux encore marcher sur leurs glorieuses traces. — S’il y avait encore pour moi possibilité de changer, je l’aurais fait tout d’abord, et je ne serais pas venu jusqu’ici. — Il n’y a donc plus rien à tenter pour t’amener à de meilleurs sentiments ! Pour moi, je ne veux ni décider ton sort, ni t’interroger minutieusement. Arrivé devant le tribunal criminel, tu auras à rendre compte de toute ta conduite. Ce corps que tu as reçu de tes parents, tu veux donc follement lui faire souffrir les supplices et la mort ? De plus, tu es cause que ton oncle est emprisonné dans sa vieillesse ; est-ce là remplir le devoir de la piété filiale ? — Acquérir la vertu en dépit des supplices et de la mort, est-ce manquer de piété filiale ? Aussitôt que j’ai appris l’incarcération de mon oncle, sans même faire halle la nuit, je suis accouru me livrer entre vos mains ; n’est-ce pas là remplir les devoirs de la piété ?

« Le mandarin ordonna alors de me traiter selon la loi, et aussitôt on me passa au cou une lourde cangue, puis il me dit en soupirant : — Dans quel accoutrement te voilà ! Mourir sous la cangue et dans les fers, c’est mourir en criminel. — Il me fit conduire à la prison ; mais la chambre qui m’était destinée étant en ruines, et n’ayant pas encore pu être restaurée, je fus déposé dans une autre pièce. Ainsi se termina la journée.

« Le 27 se passa sans aucun incident remarquable. Le 28, à l’heure du déjeuner, je vis entrer dans la prison mon cousin Jacques Kouen. Il venait de subir son interrogatoire. On lui avait fait les mêmes questions, et il y avait répondu de la même façon que moi. À midi, le mandarin fit appeler mon oncle ; et, après lui avoir adressé de longues condoléances : — Ne pouviez-vous donc pas, lui dit-il, faire comme tel et tel, que vous connaissez, et empêcher ces jeunes gens de se livrer aux pratiques mauvaises ? — Mon oncle ne répondit pas un seul mot, sortit du tribunal ; et fut, je crois, relâché à l’heure même. Vers la chute du jour, nous fûmes cités de nouveau, mon cousin et moi ; la grande cangue nous fut enlevée et fut remplacée par la petite : — Vous allez, nous dit le mandarin, partir pour Tsien-tsiou, résidence du Tsieng-min-si, gouverneur de la province. Mais quelle conduite tenez-vous donc ? ne pas suivre, avec la doctrine des lettrés, une voie de plaisirs, et s’attirer soi-même des malheurs, qu’est-ce que cela signifie ? — Puis, regardant mon cousin Kouen il lui dit : — Toi qui as vécu au milieu de tous tes parents, as-tu répandu ces superstitions parmi eux ? — Nous gardâmes tous les deux le silence, et le mandarin ne recevant pas de réponse, nous renvoya. Nous étions accompagnés du prétorien préposé aux affaires criminelles, d’un satellite et d’un geôlier. Ils avaient reçu l’ordre de nous faire partir sur l’heure, mais la nuit étant déjà venue quand nous sortîmes du tribunal, il fut impossible de se mettre en route, et nous couchâmes chez le correspondant du canton[28].

« Le 29, au premier chant du coq, nous étions en route. Nous fîmes une première halte à l’auberge de Sin-keren pour déjeuner, et plus tard une deuxième, à Kai-pa-hai, pour faire manger les chevaux. À la chute du jour, après avoir passé près de l’hôtel de voyage des dignitaires à An-tek, et franchi un petit monticule, nous rencontrâmes les satellites du tribunal criminel qui venaient nous chercher. De nombreux valets étaient sur pied et s’avançaient en poussant de grandes clameurs, et en faisant un tel vacarme, que notre prise ressemblait à celle d’insignes voleurs. On nous conduisit à la préfecture, en dehors de la porte du sud, et, comme les ténèbres étaient déjà complètes, et la nuit avancée, on alluma des torches à notre droite et à notre gauche, et l’on nous plaça près des gradins du tribunal. Le juge criminel nous dit : quels sont vos noms et prénoms ? — Nous les déclinons. — Connaissez-vous le crime dont vous êtes accusé ? — J’ignore ce dont il est question. Notre gouverneur nous ayant envoyés au juge, nous sommes venus sur son ordre, et contre toute attente, nous avons été, en route, saisis comme des voleurs. — Quelles sont vos occupations habituelles ? — Je me livre à l’étude. — À quelles études ? — À l’étude de la religion ? — En quel endroit vous étiez-vous retirés chacun séparément ? — J’ai été à Koang-tsiou, répondis-je ; et moi à Han-sou, dit mon cousin Jacques Kouen. Ayant appris, chacun de notre côté, l’ordre du mandarin, nous sommes revenus de suite, sans même faire halte la nuit, pour nous livrer entre ses mains. — Nous répondîmes ainsi franchement. Peu après, on passa au cou de chacun de nous une grande cangue du poids de dix-huit livres ; on nous attacha en outre au cou une chaîne de fer, et par un croc en bois on nous fixa la main droite contre le bord de la cangue.

« Le juge ayant donné l’ordre de nous emmener à la prison. on nous y conduisit. Là, nous nous assîmes sur le plancher en dehors de la porte. Puis, quand tout le monde se fut retiré, on nous fit passer à la salle où se trouvaient les voleurs, et nous fûmes bien obligés de prendre place parmi eux. Heureusement, le geôlier vint bientôt après nous faire entrer dans la chambre des gardiens. Cet appartement avait le désagrément d’être peu éloigné de la prison des brigands, mais en revanche il était élevé et le sol un peu chauffé. C’était comme une chambre ordinaire. Nous y passâmes la nuit, tantôt étendus à terre et sommeillant, tantôt assis. Le 30, à la pointe du jour, on nous lit encore changer d’habitation, et quand le jour fut tout à fait levé, on nous conduisit à la prison du gouverneur, qui nous cita à sa barre après midi, et nous fit subir l’interrogatoire suivant : — Quel est celui d’entre vous qui se nomme Ioun ? et quel est celui qui s’appelle Kouen ? — Chacun de nous répondit en déclarant son nom. — Quelle est votre occupation ordinaire ? — Dans ma jeunesse, lui répondis-je, je me suis appliqué à la littérature afin de passer les examens ; depuis quelque temps, je me livre aux études qui règlent le cœur et la conduite de l’homme. — Tu as étudié les livres classiques des lettrés ? — Je les ai étudiés. — Si tu veux régler ton cœur et ta conduite, nos livres sacrés ne suffisent-ils pas, et pourquoi aller te perdre dans des superstitions ? — Je ne suis nullement perdu dans la superstition ? — Et la religion qu’on appelle du Maître du ciel, n’est-ce pas une superstition ? — Dieu est le père suprême, créateur du ciel, de la terre, des anges, des hommes et de toutes les créatures ; son service se peut-il appeler superstition ? — Donne-moi un simple sommaire de cette doctrine. — Le lieu où nous sommes convient pour examiner les causes criminelles et non pour développer une doctrine. Ce que nous pratiquons se réduit aux dix commandements et aux sept vertus capitales. — De qui as-tu reçu tes livres ? — Je pourrais bien l’indiquer, mais quand on me prêta ces livres, la défense du roi n’existait pas, et par suite, celui qui les prêtait n’était pas coupable. Aujourd’hui qu’il y a défense rigoureuse, si je le désignais, il serait exposé, sans aucune culpabilité de sa part, à de violents supplices ; comment pourrais-je m’y résoudre ? ce serait enfreindre le précepte qui nous défend de nuire au prochain, je ne puis donc le dénoncer. — Il n’en est pas ainsi ; quand même tu le déclarerais, cet homme qui t’a prêté ces livres avant la prohibition, n’en deviendra certainement pas coupable. Ne sois donc pas retenu par cette vaine crainte. Le roi ayant ordonné de faire des informations exactes, si tu ne déclares rien, comment pourrai-je faire un rapport ? Ce serait enfreindre l’ordre du roi, ce qui, sans contredit, n’est pas permis. Déclare-le donc et n’attends pas les tortures pour le faire.

« Je restai longtemps dans un silence complet, et, comme mon cousin Jacques me pressait de répondre, je dis d’abord : — C’est une chose qui date de loin et il m’est difficile de m’en bien souvenir. — Puis j’ajoutai : dans l’hiver de 1784, j’allai par hazard chez Kim Pem-ou, de la classe moyenne, et y trouvant ces livres, je les empruntai, les copiai et les renvoyai de suite à leur propriétaire. Quand ensuite j’appris la prohibition du roi, je brûlai ce qui était sur papier de Chine et lavai ce qui se trouvait sur papier coréen. Il y a déjà plusieurs années que les deux traités des dix commandements et des sept vertus capitales ne «e trouvent plus chez moi. — L’ordre du roi porte que, s’il y a des livres, on doit les brûler. Si donc tu en as quelque autre, il est juste de le livrer de suite. — Le mandarin de mon district a visité toute ma maison, et n’y a pas trouvé une seule page. — Vous êtes coupables d’un péché que le ciel et la terre ne pourraient contenir, et l’ordre du roi portant qu’il faut examiner les choses à fond, voici des questions auxquelles vous devez répondre franchement, article par article. — Alors le gouverneur fait déposer devant nous une liste de questions dont voici à peu près le contenu. « Vous autres qui ne suivez pas la vraie voie et ajoutez follement foi à des paroles trompeuses, vous infatuez le monde, et débauchez le peuple, vous détruisez et faussez les relations naturelles de l’homme. Déclarez donc quels livres vous étudiez, et ceux avec qui vous le faites. Malgré une sévère défense, vous osez vous livrer à une grande licence d’idées, et vous joignez plus follement encore la pratique à la théorie. C’est une grande impiété. Mais cette faute serait relativement légère. Il est dit dans la dépêche du roi que vous ne faites plus les sacrifices. Ce n’est pas tout : vous brûlez les tablettes et empêchez d’entrer chez vous les visiteurs qui viennent payer leurs devoirs aux défunts. Enfin vous ne rendez pas même à vos parents les honneurs de la sépulture, et cela sans rougir et sans vouloir revenir à de meilleurs sentiments. Cette conduite est digne de la brute. Livrez de suite vos livres, et déclarez tous vos coreligionnaires. De plus, on dit qu’il y a parmi vous des évêques qui vous dirigent en secret, et répandent cette religion ; vous ne pouvez ne pas les connaître, déclarez donc tout, sans rien déguiser. »

« Après avoir lu ce réquisitoire jusqu’au bout, je répondis : — J’ai, il est vrai, omis les sacrifices, j’ai aussi détruit les tablettes, mais j’ai reçu les visiteurs qui venaient faire leurs condoléances, et ne les ai pas empêchés d’entrer. J’ai aussi rendu à mon père et à ma mère tous les honneurs de la sépulture. Pour les livres, je viens d’expliquer ce qu’il en était ; je n’en ai point à livrer. Je n’ai pas non plus de compagnons à déclarer. Pour ce qui regarde les évêques, ce nom même n’existe pas ici. En Europe, cette dignité existe, et l’on dit qu’ils traitent les affaires de la religion. Si vous voulez en demander, c’est en Europe qu’il faut le faire. Enfin dans la religion, il n’y a pas de maître, ni de disciple, dans le sens que l’on y attache ici. — Le gouverneur se tournant alors vers Jacques Kouen : — Et toi, lui dit-il, quels livres as-tu étudiés ? — J’ai étudié le livre de la vraie notion de Dieu, et celui des sept vertus capitales. — D’où les as-tu reçus ? — Je les ai lus avec mon cousin Ioun Tsi-t’siong-i qui les avait empruntés. — Les as-tu aussi copiés ? — Je ne l’ai pas fait. — As-tu omis aussi les sacrifices ? — Je les ai omis. — Et brûlé les tablettes ? — J’ai encore chez moi, les boîtes que le mandarin a notées lors de sa visite. — Le gouverneur l’interrogea ensuite sur sa parenté avec divers personnages, et continua : — Un de tes parents, à la capitale, a répandu le bruit que tu avais brûlé les tablettes, que faut-il en croire ? — Depuis que j’ai omis les sacrifices, mes parents me regardent comme un ennemi, et me réprimandent en disant : « Cet être-là en viendra sûrement à brûler les tablettes. » Leurs paroles de blâme, en se répandant, ont fait du bruit, et c’est ainsi qu’on a conclu sans doute que je les avais détruites[29]. — Le gouverneur s’adressant à moi de nouveau me dit : — Connais-tu Hong Nak-ani ? — Je le connais de nom, mais ne l’ai jamais vu. — Hong Nak-ani et ses amis ont fait un rapport au ministre contre vous, et celui-ci m’a envoyé des ordres. Telle est la cause de toute cette affaire. Mais le bruit qui court que tu n’as pas enterré tes parents, doit avoir un fondement quelconque ; comment pourrait-on dire en l’air de telles paroles ? — J’ignore vraiment la cause de ces bruits. Au moment de l’enterrement, la peste était dans ma maison, mes parents et amis ne vinrent pas, et ne pouvant avoir de rapports avec les étrangers, je fis toute la cérémonie funèbre avec les hommes du village seulement. Est-ce de là que ce bruit s’est répandu ? Vraiment j’en ignore la cause. — Parmi vous, il y a certainement des maîtres avec lesquels on discute et que l’on interroge, qui sont-ils ? — Dans la religion, comme je l’ai déjà dit, il n’y a ni maître, ni disciple, comme on l’entend ici ; à plus forte raison dans ce royaume, où personne n’a pu faire autre chose que lire quelques livres, quel est celui qui oserait se vanter d’avoir le mieux approfondi la doctrine et voudrait se donner pour maître ? — Quel être étonnant es-tu donc pour savoir sans avoir appris ? — Comme je connais quelques caractères, il me suffit d’avoir ouvert un livre et de l’avoir lu. — Es-tu licencié tsin-sa ? — Je le suis. — En quelle année l’es-tu devenu ? — Au printemps de l’année 1783. — Ensuite, après m’avoir interrogé sur ma parenté avec diverses personnes ; il me dit : — On prétend que dans votre religion, vous vous réjouissez des souffrances et des supplices, et vous aimez à mourir sous le glaive ; est-ce croyable ? — Désirer de vivre, et craindre la mort, est un sentiment commun à tous ; comment pourrions-nous être comme vous le dites ?

« Nous fûmes renvoyés, et quand nous arrivâmes à la prison, il faisait déjà nuit.

« Le 1er de la onzième lune, au point du jour, notre propre mandarin nous appela, nous fit asseoir dans une espèce de vestibule, et commanda à un prétorien de nous faire réciter les dix commandements et les sept vertus capitales. Nous les récitâmes ; il prit nos paroles par écrit et les envoya au gouverneur. Peu de temps après, ce mandarin nous fit rappeler et, après quelques exhortations, il nous dit ; — Ce que vous avez déclaré hier n’est pas la vérité et ne suffit pas pour porter un jugement. Et puis, cette religion, malgré ses dix commandements, ne renferme pas les rapports de roi à sujet. C’est ce que l’on appelle une doctrine sans roi, ou qui méconnaît le roi. — Il n’en est pas ainsi, lui répondis-je, le roi est le père de tout le royaume, et le mandarin, le père de son district ; on doit donc leur rendre les devoirs de la piété ; or, tout cela est compris dans le quatrième commandement. — S’il en est ainsi, il faut mettre des notes dans ce sens au quatrième commandement, et le présenter annoté. La religion des Européens n’est à nos yeux qu’une superstition. Mais, vous autres, si vous la suivez parce que vous la croyez vraie, et parce que vous savez qu’elle n’est pas semblable à celle de Fo qui méconnaît les parents et le roi, quelle raison avez-vous de ne pas ériger les tablettes, et de ne pas faire les sacrifices aux parents ? Quand même vous n’offririez pas de nourriture, vous avez sans doute quelque autre moyen de témoigner votre piété filiale. Si tout cela existe parmi vous, il faut l’indiquer en détail. De plus, hier tu disais que le désir de la vie, et la crainte de la mort, sont des sentiments communs à tous ; il est donc juste de réfléchir et, en faisant tes déclarations, de mettre en avant des principes de fidélité au roi et de piété filiale, afin de trouver par là des moyens de te conserver la vie.

« Le mandarin de Lim-p’i, chargé d’examiner l’affaire, vint aussi près de moi, et me parla d’un ton calme, et par manière de conseil. Je lui répondis : — Tout ce que vous me dites entre dans mes désirs, seulement je ne puis de vive voix tout expliquer clairement. Si vous voulez me donner un prétorien et des pinceaux, je ferai écrire le tout en détail. Alors il me fit passer dans un autre appartement, avec ordre d’écrire une défense et de la présenter. Je m’assis, et dictai ce qui suit.

« Pour la cause de l’accusé Ioun. De bonne heure, je me livrai au travail pour me préparer aux examens, dans la pensée de remplir des charges publiques. Mes humbles désirs se bornaient à tâcher de satisfaire aux devoirs de dévouement envers le roi, de piété envers mes parents, et d’amitié envers mes frères. Au printemps de l’année kiei-mio (1783), j’obtins le diplôme de licencié tsin-sa. L’année suivante, m’étant rendu pendant l’hiver à la capitale, j’allai par hasard chez Kim Pem-ou, de la classe moyenne, au quartier Mieng-niei pang-kol. Il y avait dans cette maison deux livres intitulés, l’un : Véritables principes sur le Maître du ciel, et l’autre : les sept Vertus capitales. En les parcourant, j’y entrevis que le Maître du ciel est notre père commun, créateur du ciel, de la terre, des anges, des hommes et de toutes choses. C’est celui que les livres de Chine appellent Siang-tiei. Entre le ciel et la terre l’homme naquit, et quoiqu’il reçoive de ses parents la chair et le sang, au fond c’est Dieu qui les lui donne. Une âme est unie à son corps, mais celui qui les a unis, c’est encore Dieu. La base du dévouement au roi, c’est l’ordre de Dieu, la base de la piété envers les parents, c’est aussi l’ordre de Dieu. En comparant le tout avec la règle donnée dans les livres sacrés de la Chine, de servir le Siang-tiei de tout cœur et avec le plus grand soin, je crus y voir beaucoup de conformité. La pratique est renfermée dans les dix commandements, et les sept vertus capitales. Les dix commandements sont : 1o Adorer un seul Dieu au-dessus de toutes choses. 2o Ne pas prendre en vain le nom de Dieu pour faire de faux serments. 3o Observer les jours de fête. 4o Honorer ses père et mère. (La glose dit que le roi étant le père de tout le royaume, et les mandarins, pères des peuples de leur district, il faut les honorer également.) 5o Ne pas commettre d’homicide. 6o Ne pas commettre l’impureté. 7o Ne pas voler. 8o Ne pas porter de faux témoignages. 9o Ne pas désirer la femme de son prochain. 10o Ne pas désirer injustement le bien d’autrui. Ces dix commandements se rapportent en somme à deux points qui sont : aimer Dieu par-dessus toutes choses, et aimer tous les hommes comme soi-même. Les sept vertus capitales sont : 1o L’humilité, pour combattre l’orgueil. 2o La charité, pour combattre la jalousie. 3o La patience, pour combattre la colère. 4o La générosité dans l’aumône, pour combattre l’avarice. 5o La tempérance, pour combattre la gourmandise. 6o La répression de la concupiscence, pour combattre la luxure. 7o L’assiduité au bien, pour combattre la paresse. Tout ceci étant clair, précis et facile pour aider à la pratique de la vertu, j’empruntai ces deux livres, je les mis dans ma manche et, de retour chez moi, en province, je les copiai.

« Au printemps de l’année eul-sa (1785), je les renvoyai à leur propriétaire. C’est seulement trois ans après, qu’ayant étudié et médité ces livres, je me mis à les pratiquer sérieusement. Deux ans plus tard, j’appris que cette doctrine était sévèrement prohibée, je brûlai ou lavai ces volumes et ne les conservai pas chez moi. Je n’ai donc appris la doctrine chrétienne de personne, comme aussi je ne l’ai communiquée à personne. Mais, après avoir une fois reconnu Dieu pour mon père, je ne pouvais me dispenser de suivre ses ordres. Or, les tablettes en usage chez les nobles, étant prohibées par la religion du Maître du ciel, puisque je suis cette religion je ne pouvais faire autrement que de me conformer à ce qu’elle prescrit. Le quatrième commandement nous ordonnant d’honorer nos père et mère, si, par le fait, nos parents étaient réellement dans ces tablettes, tout homme qui professe la religion devrait les honorer. Mais ces tablettes sont faites de bois. Elles n’ont avec moi aucun rapport de chair, de sang, ou de vie. Elles n’ont eu aucune part aux labeurs de ma naissance et de mon éducation. L’âme de mon père ou de mon grand-père une fois sortie de ce monde, ne peut plus rester attachée à ces objets matériels. Or, la dénomination de père et de mère étant quelque chose de si grand et de si vénérable, comment pourrais-je oser prendre un objet fabriqué et arrangé par un ouvrier, en faire mon père et ma mère, et l’appeler réellement ainsi ? Cela n’est pas fondé sur la droite raison, aussi ma conscience n’a pu s’y soumettre ; et quand bien même je devrais, par là, selon vous, déroger à ma noblesse, je ne veux pas me rendre coupable envers Dieu. J’ai donc enterré mes tablettes sous le sol de ma maison. Le bruit s’est répandu que je les avais brûlées, mais la religion ne nous faisant point, à ce sujet, un précepte formel, j’ignore quelles lèvres ont formulé l’accusation, et quelles oreilles l’ont entendue.

« Quant à l’offrande de vin et de nourriture aux morts ou à leurs tablettes, c’est aussi une chose défendue par la religion du Maître du ciel, et ceux qui la suivent doivent se conformer à ses lois. En effet, lorsque le Créateur a disposé les différentes espèces de créatures, il a voulu que les créatures matérielles usent de choses matérielles, et les créatures immatérielles de choses immatérielles. C’est pourquoi la vertu est la nourriture de l’âme, comme les aliments matériels sont celle du corps. Eût-on d’excellent vin et des mets délicieux, on ne pourrait en nourrir l’âme, par la raison qu’un être immatériel ne peut être nourri de choses matérielles. Les anciens ont dit : « On doit servir les morts de même que quand ils étaient vivants, » et vous admettez que c’est là une maxime fondamentale des livres de ce pays. Or, puisque, pendant la vie, leur âme n’a jamais pu se nourrir de vin et d’autres aliments, à plus forte raison ne le peut-elle pas après la mort. Quelque pieux que soit un homme envers ses parents, il ne leur offre pas de nourriture pendant leur sommeil, parce que le sommeil n’est pas un temps où l’on puisse manger. De même et à plus forte raison, quand ils sont endormis du long sommeil de la mort, leur offrir des aliments serait une chose vaine et une pratique fausse. Or, comment un enfant pourrait-il se résoudre à honorer ses parents défunts par des pratiques vaines et fausses ? Ainsi, mettant de côté l’emploi des aliments qui n’ont «nul parfum véritable pour les parents, s’appliquer de toutes ses forces à la pratique de la vertu pour en faire parvenir les effets jusqu’à eux, et en même temps, nourrir notre âme, voilà la vraie voie, la droite doctrine. Et, je le répète, dussé-je en la professant déroger à ma noblesse, je ne veux pas me rendre coupable envers Dieu. De plus, considérez que le peuple qui n’érige pas les tablettes, n’est pas pour cela en opposition avec le gouvernement, que les nobles qui, à cause de leur pauvreté, ne font pas tous les sacrifices selon les règles, ne sont pas repris d’une manière sévère. Il me semble donc, dans mon humble pensée, que ne pas ériger de tablettes et ne pas offrir les sacrifices aux défunts, tout en étant chez moi la fidèle observation de la religion du Maître du ciel, n’est nullement une violation des lois du royaume.

« On m’accuse encore de prohiber les condoléances après la mort des parents. Faire et recevoir des visites de condoléance en pareil cas, est un devoir d’humanité. Comment un enfant bien né pourrait-il s’y opposer ? Si vous ne me croyez pas, il y a des personnes qui sont venues me faire des visites de ce genre, vous n’avez qu’à ordonner une information, et vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis.

« On ajoute que je n’ai pas inhumé mes parents. La mort de ma mère a eu lieu cette année à la cinquième lune, et j’ai fait les cérémonies de l’enterrement le dernier jour de la huitième lune. Quant à ce qui concerne la sépulture, le cercueil, les pleurs, les habits de deuil, etc., la religion chrétienne nous recommande de tout faire avec le plus grand soin. J’ai fait ces cérémonies et choisi un lieu convenable, comme le font tous les autres. La peste étant alors dans ma maison, je n’ai pu, il est vrai, me meure en rapport avec les étrangers, et mes parents et amis n’ont pu tous assister au convoi, mais tous les gens du village, grands et petits, y sont venus et y ont pris part. Ici encore vous n’avez qu’à prendre des informations pour voir que les bruits répandus sont faux et calomnieux. Ce mot : religion chrétienne, est un instrument dont on se sert pour soulever tous les blâmes. L’un en parle à l’autre, celui-ci à un troisième ; un mensonge en fait répandre un autre, et c’est ainsi que peu à peu on en est venu jusqu’à dire que je refuse de recevoir les condoléances habituelles, que même je n’enterre pas mes parents. L’accusation d’avoir brûlé mes tablettes, est aussi faite en l’air et sans preuve ; on s’en sert pour me charger et me charger encore. On prétend de plus que je suis évêque des chrétiens. Dans tous les royaumes d’Europe il y a bien, il est vrai, la dignité d’évêque, mais on ne la donne pas à des enfants ou novices, encore moins la donnerait-on à moi qui ai vécu dans un lieu retiré, au fond d’une province, qui n’ai rien vu ni entendu, qui seul, par le moyen de deux ou trois volumes, ai travaillé à ma sanctification personnelle, qui n’ai reçu de leçons de personne, et n’ai nulle part propagé cette doctrine. Dire que je suis évêque, c’est par trop ridicule, et je n’ai pas de réponse à faire. Né de parents nobles, ayant enfin à peu près découvert l’origine du ciel et de l’homme, et les commandements du dévouement au roi et de la piété filiale, mes faibles désirs se sont bornés à cultiver la vertu, et à tâcher de servir Dieu convenablement. Hors de là, je n’ai plus rien à exposer.

« Pour la cause de l’accusé Kouen. Étant cousin germain de Ioun Tsi-tsiong-i par sa mère, et demeurant dans le voisinage, j’ai vu chez lui, et je lui ai emprunté les livres intitulés : Véritables principes sur Dieu et Traité des sept vertus capitales. Il y a de cela nombre d’années. C’était avant que Tsi-tsiong-i eût brûlé ou lavé ces livres, je ne les copiai pas et je ne fis qu’en prendre lecture. J’ai, il est vrai, cessé d’offrir les sacrifices, mais je n’ai ni brûlé ni détruit les tablettes, les boîtes en sont encore chez moi, et le mandarin de Tsin-san ayant tout noté dans l’inventaire qu’il a fait, il m’est inutile d’en parler davantage. Depuis le moment où je commençai à pratiquer la religion, tous mes proches me regardèrent d’un mauvais œil, et déversèrent sur moi toute sorte de blâme. Puis, voyant que je ne faisais plus les sacrifices, ils dirent tous d’une voix : « Puisqu’il ne fait plus les sacrifices, les tablettes deviennent inutiles, et assurément il finira par les brûler. » À cette parole jetée en l’air, chacun ajouta encore et la répandit partout, et voilà pourquoi je suis aujourd’hui prisonnier. Du reste, ayant perdu mon père et ma mère de bonne heure, je n’ai pas eu lieu, depuis que je pratique la religion, de faire les cérémonies d’enterrement de mes parents. Hors de là, tout ce que je pourrais dire n’est pas différent de ce qu’a déclaré Tsi-tsiong-i, et je n’ai rien de plus à exposer.

« Par le moyen du prétorien, je fis présenter ces deux défenses au mandarin de Lim-p’i. Il les lut attentivement, les mit dans sa manche, et se rendit au tribunal criminel du gouverneur, donnant des ordres pour qu’on nous fît attendre à la porte. Il était environ midi, et nous nous assîmes en attendant. Longtemps après on nous appela, et le gouverneur dit d’abord à Jacques Kouen : — As-tu vraiment conservé les tablettes ? Tout à l’heure lu disais les avoir, et cependant le mandarin de Tsin-san, dans son rapport, dit n’avoir vu que quatre boîtes vides et pas de tablettes ; qu’est-ce que cela ? — Jacques répondit : — Quand je vins de Tsin-san, près du gouverneur, on me dit qu’il fallait tout déclarer, comme il était marqué dans le rapport du mandarin. Craignant donc, si j’en disais trop, que le mandarin ne fût lésé à cette occasion, j’ai dit simplement au gouverneur que les boîtes des tablettes étaient encore chez moi ; mais, par le fait, mes tablettes n’y sont plus, je les ai enterrées. — Où les as-tu enterrées ? demanda le gouverneur. Jacques indiqua l’endroit, mais ajouta qu’un éboulement ayant eu lieu depuis, on ne pourrait pas sans doute retrouver la place. — Tu ne les as pas enterrées seul, j’imagine ; il y a eu un homme qui a creusé la terre, il doit servir de témoin. — Comme, dans cette affaire, je craignais d’être vu de qui que ce fût, je n’ai fait venir personne, et je les ai enterrées de ma propre main. Le gouverneur s’adressant à moi, me dit : — Et toi, comment as-tu agi ? — J’ai tout déclaré dans ma défense écrite, veuillez bien ne plus m’interroger. — As-tu enterré les tablettes entières, ou seulement après les avoir brûlées ? Selon que tu les auras brûlées, ou non, ta culpabilité sera plus ou moins grave. En tous cas, il me suffira d’un délai de peu de jours pour savoir ce qu’il en est, quel avantage y auras-tu ? — Je les ai brûlées, puis enterrées. — Si tu les as honorées comme tes parents, passe encore de les enterrer, mais les brûler ! Cela peut-il jamais se faire ? — Si j’avais cru que c’étaient mes parents, comment aurais-je pu me résoudre à les brûler ? Mais sachant très-clairement qu’en ces tablettes il n’y a rien de mes parents, je les ai brûlées. D’ailleurs, qu’on les enterre ou qu’on les brûle, elles retournent toujours en poussière ; il n’y a donc rien qui rende un de ces actes plus grave que l’autre.

Le gouverneur, après nous avoir ordonné de monter et de nous asseoir sur la planche à supplices, nous fit signer notre jugement et me dit : — Reconnais-tu être condamné justement pour avoir brûlé les tablettes des défunts ? — Si j’avais brûlé quelque tablette, pensant que les parents y sont renfermés, les supplices seraient justes ; mais comme je l’ai fait, sachant très-clairement qu’il n’y a là rien de mes parents, quelle faute puis-je avoir commise ? — Si tu étais en Europe, tes paroles pourraient être justes, mais étant dans notre royaume, tu dois être puni selon la loi. — Dans notre pays, après cinq générations, tous, même les nobles, enterrent les tablettes, les punissez-vous sévèrement pour cela ? — D’après la décision des saints, c’est à ce terme de cinq générations que finissent pour l’homme les devoirs de parenté. À ces mots, le gouverneur ayant commandé de me battre, je reçus dix coups. Le gouverneur dit ensuite : — Toi qui es noble, ne souffres-tu pas dans ce supplice ? — Comment pourrais-je ne pas souffrir, puisque je suis de chair comme vous ? — N’as-tu pas de regret ? — Comme la religion chrétienne n’ordonne pas précisément de brûler une tablette, je pourrais, à la rigueur, regretter de l’avoir fait légèrement ; hors de là, je n’ai rien que je puisse regretter. Le gouverneur ordonne à un autre valet de me battre, et l’on me donne encore dix coups. Puis le gouverneur me dit : — Quand tu devrais mourir sous les coups, il faut que tu abandonnes cette religion ? — Si je venais à renier mon père suprême, vif ou mort, en quel lieu pourrais-je jamais aller ? — Si tes parents ou le roi te pressaient, ne te rendrais-tu pas à leur voix ? À cette question je ne fis pas de réponse. — Pour toi, tu ne connais ni parents, ni roi. — Je connais très-bien et parents et roi. « 

Ici se termine le récit de Paul. On a remarqué qu’il ne répondit point à l’avant-dernière question : ce ne fut nullement par hésitation, mais pour ne pas blesser les usages de ce pays qui ne permettent pas une réponse négative quand le roi est mis en cause. Du reste, son silence fut très-bien compris des juges. Aussi le gouverneur lui fit donner dix autres coups ; ce qui faisait les trente coups fixés par la loi.

Après cela, Paul et Jacques furent ramenés et renfermés dans la prison. La nuit était déjà venue. À la suite de ces interrogatoires, le gouverneur envoya son rapport au roi.

Le roi de Corée était alors Tsieng Tsiong. Il était âgé de quarante ans, et il y avait quinze ans qu’il gouvernait le royaume. L’histoire le représente comme un prince sage, modéré, prudent, ami de la science et juste appréciateur du mérite de ses sujets. Il reçut le rapport du gouverneur, mais il ne paraissait nullement disposé à pousser les choses à l’extrémité. Cependant les ennemis de la religion chrétienne se montraient de plus en plus menaçants : de tous côtés arrivaient des adresses au roi, des pétitions aux ministres, demandant la punition des coupables et l’extirpation de cette nouvelle doctrine, qui renversait tous les fondements de la société. Plus de trente pièces de ce genre parurent du neuvième au douzième mois de cette année. Effrayé de ces manifestations, le premier ministre Tsaï, quoique loin d’être personnellement hostile aux chrétiens, entra dans les vues de leurs plus violents accusateurs, et pressa le roi de condamner Paul Ioun et Jacques Kouen à la peine capitale. Cette conduite surprit beaucoup de monde, car le ministre appartenait au parti Nam-in, aussi bien que les principaux d’entre les chrétiens, et de plus, il était lié par le sang ou l’amitié avec la plupart d’entre eux. Mais, la crainte de perdre son crédit et peut-être sa dignité, le désir de conserver sa fortune et celle de sa famille, le rendirent persécuteur. Nous verrons plus tard que la justice de Dieu le punit, dès cette vie, de sa lâcheté.

Cédant aux instances de son ministre, le roi consentit enfin à signer le décret qui condamnait Paul Ioun et Jacques Kouen à être décapités. Leurs têtes devaient être exposées en public pendant cinq jours, afin d’effrayer les populations voisines, et de les empêcher de suivre la nouvelle religion. Le décret, revêtu de la sanction royale, fut expédié au gouverneur de Tsien-tsiou. À la réception de la sentence, les deux confesseurs furent aussitôt conduits de la prison au lieu du supplice. Une foule immense de païens et de chrétiens les suivait. Jacques, affaibli par les coups qu’il avait reçus, se contentait de prononcer de temps en temps les noms de Jésus et de Marie. Paul, plus robuste, s’avançait avec un air d’allégresse, allant à la mort comme à un festin, prêchant Jésus-Christ avec tant de dignité que, non-seulement les chrétiens, mais les païens eux-mêmes étaient ravis d’admiration.

Arrivés au lieu de l’exécution, l’officier qui présidait leur demanda s’ils voulaient obéir au roi, rendre le culte ordinaire aux tablettes de leurs ancêtres, et renoncer à la religion étrangère. Sur leur réponse négative, l’officier commanda à Paul Ioun de lire la sentence de mort, confirmée par le roi, et écrite sur une planche, suivant l’usage du royaume. Paul la prit aussitôt et la lut à haute voix. Il posa ensuite sa tête sur un gros billot, répéta plusieurs fois les saints noms de Jésus et de Marie, et, avec le plus grand sang-froid, fit signe au bourreau de frapper. Le bourreau lui trancha la tête d’un seul coup. Puis vint le tour de Jacques, qui ne cessait, lui aussi, d’invoquer Jésus et Marie. Il eut la tête tranchée immédiatement après son cousin. Il était trois heures de l’après-midi, le treizième jour de la onzième lune de l’année sin-haï (8 décembre 1791). Paul Ioun était âgé de trente-trois ans, et Jacques Kouen de quarante et un ans.

Le roi cependant s’était repenti d’avoir cédé aux instances de son ministre. Il prévoyait que, d’après les mœurs et coutumes du pays, ce premier acte deviendrait loi de l’État, et que dans la suite on continuerait à mettre à mort ceux qui suivraient la religion nouvelle. Un courrier extraordinaire fut envoyé en toute hâte au gouverneur de Tsien-tsiou pour faire surseoir à l’exécution. Mais il était trop tard ; Paul Ioun et Jacques Kouen avaient déjà obtenu la couronne du martyre.

Comme le roi l’avait prévu, les ennemis de la religion s’appuyèrent toujours depuis sur cette sentence, pour faire considérer la condamnation à mort des chrétiens comme loi de l’État, et la première exécution publique fut la principale et souvent l’unique cause d’un grand nombre de celles qui suivirent. Les corps des deux martyrs restèrent neuf jours sans sépulture. Pour intimider les chrétiens, on plaça sur le lieu du supplice des satellites chargés de les garder jour et nuit. Le neuvième jour, les parents qui avaient obtenu du roi la permission de les ensevelir, et leurs amis qui étaient venus à leurs funérailles, furent très-étonnés de voir les deux corps sans aucune marque de corruption, vermeils et flexibles comme s’ils eussent été décapités le jour même. Leur étonnement redoubla lorsqu’ils virent le billot sur lequel ils avaient eu la tête tranchée, et la planche où la sentence de mort était écrite, arrosés d’un sang liquide et aussi frais que s’il eût été versé un moment auparavant. Ces circonstances parurent d’autant plus surprenantes qu’au mois de décembre, la rigueur excessive du froid, disent les Coréens, faisait geler tous les liquides, dans les vases qui les renfermaient. Les païens, pleins d’admiration, se récriaient contre l’injustice des juges et proclamaient l’innocence des deux confesseurs. Quelques-uns même, touchés du prodige qu’ils avaient examiné avec soin, se convertirent. Les yeux baignés de larmes de joie, les chrétiens bénissaient le Seigneur. Ils trempèrent un grand nombre de mouchoirs dans le sang des martyrs, et en envoyèrent à l’évêque de Péking quelques fragments, avec l’histoire circonstanciée de ce qui s’était passé. Les néophytes prétendent qu’un homme abandonné des médecins et près de mourir fut guéri, en un instant, après avoir bu de l’eau dans laquelle on avait trempé la planche arrosée de sang. Ils rapportent aussi que plusieurs moribonds, à qui l’on fit toucher un mouchoir teint de ce même sang, furent guéris sur l’heure[30].

L’exemple de Paul et de Jacques eut une influence prodigieuse sur les premiers chrétiens de Corée. Leurs noms sont demeurés célèbres, et Paul surtout est, encore aujourd’hui, en grande vénération parmi les fidèles. Il laissait une fille âgée de treize ans, qui se retira momentanément dans la maison de Thomas Kim, prétorien, ancien disciple de son père. Le jour, elle se cachait dans le jardin, et la nuit elle venait dans la maison. Plus tard elle put être mariée, selon sa condition, dans la famille des Song, à Sout-pang-i, district de Kong-tsiou. Sa mère la suivit chez son mari, et continua, dit-on, à pratiquer la religion. Depuis cette époque les chrétiens n’ont plus eu de rapport avec cette famille.

Quelques jours après le supplice de Paul Ioun et de Jacques Kouen, le gouvernement coréen fit afficher leur sentence et la nouvelle de leur mort, dans toutes les villes et tous les villages, afin d’effrayer le peuple et d’empêcher de nouvelles conversions. Mais Dieu se plaît à déjouer les plans de ses ennemis. Cette publication officielle donna un très-grand retentissement au procès des deux confesseurs, fit connaître la religion chrétienne à nombre d’hommes qui en ignoraient même le nom, et contribua beaucoup à la propagation de l’Évangile. Aujourd’hui comme toujours, en Corée comme dans le reste du monde, cette parole est toujours vraie : Sanguis martyrum semen christianorum. Le sang des martyrs est une semence de chrétiens.

CHAPITRE V.

Suite de la persécution. — Défection de quelques chrétiens influents. — Martyre de Pierre Ouen.


Pendant que la religion chrétienne était si glorieusement défendue devant le premier tribunal de la partie méridionale du royaume, plusieurs autres chrétiens étaient aussi appelés à confesser leur foi, à la capitale et dans les provinces voisines.

François Xavier Kouen Il-sin-i n’avait pas été inquiété en 1785, malgré son courage et ses réclamations publiques. Mais en 1791, il ne put échapper plus longtemps à l’envie de ses ennemis. Tous savaient très-bien quelle grande influence exerçaient pour la propagation de la nouvelle doctrine, son nom, sa science et ses continuels efforts. Aussi, à l’occasion de l’affaire de Tsin-san, Hong Nak-an-i, Mok Man-tsiong-i, et plusieurs autres, présentèrent-ils une accusation contre lui, le désignant comme le principal chef et fauteur de la religion chrétienne. François-Xavier fut donc arrêté et traduit devant le tribunal des crimes, à la onzième lune de cette même année. Ne pouvant pas obtenir sa rétractation, les mandarins le mirent plusieurs fois à la torture, et employèrent pour vaincre sa persévérance, des tourments extraordinaires. Mais Xavier resta ferme. Il fit clairement sa profession de foi sous le fer et le fouet des bourreaux : « Il est impossible, disait-il, de ne pas servir le grand Dieu, créateur du ciel, de la terre, des anges et des hommes. Pour rien au monde je ne puis le renier, et plutôt que de manquer à mes devoirs envers lui, je préfère subir la mort. » Les supplices eurent bientôt réduit son corps à un état affreux. Cependant, le roi qui connaissait Xavier Il-sin-i, et avait une grande estime pour ses belles qualités, ne pouvait, malgré les réclamations des ennemis du nom chrétien, se résoudre à signer sa sentence de mort. Il désirait toutefois le faire changer de sentiments, et commanda d’employer tous les moyens imaginables pour le gagner. D’après ses ordres, un nouvel assaut, plus dangereux que les précédents, fut livré au confesseur. Les caresses, les flatteries, les promesses, les insinuations, furent successivement mises en œuvre, avec toutes les ressources que l’amitié et la compassion peuvent suggérer ; mais sans résultat. On revint alors aux supplices et aux tortures, et le généreux confesseur triompha de la souffrance, comme il avait triomphé des perfides caresses de l’ennemi. De guerre lasse, le roi, qui ne pouvait se décider à faire mourir Xavier, le condamna à l’exil dans l’île Tsiei-tsiou (Quelpaert), et le gouverneur de cette île reçut l’ordre de mettre son prisonnier à la question, trois fois par mois, jusqu’au moment où il ferait sa soumission.

Xavier Kouen restait donc victorieux de ces premiers et terribles assauts de l’enfer. Sa foi était intacte. Il sortit de prison, et comme l’état de ses blessures donnait de l’inquiétude, on lui permit de demeurer quelques jours à la capitale, avant de partir pour le lieu de son exil. Il alla se loger dans la maison de Ni Ioun-ha. Là, occupé à soigner ses blessures et à se disposer à son long voyage, il ne s’attendait guère, pas assez peut-être, à une dernière et plus violente tentation qui allait encore l’assaillir. À l’instigation du roi, quelques fonctionnaires du tribunal des crimes vinrent lui représenter que sa vieille mère, alors âgée de quatre-vingts ans, ne pouvait plus vivre longtemps. Une fois rendu à Tsiei-tsiou, au delà de la mer, comment pourrait-il supporter le remords de l’avoir laissée seule, et de l’avoir privée de la présence de son fils à ses derniers moments ? On insista sur ce tableau déchirant, et sans lui parler d’apostasie, ce qu’il repoussait toujours avec indignation, ou l’engagea seulement à faire au roi une légère soumission, afin d’obtenir une commutation de peine, et d’être exilé en un lieu moins éloigné. Xavier vivement ému à cette pensée, se sentit faiblir. Les uns disent qu’il fit de la main un signe de soumission. D’autres prétendent qu’un des assistants, le voyant chanceler, se hâta de faire ce signe en son nom. Une troisième version rapporte qu’il écrivit la phrase incomplète et amphibologique suivante : « La doctrine des Européens très-différente, la doctrine de Confucius et de Meng-tse, mauvaise et fausse. » On lui fit remarquer qu’il manquait, au milieu de la phrase, un caractère nécessaire pour la compléter et la rendre intelligible. Xavier aurait répondu : « Laissez-moi tranquille, faites ce que vous voudrez. » On ajouta immédiatement un caractère, de façon adonner à la phrase le sens que voici : « La doctrine des Européens est très-différente de la doctrine de Confucius et de Meng-tse : elle est mauvaise et fausse. » Quoi qu’il en soit, un exprès fut envoyé au roi pour lui annoncer la soumission de Xavier. Le lieu de son exil fut immédiatement changé, et il eut ordre de se rendre à la ville de Niei-san. Hélas ! il n’eut pas même le temps d’y arriver. Il s’était à peine mis en route qu’une maladie, causée par ses blessures, l’obligea de s’arrêter en chemin, et il mourut dans une hôtellerie.

Nous voudrions pouvoir déchirer de notre histoire, cette page que la vérité nous a forcés d’écrire. Cet homme que nous avons vu si grand dans sa vie, si grand au milieu des supplices, flétrissant ainsi ses derniers moments par une lâche faiblesse, quel spectacle ! mais aussi quelle leçon ! Sans doute, le peu de précision des documents ne nous permet pas d’apprécier exactement la portée de son acte de soumission, et de le qualifier d’apostasie ouverte, mais au lieu de raconter un triomphe, nous devons rester le cœur triste, en face d’un doute insoluble. Heureux, si après avoir refusé la couronne du martyre, que les anges tenaient déjà suspendue sur sa tête, Xavier Kouen a pu, par un acte de sincère repentir, trouver grâce devant le Dieu dont il avait propagé le culte et prêché la gloire, avec tant de zèle et de succès. C’est le second exemple que nous rencontrons, de chutes causées par un amour trop naturel pour les parents. Nous en trouverons d’autres. La piété filiale est un devoir sacré, sans aucun doute ; mais il y a pour l’homme d’autres devoirs plus sacrés encore, et parmi les premiers néophytes coréens, un grand nombre ne le savaient pas assez.

Pierre Ni Seng-houn-i que nous avons vu se retirer si honteusement avant le combat, était alors mandarin de la ville de Pieng-t’aik. Malgré sa défection bien connue du public, Hong Nak-an-i et ses partisans présentèrent à la cour une requête, dans laquelle ils le signalaient comme chef des chrétiens, ajoutant qu’on l’avait vu, à la préfecture, lire des livres de cette secte. Ils demandaient qu’il fût traduit devant les tribunaux et jugé selon les lois. On l’accusait aussi de ne pas faire les prostrations d’usage au temple de Confucius. Les faits ne purent être prouvés, et Seng-houn-i, de son côté, au lieu de confesser ouvertement la foi, publia une lettre pour se disculper de ce qu’il appelait une calomnie.

Dans cette requête de Hong Nak-an-i contre Pierre Ni, on lit la phrase suivante : « Parmi les dignitaires du royaume et les personnages les plus importants, déjà sept ou huit sur dix ont embrassé cette doctrine. Où arriverons-nous donc ? » L’exagération de ces paroles est manifeste, mais elles montrent bien qu’à cette époque, la religion chrétienne s’était grandement propagée en Corée, et que ses ennemis craignaient de la voir envahir bientôt tout le royaume. Le gouvernement effrayé faisait faire partout des perquisitions. Sur la proposition de Kim Sang-tsip-i, ministre des crimes, le roi ordonna que ceux qui ne livreraient pas leurs livres de religion dans l’espace de vingt jours, seraient poursuivis selon la rigueur des lois. Dans une autre ordonnance royale du 9 de la onzième lune, quatre jours avant le martyre de Paul Ioun et Jacques Kouen, il était dit que dans le procès des deux cousins, il ne s’agissait pas d’une question de funérailles, mais que les deux nobles avaient été mis en jugement, pour avoir osé porter la main sur les tablettes de leurs ancêtres. Si l’on supportait un tel crime, que ne devrait-on pas supporter ? Le roi ordonnait ensuite d’abaisser le rang de la préfecture de Tsin-san, où le mal avait pris naissance, et de la mettre au-dessous des cinquante-cinq autres préfectures de la province de Tsien-la. Le mandarin de cette préfecture devait être cassé, pour n’avoir pas pris lui-même, à temps, l’initiative de punir les coupables. Il fallait inviter les lettrés de tout le royaume à étudier plus à fond les vrais principes dans les livres classiques. Dans les examens de chaque province qui allaient avoir lieu, on devait faire un choix plus consciencieux des candidats, et éliminer avec soin les individus suspects. Enfin tous les fonctionnaires étaient excités à déployer le plus de zèle possible pour anéantir la nouvelle doctrine. On comprend, dès lors, combien nombreuses furent les arrestations.

Nous avons raconté plus haut la conversion de Thomas Tsoi Pil-kong-i, cet homme courageux qui ne cessait de prêcher la foi, dans les rues et sur les places publiques. Il était trop connu pour échapper. Traduit devant le tribunal, et interrogé sur sa religion, il répondit hardiment : « Tout homme doit suivre la loi du Maître du ciel, et pour moi, je suis disposé à en remplir toujours les devoirs. Les supplices auxquels il fut soumis après cette réponse ne l’ébranlèrent pas. D’une voix toujours égale, il ne cessait de répéter la même profession de foi, parlant avec une simplicité, une franchise, et une conviction telles que tous les spectateurs en étaient dans l’admiration. Le roi partagea lui-même ce sentiment, et touché de pitié pour Pil-kong-i, voulut lui conserver la vie. Dans ce but, il ordonna de faire tous les efforts possibles pour obtenir de lui, par douceur, quelques paroles de soumission. On s’appliqua donc à séduire Thomas. Ruses, caresses, promesses de fortune, tout fut employé, mais tout fut inutile. Sur les ordres du roi, le vieux père et le frère de Thomas furent appelés, et par leurs larmes et leurs supplications essayèrent d’émouvoir ce cœur généreux. Thomas fut vivement impressionné ; tous les sentiments de la nature se révoltaient dans son âme. Il ne se rendit pas néanmoins, et ne cessa de répéter que, malgré tout, il ne pouvait se résoudre à renier Dieu, son vrai roi et son vrai père.

Cette dernière tentative ayant échoué, il ne restait plus qu’à prononcer le jugement selon la rigueur des lois. Plusieurs fois le ministre des crimes demanda l’assentiment du roi, mais il ne put jamais l’obtenir. À la fin, le ministre touché lui-même de compassion, annonça au roi que Pil-kong-i avait fait une soumission telle quelle, et le prince aussitôt, louant beaucoup son bon esprit et son obéissance, lui fit donner une belle place, de celles que peuvent remplir les familles de médecin. Dans une autre circonstance, il se félicita encore d’avoir ramené Pil-kong-i à de meilleurs sentiments. Celui-ci avait-il réellement cédé à la crainte, comme quelques-uns le prétendent ? ou bien avait-il eu seulement la faiblesse de ne pas protester de suite et avec énergie, contre les paroles qu’on lui prêtait faussement ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, il pleura amèrement sa faute, reprit sa première ferveur, et s’appliqua avec plus de zèle que jamais à tous ses devoirs de chrétien. Nous retrouverons un jour son nom dans la liste des martyrs.

Un grand nombre d’autres chrétiens arrêtés, vers la même époque, se délivrèrent de la persécution par l’apostasie. Nous pouvons citer parmi les principaux : Tsoi Il-tsiel-i, Tsieng In-hiek-i. Son Kieng-ioun-i, Sang Tak-nioun-i, T’soi In-kir-i, T’soi Pil-tie-i, etc., qui tous eurent plus tard le bonheur de souffrir le martyre.

Dans le Nai-po, nous rencontrons les mêmes exemples de faiblesse. Au district de Koang-tsiou, apostasie de Marcellin T’soi et de ses nombreux compagnons d’emprisonnement ; au district de Hong-tsiou, apostasie de la famille de Seng-hoa ; au district de Tang-tsin, apostasie de François Pai et de beaucoup d’autres. Marcellin T’soi et François Pai, lavèrent plus tard cette faute dans leur sang. Enfin la défection la plus triste, la plus humiliante pour les chrétientés du Nai-po, fut celle de leur apôtre, Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i. Connu de tous, païens et chrétiens, il ne put longtemps éviter les embûches des persécuteurs. Il fut pris et enfermé à Kong-tsiou. Nous ne connaissons pas les supplices qu’il eut à supporter ; mais il paraît certain qu’il se laissa ébranler. Une lettre du gouverneur de Kong-tsiou, Pak Tsong-ak-i, du 2 de la douzième lune, annonça au roi la soumission de Tan-ouen-i. « Il a apostasie, dit ce document, de la manière la plus formelle, a témoigné sa douleur de s’être laissé entraîner dans une mauvaise doctrine mêlée de magie, et s’est engagé avec serment à aller dissuader tous ceux qu’il avait endoctrinés, afin de les ramener dans la voie véritable. » Le roi répondit par un ordre de ne relâcher le coupable qu’après un retour positif et complet, car sa conversion était bien récente. Toutefois il fut mis en liberté, le 5 de cette même lune, et put retourner chez lui. Le rapport du gouverneur de Hong-tsiou est évidemment empreint d’une monstrueuse exagération. Quels qu’aient pu être les torts de Louis, sa faiblesse n’a pu aller jusqu’à s’engager par serment à faire apostasier les chrétiens. La meilleure preuve, c’est qu’aussitôt mis en liberté, il recommença à pratiquer tous les devoirs de la religion. Mais comme il était trop connu dans le Nai-po, il prit le parti d’émigrer pour être moins exposé à de nouveaux périls. Dans la nuit du dernier jour de cette année (1791), il fit ses adieux à son frère aîné. Non-seulement plus de trente familles de sa parenté qui habitaient en ce lieu, mais encore tous les habitants du village, composé de plus de trois cents maisons, s’étaient réunis autour de lui. C’était lui qui leur avait fait connaître Jésus-Christ, lui qui les avait convertis et baptisés ; aussi semblait-il que chacun perdit un père, un frère, un ami. Son départ fut une scène déchirante. Il alla s’établir au district de Hong-san, et recommença à travailler à la prédication de l’Évangile, quoique avec beaucoup moins d’éclat et de publicité. Nous aurons plus tard le bonheur de raconter son martyre.

Dieu, qui avait, dans ses secrets desseins, permis tant de chutes, ne voulut pas cependant que les ennemis de son nom pussent se flatter d’un triomphe complet. De grands et glorieux exemples de fidélité vinrent consoler l’Église naissante de Corée. Dans le district de Mien-tsien, où les arrestations avaient été très-nombreuses, Laurent Pak, voyant les chrétiens emprisonnés depuis plusieurs mois, avait eu le courage d’aller souvent les consoler dans leurs cachots. Un jour, pendant que les prisonniers prenaient leur repas du matin, il alla frapper à la porte du mandarin, entra hardiment, et, se tenant debout en face de ce magistral, s’écria : « Battre avec violence des hommes innocents, les tenir en prison pendant des mois entiers, n’est-ce pas là un crime horrible ? » Le mandarin, en colère, demanda quel était cet homme. On lui répondit que c’était un habitant de Hong-tsiou, frère de Pak Il-tenk-i, alors en prison pour cause de religion. Laurent fut saisi aussitôt. On lui passa une lourde cangue au cou et on le battit violemment. Loin de se laisser ébranler, « cette cangue de bois est trop légère, disait-il au mandarin, faites-m’en mettre une de fer. » La position du mandarin devenait difficile : toute la ville était en émoi et les murmures commençaient à se faire entendre, car Laurent Pak était très-populaire. N’osant pas le condamner, il s’en débarrassa en l’envoyant ailleurs. Laurent comparut successivement devant les tribunaux criminels de Hai-mi et de Hong-tsiou. Dans ce dernier, il fut soumis à une cruelle flagellation, mais son courage ne se démentit pas. Il y avait un mois et quelques jours qu’il était emprisonné, lorsqu’une dépêche de la cour arriva ordonnant de le relâcher.

Kim Pié, l’aïeul du premier prêtre indigène de la Corée, le vénérable André Kim, montra la même constance devant les juges ; néanmoins, il ne put pas obtenir la couronne du martyre.

Pierre Ouen Si-tsiang-i fut plus heureux. Il était originaire du village de Eug-tsien-i, au district de Hong-tsiou, et descendait d’une famille honnête et jouissant d’une belle fortune. La violence sauvage de son caractère, l’avait fait surnommer le Tigre. En 1788 ou 1789, il était âgé de plus de cinquante-cinq ans, lorsqu’il entendit parler de la religion chrétienne. Par une grâce extraordinaire de Dieu, il se convertit à l’instant, mais sans en parler à personne, et un jour il quitta sa maison, en disant : « J’ai vécu inutilement plus de cinquante années, quand je reviendrai, on saura la cause de mon départ. Soyez sans inquiétude et surtout ne m’attendez pas. » Il partit à l’instant, et, pendant plus d’un an, on ne put en avoir aucune nouvelle. Enfin, Pierre ayant reparu, ses parents et ses amis accoururent près de lui, lui faisant mille questions, auxquelles il répondit en souriant : « Pendant plus de cinquante ans, j’ai failli bien des fois mourir, mais maintenant j’ai une médecine qui assure la vie pour des milliers d’années, je vous expliquerai cela demain. » Le lendemain, en effet, il réunit tous ses parents, et se mit à leur développer l’origine et la fin de ce monde, l’existence d’un Dieu créateur et conservateur de toutes choses, le péché originel, l’Incarnation, les commandements de Dieu, le ciel et l’enfer, enfin, tout ce qu’il savait de la religion chrétienne. « Voilà, ajouta-t-il, pour quiconque a bonne volonté, le moyen de vivre éternellement. Ô vous tous, recevez mes paroles comme mes vœux testamentaires, et embrassez comme moi cette religion divine. » La grâce accompagnait ses paroles, tous promirent de se mettre, dès ce jour, au service du grand roi et père commun de tous les hommes.

Mais ce qui, plus que tous les discours, donnait à Pierre une force convertissante, c’était son bon exemple, c’était le triomphe qu’il avait remporté sur lui-même. Lorsqu’il revint chez lui, il avait tout à fait dompté son caractère, et montrait dans les diverses circonstances de la vie une inaltérable douceur. On admirait aussi son zèle ardent pour soulager les pauvres en leur faisant part de ses biens, et pour exhorter les païens de sa connaissance dont il convertit plus de trente familles. Sa ferveur était si grande que, même en présence des païens, il accomplissait toujours ses exercices religieux. Environ deux ans après sa conversion, le bruit que sa famille était tout entière chrétienne, arriva jusqu’aux oreilles du mandarin. Celui-ci envoya des satellites pour saisir un cousin de Pierre nommé Jacques ; mais, sur l’avis de ses amis, Jacques avait pris la fuite. Les satellites s’adressèrent à Pierre : « Où est allé votre cousin ? — Il s’est caché par crainte de la mort ; comment voulez-vous que je sache où il est ? — Nous avons ordre du mandarin de l’arrêter comme chrétien ; mais, puisqu’il n’est pas ici, nous allons vous prendre en sa place. — Soit, » répondit Pierre, et aussitôt il fut pris et conduit au prétoire devant un officier subalterne qui lui dit : « Où est allé votre cousin ? — Je l’ignore. — On dit que votre cousin pratique la religion chrétienne ; la pratiquez-vous aussi ? — Je la pratique. — Promettez de ne plus la pratiquer, reniez Dieu, et j’avertirai le mandarin que tous ces bruits sont une pure calomnie, vous serez relâché de suite. — Je ne puis renier Dieu. » On l’enferma dans une chambre, et pendant plusieurs jours on ne cessa de le presser d’apostasier. Mais Pierre s’y refusant toujours, l’officier en colère l’envoya au mandarin. « Est-il vrai, lui dit ce magistrat, que tu suis la religion du Maître du ciel ? — Cela est vrai. — Renie ton Dieu, dénonce tes complices, et dis-moi que tu ne la suivras plus, je te relâcherai aussitôt. — Renier Dieu ! jamais ! Je ne puis non plus dénoncer d’autres chrétiens. — Ne veux-tu pas dénoncer tes complices et déclarer les livres que tu as chez toi ? — Cela m’est impossible. » Le mandarin furieux lui fit subir le supplice de l’écartement des os, et le fit battre de soixante-dix coups de la planche à voleurs. Mais Pierre souffrait tout patiemment, ne cessant d’exposer la vraie doctrine, sur Dieu, sur les devoirs de l’homme envers Dieu et les parents, sur la vanité des superstitions païennes, etc… Renvoyé à la prison, il comparut encore le lendemain, et aux mêmes questions du juge, fit les mêmes réponses.

Il subit de nouveau le supplice de l’écartement des os et fut frappé, plus cruellement que la veille, avec la planche à voleurs. Ses chairs étaient en lambeaux, ses deux épaules brisées, et les os du dos, tout meurtris, restaient à nu. C’est dans ce triste état qu’on le reconduisit à la prison. Malgré ses souffrances, son visage respirait le contentement et la joie. Il se mit à prêcher les geôliers, prétoriens et satellites, et peu de jours après, un chrétien étant venu le voir à la prison, il reçut de lui le baptême, car jusqu’à ce moment, il n’était que catéchumène. Cependant le mandarin ayant fait un rapport au gouverneur de la province, en reçut l’ordre de faire mourir Pierre sous les coups. Au troisième interrogatoire devant le juge criminel, on déploya un appareil formidable, et un grand nombre de satellites furent placés autour du confesseur pour l’effrayer. Le juge lui dit : « Le désir de te sauver la vie m’a fait employer tous les moyens pour te faire revenir à de meilleurs sentiments ; mais comme tu ne voulais rien écouter et que tu t’obstinais à désirer la mort, j’ai averti le gouverneur, et j’en ai reçu l’ordre de te faire périr sous les coups ; sache donc que cette fois tu vas mourir. » Pierre répondit : « c’est mon vœu le plus ardent. » À ces mots, on serra ses liens, et on commença à lui faire subir des tortures affreuses qui durèrent tout le jour. Pierre les supporta courageusement, mais il eut le corps tellement broyé qu’il ne pouvait plus faire usage de ses membres. On dut l’emporter à la prison, et lui faire mettre dans la bouche les aliments qu’il ne pouvait plus prendre lui-même.

Enfin le juge criminel et le mandarin réunis, firent un dernier effort pour le gagner, en lui parlant de ses enfants, qui sans cesse l’attendaient et l’appelaient. « Ceci me touche vivement, répondit Pierre, mais c’est Dieu lui-même qui m’appelle, comment pourrais-je ne pas répondre à sa voix ? » Alors ils lui firent donner le régal ordinaire des condamnés à mort. Puis on se mit à le battre avec plus de rage qu’auparavant, de manière à le tuer aussi vite que possible. Mais il ne mourait pas. Le mandarin, les satellites et les bourreaux, épuisés de fatigue, se dirent alors : « ce coupable ne sent pas les coups, il n’y a pas moyen d’en finir. » — « Je sens les coups, répondit Pierre, mais Dieu est là qui me parle et me fortifie lui-même. » En entendant ces paroles, le mandarin dit : « Ce coquin-là a sans doute le diable à ses ordres, » et il fit frapper plus fort, mais inutilement. À la fin, désespérant de le tuer ainsi, le mandarin commanda de le lier et de l’exposer couvert d’eau au froid de la nuit, pour le faire geler. Pierre fut donc attaché avec une grosse corde et on lui versa de l’eau sur tout le corps. Bientôt, il fut entièrement couvert de glace. Dans ce supplice, il ne pensait qu’à la passion du Sauveur, et répétait : « Ô Jésus flagellé pour moi par tout le corps, et couronné d’épines pour mon salut, voyez la glace dont mon corps est couvert, pour l’honneur de votre nom ; » puis il offrait sa vie à Dieu avec action de grâces. Au second chant du coq, il rendit le dernier soupir. C’était le 17 de la douzième lune de l’année im-tsa (janvier 1793). Pierre avait alors soixante et un ans.

Vers cette époque, la persécution diminua beaucoup d’activité et de rigueur, surtout à la capitale. Le roi, d’un caractère naturellement modéré, répugnait aux mesures de violence. Il préférait voir employer auprès des chrétiens les caresses, les promesses, les séductions de tout genre, et trop souvent ce système réussit à amener des apostasies, surtout parmi les nobles. Dans les provinces, les choses étaient abandonnées à peu près à l’arbitraire des gouverneurs, qui poursuivaient les chrétiens ou les laissaient en paix, selon leurs caprices ou leurs préventions personnelles. Aussi, tandis que quelques chrétientés jouissaient d’une liberté presque complète, dans d’autres, comme le Nai-po, les néophytes furent toujours poursuivis et maltraités. En 1794, nous trouvons une nouvelle persécution à Hong-tsiou, sans pouvoir en préciser la violence et l’étendue. Paul Pak Hieng-hoa, eut alors le malheur d’apostasier. Nous le verrons réparer glorieusement cette faute on 1827. Paul Hoang, qui n’obtint la couronne du martyre qu’en 1813, fut plus généreux. Il était né à Tsié-oun-i, au district de Tsieng-iang, et depuis longtemps pratiquait la religion avec ferveur, lorsqu’il fut arrêté et conduit devant le mandarin. « Renie ton Dieu, lui dit celui-ci, injurie-le, et je te permets de te retirer. — Injurier Dieu ! répondit Paul, c’est ce que les animaux eux-mêmes ne pourraient faire. Comment l’homme qui a une âme spirituelle l’oserait-il ? » Il fut battu violemment avec la planche à voleurs, mais ne faiblit pas un seul instant et, après une longue flagellation, fut reporté mourant à la prison. Les soins que lui donnèrent les autres prisonniers le firent cependant revenir à la vie. Le mandarin, étonné d’apprendre qu’il n’était pas mort, le condamna à exercer l’emploi de bourreau-fustigateur. Trois mois après Paul fut relâché. Des douze chrétiens arrêtés avec lui, il paraît que pas un n’eut le courage de l’imiter. Tous se tirèrent d’embarras par des paroles d’apostasie.

On parle aussi de quelques actes de persécution dans d’autres endroits. Mais ce n’étaient probablement que des vexations locales, de peu d’importance, et l’on n’en a conservé qu’un vague souvenir.


Telle fut la première persécution qu’eut à subir l’Église de Corée, tel fut le baptême de sang et de larmes qui consacra cette chrétienté naissante. Quand on songe que, par une disposition particulière de Dieu, unique peut-être dans l’histoire du christianisme, cette Église avait été fondée, croissait et se fortifiait sans le secours d’aucun pasteur, le courage de ses martyrs, la constance de ses confesseurs, la persévérance de ses enfants, son existence même, deviennent un éclatant prodige.

Sans doute tous ne surent pas confesser leur foi. Les premiers convertis, les plus célèbres propagateurs de l’Évangile, nous ont attristés du spectacle de leur lâcheté. En punition peut-être de quelque secret orgueil causé par le succès de leur parole, ils sont tombés, et en ont entraîné beaucoup dans leur chute. Mais ce n’est pas la défection de quelques-uns qui doit nous surprendre, ce qui est vraiment étonnant, ce qui montre une œuvre manifestement divine, c’est que tous n’aient pas apostasié. Ils n’avaient qu’une connaissance bien incomplète de la religion ; ils n’avaient pas d’autres maîtres que les quelques livres chinois introduits en cachette, possédés seulement par les plus instruits ; et surtout, ils n’avaient pas le secours des sacrements. Nous voyons tous les jours ce que sont, même avec ce secours surnaturel, tant de chrétiens qui les reçoivent souvent. Qu’auraient dû être ces pauvres néophytes qui en savaient à peine le nom !

Et cependant, par l’unique puissance de la grâce de Dieu, nous comptons, parmi ces néophytes, des martyrs, des confesseurs, des prédicateurs zélés de l’Évangile. Dix ans après le baptême de Pierre Ni à Péking, nous trouvons, malgré la persécution, malgré la défection coup sur coup des plus illustres chefs, plus de quatre mille chrétiens en Corée. Nous rencontrons chez eux la pratique des plus grandes vertus, la charité envers le prochain, la mortification, la chasteté, toutes choses si inconnues des païens et si inexplicables pour eux. Oui, le doigt de Dieu est là.


Une paix relative suivit l’apaisement de la persécution. La chrétienté en profita pour se resserrer, se raffermir dans le silence et la prière, et même faire de nouvelles conquêtes. Les chefs éminents avaient disparu. Il restait à la vérité Ambroise Kouen, frère aîné de Xavier, et l’illustre famille des Tieng, mais par caractère, ils se mêlaient peu des affaires de la chrétienté, et on ne voit pas qu’ils l’aient jamais dirigée. Ceux que nous trouvons alors à la tête sont : Jean T’soi Koan-tsien-i, et Mathias T’soi In-kir-i, hommes zélés et capables, de la classe moyenne. Ils n’avaient pour eux ni la renommée, ni la grande naissance de leurs prédécesseurs, mais le progrès de la religion n’en souffrit nullement, et quoique moins frappant aux yeux des païens, fut plus réel et plus solide. On dirait que la Providence, après s’être servie de ces savants et de ces nobles, pour produire le premier ébranlement, les laissa disparaître presque aussitôt, pour montrer que l’Évangile n’a pas besoin d’eux, et faire comprendre aux Coréens qu’il ne s’agissait pas d’une de ces sectes philosophiques auxquelles le nom, la position et la science des adeptes donnent pendant quelques jours une vie factice, et qui meurent avec leurs fondateurs. Non multi sapientes secundum carnem, non multi nobiles… ut non evacuetur crux Christi. Peu de savants selon la chair, peu de grands, peu de nobles, afin que ne soit pas oubliée et réduite à rien la croix du Christ. — I Cor. i, 17.

Voici le portrait que tracent de Jean T’soi les relations coréennes. Le chef catéchiste Jean T’soi fut un des premiers à embrasser la religion. C’était un homme calme, prudent, éclairé, au cœur généreux et résolu. Il expliquait la vérité avec précision et douceur. Sa parole était sans apprêt, et cependant tous l’écoutaient avec satisfaction et grand profit pour leurs âmes. L’humilité, la résignation à la volonté de Dieu, lui étaient comme naturelles, et, quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaire dans sa conduite, jamais homme ne fut plus estimé et plus aimé des chrétiens.

Le premier soin de Jean T’soi et de ses compagnons fut de chercher à obtenir un prêtre. Les difficultés nées de la persécution étaient presque aplanies, et le désir des fidèles de posséder le ministre de Dieu, était plus ardent que jamais. Il fut donc décidé que Paul Ioun Iou-ir-i, qui avait déjà fait deux fois le voyage de Péking, se mettrait à la tête de l’expédition, et que Sabas Tsi Tsiang-hong-i l’accompagnerait avec quelques autres. Pendant leur absence, on devait préparer une maison, à la capitale, pour y recevoir le prêtre, et la garde de cette maison devait être confiée à Mathias T’soi In-kir-i.

Les courageux députés partirent donc, à la suite de l’ambassade, vers la fin de l’année 1793. Dieu les protégea dans le chemin, et ils arrivèrent heureusement au terme de leur voyage.

LIVRE II

Depuis l’entrée du P. TSIOU en Corée, jusqu’à son glorieux martyre.
1794-1801.




CHAPITRE Ier.

Entrée du P. Tsiou en Corée. — Martyre de ses introducteurs. — Travaux du P. Tsiou.


Nous avons vu qu’en 1790, l’évêque de Péking avait promis aux députés de l’Église coréenne, Paul Ioun et Jean-Baptiste Ou de leur envoyer bientôt un pasteur. Il leur tint parole, et au mois de février 1791, Jean dos Remedios, prêtre séculier de Macao, nommé par lui missionnaire de Corée, partit de Péking. Tous les ans, lorsque l’ambassade coréenne rentre dans le royaume, une foire a lieu sur les frontières de la Chine et de la Corée, et un grand nombre de marchands des deux nations s’y rendent pour faire le commerce. Il avait été convenu avec les envoyés coréens que le prêtre viendrait à la foire de cette année. Des chrétiens coréens, qu’on reconnaîtrait à certains signes, s’y trouveraient aussi, pour le recevoir et pour l’introduire dans leur pays. Après vingt jours de marche, Jean dos Remedios arriva sur les frontières de la Corée, mais les chrétiens coréens, empêchés par la persécution si violente alors, ne parurent pas. Dix jours s’écoulèrent, la foire se termina, l’ambassade rentra en Corée, et le zélé missionnaire, plein de douleur de l’insuccès de son entreprise, fut obligé de revenir à Péking, avec les Chinois qui l’accompagnaient.

Après avoir envoyé le P. dos Remedios en Corée, l’évêque Govea écrivit au pape Pie VI, pour lui annoncer la nouvelle du merveilleux établissement de l’Église dans ce pays. Sa lettre arriva à Rome en 1792. De grandes douleurs affligeaient alors le souverain Pontife, et ce fut au milieu des angoisses de cette terrible époque, qu’il apprit qu’à l’extrémité de l’Orient, de nouveaux fils étaient nés à la sainte Église Romaine, et que Notre Seigneur Jésus-Christ avait déjà des témoins, dans une contrée où jusqu’alors son nom n’avait pas été prêché. En lisant cette lettre, le vicaire de Jésus-Christ versa des larmes de joie, et du fond de son âme donna une première bénédiction à cette église naissante. Le cardinal Antonelli répondit à l’évêque de Péking : « Notre excellent Souverain Pontife a lu avec la plus grande avidité l’histoire que vous avez tracée de ce très-heureux événement. Il en a répandu des larmes bien douces et a éprouvé un plaisir ineffable de pouvoir offrir à Dieu ces prémices de contrées si éloignées. » Plus loin, il ajoutait : « Sa Sainteté aime avec une tendresse toute paternelle ces nouveaux enfants, ces illustres athlètes de Jésus-Christ. Elle désire leur accorder toute sorte de biens spirituels. Quoique absente de corps, elle les voit des yeux de l’esprit, les embrasse tendrement, et leur donne de tout son cœur la bénédiction apostolique. » Enfin il annonçait à l’évêque de Péking, que le Pape, pasteur de l’Église universelle, confiait à ses soins et à sa direction cette nouvelle église, fille de celle de Péking.

Après le retour du P. dos Remedios, l’évêque fut trois années entières sans aucune nouvelle de Corée. Ce silence prolongé était de mauvais augure. D’ailleurs, quelques mots prononcés par des personnes de la suite de l’ambassade, en 1792, lui avaient fait soupçonner qu’on persécutait les chrétiens, et comprendre pourquoi aucun d’eux n’était venu au rendez-vous recevoir le prêtre. Ce ne fut qu’un an plus tard, à l’arrivée de Paul Ioun et de Sabas Tsi, qu’il put connaître tous les détails de cette première persécution. Il était évident qu’il fallait à tout prix, et le plus tôt possible, porter secours à cette Église désolée. L’évêque le comprit, et conféra aussitôt avec les courriers, sur les moyens de faire parvenir un prêtre dans leur patrie. Jean dos Remedios, le premier missionnaire désigné, était mort. Pour le remplacer, l’évêque jeta les yeux sur un jeune prêtre chinois, les prémices du séminaire épiscopal de Péking. Il se nommait Jacques Tsiou, et était originaire de la grande ville de Sou-Tcheou, dans la province de Kiang-nam. Les Portugais l’ont toujours désigné sous le nom de P. Jacques Vellozo. Il n’avait alors que vingt-quatre ans ; mais sa grande piété, son habileté dans la littérature chinoise et dans les sciences ecclésiastiques, sa physionomie assez semblable à celle des Coréens, décidèrent l’évêque de Péking à le choisir, pour cette belle et périlleuse mission.

Le P. Jacques Tsiou, muni de tous les pouvoirs ordinaires et extraordinaires, pour exercer le ministère apostolique, partit donc de Péking, au mois de février 1794. Après vingt jours de marche, il arriva aux frontières de la Corée. Des chrétiens l’attendaient afin de l’introduire et de le conduire jusqu’à la capitale ; mais comme la surveillance était alors très-sévère, par suite des ordres donnés pendant la persécution, il fut convenu que la tentative serait différée jusqu’au mois de décembre. En attendant l’époque fixée, le missionnaire visita les chrétientés de la Tartarie, voisines de la Corée, comme l’évêque de Péking lui en avait donné la commission, dans le cas où il ne pourrait pas pénétrer immédiatement en Corée.

Au mois de décembre, le P. Tsiou revint à Pien-men, où Sabas Tsi et d’autres chrétiens s’étaient rendus, pour lui servir de guides. Le prêtre changea ses habits, arrangea ses cheveux à la Coréenne, et, vers le milieu de la nuit du 23 décembre 1794, franchit le fleuve Apno, la terrible barrière qui le séparait de la Corée. D’autres chrétiens l’attendaient sur la rive coréenne du fleuve, à Ei-tsiou, vis-à-vis Pien-men, et le conduisirent jusqu’à la capitale, où il parvint au commencement de l’année 1795. Son arrivée causa une joie et une consolation inexprimables aux chrétiens qui le reçurent comme un ange descendu du ciel.

Le P. Tsiou fut logé dans la maison préparée par Mathias T’soi au quartier nord de la ville. Il commença par faire préparer tout ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice, et se livra tout entier à l’étude de la langue coréenne, afin de pouvoir, le plus tôt possible, exercer le saint ministère. Le jour du Samedi-Saint, il baptisa plusieurs adultes, suppléa les cérémonies de ce sacrement à quelques autres, et reçut un certain nombre de confessions par écrit. Enfin, le jour de Pâques, il eut pour la première fois, en Corée, le bonheur de célébrer la sainte messe et de donner la communion aux personnes qu’il avait confessées la veille.

Tout alla bien jusqu’au mois de juin. Les chrétiens, au comble de leurs vœux, voulaient tous voir le prêtre, et recevoir les sacrements. Bientôt l’affluence fut extrême. Le P. Tsiou, peu au courant des coutumes du pays, recevait facilement tous ceux qui se présentaient, et nul ne songeait à prendre les précautions exigées par la prudence. Sur ces entrefaites, un bachelier nommé Han Ieng-ik-i, de famille noble, qui n’était chrétien que depuis quelques mois et n’avait qu’une foi peu solide, parvint à se faire introduire auprès du prêtre. Cette entrevue fit naître dans son cœur un dessein pervers. Il alla trouver le frère de Ni Piek-i, ennemi déclaré de la religion, et alors en faveur à la cour. Il lui apprit qu’un prêtre chrétien, chinois de nation, résidait dans la capitale, lui fit connaître la maison où il était caché, et lui donna son signalement. Le premier ministre et le roi lui-même furent bientôt informés de tout. Ordre fut donné au grand juge criminel T’sio Kiou-tsin-i, d’envoyer à l’instant des satellites, pour se saisir sans bruit de l’étranger. C’était le 27 juin. Heureusement, les chrétiens, qui se défiaient un peu du traître, avaient épié ses démarches, et avaient pu connaître à temps ses dénonciations, et les ordres de la cour. Le P. Tsiou, averti, s’était de suite réfugié chez un autre chrétien. Mathias Tsoi resta seul pour garder la maison menacée. Il eût pu chercher son salut dans la fuite, mais afin de mettre entièrement le prêtre en sûreté, il conçut la généreuse résolution de se faire passer pour le Chinois qu’on cherchait. Comme il était d’une famille d’interprètes, et parlait le chinois, il espérait de cette manière réussir plus facilement dans son dessein. Il se coupa donc les cheveux pour mieux contrefaire l’étranger, et attendit paisiblement l’arrivée des satellites. Ceux-ci arrivés à la maison, se précipitèrent sur lui, en criant : « Où est le Chinois ? — C’est moi, » répondit Mathias avec calme. Il fut aussitôt saisi et traîné devant le juge. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir de la méprise. Le prêtre chinois avait été signalé comme portant une barbe assez bien fournie, et Mathias en était dépourvu. On se mit donc de nouveau à la recherche du prêtre, et il n’eût probablement pas échappé longtemps aux poursuites, si le roi, qui craignait de faire souffrir beaucoup d’innocents, n’eût ordonné de procéder dans cette affaire avec plus de modération.

Cependant Paul Ioun et Sabas Tsi, les deux introducteurs du P. Tsiou, avaient aussi été pris le même jour, et réunis à Mathias T’soi. La nuit même de leur arrestation ils furent conduits devant le tribunal. Leur fermeté et la sagesse de leurs paroles déconcertèrent les juges. Des professions de foi claires et généreuses étaient la seule réponse qu’ils faisaient à toutes les questions sur le prêtre étranger, sur son arrivée et sur son séjour dans la capitale. Pour leur arracher des aveux compromettants, on les mit plusieurs fois à la torture, on les accabla de coups, on leur disloqua les bras et les jambes, on leur écrasa les genoux, mais rien ne put faire fléchir leur courage ou lasser leur patience. Une joie céleste inondait leurs cœurs et se répandait jusque sur leurs visages. Enfin le roi, cédant aux réclamations multipliées des ennemis de la religion, signa leur arrêt de mort. La sentence fut exécutée cette nuit-là même dans la prison, et les corps des martyrs furent jetés dans le fleuve. C’était le 12 de la cinquième lune (28 juin 1795). Sabas Tsi était âgé de vingt-neuf ans, Paul Ioun avait trente-six ans, et Mathias T’soi trente et un ans.

Telle fut la récompense magnifique que Dieu donna à ces trois généreux chrétiens qui avaient, au péril de leur vie, introduit un prêtre en Corée, et qui, par leur piété, méritèrent ce bel éloge de l’évêque de Péking. « L’Église de Péking et moi, écrivait-il en 1797, avons été témoins de la piété et de la dévotion de Paul Ioun dans les deux voyages qu’il fit à Péking en 1790. Il y reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie, avec une ferveur si frappante, que plusieurs de nos chrétiens ne purent retenir leurs larmes, dans la joie et l’admiration qu’ils éprouvaient de trouver chez ce néophyte, la modestie, les paroles, les vertus exemplaires d’un vieux chrétien consommé dans la pratique de l’Évangile. En 1793, nous fûmes aussi témoins de la piété de Sabas Tsi, pendant les quarante jours qu’il passa à Péking. Les fidèles de cette ville furent édifiés de sa dévotion, de sa grande ferveur, et de l’effusion de larmes avec lesquelles il reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie. Quant à Mathias T’soi, nous n’avons pas été témoins oculaires de sa foi, parce qu’il n’est pas venu à Péking, mais j’ai appris par le missionnaire de Corée, que ce chrétien a été un des premiers catéchistes, et qu’il s’est distingué par sa ferveur, sa piété et son zèle à étendre la gloire de Dieu[31]. »

Cinq autres chrétiens avaient été arrêtés avec nos trois martyrs, et accusés comme eux de s’être faits les introducteurs du prêtre étranger dans la Corée ; mais ils soutinrent, avec raison, qu’ils n’avaient pris aucune part à son entrée dans le royaume. On voulut les faire apostasier. Ils s’y refusèrent, et confessèrent leur foi au milieu des plus cruels supplices. Après quinze jours de tortures, ils furent mis en liberté, et s’en allèrent joyeux, louant et bénissant Dieu. Quant au dénonciateur Han Ieng-ik-i, il ne recueillit aucun profit de sa trahison. À l’automne de cette même année, il mourut misérablement, loin de sa famille et de sa maison. On dit qu’à l’heure de sa mort, il ne cessait de gémir et de verser des larmes. Puisse-t-il, par un sincère repentir, avoir obtenu de Dieu, le pardon de son crime !

Pendant qu’on mettait à mort ceux qui l’avaient introduit en Corée, et qu’on faisait de tous côtés des recherches pour le saisir, le P. Tsiou était caché dans le bûcher d’une femme chrétienne. Cette néophyte courageuse, qui exposait ainsi sa vie pour le sauver, se nommait Colombe Rang Oan-siouk-i. Comme elle a joué un grand rôle dans l’histoire de la chrétienté à cette époque, nous allons raconter sa vie avec quelque détail. Elle était née dans le Nai-po, d’une famille païenne de demi-nobles, ou, selon l’expression coréenne, de nobles bâtards. On nomme ainsi les familles issues d’une mésalliance. Dès son enfance, Colombe montra une pénétration d’esprit remarquable, jointe à un cœur droit, ferme et courageux. Elle ne se permettait point d’actions mauvaises, et supportait avec beaucoup de patience le caractère acariâtre de sa mère. Son âme élevée aspirait déjà à quelque chose de grand. Elle s’appliquait à pratiquer les maximes de la religion de Fo, et avait même formé, dit-on, le dessein de quitter le monde, pour se livrer toute entière aux exercices religieux de cette secte.

Colombe fut mariée à un demi-noble du district de Tek-san, nommé Hong Tsi-ieng-i, qui avait perdu sa première femme. C’était un homme d’une simplicité extrême, entièrement dépourvu des qualités de l’intelligence, avec lequel Colombe avait bien de la peine à vivre en bonne harmonie, et qui lui causait beaucoup de chagrins. Elle faisait néanmoins tous ses efforts pour lui être agréable, et par ses prévenances et sa douceur, elle sut gagner l’affection de sa belle-mère dont le caractère était assez difficile. Colombe était mariée depuis quelque temps, quand pour la première fois elle entendit un parent de son mari, nommé Paul, parler de la religion du Maître du ciel. Ce mot la frappa. « Le Maître du Ciel, se dit-elle, ce doit être le maître du ciel et de la terre. Le nom de cette religion est juste, et sa doctrine doit être vraie. » Elle demanda des livres, et en les lisant, son cœur comprit la grandeur et la beauté de la vérité évangélique. Elle s’attacha à la religion par toutes les puissances de son âme et, dès ses premiers pas dans la vie chrétienne, aspira aux vertus héroïques. Son assiduité à remplir tous ses devoirs, sa ferveur, sa mortification étaient admirables. Elle s’appliqua aussitôt à convertir sa maison, ses parents et ses amis ; et son zèle s’étendit jusqu’aux villages voisins. Son mari fut le principal objet de sa sollicitude. Quand elle l’exhortait à se faire chrétien, il disait : « C’est vrai, c’est vrai, » mais quand ensuite les ennemis de la religion la décriaient, il remuait la tête en signe d’approbation, et accordait pleine créance à leurs paroles. Si sa femme le réprimandait, il versait des larmes et regrettait ses torts, puis si de mauvais amis revenaient le voir, il agissait comme auparavant. Colombe, malgré tous ses efforts, n’aboutissait à rien, et elle vit bien qu’elle ne pourrait jamais parvenir à lui faire pratiquer sérieusement la religion.

Elle s’appliqua aussi à convertir sa belle-mère. Cette dernière commença à servir Dieu et à réciter les prières chrétiennes, mais elle ne pouvait se résoudre à abandonner le culte des ancêtres. Colombe l’exhortait sans cesse, et surtout adressait à Dieu de ferventes prières, pour obtenir sa conversion entière. Ses prières furent enfin exaucées. Un jour que la belle-mère balayait la salle des ancêtres, un fracas horrible se fit entendre tout à coup, les poutres et les colonnes de la chambre étaient ébranlées. Saisie de frayeur à ce bruit étrange, dont il était impossible de découvrir la cause, cette femme courut se jeter entre les bras de sa bru et abjura ses vaines superstitions. Après cette victoire, Colombe convertit encore son père et sa mère, qui moururent tous deux d’une manière édifiante.

En 1791, lorsque la persécution éclata, Colombe secourut les confesseurs de la foi, préparant leur nourriture et la leur portant dans les prisons. Elle fut arrêtée et conduite devant le gouverneur de Hong-tsiou. Nous ignorons les détails de son interrogatoire, mais il paraît qu’elle fut remise en liberté sans avoir eu de tourments à endurer, et sans avoir prononcé une seule parole d’apostasie. Peu de temps après, elle se sépara de son mari auquel elle confia le soin de ses terres, et accompagnée de sa belle-mère, de sa fille et de Philippe Hong, fils que son mari avait eu d’un premier mariage, elle vint résider à la capitale. Le motif qui la portait à agir de la sorte ne nous est pas bien connu. Les uns disent que ce fut le désir de vivre dans la continence ; d’autres assurent qu’elle cherchait seulement à se trouver au milieu de chrétiens plus fervents ; enfin, d’après la sentence rendue plus tard contre elle, elle aurait été chassée par son mari lui-même. Celui-ci, en effet, effrayé par la persécution, et n’ayant nulle envie de pratiquer la religion, aura pu lui ordonner de se retirer de chez lui. Cette dernière explication est beaucoup plus probable.

Colombe était donc à la capitale, lorsque le P. Tsiou y arriva. Elle avait même aidé Sabas Tsi et ses compagnons dans leur périlleuse entreprise. Le prêtre la distingua bien vite entre toutes les chrétiennes qu’il put voir. Ravi de joie de trouver, dès son arrivée, une auxiliaire si dévouée, il la baptisa et lui donna la fonction de catéchiste chargée de tout ce qui concernait l’instruction des femmes, emploi dont elle s’acquitta avec autant d’activité que d’intelligence. Lorsque le missionnaire fut trahi et poursuivi par les satellites, Colombe, avertie à temps, conçut la généreuse pensée de le sauver. Elle le cacha dans le bûcher de sa maison, et l’y nourrit pendant trois mois à l’insu de tous, et même de sa belle-mère et de son fils Philippe. Elle était cependant très-affligée de ne pouvoir offrir au prêtre un asile plus commode, mais elle n’osait pas se confier à sa belle-mère, qu’elle voyait bien éloignée de ses généreuses dispositions. Elle entreprit cependant de toucher son cœur. Elle se mit à pleurer et à gémir presque continuellement : elle ne mangeait et ne dormait presque plus. Sa belle-mère, craignant de la perdre, voulut savoir la cause de son chagrin. Colombe lui dit : « Le prêtre est venu ici, au péril de sa vie, pour sauver nos âmes, et nous n’avons rien fait pour reconnaître ses bienfaits, et il est aujourd’hui sans asile. À moins d’être de pierre ou de bois, comment ne serais-je pas vivement affligée à cette pensée ? Je vais donc m’habiller en homme, et parcourir le pays pour tâcher de le trouver et de le secourir. — La belle-mère répondit en pleurant : Si vous agissez ainsi, qui aurai-je pour appui ! Je vous suivrai donc et je mourrai avec vous. — Vénérable mère, reprit Colombe, je suis bien consolée de voir à quel degré de vertu vous êtes arrivée. Je ne craindrais certainement pas d’exposer ma vie pour sauver le missionnaire, mais dans des circonstances si difficiles, nous ne pourrions pas le trouver, et nous nous exposerions inutilement. Le Seigneur du ciel qui sait tout, et qui pénètre le cœur des hommes, voit notre bonne volonté, et il permettra peut-être que le Père vienne près de nous. S’il se présentait, oseriez-vous le recevoir ? Si vous me donnez l’assurance de votre consentement, votre fille aura aussitôt l’âme en paix. Elle reprendra sa joie première, et s’acquittera envers vous jusqu’à la mort des devoirs de la piété filiale. — La mère répondit : Je ne veux pas me séparer de vous, faites tout ce que vous voudrez. » — Aussitôt Colombe tressaillant de joie courut à la cachette du prêtre, et l’introduisit dans la salle d’honneur. Ce fut là que le P. Tsiou, protégé par l’usage coréen qui interdit aux étrangers l’entrée des maisons nobles, fit sa résidence habituelle pendant trois ans.

Au mois de septembre 1796, le P. Tsiou écrivit à l’évêque de Péking, pour lui faire connaître sa position et l’état de la chrétienté coréenne. Les continuelles perquisitions de la police, et le redoublement de surveillance, surtout aux frontières, ne lui avaient pas permis de le faire l’année précédente. Thomas Hoang Sim-i, né à Siong-meri, au district de Tek-san, et l’un de ceux qui avaient attendu le prêtre sur la frontière en 1795, fut choisi pour courrier. Il dut acheter à prix d’argent une place de domestique auprès d’un des membres de l’ambassade. Ayant caché soigneusement dans ses habits les deux morceaux de soie sur lesquels étaient écrites la lettre latine du P. Tsiou, et la lettre des chrétiens en caractères chinois, il se mit en route, et, le 28 janvier 1797, arriva à Péking. L’évêque Govea passa de l’extrême inquiétude à la joie la plus vive, en lisant les lettres du missionnaire et des chrétiens. Dans sa lettre, le prêtre parlait des moyens de procurer la paix à l’Église coréenne. Le meilleur à ses yeux eût été de demander à la cour de Portugal, un ambassadeur qui viendrait saluer le roi de Corée, et faire alliance avec lui. Avec cet ambassadeur, on eût envoyé des prêtres savants dans les mathématiques et dans la médecine, qui auraient pu s’établir dans le pays, et que le gouvernement coréen eût traité favorablement, par égard pour le roi de Portugal. Nous ignorons si la demande de cette ambassade fut faite. Ce qui est certain, c’est que jamais personne ne fut envoyé.

Aussitôt que le P. Tsiou connut suffisamment la langue coréenne et les usages du pays, il s’occupa de l’administration des chrétiens, mais avec les plus grandes précautions. Lorsqu’il sortait. Colombe seule savait où il allait. On cachait soigneusement toutes ses démarches ; il n’avait de rapport qu’avec les chrétiens les plus sûrs, et le plus grand nombre, surtout dans les provinces, soupçonnaient à peine qu’il y eût un prêtre en Corée. Il ne se montrait même pas à tous les membres des familles qui le recevaient, et plusieurs fois des serviteurs même chrétiens purent seulement deviner sa présence, qui n’était publiquement avouée de personne. L’extrait suivant d’une lettre écrite par un chrétien de l’époque, va nous donner une idée de la rigueur avec laquelle le secret était gardé.

L’auteur de cette lettre est Pierre Sin Tai-po, martyrisé en 1839. Il l’écrivit dans sa prison en 1838, sur un ordre de M. Chastan, qui recueillait avec soin tous les souvenirs des vieillards concernant les premiers temps du christianisme en Corée. Jean Ni Ie-tsin-i, dont il est ici question, est le même que nous verrons plus tard renouer les communications avec Péking.

« Mon parent Jean Ni Ie-tsin-i et moi, étions chrétiens depuis cinq ans, mais assez peu fervents. Nous désirions vivement voir le prêtre, et depuis longtemps je fatiguais de questions un chrétien de mes amis, fonctionnaire public. Une nuit, je couchai chez lui, et le matin, en réponse à mes instances, il se leva, tira de son armoire une paire de bas d’enfants, et me donna ces bas en me disant de les chausser. Les ayant regardés, il me parut qu’un enfant lui-même ne pouvait les mettre, et tout étonné je dis : « Ceci est une mauvaise plaisanterie. Pourquoi engagez-vous une grande personne à mettre des bas d’enfant ? » — Il me répondit : « La religion étant très-équitable, il n’y a, vis-à-vis d’elle, ni grands ni petits, ni nobles ni roturiers. C’est à peu près comme ces bas qui, souples et élastiques, vont aux grands pieds comme aux petits. Dans la religion, avec de la ferveur, on peut voir le prêtre, comme ces bas avec un peu d’efforts chaussent bien, même un grand pied. » En effet, je parvins à les mettre. C’étaient des bas venus d’Europe qui, travaillés avec de la laine, s’élargissaient autant qu’on voulait. Je multipliai mes questions, mais inutilement, je n’obtins pas un mot de plus. Je revins dix jours plus tard, j’interrogeai d’autres chrétiens, j’envoyai Jean Ni à son tour. Partout silence absolu. En somme, Jean Ni et moi finies successivement sept ou huit voyages à la capitale, dont notre demeure était éloignée de cent quarante lys, et toujours sans succès. Jean Ni laissa même sa famille pour venir se fixer à Séoul afin de saisir plus facilement une occasion favorable… Malgré tout, nous n’eûmes jamais la consolation de voir le prêtre. La nouvelle de sa mort nous arriva plus tard, et ne fit qu’augmenter nos regrets. »

Combien d’autres démarches analogues durent être faites, dans le même temps, par un grand nombre d’âmes qui avaient faim et soif des grâces de Dieu ! et quelle leçon pour tant de chrétiens qui, vivant au milieu des secours de la religion songent si peu à en profiter ! Nous ne devons pas cependant blâmer comme exagérées, ces précautions si sévères. La présence du prêtre en Corée était connue du gouvernement, les recherches étaient continuelles, les arrestations se succédaient tous les jours. Pouvait-on prendre trop de soin pour conserver l’unique pasteur, sur la tête duquel semblait reposer le salut de tout le troupeau.

Le P. Tsiou étant environné d’un tel mystère, il ne faut pas s’étonner que la tradition coréenne ne nous apprenne presque rien sur ses travaux apostoliques. On sait seulement qu’à la capitale il allait quelquefois chez Augustin Tieng Iak-tsiong, chez Alexandre Hoang Sa-ieng-i et chez Antoine Hong An-tang. Il visita aussi plusieurs fois le palais Iang-tsiei-kong ou Piei-kong, et probablement y séjourna quelque temps. Ce palais appartenait à un frère bâtard du roi nommé Ni In ou Il-oang-sou, dont le fils Tam avait été mis à mort, comme coupable de conspiration. Les grands eussent voulu aussi qu’on fît mourir le père, mais le roi ne l’avait pas permis, et s’était contenté de l’exiler dans l’île de Kang-hoa. Il n’était resté dans son palais Piei-kong que deux femmes, l’épouse du prince exilé, et sa belle-fille, veuve de Tam. Une chrétienne, ayant pitié de leur infortune, leur parla de religion vers l’année 1791 ou 1792. Le malheur avait préparé leurs âmes, elles se convertirent, mais personne n’osait avoir de rapport avec elles sous le prétexte que cela pourrait attirer de fâcheuses affaires. Seule, la généreuse Colombe n’eut pas cette crainte ; elle alla voir les deux princesses, conduisit même le prêtre chez elles, et leur fit recevoir les sacrements. La femme de Ni In s’appelait Marie Song, et sa belle-fille Marie Sin. Elles devinrent toutes deux très-ferventes, convertirent plusieurs de leurs esclaves, et s’agrégèrent à la confrérie Mieng-to, ou de l’instruction chrétienne. Elles étaient heureuses de recevoir le prêtre dans leur palais. Lorsqu’il s’y trouvait, il était caché dans une chambre séparée, attenante à la maison de Hong An-tang, et communiquant avec cette dernière par un trou secrètement pratiqué dans la muraille. Le prince exilé eut connaissance de ce qui se passait dans son palais, et n’y mit aucun obstacle. Cependant lui-même ne se fit jamais chrétien.

Le P. Tsiou fit aussi plusieurs tournées dans les provinces. Il alla au district de Nie-tsiou, dans la famille du martyr Paul Ioun, son introducteur. Il résida quelque temps chez Augustin Niou Hang-kem-i, à Tso-nam-i, district de Tsien-tsiou, province de Tsien-la, On sait aussi qu’il passa dans les districts de Ko-san, Nam-po, Kong-tsiou, On-iang, et dans le Nai-po. Mais à quelle époque précise fit-il ces différentes excursions ? avec quel succès ? nous l’ignorons. Les mémoires du temps ne nous ont laissé aucun détail. Ce qui est certain, c’est que la plupart des fidèles ne purent alors participer à la réception des sacrements, à cause du secret inviolable qui devait partout protéger le missionnaire, et des autres difficultés de tout genre, causées par la persécution.

Les chrétiens sont du reste unanimes à faire l’éloge du P. Tsiou. Ils nous le représentent infatigable au travail, se réservant à peine le temps nécessaire pour manger et pour dormir. La nuit, il exerçait le saint ministère ; le jour, il traduisait des livres ou en composait de nouveaux. Il jeûnait, se mortifiait et se sacrifiait tout entier à son devoir. Il semble même que Dieu voulut rehausser par des miracles l’éclat des vertus de son serviteur. Une tradition respectable rapporte qu’un jour, pendant son séjour à la capitale, un incendie éclata au quartier T’sang-kol. Le feu durait depuis vingt-quatre heures, lorsque le prêtre, désolé de ses affreux ravages, et ne pouvant aller lui-même sur les lieux, envoya le jeune Song, fils de Philippe Song, avec ordre de jeter de l’eau bénite sur les flammes. Le jeune homme s’acquitta de la commission, pendant que le P. Tsiou demeurait en prière, et presque aussitôt le vent changea, et poussa les flammes du côté où il ne restait plus que des ruines.

La prudence du prêtre, disent les relations coréennes, ses talents, son zèle, ses vertus, le mettaient au-dessus du commun des hommes. Il était environné de dangers ; néanmoins, semblable au Koue[32] dont on a réussi à cacher les angles, en l’environnant de cent pointes différentes, il sut, à force de précautions et d’expédients, se sauver de tous les mauvais pas. Lorsqu’il entra en Corée, la sainte religion du Maître du ciel ne faisait encore que de naître. L’éclat de sa doctrine était comme voilé par la grande ignorance des chrétiens. Pour remédier à ces maux, il ne se contenta pas de composer des livres, et de répandre lui-même l’instruction, mais il corrigea les abus, d’une main ferme et sage, et parvint à faire observer fidèlement par tous les pratiques de la foi. Il institua, sur le modèle d’une association semblable depuis longtemps établie à Péking, le Mieng-to ou confrérie de l’instruction chrétienne, que nous avons mentionnée plus haut. Le but des associés était de s’encourager et de s’aider mutuellement, d’abord à acquérir eux-mêmes une connaissance approfondie de la religion, et ensuite à la répandre parmi leurs amis chrétiens et païens. Augustin Tieng Iak-tsiong fut établi président de cette confrérie. Le P. Tsiou désigna ensuite les lieux de la ville où devaient se tenir les assemblées, nomma les chefs qui devaient y présider, statua que les hommes y assisteraient séparés des femmes, en un mot, il régla tout avec poids et mesure. Échauffés par son zèle, tous les confrères s’empressaient de venir recevoir le billet que les chefs distribuaient mois par mois, à chacun des membres, leur assignant pour patron un des saints honorés par l’Église durant ce mois ; c’est ce qu’on appelait le billet du patron. Cette pratique se répandit peu à peu dans tout le royaume, et produisit des fruits merveilleux.

Dans tous ses efforts, le prêtre était très-efficacement secondé par Colombe Kang. À l’intérieur de sa maison, elle prenait soin du prêtre, et lui fournissait tout ce qui lui était nécessaire ; à l’extérieur, elle était mêlée à toutes les affaires importantes, et Dieu bénissait ses entreprises en les faisant toujours réussir. Comme elle joignait à une instruction solide, une grande facilité d’élocution, elle convertit beaucoup de personnes de son sexe, parmi lesquelles un certain nombre de femmes de la plus haute noblesse. La loi du royaume n’infligeant aucun supplice aux femmes nobles, hors le cas de rébellion, ces néophytes ne s’inquiétaient pas de la prohibition du gouvernement.

Colombe réunissait aussi un grand nombre de jeunes filles et les instruisait solidement. Elle fut aidée dans cette bonne œuvre par la vierge Agathe Ioun, qui s’était retirée auprès d’elle et dont nous parlerons plus tard. Ces jeunes filles, après leur mariage, devenaient autant d’apôtres zélés, prêchaient la foi chrétienne dans leurs nouvelles familles, et souvent convertissaient leurs parents et connaissances. Douée d’une énergie et d’une activité extraordinaire, aidée par une grâce particulière d’en haut, Colombe animait et dirigeait toutes les œuvres de charité. Tous les chrétiens l’aimaient et l’admiraient. « Elle exhortait tout le monde, disent-ils, avec autant de fermeté que de prudence, et disposait, pour ainsi dire, de tous à son gré. Quoiqu’il y eût, parmi les hommes, beaucoup de chrétiens fervents, tous subissaient volontiers son influence, et se conformaient à ses vues avec la même précision que le son d’une cloche suit le coup du marteau. Elle gagnait les cœurs par son ardente charité, comme le feu embrase la paille. Dans les affaires compliquées et les grandes difficultés, elle tranchait avec la même dextérité qu’une main sûre coupe et divise une touffe de racines entrelacées. » Aussi doit-on, en toute justice, lui attribuer une grande partie des progrès que fit la religion à cette époque. Ces progrès furent très-considérables, et nous pouvons les résumer en un mot. Avant l’arrivée du P. Tsiou, les chrétiens de Corée étaient environ quatre mille ; quelques années après, leur chiffre s’élevait à dix mille.

CHAPITRE II.

Persécutions partielles. — Martyre de Ni Tokei, de François Pak, etc… — Mort du roi.


Nous venons de résumer le peu que l’on connaît des travaux apostoliques du P. Tsiou pendant son séjour de six ans en Corée. Avant de raconter le glorieux triomphe qui couronna la vie de ce saint missionnaire, il nous faut faire connaître les noms et les actes des confesseurs et des martyrs qui rendirent témoignage à Jésus-Christ, pendant cette période.

La mort des trois introducteurs du prêtre étranger n’avait pas fait entièrement cesser la persécution. Les ennemis de la religion sollicitaient vivement le roi d’ordonner de nouvelles poursuites contre les chrétiens, et ce prince, malgré sa modération, se crut obligé de donner quelque satisfaction à leurs rancunes. Tieng Iak-iong, qui avait une position élevée à la cour, fut disgracié et envoyé comme surveillant des portes, à Kim-tseng. Il avait déjà apostasié une fois, et lorsqu’il fut arrivé dans son gouvernement, il eut la lâcheté de tourmenter quelques chrétiens, pour mieux se laver du crime d’être chrétien lui-même. Poursuivi malgré tout cela par ses adversaires, il finit par présenter au roi une adresse dans laquelle sa défection était clairement exprimée, ce qui lui permit de respirer un peu.

Pierre Seng-houn-i avait depuis longtemps abandonné la religion, et fait connaître son apostasie par un écrit public. Il fut néanmoins envoyé en exil à Niei-san, où il demeura une année. Là, il publia encore une apologie de sa conduite, protestant qu’il avait rompu avec les chrétiens, et renié leur doctrine ; mais il était si méprisé à cause de sa faiblesse, que personne ne voulut ajouter foi à ses paroles. Ni Ka-hoan-i lui-même, chef du parti Nam-in, ancien ministre des travaux publics, fut aussi disgracié et nommé mandarin de la ville de T’siong-tsiou. C’est celui que nous avons vu, dans les premières années de l’établissement de la religion en Corée, entrer en conférence avec Piek-i, reconnaître la vérité de la religion, mais refuser de se convertir. Jamais Ni Ka-hoan-i ne fut du nombre des fidèles. Au contraire, il s’était fait leur persécuteur, lorsqu’il était mandarin à Kang-hoa, et, dans son nouveau gouvernement de T’siong-tsiou, il suivit la même ligne de conduite. On raconte qu’il choisissait les jours d’abstinence des chrétiens, pour réunir chez lui les lettrés, et qu’il leur faisait servir de la viande, afin de reconnaître s’ils pratiquaient ou non la religion. Les trois villes, que nous venons de nommer, Kim-tseng, Niei-san et T’siong-tsiou, avaient été, avec intention, choisies pour la résidence de ces dignitaires disgraciés. On savait que les chrétiens y étaient comparativement fort nombreux, et on voulait les effrayer et mettre obstacle à la conversion des gentils.

La disgrâce de ces trois hommes influents, dont deux apostats et un païen, montre bien clairement que les ennemis des chrétiens voulaient, non-seulement détruire la nouvelle religion, mais aussi abattre le parti Nam-in, dans la personne de ses principaux chefs. Quant à la conduite du roi, en cette circonstance, elle nous est expliquée comme il suit, dans les mémoires du martyr Alexandre Hoang.

« Le feu roi, dit-il, n’était pas sans craintes du côté de la Chine. La présence d’un prêtre de cette nation en Corée, pouvait lui attirer des difficultés avec la cour de Péking, difficultés d’autant plus graves qu’il lui eût été impossible de prétexter son ignorance du fait, puisque des preuves certaines en avaient été données devant les tribunaux. D’un autre côté, il répugnait, par caractère, aux mesures violentes. Jamais il n’avait voulu consentir à une persécution générale, et ce n’était qu’à force d’instances qu’on lui avait arraché, dans quelques cas particuliers, la signature des sentences de mort. Il eût désiré se débarrasser sans bruit du prêtre, et amener les chrétiens à l’apostasie par les séductions ou les menaces, plutôt que par les supplices. Il démêlait très-bien d’ailleurs les haines politiques qui, chez ses ministres, se déguisaient sous l’apparence de zèle pour la religion nationale, mais il n’avait pas la force d’y résister, et le plus souvent fermait les yeux sur les excès commis en son nom contre les chrétiens, par les différents mandarins des provinces. La plupart de ceux-ci, se sentant appuyés à la cour, donnèrent libre carrière à leur rapacité et à leurs rancunes. »

Une de leurs premières victimes fut Thomas Kim, connu aussi sous le nom de Kim P’ong-heu, (c’est-à-dire : chef de canton ou collecteur d’impôts). Né dans la province de T’siong-t’sieng, au district de T’sieng-iang, d’une famille du peuple, il avait reçu quelque instruction. Son caractère droit et ferme lui avait attiré l’estime de ses concitoyens, et c’est sur la demande du peuple qu’il avait été fait chef de canton. Devenu chrétien, il continua l’exercice de sa charge. Il pratiquait avec ferveur la religion, se livrait avec assiduité à la prière et aux lectures pieuses, instruisait avec soin sa famille et vivait en parfaite harmonie avec tout le monde. En l’année pieng-tsin (1796), il fut arrêté et conduit à la préfecture de T’sieng-iang où il eut à supporter les plus violents supplices. On en vint jusqu’à lui brûler de la feuille d’armoise sèche sur l’anus, mais rien ne put lui faire renier sa foi. On fit rougir au feu un soc de charrue, et on lui ordonna de quitter sa chaussure et de marcher dessus. Il allait obéir, quand on l’arrêta en disant qu’il était fou ; c’était la sainte folie de la croix. Thomas fut condamné à mort. Trois jours avant l’exécution, on lui barbouilla le visage avec de la chaux, et on lui fit faire trois fois le tour du marché au son du tambour. Sur ces entrefaites, le mandarin de T’sieng-iang ayant été cassé, l’affaire fut différée jusqu’à l’arrivée de son successeur, malgré les instances de Thomas qui demandait l’exécution de la sentence. Le nouveau mandarin, après avoir examiné les pièces du procès, fit sortir de prison le confesseur, en le plaçant sous caution dans la maison d’un particulier, et quelques jours après, lui fit ordonner de sortir du territoire de sa préfecture, Thomas, désolé de n’avoir pu obtenir la couronne du martyre, s’en alla en gémissant, et répétant à tous, qu’il n’avait pas eu de bonheur, et que désormais, pays, maison, famille, n’étaient plus rien pour lui. Il habita successivement dans les districts de Pou-ie, de Keum-san et de Ko-san, s’appliquant à l’instruction des chrétiens, et vivant dans un dénûment complet de toutes choses. Si les fidèles lui donnaient des habits ou des souliers neufs, il disait que les beaux habits entretiennent l’orgueil, et changeait de vêtements avec le premier pauvre qu’il rencontrait. Il ne faisait souvent qu’un repas par jour, et sa nourriture était des plus grossières.

En l’année 1801, la persécution étant devenue plus violente, Thomas conduisit sa famille dans les montagnes : « Attendez là, dit-il, l’ordre de la Providence. Pour moi, j’ai toujours dans le cœur le regret de n’avoir pas souffert le martyre. L’occasion est belle, je vais me livrer. » On lui représenta que sans lui, toute sa famille mourrait de faim, et que, d’ailleurs, lui aussi devait attendre l’ordre de Dieu. Ce fut à grand’peine qu’on parvint à le retenir. Il conservait toujours l’espoir d’obtenir la grâce du martyre, mais Dieu exauça ses vœux d’une autre manière. Quelques jours après, à la septième lune de cette même année 1801, il tomba malade à Han-ko-ki, au district de Liong-tam. La veille de sa mort, il prédit qu’il mourrait le lendemain. Le moment étant venu, il se lit porter dans la cour de la maison qu’il habitait, s’agenouilla, et dans cette humble posture, rendit paisiblement le dernier soupir.

Tous les chrétiens, cependant, ne montraient pas un aussi grand courage. En 1797, Luc Hong Nak-min-i, qui avait une dignité assez élevée à la cour, fut chargé d’office de présenter un rapport au roi sur les affaires de la religion. Il fut assez faible pour le rédiger en termes ambigus, et sans se prononcer ni pour ni contre, mais il n’eut pas lieu de se féliciter de sa lâcheté. Le roi, qui le connaissait comme chrétien, lui reprocha son peu de droiture et de franchise, ajoutant qu’un dignitaire public doit toujours parler au prince selon sa pensée. Au lieu de recevoir ces paroles comme un avertissement de Dieu, Luc Hong, dans sa réponse, en vint jusqu’à répéter au roi les odieuses calomnies répandues contre la religion, et à le prier de poursuivre les chrétiens. Le roi fut très-mécontent, et dans la suite, ne manqua pas une occasion de faire sentir à l’apostat son déplaisir et son mépris. Nous verrons plus tard que Luc eut le bonheur d’obtenir de Dieu son pardon et la grâce du martyre.

En cette même année 1797, Han Iong-hoa, gouverneur de la province de T’siong-t’sieng, résidant à Kong-tsiou, donna ordre à tous les mandarins de sa province d’emprisonner les chrétiens et d’anéantir à tout prix leur religion. Cette mesure violente donna lieu à de nombreuses arrestations, mais Dieu seul aujourd’hui sait le nom de ceux qui souffrirent alors pour sa gloire. Les mémoires du temps ne nous ont conservé le nom et l’histoire que d’un de ces martyrs, celui qui est resté le plus célèbre, Paul Ni To-kei.

Paul, né dans le district de Tsien-iang, province de T’siong-t’sieng, n’avait pas étudié les lettres, mais à l’école de l’Esprit-Saint, il avait appris l’amour de Dieu et la pratique sincère des vertus chrétiennes. Sa petite fortune fut, par lui, employée toute entière à la conversion des païens. Son zèle ayant attiré sur lui l’attention des ennemis de notre sainte religion, il dut cinq ou six fois changer de résidence, et chacun des lieux où il se retira, devint bientôt une fervente chrétienté. Enfin il s’établit dans une fabrique de poteries, du district de Tieng-san, et y vécut d’un petit commerce. Or, tous ceux qui l’entouraient étaient païens ; il s’appliqua à leur faire connaître le vrai Dieu, et y réussit si bien, qu’en peu de temps, tout le village fut converti. Quand parut l’ordre du gouverneur, un païen nommé Kim, qui vivait dans le voisinage, menaça Paul de le dénoncer comme chef des chrétiens. Sa femme, effrayée, l’engageait à fuir, mais il refusa, dans la crainte d’aller contre la volonté de Dieu et de scandaliser les néophytes qui avaient mis en lui leur confiance. Seulement, il cacha ses livres et ses objets de religion, et attendit.

Le huitième jour de la sixième lune (1797), il était chez lui occupé à son travail, quand tout à coup des hommes armés se présentèrent, demandant à travers la haie de son jardin, s’il était à la maison. « J’y suis, répondit-il, qui m’appelle ? » Aussitôt il sortit au-devant d’eux, les introduisit dans sa maison, les fit asseoir, et s’informa du motif qui les animait. « Nous sommes, dirent-ils, des gens du prétoire, occupés à rechercher un esclave de la préfecture qui s’est enfui. Ayant appris que tu as un calendrier, nous avons voulu le voir pour faciliter nos perquisitions. » Le calendrier chinois dont on fait usage en Corée, contient des paroles superstitieuses pour retrouver les objets perdus. Paul répondit : « J’ai bien un calendrier, mais il n’indique que la suite du temps ; » et il l’apporta. « Lis pour moi, dit le chef des satellites. — Je ne sais pas lire les caractères chinois. — Tu ne sais donc lire que les livres de la religion du Maître du ciel ? » Et, sans attendre de réponse, il donna ordre de l’arrêter. Aussitôt une dizaine d’hommes se jetèrent sur lui et le garrottèrent étroitement. On fouilla la maison, où l’on découvrit un crucifix et quelques livres. On l’entraîna dans un bois voisin, et pendant qu’on le frappait de verges, le chef l’interrogeait, pour apprendre de lui la retraite du prêtre et l’obliger à dénoncer les chrétiens, mais ce fut en vain.

La nuit venue, on le conduisit, ainsi que d’autres chrétiens pris avec lui, dans une pauvre auberge, dont le maître, touché de compassion, obtint qu’on relâchât leurs liens qui les faisaient beaucoup souffrir ; mais arrivés à la ville, lui et ses compagnons de souffrances, furent chargés de fers.

Après avoir examiné le crucifix et les livres, le mandarin fit comparaître les prisonniers et interrogea d’abord Paul : « Quelle est la demeure ? — J’ai demeuré d’abord à Tieng-iang, j’habite maintenant Tieng-san. — Qui t’a instruit et quels sont tes disciples ? — Je n’ai ni maîtres ni disciples. — Tu es un être digne de mort. Si tu n’as ni maîtres ni disciples, d’où viennent ces livres et cette image ? » Paul ne répondit rien. On le reconduisit en prison les mains et les pieds enchaînés, et la cangue au cou. Ses compagnons firent ce que voulut le mandarin, à l’exception d’un seul qui fut aussi mis en prison.

Le lendemain, le mandarin les menaça de les faire conduire tous deux au marché qui se tenait à six lys (environ trois quarts de lieue) de la ville, et de les exposer à tous les outrages de la multitude. — « C’est pour la cause de Jésus-Christ, répondit Paul, nous ne pourrons jamais assez reconnaître un pareil honneur. — La doctrine de Confucius, dit le mandarin, ou bien celle de Meng-tse, ou bien celle de Fo, sont véritables. Pour vous, refusant de vous en instruire, où êtes-vous allés chercher cette fausse doctrine que vous suivez, et pourquoi voulez-vous en infester tout le pays ? Votre secte ne connaît ni roi, ni parents ; vous vous livrez aux plus monstrueux penchants, et vous suivez cette doctrine, malgré la défense du roi. C’est là un grand désordre, et vous êtes dignes de mort. »

« Ignorant comme je suis, répondit Paul, je ne connais pas la doctrine de Confucius ni celle de Meng-tse qui sont réservées aux seuls lettrés. Celle de Fo ne regarde que les bonzes. Mais la religion chrétienne est faite pour tous les hommes ; votre serviteur va vous en dire quelque chose. Au commencement Dieu seul existait ; c’est lui qui a créé tout ce qui existe. Après la création, il y eut des époux et des familles, puis des rois et des sujets. Fo, Confucius, Meng-tse, les rois et les sujets, sont postérieurs à la création du ciel et de la terre. Dieu est le vrai roi du ciel et de la terre, le maître et le conservateur de toutes choses, le vrai père de tous les peuples, la source véritable de la piété filiale et de la fidélité aux princes. La piété filiale et la fidélité aux princes sont ordonnées par le quatrième des dix commandements. Pourquoi donc nous reprocher si injustement de ne connaître ni les parents ni le roi ? » — « S’il en était ainsi, reprit le mandarin, le roi, la cour et les mandarins le sauraient, et c’est d’eux que le peuple l’apprendrait ; au contraire, ils prohibent votre religion parce qu’elle porterait malheur à la Corée. Et vous, peuple stupide, qui refusez d’obéir et de dénoncer vos maîtres, vous méritez la mort. » — « Mourir pour Dieu, dit Paul, c’est assurer à son âme une gloire éternelle. »

On les fit alors sortir du tribunal. Les satellites les accablaient d’injures, en leur donnant des soufflets ou des coups de pied, les couvrant de crachats, ou pesant de tout leur poids sur les cangues des confesseurs. Les uns disaient : « Aujourd’hui, après vous avoir fait faire le tour du marché, on vous tuera. — Ces coquins-là vont monter au ciel, » s’écriaient les autres. Enfin, on leur barbouilla la figure avec de la chaux ; on leur attacha une inscription sur la tête, et, sur le dos, un énorme tambour. Le mandarin monta à cheval, et, à coups de fouet, on força les deux confesseurs à courir devant lui jusqu’au marché. Pendant le trajet, une foule considérable se pressait sur leur passage, attirée par les cris des satellites, et les coups redoublés du tambour. Il était environ neuf heures du matin. Lorsqu’ils furent arrivés, le mandarin prit la parole : « Ces deux misérables, dit-il, sont chrétiens, et leur crime est celui des rebelles. Ils ne servent pas le roi, ne respectent pas leurs parents, et enfreignent la loi naturelle. Lorsqu’ils auront fait le tour du marché, on les fera mourir. » Il leur fait ensuite donner dix coups de planche, en leur commandant d’apostasier. — « J’ai déjà répondu à toutes vos accusations, dit Paul, je n’ai rien à ajouter. » On lui frappa les côtés avec la pointe de plusieurs bâtons à la fois, en répétant le même ordre. « Quand je devrais mourir dix mille fois, reprit le courageux chrétien, je ne puis apostasier. » — Le peuple admirait sa fermeté et disait : « Certainement, celui-là n’abjurera point. » Il était sept heures du soir, lorsqu’on les reporta en prison, après un supplice de plus de douze heures. Les satellites essayèrent encore d’ébranler Paul, en lui représentant que, s’il n’obéissait au mandarin, il ne pouvait éviter la mort. Il se contenta de répondre qu’il le savait bien. « Quel rebelle obstiné ! » disaient les soldats avec dépit.

Quatre jours après, le geôlier vint les prévenir que le mandarin avait ordonné pour le lendemain un grand repas sur la place publique. Les apostats devaient y prendre part avec lui ; les confesseurs, au contraire, s’ils persistaient dans leur résolution, devaient être mis à mort. Le compagnon de Paul ne comprenant pas bien ces paroles, croyait que la paix serait peut-être rendue aux fidèles. « Il n’en est rien, dit celui-ci. Ne nous laissons pas aller à un vain espoir, qui nous rendrait les supplices plus pénibles. Pour moi, je veux demeurer en prison, et si le mandarin m’obligeait à en sortir, loin de fuir, je resterais dans la ville. » — Son compagnon, saisi de crainte, se cachait la tête entre les mains, et gardait le silence. « Qu’as-tu ? demanda Paul. — Vraiment, je ne sais comment supporter les supplices ; que faire ? — Il est vrai que, moi aussi, je souffre beaucoup, et comme je suis plus vieux que toi, mon âge me rend les tortures encore plus pénibles ; mais le ciel s’achète t-il à vil prix ? Les souffrances sont la monnaie avec laquelle on achète le bonheur éternel. Prends courage et souffre encore quelques instants. »

Le lendemain, on les conduisit sur la place du marché. Là s’élevait une grande tente, et, sous cette tente, le tribunal du mandarin, environné de plusieurs sièges, où prirent place les apostats revêtus de beaux habits. Le festin commença, pendant que les deux prisonniers se tenaient au lieu du supplice. Le mandarin leur dit : « Le vrai paradis c’est d’avoir ici-bas une bonne nourriture, une belle musique et tout ce que l’on souhaite. Vous qui voulez monter au ciel, comment ferez-vous pour en escalader les trente-trois étages ? Abjurez et vous serez traités comme ceux-ci ; sinon, je vous déférerai au grand tribunal, et vous serez mis à mort. — J’ai déjà répondu, dit Paul, mais j’ajouterai encore une parole : Dieu est le seul maître de tout, de la vie et de la mort ; comment pourrais-je le renier ? » — Mais son compagnon, moins courageux, n’osa résister au juge, et eut la faiblesse de faire un signe d’apostasie. Encouragé par ce succès, le mandarin dit alors : « Allons ! toi aussi, injurie le maître du ciel. — « Quand le roi porte une loi, reprit Paul, on la transmet au peuple, et vous, loin de la violer, vous veillez à son exécution. Comment donc, aujourd’hui, osez-vous ordonner au peuple de maudire son véritable père ? Chez nous, on n’a pas coutume de maudire ses parents. » — Le mandarin, en colère, ordonna de brûler les livres saisis chez Paul, et de faire circuler le crucifix dans le marché, en disant : « Cet homme fait son Dieu de celui que vous voyez ; n’est-ce pas affreux ? » — Il était alors midi. Tout à coup, le temps devient sombre, le tonnerre gronde, le vent, soufflant avec violence, enlève la tente et renverse presque le mandarin. Les apostats qui se réjouissaient et faisaient bonne chère, sont effrayés et prennent la fuite. Le peuple s’émeut, et dit qu’on ferait bien de relâcher le chrétien. Mais le mandarin, furieux de ce contre-temps, fait frapper de nouveau le confesseur. Ce ne fut que vers le soir qu’on le reconduisit en prison, si épuisé qu’il tomba par terre, et qu’on fut obligé de le porter ; ce qui n’empêcha pas de le charger d’une lourde cangue. Malgré tant de tortures, il était calme et ne cessait de prier.

À l’automne, il subit un nouvel interrogatoire, et fut de nouveau frappé de la planche. Ceux qui le voyaient, disaient : « Il mourra sous les coups. — Mourir sous les verges ou sous la planche, disait Paul, tout vient de l’ordre de Dieu : qu’il soit béni de tout ! » Et il demandait sans cesse la grâce du martyre.

Il souffrait souvent de la faim, et ses vêtements s’étant usés, le froid augmentait encore ses douleurs. Sa femme ramassa un peu d’argent, et lui apporta du vin et de la viande ; il refusa d’abord : « La sainte Vierge, disait-il, m’ayant placé sur la croix, il n’est pas convenable que je mange cela. J’ai bien entendu dire que Jésus, sur la croix, n’avait eu que des souffrances, mais je n’ai pas vu qu’il ait pris rien de délicat. Moi aussi, je suis sur la croix, je dois faire comme lui. » — Il dut néanmoins céder à ses instances, et accepter ce soulagement. Ordinairement assis ou couché, il pensait sans cesse à Dieu, et en recevait d’abondantes consolations. Un jour, il entendit une voix qui lui disait ces paroles de la Salutation angélique : « Le Seigneur est avec vous ; » et il se sentit tout rempli de joie. (Le texte coréen donne à entendre, sans néanmoins le dire formellement, que c’était une voix miraculeuse.) Il semblait aussi avoir reçu une intelligence surnaturelle, et goûtait la beauté des prières chrétiennes mieux que les plus instruits. Pendant les plus grands froids de l’hiver, ses blessures le faisaient beaucoup souffrir, et, le jour de Noël, ayant subi un cruel interrogatoire, il fut pris d’une fièvre brûlante : « Voyez, disait-il, le Seigneur, par une faveur spéciale, afin que mon âme ne se refroidisse pas, me réchauffe au moyen des coups. »

Après le nouvel an, il fut mis par trois fois à la question. La troisième fois, le mandarin lui dit : « Si tu veux abjurer, je te donnerai du riz, je ferai soigner tes plaies, et je te procurerai une place de chef de canton qui suffira pour te remettre à l’aise. — Il répondit : Quand vous me donneriez tout le district de Tieng-san, je ne pourrais jamais renier Dieu. — Tu prétends, ajouta le mandarin, que les chrétiens honorent leurs parents, mais tes quatre enfants ne sont pas venus te voir une seule fois depuis que tu es en prison. A-t-on jamais vu des cœurs aussi dénaturés ? — Obéir à ses parents, répliqua Paul, n’est-ce pas les honorer ? Or, j’ai maintes fois recommandé à mes enfants de ne pas venir près de moi, de peur que cela ne fût plus nuisible qu’utile aux uns et aux autres : c’est cette défense qui les empêche de venir. »

Pendant la cinquième lune, les satellites venaient souvent le voir, et ne gardaient pas beaucoup la porte, semblant l’inviter à s’enfuir : mais il ne voulut pas le faire. Lorsqu’on l’y engageait, il répondait : « C’est le mandarin qui m’a fait mettre en prison, je ne puis en sortir que sur son ordre. » Des chrétiens vinrent le voir, et lui dirent que la conduite des satellites ne pouvant qu’être dictée par le mandarin, il ne devait pas se faire scrupule de s’enfuir. Il réfléchit un peu et répondit : « Si nous nous laissons prendre aux pièges du démon, nous courons risque de perdre notre âme, avec tout ce qu’elle a pu acquérir de mérites. Ma maison est si pauvre qu’il ne m’est pas difficile de rester dans cette prison, où je suis en paix. Tout ce que les miens font pour moi me fait peine. » — Puis il dit à sa femme : « Tous ceux qui prient pour moi, s’ils le font pour me faire jouir encore des choses de ce monde, doivent cesser leurs prières : mais s’ils prient pour mon âme, pour mon éternité, pour que je n’oublie pas les souffrances de Jésus-Christ et ses mérites, recommande-moi à eux, afin qu’ils prient sans cesse. J’espère que c’est de la sorte que ma famille prie pour moi. Quant à ma nourriture, apporte-moi, selon tes moyens, une écuelle de riz par jour ou tous les deux jours, et quand tu ne le pourras pas, ne t’en inquiète nullement. Si je ne puis sortir d’ici, mon cadavre en sortira bien. Dorénavant, quand on te chargera de me dire quelque chose, même de la part des chrétiens, si cela tend à m’ébranler, ne me le rapporte pas : mon cœur pourrait être faible. »

À partir de ce jour, quand sa femme venait lui apporter quelque chose, il refusait de la voir, et se contentait de lui adresser de loin quelques mots. Quelques jours après, le mandarin lui dit : « Tu as été trompé : en Chine, Ni-Matou[33] a séduit le peuple par sa science ; comment ne vois-tu pas que ce sont des fourberies ? — Ni-Matou, reprit Paul, est un homme comme les autres ; mais la doctrine qu’il a répandue en Chine et ailleurs, n’est pas la sienne ; c’est celle du grand Roi du ciel et de la terre. Si l’on doit publier et écouter avec une attention scrupuleuse les ordres des rois de la terre, à plus forte raison les ordres de Dieu qui sont plus terribles, plus redoutables et plus aimables en même temps que ceux des rois de ce monde. Il est le Tout-Puissant, le Très-Haut ; il est dix mille fois plus admirable que tous les princes. Quand il ordonne, comment pourrait-on prêcher négligemment la religion, la recevoir froidement, l’apprendre avec indifférence ? Voilà pourquoi, soutenu par la grâce, je dois supporter et je supporterai patiemment tous les tourments, mais jamais je ne consentirai à l’apostasie. » — Le mandarin le fit battre plus qu’à l’ordinaire, et le renvoya en prison.

Deux jours après, c’est-à-dire le troisième jour de la sixième lune, sa femme vint à la prison s’informer de son état, et des choses dont il pouvait avoir besoin. — « Je ne souffre pas, dit-il, je ne sens pas la faim ; j’ignore de combien de coups on m’a frappé. Il me suffira d’avoir des provisions jusqu’au 10 de ce mois. » — Il ne s’expliqua pas davantage ; mais il est facile de comprendre qu’il avait reçu d’en haut la connaissance de son prochain martyre.

Le 8, le mandarin le fit amener et lui répéta les ordres qu’il avait reçus de le faire mourir s’il persistait dans son refus d’apostasier. « Depuis plusieurs années que je connais la religion, répondit Paul, je sais qu’il est juste de mourir pour Dieu ; n’espérez donc pas me voir l’abandonner. » — On le tortura et il fut reconduit en prison. Le lendemain, sa femme et trois ou quatre chrétiens étant venus le trouver, il les pria de se retirer, de peur que leur présence ne fît sur son cœur une impression qu’il redoutait. Comme ils demeuraient, il insista. «Pourquoi ne faites-vous pas ce que je vous dis ? Si le Seigneur me soutient, les tourments les plus cruels sont faciles à supporter ; s’il m’abandonne, les moindres souffrances sont insupportables. Si j’étais livré à ma propre faiblesse, il me serait impossible de demeurer ferme ; mais Jésus et Marie me soutenant, rien ne me fait peur. Je vous conjure de me quitter. » — Ils se retirèrent alors, pour ne pas l’affliger.

Le 10, au matin, les satellites vinrent l’avertir que le jour de sa mort était arrivé ; il tressaillit de joie, et son visage parut tout rayonnant. — « C’est étonnant, disaient les gens du prétoire, depuis que cet homme est en prison, quand il n’est pas torturé il est maigre, pâle et abattu ; les tourments au contraire semblent lui rendre la vie, et aujourd’hui qu’on lui annonce sa mort, il semble plus radieux que jamais » C’était l’anniversaire du jour où on lui avait fait faire le tour du marché. On lui mit une petite cangue et il s’avança vers la place, entouré de satellites qui portaient les instruments de supplice, et suivi du mandarin. Celui-ci descendit de cheval, et commanda de le torturer ; alors on le coucha à plat-ventre, la tête assujettie par ses longs cheveux, et les deux bras liés à une grosse pierre. On serra la cangue jusqu’à l’étouffer, et plusieurs bourreaux le frappèrent avec un morceau de bois triangulaire, sorte de hache dont chaque coup fait une plaie. Le mandarin lui demanda de nouveau s’il ne voulait pas apostasier. Paul épuisé ne put répondre. — Alors un satellite s’approcha et lui dit : « Si tu veux abjurer, il est encore temps. » Le martyr ramassa ce qui lui restait de forces pour crier : « Jamais ! » Ses lèvres étaient noires et desséchées, à peine semblait-il lui rester un souffle de vie. Quelques minutes après, il leva la tête, regarda le ciel, et dit : Je vous salue Marie, puis il retomba comme mort.

Cependant les païens disaient : « C’est à cause de lui que la sécheresse nous désole, et que nous mourons de faim ; il faut l’achever à coups de pied. « La foule se pressait autour de lui. Sa femme voulut s’approcher pour le soulager ; les clameurs s’élevèrent contre elle, et repoussée, maltraitée, battue, foulée aux pieds, elle fut emportée évanouie. Paul ayant repris connaissance, le mandarin le lit frapper pour la troisième fois. Ses jambes avaient été cassées au-dessous du genou ; on voyait à nu les os brisés, et la moelle coulait jusqu’à terre. Lorsqu’on le délia, il resta étendu sans mouvement. Sans lui ôter sa cangue, on le jeta sur une natte, et quatre satellites le rapportèrent à la prison, qui fut fermée avec soin. Le mandarin dit : « Si quelqu’un lui donne seulement un verre d’eau, je le fais mourir comme lui. » Pendant deux jours, le martyr ne reçut aucun soulagement, et personne ne put savoir s’il était mort ou vivant. Le 12, vers le soir, le mandarin dit à ses gens : « Allez à la prison, tirez ce chrétien dehors, voyez son visage, tâtez-lui le pouls, et s’il vit encore, achevez-le, et venez m’en rendre compte. Les satellites exécutèrent cet ordre, et, à coups de pierres et de bâtons le mirent dans un tel état que, sauf la paume des mains, aucune partie du corps n’était sans blessure ; toutefois, il lui restait encore un souffle de vie. Les bourreaux le dirent au mandarin, qui leur répondit en colère : « Si vous ne l’achevez pas, je vous fais tous assommer. » Ils retournèrent donc à la prison, et, cette fois, ne mirent de bornes à leur fureur que lorsque l’âme du martyr se fut envolée au ciel. Cependant le mandarin, craignant qu’il ne revînt encore à la vie, fit continuer le supplice sur le cadavre. Un des satellites lui appuya le bout de la cangue sur la poitrine, et monta dessus ; les côtes se brisèrent et le sang coula à flots. Le corps n’avait plus forme humaine. On le couvrit d’une natte, et on le garda pendant la nuit. Le lendemain, il fut enterré par ordre du mandarin ; mais sept ou huit jours après, des chrétiens éloignés d’environ dix lieues, vinrent le prendre pour l’ensevelir honorablement chez eux. Paul était âgé de 56 ans. Son martyre arriva l’an de Jésus-Christ 1798, le 12 de la sixième lune. Pour consoler sa veuve, le geôlier lui dit : « Ne vous affligez pas trop, car le 12, pendant la nuit, j’ai vu une grande lumière environner le corps de votre mari. »


Vers le même temps, mais dans une autre province, Laurent Pak donnait aux fidèles l’exemple du même courage et de la même persévérance. Nous l’avons vu, pendant la persécution de 1791, intervenir hardiment en faveur des chrétiens, et souffrir la flagellation pour sa foi. En 1797, lorsque la persécution éclata de nouveau dans le district de Hong-tsiou, ordre fut donné aussitôt de le saisir. Laurent, par une humble défiance de ses propres forces, se cacha d’abord. Mais son jeune fils ayant été emmené captif à sa place, sa mère lui dit : « maintenant tu ne peux te dispenser de te livrer, » Il vit dans cette parole la volonté de Dieu, et, comptant sur le secours d’en haut, se rendit de lui-même à la préfecture, le 19 de la huitième lune. Le mandarin lui reprocha de s’être enfui, mais Laurent répondit : « J’étais parti avant que votre ordre ne me fût parvenu. À la nouvelle que vous aviez fait saisir mon fils, et sur l’ordre de ma mère, je suis venu ; de quoi s’agit-il ? — Pourquoi, lui dit le mandarin, suis-tu une mauvaise doctrine, prohibée par le roi et ses mandarins ? — Je ne suis pas une mauvaise doctrine, j’observe seulement les dix préceptes de la vraie religion, qui enseigne à adorer Dieu, créateur de toutes choses, J’honore ce Dieu, puis le roi, les mandarins, mes parents et autres supérieurs ; j’aime mes amis, mes bienfaiteurs et mes frères, et tous les autres hommes. — Tu as des parents et des frères ? On dit aussi que tout ton village suit la religion chrétienne, dénonce-moi tout exactement. — Je n’ai que ma mère et pas de frère cadet ; dans tout le village, je suis seul à pratiquer la religion. — Tu méconnais tes parents, le roi et ses mandarins, tu abuses des femmes des autres, tu dissipes ton bien en futilités, et ne fais pas les sacrifices aux parents ; pourquoi violer ainsi tous les principes naturels ? » Puis, se tournant vers les satellites : « Liez-moi cet homme, cria le mandarin, frappez-le et mettez-le à la question. — « Le quatrième précepte, répondit Laurent, nous ordonne d’honorer nos parents, nos supérieurs, le roi et les mandarins, et d’aimer nos frères et nos proches : ne sont-ce pas là les vrais principes naturels ? Mais les parents, après leur mort, ne pouvant plus venir manger ce qu’on leur offre, nous ne leur offrons pas de nourriture, car la vraie doctrine rejette les choses vaines et ne s’attache qu’aux réalités. Du reste, nous faisons la sépulture des morts selon toutes les règles et convenances. Le sixième commandement nous défend toute espèce d’impuretés, et le neuvième nous défend même de désirer la femme du prochain. Le peu que j’ai, je l’emploie à soulager ceux qui sont nus ou dans le besoin ; ce n’est pas là dissiper son bien en futilités. »

Le mandarin commanda de lui mettre la cangue, et dit : « Par qui as-tu été instruit ? qui a copié tes livres, et qui sont tes complices ? — J’ai été instruit par Tsi-hong-i, de la capitale, qui a été décapité pour la religion. C’est de lui aussi que me viennent les livres, il est juste que je meure. — Voudrais-tu par hasard mourir comme Tsi-hong-i ? Qu’y a-t-il donc de si beau à mourir ? — Dieu m’a comblé de bienfaits sans bornes, et mes péchés sont sans nombre ; il est bien juste que je meure. — Quels péchés as-tu commis ? — Je n’ai pas observé dans leur intégrité les dix commandements.» Le mandarin le fit reconduire alors à la prison. Les geôliers, pour lui extorquer quelque argent, lui mirent les pieds dans des entraves, le couchèrent sur des morceaux de tuile, et lui tirent souffrir toute espèce d’avanies. Laurent répondit qu’il était disposé à mourir pour la justice, mais que s’il avait voulu donner de l’argent, il ne serait pas venu jusqu’à la prison. Ces paroles augmentèrent la rage des bourreaux, et il fut accablé de coups.

Au second interrogatoire, le mandarin le fit placer sur la planche à tortures, puis flageller, puis tirailler avec des pinces. — « T’obstineras-tu encore à méconnaître parents, roi et mandarins ? Brûle tes livres, croix, médailles et images, toutes ces choses-là sont mauvaises. — Quand je devrais mourir, reprit Laurent, comment pourrais-je brûler des livres si précieux ? » Il ajouta quelques mots sur l’Incarnation de Jésus-Christ, sur les mérites de sa passion, sur sa résurrection, son ascension et son second avènement, ce qui lui valut une volée de coups sur les jambes.

Il y avait trois mois qu’il portait la cangue, quand des chrétiens de différents lieux, étant venus pour le voir, obtinrent du geôlier, à prix d’argent, qu’elle lui fût enlevée dans la prison. Le troisième interrogatoire, comme ensuite tous les autres, commença par des menaces de mort. Puis le mandarin lui dit : « Toi, enfant de la Corée, pourquoi t’obstines-tu à faire ce que tous nos saints et hommes célèbres n’ont jamais fait ? Qu’as-tu à gagner en violant la loi du royaume ? Ta conduite n’est pas raisonnable. — Le roi, répondit Laurent, peut bien être maître du corps, mais Dieu seul est maître de l’âme ; il a établi des récompenses et des peines après la mort, et personne ne peut les éviter. S’il faut mourir, que m’importe ? Cette vie n’est-elle pas semblable à la rosée qui se dissipe. La vie est un pèlerinage, la mort n’est qu’un retour vers la patrie. »

Sept mois après, le quatrième interrogatoire officiel eut lieu, à l’arrivée d’un nouveau mandarin. Celui-ci dit à Laurent : « Pourquoi, après d’aussi violents tourments, persistes-tu dans ton obstination ? Et puis, ta mère vivant encore, comment peux-tu vouloir mourir ? décidément, tu es devenu insensé. — « La mort, répondit le confesseur, est de toutes les misères de ce monde la plus grande ; le désir de la vie et l’horreur de la mort sont des sentiments communs à tous. Mais Dieu étant le premier père de tous les hommes est le souverain maître de toutes choses, dussé-je mourir, je ne le renierai pas. — Il n’y a rien à faire avec cet être-là, » dit le mandarin, et il le fit battre cruellement, puis l’envoya à la préfecture de Hai-mi.

Devant ce nouveau tribunal, aux mêmes accusations ridicules du juge, Laurent fit les mêmes réponses ; aux tortures de tout genre, il continua d’opposer une patience inflexible. — « Quel est ce Dieu dont tu parles, disait le mandarin, où est-il ? que fait-il ? Peux-tu le connaître, toi, quand nos savants l’ignorent ? Si cette doctrine était vraie, le roi, la cour et ses mandarins ne la suivraient-ils pas ? — Dieu est au ciel, d’où il fait connaître ses ordres ; si vous les exécutez, il vous fera monter près de lui ; si vous lui résistez, il vous précipitera dans les enfers. C’est une peine un million de fois plus forte qu’on ne peut l’imaginer ici-bas. Aucun être n’est en dehors de ses bienfaits ; mais puisqu’une pauvre créature telle que moi en a reçu plus que tous mes supérieurs, dussé-je mourir, je ne le renierai pas. — Après ton supplice, la mère aussi sera mise à mort à cause de toi. — Après ma mort, ma mère restera entre vos mains, mais elle aussi a été créée par Dieu, Dieu pensera à elle. — Est-ce par crainte de l’enfer que tu agis ainsi ? — Oui, c’est par crainte de l’enfer ; mais, en tous cas, je ne puis renoncer à mon Dieu. » Le juge le fit battre de quinze coups de la grosse planche, puis reconduire en prison.

À l’interrogatoire suivant, Laurent développa avec plus d’énergie la doctrine chrétienne sur le ciel et sur l’enfer. « Puisque vous voulez aujourd’hui même me mettre à mort et que vous traitez ma religion de vaine superstition, je ne puis me taire. Sachez-le donc : à la fin du monde, après l’anéantissement de tous les royaumes, tous les hommes de tous les âges, grands et petits, rois et peuples, seront réunis devant le Fils de Dieu, descendu du ciel et porté sur les nues, et il jugera les hommes des temps passés et présents. Les bons seront portés au ciel avec le Seigneur Jésus et ses saints, et jouiront d’un bonheur dix millions de fois plus grand que toutes les gloires et tous les plaisirs du monde. Les méchants seront engloutis dans l’enfer, par la terre qui s’ouvrira sous leurs pieds, et souffriront des peines dix millions de fois plus fortes que les douleurs de ce monde, plongés dans un feu ardent qui ne s’éteindra jamais. À ce moment-là, tout regret sera tardif et inutile ; chacun recevra selon ses œuvres. Puisque vous voulez me faire mourir, retournez maintenant mon corps, et, me frappant sur la gorge, tuez-moi tout de suite. — Tu mourras sous les coups du bâton des voleurs, » repartit le mandarin qui le fit frapper de vingt coups.

Au sixième interrogatoire, le mandarin s’écria : « C’est à cause des scélérats qui suivent cette mauvaise doctrine, que la famine et la sécheresse sévissent dans le royaume, et que tout le peuple va périr. Déclare les lieux où vous vous réunissez pour pratiquer votre religion, fais connaître les chefs des chrétiens. On dit qu’ils sont réunis dans les montagnes, dénonce tout. — Nous n’avons pas de chefs ; que les chrétiens soient dans les montagnes, c’est ce que j’ignore ; si vous le savez, pourquoi le demander ? » Le mandarin furieux s’adresse à un bourreau : « Brise les os de la jambe à ce coquin-là, et bats-le à mort pour qu’il ne sorte pas d’ici. » Cet ordre fut aussitôt exécuté, puis on le traîna à la prison.

Quelques jours après, le gouverneur de la province, dont le mandarin avait demandé les ordres, répondit : « La doctrine des Européens est sale, mauvaise et horrible : frappez ces gens-là sur les jambes, et si, au quatorzième coup, ils ne se rendent pas, défaites-vous-en en les tuant. » Lecture de cet édit fut faite à Laurent en plein tribunal, au milieu de tous les instruments de supplice. Puis le mandarin ajouta : « Ne désires-tu pas voir ta mère ? Qu’y a-t-il de si bon à mourir ? — Mon désir de voir ma mère est inexprimable ; mais, dussé-je mourir, je ne puis apostasier. Faites ce que vous voudrez, je n’ai plus rien à dire. — Mais les autres chrétiens ont obéi au roi. — J’ignore ce que d’autres ont fait : je n’ai pas à scruter leurs actions. Je ne réponds que de moi-même. » Le mandarin lui fit infliger une horrible torture. Pendant plusieurs mois, il fut tous les huit ou dix jours ramené devant le mandarin et remis à la question. La cruauté des satellites s’ingéniait à augmenter ses souffrances, et plus d’une fois ils le laissèrent nu et meurtri dans la boue, exposé la nuit entière au froid et à la pluie.

C’est vers cette époque, qu’il trouva le moyen d’écrire à sa mère la lettre suivante : « À ma mère, moi Laurent, fils ingrat, de ma prison, je vous adresse l’expression de mes sentiments. J’avais toujours fait résolution d’être dévot envers Dieu, pieux envers mes parents et mes frères, et d’accomplir les ordres de Dieu dans toutes mes pensées, paroles et actions. Mais, hélas ! j’ai péché envers Dieu, et je n’ai pas rempli tous mes devoirs envers mes parents et mes frères. N’ayant pu vaincre nos trois ennemis (les trois concupiscences), mes péchés sont sans nombre. Ma mère, pardonnez-moi mes désobéissances ; mon oncle, mon frère, ma belle-sœur, pardonnez-moi de ne pas vous avoir mieux traités, et priez Dieu de me remettre mes péchés et de sauver mon âme ; par là Dieu vous remettra aussi tous vos péchés. Le printemps et l’automne passent comme le cours des eaux, le temps est comme l’étincelle qui jaillit du caillou sous les coups du briquet ; il n’est pas long. Surtout soyez sur vos gardes, et fidèles aux ordres de Dieu. Environ deux mois après mon arrivée en prison, je cherchais ce que je devais faire pour obtenir la grâce de Dieu. Un jour, pendant mon sommeil, j’entrevis la croix de Jésus, qui me dit : Suis la croix. Cette vision était un peu confuse, néanmoins je n’ai jamais pu l’oublier. » Le 25 de la deuxième lune de 1799, il écrivit encore : « Je suis inquiet en pensant que ma mère, ma femme et mes enfants auront de la peine à se conformer à l’ordre de Dieu. Si vous vous y conformez bien, je serai moi-même dans la joie. »

Cependant, l’heure du triomphe approchait pour Laurent. Deux jours après avoir écrit ces dernières lignes, à son quinzième ou seizième interrogatoire, il fut frappé de nouveau de cinquante coups de planche, et pour accélérer sa mort, le mandarin fit verser de l’eau sur lui, pendant qu’on le battait. C’est un raffinement de torture que l’on dit insupportable. Son corps était dans un état affreux. Il avait reçu en tout plus de quatorze cents coups de planche ou de bâton, et depuis huit jours entiers il n’avait pas pris une goutte d’eau. Le geôlier le crut mort, et après l’avoir emporté sur son dos à la prison, le dépouilla de ses vêtements, lui lava le dos avec de l’eau froide, et le jeta dehors.

Laurent cependant n’était pas mort. Pendant la nuit, des chrétiens purent pénétrer en secret auprès de lui et lui faire prendre quelque nourriture, sans que le geôlier s’y opposât. Le lendemain, 28 de la deuxième lune, nouvelle comparution devant le mandarin, et nouvelle flagellation. Le juge, les bourreaux, les spectateurs étaient stupéfaits de le voir vivant. On l’emporta évanoui, sans connaissance et sans mouvement. Onze chrétiens qui étaient alors enfermés dans la même prison, le virent quelques heures après, se lever seul, déposer lui-même sa cangue, entrer dans la salle et se coucher. Le geôlier furieux accabla les chrétiens d’injures, croyant que ceux-ci l’avaient aidé. Mais Laurent lui dit : « Je ne mourrai ni de faim, ni sous les coups, je serai étranglé. »

Le lendemain, le juge ayant appris que Laurent respirait encore, fit donner la bastonnade au geôlier, et le menaça de le faire tuer lui-même. Celui-ci, aidé de son fils, revint frapper le martyr, jusqu’à ce que le croyant mort, il tomba de fatigue et s’endormit. Pendant qu’il dormait, les prisonniers chrétiens s’approchèrent de Laurent, et quel ne fut pas leur étonnement quand il se mit à causer tranquillement avec eux. Toutes ses plaies étaient miraculeusement guéries, on n’en voyait pas même la trace. Il dut sortir un instant, et le geôlier s’étant réveillé, courut après lui, le saisit, et pour en finir avec ce qu’il croyait être une puissance magique, l’étrangla avec une corde de paille. Il était onze heures du matin, le 29 de la deuxième lune de l’année kei-mi (1799).

Ainsi mourut, à l’âge d’environ trente ans, ce glorieux serviteur de Jésus-Christ. Pendant les dix-huit mois que dura son martyre, chacun de ses jours fut marqué par quelque torture, chacun de ses pas laissa des traces ensanglantées. Il semble impossible qu’un corps humain puisse résister si longtemps aux supplices. Mais Dieu, par des motifs dignes de sa sagesse et de sa miséricorde, voulait donner un grand exemple, et, de fait, le lieu où Laurent a souffert, est toujours demeuré une de nos plus ferventes chrétientés. Son sang a été littéralement une semence de chrétiens.

Laurent Pak avait trois amis intimes, nommés Jacques Ouen, Pierre Tsieng et François Pang. La tradition rapporte que tous les quatre, dans un élan de zèle peu éclairé, s’étaient promis de se dénoncer mutuellement, afin d’être martyrisés ensemble. Il ne paraît pas cependant qu’ils l’aient fait ; mais Dieu, pour récompenser leur bonne volonté, permit qu’ils tombassent entre les mains des mandarins l’un après l’autre, à peu près à la même époque, quoique dans des districts différents, et tous les quatre eurent l’honneur de verser glorieusement leur sang pour la foi. Nous recueillons ici ce que les mémoires du temps et les traditions locales nous ont conservé de leur histoire. Il est très-probable qu’ils souffrirent dans cette même année 1799, et c’est la date que nous avons adoptée. Cependant le fait n’est pas absolument certain, car les premiers chrétiens de Corée qui prenaient un grand soin de marquer exactement le jour de la mort des martyrs, afin de célébrer leur anniversaire, n’ont pas observé la même exactitude dans la désignation des années, ce qui cause quelquefois une certaine confusion dans la suite des faits d’ailleurs les plus authentiques.

Jacques Ouen était le cousin germain et l’aîné de Pierre Ouen, martyrisé en 1793. Ils vivaient ensemble au village de Eug-trien-i, district de Hong-tsiou, et tous deux furent en même temps instruits de la religion. Jacques était doux, facile, droit et ouvert, et, dans un si bon fonds, la foi fit promptement germer toutes sortes de vertus. Dès qu’il fut chrétien, il fit serment de consacrer sa fortune, qui était considérable, au soulagement des indigents, et son occupation journalière fut de les chercher pour leur faire du bien. Afin d’expier ses anciens péchés de gourmandise, il jeûnait tous les vendredis. Son zèle à répandre la religion parmi les païens le portait à aller les trouver de côté et d’autre pour les prêcher. Non content de cela, les dimanches et jours de fête il faisait préparer des aliments en grande quantité, et invitait tout le monde à y prendre part. Quand on était réuni il disait : « C’est aujourd’hui le jour du Seigneur, il faut le célébrer avec une sainte joie, et aussi remercier Dieu de ses dons en faisant part des biens qu’ils nous a donnés. » De là il prenait occasion d’expliquer divers articles de la religion.

Sa réputation se répandit bientôt et, en 1792, le mandarin envoya des satellites pour le saisir. Mais il avait eu le temps de se cacher, et réussit cette fois à se sauver. Lorsqu’il apprit le martyre de son cousin, sa ferveur redoubla, et, regrettant de n’avoir pas été martyr avec lui, il se dit : « Si je pratique ma religion publiquement, le mandarin en aura bientôt vent, et me fera saisir.» Il se mit donc à faire ses prières et exercices de dévotion au milieu des païens, soit le jour, soit la nuit, pendant plusieurs années ; il alla même s’installer sur le grand chemin. Les satellites le savaient et quelquefois même le voyaient, néanmoins il ne fut pas inquiété.

Ayant appris l’entrée du P. Tsiou en Corée, il alla de suite le trouver et témoigna le désir de recevoir les sacrements. Le prêtre lui dit : « Tout homme qui a deux femmes est rejeté par l’Église, sors de suite et ne te représente plus devant moi. » Jacques sortit et, pendant trois jours et trois nuits, il ne fit que pleurer et gémir sans vouloir prendre de nourriture. On alla avertir le prêtre qui permit de le laisser entrer, et lui dit : « Aussitôt après ton retour chasseras-tu ta concubine ? Sur ta promesse formelle je pourrai te donner les sacrements ; sinon, tu ne pourras plus même me voir. » Jacques répondit : « En vérité, j’ignorais qu’il fût défendu par la loi chrétienne d’avoir femme et concubine ; vos ordres me le faisant connaître, je promets de chasser de suite, à mon retour, ma concubine ; veuillez m’accorder les sacrements. » Il les reçut, et de retour chez lui, il dit à cette femme : « Un chrétien ne peut pas avoir de concubine, et une chrétienne ne peut pas être concubine. » Et sur-le-champ il la répudia.

Une étroite amitié l’unissait à Laurent Pak ; ils se voyaient mutuellement et s’excitaient sans cesse à la pratique des vertus et au désir du martyre. Jacques avait ainsi passé plusieurs années, lorsqu’en 1798. il fut saisi par les satellites de Tek-san, et conduit à la prison, où il resta plus d’un mois sans qu’il fût question de l’interroger. Pensant alors que c’était la faute des satellites, il les pressa vivement de le faire comparaître devant le mandarin ou de le mettre en liberté. Cité enfin au tribunal, à cette question du mandarin : « Est-il vrai que tu pratiques la religion du Maître du ciel ? — Oui, répondit-il, je la pratique en effet, afin de servir Dieu et de sauver mon âme. — Dénonce tes complices. — Il y a, reprit-il, trois autres personnes animées comme moi du désir de servir Dieu et de donner leur vie pour lui. » Jacques parla ainsi, conformément à la promesse mutuelle que lui-même, Laurent Pak, François Pang et Pierre Tsieng se seraient faite de se dénoncer l’un l’autre, afin de souffrir ensemble le martyre. Toutefois on ne voit pas que Jacques ait fait de dénonciation bien positive. « Explique-toi plus clairement. — Quand je devrais mourir dix mille fois, je ne puis en dire davantage. » Le juge alors le soumit aux divers supplices de l’écartement des os, de la puncture des bâtons et de la flagellation, mais inutilement. Jacques fut ensuite transféré au tribunal criminel de Hong-tsiou, où il développa à plusieurs reprises les vérités de la religion, et subit deux ou trois fois d’affreuses tortures. On le renvoya à Tek-san, où il fut encore cruellement battu, et eut les jambes entièrement brisées.

Enfin sur un ordre spécial du gouverneur, on l’expédia à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire de la province. Le jour de son départ, sa femme, ses enfants et quelques amis, le suivaient en pleurant. Il les fit approcher et leur dit : « Lorsqu’il s’agit du service de Dieu, et du salut de l’âme, il ne faut pas écouter l’affection naturelle ; supportez bien toutes les peines et les souffrances, et nous nous retrouverons dans la joie, auprès de Dieu et de la bonne Vierge Marie. Votre présence ne peut que m’ébranler et m’être très-nuisible. Ainsi donc, soyez raisonnables, et ne vous montrez plus devant mes yeux. » Puis il les congédia. Son ancienne concubine aussi lui envoya un exprès, demandant à le voir une dernière fois, mais il refusa en disant : « Pourquoi vouloir me faire manquer la grande affaire ? » Arrivé à Tsieng-tsiou, il subit un interrogatoire. Le juge voulait le faire apostasier en lui promettant la vie, mais Jacques répondit : « Il y a neuf ans que je désire mourir martyr pour Dieu. » Le juge, en colère, lui fit souffrir de cruelles tortures durant tout le jour. Le lendemain on recommença, et ainsi de suite chaque jour, pendant près d’un mois. Les verges, les bâtons et planches de supplice, l’écartement des os, tout fut mis en œuvre, jusqu’à ce qu’il mourut sous les coups, le 13 de la troisième lune de l’an kei-mi (1799). Il avait alors soixante-dix ans. Après sa mort, son corps parut enveloppé d’une lumière extraordinaire. Une foule de païens furent témoins du prodige, et près de cinquante familles se convertirent à cette occasion.

Pierre Tsieng, né d’une famille honnête du district de Tek-san, était, avant sa conversion, redouté de tous à cause de son caractère violent et de sa force extraordinaire. Il eut le bonheur de se faire chrétien et de recevoir le baptême des mains du P. Tsiou ; dès lors, il devint humble, doux et affable. On croit qu’il resta quelque temps au service du prêtre. Plus tard, nommé catéchiste dans le Naï-po, il se montra assidu à la prière et aux lectures pieuses, s’occupant sans cesse à instruire et à exhorter ceux qui lui étaient confiés. En l’année 1798 ou 1799, il fut pris et conduit à la ville de Tek-san, où il eut à subir bien des interrogatoires et des tortures ; il confessa Dieu généreusement, et signa sa sentence sans laisser paraître sur son visage la moindre émotion. Dans la prison, il encourageait les chrétiens ses compagnons de captivité, et, le jour du supplice, quand on lui apporta le repas des condamnés à mort, il les invita à le partager avec lui, disant : « Pour la dernière fois, il faut manger avec actions de grâces les aliments que Dieu a créés pour l’homme, et ensuite nous irons au ciel jouir du bonheur éternel. » Il eut la tête tranchée. On croit qu’il avait alors de cinquante à soixante ans.

François Pang, né au village de Ie, district de Mien-tsien, était pit-siang, c’est-à-dire intendant du gouverneur de la province. On ignore entièrement de quelle manière et à quelle époque il se convertit. Il se distinguait par une ferveur extraordinaire, et désirait vivement le martyre. En l’année 1798, il fut pris à Hong-tsiou, et eut à subir, pendant six mois, des supplices fort nombreux, dont les détails ne nous sont pas parvenus. On rapporte seulement qu’il y avait alors dans la prison deux autres chrétiens comme lui condamnés à mort, qui, lorsqu’on leur apporta, selon l’usage, le dernier repas des condamnés, se mirent à verser des larmes ; mais François, d’un visage rayonnant de joie, remercia Dieu et la vierge Marie, et dit à ses compagnons : « La création et la conservation sont des bienfaits de Dieu, mais un si généreux traitement, de la part du mandarin, n’est-il pas aussi un bienfait de la Providence ; pourquoi êtes-vous tristes et abattus ? C’est là une tentation du démon. Si nous perdons une aussi belle chance de gagner le ciel, quelle autre occasion attendrons-nous désormais ? » Dieu rendit efficaces ses exhortations et ses encouragements ; ses deux compagnons, regrettant leur faiblesse, partagèrent bientôt la sainte joie de son cœur. Ils furent tous trois martyrisés dans cette même ville de Hong-tsiou. On ne sait pas si François mourut sous les coups ou fut étranglé. C’était le 16 de la douzième lune. (Janvier 1799.)

À la suite de Laurent Pak et de ses trois amis, mentionnons un autre martyr qui souffrit à la même époque et dans la même province.

François Pai Koan-kiem-i, né au village de Tsin-mok, district de Tang-tsin, avait embrassé la religion dès qu’elle fut prêchée par Piek-i. Arrêté une première fois en 1791, il eut, comme nous l’avons dit, la faiblesse d’apostasier devant le mandarin. Mais bientôt après, touché d’un sincère repentir, il se remit à servir Dieu avec ferveur. Obligé de quitter son district, il s’était d’abord retiré dans celui de Sie-san. Plus, tard, en compagnie d’autres chrétiens, il vint s’établir à Iang-tei, district de Mien-tsien, et c’est là qu’en 1798, lui et ses compagnons préparèrent un oratoire, dans l’espérance d’y recevoir le prêtre. Quelque temps après, un apostat, nommé T’sio Hoa-tsin-i, les trahit près du mandarin, et amena lui-même les satellites dans le village. François Pai fut arrêté, le 3 de la dixième lune, et conduit à Hong-tsiou. On voulut le forcer à faire connaître les autres chrétiens et à livrer ses livres de religion ; mais les plus violents supplices ne purent lui arracher une dénonciation. Pendant plusieurs mois il fut mis fréquemment à la question, puis on le transféra à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire et criminel de la province, où il partagea les souffrances de Jacques Ouen et des autres chrétiens prisonniers. On n’a pas de détails sur les derniers mois qu’il passa en prison. On sait seulement qu’il supporta les tortures avec une patience héroïque. Toute sa chair était en lambeaux, ses membres brisés, et les os mis à nu. Il expira enfin sous les coups, à l’âge d’environ soixante ans. La tradition de sa famille fixe la date de son martyre au 13 de la douzième lune de l’année kei-mi (1799).


C’est à cette même année, croyons-nous, qu’il faut aussi rapporter le martyre de François Ni Po-hien-i et celui de Martin In Eun-min-i, morts sous les coups, le 15 de la douzième lune.

François descendait d’une famille honnête et riche de Hoang-ma-sil, au district de Tek-san. Dès l’enfance, son caractère ferme et quelque peu opiniâtre le faisait remarquer entre ses compagnons. La mort de son père, qu’il perdit jeune encore, en le laissant maître de ses volontés, fit qu’il lâcha la bride à toutes ses passions, et devint si violent que personne ne pouvait le contenir. Mais à l’âge de vingt-quatre ans, instruit de la religion par Thomas Hoang, il se convertit et arriva en très-peu de temps à tellement se réformer et à si bien dompter son tempérament naturel, que sa conduite calme et réglée fit bientôt l’édification de tous. Quoiqu’il n’eût lui-même aucun désir de se marier, il le fit néanmoins pour obéir à sa mère.

De jour en jour sa ferveur augmentait, et il s’appliquait avec zèle aux exercices de la pénitence et de la mortification. On dit même qu’il quitta quelque temps son pays pour aller dans les montagnes ; et là, vivant de légumes, il répétait : « Pour servir Dieu et sauver son âme, il faudrait ou pratiquer la continence, ou donner sa vie par le martyre ; c’est le seul moyen de devenir un véritable enfant de Dieu. »

Quand on commença à persécuter les chrétiens, François, loin d’en concevoir aucune crainte, ne cessait d’exhorter sa famille, et les chrétiens de son village. Il discourait chaque jour sur la passion de Notre-Seigneur, et les engageait à ne pas laisser échapper une aussi belle occasion de confesser la foi, et de gagner le ciel. Prévoyant qu’il ne serait pas longtemps en paix, il fit un jour préparer une grande quantité de vin ; « c’est, disait-il, pour faire une dernière fête, et régaler tout le village, mais il faut le faire promptement. » Deux jours après, les satellites se présentèrent en effet, et lui demandèrent : « Es-tu chrétien ? — Non-seulement je le suis, répondit-il, mais, depuis deux jours, j’attends que vous arriviez pour méprendre. » Puis il traita les satellites libéralement, après quoi, il fut arrêté et conduit au mandarin. « Es-tu chrétien, lui demanda celui-ci, et de quel pays es-tu ? — Je suis chrétien, et originaire de Tek-san. — Quel a été ton précepteur, quels sont tes complices, et quels livres as-tu en ta possession ? — Mon maître et mes coreligionnaires sont dans mon pays. Quant aux livres, j’en ai bien quelques-uns, mais ils traitent tous de choses très-importantes, et je ne puis vous les remettre. — Quelle est donc cette chose si importante que tu ne puisses me montrer ces livres ? — Comme ils parlent de Dieu, le souverain maître de toutes choses, je ne puis inconsidérément vous les mettre entre les mains. » Piqué de cette réponse, le mandarin le fit battre violemment, puis reconduire à la prison.

Cependant, le juge criminel ayant reçu avis de cette affaire, et ordonné de transférer François à sa ville natale, on le conduisit à Haï-mi, dont le mandarin gérait alors les deux préfectures. Ce nouveau juge lui dit : « Pour quelle raison, abandonnant tes parents et le tombeau de tes pères, vas-tut établir à 500 lys dans un autre district ? Pourquoi aussi fais-tu ce que le roi défend, en suivant cette détestable doctrine ? » — François répondit : « Pourquoi qualifiez-vous si injurieusement une religion sainte, que le roi et les mandarins ne connaissent pas ? D’où les hommes tirent-ils leur origine ? Si c’est Dieu qui, au commencement, leur a donné l’être, comment ne pas honorer Celui qui est notre Père suprême et notre grand Roi ? — Le roi et les mandarins valent-ils moins que toi, pour dire qu’ils sont dans l’ignorance ? Et puis, pourquoi suivre une doctrine étrangère ? Si elle était bonne, le roi et les mandarins, qui te valent bien, la pratiqueraient. Tu n’es qu’un grand rebelle qui méconnais les principes. » Puis, faisant approcher les valets et préparer les divers instruments de supplice, il répéta d’un ton de colère : « Dénonce tout sans déguisement ; » et sur son refus, lui fit infliger la puncture des bâtons. — « Partout, dit François, il y a des maîtres et des disciples, mais si je les dénonçais, vous les traiteriez comme moi ; dussé-je donc mourir moi-même, je ne puis rien dire. » En vain les bourreaux, excités par le juge furieux, redoublèrent de cruauté et lui firent subir plusieurs fois l’écartement des os ; François demeura ferme. « Non, cent mille fois non, répétait-il, je ne veux rien dénoncer. » Pendant plus d’une demi-journée, toutes les tortures imaginables furent mises en œuvre, et bien des fois François perdit connaissance, mais sans se laisser vaincre. À la fin, on le chargea d’une lourde cangue, et on le reconduisit à la prison. Quoique tout son corps ne fût qu’une plaie, il avait le cœur content et joyeux, priait, exhortait les autres prisonniers, et, selon son habitude, leur expliquait le mystère de la passion de Jésus-Christ.

Au deuxième interrogatoire, le mandarin, qui avait déployé un appareil de tortures effrayant, lui dit : « Cette fois, tu ne peux échapper, dénonce donc tout et renie le Dieu des chrétiens. — Pourquoi m’adressez-vous encore de telles paroles ? répondit François ; si un sujet renie son roi, lui impose-t-on des punitions, on lui donne-t-on des récompenses ? Vous, mandarin, payé par le roi, traitez-moi selon la loi. » Stupéfait de tant de constance, le mandarin fit son rapport au juge criminel, en demandant ce qu’il y avait à faire. Celui-ci répondit de tuer François sous les coups, s’il s’obstinait à ne rien dénoncer. Le confesseur fut donc mené de nouveau au tribunal, et subit encore toute la série des supplices. Enfin, ne pouvant rien gagner sur lui, le mandarin lui présenta sa sentence, qu’il signa d’un air si satisfait, que tous les assistants se regardaient, muets d’étonnement. Il fut reconduit à la prison et dès le lendemain on lui servit le repas des condamnés, qu’il prit joyeusement ; puis, après lui avoir fait faire le tour du marché, on commença à le battre. Les bourreaux, ayant lié chacun devant soi une natte grossière en guise de tablier, s’évertuèrent longtemps à frapper ; puis, comme leur victime tardait à rendre le dernier soupir, ils le retournèrent sur le dos, lui enfoncèrent leurs bâtons dans les parties naturelles, et l’achevèrent ainsi. François avait alors vingt-sept ans. Quelques jours après, on recueillit son corps, et tous les habitants du village purent constater de leurs propres yeux que sa figure était toute fraîche et souriante. Plusieurs païens, dit-on, se convertirent à cette vue.

François eut un digne compagnon de son triomphe dans Martin In Eun-min-i, jeune noble qui vivait à Tsiou-rai, district de Tek-san. D’un caractère à la fois doux et ferme, Martin avait fait d’assez bonnes études, et s’était lié avec le licencié Alexandre Hoang, qui l’instruisit de la religion. À peine fut-il converti, qu’il enferma les tablettes de ses ancêtres dans un vase, et les jeta à l’eau. Ensuite, il gagna la capitale, où il fut baptisé par le P. Tsiou. Il laissa près du prêtre son fils aîné, nommé Joseph, et maria son second fils dans une famille qui avait alors beaucoup de réputation parmi les chrétiens ; puis, abandonnant sa maison et ses biens, il émigra au district de Kong-tsiou. Ses parents païens ne pouvant comprendre la raison d’une aussi étrange conduite, il la leur déclara franchement, et leur développa la religion, sans réussira gagner leurs cœurs. Arrêté par les satellites du mandarin de Kong-tsiou, il déclara sans détour qu’il était chrétien et voulait donner sa vie pour Dieu. Envoyé à Tsieng-tsiou, il y subit de si violentes tortures, qu’il fut mis hors d’état de marcher. Renvoyé à Hai-mi tribunal criminel de son district natal, il dut être transporté, de relais en relais, sur les chevaux du gouvernement. Sa constance ne se démentit pas un seul instant, et le juge, poussé à bout, le condamna à mourir, comme François, sous les coups. On lui servit le repas d’usage, puis une vingtaine de satellites le prirent et procédèrent à l’exécution de la sentence, Pendant le supplice, Martin répéta plusieurs fois : « Oh ! oui, c’est de bon cœur que je donne ma vie pour Dieu ! » À la fin, un des bourreaux, saisissant une énorme pierre, le frappa plusieurs fois sur la poitrine. La mâchoire inférieure se détacha, les os de la poitrine furent broyés, et le saint confesseur expira dans ce supplice, à l’âge de soixante-trois ans.


Cependant, malgré ces exécutions et d’autres encore qui ensanglantèrent diverses chrétientés des provinces, on peut dire qu’il n’y eut pas en Corée, pendant le règne de Tieng-tsong tai-oang, de persécution officielle et générale. Comme nous l’avons déjà remarqué, ce prince, d’un caractère assez modéré, ne voulait point verser le sang. Il avait en grande estime quelques chrétiens illustres du parti Nam-in, et sachant que beaucoup d’hommes éminents embrassaient la nouvelle religion, il voulait examiner les faits par lui-même, et avec calme. Plusieurs fois, il présida en personne aux interrogatoires des chrétiens. Le martyr Pierre Sin, cité plus haut, nous a conservé, dans ses lettres, un fragment curieux d’un de ces interrogatoires, probablement celui que Thomas T’soi Pil-kong-i eut à subir, à la troisième lune de l’année kei-mi (1799). En voici la traduction littérale.

Le roi. — Moi aussi, j’ai lu les livres de religion, mais comment te semble cette doctrine, comparée à celle de Fo ? — Le chrétien. — La religion de Jésus-Christ ne doit pas être comparée à celle de Fo. Le ciel, la terre, les hommes, tout ce qui est, n’existe que par un bienfait de Dieu, et ne se conserve que par un autre bienfait, c’est-à-dire par l’Incarnation et la Rédemption de ce même Dieu très-haut et très-grand, père et gouverneur de l’univers. Comment oser mettre en comparaison avec cette religion une doctrine dénuée de sens et de principes. Ici est la véritable voie, la véritable science. — Mais comment, dit le roi, celui que tu appelles très-bon et très-grand maître de toutes choses, a-t-il pu venir dans ce monde, s’y incarner, et qui plus est, le sauver par la mort infâme que les méchants lui ont fait subir ? Cela est bien difficile à croire. — Nous lisons dans l’histoire de la Chine, reprit le chrétien, que le roi Seng-t’ang voyant tout son peuple réduit à la mort par une sécheresse de sept années, ne put y rester insensible. Il se coupa les ongles, se rasa les cheveux, se revêtit de paille, et se retira dans le désert de Sang-lin. Là il se mit à pleurer et à faire pénitence, puis chantant une prière qu’il avait composée, s’offrit lui-même en sacrifice et en victime. Sa prière n’était pas achevée, qu’une pluie abondante tomba sur un espace de plus de deux mille lys ; c’est depuis ce temps que le peuple dans sa reconnaissance, l’a appelé le saint roi[34].

« Or, combien plus grand est le bienfait de la Rédemption ! Tous les peuples anciens, présents, futurs, toutes les choses du monde sont imprégnées de cette rédemption, et ne subsistent que par elle. Voilà pourquoi, sire, je ne puis comprendre que vous trouviez ceci difficile à croire. — Mais la doctrine de Fo, non plus, ne doit pas être traitée légèrement. Le nom seul de Fo signifiant celui qui sait et comprend tout, est un nom sans égal, comment oserais-tu en parler avec mépris ? — Si ce n’était ce nom, de quoi eût-il pu se couvrir ? Aussi l’a-t-il volé. Mais par le fait, ce roi Siek-ka-ie, que vous appelez Fo, n’est qu’un homme, fils du roi Tsieng-pou et de la dame Mai-ia. Il a dit en montrant de la main droite le ciel, et de la main gauche la terre : « Moi seul je suis grand. » N’est-ce pas là un orgueil ridicule ? Quelle vertu, quelle sainteté a-t-il eu, pour que ce soit un crime de le mépriser ? — La vérité, reprit le roi, se soutient par elle-même, et chaque chose à la fin tourne du vrai côté ; nous verrons la suite. » Puis, sans rien décider, il fit reconduire le chrétien à sa prison. Devant un tribunal inférieur, ce confesseur aurait expié sa franchise par une dure flagellation, peut-être même par le dernier supplice, mais le roi rejeta les adresses des ministres qui voulaient le faire condamner à mort, et, quelque temps après, le fit relâcher.

Pendant l’été de cette même année 1799, le taisa Kan Sin-heu-tso présenta une requête contre Ambroise Kouen T’siel-sin-i et Augustin Tieng Iak-tsiong, qu’il représentait comme les chefs et les soutiens des chrétiens. Le roi se fâcha contre l’auteur de la requête, le cassa de sa dignité, et défendit de donner suite à cette affaire.

Ces faits et plusieurs autres analogues donnaient à bien des chrétiens l’espoir de faire triompher enfin la vérité. Malgré l’opposition secrète des ministres, et la cruauté de quelques gouverneurs de provinces, l’Évangile se répandait parmi les païens ; les conversions se multipliaient, surtout à la capitale. Mais la mort soudaine du roi laissa bientôt le champ libre aux persécuteurs. Ce prince mourut d’une tumeur sur le dos. Un coup de lancette donné à temps eût pu le sauver, mais une loi inflexible de l’étiquette coréenne défend de toucher le corps du roi, même en cas de maladie, et pour le guérir. Cette tumeur dégénéra en une large plaie, et il expira le 28 de la sixième lune de 1800, après vingt-quatre ans de règne.

CHAPITRE III.

Régence. — Persécution générale. — Martyre de Jean T’soi, d’Augustin Tieng, de Louis de Gonzague Ni, etc…


La mort du roi Tieng-tsong tai-oang était un malheur pour tout le royaume qui perdait en lui un prince sage, modéré, ami de son peuple ; mais pour les Nam-in et les chrétiens, c’était un véritable coup de foudre. Ils voyaient disparaître tout à coup le dernier obstacle qui pouvait s’opposer à la rage de leurs ennemis. Voici comment Alexandre Hoang, dans ses mémoires, nous décrit la position respective des partis politiques en Corée, à cette époque :

« Depuis longtemps les nobles étaient divisés en quatre partis nommés No-ron, Sio-ron, Nam-in et Sio-pouk. Les deux principaux étaient celui des No-ron et celui des Nam-in. Vers la fin du dernier règne, ces partis s’étaient subdivisés en deux camps ou deux fractions. On appelait Si-pai, ceux des divers partis qui étaient sincèrement dévoués au roi et disposés à le seconder dans ses vues. Ceux au contraire qui, attachés à leurs idées particulières, étaient toujours prêts à faire de l’opposition, étaient nommés Piek-pai. Tous les ennemis les plus acharnés des chrétiens étaient Piek-pai. Les Nam-in Si-pai étaient en petit nombre. C’est parmi eux que la religion se propagea d’abord, et quoique plusieurs eussent renoncé à l’Évangile pour conserver leur vie et leurs emplois, cependant ils n’étaient pas foncièrement hostiles aux chrétiens. Les chefs des Nam-in Si-pai étaient Ni Ka-hoan-i, Ni Seng-houn-i, Tieng Iak-iong, etc. La fraction des Nam-in Piek-pai avait pour chefs Hong Hei-ho et Mok Man-tsiong. »

Le roi redoutait les Piek-pai qui étaient nombreux et puissants, et dont les rangs se grossissaient tous les jours. Il favorisait au contraire les Nam-in Si-pai, lesquels étaient presque tous des hommes d’un grand mérite. Ni Ka-hoan-i était le premier lettré du royaume ; Tieng Iak-iong avait comme savant et comme homme d’État des talents extraordinaires. Le roi les avait en particulière affection, et tous deux, avant 1795, furent souvent honorés des plus hautes dignités. Les Piek-pai détestaient ces deux hommes et leurs partisans, aussi, comme nous l’avons vu, se servirent-ils du prétexte de la religion chrétienne pour les perdre, et réussirent-ils, après l’entrée du P. Tsiou en Corée, aies faire éloigner de la cour comme suspects. C’est alors qu’ils furent privés de leurs fonctions et relégués dans des postes inférieurs. Néanmoins le roi les protégea toujours, et repoussa toutes les accusations portées contre eux.

Mais à la mort de ce prince, son fils et successeur étant trop jeune pour gouverner lui-même, la régence fut dévolue de droit à son aïeule Kim Tieng-sioun-i, seconde femme du père du feu roi. Aussitôt elle prit en main la conduite des affaires et abaissa la grille (c’est-à-dire le store en bambous derrière lequel elle devait assister au conseil des ministres, car, quoique nommée par tous grande reine et mère du peuple, elle ne pouvait, suivant les usages, être assise près des hommes). Tous ses parents appartenaient au parti No-ron et Piek-pai, et avaient été éloignés des charges publiques sous le règne précédent. Ils se préparèrent à profiter du pouvoir absolu qui tombait inopinément entre leurs mains, et à satisfaire leurs rancunes politiques et religieuses, en ruinant à la fois le parti Nam-in et la religion chrétienne.

La tempête, toutefois, ne se déchaîna pas immédiatement. La loi coréenne, par respect et par superstition, défend de s’occuper d’affaires importantes avant l’enterrement du roi défunt. Or, le temps marqué entre la mort et les obsèques de l’empereur de Chine étant de sept mois, le roi de Corée, qui est son vassal, ne doit attendre que cinq mois, tandis que pour les membres de la haute noblesse l’intervalle est de trois mois. Pendant cinq mois donc, on eut à accomplir tous les jours diverses cérémonies en présence du corps du défunt, et l’on ne put s’occuper que des immenses préparatifs nécessaires pour lui donner la sépulture selon toutes les règles.

Les cérémonies funèbres à peine terminées, vers la fin de la onzième lune, la régente cassa tous les dignitaires du parti Si-pai, et renvoya tous les ministres jusqu’alors en fonction. Ces derniers furent remplacés par Ni Pieng-mo, Kim Kouen-tsiou et Sim Oan-tsi, tous trois du parti No-ron. Ce brusque changement était un coup d’État, car, d’après la loi coréenne, on ne peut pas ainsi improviser des ministres à volonté. La dignité de ministre est à vie, c’est-à-dire qu’ils conservent toujours le titre, même quand ils ne sont plus en fonction, et ceux-là seuls peuvent être faits ministres, par un simple décret royal, qui ont déjà rempli cette charge. Pour en créer de nouveaux, il faut observer une foule de règles, de cérémonies, de formalités longues et minutieuses, qui demandent un temps considérable. Mais la régente ne tint nul compte des lois et coutumes, et passa par-dessus tous ces obstacles, pour avoir de suite sous la main des agents dévoués à son parti. Quelques jours après parut, au nom du jeune roi et de la régente, le décret impie qui prohibait la religion chrétienne dans tout le royaume, mettait au ban de la loi tous ses adhérents, ordonnait à tous les fonctionnaires publics de les saisir, et leur donnait plein pouvoir de les juger sans miséricorde.

D’anciennes lettres, imprimées en Europe, portent qu’un ministre eut alors le courage de défendre les chrétiens en plein conseil, et qu’il reçut la palme du martyre en récompense de sa généreuse apologie. Mais toutes nos recherches n’ont pu jusqu’à ce jour nous faire rencontrer des traces de ce fait, et nous ne voyons pas de qui il pourrait être question.

Le décret de persécution était à peine publié que les arrestations commencèrent. Le premier saisi fut Thomas T’soi, le même qui, l’année précédente, avait soutenu avec tant de talent et de courage la cause de l’Évangile, devant le roi lui-même. Quelques jours après, le 19 de la douzième lune, fête de la Purification, Pierre T’soi Pil-tiei-i, cousin germain de Thomas, fut pris à son tour. Il était en prière, à l’aube du jour, avec quelques autres chrétiens, dans une pharmacie qui donnait sur une des grandes rues de la capitale. Des agents de police entendirent en passant ces néophytes qui se frappaient la poitrine, et croyant reconnaître le bruit d’un jeu de cartes prohibé, enfoncèrent la fenêtre, se précipitèrent dans l’appartement, fouillèrent toutes les personnes présentes, et trouvèrent, non des cartes, mais un calendrier chrétien. Comme aucun d’eux ne savait lire, ils le portèrent de suite à des camarades plus instruits, et apprenant que c’était un écrit de religion, revinrent en toute hâte saisir les délinquants. Tous s’étaient enfuis, excepté Pierre T’soi et Etienne O, qui furent conduits au mandarin et enfermés dans la même prison que Thomas T’soi.

Deux chrétiens nobles, du parti des Nam-in, furent pris dans ces mêmes jours, l’un au district de Iang-keun, et l’autre dans la ville de Tsiong-tsiou. Le premier était ce même Justin Tsio Tong-siem-i, que nous avons vu autrefois se livrer aux exercices de la retraite spirituelle avec Xavier Kouen. Il fut de suite jeté en prison. L’autre, nommé Ni Kei-ien-i, échappa à la prison par l’apostasie et fut exilé.

Les perquisitions se multipliaient de toutes parts ; toutes les maisons suspectes étaient fouillées par les satellites et souvent dévastées ; l’effroi se répandait parmi les chrétiens, lorsque, à la fin de cette douzième lune, les fêtes du nouvel an coréen leur procurèrent un sursis de quelques jours, et donnèrent à plusieurs le temps de se mettre en sûreté, eux et leurs familles.

L’année qui commençait, l’année sin-iou (1801), devait être à jamais mémorable entre toutes pour ses désastres. Elle est gravée en caractères de sang dans les annales de la Corée. C’est alors surtout que cette Église naissante acquit droit de cité dans l’Église catholique ; c’est alors surtout que la foi de Jésus-Christ planta dans cette terre infidèle des racines que l’enfer ne saurait arracher et que le temps ne fera jamais périr. Les fêtes du nouvel an étaient à peine terminées lorsque le 11 de la première lune fut publié, au nom de la régente, un nouveau décret dont voici le texte :

« Le feu roi disait souvent que si l’on s’appliquait à faire briller la droite doctrine, la doctrine perverse s’éteindrait d’elle-même. Maintenant j’entends dire que la doctrine déréglée se maintient, et que depuis la capitale jusque dans le fond des provinces, surtout dans le Ho-tsiong, elle se répand de jour en jour davantage ; comment pourrais-je ne pas en trembler ? L’homme ne devient vraiment homme que par l’observation des relations naturelles, et un royaume ne trouve sa vie que dans l’instruction et la vraie doctrine. Or, la doctrine déréglée dont il est question ne reconnaît ni parents, ni roi ; elle rejette tout principe, elle ravale l’homme au rang des sauvages et des animaux. Le peuple ignorant s’en laisse pénétrer de plus en plus, et s’égare dans une fausse voie ; c’est un enfant qui court à la rivière et s’y perd. Comment mon cœur ne serait-il pas touché ? et comment pourrais-je ne pas prendre en pitié ces pauvres malheureux ?

« Les gouverneurs et mandarins des villes doivent donc ouvrir les yeux aux ignorants, faire en sorte que les adeptes de cette religion nouvelle s’amendent sincèrement, et que ceux qui ne la suivent pas soient fortement éclairés et avertis. Par là, nous ne foulerons pas aux pieds les instructions que le feu roi s’est si généreusement efforcé de donner, et les lumières qu’il a fait briller. Après cette stricte prohibition, s’il y a encore des êtres qui ne reviennent pas à résipiscence, il faut les poursuivre comme rebelles. En conséquence, les mandarins de chaque district établiront, chacun dans toute l’étendue de sa juridiction, le système des cinq maisons solidaires l’une de l’autre. Si parmi les cinq maisons il y en a qui suivent la mauvaise doctrine, le chef préposé à leur surveillance avertira le mandarin pour les faire corriger. Après quoi, s’ils ne veulent pas encore changer, la loi est là ; qu’on les extermine de façon à n’en laisser aucun germe. Telle est notre volonté ; qu’elle soit connue et exécutée, tant dans la ville capitale que dans les provinces. »

Cet édit sanglant n’était que l’écho des cris de mort que poussaient de toutes parts les ennemis du nom chrétien, car pendant tout le cours de la première et de la deuxième lune, on vit publier une foule d’adresses au roi, de pétitions aux ministres, de circulaires des nobles, etc., venues de tous les points du royaume. Nous en avons sous les yeux une collection qui, bien que très-incomplète, montre à quel point les esprits étaient montés, et prouve à elle seule qu’aucune force humaine ne pouvait arrêter la persécution.

Comme il arrive toujours en pareille circonstance, l’enfer suscita parmi les chrétiens eux-mêmes quelques traîtres qui vendirent leurs frères. Entre ces malheureux un surtout acquit une triste célébrité par les désastres qu’il occasionna. C’était Kim Ie-sam-i, originaire du district de Ho-tsiong, dans la province de Tsiang-tsien. Ses trois frères aînés ayant quitté leur pays pour échapper à la persécution, étaient venus s’établir à la capitale. Ie-sam-i les y suivit. Mais bientôt il se perdit par la fréquentation des mauvaises compagnies et, malgré les avis de ses frères, tomba dans les plus grands excès. Réduit à la misère, il extorqua d’abord quelques aumônes à un chrétien de sa connaissance, originaire de la même province, nommé Ni An-tsieng-i. Puis, celui-ci ne pouvant ou ne voulant satisfaire à ses demandes, il lui voua une haine acharnée.

Ni An-tsieng-i fréquentait les sacrements, Ie-sam-i, qui le savait, se dit à lui-même : « Si le prêtre l’exhortait à faire l’aumône, il ne pourrait s’empêcher de la faire, et s’il ne la fait pas, c’est que le prêtre ne l’y pousse pas. » Afin de se venger du prêtre, il s’en alla faire une déclaration aux chefs des satellites. Ceux-ci qui, depuis l’entrée du prêtre en Corée, n’avaient encore pu pénétrer les secrets des chrétiens, furent transportés de joie et lui dirent : « Si l’affaire réussit, nous te ferons obtenir une place grassement rétribuée. Tâche seulement de savoir où est maintenant cet homme. » Le prêtre restait à cette époque chez Colombe Kang, et Ie-sam-i s’en doutait. Il convint avec les satellites d’un jour où ils pourraient venir chez lui, promettant de leur faire savoir la retraite du prêtre. Mais il tomba gravement malade, et son projet échoua. Le P. Tsiou, averti secrètement, se retira ailleurs.

En vain Ni An-tsieng-i essaya de ramener cet infortuné en lui donnant, à diverses reprises, des sommes assez considérables, Kim Ie-sam-i, toujours plus avide, lié d’ailleurs par ses déclarations antécédentes, retourna à ses habitudes coupables, et se mêla plus que jamais aux complots contre les chrétiens. Ce fut lui qui, deux jours avant le second décret de la régente, conduisit les satellites chez le catéchiste en chef, Jean T’soi Koan-tsien-i. Pour échapper à la persécution, Jean T’soi s’était d’abord retiré chez d’autres chrétiens, mais une indisposition l’avait forcé à revenir chez lui pour se soigner. Il fut saisi au milieu de la nuit et jeté en prison. Peu après, il eut à subir un premier interrogatoire, reçut treize coups de planche, et quoique étendu sans mouvement sur le sol, retrouva assez de force pour expliquer au juge les dix commandements de Dieu, et la vanité du culte des ancêtres.

Beaucoup d’autres chrétiens furent arrêtés, surtout des gens du peuple, des pauvres, des ignorants et des femmes. On eût dit que le nouveau gouvernement n’osait pas s’attaquer de suite aux personnes influentes par leur noblesse ou leur fortune.

Sur ces entrefaites, survint un très-fâcheux accident. Une caisse qui renfermait des livres et des objets de religion, ainsi que des lettres du P. Tsiou et d’autres objets compromettants, avait été déposée dans une maison que l’on croyait sûre. Quand parurent les nouveaux édits de persécution, le dépositaire effrayé voulut la faire reporter au propriétaire, et par précaution l’enveloppa dans des branches de sapin, espérant que le tout passerait pour du bois lié en fagot. Un chrétien nommé Thomas Im consentit à s’en charger. Mais l’étrange forme de ce fardeau fit soupçonner à un agent de police que ce pourrait bien être de la viande de bœuf tué en fraude. Il arrêta donc le porteur et le conduisit jusqu’au poste de la mairie. La caisse fut ouverte devant le mandarin ; tout ce qu’elle contenait, livres, objets de religion et lettres du prêtre, fut confisqué, et Thomas envoyé immédiatement sous escorte au tribunal des voleurs. Ce fut de l’huile jetée sur le feu, et l’agitation devint extrême. Ceci se passait le 19 de la première lune. Cette caisse, au dire d’Alexandre Hoang et des chrétiens de l’époque, appartenait à Augustin Tieng Iak-tsiong, et le mandarin de la mairie le déclara ainsi dans son rapport au grand juge criminel Ni Iou-kieng-i. Celui-ci, soit qu’il conservât des doutes, soit qu’il fût effrayé de la gravité de cette affaire, ne fit pas de plus ample information pour le moment.

Dans les premiers jours de la deuxième lune, ce grand juge criminel fut cassé et remplacé par Sin Tai-hien-i, qui, on ne sait dans quelle pensée, relâcha immédiatement tous les apostats dont la prison regorgeait, et ne garda enchaînés que quatre chrétiens fidèles : Thomas T’soi, Pierre T’soi, Jean T’soi et Thomas Im. Les uns disent qu’on voulait les faire périr sous les coups, d’autres qu’on songeait à les envoyer en exil. En même temps, Sin Tai-hien-i fit cesser les arrestations ; mais les ennemis de la foi se concertèrent aussitôt, et, dans une adresse à la régente, demandèrent qu’on traitât les chrétiens en rebelles, et que le grand juge fût puni comme eux pour leur avoir montré trop d’indulgence. La régente furieuse destitua Sin Tai-hien-i, annula tous ses actes, ordonna de reprendre tous ceux qu’il avait mis en liberté, et fit transférer les quatre chrétiens à la prison du tribunal appelé Keum-pou.

D’après la loi coréenne, les dignitaires publics et les individus accusés de lèse-majesté ou de rébellion sont seuls justiciables du Keum-pou. Le tribunal des voleurs ne s’occupe que des délits contre la propriété. Pour les autres genres de délits, il y a le tribunal des crimes, auquel sont amenables non-seulement les gens du peuple, mais tous les nobles qui n’exercent aucune fonction publique. Les chrétiens avaient jusqu’alors été envoyés au tribunal des voleurs. Les transférer au Keum-pou, c’était les accuser de rébellion afin de pouvoir les punir en conséquence.

Tout d’abord, ainsi que nous l’avons remarqué, on n’avait saisi que des hommes du peuple ou de la classe moyenne. Le parti nouvellement au pouvoir essayait ses forces. Bientôt il se sentit assez puissant pour frapper un coup décisif, et le 9 de la deuxième lune, un mandat d’arrêt fut lancé avec toutes les formalités requises contre Ni Ka-hoan-i, ministre de second ordre, Jean Tieng Iak-iong, dignitaire du quatrième degré, Pierre Ni Seng-houn-i, ex-mandarin, et Luc Hong Nak-min-i, haut fonctionnaire. Ils furent tous les quatre conduits à la prison du Keum-pou. Le 11 de la même lune, Ambroise Kouen T’siel-sin-i et Augustin Tieng Iak-tsiong furent pris à leur tour. Le 14, François-Xaxier Hong Kio-man-i fut arrêté avec son fils Léon ; mais ce dernier fut envoyé à la prison de Po-tsien, ville où sa famille résidait.

On cherchait et on jetait en prison des néophytes de toutes conditions et de tout âge. On fit même venir à la capitale, pour y être jugés par le tribunal Keum-pou, les chrétiens détenus dans les villes de Nie-tsiou et de Iang-keun. Les allées et venues des satellites dans tous les quartiers ne discontinuaient ni jour ni nuit. Le Keum-pou, les deux divisions du tribunal des voleurs, la prison du tribunal des crimes, tout regorgeait de prisonniers. Des arrestations si nombreuses firent beaucoup de bruit dans la ville. Chacun était épouvanté ; les chrétiens surtout étaient dans la consternation, et leur frayeur fut portée à son comble, quand, le 24, on vit les satellites, en violation de tous les usages du pays, ne plus épargner même les femmes nobles, forcer la maison de Colombe Kang, et la saisir avec ses esclaves. Ce premier pas une fois fait, le même jour et les jours suivants, beaucoup d’autres femmes nobles furent aussi jetées en prison.

La plupart de ces personnages importants ont été souvent mentionnés dans cette histoire ; nous ajoutons ici quelques mots pour faire connaître les autres.

Ambroise Kouen T’siel-sin-i était le frère aîné du célèbre François-Xaxier et le chef de cette famille des Kouen, que Ni Piek-i choisit pour établir solidement la religion dans ce pays. Nous avons déjà dit quelle réputation de science et de vertu il s’était acquise. Quand il entendit parler de la religion, il eut d’abord peine à y croire, et ce ne fut qu’après avoir approfondi avec précaution et prudence les divers points de doctrine, qu’il se résolut à l’embrasser ; mais une fois son parti pris, il ne se démentit jamais. Près de ses parents il s’exerçait aux devoirs de la piété filiale ; dans ses rapports de société, il savait par sa libéralité et son dévouement gagner la confiance de tous, et tous avaient pour lui le plus grand respect. L’autorité de son nom attira beaucoup de païens à l’Évangile. « Puisque cet homme-là regarde la religion comme vraie, se disait-on, comment pourrions-nous ne pas y croire ? » Cependant il ne faisait pas de propagande directe, et ne se mêla jamais aux affaires de la chrétienté. Il restait toujours chez lui occupé de ses études et de ses pratiques religieuses, ne s’inquiétant en aucune manière des injures dont on l’accablait dans des circulaires et écrits publics, ni des calomnies dont on chercha souvent à le noircir auprès du roi.

Entendant parler des actes d’apostasie que les supplices arrachaient aux chrétiens, il disait en soupirant : « Pauvres gens ! quel dommage ! ils rendent par là inutiles les travaux de la moitié de leur vie, et perdent la couronne due à leurs souffrances. » Pris lui-même et conduit devant les juges, il fit une courageuse apologie de la religion et de ses pratiques. Dans les supplices, son visage ne changea point et il répondit avec calme et tranquillité, au point qu’un de ses ennemis les plus acharnés, que sa fonction obligeait d’être présent quand on le mit à la question, disait en sortant à ceux qu’il rencontrait : « Pendant les interrogatoires, les autres coupables sont tout hors d’eux-mêmes, mais pour Kouen T’siel-sin-i, il ressemble à un homme tranquillement assis à un festin. »

Un des principaux compagnons de captivité d’Ambroise Kouen était Augustin Tieng Iak-tsiong, descendant de l’illustre famille des Tieng de Ma-tsai, dont nous avons souvent parlé, et l’un des frères aînés de Jean Tieng Iak-iong. D’un caractère droit, d’un esprit sagace et profond, il s’appliqua de bonne heure aux études et obtint dos succès dans les lettres. Il se plaisait dans la compagnie des personnes graves et instruites, et devint l’ami du fameux Ni Ka-hoan-i, et des plus célèbres lettrés alors existants. Regardant la littérature des examens comme trop légère, il l’abandonna entièrement et, par cela même, renonça d’avance aux dignités dont l’accès lui était d’ailleurs si facile, afin de se livrer sans obstacle aux recherches de philosophie et de morale. Pendant quelque temps il s’appliqua à la doctrine de Lao-tse, pour obtenir l’immortalité qu’elle promet à ses adeptes ; mais il reconnut bientôt le vide et le ridicule de cette théorie. Il étudia aussi la médecine et s’y acquit beaucoup de réputation.

Dès que la religion se répandit en Corée, il s’en fit instruire, mais ne se rendit pas de suite. Il répétait souvent que Ni Piek-i sortait de la vraie voie, et ce ne fut que quatre ou cinq ans plus tard qu’il céda aux sollicitations de la grâce ; et reconnaissant dans ses hésitations quelque chose de semblable à celles de saint Augustin, il voulut prendre ce saint pour patron au baptême. Devenu chrétien, il ne regarda plus en arrière et pratiqua sa religion avec une ferveur et une persévérance au-dessus de tout éloge. En 1791, l’exemple funeste donné par ses frères et tant d’autres de ses amis qui apostasièrent misérablement, ne l’ébranla pas. Il ne s’émut pas davantage des persécutions de sa famille. Son père non-seulement avait refusé de pratiquer, mais encore il décriait la religion et la prohibait sévèrement à ses enfants. Augustin, tout en continuant de se montrer fils pieux et dévoué, demeura fidèle à tous ses exercices religieux, et supporta avec une patience inaltérable tous les mauvais traitements.

Il avait été marié, mais sa femme mourut très-jeune, lui laissant un fils nommé Charles, qu’il instruisait avec soin de tous les devoirs de chrétien. Cédant aux instances de sa famille, il se remaria peu de temps après, avec le dessein de vivre dans la continence avec sa femme. Les chrétiens l’en dissuadèrent, et il eut plusieurs enfants dont nous parlerons dans la suite.

Alexandre Hoang, qui avait intimement connu Augustin, nous trace de lui ce portrait ; « Ne s’occupant nullement des affaires du monde, il se plaisait surtout à l’étude de la philosophie et de la religion. Un point de doctrine était-il obscur pour lui, dans l’ardeur de ses recherches il oubliait la nourriture et le sommeil, et ne se donnait point de repos qu’il ne l’eût éclairci. En chemin ou dans sa maison, à cheval ou en bateau, il ne discontinuait pas ses profondes méditations. S’il rencontrait des ignorants, il mettait tous ses soins à les instruire, et quelque fatigué qu’il pût être, on ne voyait chez lui ni paresse, ni ennui à le faire ; il réussissait merveilleusement à se faire comprendre de ses auditeurs, quelque grossiers qu’ils fussent. Il composa en coréen deux volumes intitulés : Principaux articles de la religion, où il réunit ce qu’il avait vu dans les livres religieux, y ajoutant quelque peu du sien et s’efforçant surtout d’être clair. C’est un livre précieux pour les nouveaux chrétiens de ce pays, et le prêtre l’a approuvé. Quand Augustin rencontrait des chrétiens, après les premiers compliments d’usage, il parlait de suite de doctrine, et pendant tout le jour on ne pouvait placer une parole inutile. Si on lui donnait la solution de quelque difficulté qu’il n’avait pu pénétrer, il en avait le cœur tout rempli de joie, et remerciait chaleureusement son interlocuteur. Lorsque des gens tièdes ou stupides n’entendaient pas volontiers les vérités du salut, il ne pouvait contenir sa peine et sa tristesse. On l’interrogeait sur toute espèce de sujet et, grâce à la précision admirable de son esprit, grâce à sa parole simple et claire, il fortifiait la foi et échauffait la charité dans le cœur de tous. Sa vertu était moins grande peut-être et sa réputation moins brillante que celles du chef catéchiste Jean T’soi, mais il était supérieur à ce dernier en talents et en connaissances. »

Outre le livre qu’Alexandre Hoang vient de citer, Augustin, de concert avec Josaphat Kim Ken-sioun-i, s’occupa de composer un traité complet, montrant toutes les vérités de la religion dans leur ordre et enchaînement méthodique. Ils en avaient à peine fait la moitié quand la persécution les surprit. Un ouvrage de ce genre, rédigé par des hommes du pays, eût été certainement beaucoup plus à la portée des peuples de ce royaume ; malheureusement il n’en reste aucun vestige.

Pendant son séjour à la capitale, Augustin eut des rapports très-fréquents avec le P. Tsiou, le reçut nombre de fois dans sa maison, et fut nommé par lui président de la confrérie Mieng-to. On rapporte que peu de temps avant son arrestation, un de ses amis, chrétien de la classe des interprètes, étant venu le trouver. vit sur ses habits mille petites croix resplendissantes de clarté, et lui demanda ce que c’était. Augustin, sans répondre directement, détourna la conversation d’une manière adroite, mais les chrétiens y virent un présage des souffrances qu’il allait bientôt endurer, et leurs prévisions ne furent pas trompées.

Le 11 de la première lune, revenant à cheval de Mat-sai à la capitale, Augustin rencontra sur la route un mandarin du tribunal Keum-pou. Il l’avait déjà dépassé quand, soupçonnant que ce mandarin allait pour le prendre, il lui envoya son esclave demander qui l’on voulait saisir, ajoutant que si c’était lui-même, il était inutile d’aller plus loin. Le mandarin allait en effet le chercher ; Augustin fut donc pris en ce même lieu, et conduit droit à la prison. Dans les interrogatoires, il fit noblement sa profession de foi, développa les vérités de la religion devant ses juges, et déclara nettement que jamais il ne consentirait à renier son Dieu pour se sauver la vie.

Au sujet de la caisse d’objets de religion, prise le 19 de la première lune, il déclara qu’elle lui appartenait, mais interrogé ensuite sur les lettres qui y étaient renfermées, il garda le silence. Le juge n’en pouvant rien tirer, s’avisa d’envoyer à la maison d’Augustin et de faire dire à sa famille : « Si votre père voulait seulement indiquer les noms et la demeure du prêtre, il n’y aurait plus de raison pour le faire mourir ; mais il préfère subir de violents supplices plutôt que d’ouvrir la bouche. Vous, sa famille, ses enfants, songez-y bien, et pour sauver la vie de votre chef, avouez tout franchement. » La famille répondit qu’elle ne savait pas de quoi il était question.

Augustin était accusé non-seulement, comme les autres chrétiens, d’avoir violé la loi, mais d’avoir commis le double crime de lèse-majesté et de rébellion. En faisant l’apologie de la religion, il avait dit qu’on ne devait pas la prohiber. C’était accuser d’injustice le roi lui-même, puisqu’on venait de la proscrire en son nom ; c’était par conséquent crime de lèse-majesté. De plus, dans son livre des : Principaux articles de la religion chrétienne, il avait mentionné le monde, la chair et le démon comme les trois grands ennemis contre lesquels les fidèles doivent lutter sans cesse. Or cette expression : le monde, ne pouvant signifier que le gouvernement du roi, la rébellion était évidente. Le tribunal admit et consacra cette ridicule interprétation. Il ne faut pas trop s’en étonner, car en Corée, comme partout ailleurs, toute parole ou objection contre la religion trouvera d’autant plus de croyants, qu’elle sera plus inepte, plus niaise et plus stupide. Nous avons entre les mains une réfutation du christianisme, composée par un mandarin de la même époque, où il est dit : « Cette religion ordonne de haïr ses parents, puisqu’elle ordonne de haïr le corps que les parents ont engendré ; elle ordonne de traiter le roi en ennemi, puisqu’elle dénonce comme ennemi le monde que le roi gouverne ; enfin elle veut anéantir le genre humain, puisqu’elle enseigne que la virginité est plus parfaite que le mariage. » Cette phrase a été écrite sérieusement, et, aujourd’hui encore, elle est regardée par la plupart des païens comme un résumé complet de l’Évangile.

L’autre prisonnier, François-Xavier Hong Kio-man-i, plus connu parmi les chrétiens sous le nom de Hong de Nam-iang, descendait lui aussi d’une noble famille du parti Nam-in, depuis longtemps honorée de charges importantes. Livré de bonne heure à l’étude, François-Xavier était tsin-sa ou licencié, et son caractère grave et réfléchi, aussi bien que l’étendue et la variété de ses connaissances, lui avaient obtenu l’estime générale. Après avoir résidé quelque temps à la capitale, il alla s’établir au district de Po-tsien, à huit ou dix lieues de là, où il entendit parler du christianisme, vraisemblablement par la famille des Kouen de Iang-keun, dont il était allié. Il ne l’embrassa pas de suite, mais plus tard, éclairé et pressé par son fils Léon, il en reconnut la vérité, se mit à la pratiquer avec ferveur, et reçut le baptême des mains du P. Tsiou. Quoique dans une belle position, il n’eut plus dès lors de pensées pour les grandeurs humaines ; il cessa ses relations avec ses nombreux amis païens, sans s’inquiéter des reproches que cette conduite lui attirait. Tout appliqué à ses devoirs et à l’instruction de sa famille, il s’efforçait de réchauffer les tièdes et de propager la religion, et passait fréquemment les soirées à exhorter les chrétiens du pays, réunis chez lui à cet effet. Quand l’édit de persécution fut publié, François-Xavier Hong se cacha pendant quelques jours, puis voyant qu’il ne pouvait échapper longtemps à ses ennemis, il prit le parti de retourner chez lui, accompagné de son fils, et d’y attendre l’ordre de Dieu. Sur la route même, il fut rencontré par les satellites, qui l’arrêtèrent et le conduisirent à la capitale.

Le procès de tous ces hommes marquants ne devait pas durer bien longtemps, leur sort était décidé d’avance. Il reste peu de détails sur les interrogatoires et les supplices qu’ils ont subis, mais quelques pièces détachées des actes civils, que nous avons entre les mains, nous les montrent accusés tous d’être sectateurs d’une religion étrangère et dépravée. Augustin Tieng seulement est accusé en outre de lèse-majesté et de rébellion. Avant la fin des débats, le 21 de la deuxième lune, Ambroise Kouen mourut dans la prison, à l’âge de soixante-six ans, tué sous les coups, au rapport des uns, des suites de ses blessures ou d’inanition, selon les autres.

Quatre jours plus tard, tous les prisonniers furent condamnés à mort. Les deux frères d’Augustin, Jean Tieng Iak-iong et Tieng Iak-tsien, qui déjà, dans une circonstance semblable, avaient donné un triste exemple de faiblesse, eurent de nouveau la lâcheté de fouler aux pieds les exhortations, les prières, les larmes et les nobles exemples de leur frère, et de racheter leur vie par l’apostasie. La sentence de mort fut pour eux commuée en une condamnation à l’exil. Ajoutons de suite que Jean Tieng, gracié quelques années après, fit une longue et sincère pénitence de son crime, qu’il consola les chrétiens par sa ferveur et sa mortification exemplaires, et fit une mort très-édifiante. Il a laissé plusieurs écrits religieux, et principalement des mémoires sur l’introduction de l’Évangile en Corée, où sont recueillis la plupart des faits jusqu’à présent relatés dans notre histoire.

Ni Ka-hoan-i, dont tout le crime était d’avoir été l’un des plus illustres chefs du parti vaincu, fut condamné à mort comme chrétien, et enfermé, sans nourriture, dans une chambre où il expira, après sept jours de souffrances. Il connaissait très-bien la religion, mais, comme tant d’autres savants, il aima mieux la gloire des hommes que celle de Dieu, et ne donna jamais aucun signe de conversion. Kut-il, à quelqu’une des heures de sa longue et solitaire agonie, le bonheur de reconnaître et d’adorer ce Christ, pour le nom duquel on le faisait mourir ? C’est le secret de Dieu. Quoiqu’il en soit, un grand nombre des descendants de cet infortuné ministre sont aujourd’hui de fervents chrétiens.

Les six autres condamnés, savoir : Pierre Ni Seng-houn-i, Thomas T’soi Pil-kong-i, Jean T’soi Tsiang-hien-i, François-Xavier Hong Kio-man-i, Luc Hong Nak-min-i, et Augustin Tieng-Iak-tsiong, furent décapités en dehors de la porte de l’Ouest, le 26 de la deuxième lune (8 avril 1801).

Pierre Ni Seng-houn-i avait alors quarante-cinq ans. Voici le texte officiel de sa sentence :

« Les mauvais livres de l’Occident sont une monstruosité sans exemple dans les temps anciens et modernes. Par des paroles mensongères, ils prêchent un certain Jésus, et trompent le monde. Ce qu’ils appellent paradis et enfer n’est qu’une maladroite imitation de la doctrine de Fo ; ce qu’ils appellent père spirituel, n’est que l’anéantissement des rapports naturels de l’homme. Ils disent que les biens et les femmes peuvent être mis en commun, et que les supplices et la mort ne doivent pas être redoutés. Toutes leurs paroles sont fourbes, désordonnées et impudentes ; les saints doivent les rejeter, et le peuple les repousser. Malgré cela, l’accusé a reçu le baptême, a acheté ces livres, les a apportés d’une distance de dix mille lys, les a répandus parmi ses parents et alliés, à la capitale et en province, au près et au loin. C’est encore peu. Il a communiqué avec les étrangers et s’est lié avec eux ; il a ourdi avec Iou-i-ri (Paul Ioun) de mauvais et secrets complots, et s’est uni dans de coupables démarches avec Iak-tsiong (Augustin). Quand le roi eut fait afficher la loi, l’accusé vit comme dans un miroir les mauvais génies qui le dirigeaient ; il fit au dehors semblant de changer, mais au dedans son cœur continua d’être perdu et aveuglé. Dans cette clique fourbe et cette race dégoûtante des chrétiens, il n’est personne qui ne l’ait regardé comme chef de religion, et ne l’ait appelé père. Comment, après de telles fautes, pourrait-il être supporté entre le ciel et la terre ? Toutes les preuves sont révélées, tous ses crimes ont paru au grand jour ; la loi du ciel brille avec éclat, la loi du roi est justement sévère. Je le reconnais. » Ces trois derniers mots, qui se retrouvent à la fin de toutes les pièces analogues, sont la formule habituelle d’acquiescement, que l’on fait signer de gré ou de force à tous les condamnés.

La mort de Seng-houn-i fut plus triste encore que celle de Ni Ka-hoan-i. Jamais peut-être, plus belle et plus facile occasion de se repentir n’avait été offerte à un pécheur. Chrétien ou non, il lui fallait mourir ; l’apostasie même ne pouvait lui sauver la vie, tandis qu’un simple acte de retour à Dieu pouvait changer en triomphe ce supplice inévitable. Mais ses défections, ses lâchetés réitérées et persistantes semblent avoir lassé la patience de Dieu, et il expira sans rétracter son apostasie, sans donner le moindre signe de contrition. Lui, le premier baptisé ; lui, qui avait apporté à ses compatriotes le baptême et l’Évangile, marcha à la mort avec les martyrs et ne fut pas martyr ; il eut la tête tranchée comme chrétien et mourut en renégat. Ô mon Dieu, que vos jugements sont justes et terribles !

Cette mort épouvantable consterna les païens eux-mêmes. Le corps de Seng-houn-i, ayant été après trois jours reporté dans sa maison, personne n’osa y aller faire les visites habituelles de condoléance. Seul, un de ses parents et amis, Sim-iou, s’y rendit vêtu de deuil, mais sa conduite excita les murmures du peuple.

Depuis cette époque, dans la nombreuse parenté de Pierre Ni Seng-houn-i, on ne compte que très-peu de fidèles, et le plus grand nombre de ses parents se sont toujours signalés par leur hostilité contre la religion chrétienne. Il laissait trois fils, qui furent la souche d’autant de familles, dont deux seulement font aujourd’hui profession de christianisme.

Détournons maintenant nos regards de ces scènes attristantes, et reportons-les sur la mort précieuse de nos martyrs. Thomas T’soi, dont le caractère si droit et la noble franchise avaient conquis les sympathies du feu roi, marcha résolument au supplice. Le bourreau, encore peu expérimenté, ne put lui trancher la tête du premier coup. Thomas, portant la main sur sa blessure, la retira tout ensanglantée, et la fixant avec attention, s’écria : « Précieux sang ! » Précieux, en effet, car c’était le prix du ciel, dont un second coup de sabre lui ouvrit immédiatement les portes.

Vint ensuite le zélé catéchiste Jean T’soi. Dans un des interrogatoires subis au tribunal des voleurs, il avait eu un moment de faiblesse ; mais Dieu vint à son aide, et la grâce reprit bientôt le dessus. À peine arrivé devant le tribunal supérieur, il rétracta courageusement ses paroles ambiguës. Il fit plus, comme on le voit par le texte de sa sentence ; il composa alors même une apologie écrite de la religion chrétienne, la présenta aux juges, et le lendemain la scella de son sang. Il était âgé de quarante-trois ans.

François Xavier Hong en avait soixante-quatre. Nous n’avons aucun détail sur ses derniers moments ; mais les juges eux-mêmes ont fait un éloge magnifique de sa persévérance, en inscrivant dans son arrêt de mort ces paroles : « Il ose dire impudemment que c’est un bonheur de mourir pour cette religion. Son obstination est plus forte que le bois et la pierre. Pour lui, tous les supplices sont trop légers. »

Luc Nak-min-i ayant, quelques années auparavant, renié le christianisme publiquement et à plusieurs reprises, le tribunal lui fit grâce de la vie. Il fut donc condamné à l’exil, et, selon l’usage, il reçut d’abord une forte bastonnade sur les jambes. C’est là que Dieu l’attendait. Pendant cette torture, la foi, le repentir, les sentiments généreux se réveillèrent dans son âme, et relevant la tête, il dit cases juges : « Tout ce que j’ai fait par le passé n’était que pour conserver lâchement ma vie. Maintenant que je suis encore battu et déshonoré, j’aime mieux vous dire franchement tout ce que j’ai sur le cœur, et mourir avec courage. Le Dieu que je sers, c’est le souverain Seigneur du ciel, de la terre, des esprits, des hommes et de toutes choses. Mathieu Ni (nom coréen du P. Matthieu Ricci, l’apôtre de la Chine), et les autres missionnaires, sont des hommes admirables de doctrine et de sainteté ; toutes leurs paroles sont vraies. Je désire donc maintenant mourir pour Dieu, et par là confesser la vérité de la foi chrétienne. » Les premiers ministres qui présidaient le tribunal furent aussi irrités que surpris des paroles du confesseur de la foi, et une grande rumeur s’éleva dans toute l’assemblée. Un exprès fut immédiatement envoyé à la régente pour l’informer de ce qui venait d’avoir lieu, et celle-ci furieuse envoya l’ordre de soumettre Luc à une cruelle torture. Son corps fut brisé de coups. Renvoyé à la prison, il disait, en lavant le sang qui découlait de ses blessures : « Maintenant, je suis heureux, et j’ai le cœur à l’aise. » S’il faut en croire la sentence, Luc aurait dit aussi qu’il souffrait la mort avec joie, comme une punition de ses anciennes apostasies. Quand il monta sur le chariot pour aller au supplice, sa figure rayonnait de bonheur. Les yeux levés au ciel, il ne cessait d’exhorter le peuple. Il mourut ainsi, à l’âge de cinquante-un ans.

L’auteur contemporain qui nous a conservé ces faits, ajoute quelques paroles bien dignes d’attention : « Après avoir été fermes au commencement, dit-il, beaucoup fléchissent à la fin. Se relever après la chute, et devenir martyr après l’apostasie, n’est pas chose commune, ni facile. Luc Hong, à ce qu’on assure, récitait tous les jours son rosaire ; même au milieu de ses fonctions publiques, et de la foule des hôtes et des amis qui s’empressaient chez lui, il ne l’omit jamais un seul jour. C’est sans doute cette pratique qui lui aura mérité une grâce aussi extraordinaire. » — On est heureux de trouver cette réflexion touchante sous la plume d’un néophyte. C’est une preuve de plus que partout et toujours, les vrais chrétiens ont, pour ainsi dire instinctivement, la même foi inébranlable dans la toute-puissante intercession de Marie, mère de Dieu,

Les derniers moments d’Augustin Tieng furent dignes de sa vie. Quand on le conduisit au supplice, son visage paraissait tout lumineux. Pendant le trajet il appela le conducteur et lui dit qu’il avait soif. Les assistants l’ayant réprimandé, il répondit : « C’est pour imiter mon grand modèle que je demande à boire.» Infatigable prédicateur dans la prison et devant le tribunal, il fit encore du théâtre de son martyre une chaire bien éloquente. Assis en face des instruments de supplice, il les contempla avec bonheur, puis, élevant la voix de manière à être entendu de tout le peuple, il s’écria : « Le Seigneur suprême du ciel, de la terre, et de toutes choses, existant par lui-même et infiniment adorable, vous a créés et vous conserve. Tous vous devez vous convertir à votre premier principe ; n’en faites pas follement un sujet de mépris et de raillerie. Ce que vous regardez comme une honte et un opprobre sera bientôt pour moi le sujet d’une gloire éternelle. » On l’interrompit en l’avertissant de mettre sa tête sur le billot ; il se plaça de manière à voir le ciel, disant : « Il vaut mieux mourir en regardant le ciel, qu’en regardant la terre. » Le bourreau tremblait et n’osait frapper ; mais enfin la crainte du châtiment l’emportant sur l’admiration, d’une main mal assurée il donna un premier coup de sabre. La tête n’était tranchée qu’à moitié, Augustin se redressa, fit ostensiblement un grand signe de croix, et se replaça paisiblement dans sa première posture pour recevoir le coup mortel.

Ainsi mourut, à l’âge de quarante-deux ans, l’un des hommes les plus remarquables et l’un des plus grands martyrs que la religion chrétienne ait comptés dans ce pays. Son corps fut recueilli avec soin, et on l’emporta dans la ville où résidait sa famille pour lui donner la sépulture. Ses parents et alliés, tant païens que chrétiens, affirment que plusieurs guérisons miraculeuses ont eu lieu sur son tombeau. Augustin avait été accusé du crime de rébellion ; tous ses biens furent, en conséquence, confisqués par un ordre spécial du gouvernement. Il est probable que ses ennemis voulurent par là empêcher à tout jamais la réhabilitation de sa famille, et lui rendre la vengeance impossible.

Le même jour, 26 de la deuxième lune, une autre sentence de mort avait été portée. C’était celle de Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i, l’apôtre du Nai-po. Après son apostasie, en 1791, touché d’un sincère repentir, il avait repris avec ferveur ses pratiques religieuses. Il put voir le P. Tsiou, et même demeurer quelque temps auprès de lui. Le prêtre lui répétait souvent : « Après avoir commis tant de fautes, après avoir administré les sacrements sans autorité, après avoir scandalisé les fidèles par ton apostasie, comment pourrais-tu faire assez pénitence ? Le martyre seul pourra te faire pardonner. » Aussi Louis pensait-il sans cesse à s’y préparer. Arrêté par ordre du gouverneur de la province, vers la fin de l’année 1795, il eut à souffrir de cruels supplices, mais il ne faiblit pas et fut renvoyé à T’ien-an, sa ville natale, pour y être mis au rang des fustigateurs. Ce châtiment, fréquent en Corée, est très-honteux pour une personne de condition honnête ; mais le mandarin ne fit pas exercer à Louis cette vile fonction, et se contenta de le placer sous caution chez un particulier. Il resta ainsi sous la surveillance de la police pendant six ans environ, jusqu’au moment où l’on reprit son procès en 1801.

L’ordre avait été donné de le mettre à la question, le 1er et le 15 de chaque mois. Il est probable toutefois que les prétoriens ne firent pas trop souffrir un homme qui avait conquis leur estime, et s’était dévoué à l’éducation de leurs enfants. Louis demeura ferme pendant cette longue épreuve. Il pratiqua constamment sa religion au vu et su de tout le monde, et, par ses paroles aussi bien que par ses exemples, fit un grand bien dans le pays. Ayant obtenu un jour la permission d’aller visiter sa famille à Ie-sa-ol, il s’y informa de l’état de la religion. Il apprit alors que, cédant à la crainte, les chrétiens avaient réuni et brûlé sur la place publique du village tous leurs livres de religion. À cette nouvelle, il ne put retenir ses larmes, et le cœur rempli d’amertume, il demanda si aucun volume n’avait échappé à l’incendie. On lui en apporta deux, enlevés secrètement.

Lorsque, après la mort du roi, la persécution redoubla de rigueur, Louis fut transféré d’abord à Tsieng-tsiou pour y subir la question, puis à la capitale, où il fut condamné à mort avec Jean T’soi, Augustin Tieng et leurs compagnons. Afin d’effrayer les populations, le gouvernement donna ordre de l’exécuter à Kong-tsiou, chef-lieu de la province où il avait, pendant longtemps, prêché l’Évangile. C’est là qu’il fut décapité, deux jours après les martyrs de la capitale, le 28 de la deuxième lune (10 avril 1801). Sa tête ne tomba, dit-on, qu’au sixième coup de sabre. Louis avait alors plus de cinquante ans. Quelques-uns de ses parents avaient assisté à l’exécution, mais ce ne fut que plusieurs jours après, qu’ils purent recouvrer ses précieux restes et les transporter dans le tombeau de sa famille. On assure qu’au moment où ils recueillirent le corps, la tête se trouva solidement attachée au cou, sans autre trace du supplice qu’une cicatrice circulaire, qui ressemblait à un fil blanchâtre.

Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i, malgré sa faiblesse lors de la première persécution, est, sans contredit, l’un de ceux qui ont le plus travaillé à la propagation de l’Évangile en Corée. Une grande partie de nos chrétiens d’aujourd’hui sont les descendants de ceux qu’il convertit alors. Aussi sa mémoire est-elle en vénération dans le Nai-po et les districts voisins. Par une coïncidence assez singulière, les deux premiers prêtres coréens étaient de sa famille : le P. André Kim, petit-fils d’une de ses nièces, et le P. Thomas T’soi, petit-fils d’un de ses neveux. Sa descendance directe est aujourd’hui éteinte.

Quinze jours après le triomphe de Louis de Gonzague Ni, eut lieu dans cette même ville de Kong-tsiou l’exécution d’un autre chrétien, assez peu connu. Les quelques détails qui suivent ont été racontés par un vieillard octogénaire, que des circonstances avaient alors amené près de la prison, et qui entendit distinctement tout ce qui s’y passait. Ni T’siong-kouk-i, dont on ignore la famille et le nom de baptême, avait été pris à T’siong-tsiou et conduit au chef-lieu de la province. La veille de sa mort, vers le milieu du troisième mois, la lune étant dans tout son éclat, il se tint, toute la nuit, appuyé sur le seuil de la porte de sa prison, récitant ses prières. Au point du jour, il entr’ouvrit la porte et regardant du côté de l’Orient, il s’écria à diverses reprises : « Pourquoi le jour tarde-t-il tant à paraître ? » Puis, entendant un coup de fusil, il se leva tout rempli de joie et dit : « Voilà qui est un bon signe, on ne tardera pas à m’appeler, » et il se remit en prières avec un redoublement de ferveur.

Quelques minutes après, un nouveau coup de fusil se fit encore entendre, la porte de la prison s’ouvrit, et les geôliers lui apportèrent le repas des condamnés à mort. Ni T’siong-kouk-i se mit à table, remercia Dieu longuement d’avoir créé dans le monde une telle abondance de biens, puis goûta de chacun des mets qu’on lui avait présentés, et, renvoyant la table, se mit de nouveau à prier. Tout à coup, un cri fut entendu : « Faites sortir Ni T’siong-kouk-i. » Il se leva aussitôt et appelant par leur nom chacun des chrétiens qui étaient prisonniers avec lui, il leur dit : « Pour moi, par la miséricorde infinie de Dieu et le secours de Marie, je vais maintenant jouir du bonheur du ciel ; vous tous ne perdez pas confiance, faites comme moi. » Il les exhortait ainsi chaleureusement et à haute voix, lorsque les soldats le pressèrent de sortir. On le plaça sur un cheval, la figure tournée vers la queue. Le visage rayonnant de joie, il fut conduit au lieu de l’exécution, et décapité, dans la vingt-septième année de son âge.

CHAPITRE IV.

Les six martyrs de Nie-tsiou. — Martyre de Barbe Sim, d’Alexis Hoang, etc. — Martyre du P. Tsiou.


Nous avons dit plus haut que le gouvernement de la régente avait fait transférer à la capitale, pour y être jugés par le Keum-pou, les chrétiens détenus dans les prisons de Nie-tsiou et de Iang-keun. Ceux de Nie-tsiou, arrêtés à diverses époques, avant la mort du roi, avaient déjà subi de longues tortures quand cet ordre fut exécuté. Nous allons donner ici les quelques détails conservés par les traditions coréennes sur les principaux de ces confesseurs.

Martin Ni Tsong-po-i, de la branche des Ni de Tsien, était né au district de Nie-tsiou, d’une famille attachée au parti Sio-ron. Il se faisait remarquer par son caractère droit, mais violent et irascible, par ses connaissances en médecine, par sa force et son courage extraordinaires, et par son ambition démesurée. On raconte de lui que dans tous ses voyages, même les plus courts, il avait la manie de se reposer le jour et de marcher seulement la nuit, et qu’il commettait fréquemment, sans le moindre scrupule, des actes de violence et d’injustice. Il fut amené à la foi par son ami intime, Josaphat Kim Ken-sioun-i, le collaborateur d’Augustin Tieng dans la composition de ce traité de religion, qui ne put être terminé. Les deux amis se firent chrétiens et furent baptisés ensemble. Dès lors Martin fut un nouvel homme. Il réussit à dompter son caractère, et ne conserva que sa droiture et sa fermeté. Rempli d’une courageuse ferveur, il professait ouvertement sa foi, et, avec son père et sa femme qu’il avait convertis, accomplissait ses exercices religieux sans se cacher de personne.

Son cousin Jean Ouen Sa-sin-i, de la ville de Nie-tsiou, avait, lui aussi, été converti par Josaphat Kim, avec lequel il était très-lié. Toute sa famille avait suivi son exemple et pratiquait la religion chrétienne.

À la troisième lune de l’année kieng-sin (1800), Martin et Jean allèrent passer les fêtes de Pâques chez un de leurs amis, Tsieng Tsong-ho. Ce dernier, dont le nom de baptême nous est inconnu, les reçut avec joie au milieu de sa famille, qui était tout entière chrétienne. Un chien fut tué, du vin préparé en abondance, et, le jour de la fête, la famille et ses hôtes se réunirent à quelques fidèles du voisinage, sur le bord de la route. Là, tous récitèrent à haute voix l’Alleluia et le Regina cœli, puis chantèrent leurs prières au son de la calebasse. Ils firent ensuite un repas avec la viande et le vin qu’ils avaient apportés, et le repas terminé, les chants recommencèrent. Le jour s’écoulait ainsi dans des exercices de piété et dans un festin fraternel, lorsque le mandarin, prévenu par des païens de ce qui se passait, envoya des satellites pour les saisir. Ils furent tous arrêtés et conduits en prison. Pendant le trajet on passa devant la maison de Jean Ouen, et sa vieille mère, tout en larmes, se jeta au-devant des satellites, les conjurant de lui permettre de voir son fils un instant avant de l’emmener, mais elle ne fut pas écoutée, et les prisonniers continuèrent leur route. Arrivés au tribunal, le mandarin leur dit : « Dénoncez vos complices et ceux qui vous ont séduits, et reniez Dieu. » Jean répondit au nom de tous : « Il nous est sévèrement défendu de dénoncer quelqu’un ; et dussions-nous mourir, nous ne pouvons nuire à personne. Quant à renier Dieu, la chose est encore plus impossible. » Le mandarin en colère leur fit subir l’écartement des os et la puncture des bâtons. Mais soutenus par le courage et les exhortations de Martin Ni, tous furent fermes dans ces violents supplices, qu’on renouvela inutilement plusieurs fois. Ils furent ensuite enfermés dans la prison.

Vers cette époque, vivait à Tiem-teul, dans ce même district de Nie-tsiou, un noble nommé Im Hei-ieng-i, de la branche des Im de Pong-tsien. Son père, sa mère, ses frères et sœurs étaient fervents chrétiens. Lui seul s’obstinait à rester païen, et donnait pour excuse que c’était une chose au-dessus de ses forces, « puisque, disait-il, pour pratiquer fidèlement la religion, il faudrait n’avoir ni yeux, ni oreilles, ni aucun autre sens. » À toutes les exhortations, à tous les reproches de son père, il ne répondait jamais un seul mot. Sur son lit de mort, son père le fit appeler et lui dit : « Si avant de mourir je te voyais chrétien, je n’aurais plus aucun regret en quittant ce monde. » Le fils gardant le silence, « Je dois mourir demain, reprit le père. À ton air, je suppose qu’après ma mort tu comptes me faire les sacrifices d’usage pour les parents. Pendant ma vie tu ne m’as guère écouté, eh bien ! écoute maintenant : si après ma mort tu fais les sacrifices, je ne te regarde plus comme mon fils, et je te défends de porter mon deuil. » De telles paroles sont, chez tous les Orientaux, mais en Corée surtout, le plus terrible des anathèmes. Ici encore Hei-ieng-i ne répondit rien.

Deux jours après, son père étant mort, il donna des marques non équivoques de sa désolation, se revêtit des habits de deuil, mais ne fit aucun des sacrifices accoutumés. Tous ses parents et alliés, toutes ses connaissances le regardaient avec surprise, et ne dissimulaient ni leur mécontentement ni leurs murmures. Au printemps de l’année kieng-sin (1800) arriva le premier anniversaire, et alors encore il ne fit aucun sacrifice. Bientôt après, le mandarin de Nie-tsiou, qui le surveillait, envoya des satellites et le fit comparaître à son tribunal. « Je sais clairement, lui dit-il, que tu ne suis pas la religion du Maître du ciel, mais on t’accuse de ne pas faire les sacrifices aux parents défunts. Si cela est vrai, je serai forcé de te faire mourir. » Hei-ieng-i resta muet comme devant son père, et fut conduit dans la prison où se trouvaient déjà Martin Ni, Jean Ouen et leurs compagnons, pour être jugé et condamné avec eux.

Deux chrétiens avaient été pris dans la maison de Hei-ieng-i, en même temps que lui. C’étaient Tsio Tsiei-tong-i, et son fils Pierre Tsio Iong-sam-i. Ce Tsio Tsiei-tong-i était un noble du district de Iang-keun, de la branche des Tsio de An-hiang. Devenu veuf et tombé dans la misère, il avait quitté son pays natal où il ne pouvait plus subsister, et s’était réfugié avec ses deux fils chez Hei-ieng-i, qui, depuis quelque temps, leur accordait une généreuse hospitalité. Pierre Iong-sam-i, l’aîné des fils de Tsio, était d’un tempérament faible et maladif, d’un extérieur fort peu avantageux, et d’une ignorance absolue de toutes les choses de ce monde, ce qui, joint à la pauvreté de sa famille, l’avait empêché de trouver un parti. Bien qu’âgé de trente ans, il n’avait pu encore prendre le chapeau et se marier[35]. Tous se riaient de lui, le seul Augustin Tieng avait su reconnaître une grande âme dans ce corps chétif. Il le traitait avec beaucoup d’égards, et ne cessait de louer sa foi et sa vertu. Quand les satellites vinrent arrêter Hei-ieng-i, Pierre et son père furent saisis avec leur hôte, mais Ho-sam-i, le frère de Pierre, parvint à s’évader.

Pendant la route, Tsio dit à son fils : « Cette fois, je suis décidé à donner ma vie pour Dieu, et je serai certainement martyr. Pour toi que feras-tu ? » Pierre répondit : « Nul ne peut se fier à ses résolutions ni à ses forces ; comment oserais-je, faible et misérable que je suis, me promettre le martyre ? » Ils furent conduits au mandarin, et, dès le premier interrogatoire, le père fut puni de sa folle présomption et, pour avoir trop compté sur ses propres forces, fit une chute déplorable. Le mandarin dit à Pierre : « Toi aussi renonce à ta religion. — Je ne puis le faire, répondit Pierre. — Eh quoi ! quand ton père veut conserver sa vie, tu voudrais mourir ? N’est-ce pas là un manque de piété filiale ? — Nullement. Si les parents viennent à dévier et que les enfants continuent à remplir tous leurs devoirs, dira-t-on pour cela que les enfants manquent à la piété filiale ? Chacun, il est vrai, doit honorer et servir son père et sa mère selon la nature, mais il y a, avant eux et au-dessus d’eux, le grand Roi et Père commun de toutes les créatures du ciel et de la terre ; c’est Lui qui a donné la vie à mes parents, c’est Lui aussi qui me l’a donnée, comment dès lors pourrais-je le renier ? » Le mandarin irrité lui fit subir deux ou trois autres interrogatoires accompagnés de tortures plus cruelles qu’à l’ordinaire, dans lesquelles il eut un genou brisé et détaché de la jambe, et tout le corps couvert de plaies. Pierre eut à supporter une épreuve plus redoutable. Le mandarin voyant l’inutilité des exhortations et des supplices, fit appeler le père et lui dit en présence du confesseur : « Je suis forcé de vous faire mourir à cause de votre fils. Parlez-lui donc, une seule de vos paroles peut sauver la vie à tous les deux ; tout dépend de vous, exhortez-le à se repentir. » En même temps, il le fit frapper cruellement sous les yeux de son fils. Pierre, vaincu, s’écria : « Je ne puis rompre avec les sentiments de la nature. Je ne veux pas que mon père meure à cause de moi, sauvez-nous tous deux. » Puis il fit sa soumission, et le mandarin, joyeux de son succès, les fit relâcher et renvoyer immédiatement.

Mais Pierre en sortant du tribunal rencontra Martin Ni, qui le réprimanda vivement de sa faiblesse, et l’exhorta à une prompte pénitence. Il n’avait cédé qu’à un aveuglement de tendresse filiale, et la loi était toujours vivante dans son cœur. Effrayé de sa faute et touché d’un sincère repentir, il passa la nuit dans les larmes, et dès le lendemain matin se présenta devant le juge : « Ce que j’ai fait hier, lui dit-il, est maintenant pour moi la cause d’un regret mortel. J’espère que le mandarin voudra bien faire mourir le fils pour sa propre faute et traiter le père selon ses désirs, car il serait injuste, pour la faute du fils, de faire mourir aussi le père ? À chacun selon ses œuvres. »

Le mandarin, d’autant plus vexé qu’il s’était imaginé à la mine chétive de Pierre venir facilement à bout de son obstination, le fit enfermer très-étroitement. Puis, à chaque interrogatoire, il ne manqua pas de le faire frapper plus longtemps et plus violemment que les autres chrétiens. Mais tout fut inutile, et Pierre, protégé par son humble contrition, aussi bien que par la grâce divine, demeura inébranlable.

Le même mandarin avait fait arrêter aussi le beau-père de Jean Ouen, Marcellin T’soi Tsiong-tsiou, vulgairement nommé le-tsiong-i. C’était un noble du district de Nie-tsiou, qui pratiquait la religion avec toute sa famille. En 1791, il avait échappé à la persécution par l’apostasie. Mais, depuis lors, il ne cessa de faire pénitence de sa faute, et de demandera Dieu la grâce de la laver dans son propre sang. Lorsque les premiers bruits de persécution s’élevèrent, il répondit en riant à sa femme qui l’exhortait à fuir : « Sois tranquille, quand je ne serai plus, tu vivras tout de même. » Sa mère lui fit aussi de vives instances, et par respect pour ses ordres, il quitta la maison et partit pour la capitale. Mais à peine en route, il changea de résolution et revint chez lui. Ce soir-là même, les satellites envoyés de Nie-tsiou le saisirent et le traînèrent au tribunal. « De qui as-tu appris la religion, lui demanda le mandarin, et quels sont tes complices ? Dénonce tout. — La religion, répondit Marcellin, me défend de nuire à qui que ce soit. Je n’ai rien à déclarer. » Le mandarin le fit mettre à la question, lui fit donner la bastonnade, et enfin voyant, qu’il restait ferme dans sa foi, le fit jeter dans la même prison où étaient déjà son gendre Jean Ouen, Martin Ni, les quelques confesseurs dont nous venons de parler, et un assez grand nombre d’autres chrétiens.

Pendant plus de six mois, les prisonniers eurent à comparaître, une fois tous les quinze jours, devant le mandarin, pour y être interrogés et subir des tortures de plus en plus cruelles. On assure que le corps de Jean Ouen, mis en lambeaux par ces exécutions réitérées, fut à diverses reprises miraculeusement guéri. La famille de Jean tenta plusieurs fois de l’ébranler, et une vieille esclave venait souvent lui faire la plus triste peinture de la désolation de sa mère et de sa femme. Un jour qu’il paraissait plus ému que de coutume à ces récits, Martin Ni vint à son aide, et lança de travers à la vieille un regard si terrible, qu’elle s’enfuit épouvantée et n’osa plus revenir.

Martin, de son côté, eut à subir une tentation redoutable. Son vieux père vint, tout en larmes, le trouver dans sa prison et, lui prenant la main, lui dit : « Veux-tu donc mourir et abandonner ton père aux cheveux blancs ? — Mon père, répondit Martin, je n’oublie point les devoirs de la piété filiale. Sans doute, ma conduite paraît bien peu généreuse, mais vous êtes chrétien comme moi, et nous devons voir les choses de plus haut. Serait-il juste, en cédant à des affections naturelles, de renier notre Père qui est aux cieux ? Jugez vous-même. »

Dieu sembla récompenser cette foi héroïque par le don des guérisons. En effet, quoique Martin eût une certaine connaissance de la médecine, il est difficile d’expliquer naturellement ce fait, attesté par des témoins oculaires, que tous les malades qui vinrent le consulter dans sa prison s’en retournèrent guéris. Sa réputation s’était étendue au loin ; les malades arrivaient en foule, au point que la porte de la prison ressemblait à une place de marché. Le mandarin n’osait s’y opposer, car plusieurs de ses propres serviteurs avaient été guéris. Josaphat Kim Ken-sioun-i, interrogé sur les guérisons opérées par Martin, répondait alors même, pour ne pas faire trop d’éclat, que sur dix infirmes huit ou neuf guérissaient ; mais il a avoué depuis que les guérisons étaient de dix sur dix, de cent sur cent, et que pas un malade ne se retira sans une cure complète. Les geôliers demandaient à voir ses livres de médecine, Martin leur répondit : « Je n’ai aucune formule à moi, seulement je sers le Maître du ciel. Si vous voulez étudier la médecine, il faut d’abord commencer comme moi par croire en Dieu. — Mais vous prétendez avoir brûlé tous vos livres, comment pourrions-nous apprendre ? » Martin dit en riant : « J’ai dans le cœur des livres incombustibles qui suffisent amplement pour vous instruire, et vous apprendre à pratiquer la religion. »

Fatigués de leur longue détention et des continuels supplices qu’il leur fallait subir, plusieurs prisonniers chrétiens se laissèrent peu à peu gagner par la tiédeur et le découragement. Martin Ni, toujours enflammé de zèle, ne cessait de les exhorter et encourager. « Nous avons été pris en même temps, leur disait-il. Quel bonheur si tous nous pouvions mourir le même jour pour Dieu ! » Mais ses efforts et les prières de ses fervents amis n’eurent pas un plein succès, et un certain nombre de leurs compagnons de captivité achetèrent la délivrance, en prononçant une formule d’apostasie. Pour consoler ceux qui restaient. Dieu permit qu’un des geôliers, touché de la grâce, se convertît alors même, et devînt un fervent chrétien.

À la dixième lune de l’année 1800, les confesseurs furent cités devant le gouverneur de la province, qui essaya tout d’abord de les gagner par la douceur, disant qu’une seule parole d’apostasie les ferait de suite mettre en liberté. Marcellin répondit au nom de tous : « Après avoir eu le bonheur de connaître et de servir le vrai Dieu, roi et père de tous les hommes, nous ne pouvons le renier. Nous préférons mourir. » Voyant toutes ses tentatives inutiles, le gouverneur leur fit donner la bastonnade sur les jambes, prononça contre eux une sentence de mort qu’il leur fit signer, puis les renvoya à la prison. Ils reçurent cette sentence avec une sainte joie, et dès lors redoublèrent de ferveur dans leurs oraisons et la pratique de tous leurs devoirs, afin d’obtenir la grâce de rester fermes jusqu’à la consommation de leur sacrifice.

Cependant, le païen Im Hei-ieng-i avait subi régulièrement avec les chrétiens deux interrogatoires par mois, sans jamais y proférer une parole. Comme eux, il avait souffert de violents supplices, et toujours sans pousser aucun cri, ni même ouvrir la bouche. Le juge stupéfait lui dit à plusieurs reprises : « Toi qui n’es pas chrétien, promets seulement de faire les sacrifices d’usage et je te renvoie immédiatement ; mais si tu refuses de le faire, je te mettrai à mort. » Hei-ieng-i restait toujours muet. Enfin, après l’interrogatoire de la dixième lune, les chrétiens ses compagnons de prison lui dirent : « Pour toi qui n’adores pas notre Dieu, les supplices que tu endures sont tout à fait inutiles. Il vaudrait bien mieux faire ta soumission et te conserver la vie. » Alors seulement il répondit : « Mon père à l’heure de la mort, en déclarant ses dernières volontés m’a dit : Si tu fais les sacrifices pour moi, tu n’es plus mon fils, et je te défends de porter mon deuil ; maintenant que j’ai pris le deuil, comment pourrais-je pour me conserver la vie promettre de faire les sacrifices ? Si l’on me tue, j’en serai quitte pour mourir ; mais faire les sacrifices, jamais ! »

Ce respect pour les ordres d’un père mourant, cette résolution inébranlable de ne jamais les enfreindre, peuvent sembler bien extraordinaires, surtout chez un païen. Mais, quand on connaît l’esprit de ce peuple, dont toute la religion se résume dans l’honneur et l’obéissance que les enfants doivent à leurs parents vivants ou morts, l’étonnement diminue. Tous les missionnaires peuvent affirmer, pour l’avoir vu, que des faits analogues ne sont pas rares dans ce pays.

Les chrétiens voyant Hei-ieng-i si déterminé, travaillèrent à l’exhorter et à l’instruire. Ils lui firent comprendre que puisque son père était mort chrétien, et lui avait défendu les sacrifices par respect pour la vraie religion, ce serait lui obéir beaucoup plus complètement, et se procurer la seule chance de le revoir un jour au ciel, que de se faire chrétien comme lui. La grâce de Dieu aidant leurs paroles, Hei-ieng-i se convertit sincèrement, et ne lit plus avec eux qu’un cœur et qu’une âme. On croit qu’il fut baptisé dans la prison.

Le gouverneur cependant laissait traîner les choses en longueur, et n’osait point faire exécuter de suite la sentence de mort qu’il avait portée. Les sentiments personnels du roi lui étaient connus, et il craignait de se compromettre. Mais aussitôt que l’édit de persécution eut été publié par la régente, il fit comparaître de nouveau les confesseurs, et ordonna de les torturer cruellement. C’est dans cet interrogatoire que Pierre Tsio Iong-sam-i répondit : « Il n’y a pas deux Seigneurs au ciel, et l’homme n’a pas deux cœurs. Mon seul désir est maintenant de mourir pour Dieu. Il est inutile de m’interroger davantage, je n’ai rien autre chose à dire. » Il fut alors fustigé d’une manière si atroce, qu’un ou deux jours après, le 14 de la deuxième lune, il rendit le dernier soupir, après avoir été baptisé dans la prison, car il n’était que catéchumène.

Le bruit courut bientôt qu’il apparaissait du feu sur l’endroit où son corps avait été déposé. Les satellites et un grand nombre de curieux allèrent s’en assurer, et virent, non du feu, mais une lumière étrange au-dessus du tombeau. Les chrétiens de cette province ont conservé pour Pierre une grande vénération, et souvent encore on les entend parler de lui avec un respect et une confiance extraordinaires.

Les autres prisonniers furent conduits à la capitale. Le tribunal Keum-pou confirma de suite la sentence de mort, et afin de frapper de terreur les populations, ordonna qu’ils fussent reconduits dans leur propre district de Nie-Tsiou, pour y être exécutés. Le 13 de la troisième lune (25 avril 1801), ils furent tous les cinq décapités en dehors des murs de cette ville. Jean Ouen n’avait que vingt-huit ans ; Marcellin T’soi en avait cinquante-trois ; Martin Ni et Tsieng Tsong-ho, avaient environ cinquante ans ; nous ignorons quel était l’âge de Im Hei-ieng-i. Cinq soldats avaient été chargés de trancher la tête aux martyrs. Mais le moment venu, quatre d’entré eux se refusèrent à cet office, et le cinquième seul consentit à les tuer tous. Quelques instants après, ce malheureux poursuivi, disait-il, par les ombres sanglantes de ses victimes, alla se précipiter dans la rivière, et s’y noya.

Ce même jour, 25 avril, la ville de Iang-keun eut aussi ses martyrs, dont la sentence, selon toute probabilité, avait été ratifiée par le tribunal suprême en même temps que celle des confesseurs de Nie-tsiou. Les principaux étaient Sou Han-siouk-i et Jacques loun.

Le premier appelé aussi Sa-kiem-i, appartenait à une famille de demi-nobles du village de Tong-mak-kol, au district de Iang-keun. L’histoire de sa vie et de son martyre ne nous est point parvenue. Nous n’avons non plus aucun détail sur Jacques Ioun, frère cadet de ce Paul Ioun, qui fut martyrisé en 1795, pour avoir introduit le prêtre en Corée. Et il ne faut pas s’étonner si les actes du procès de Jacques ne purent être recueillis, car cette famille fut à peu près anéantie par la persécution. Son père et un de ses oncles furent déportés dans les îles ; un autre oncle du nom de André Ioun Koan-siou mourut dans les tortures, et nous verrons bientôt la fin glorieuse d’Agathe Ioun, cousine germaine de Paul et de Jacques.

La tradition la plus autorisée porte à treize le nombre total de chrétiens martyrisés à Iang-keun pendant ce mois. Ils sont en grande vénération parmi les chrétiens, quoique les noms de presque tous soient maintenant oubliés.


Toutes ces exécutions, loin d’assouvir la soif que les persécuteurs avaient du sang des chrétiens, ne faisaient que l’irriter de plus en plus. Le tribunal Keum-pou fonctionnait avec une activité diabolique. Chaque jour, de nouveaux procès et de nouveaux supplices. Le 2 de la quatrième lune (14 mai), six confesseurs furent condamnés à mort et exécutés. C’étaient : Charles Tieng, Pierre T’soi, Tieng In-iek-i, Ni Hap-kiou, et deux femmes, nommées Oun-hiei et Pok-hiei. Ces quatre derniers ne nous sont connus que par le texte officiel de leurs sentences, tel qu’il est conservé dans les actes publics ; nous ignorons leurs noms de baptême. Voici quelques détails sur les deux autres.

Charles Tieng Tsiel-iang-i, fils du glorieux martyr Augustin Tieng, ayant, dès le bas âge, perdu sa mère, fut instruit de la foi chrétienne, et formé à la pratique de la religion, par les paroles et les exemples de son père. À une telle école, il fit de rapides progrès, et méprisant les honneurs auxquels sa naissance semblait devoir lui donner un accès si facile, il ne se proposa qu’un seul but : servir Dieu de toutes ses forces, l’aimer de tout son cœur, et, par là, assurer le salut de son âme.

Il avait environ vingt ans, quand éclata la persécution de 1801. Son père et son oncle ayant été enfermés à la prison du Keum-pou, Charles les suivit selon l’usage, et resta en dehors, près de la prison, pour tâcher de leur rendre quelques services, et d’adoucir leur captivité. Il ne quitta point ce poste jusqu’à la mort de son père. Pendant qu’il était là, les juges, à plusieurs reprises, renvoyèrent sommer de faire connaître tout ce qu’il savait des affaires du prêtre, et de déclarer le lieu où il s’était retiré, ajoutant que c’était le seul moyen de sauver la vie à son père. La tentation dut être bien violente pour un cœur comme celui de Charles, néanmoins il ne s’y laissa pas entraîner. On eut beau le mettre à d’horribles tortures ; on eut beau faire subir devant lui d’autres supplices à son père et à son oncle, il resta inébranlable, et ne dit pas un mot qui pût compromettre le prêtre ou la chrétienté. Sorti victorieux de cette épreuve, il continua à rester près de la prison, et quand son frère eut obtenu la couronne, il fut saisi lui-même et traduit devant le tribunal des crimes. Il ne faiblit pas un instant, ne témoignant qu’un désir, celui de suivre son père et, comme lui, de mourir pour Dieu. La captivité dura un peu plus d’un mois, pendant lequel ce jeune homme élevé dans l’abondance et la délicatesse dut, pour se procurer la nourriture, tresser des souliers de paille.

Le jour venu, il marcha résolument au supplice et présenta avec joie sa tête au bourreau. Son corps, recueilli par sa famille, fut enterré avec celui de son père à Ma-tsai. Augustin avait laissé une veuve et trois enfants ; Charles laissait aussi une jeune veuve et un fils. Leur maison et leurs biens ayant été confisqués, tous restaient sans ressources, et leurs parents, par crainte de la mort, semblaient redouter de leur venir en aide. Toutefois, un ancien ami d’Augustin ayant reconduit ces pauvres délaissés à Ma-tsai, on n’eut pas le courage de les chasser, et ils commencèrent dès lors une vie de gêne et d’épreuves, que la Providence rendit, comme nous le verrons plus tard, très-abondante en fruits de salut.

Pierre T’soi Pil-tsie-i, cousin germain du martyr Thomas T’soi, semble avoir, lui aussi, pris beaucoup de part aux affaires de la religion, en Corée. Il était de ceux qui, arrêtés en 1794, se rachetèrent par l’apostasie, mais reprirent bientôt la pratique de tous leurs devoirs religieux. Les efforts continus de son père pour le détacher du christianisme n’eurent aucun succès, et ne servirent qu’à éprouver sa vertu dans le creuset des persécutions domestiques, plus dangereuses souvent que les interrogatoires et les supplices officiels. Pierre fut saisi et emprisonné avec son cousin Thomas.

Celui-ci ayant été décapité, Pierre demanda la permission de sortir de la prison pour aller lui donner la sépulture. Ces derniers devoirs des enfants envers leurs parents, ou des membres d’une même famille entre eux, sont quelque chose de si essentiel, de si sacré aux yeux des Coréens, que les détenus pour délit civil sont presque toujours momentanément relâchés en pareil cas, et qu’il n’est pas rare de voir même les grands criminels et les condamnés à mort obtenir congé de s’absenter quelques jours. L’histoire de nos martyrs offre plusieurs exemples analogues. Pierre reçut donc cette permission, et le fonctionnaire par qui elle fut accordée, touché de commisération, lui insinua d’en profiter pour échapper par la fuite à une mort inévitable. Mais le généreux confesseur n’eut garde de suivre cette insinuation. « Je veux me venger du démon, disait-il à quelques amis, je veux réparer mon apostasie d’autrefois, et mon plus grand bonheur sera de donner ma tête, pour le témoignage de Jésus-Christ. » En conséquence, les cérémonies de l’enterrement terminées, il revint de lui-même, au terme fixé, se reconstituer prisonnier, et quelques jours après, eut la tête tranchée. Il avait alors trente-deux ans.

C’est aussi au commencement de la quatrième lune que fut mise à mort une jeune vierge, nommée Barbe Sim, du district de Koang-tsiou. Touchée des grands exemples qu’elle avait rencontrés dans la vie des saints, elle avait résolu de renoncer au mariage, et de consacrer à Dieu sa virginité. Elle vivait retirée, dans sa famille, et pratiquait la religion avec une ferveur exemplaire. Son frère, Sim Io-san, ayant été arrêté comme chrétien, elle dit un jour à ceux qui l’entouraient : « Mon frère m’attend, pour que nous soyons martyrs tous deux ensemble. » Cette parole n’attira point l’attention, mais ce jour-là même, les satellites se présentèrent en disant qu’ils venaient chercher la jeune chrétienne qui se trouvait à la maison. On leur répondit que certainement ils se trompaient, qu’il n’y avait personne, etc… ; mais ils étaient trop bien renseignés pour lâcher prise, ils s’obstinèrent et en vinrent aux menaces. Barbe, les entendant, dit à sa mère : « Ne vous contristez pas trop, et laissez-moi obéir à la volonté de Dieu. » Aussitôt, sortant de l’appartement des femmes, elle se présenta devant les satellites, et leur fit nettement sa profession de foi. Sur leur ordre, elle se prépara à les suivre, changea d’habits sans s’émouvoir, se laissa arrêter et conduire à la capitale, où sa constance dans la foi lui mérita, après vingt jours seulement d’épreuves, d’aller recevoir la double couronne du martyre et de la virginité. Elle eut la tête tranchée à l’âge de dix-neuf ans. Son corps fut recueilli par sa famille, et l’on assure que son visage n’avait aucunement changé, et que ses membres conservaient la flexibilité et la fraîcheur de la vie.

Le martyre suivant qui, selon toute probabilité, eut lieu presque le même jour, est pour nous d’un intérêt particulier. Chez les peuples chrétiens, on est tellement habitué à reconnaître l’égalité devant Dieu de tous les hommes quels qu’ils soient, grands ou petits, nobles ou roturiers, riches ou pauvres, que l’on est tenté de regarder cette notion comme toute naturelle. On oublie trop facilement que c’est Jésus-Christ seul qui nous a révélé cette égalité, en nous apprenant que tous nous sommes appelés à être fils de Dieu. Mais dans tous les pays infidèles, aujourd’hui en Corée comme autrefois à Rome et dans la Grèce, ce qui est naturel, c’est le mépris de l’homme pour l’homme ; l’égalité chrétienne, au contraire, est maintenant comme jadis, le dogme de l’Évangile le plus révoltant pour l’orgueil des païens. Aussi, pour l’instruction et l’édification des néophytes de Corée, Dieu daigna-t-il montrer sa souveraine indépendance dans la distribution de ses dons, en choisissant un de ses plus glorieux martyrs dans la classe la plus infime et la plus avilie du pays.

Alexis Hoang Il-koang-i, né à Hong-tsiou, dans le Nai-po, était de la caste des abatteurs de bœufs, caste tellement méprisée en Corée, que ceux qui en font partie sont mis au-dessous des esclaves. On les regarde comme des êtres dégradés, en dehors de l’humanité ; ils sont forcés de se faire des habitations à part, loin des villes ou villages, et ne peuvent avoir avec personne les relations ordinaires de la vie.

L’enfance et la jeunesse d’Alexis se passèrent dans sa famille, au milieu des insultes et des rebuts de tous, triste héritage que recueillent, de race en race, ceux de sa condition. La Providence, comme pour l’en dédommager, lui avait donné une intelligence remarquable, un esprit vif, un cœur ardent, un caractère plein de gaieté et de franchise. À peine fut-il instruit de la religion, qu’il l’embrassa de grand cœur, et pour la pratiquer plus librement, quitta son pays avec son frère cadet, et alla s’établir au loin, dans la province de Kieng-siang. Là, cachant son extraction aux païens, il avait plus de facilité pour communiquer avec les chrétiens. Ceux-ci connaissaient bien son origine, mais loin de lui en faire un reproche, ils s’empressaient par charité de le traiter en frère. Partout, même chez les nobles, il était reçu dans l’intérieur des appartements, sur le même pied que tous les fidèles ; ce qui lui faisait dire plaisamment que, pour lui, il y avait deux paradis, l’un sur la terre, à cause de la manière trop honorable dont on le traitait, vu sa condition, et l’autre dans la vie future.

De Kieng-siang, il passa plus tard à la capitale, et fut reçu dans la maison d’Augustin Tieng, où il vécut sur le pied ordinaire des domestiques, rendant au maître de la maison les services habituels. Sa ferveur, loin de diminuer, augmentait de jour en jour, et excitait l’admiration de tous. Au printemps de cette année, quelques jours avant l’arrestation d’Augustin, il était sorti pour acheter du bois, selon son office, quand, rencontré par les satellites, il fut pris et mené en prison. Il ne se laissa pas intimider et, d’un ton jovial, dit à ceux qui le conduisaient : « Vous me transportez de la préfecture de Namon-an à celle d’Ok-t’sien, qui est un lieu de délices, je vous suis très-reconnaissant de cet insigne bienfait. » Dans la langue coréenne, namon signifie bois, et ok veut dire prison. En nommant ces deux préfectures, Alexis faisait allusion à ce qu’au lieu d’acheter du bois, comme son maître le lui avait commandé, il se trouvait jeté en prison.

Dans les divers interrogatoires qu’il eut à subir, il répondit toujours noblement et avec une sainte liberté à tout ce que les juges lui opposaient, et ceux-ci, irrités de ce qu’un homme d’aussi basse condition ne les craignait pas, et refusait la vie qu’on lui offrait au prix de l’apostasie, lui firent endurer d’affreuses tortures. Alexis les supporta non-seulement avec fermeté, mais avec une joie toute céleste. « Dussé-je souffrir dix mille fois plus, criait-il, je ne renierai pas Jésus-Christ, faites de moi ce que vous voudrez. » Après l’avoir fait battre d’une manière si cruelle, qu’une de ses jambes en resta brisée et broyée, on le condamna à mort et on l’envoya pour être exécuté à Hong-tsiou, sa ville natale. Porté sur une litière en paille, parce qu’il ne pouvait plus marcher, il conserva, dans la route, malgré d’horribles souffrances, toute sa gaieté naturelle. Sa femme et son fils le suivaient pour le servir jusqu’au dernier moment, mais de peur qu’ils ne fussent pour lui le sujet de quelque tentation, il ne voulut jamais les laisser approcher. Le jour même de son arrivée à Hong-tsiou il fut décapité. Il avait alors quarante-cinq ans.

Les rares vertus d’Alexis, qui formaient un si touchant contraste avec la bassesse de son extraction, ont rendu son nom populaire parmi les chrétiens, et ils le citent encore aujourd’hui avec respect et admiration, comme un de leurs plus illustres confesseurs. Mais les païens de ce pays, et surtout les nobles, rient d’un air méprisant quand ils entendent dire qu’un homme de cette classe est l’honneur de la religion. Gentibus autem stultitiam ; la sagesse de Dieu a toujours été et sera toujours folie aux nations.

Quatre chrétiens du district de Koang-tsiou, dénoncés par des apostats, avaient été saisis à la même époque. C’étaient : Pak T’sioung-hoan-i ; Pak Ioun-hoan-i, frère aîné du précédent ; Sim Io san, le frère de la vierge martyre Barbe Sim, et Tso Tsai-tso. Après avoir été plusieurs fois interrogés et mis à la question par leur propre mandarin, ils furent, comme les autres chrétiens, expédiés à la capitale. Mais, quoiqu’ils fussent restés également fermes dans les tortures, le premier seul eut la tête tranchée ; les trois autres, pour des raisons qui nous sont restées inconnues, furent exilés séparément dans les provinces les plus reculées du royaume. Une tradition dit qu’une grande sécheresse étant survenue alors, le peuple murmura contre la cruauté de la régente, l’accusant de provoquer le courroux du ciel par tant de sang versé. La régente effrayée aurait commué la sentence de mort, quelques heures seulement avant qu’elle ne fût exécutée. Mais cette explication est inadmissible, car, après comme avant le procès de ces quatre chrétiens, la persécution continua avec la même fureur. Quoiqu’il en soit, Pak T’sioung-hoan-i, plus heureux que ses trois compagnons, fut décapité le 18 de la quatrième lune, à l’âge de trente-trois ans.

Le lendemain 19, ce fut le tour du P. Tsiou, dont nous devons reprendre l’histoire d’un peu plus haut.


Depuis l’entrée du prêtre en Corée, la police n’avait cessé de faire des perquisitions pour découvrir le lieu de sa retraite. On peut imaginer combien, après l’édit de persécution lancé par la régente, ces recherches devinrent plus actives. L’enfer semblait avoir révélé aux ennemis du christianisme cette parole de la sainte Écriture : «Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées, » tant ils mettaient d’acharnement à se saisir de l’unique pasteur des néophytes coréens. Aussi, voyant que sa position n’était plus tenable, que tous les jours on multipliait les tortures pour le faire dénoncer par les chrétiens, le P. Tsiou prit la résolution de retourner momentanément en Chine, afin de laisser passer l’orage, espérant que, son départ une fois connu, la persécution cesserait, ou au moins diminuerait de violence. Nous ignorons à quel moment il se mit en route, mais il paraît certain qu’il alla jusqu’à la ville de Ei-tsiou, sur la rive du fleuve qui sépare la Corée de la Chine, vis-à-vis de Pien-men. Arrivé là, par une inspiration secrète de la grâce divine, il abandonna son projet, et reprit le chemin de la capitale.

Sa situation et celle de ceux qui lui donnaient asile, devenant de plus en plus critique, un chrétien courageux alla en province lui préparer deux retraites sûres, et revint supplier Colombe Kang d’en prévenir le prêtre, se chargeant de le conduire lui-même, hors de l’atteinte des persécuteurs. Colombe répondit que c’était inutile, que le prêtre était trop bien caché pour avoir rien à craindre. Ce chrétien fit, à plusieurs reprises, de nouvelles instances, toujours sans succès, et fut lui-même obligé, quelques jours après, d’abandonner sa maison et de s’enfuir avec toute sa famille.

Augustin Tieng, dans les divers interrogatoires, n’ayant rien déclaré sur le prêtre. Colombe et Philippe le fils de son mari, furent interrogés à leur tour, et soumis à de cruelles tortures ; mais tous deux bien décidés à mourir, ne firent non plus aucune dénonciation. Alors le juge fit mettre à la question une des esclaves de Colombe, qui, vaincue par la souffrance, déclara toute la vérité, et en même temps fit connaître l’âge, la figure et la tournure du prêtre. Le juge dit alors à Colombe : « Ton esclave ayant tout dénoncé, il ne t’est plus possible de cacher la vérité ; déclare donc le lieu où s’est retiré cet homme. » Elle répondit : « Il est vrai qu’il est resté chez moi, mais il y a déjà du temps qu’il en est sorti, et j’ignore où il est maintenant. » En conséquence, on fit partout coller des affiches indiquant les récompenses promises à celui qui prendrait le prêtre, et l’on donna son portrait et son signalement que l’on fit circuler jusque dans les provinces éloignées.

Dans ce péril extrême, il restait au prêtre d’autant moins de chances d’échapper, que ses ennemis, peu scrupuleux sur le choix des moyens, travaillaient surtout à susciter des traîtres même parmi les chrétiens. On prétend qu’un mandarin feignit de se convertir, et parvint à connaître sa retraite. Quoi qu’il en soit, le P. Tsiou ne lui laissa pas le temps de venir l’y chercher. Il était alors dans le palais dont nous avons parlé, ou dans la maison attenante. Le 28 avril, 16 de la troisième lune, un peu après le son de la cloche qui permet de circuler dans la ville, il prit les habits d’un chrétien de cette maison et s’en revêtit. On lui demanda où il voulait aller, mais il répondit qu’il était inutile de le suivre, et sortit absolument seul. Un chrétien le suivait de loin pour savoir ce qu’il allait faire, mais le prêtre s’en apercevant, lui fit avec son éventail signe de s’en retourner. Le chrétien cependant continua à le suivre, quoique de plus loin ; et bientôt la foule qui circulait le lui ayant fait perdre de vue, il s’en revint chez lui.

Le P. Tsiou alla droit à la prison du Keum-pou. Les valets du tribunal lui ayant demandé qui il était et ce qu’il voulait : « Moi aussi, leur dit-il, je pratique la religion des chrétiens. J’ai entendu dire qu’elle est sévèrement prohibée par le gouvernement, et que chaque jour on fait périr des innocents en grand nombre ; comme ma vie serait désormais inutile, je viens vous demander la mort. C’est moi qui suis ce prêtre que vous cherchez en vain partout. Il paraît que dans votre royaume il n’y a pas un seul homme habile, puisque jusqu’à présent on n’a pu parvenir à me découvrir. » Il fut aussitôt saisi et mis en prison. Le président du tribunal lui demanda pourquoi il était venu en Corée, il répondit : « Je n’ai eu qu’un seul motif en y entrant, celui de prêcher la vraie religion, et de sauver par là les âmes de ce pauvre peuple. »

Pendant son procès, il eut une contenance digne de sa belle vie, répondant à tout avec gravité et prudence, sans laisser échapper un seul mot qui pût compromettre personne. Il composa même par écrit une longue et éloquente apologie de la religion chrétienne, qui eût sans doute fait impression sur ses juges, s’ils n’avaient été aveuglés par la passion et le parti pris.

Alexandre Hoang, dans ses mémoires, parlant de l’emprisonnement du P. Tsiou, s’exprime ainsi : « On lui mit seulement des entraves aux pieds, et on le soumit aux interrogatoires sans le torturer aucunement. On dit qu’il y a eu entre ses juges et lui beaucoup de dialogues mis par écrit ; je n’ai pu les voir, seulement j’ai appris que les païens disaient : Celui qui s’est livré se dit Européen. Quand on a fait d’abord mourir six chrétiens (ceux exécutés le 26 de la deuxième lune), on les accusait du crime de rébellion ; mais il paraît que dans sa prison, le prêtre a clairement fait voir que les chrétiens ne sont pas des rebelles. On rapporte encore que l’Européen n’a pas voulu mourir de suite, mais qu’il a demandé la permission de dire d’abord tout ce qu’il avait à dire, après quoi seulement on le ferait mourir. » Tous ces bruits semblent ne pas être complètement faux.

Les révélations de l’esclave de Colombe avaient fait connaître les rapports du prêtre avec le palais. Aussi, dès le lendemain ou surlendemain du jour où le P. Tsiou se fut livré (29 ou 30 avril), sans procès, sans interrogatoire, sans qu’aucune forme légale eût été observée, la régente prononça contre les princesses qui lui avaient donné asile, une sentence de mort dont voici les termes exprès :

« Pour l’affaire de Song, épouse du coupable In, emprisonné à la ville de Kang-hoa, et celle de Sin, épouse de Tarn, fils dudit coupable In.

« Il appert que la belle-mère et la belle-fille sont toutes deux perdues dans la mauvaise religion ; qu’elles ont communiqué avec l’infâme race des étrangers ; qu’elles ont vu le prêtre étranger et, sans craindre la sévérité des prohibitions, l’ont impudemment caché dans leur maison. En considérant des fautes si graves, il est manifeste pour tous qu’on ne peut les laisser même un seul jour entre le ciel et la terre. Qu’on leur donne donc le poison, et qu’on les fasse mourir ensemble. »

Cet ordre fut exécuté immédiatement, et quelques heures après, on porta le poison aux deux princesses chrétiennes. La tradition rapporte qu’elles refusèrent de le prendre elles-mêmes, afin de ne pas se rendre coupables du crime de suicide, et qu’on dut recourir à la force pour le leur faire avaler. Ainsi périrent victimes de leur foi et de la généreuse hospitalité qu’elles avaient donnée au prêtre persécuté, Marie Song et sa belle-fille Marie Sin. On n’a pas d’autres détails sur leur fin édifiante ; et les palais sont ici tellement fermés, tellement séquestrés de toutes relations extérieures, qu’il ne faut pas s’en étonner. Les longues infortunes de ces malheureuses princesses furent, dans les secrets desseins de la Providence, la cause de leur conversion et de leur bonheur éternel, car Dieu se plaît souvent à choisir ceux que le monde rejette. Elles eurent le mérite d’être constamment fidèles à la grâce, et de donner, par leur ferveur et leur résignation, aussi bien que par leur nom et leur dignité, un grand encouragement à la chrétienté naissante.

Leur mort entraîna naturellement celle de plusieurs servantes du palais, qui avec elles avaient embrassé la foi, et s’étaient dévouées au service du prêtre. Elles subirent la même condamnation, mais, d’après la tradition, elles durent aller recevoir le poison dans une maison réservée à cet effet en dehors de la petite porte de l’Ouest. Leur nombre et leur nom sont restés inconnus. Il est certain qu’il y en eut au moins deux martyrisées ; quelques-uns en portent même le nombre à cinq.

La condamnation des princesses amena par contre-coup celle du prince Ni In, époux de Marie Song, déjà exilé à Kang-hoa, par suite de la prétendue rébellion de son fils. Ses ennemis prétendirent que les rapports du prêtre avec les princesses, ne pouvaient avoir d’autre but que la machination de quelque complot monstrueux contre la sûreté de l’État, complot dont, sans aucun doute, le prince Ni In était le moteur secret. Ils publièrent cette odieuse calomnie dans une adresse présentée à la régente, et conçue en ces termes : « La femme du rebelle In, et la femme du rebelle Tam, retirées dans les profondeurs du palais, ont communiqué avec une mauvaise race. Après avoir d’abord préparé les voies, par le moyen de plusieurs infâmes esclaves, chaque nuit elles allaient et venaient : elles se sont intimement liées avec des êtres coupables ; puis, cachant et recelant les gens échappés à la justice, elles ont fait de leur demeure un repaire de rebelles. Leurs desseins et leurs ténébreux projets devaient enfin aboutir à une inexprimable monstruosité. Mais comment ceci pourrait-il être seulement l’œuvre de deux femmes ? Le moteur et l’agent de ces infâmes menées est certainement In lui-même. L’ordre de mettre à mort la femme de In et celle de Tam a été sans aucun doute, motivé par une sainte vertu qui veut affermir les principes généraux, et anéantir les complots des méchants. Mais si on laisse In, seulement un quart d’heure, entre le ciel et la terre, la position des rebelles restera la même qu’auparavant ; c’est pourquoi ou demande humblement que le poison soit aussi donné à In, et qu’on le fasse mourir. »

La régente n’eut garde de prendre la défense de ce malheureux prince calomnié, et, bientôt après, quoiqu’il fût frère du roi défunt, et n’eût jamais pratiqué la religion chrétienne, il reçut le poison envoyé officiellement de la cour, et dut le prendre de ses propres mains.

Revenons au procès du P. Tsiou. Il paraît que les ministres tinrent plusieurs fois conseil à son sujet, avant de prendre une résolution définitive. Quelques-uns opinaient pour le renvoyer en Chine, et le faire remettre entre les mains de l’Empereur, d’après une convention internationale portant que « tout sujet de l’un des deux royaumes, qui sera trouvé sur le territoire de l’autre, doit être renvoyé à son propre souverain. » Malgré ce texte formel, le plus grand nombre, ne pouvant se résigner à laisser ainsi impuni le chef d’une religion qu’ils poursuivaient avec rage, votèrent pour le mettre à mort, et obtinrent le consentement de la régente. Voici dans quels termes celle-ci fit rédiger la sentence.

« Le 19 de la quatrième lune. Affaire du coupable Tsiou Moun-mo, de l’affreuse race des étrangers. Lui-même s’appelle Maître de religion et père spirituel. Cachant avec soin son ombre et les traces de ses pas, il a surpris et trompé une foule d’hommes et de femmes, et établi la règle de conférer le baptême. Tout ce qu’il dit n’est qu’une suite de paroles vaines et mensongères. Pendant sept a huit ans, il a détourné dans une fausse voie l’esprit du peuple, et, semblable à une inondation sans cesse croissante, sa doctrine, en se répandant, est devenue une calamité inquiétante, car ceux qui la suivent doivent nécessairement arriver à un état bien au-dessous de celui des sauvages et des animaux. Mais voici que, par un heureux destin, le ciel se chargeant de le poursuivre, le coupable s’est livré lui-même aujourd’hui. Ayant échappé aux satellites, il y a quelques années, il a continué depuis à répandre autour de lui et au loin ses fausses doctrines ; maintenant qu’il a été mis en prison, le peuple de la capitale et des provinces peut facilement reconnaître son illusion. Si l’on considère sa condition, il n’est que d’une origine basse et méprisable ; sa conduite est uniquement celle d’un fourbe et d’un artificieux. Pour sa punition, nous pensons qu’il est convenable de lui appliquer la loi militaire. On le conduira donc au tribunal militaire, pour qu’il soit exécuté selon les formes en usage, et que son supplice fasse impression sur la foule. Nous en chargeons le général du poste nommé O Iang-tsieng. Telle est notre volonté. »

Ce général, nous ne savons pour quel motif, ne voulut pas se charger d’une semblable mission. Il feignit une maladie qui l’empêchait de sortir, et un autre général fut nommé pour le remplacer. Au moment de sortir de la prison, le prêtre reçut la bastonnade sur les jambes, selon l’usage constant en pareille circonstance. Ensuite, il se rendit avec allégresse vers le lieu des exécutions militaires nommé No-teul, ou encore Mi-nam-to, situé à une lieue de la ville. Porté en litière, il dominait ceux qui l’entouraient, et en passant sur la place du marché, il regarda paisiblement toute la foule des curieux, puis dit qu’il avait soif et demanda du vin. Les soldats lui en donnèrent une tasse qu’il but en entier.

Lorsqu’il fut arrivé au lieu du supplice, on lui fixa une flèche dans chaque oreille, et on lui présenta le résumé de son procès, avec la sentence, pour qu’il prit lecture de ces diverses pièces. Quoique cet écrit fût fort long, il le lut en entier avec le plus grand calme, puis élevant la voix, il dit au peuple assemblé : « Je meurs pour la religion du Seigneur du ciel. Dans dix ans, votre royaume éprouvera de grandes calamités, alors on se souviendra de moi. » On le fit promener trois fois, selon l’usage, autour de l’assemblée ; puis, le général commandant les évolutions voulues, il s’agenouilla, joignit les mains, inclina avec bonheur la tête, qui bientôt tomba sous le glaive. C’était le 19 de la quatrième lune (31 mai 1801), jour de la sainte Trinité, à l’heure appelée sin-si c’est-à-dire de 3 à 5 heures du soir. Le P. Tsiou avait alors trente-deux ans.

Pendant les longs préparatifs de l’exécution, le ciel, auparavant pur et serein, s’était tout à coup couvert de nuages épais, et un ouragan terrible éclata sur le lieu du supplice. La violence du vent, les roulements répétés du tonnerre, une pluie mêlée de houe et tombant par torrents, des ténèbres épaisses que les éclairs sillonnaient de toutes parts, tout contribuait à glacer d’épouvante les acteurs et spectateurs de cette scène sanglante. Mais à peine l’âme du saint martyr se fut-elle envolée vers Dieu, que l’arc-en-ciel parut, les nuages se dissipèrent et la tempête s’apaisa soudain. On eût dit que le soleil, après s’être voilé pour ne pas être témoin du crime des bourreaux, reprenait tout son éclat pour célébrer le triomphe de leur victime. Les spectateurs, païens et chrétiens, virent dans cette coïncidence si étrange, une preuve de la sainteté du missionnaire. « Le ciel n’est pas indifférent au sort de ce condamné, disaient les païens, frappés de stupeur, puisqu’il fait apparaître des signes aussi effrayants. »

La tête du martyr resta suspendue, et son corps exposé, au lieu de l’exécution, pendant cinq jours et cinq nuits, et, pendant tout ce temps on en garda strictement les approches, sans que personne eût la permission d’y pénétrer. On prétend que chaque nuit des arcs-en-ciel, ou des lumières éclatantes paraissaient sur le corps. Quoi qu’il en soit de ces faits, il est certain, et c’est une tradition unanime des chrétiens et des païens consignée dans plusieurs mémoires du temps, qu’il se passa alors des phénomènes extraordinaires, dont beaucoup de païens furent fortement impressionnés. Plusieurs chrétiens affirment qu’il n’est pas rare d’en entendre parler, encore aujourd’hui. Enfin le général donna ordre d’enterrer le corps, et on continua de le garder comme auparavant. Les chrétiens avaient bien remarqué le lieu, dans l’intention de transporter bientôt ailleurs les restes du martyr ; mais les gardiens, ennuyés de leurs veilles continuelles, allèrent l’enterrer secrètement dans un autre endroit. Depuis, les chrétiens ont eu beau le chercher, jusqu’à présent on ignore le lieu où reposent les précieuses reliques du premier missionnaire de la Corée.

Le souvenir du P. Jacques Tsiou est encore vivant dans le cœur des fidèles coréens, qui ne parlent qu’avec une profonde vénération de son zèle, de sa prudence, de sa vie mortifiée, de ses travaux et de sa mort. L’évêque de Péking avait dit en l’envoyant, qu’il perdait son meilleur sujet ; et, en effet, le P. Tsiou joignait à de grands talents, et à une connaissance approfondie des caractères chinois, une science de la religion, et une vertu peu communes. Il fit, en tout et toujours, honneur à la religion dans ce pays. Son extérieur digne, sa contenance noble et sa grande bienveillance, lui avaient gagné tous les cœurs. Condamné d’abord pendant plusieurs années, à une retraite absolue, et à la fin, obligé de cacher toutes ses démarches avec les plus grandes précautions, il eut occasion d’acquérir de nombreux mérites devant Dieu, et, par sa fidélité, d’obtenir la grâce martyre.

La tradition des chrétiens assure qu’il prédit presque au moment de sa mort, que, dans trente ans, des prêtres rentreraient en Corée. Ce ne fut en effet qu’après trente-deux ans d’attente que les chrétiens reçurent de nouveaux missionnaires.

Il reste un ouvrage composé en chinois, et traduit en coréen, que l’on a toujours attribué au P. Tsiou, et qui paraît véritablement avoir été composé par lui. C’est un Guide pour le Carême et le Temps de Pâques, dans lequel sont expliquées d’une manière claire et très-précise, les dispositions qu’il faut apporter aux sacrements de pénitence et d’Eucharistie : ce livre rend encore aujourd’hui service aux chrétiens de Corée.

Les habits, le chapeau du prêtre, et deux images qui lui avaient appartenu furent longtemps conservés avec un soin jaloux par les néophytes. Pierre Sin dit, dans ses mémoires, que plusieurs fois ces reliques échappèrent à l’incendie, d’une manière qui tient du prodige ; aujourd’hui, à la suite des dernières persécutions, on ne sait plus ce qu’elles sont devenues.

Pour s’éviter des difficultés avec la Chine, le gouvernement coréen avait, au moment de l’exécution du P. Tsiou, fait répandre le bruit qu’il était originaire de Tsiei-tsiou (île de Quelpaert). Plus tard, comme nous le verrons, dans la lettre écrite à l’empereur, au nom du roi, on avoua qu’il était chinois, en protestant que son origine n’avait été connue qu’après sa mort, par les déclarations subséquentes de ses complices. On eut soin d’accompagner cet aveu de l’envoi d’une forte somme d’argent destinée à calmer la colère de l’empereur, et l’affaire n’eut pas de suites.

LIVRE III

Depuis le martyre du P. Jacques TSIOU, jusqu’à la fin de la persécution.
1801-1802.




CHAPITRE Ier.

Martyre de Josaphat Kim. — Martyre de Colombe Kang et de ses compagnes.


La mort du P. Tsiou était une grande calamité pour l’Église de Corée. Elle perdait en lui son unique pasteur, et il semblait humainement impossible qu’il pût être remplacé avant de longues années. Sans doute les circonstances n’avaient pas permis à tous les néophytes de voir le prêtre, d’entendre ses instructions, et de recevoir de sa main les sacrements. Un petit nombre d’entre eux seulement avaient eu ce bonheur. Mais au moins, lui présent, il y avait un centre commun, un point de réunion pour les diverses chrétientés ; il y avait une direction unique dans les affaires importantes ; et surtout il y avait la célébration fréquente du saint sacrifice, et le sang de Jésus-Christ, source de toute grâce, coulait souvent sur cette terre infidèle.

En se livrant, le P. Tsiou avait espéré user sur lui-même la rage des persécuteurs, et empêcher ainsi le malheur de son troupeau. Les ennemis de la religion, de leur côté, s’imaginaient qu’après la mort du prêtre, les chrétiens démoralisés comme une armée sans chef, seraient facilement amenés à l’apostasie, et leur culte anéanti. Il n’en fut rien. Dieu permit que les espérances du prêtre fussent déçues, et que la persécution augmentât de violence ; mais en même temps il déjoua tous les calculs des impies, en inspirant à ses fidèles un courage plus ferme, une patience plus indomptable, et en multipliant ses martyrs. Nous allons donner quelques détails sur les principaux d’entre eux. L’histoire de l’Église offre peu de pages aussi glorieuses.

Le P. Tsiou avait été décapité le 31 mai 1801. Le lendemain, 1er juin, Josaphat Rim, d’une des plus illustres familles du parti No-ron, et plusieurs de ses parents, obtinrent par le même supplice le même triomphe. Ici vient naturellement se placer une remarque importante. Bien que les rancunes de parti fussent pour beaucoup, comme nous l’avons expliqué, dans la publication de l’édit qui proscrivait la religion chrétienne, la première et principale cause néanmoins était, en Corée, comme partout et toujours, la haine éternellement active de l’enfer contre l’Église. Or, il y avait des chrétiens dans les autres partis aussi bien que dans le parti des Nam-in, car la religion ne s’inféode jamais à aucune caste, ni à aucune faction. De fait cependant, les grands personnages condamnés à mort depuis l’avènement de la régente, appartenaient presque tous aux Nam-in, ce qui donnait à la persécution un caractère de vengeance politique, et pouvait, aux yeux des païens, altérer et diminuer la gloire des martyrs. Afin donc de montrer clairement à tous que, pour le plus grand nombre des victimes, la profession du christianisme était l’unique cause de condamnation ; afin de restituer à la mort des confesseurs son véritable caractère. Dieu permit que les persécuteurs fussent forcés par les circonstances d’immoler plusieurs membres éminents de leur propre parti.

Josaphat Kim Ken-sioun-i descendait d’une branche cadette de la famille Kim de An-tong, qui était alors une des principales du parti No-ron, et se trouve aujourd’hui la première famille de la Corée. Il fut adopté dès l’enfance par le principal descendant de la branche aînée, et se trouva ainsi placé à la source des dignités et des honneurs ; son père adoptif habitait la ville de Nie-tsiou. Josaphat se fit remarquer par une intelligence extraordinairement précoce. Dès l’âge de neuf ans, disent les relations coréennes, il voulut s’appliquer à la doctrine de Lao-tse, qui passe pour ouvrir le chemin de l’immortalité à ses sectateurs. Dans sa maison, il y avait un livre, espèce d’introduction à l’étude de la vraie religion, composé en chinois, sous une forme attrayante et populaire, par les anciens missionnaires de Péking. Josaphat le lut avec grand plaisir, à l’âge de dix ou douze ans, et bientôt se mit à discuter sur le ciel et l’enfer, sur la nécessité de leur existence, et autres matières traitées dans ce livre. On disait de lui, dès lors, qu’il parviendrait au grade de ministre. En grandissant, il se livra à de vastes études ; les livres sacrés, l’histoire, les doctrines de Fo et de Lao-tse, la médecine, la géoscopie, l’art militaire même, rien ne lui resta étranger.

Il eut bientôt occasion de montrer ses talents. En effet, il n’était âgé que de dix-huit ans, lorsque son père adoptif vint à mourir. Or, le deuil légal, en Corée, se faisait alors avec les cérémonies du temps de la dynastie Song[36], en négligeant les rites plus anciens. Josaphat, qui avait des doutes à ce sujet, consulta le fameux docteur Ambroise Kouen T’siel-sin-i, qui alors n’était pas encore chrétien, et ayant, par son moyen, reconnu que certaines pratiques n’étaient pas fondées sur les livres sacrés, il les rejeta comme erronées et s’en abstint à la mort de son père. Les lettrés, effrayés de cette infraction aux usages, se récrièrent vivement. Aussitôt Josaphat, pour justifier sa conduite, écrivit une longue apologie, dans laquelle les citations et les preuves affluaient d’une manière si savante et si heureuse que Ni Ka-hoan-i, qui passait alors pour le premier lettré du pays, avoua qu’il ne pourrait rien faire de semblable.

À la maison, Josaphat se faisait remarquer par la gravité de son Caractère, sa piété filiale, sa fidélité et sa générosité. Sa famille étant riche, il prenait un vrai plaisir à dépenser en aumônes tout ce qu’il possédait, tandis que pour ses propres habits et pour sa nourriture, il se limitait au plus strict nécessaire, et se traitait comme un pauvre. S’il allait à la capitale, les chaises et les chevaux affinaient à la porte de la maison où il descendait, car chacun voulait avoir la satisfaction de le voir et de l’entretenir, au moins une fois. On raconte qu’avec Martin Ni et quelques autres amis, il avait conçu le projet de traverser la mer, pour aller à Péking consulter les savants européens, acquérir auprès d’eux beaucoup de connaissances utiles, et revenir les répandre dans son pays.

Jusqu’alors Josaphat n’avait ouï parler de la religion que très-indirectement, et n’en avait pas une idée exacte. De concert avec quelques amis, au nombre desquels se trouvait Rang I-tien-i, il s’était mis à l’étudier, pensant y trouver des secrets magiques et des procédés extraordinaires. Ce Kang I-tien-i était un lettré renommé du parti Sio-pouk, d’un esprit méchant et rusé. S’imaginant qu’il y aurait bientôt un changement de dynastie, il cherchait des recettes merveilleuses, et étudiait les arts magiques, pour être prêt à l’époque voulue et faire son chemin.

Josaphat, en se liant avec cet homme, était loin de connaître le fond de ses idées, car pour lui-même, outre la curiosité naturelle d’apprendre quelque chose d’inconnu, il avait réellement le désir sincère d’approfondir la doctrine de l’Évangile. Aussi, ne trouvant pas de chrétiens éminents dans le parti No-ron, auquel sa famille appartenait, il résolut de recourir à des membres du parti Nam-in, et fit demander à Ambroise Kouen d’avoir quelques conférences avec lui sur des matières religieuses. Le noble chrétien y consentit avec joie, mais comme les inimitiés héréditaires des deux familles ne permettaient pas qu’on se vît publiquement, Josaphat se rendait de nuit à la maison d’Ambroise. Dès les premiers entretiens, il n’eut pas de peine à croire l’existence de Dieu et le mystère de la sainte Trinité ; mais le simple énoncé du mystère de l’Incarnation renversa toutes ses idées, et il demeura triste et abattu. Plusieurs jours il s’abstint de revenir, croyant que celui qui avait prononcé une telle parole ne pouvait manquer d’être foudroyé, ou frappé de quelqu’autre punition céleste. Puis, voyant que Dieu ne l’avait pas anéanti, il examina de nouveau, et la grâce du Saint-Esprit agissant sur son cœur, il s’avoua vaincu, soumit sa raison à la foi, et embrassa fermement la religion. Le P. Tsiou entendit parler de la droiture d’âme de Josaphat, et lui écrivit pour lui faire connaître le véritable esprit de l’Évangile, et lui faire déposer toute idée de choses merveilleuses et de puissances magiques. Josaphat, ému, se rendit avec joie, rompit définitivement avec les études auxquelles il s’était livré, et se mit à marcher tout droit dans la voie du salut. Il avait alors vingt-deux ans.

Presque tous ses amis suivirent son exemple. De ce nombre étaient les glorieux martyrs, que nous avons vu décapiter à la ville de Nie-tsiou, Martin Ni et Jean Ouen. Kang I-tien-i seul ne crut pas, et demeura plus enfoncé que jamais dans ses rêveries ambitieuses et dans ses chimériques recherches. Deux mois s’étaient à peine écoulés, que les projets de ce dernier et des siens se dévoilèrent, et le gouvernement, croyant voir dans leur conduite une tendance à la révolte, et le danger d’exciter des troubles parmi le peuple, les fit saisir et citer en justice. C’était en 1797. Josaphat se trouva naturellement compromis, à cause de ses rapports antérieurs avec Kang I-tien-i. Heureusement ses belles qualités et sa droiture étaient déjà connues du roi, qui lui ayant donné toute son estime, sut le protéger et le mettre à l’abri des mauvaises suites de cette affaire. Bientôt après, Josaphat fut baptisé par le prêtre, et sa ferveur en reçut une grande augmentation. Il ne craignait pas de se montrer publiquement comme chrétien, instruisait ses parents et amis, les exhortait au bien, et ne cessait de prêcher l’Évangile en toute occasion. Grand nombre de païens, dans le district de Nie-tsiou et les environs, lui durent, après Dieu, le bienfait de la foi.

Son père, cependant, le voyait avec peine pratiquer le christianisme, et faisait tous ses efforts pour l’en éloigner. Pendant plusieurs années, Josaphat eut à supporter continuellement des persécutions domestiques bien pénibles, mais il triompha de toutes les difficultés, et continua la pratique fidèle de ses devoirs. Quand il apprit la défection de Jean Tieng qui, pour éviter la mort, avait signé une formule d’apostasie, il en fut profondément ému, et témoigna toute la douleur qu’il en ressentait, mais n’en fut pas ébranlé. Quoique impliqué, par sa naissance et sa position sociale, dans beaucoup d’affaires du monde et de la cour, il ne paraît pas que Josaphat ait jamais pris une grande part à la direction des affaires de la chrétienté. On voit même qu’il se tint un peu à l’écart, quand les clameurs des nobles de son parti, arrivés subitement au pouvoir, préparaient et annonçaient la persécution. C’est alors probablement que, de concert avec Augustin Tieng, il travailla à rédiger un ouvrage complet et méthodique sur la religion. Nous avons dit plus haut qu’ils ne purent le terminer, et que les chrétiens ne réussirent à en sauver aucun fragment.

La conduite de Josaphat avait toujours été, depuis son baptême, ferme, grave et irréprochable. Son humilité égalait son mérite ; aussi était-il aimé et respecté de tous les chrétiens, et l’éclat de ses vertus le désignait-il d’avance pour victime de la persécution. On se fera difficilement une idée de tous les efforts que tentèrent, dans ces circonstances, ses parents et amis pour obtenir de lui une parole de faiblesse, qui le mît à l’abri des poursuites. Il ne paraît pas néanmoins que le noble athlète de Jésus-Christ ait failli à son devoir, et, en effet, le mandat d’arrêt fut lancé contre lui, probablement dans le courant de la troisième lune. On alla le chercher dans la maison de son propre père, à la capitale ; celui-ci prenait alors son repas, et sans discontinuer, il dit aux agents du Keum-pou : « Mon fils est allé aujourd’hui aux examens ; il doit être assis sous tel arbre, vous le reconnaîtrez à tel et tel signe. Remplissez votre devoir, sans donner l’éveil à qui que ce soit. » En disant ces mots, il ne changea ni de ton ni de couleur. Josaphat fut donc arrêté et déposé à la prison.

Nous savons que tout fut mis en œuvre pour empêcher sa condamnation. Sa famille si puissante, dont l’honneur allait être compromis par le procès criminel d’un de ses membres, avait tout arrangé pour que, sans apostasie formelle, le noble prisonnier fût relâché sur quelque petit signe, indifférent par lui-même. Comme on devait nécessairement le confronter avec le P. Tsiou, il avait été convenu avec les juges que, s’il voulait prétendre ne pas connaître le prêtre, il serait immédiatement mis en liberté. Quels combats ne durent pas se livrer dans le cœur de Josaphat à la vue de tous ses parents et des grands du royaume, qu’on laissait à dessein circuler dans la prison pour ébranler sa constance, et qui se jetaient en pleurs à ses pieds, le conjurant d’avoir au moins pitié des siens et d’éviter la ruine totale de sa famille ! lien fut sans doute un peu affecté, car quand on l’amena devant le prêtre et qu’on lui demanda s’il connaissait cet homme, il hésita un instant à répondre. Le P. Tsiou, comprenant sa tentation, essaya de le stimuler en disant : « Ah ! toi aussi tu vas te montrer un petit homme d’un petit royaume. » La fierté du noble coréen fut piquée de ce reproche, et, la grâce accompagnant cette parole sortie de la bouche d’un apôtre, chargé de fers pour Jésus-Christ, le confesseur reprit courage et confessa hardiment sa foi.

Dans les interrogatoires, Josaphat fit plusieurs fois éloquemment l’apologie de la religion, et apporta, pour la confirmer, une multitude de textes tirés des livres sacrés du pays. Les juges lui dirent : « Comment un homme d’une aussi noble maison peut-il parler et agir ainsi ? Tu veux user de nos livres sacrés pour confirmer une doctrine perverse, tu es digne de mort. » Josaphat répondit : « Je désire que toute la cour et les grands du royaume pratiquent cette religion, pour faire le bonheur du peuple, et assurer de longues années au roi. » Tous les expédients étant épuisés, et la constance du confesseur ne laissant plus aucun espoir, il fut condamné à mort.

Le 20 de la quatrième lune (1er juin), il fut conduit au lieu du supplice, en dehors de la petite porte de l’Ouest. Sa noblesse, sa vertu, sa réputation, y avaient rassemblé un concours immense de toutes classes et de toutes conditions. Durant le trajet, Josaphat conserva son calme et sa dignité, et arrivé au lieu du supplice, il dit à la foule réunie : « Les honneurs et la gloire de ce monde sont illusoires et mensongers. Moi aussi j’ai quelque réputation, et je pouvais obtenir de grandes dignités, mais les sachant vaines et fausses, je n’en ai pas voulu. Il n’y a que la religion chrétienne qui soit vraie, et voilà pourquoi je ne crains pas de mourir pour elle. Vous tous, pensez-y bien et suivez mon exemple. » Puis il inclina la tête et reçut le coup qui lui assurait l’immortalité bienheureuse. Il n’était âgé que de vingt-six ans.

À la capitale, il n’était personne qui ne déplorât et ne regrettât sa mort. D’après la loi et les coutumes, ses proches parents auraient dû perdre leurs places, et le nombre de ceux qui se trouvaient ainsi compromis était très-considérable, même parmi les plus hauts dignitaires du royaume. Mais la famille du défunt, à peu près toute-puissante, parvint à faire admettre pour cette fois ce principe, que les actes étant personnels, les parents n’ont pas à en répondre, et, par là, tous les parents de Josaphat purent conserver leurs dignités. Afin de faire disparaître, autant que possible, la tache d’infamie dont cette mort souillait la branche principale de la famille des Kim, on adressa une pétition au gouvernement, pour faire casser l’adoption de Josaphat. La régente y consentit, et un autre fut substitué officiellement au martyr, comme descendant de la branche aînée.

Le même jour, et au même lieu, plusieurs parents de Josaphat Kim partagèrent son triomphe. Le plus connu d’entre eux est Kim Paik-sioun-i qui, n’étant encore que catéchumène, n’a pas, dans les actes, de nom de baptême. Cousin de Josaphat, nous ne savons à quel degré, il vivait à la capitale, dans une grande pauvreté, et ne songeait qu’à en sortir, et à se frayer une voie aux honneurs et fonctions publiques. Un de ses ancêtres, qui était ministre en 1636, quand les Mandchoux arrivèrent près du fleuve qui sépare la Corée de la Chine, avait refusé de se soumettre aux Barbares, et s’était brûlé lui-même. Cet acte de dévouement à son pays et à son roi fit qu’on lui érigea, et qu’on permit aussi à ses descendants de lui ériger une porte monumentale, deux honneurs qui deviennent pour la postérité de celui à qui on les accorde, des titres à un avancement rapide.

Paik-sioun-i donc, uniquement dans des vues d’ambition, s’appliqua aux études ordinaires des lettrés. Mais Dieu, qui avait sur lui des desseins de miséricorde, lui inspira peu à peu le désir de la véritable gloire et du véritable bonheur. Pour y parvenir, il se mit à lire les écrits philosophiques des grands hommes, mais leurs obscurités, leurs contradictions firent naître des doutes dans son esprit, et il ne les considéra plus comme entièrement dignes de foi. Ayant vu dans les écrits de Lao-tse et autres, que l’homme en mourant n’est pas anéanti, il se créa de nouvelles doctrines et un nouveau système, qu’il ne tarda pas à expliquer à quelques amis. « Tes paroles sont bien étonnantes, lui répondirent-ils, sans doute tu as tiré tout cela de la religion européenne.» Cette observation frappa beaucoup Paik-sioun-i, et il se dit en lui-même : « En voyant des choses qui surpassent notre intelligence, tout le monde dit que cela vient des doctrines européennes, il doit y avoir quelque chose de bien grand, de bien extraordinaire dans cette religion. » En conséquence, il se mit à fréquenter des chrétiens, et après avoir examiné, discuté et approfondi leur doctrine pendant deux ans, il se sentit convaincu, crut fermement, et se donna de tout cœur à la pratique fidèle de tous les devoirs que la religion impose.

Sa mère, instruite et exhortée par lui, embrassa aussi le christianisme, mais sa femme, d’un caractère étroit, raide et ambitieux, qui avait toujours convoité les honneurs pour son mari, voyant tout à coup ses espérances déçues, se laissa emporter à la colère et ne lui épargna ni les reproches, ni les injures. Paik-sioun-i ne faisait point mystère de sa conversion. Un de ses parents l’interrogeant un jour sur la religion, il répondit à haute voix : « C’est la vraie doctrine ; c’est une grande doctrine ; tout homme est tenu de la suivre ; faites comme moi. » Un autre jour, son oncle maternel venant le trouver, chercha à le séduire par toutes sortes de moyens, et ne pouvant parvenir à s’en faire écouter, finit par lui dire : « Si tu ne te rends pas à mes paroles, je romprai avec toi. » Paik-sioun-i répondit avec calme : « Dussé-je rompre avec mon oncle, je ne puis rompre avec mon Dieu. » Dès lors, ses amis se concertèrent pour ne plus avoir de rapports avec lui, et ses parents prirent la résolution de le chasser de la famille. Notre courageux néophyte vit tout cela d’un œil indifférent, et se contenta de dire : « Depuis que j’ai connu Dieu, mon cœur ne s’émeut de rien ; il est comme une montagne. »

Au printemps de 1801, dénoncé par un apostat, il fut jeté en prison. Les détails de ses interrogatoires ne nous sont pas parvenus. S’il faut en croire sa sentence, les supplices lui auraient arraché, un instant, quelques paroles de faiblesse. Mais bientôt il les rétracta hautement, et jusqu’à la fin montra un courage et une fermeté rares. Il fut condamné à mort et exécuté en même temps que son cousin Josaphat, à l’âge de trente-deux ans. On ne voit pas qu’il ait été baptisé en prison ; c’est donc le baptême de sang qui le fit chrétien et lui donna entrée dans l’Église triomphante.

Nous devons mentionner encore Kim Ni-paik-i, parent lui aussi de Josaphat, mais d’une branche bâtarde. Sa sentence se trouve jointe à celle de ce dernier, et il dut mourir avec lui. Cependant, comme il n’est pas parlé de religion dans cet acte, et que d’ailleurs aucun autre document ne le signale comme chrétien, nous n’osons, malgré toutes les probabilités, lui donner le titre de martyr.

Luc Ni Hei-ieng-i, ami intime de Josaphat Kim, se trouva aussi réuni avec lui dans la même confession de foi, et partagea son martyre. Il habitait d’abord la ville de Nie-tsiou. C’est là qu’il fut instruit de la religion, et commença à la pratiquer. Plus tard, il émigra à la capitale, où sa foi et sa ferveur ne firent qu’augmenter. S’étant exercé dans sa jeunesse, à l’art de la peinture, il peignit nombre de sujets religieux, ce qui fut l’un des prétextes de sa condamnation. Elle est jointe à celle de Kim Paik-sioun-i, et datée du 29 de la troisième lune. Il paraît toutefois que son exécution fut remise au 1er juin, et qu’il fut décapité avec les autres confesseurs dont nous venons de parler.

Il y eut peut-être encore d’autres victimes ce jour-là ; car un mémoire contemporain nous dit que, parmi les parents, alliés et amis de Josaphat, une vingtaine furent pris, parmi lesquels il n’a pu savoir au juste ceux qui se montrèrent fidèles, ou eurent le malheur de faiblir. Il nous a été impossible de trouver des renseignements plus détaillés. Mais quel que fût alors le nombre des chrétiens dans cette famille, il n’y en a plus aujourd’hui un seul. Toutefois, l’esprit général de ses membres n’est pas hostile à la religion. C’est de cette famille qu’était la reine épouse du roi Sioun-tsong, décédée en 1857, et qui fut toujours favorable aux chrétiens, sans oser toutefois prendre leur défense ouvertement. La reine actuelle a la même origine, et les principaux gouverneurs qui, de nos jours encore, ont fait éviter bien des vexations aux chrétiens, sont la plupart des parents de Josaphat.


Un mois après, le 23e jour de la cinquième lune (3 juillet), neuf nouveaux martyrs furent conduits en dehors de la porte de l’Ouest, et décapités. Cinq de ces martyrs, par une violation de la loi coréenne, que la fureur des ennemis de la religion peut seule expliquer, étaient des femmes de condition noble. À la tête de cette glorieuse troupe, nous rencontrons l’auxiliaire dévouée du prêtre, Colombe Kang, dont nous avons parlé plus haut. Aussitôt après son arrestation, les juges, voulant lui arracher le secret de la retraite du prêtre, lui avaient fait subir jusqu’à six fois l’affreux supplice de l’écartement des os ; mais au milieu de ces tourments, elle resta muette et comme insensible, au point que les valets qui la voyaient se disaient entre eux : « C’est un génie, et non pas une femme. » Loin de donner le moindre signe de faiblesse, elle continua son apostolat dans la prison, et jusque devant les juges, proclamant sans cesse la divinité de la religion chrétienne, et apportant à l’appui de sa parole des preuves tirées de Confucius et des autres philosophes les plus célèbres. Dans leur admiration, les mandarins ne l’appelaient que la femme savante, la femme sans pareille, et disaient qu’elle leur coupait la respiration, expression coréenne qui marque cette espèce de stupeur produite par un étonnement extraordinaire. Ils n’en devinrent que plus acharnés à obtenir son apostasie et employèrent contre elle tous les supplices que peut inventer la cruauté la plus raffinée ; mais toujours ils furent vaincus par la patience surnaturelle de leur victime.

La foi de Colombe triompha non moins glorieusement de son amour maternel. Son beau-fils Philippe, arrêté avec elle, mais incarcéré dans une autre prison, avait paru faiblir dans les tourments. Elle l’apprit, et l’ayant aperçu de loin un jour qu’elle se rendait de la prison au tribunal, elle lui cria d’une voix forte ; « Jésus est au-dessus de ta tête, et te voit ; peux-tu t’aveugler et te perdre ainsi ? Prends courage, mon enfant, songe au bonheur du ciel. » Cette généreuse exhortation sauva l’âme du jeune homme qui, fortifié par ces paroles, reçut, quelques mois plus tard, la couronne du martyre.

Dans sa prison. Colombe apprit la mort du P. Tsiou. Déchirant alors un pan de sa robe, elle y écrivit l’histoire des travaux apostoliques du missionnaire. Cette vie d’un saint, écrite dans les fers par une sainte qui le connaissait si bien, a été malheureusement perdue par la négligence de la femme chrétienne à qui le rouleau de soie avait été confié.

La ferveur de Colombe et de ses compagnes de captivité avait changé leur prison infecte en un lieu de prières. Fidèles à leurs exercices de piété, elles se soutenaient et s’encourageaient mutuellement, et ne cherchaient qu’à se rendre dignes de leur céleste époux qui, en retour, les couvrait d’une protection manifeste. Plus le moment du sacrifice approchait, et plus elles étaient heureuses ; la veille de leur mort surtout, elles paraissaient ivres de joie. Enfin se leva le jour si longtemps attendu, si ardemment désiré, le jour du triomphe et de la récompense. Le 23 de la cinquième lune (3 juillet), Colombe et quatre de ses compagnes montèrent sur le chariot, et furent conduites au lieu du supplice. Durant le trajet, elles ne cessaient de prier, de s’exhorter réciproquement, et de chanter les louanges de Dieu. La foule voyait avec étonnement une sainte joie briller sur leurs visages. Arrivée au lieu de l’exécution, Colombe se tourna vers le mandarin, qui présidait, et lui dit : « Les lois prescrivent de dépouiller de leurs vêtements ceux qui doivent être suppliciés, mais il serait inconvenant de traiter ainsi des femmes ; avertissez le mandarin supérieur que nous demandons à mourir habillées. » La permission fut accordée, à la grande satisfaction de ces saintes épouses de Jésus-Christ. Colombe alors lit le signe de la croix, et la première, présenta sa tête au bourreau. Elle était âgée de quarante-un ans.

Mentionnons ici, en anticipant un peu sur les événements, le martyre de Philiphe Hong Pil-tsiou. Il était, comme nous l’avons dit, fils du mari de Colombe, par une première femme ; mais, selon l’usage du pays, il fut toujours appelé le fils de Colombe. Il demeura constamment avec elle, la suivit à la capitale, et la traita toujours comme sa mère. Quand ils eurent recueilli le prêtre chez eux, Philippe profita de sa présence pour devenir un excellent chrétien. Chaque jour il lui répondait la messe, et lui rendait avec assiduité tous les services que réclamait sa position difficile. Pris en même temps que Colombe, il fut séparé d’elle dans sa prison, et soumis à de violentes tortures, qu’il supporta d’abord avec un grand courage, sans laisser échapper aucune parole compromettante. Il semblait cependant faiblir, quand son héroïque mère ranima par quelques mots sa foi et sa confiance en Dieu. Depuis ce jour, il ne se démentit plus, et plus fort que les supplices, donna sa tête pour Jésus-Christ, le 27 de la huitième lune, (4 octobre). Il n’avait alors que vingt-huit ans.

Les quatre femmes décapitées avec Colombe, étaient : Kieng Pok-i, Ieng In-i, Nien-i et Sin-ai. Nous ignorons quelles sont ces bienheureuses martyres, car les femmes, en Corée, n’ont pas de nom personnel, et les actes du gouvernement ne les ont pas désignées par leurs noms de famille, mais bien par des noms de hasard, imposés uniquement pour le procès, comme cela se fait souvent dans le cas des personnes condamnées à mort ou à des peines infamantes. Elles étaient filles du palais, c’est-à-dire attachées au service personnel des reines et princesses. Leurs sentences, presque semblables, portent qu’elles furent instruites et baptisées par le P. Tsiou, qu’elles servirent d’entremetteuses pour les affaires de la religion, qu’elles firent évader plusieurs fois des chrétiens poursuivis par la justice, et qu’elles tenaient cachés chez elles divers objets de religion, images, livres, etc.

Des recherches nombreuses nous ayant amenés à penser que l’une d’entre elles est très-probablement Bibiane Moun, nous donnons ici les détails que la tradition nous a conservés sur cette sainte martyre.

Bibiane descendait d’une famille honorable de la classe moyenne ; son père et son oncle avaient de petits emplois. La troisième de cinq sœurs, elle n’était âgée que de sept ans, quand on vint faire choix de filles, pour le palais du roi. Son père tenait cachées les deux aînées, et ne s’inquiétait pas de Bibiane, que son jeune âge semblait devoir mettre à l’abri des perquisitions. Mais les émissaires du palais l’ayant aperçue, furent frappés de son intelligence précoce, et de sa beauté peu commune, et l’emmenèrent avec eux. Elle fut donc élevée dans le palais. À l’âge de quinze ans, on lui releva les cheveux[37], et comme elle écrivait admirablement bien, on lui confia la charge des écritures. Son père était païen, mais sa mère, chrétienne fervente, se désolait de voir sa fille au palais, presque dans l’impossibilité de faire son salut. Quand Bibiane venait, de temps en temps, à la maison paternelle, sa mère et ses sœurs aînées l’exhortaient vivement à pratiquer la religion. Elle répondait : « Pratiquez-la bien, vous qui le pouvez. Pour moi, qui suis captive au palais et impliquée dans mille superstitions, cela m’est trop difficile à présent. Je la pratiquerai quand je serai vieille, et qu’il y aura moyen de sortir de là. »

L’usage des filles du palais est de se réunir le soir, pour passer le temps à rire, causer, fumer et prendre des rafraîchissements. Un soir, au moment de se retirer, Bibiane, frappée tout à coup comme d’un coup de bâton à la tête, se sent le cerveau bouleversé, perd connaissance et tombe brusquement. Aussitôt on la relève et on lui prodigue tous les soins possibles, mais le mal s’aggravant, on dut la renvoyer dans sa famille. Sa mère, voyant sa position dangereuse, l’exhorta plus fortement que jamais à se convertir, et comme déjà Bibiane en avait le désir, et que sa position seule l’avait retenue jusque-là, elle y consentit facilement et fut ondoyée. Dès le lendemain, elle se trouva complètement guérie, et se mit aussitôt à apprendre assidûment les prières et la doctrine chrétienne.

Cette guérison subite était déjà une grâce bien extraordinaire ; elle devint bientôt un miracle manifeste. Tous les jours ou tous les deux jours, on lui envoyait du palais médecins et médecines, et souvent même plusieurs filles restaient pour la soigner. Or, depuis son baptême, quoiqu’elle fût entièrement débarrassée de sa maladie à tout autre moment, dès que quelque personne du palais venait à entrer dans la maison, Bibiane voyait un de ses bras et une de ses jambes se raidir et devenir comme morts. Elle dut, en conséquence, subir cent fois l’acupuncture, et avaler un grand nombre de médecines. Elle se soumettait aux opérations et prenait les drogues avec tranquillité ; et à peine les gens du palais étaient-ils sortis, qu’elle se relevait sans aucune douleur, remerciait Dieu, et riait aux éclats en disant : « Que de remèdes perdus ! que d’acupunctures prodiguées inutilement à un corps en pleine santé ! »

Uniquement occupée à lire et à prier, elle fuyait avec le plus grand soin jusqu’à l’ombre du péché, et la réputation de sa ferveur se répandit rapidement parmi les chrétiens. Elle s’efforçait d’imiter les saints dont elle lisait la vie, parlait souvent de leur générosité envers les bourreaux, et témoignait le désir de les suivre au martyre. Pendant trois ans consécutifs, tous les soins de l’art lui furent prodigués par les médecins officiels qui, à la fin, ne voyant plus aucun moyen de guérir cette étrange maladie, la firent rayer de la liste des filles du palais. On cessa, dès lors, de lui faire toucher ses appointements mensuels. Bibiane, entièrement rassurée, rendit à Dieu de vives actions de grâces, pour sa protection si éclatante, et ne songea plus qu’à s’appliquer à la pratique de ses devoirs, et à l’exercice de toutes les vertus chrétiennes.

Trois ans plus tard, elle entra au service du P. Tsiou, avec Suzanne Kim Siem-a, mère du catéchiste Kim Sieng-tsiong-i, et pendant plusieurs années, elle s’acquitta de ses fonctions avec un dévouement et une piété exemplaires. Quand la persécution fut sur le point d’éclater, le prêtre s’étant retiré ailleurs, Bibiane revint près de sa mère, attendant le moment du martyre, et comme on semblait ne pas penser à elle, elle se désolait en répétant : « Est-ce que Dieu ne veut point de moi ? »

Suzanne Kim étant venue la voir un jour, oublia sous la natte de la chambre, où elle l’avait déposé en entrant, un papier sur lequel étaient écrites diverses prières. Les satellites s’étant présentés, quelque temps après, à la maison de Bibiane, avaient fouillé partout sans trouver aucun objet suspect, quand, à la fin, soulevant la natte, ils saisirent ce papier, et dirent à Bibiane : « Est-ce que vous aussi êtes chrétienne ? — Certainement, je le suis, » répondit-elle sans hésiter. Aussitôt ils la déclarèrent de bonne prise, et la pressèrent de partir ; mais la vierge chrétienne, se rappelant les exemples des saints, voulut d’abord exercer sa générosité à leur égard, et leur fit prendre des rafraîchissements, ce dont ils furent tous satisfaits. Puis, faisant ses adieux à sa mère, et la consolant de son mieux, elle partit et fut conduite au mandarin. Elle avait alors vingt-six ans.

Le mandarin, voyant sa jeunesse, lui dit : « Comment une jeune personne comme toi, si bien élevée au palais, peut-elle suivre une mauvaise religion, prohibée par le roi ? Veux-tu donc mourir dans les supplices ? — Je désire de tout mon cœur, répondit avec empressement Bibiane, donner ma vie pour le Dieu que je sers. » Après avoir vainement essayé tous les moyens de séduction qu’il put imaginer, le mandarin, furieux de rencontrer chez une faible femme une résistance aussi opiniâtre, la fit mettre à la torture. On la frappa violemment sur les jambes ; le sang en jaillit, et, s’il faut en croire une tradition respectable, se convertit aussitôt en fleurs, qui s’élevaient dans les airs. À la vue de ce prodige, le mandarin fut frappé de stupeur, et il défendit, sous les peines les plus sévères, à tous ceux qui étaient présents, de jamais ouvrir la bouche sur ce qu’ils venaient de voir.

Bibiane eut à supporter beaucoup d’autres supplices, mais rien ne put ébranler sa constance, et elle entendit enfin prononcer la sentence de mort, qu’elle avait si longtemps désirée. En se rendant au lieu du supplice, elle dit aux soldats qui repoussaient les curieux : « Laissez-les regarder tout a leur aise, on va bien voir tuer les animaux ; pourquoi ne regarderait-on pas tuer les hommes ? » Une chrétienne, dont le père avait été témoin oculaire de l’exécution de Bibiane, a souvent répété que lorsqu’on lui trancha la tête, il coula de sa blessure du sang blanc comme du lait, que les bourreaux regardèrent avec admiration. Dieu daignait ainsi renouveler pour la vierge et martyre coréenne, le prodige qu’il fit autrefois à Rome, pour sainte Martine, vierge et martyre.

Quatre confesseurs de la foi accompagnèrent à la mort les cinq héroïnes dont nous venons de parler. C’étaient : T’soi In-t’siel-i, frère de Mathias T’soi In-kir-i, martyrisé en 1793, pour avoir reçu chez lui le prêtre, à son arrivée en Corée ; Ni Hien-i, neveu de Ni Hei-ieng-i, l’un des compagnons de prison et de martyre de Josaphat Kim ; Hong Tsieng-ho, proche parent de Philippe Hong, beau-fils de Colombe Kang ; et enfin Mathieu Kim Hien-ou, le septième frère de Thomas Kim Pem-ou, qui, le premier, eut l’honneur de confesser la foi, en 1785.

On raconte que Mathieu Kim, au moment de son arrestation, vit apparaître une grande croix lumineuse, qui marchait devant lui et lui indiquait la route de la prison. Notons, en passant, que dans cette famille Kim, se trouvaient huit frères, dont trois seulement étaient chrétiens. Tous les trois obtinrent la grâce du martyre, car Barnabé Kim Li-ou, troisième frère de Thomas, traduit comme chrétien devant le tribunal des voleurs, y mourut sous les coups, pendant cette même persécution, on ne sait pas exactement à quelle date.

Nous n’avons aucun détail sur le procès et les souffrances de ces quatre confesseurs. Le texte de leur sentence rempli des mêmes banalités ineptes, qui se répètent dans toutes les pièces officielles contre les chrétiens, ne nous apprend rien de particulier. Les neuf corps demeurèrent exposés pendant plusieurs jours, au lieu de l’exécution. C’était le temps de la grande chaleur, et il était tombé une pluie abondante. Cependant, lorsque l’ordre de les inhumer arriva, on reconnut avec étonnement qu’ils ne portaient aucune trace de corruption. Les chairs étaient saines, les visages vermeils, le sang aussi frais et aussi liquide que s’il eût coulé de leurs blessures quelques minutes auparavant. Cette merveille toucha vivement les chrétiens et grand nombre de païens qui en furent témoins.

CHAPITRE II.

Martyrs dans les provinces depuis le cinquième jusqu’au huitième mois.


Les neuf martyrs dont nous venons de parler, n’avaient pas été les seuls condamnés le 23 de la cinquième lune (3 juillet). Plusieurs autres sentences de mort furent signées le même jour, mais ne purent être mises à exécution que les jours suivants, parce que le tribunal, en vertu d’un système déjà signalé, fit transporter les confesseurs dans les différentes villes d’où ils étaient originaires, afin d’effrayer les populations des provinces, par le spectacle de leur supplice.

Nous rencontrons d’abord Tsieng Sioun-mai, sœur de Tsieng Koang-siou, native du district de Nie-tsiou. Désirant consacrer à Dieu sa virginité, et craignant les clameurs des païens, elle prétendit avoir été unie en mariage à un homme qu’elle disait se nommer He. Elle se releva elle-même les cheveux, et grâce à cette ruse, put rester seule, et se livrer à toutes les bonnes œuvres que sa piété lui inspira. Sa sentence porte qu’elle reçut le baptême des mains du P. Tsiou. Soumise à de cruelles tortures, elle montra un courage au-dessus de son sexe, fut condamnée à mort, conduite à la ville de Nie-tsiou, et décapitée le 25 de la cinquième lune, deux jours plus tard que ses compagnes de la capitale.

Une seconde femme, appelée Tsien-hiei dans les actes du gouvernement, accusée entre autres crimes, d’être restée vierge en se disant veuve, eut, le même jour, la tête tranchée à Iang-keun, sa ville natale. Une tradition constante, et les divers documents que nous avons eus entre les mains, nous ont convaincu que cette Tsien-hiei n’est autre que la célèbre vierge Agathe Ioun. Agathe était cousine germaine de Paul Ioun Iou-ir-i, qui fit trois fois le voyage de Péking, amena le P. Tsiou en Corée, et fut martyrisé en 1795. Descendue d’une famille de demi-nobles ou de nobles bâtards, elle habitait le district de Iang-keun. À peine eut-elle connu la religion chrétienne, que, désirant se consacrer à Dieu sans réserve, elle fit vœu de virginité, puis, craignant de rencontrer dans sa famille des obstacles à sa pieuse résolution, elle se fit secrètement des habits d’homme et s’enfuit chez un de ses oncles. Sa mère crut qu’elle avait été dévorée par un tigre et ne cessa de la pleurer, jusqu’à ce qu’après une longue absence, Agathe revint auprès d’elle. Ni les prières, ni les murmures de sa famille, qui ne comprenait rien à son héroïque détermination, ne purent toucher son cœur. Elle n’en devenait au contraire que plus ferme dans son dessein d’être toute à Dieu, et plus zélée pour procurer à ceux qui l’entouraient les bienfaits de la foi.

En 1795, elle vint avec sa mère demeurer à la capitale. Elle n’était pas encore baptisée, lorsque son cousin Paul fut saisi, jugé et mis à mort, comme introducteur du prêtre étranger. Elle-même, obligée de se cacher, eut alors beaucoup à souffrir. Après la mort de sa mère, elle se retira près de Colombe Kang, et jalouse de l’aider autant qu’il était en elle, dans l’exercice des bonnes œuvres, elle se dévoua à l’instruction des petites filles que Colombe réunissait dans sa maison. Infatigable pour le salut des autres, Agathe travaillait avec plus de ferveur encore à sa propre sanctification. À une vie très-austère, à des jeûnes fréquents, à de rigoureuses mortifications, elle unissait des prières et des méditations continuelles ; aussi, ses progrès dans les voies de la perfection furent-ils rapides. Dieu daigna même récompenser les nobles efforts de sa servante par plusieurs grâces extraordinaires. Sa mère était morte sans avoir pu participer aux sacrements, et Agathe s’en affligeait beaucoup. Un jour elle la vit en la compagnie de la sainte Vierge. Craignant d’être victime d’un rêve ou d’une illusion du démon, elle découvrit cette apparition au missionnaire, qui l’interpréta favorablement, et rendit le repos à son âme. Une autre fois, elle eut une vision de la sainte Vierge. Le Saint-Esprit lui paraissait descendre sur cette reine du ciel, et reposer sur son cœur. Dans son humilité profonde, Agathe n’osait croire à la réalité de ces divines faveurs, et elle les eût repoussées, si le prêtre n’eût calmé ses craintes, en lui montrant une image exactement conforme à ce qu’elle avait vu. Elle avait une dévotion toute spéciale à sa patronne, et tâchait d’inspirer cette même dévotion aux personnes qui l’entouraient. « Que je serais heureuse ! disait-elle souvent, si je pouvais être martyre, comme sainte Agathe ! » Ses vœux furent exaucés.

Dès les premiers jours de la grande persécution, vers la fin de la deuxième lune, elle fut arrêtée avec Colombe, et pendant trois mois, partagea sa prison et ses souffrances, subit les mêmes interrogatoires, et eut à supporter les mêmes tortures. Cependant ces deux grandes âmes, qui s’étaient si bien comprises et si tendrement attachées l’une à l’autre, n’eurent pas la consolation d’aller ensemble au martyre. Leur sentence fut portée le même jour, et Colombe arrosa aussitôt de son sang le sol de la capitale où s’était exercé son zèle ; mais Agathe, transférée à Iang-keun, n’obtint la palme que deux jours plus tard. Son intrépide courage, sa paix et la sérénité d’âme qu’elle conserva jusqu’au dernier moment, édifièrent beaucoup les chrétiens, et produisirent sur un grand nombre de païens une vive et salutaire impression. On assure que Dieu donna à l’innocence virginale d’Agathe le même témoignage qu’à celle de sa compagne Bibiane et que lorsque sa tête tomba, le sang qui coulait de la blessure, sembla blanc comme du lait.

Il y eut à cette époque beaucoup d’autres martyrs à Iang-keun, car s’il faut en croire les récits des vieillards du pays, qui vivaient encore il y a peu d’années, cette ville fut inondée de sang par la cruauté de son mandarin Tsieng Tsiou-song-i, dont le nom est cité avec horreur par les païens eux-mêmes. Malheureusement, nous n’avons pas sur ces faits de documents contemporains. Mentionnons seulement quelques noms qui ont été recueillis de la bouche de témoins oculaires.

Une famille noble du nom de Ni, branche de Tsien-tsiou, qui vivait au village de Pai-sie-kol, donna à l’Église quatre martyrs : Ni Tsai-mong-i, âgé de cinquante-cinq ans ; son frère cadet Ni Koai-mong-i, appelé aussi Tsioung-kin-i, âgé d’environ cinquante ans, plus deux jeunes personnes, filles de l’un des précédents, âgées de vingt-cinq à trente ans, et qui avaient consacré à Dieu leur virginité. Arrêtés tous ensemble, le 20 de la quatrième lune, ils furent mis à la torture ; et sur leur refus constant d’apostasier, moururent sous les coups, ou furent décapités dans le cours de la cinquième lune. Kim Ouen-siong-i, de famille noble, vivant au village de Tsi-ie-oul, fut pris et exécuté avec eux, à l’âge de quarante-cinq à cinquante ans.

Nous devons ajouter à cette liste l’illustre vierge Agathe Ni, fille de Ni Tong-lsi, de la branche de Koang-tsiou, et cousine éloignée du catéchiste Augustin Ni, martyrisé au commencement de 1839. Cette jeune personne vivait chez ses parents dans le voisinage de Iang-keun. De bonne heure, elle consacra à Dieu sa virginité, mais bientôt ne pouvant plus tenir contre les menaces des païens, elle s’entendit avec un de ses parents, Iou Han-siouk-i, dont nous avons raconté le martyre, et celui-ci la fit évader secrètement, et la conduisit à la capitale, près d’Agathe Ioun. Dans cette retraite, à l’abri des clameurs, elle put se livrer en toute liberté à la prière et à l’exercice des bonnes œuvres, et se préparer pieusement au dernier combat. Nous regrettons d’autant plus de ne pouvoir retrouver les détails de sa vie, que sa mémoire est bénie d’une manière toute spéciale, encore aujourd’hui, par ceux qui parlent d’elle.

Enfin, parmi les condamnés du 23 de la cinquième lune, nous trouvons Ko Koang-sieng-i, Ni Kouk-seng-i, et probablement aussi Hoang Po-siou, dont il nous reste à dire quelques mots. Ko Koang-sieng-i était né au district de Pieng-san, province de Hoang-hai, d’une famille honnête. Nous ignorons les circonstances de sa conversion et les détails de son procès. Jeté dans une des prisons de la capitale, il était malheureusement tombé dans l’apostasie, quand Dieu permit que Ni Kouk-seng-i fût amené dans cette même prison. Celui-ci lui reprocha vivement sa faute, l’engagea à se rétracter, et, pour lui en faciliter les moyens, lui indiqua les paroles dont il devait se servir. « Dis au mandarin que ce n’est pas toi qui as apostasié, mais que c’est le diable qui t’a trompé et a parlé par ta bouche. » Ainsi poussé, Koang-sieng-i se rétracta convenablement et subit ensuite trois nouveaux interrogatoires, sans témoigner aucune faiblesse. Il fut envoyé à Pieng-san, sa patrie, pour y être décapité, ce qui fut fait non avec l’instrument ordinaire du supplice, mais avec une cognée. Sa mort, vu la distance de la capitale à Pieng-san, n’eut lieu que le 27 ou le 28 de cette même lune.

La Providence, dont les voies sont admirables, se servait ainsi de la méchanceté des persécuteurs, pour glorifier la religion dans des lieux où elle n’était pas connue auparavant. Tel était, en effet, le district de Pieng-san, qui entendit parler du christianisme pour la première fois, à l’occasion de la sentence et de la mort courageuse de notre martyr. Tel était aussi le district de Pong-san, dans cette même province de Hoang-hai, où fut décapité le confesseur Hoang, surnommé Po-siou, du nom de la compagnie de tirailleurs, dont il faisait partie. Hoang était venu à la capitale pour rejoindre son régiment, lorsqu’il eut le bonheur d’entendre parler de la religion et de se convertir. Saisi dès le commencement de la persécution, il se refusa avec une fermeté inébranlable à donner le moindre signe d’apostasie, fut condamné à mort, et transporté à son district de Pong-san, pour y être exécuté. On rapporte que, lorsqu’il se rendait au supplice, une de ses jeunes esclaves le suivit ; et comme le confesseur, tout occupé du ciel, refusait de la regarder, l’esclave se mit en colère et l’accabla d’injures qu’il supporta joyeusement.

Pierre Ni Kouk-seng-i, appelé aussi Sieng-kiem-i, était natif du district de Eum-sieng, province de T’siong-t’sieng, d’où il avait émigré au district de T’siong-tsiou. Ayant entendu parler du christianisme, il se rendit à Iang-keun, près des frères Kouen, pour s’en instruire à fond, et, touché de la grâce, se mit de suite à le pratiquer. Lorsqu’il fut de retour chez lui, son précepteur païen employa toute son éloquence pour le faire changer d’avis, mais ce fut sans succès, et Pierre eut bon marché de tous ses sophismes. Pris d’abord en 1795, il se délivra par une parole d’apostasie, qu’il regretta sincèrement plus tard, et dont il fit une longue pénitence. Ses parents voulaient le marier, mais réfléchissant qu’une femme et des enfants lui seraient probablement un embarras dans la pratique de la religion, il s’y refusa obstinément, et pour éviter de continuelles obsessions, s’en alla habiter la capitale. Plein de zèle pour les bonnes œuvres, et n’ayant aucun embarras de famille, il pouvait facilement se livrer à l’instruction des autres. Aussi se donna-t-il tout entier à cette œuvre de charité, et sa parole produisit-elle de nombreux fruits de salut, parmi ses compatriotes chrétiens et païens.

Arrêté lors de la grande persécution, il eut, dès le moment même de son entrée en prison, l’occasion d’exercer son zèle, en exhortant au repentir Ko Koang-sieng-i, qui venait d’apostasier. Il réussit, comme nous l’avons vu, et contribua à lui faire gagner la palme du martyre. Mais bientôt, mis lui-même à l’épreuve des supplices, il laissa échapper une parole d’apostasie. Le juge fit cesser la torture, et on allait le mettre en liberté, lorsque, touché d’un soudain repentir, il s’écria qu’aussitôt relâché, il pratiquerait de nouveau sa religion tout comme auparavant. La même scène d’apostasie, suivie de rétractation immédiate, paraît s’être répétée plusieurs fois ; et nous ne nous en étonnons pas trop, car Pierre avait tous les défauts, en même temps que toutes les qualités, de son tempérament. D’un caractère prompt, ardent, plein de feu et de zèle, il était aussi mobile et inconstant, et avait laissé voir, en plusieurs circonstances, une étourderie fâcheuse. Dieu cependant, qui connaissait le fond de son cœur, ne l’abandonna pas, et, après avoir permis ces chutes réitérées, pour débarrasser entièrement son serviteur de tout orgueil et de toute confiance en lui-même, il lui donna la force nécessaire pour persister dans une ferme confession de foi, et conquérir sa sentence de mort. On l’envoya à Kong-tsiou pour y être décapité. On raconte qu’en se rendant au supplice, il dit plusieurs fois à la foule de curieux qui l’accompagnait : « Vous semblez prendre compassion de moi, mais c’est vous tous qui êtes vraiment dignes de pitié. » Pierre eut la tête tranchée le 26 ou 27 de la cinquième lune ; il était alors âgé de trente ans : son corps fut enterré par ses neveux à Kong-tsiou.

À la même cinquième lune, on ne sait quel jour, fut encore exécutée dans la même ville de Kong-tsiou, une pauvre esclave, nommée Moun Ioun-tsin-i. Après avoir servi dans une des maisons où se réfugiait le P. Tsiou, elle s’enfuit en province, pour éviter la persécution. Elle fut prise toutefois, et sa constance lui mérita la grâce du martyre. Inconnue partout ailleurs, elle a été signalée par une vieille chrétienne, qui eut avec elle quelques rapports d’amitié, la suivit dans la ville de Kong-tsiou, et la vit passer quand on la conduisait au supplice.


Les documents coréens ne signalent aucune exécution durant le cours de la sixième lune. La rage des ennemis du christianisme n’était cependant pas assouvie, et pendant longtemps encore notre histoire ne sera qu’une liste de martyrs. Le 13 de la septième lune (31 août), une sentence de mort fut portée contre cinq autres confesseurs : André Kim Koang-ok-i, et Tieng Tenk-i, de la province de T’siong-t’sieng ; Stanislas Han, Mathias T’soi, et André Kim T’sien-ai, de la province de Tsien-la.

André Kim Koang-ok-i, né à Ie-sa-ol, au district de Niei-san, dans le Nai-po, d’une famille honnête et riche, exerça longtemps les fonctions de chef de canton. Bien qu’il fût doué d’excellentes qualités naturelles, son caractère excessivement violent le faisait redouter de tous ceux qui le connaissaient. À l’âge d’environ cinquante ans, il fut instruit de la religion par Louis de Gonzague, qui était presque du même village, et au grand étonnement de tous, il l’embrassa de suite, et se mit à en observer les pratiques avec beaucoup de ferveur, ostensiblement, sans s’inquiéter des païens. Il fit plus, il convertit sa famille, beaucoup de ses amis, et d’autres personnes du village. Chaque jour, en quelque saison que ce fût, tous se réunissaient pour réciter en commun les prières du matin et du soir. Souvent aussi André expliquait la doctrine, et il savait faire naître dans l’âme de ses auditeurs une foi ardente. Pendant le carême, il observait un jeûne rigoureux, se livrait à diverses pratiques de mortification, et, par une grande assiduité aux exercices des diverses vertus chrétiennes, il parvint enfin à mâter tellement son caractère, qu’on le disait devenu semblable à un enfant à la mamelle.

Quand il vit la persécution de 1801 s’élever avec tant de violence, il se retira dans les montagnes de Kong-tsiou ; mais ayant été dénoncé dès la première lune, il fut bientôt saisi par les satellites de sa propre ville. « Il eût été très-imprudent de ma part, dit-il alors, d’attendre assis dans ma maison, car je suis faible, et j’aurais semblé me fier à mes propres forces. J’ai donc dû fuir et éviter le danger, mais, au fond, le martyre est mon plus grand désir. Aujourd’hui que je suis pris, uniquement par l’ordre de Dieu, j’en suis bien heureux. » Et en effet, cette joie intérieure et céleste se manifestait clairement sur son visage et dans sa démarche, au point que les satellites et autres témoins en étaient stupéfaits.

Le mandarin le fit mettre aussitôt à la question, lui reprocha de s’être enfui lâchement, et lui commanda de dénoncer ses complices et d’exhiber ses livres de religion. André répondit : « J’ai beaucoup de coreligionnaires, mais si je vous les faisais connaître, vous les traiteriez comme moi, je ne puis donc vous donner aucun renseignement. Quant à mes livres, ils sont trop précieux pour que je les remette entre vos mains.» Le mandarin en colère fit redoubler les tortures, et André perdit connaissance ; on le chargea néanmoins d’une lourde cangue et on le reconduisit en prison. Dans un second interrogatoire, le mandarin montra la même cruauté, André le même courage. « Toutes vos promesses, disait-il, aussi bien que toutes vos menaces, sont inutiles. Ne m’interrogez pas de nouveau, un sujet fidèle ne sert pas deux rois, une épouse fidèle ne se donne pas à deux maris. Vous, mandarin, voudriez-vous enfreindre les ordres du roi ? oseriez-vous bien le renier ? Moi, je ne veux point enfreindre les ordres de Dieu. Non, dix mille fois non, je ne puis renier mon grand Roi et mon Père. Vis-à-vis des rois et des parents, il y a bien des circonstances où les actes extérieurs ne sont pas en harmonie avec les sentiments du cœur ; mais notre Dieu voyant les plus secrètes pensées, les sentiments et les intentions, on ne peut devant lui pécher même intérieurement. Je vous ai parlé, faites ce que vous voudrez. »

En vain le mandarin le fit-il frapper du bâton et de la planche à voleurs, jusqu’à ce que les bourreaux tombassent épuisés de fatigue ; en vain recommença-t-il la même série de tortures à un troisième et à un quatrième interrogatoire. Dieu, qui est plus fort que la malice des hommes et de l’enfer, soutenait son serviteur. « Mais que trouves-tu donc de si bon à mourir, disait le juge stupéfait ; tu as une femme, des enfants et de la fortune ; tu n’as qu’un mot à dire et tu retourneras en jouir ; pourquoi t’obstiner à succomber dans les tourments ? — La vie et la mort sont loin de m’être indifférents, répondit le confesseur, mais je ne puis avoir la pensée de renier mon Dieu. Chaque homme est dans sa condition ; vous mandarin, payé par le roi, vous devez suivre ses ordres, moi j’attends seulement que vous les exécutiez. Dussé-je mourir sous les coups, mon parti est pris ; dussé-je mourir dix mille fois, je n’ai rien autre chose à répondre, agissez comme vous voudrez, je suis prêt à tout. » Le mandarin furieux le fit accabler de coups, puis lui ordonna de signer sa sentence de mort, ce qu’il fit d’un visage rayonnant de joie, remerciant Dieu et la Vierge Marie de son bonheur. Renvoyé à la prison, le jour et la nuit il faisait ostensiblement ses prières, et quand il en avait l’occasion, développait aux païens la vérité de la religion.

Quelque temps après, André fut envoyé au tribunal de T’sieng-tsiou, chef-lieu militaire de la province, et de là à la capitale, où semble avoir été prononcée sa sentence définitive. Les ordres de la cour portant de le faire exécuter à la ville de Niei-san, dans son district natal, il se mit en route accompagné de Kim Tait’sioun-i, son parent, condamné le même jour que lui, et qui devait être mis à mort à Tai-heng, district limitrophe de Niei-san. Les deux confesseurs s’exhortaient mutuellement pendant le voyage, et arrivés à l’embranchement où les deux routes se séparent, ils se firent leurs adieux, se donnant rendez-vous dans la céleste patrie pour le lendemain, à midi, heure où ils devaient, chacun de leur côté, avoir la tête tranchée. Combien durent-être édifiants ces derniers entretiens ! combien touchants ces adieux, avec rendez-vous dans le sein du sauveur Jésus !

Le lendemain, après sept mois de détention et de souffrances, André était porté sur une litière de paille au lieu du supplice. En s’y rendant, il récitait son rosaire à haute voix, et les curieux disaient : « C’est bien singulier ; il est content de mourir, il va au supplice en chantant. » André, entendant cette remarque, leur répondit : « C’est qu’aujourd’hui je serai près de Dieu, pour y jouir du bonheur sans fin. » Arrivé à l’endroit marqué, il dit : « Je n’ai pas fini mes prières, attendez quelque peu ; » puis il se mit à genoux, les termina à haute voix, et plaçant lui-même sous sa tête le billot qui devait la soutenir, il s’inclina. Le bourreau ayant frappé à faux, n’atteignit que l’épaule. André se releva, essuya le sang avec son mouchoir, et se remit en position, en disant : « Fais attention, et tranche-moi la tête d’un seul coup, » puis avec le plus grand calme, il reçut ce dernier coup qui consomma son sacrifice. C’était le 17 de la septième lune (25 août). André devait avoir environ soixante ans.

Le second confesseur, condamné le même jour qu’André, est désigné dans les actes officiels sous le nom de Tieng Tenk-i. Mais il est à peu près certain que ce Tieng Tenk-i n’est autre que Pierre Kim Tai-t’sioun-i, que nous venons de mentionner, en rapportant le martyre d’André. Comme nous l’avons déjà remarqué, ces changements de noms, quand il s’agit de coupables condamnés à des peines infamantes, sont assez fréquents. Pierre était natif du district de Tai-heng, dans le Nai-po. Conduit d’abord au tribunal de Hong-tsiou, puis bientôt après transféré au chef-lieu militaire T’sieng-tsiou, il fut, pendant plusieurs mois, soumis à de fréquentes et cruelles tortures. Il avait pour compagnon de prison son parent André Kim. Comme lui, il demeura ferme dans les supplices et constant dans sa foi ; avec lui, il fut transféré à la capitale, d’où ils partirent tous deux ensemble pour cueillir, chacun dans son propre pays, la palme du martyre. Pierre fut décapité à la ville de Tai-heng, le 17 de la septième lune, en même temps qu’André à Niei-san.

Parmi les trois confesseurs de la province de Tsien-la, condamnés à mort le même jour que les précédents, nous trouvons d’abord Stanislas Han Tsieng-heun-i. Stanislas appartenait à une famille pauvre, quoique noble, du district de Kim-tiei, dans cette province. Parent éloigné d’Augustin Mou, dont nous parlerons bientôt, il vivait habituellement chez celui-ci, et remplissait auprès de son fils la fonction de précepteur. Il y apprit la religion, l’embrassa de grand cœur, la pratiqua avec zèle, et quand il fut pris, vers la troisième lune, avec Augustin, ne se laissa ébranler ni par les supplices, ni par les promesses et les séductions. Il confessa noblement sa foi, d’abord à Tsien-tsiou, puis à la capitale. Stanislas ne fut en aucune manière impliqué dans l’affaire du prétendu complot que l’on reprochait à la famille Niou, mais condamné uniquement pour son attachement obstiné à la religion chrétienne. Envoyé pour être mis à mort dans son propre district, à Kim-tiei, il y fut décapité le 18 de la septième lune, à l’âge de quarante-six ans.

André Kim T’sien-ai, esclave de la maison d’Augustin et instruit par lui des principes de la foi, sut la pratiquer avec une générosité au-dessus de sa condition. Pris en même temps que son maître, il ne consentit jamais à racheter sa vie par l’apostasie, souffrit courageusement la question à Tsien-tsiou, puis à la capitale, mérita d’y être condamné à mort, et fut exécuté à Tsien-tsiou, le 19 ou 20 de la septième lune (27 ou 28 août). Il était âgé de quarante-deux ans.

Mathias T’soi Ie-kiem-i, né de parents qui avaient quelque petit titre de noblesse, au district de Mou-tsiang, avait, jeune encore, entendu vaguement parler de la religion chrétienne, et désirait beaucoup la connaître, sans pouvoir y parvenir. S’étant marié au district de Han-san, dans la partie sud du Nai-po, il apprit bientôt qu’il y avait beaucoup de chrétiens dans les environs, alla de suite les trouver, se fit instruire par eux des principales vérités de l’Évangile, et, à son retour à Mou-tsiang, se mit à la pratiquer avec une grande ferveur. Sa piété et son zèle à répandre partout la connaissance de la foi, et à communiquer la grâce qu’il avait reçue, étaient telles qu’il convertit un grand nombre de païens. La persécution ayant éclaté avec violence dans son propre pays, Mathias se retira chez les parents de sa femme, à Han-san. Mais bientôt un grand nombre de chrétiens y furent arrêtés, et entre autres vingt-huit de ceux qu’il avait convertis. Quelques-uns d’entre eux le trahirent et firent connaître aux mandarins le lieu de sa retraite. Il y fut pris, le 13 de la quatrième lune, et conduit d’abord à la préfecture de Han-san, où il eut à subir un interrogatoire devant le mandarin. Celui-ci l’ayant fait torturer plusieurs fois inutilement, donna avis de cette capture au gouverneur de la province, qui le lit conduire, la cangue au cou, au mandarin de Mou-tsiang. Là, de nouveaux supplices l’attendaient, mais rien ne put abattre son courage, et le mandarin, poussé à bout, l’envoya au tribunal de Tsien-tsiou, capitale de la province, où sa sentence de mort fut portée. Ayant encore sa mère presque octogénaire, Mathias demanda l’autorisation de la voir une fois, afin de mourir sans aucun regret ; cette permission lui fut refusée. Comme on le menaçait de le faire périr sous les coups, il craignit un instant que par là quelque chose ne manquât à son sacrifice, et en devint triste pendant plusieurs jours ; mais bientôt Dieu exauça les vœux de son serviteur, et permit qu’il fût transféré près des fidèles confesseurs Stanislas Han et André Kim. Grande fut sa joie et celle de ses généreux compagnons quand ils se virent réunis. Enfin le tribunal suprême rendit une sentence définitive, et Mathias fut conduit au marché Tsi-kap, dans son propre district de Mou-tsiang, et décapité le 19 de la septième lune (27 août), à l’âge de trente-neuf ans.

Ajoutons ici les noms de quelques confesseurs de cette province de Tsien-la, sur lesquels il ne reste pas de détails, et qui, très-probablement, ont souffert à la même époque, quoique la date exacte de leur martyre n’ait pas été conservée. Ce sont : Ni Hoa-paik-i, noble du district de Ieng-Koang, élève de Mathias T’soi, décapité dans sa ville natale ; T’soi Il-an-i, vulgairement appelé Keum-no, neveu du même Mathias, qui, après une glorieuse confession, mourut par suite des supplices dans la province de Tsien-tsiou, à l’âge de quarante ans ; un chrétien nommé O, noble du village de Pok-san-t’si, au district de Ieng-Koang, décapité ; enfin un autre chrétien nommé Ouen, pris à Sol-tei, district de Keum-san, et décapité à Tsien-tsiou.


Nous connaissons les noms de deux seulement des confesseurs qui ont été mis à mort pendant la huitième lune : Philippe Hong, le beau-fils de Colombe Kang, dont nous avons raconté le martyre avec celui de sa mère, et Kim Tsong-tsio ou T’si-hoi. Ce dernier, peu connu des chrétiens, à cause de la vie obscure qu’il avait menée depuis son baptême, était d’une famille de médecins. Il embrassa la religion dès qu’elle se répandit en Corée. D’un visage froid et peu prévenant, d’un caractère timide, appartenant d’ailleurs à une famille très-pauvre, il avait peu d’accès auprès des grands, et partant, peu de chance d’obtenir des charges. En revanche, il avait du goût pour les études sérieuses, et Ni Piek-i, plein d’estime et d’affection pour lui, répétait souvent que T’si-hoi était un homme aussi étonnant que peu connu. En 1791, il se racheta par l’apostasie, comme presque tous les néophytes d’alors, mais bientôt il regretta sa faiblesse, et reprit ses exercices de religion avec plus de ferveur et d’assiduité. À la persécution de 1801, dénoncé comme un apostat relaps, il fut jeté en prison, où il confessa d’abord généreusement le nom de Jésus-Christ. S’il faut en croire sa sentence, il eut un moment d’hésitation au tribunal des voleurs, puis se rétracta presque aussitôt devant le tribunal des crimes, et depuis lors ne se laissa plus intimider. Il fut condamné à mort et exécuté le même jour que Philippe Hong, le 27 de la huitième lune.

C’est aussi pendant la huitième lune que fut saisi Thomas T’sio, fils de Justin T’sio, de Iang-keun. Ce dernier avait été condamné à l’exil par le tribunal suprême, pour cause de religion, et le mandarin de Iang-keun, son ennemi personnel, furieux de n’avoir pu le faire mettre à mort, avait juré de se venger sur le fils, puisque le père lui avait échappé. La chose était assez difficile, car Thomas, ayant accompagné son père au fond de la province du Nord, se trouvait sur un territoire hors de sa juridiction. Le mandarin présenta plusieurs requêtes aux ministres, et à la fin, grâce au crédit de quelques amis puissants, obtint les pouvoirs nécessaires.

Dès son enfance, et avant d’être chrétien, Thomas s’était fait remarquer par son excellent caractère et par sa piété filiale ; aussi, après sa conversion, devint-il bientôt, par sa vertu et son exactitude à tous ses devoirs, un modèle pour les chrétiens de l’endroit. Quand son père fut arrêté, en 1800, il le suivit et vint s’installer à une lieue de la prison, faisant tous les jours deux fois le voyage de la ville, pour lui apporter sa nourriture, et le consoler de tout son pouvoir. Justin ayant été transféré à la capitale, Thomas s’attacha à ses pas, ne le quittant ni le jour, ni la nuit, et raccompagna ensuite jusqu’au lieu de son exil, à environ 150 lieues au nord de Séoul. Ils y étaient à peine arrivés, quand Justin, accablé par l’âge, par les suites de ses blessures, par les fatigues d’un voyage aussi pénible, tomba dangereusement malade. Thomas, toujours près de lui, le servit avec un dévouement inexprimable, au point que les païens de ce district, frappés d’admiration, proclamaient hautement que jamais ils n’avaient vu pareille piété filiale.

Justin guérit, et le père et le fils se consolaient ensemble des amertumes et des privations de l’exil, quand, à la huitième lune, arrivèrent les satellites de Iang-keun. Le premier moment de surprise passé, Justin dit à son fils : « Eh bien ! à quoi es-tu résolu ? » Thomas, forcé de laisser seul son vieux père, avait le cœur déchiré, mais soumis avant tout aux ordres de Dieu, et ne voulant pas trop impressionner son père, en lui laissant voir sa peine profonde, il répondit avec calme : « Je n’ai d’autre pensée que de suivre pas à pas la croix de Jésus-Christ. — C’est bien, reprit Justin, maintenant je te vois partir tranquille et sans regret, » et ils se séparèrent pour ne plus se revoir en ce monde. Lorsque Thomas tut arrivé à Iang-keun, le mandarin lui dit : « Connais-tu le crime de ton père ? » Thomas répondit : « Comment pouvez-vous assez méconnaître les principes naturels, pour me faire une pareille question ? quelle faute a commise mon père ? La position où il se trouve aujourd’hui vient de mes fautes à moi, et non des siennes. » Le mandarin exaspéré lui fit subir de cruelles tortures, en le sommant d’apostasier, mais Thomas supporta tout avec constance. Pendant près de deux mois, presque tous les jours, il fut cité devant le tribunal et mis à la question, sans éprouver jamais un moment de faiblesse. Mais son corps finit par succomber à ces supplices répétés, et aux premiers jours de la dixième lune, Thomas mourut dans la prison. Il y avait longtemps qu’il se préparait au martyre. On rapporte que, depuis plusieurs années, il profitait des moments où il était seul pour se frapper violemment les bras et les jambes, afin de s’accoutumer à supporter les supplices, si Dieu permettait qu’il fût pris. C’est peut-être en récompense de cette mortification généreuse, que Dieu lui accorda la palme du martyre.

CHAPITRE III.

Procès de la famille Niou. — Martyre de Jean Niou et de sa femme Luthgarde Ni. — Lettres de Luthgarde.


Depuis le martyre de Paul Ioun, en 1791, jusqu’à la grande persécution de 1801, la province de Tsien-la avait joui d’une paix profonde, et les chrétiens y étaient devenus très-nombreux. Celui qui avait le plus contribué à cette propagation rapide de l’Évangile était Augustin Niou Hang-kem-i ; aussi fut-il un des premiers enveloppés dans la proscription. Dès la troisième lune, il avait été saisi avec plusieurs autres membres de sa famille, et conduit dans les prisons de Tsien-tsiou, capitale de cette province, dont Kim Tal-sioun-i était alors gouverneur. Nous ignorons les détails des interrogatoires qu’ils eurent à subir, mais il paraît malheureusement assez probable qu’Augustin eut la faiblesse d’apostasier.

Un de ses frères naturels, Niou Koang-kem-i, porta plus loin la lâcheté. Non-seulement il céda aux tortures, mais il se montra prêt à faire toutes les dénonciations que les juges exigèrent de lui, et à révéler plus qu’on ne lui demandait. Le gouverneur ne manqua pas de profiter d’une si bonne occasion, et d’exploiter la frayeur de cet infortuné. Il lui remit sous les yeux l’état désespéré de toute sa famille, lui faisant en même temps espérer qu’une grande franchise à déclarer tout ce qu’il savait serait le moyen non-seulement d’éviter la mort, mais de s’attirer les bonnes grâces de la cour et d’obtenir les plus grandes dignités. Koang-kem-i, aveuglé par la crainte et par l’ambition, donna facilement dans le piège. Il commença par brûler tous ses livres, et fit une longue liste des chrétiens de sa connaissance. On s’en servit immédiatement. En peu de jours, les districts de Tsien-tsiou, Keum-san, Ko-san, Ieng-koang, Mou-tsang, Kim-tiei et autres furent sillonnés par les bandes des satellites, et plus de 200 personnes, dit un mémoire du temps, furent jetées dans les prisons et soumises à d’affreuses tortures. Il est triste de constater que la plupart d’entre eux n’eurent pas le courage de rester fidèles à leur Dieu. Plusieurs même firent des aveux très-compromettants sur les allées et venues des courriers que l’on avait, à diverses reprises, envoyés à Péking, et les choses se compliquèrent étrangement. Koang-kem-i surtout semble avoir complètement perdu la tête.

Un fragment des actes de son procès nous apprend qu’il fit devant le tribunal les déclarations suivantes : « Pour pratiquer la religion, il faut absolument des prêtres ; sans eux, on ne peut recevoir les sept sacrements ; c’est pourquoi on a dû faire venir le P. Tsiou, et cacher sa présence en Corée avec toutes les précautions imaginables. De plus, pour administrer les sacrements de Baptême et de Confirmation, il faut des saintes huiles, et ces saintes huiles doivent être renouvelées chaque année ; on a dû, en conséquence, envoyer tous les ans quelqu’un les chercher à Péking. En 1797, Hoang Sim-i y alla, plus tard un des Kim de Ko-san… Mais ces voyages offrant tant de difficultés, la situation restait trop précaire. Pour remédier à tous ces inconvénients, on a formé le projet d’appeler sur les côtes de Corée des navires européens qui pussent traiter avec le gouvernement, et faire accorder la liberté de religion… » Koang-kem-i dénonça ensuite quelques-uns de ceux qui auraient fourni de l’argent pour subvenir aux frais d’exécution d’un pareil plan.

Parmi ces noms, on est étonné de trouver celui de Ni Seng-houn-i qui, lors de l’entrée du prêtre en Corée, ne pratiquait plus depuis longtemps, et celui de Ni Ka-hoan-i, qui n’a jamais eu de rapports avec les chrétiens. Nous inclinons à croire que Koang-kem-i, pour épargner les chrétiens vivants, a voulu rejeter sur ces hommes déjà exécutés tout l’odieux des faits qu’il racontait ou qu’il inventait, ou, ce qui est plus probable encore, qu’on lui a extorqué à plaisir des accusations sans fondement, comme cela a souvent lieu dans les procès de ce pays.

Plusieurs des principaux chrétiens exécutés le 26 de la deuxième lune se trouvaient aussi compris dans cette dénonciation. L’affaire prenant ainsi une tournure de plus en plus sérieuse, on se hâta de relâcher ou d’exiler les apostats, tandis qu’un certain nombre des accusés les plus influents ou les plus compromis furent envoyés à la capitale, pour y être jugés par le tribunal suprême. De ce nombre, nous ne connaissons que Augustin Niou, son frère Koang-kem-i, Ioun Tsi-hen-i, Kim Iou-san-i, Ou Tsip-i, Stanislas Han, Mathias T’soi et André T’sien-ai. Ces trois derniers toutefois n’étaient point accusés d’avoir pris part au complot pour faire venir les étrangers, mais uniquement de pratiquer la religion chrétienne ; aussi leur procès fut-il terminé beaucoup plus rapidement. Nous avons, plus haut, raconté leur martyre.

Les cinq autres prisonniers étaient accusés en outre de complot contre la sûreté de l’État. L’instruction de leur procès traîna en longueur, et les débats et interrogatoires furent multipliés en conséquence. Tout le peuple en était dans l’agitation, attendant le dénouement de cette importante affaire. Ennemis de la religion et ennemis des Nam-in, tous se remuaient à l’envi pour faire un grand éclat. Enfin, on décida de traiter les accusés en rebelles, et le 11 ou 12 de la neuvième lune, leur sentence fut définitivement portée. Ils furent condamnés comme coupables d’avoir suivi une mauvaise religion, d’avoir communiqué avec les étrangers, et d’avoir formé le complot d’appeler les navires européens pour forcer la volonté du gouvernement. Ordre était donné de les conduire tous les cinq à la ville de Tsien-tsiou, capitale de leur province, pour y être exécutés devant le peuple. Augustin Niou Hang-kem-i, son frère Niou Koang-kem-i et François Ioun Tsi-hen-i, devaient être décapités et coupés en six. Ce supplice consiste, après avoir tranché la tête, à couper les quatre membres, ce qui, avec le tronc, forme six morceaux. Kim Iou-san-i et Ou Tsip-i devaient seulement avoir la tête tranchée.

On les expédia donc de suite à la ville de Tsien-tsiou, et le 17 de la neuvième lune (24 octobre), le gouverneur fit exécuter de point en point la sentence. De plus, la famille de chacun d’eux fut mise au ban de la loi, et, selon l’usage en pareil cas, leurs maisons et tous leurs biens furent confisqués. Niou Koang-kem-i avait alors trente-quatre ans. Eut-il, avant de mourir, le bonheur de rétracter son apostasie, et d’implorer le pardon de Dieu pour tous les maux qu’il venait de causer ? On l’ignore. Nous avons dit que, d’après l’opinion commune, Augustin Niou Hang-kem-i, son frère aîné et le chef de la famille, jadis si zélé à pratiquer la religion et à la répandre dans toute la province, avait eu tout d’abord, ainsi que les trois autres, la faiblesse de donner un signe d’apostasie. Toutefois, nous aimons à espérer que leurs souffrances n’auront pas été inutiles, et que Dieu leur aura fait, à la dernière heure, la grâce de laver leur péché dans leur sang. Augustin mourut à l’âge de quarante-six ans.

François Ioun Tsi-hen-i était le frère cadet d’un de nos premiers martyrs, Paul Ioun Tsi-t’siong-i. Après la mort de son frère, il avait quitté son pays natal pour se retirer à Tsie-kou-ri, district de Ko-san, où il continua de pratiquer sincèrement la religion. Pendant le procès, il déclara le lieu où étaient cachés ses livres, et c’est cette circonstance surtout qui a fait douter de sa persévérance dans la foi. La violence des tourments lui fit aussi avouer que les chrétiens voulaient faire venir les navires européens, ainsi que Koang-kem-i l’avait déclaré. Lors de son supplice, François avait trente-huit ans. Sa femme fut exilée à l’île Ket-siei, où elle mourut vers 1828. Ses trois fils furent exilés aussi dans diverses îles, et l’on prétend que l’un d’eux vit encore aujourd’hui. Ou-tsip-i, dont le nom de famille et de baptême ne nous sont pas connus, était allié à la famille d’Augustin Niou. Nous ne savons rien sur sa vie. Enfin, Kim Iou-san-i était un homme de la classe du peuple, qui allait de côté et d’autre pour le service de la famille Niou et d’autres familles chrétiennes. Il fit aussi, à ce qu’il semble, plusieurs fois le voyage de Péking, pour y porter ou en rapporter des lettres. C’est pour cela qu’il fut impliqué dans le prétendu complot. Il est probable qu’il s’appelait Thomas. Il était âgé de quarante ans quand il fut décapité.

S’il nous faut maintenant dire notre opinion sur toute cette affaire, nous pensons que sur un fond vrai, on a bâti un échafaudage de calomnies. Ce qui est vrai, c’est que les chrétiens désiraient et sollicitaient l’intervention pacifique, par le moyen d’ambassadeurs, des puissances chrétiennes de l’Occident, pour faire cesser la persécution. Nous avons vu le P. Tsiou lui-même développer ce plan à l’évêque de Péking. Ce qui est faux, c’est qu’Augustin Niou et ceux qui furent condamnés comme ses complices eussent jamais comploté la ruine du gouvernement coréen, par une invasion étrangère. Il n’y a absolument aucune preuve contre eux, et les nombreux détails qui ont été recueillis de la bouche de témoins oculaires ne peuvent pas laisser le moindre doute à ce sujet. L’argent en question était destiné aux dépenses personnelles des missionnaires et aux frais des chrétiens que, de temps à autre, on envoyait à Péking. Quant aux diverses confessions et dénonciations arrachées par la bastonnade ou d’autres tortures, il serait puéril d’y attacher aucune valeur.

Avant de passer au récit d’autres faits, c’est-à-dire d’autres procès et d’au très supplices, il sera mieux de compléter ici l’histoire de la famille Niou, bien qu’une partie des événements que nous allons raconter n’aient eu lieu que quelques mois plus tard.

Augustin Niou, en mourant, laissait sa mère très-avancée en âge, sa femme et six enfants. L’aîné, Jean Niou Tsiong-sien-i, marié à Luthgarde Ni ; la seconde, une fille mariée récemment, mais non encore envoyée à la maison de son mari ; le troisième, Jean Niou Moun-tsiel-i, non marié ; les trois derniers avaient l’un neuf, l’autre six et l’autre trois ans. De plus Mathieu, fils d’un frère d’Augustin, qui était mort avant que la religion se répandit en Corée ; ce jeune homme, âgé de quinze à dix-huit ans, portait alors le nom de Kang-tsiou-to-rieng. (C’est celui que les Lettres édifiantes appellent Ouen-tsiou.) Enfin, la mère de Mathieu et la veuve de Koang-kem-i. Cette nombreuse famille était distinguée entre toutes par sa ferveur et son attachement à la religion ; mais nous devons signaler tout particulièrement l’épouse de Jean, Luthgarde Ni. Voici quelques détails sur cette jeune femme, l’une de nos plus chères martyres et l’une des plus touchantes figures de cette histoire.

Luthgarde Ni naquit à la capitale, d’une des plus illustres familles du pays. Son père se nommait Ni Ioun et sa mère Kouen ; elle-même reçut le nom de Niou-hei. Elle était sœur cadette de Charles Ni, martyrisé cette même année sin-iou, à la douzième lune, et sœur aînée de Paul Ni, que nous verrons, dans la persécution de 1827, suivre les glorieuses traces de son frère et de sa sœur.

Luthgarde avait reçu du ciel en partage un caractère résolu, un cœur aimant et enthousiaste, une intelligence supérieure ; en un mot, elle était douée de toutes les qualités du corps et de l’esprit, qualités qu’une éducation convenable à son rang put facilement développer. Son père mourut pendant qu’elle était encore en bas âge, et probablement sans avoir entendu jamais parler de la religion. Sa mère, plus heureuse, s’instruisit de la foi chrétienne, et consacra sa vie à élever ses enfants dans la piété. Luthgarde répondit fidèlement aux soins de sa vertueuse mère ; toutes ses pensées étaient pour le salut de son âme, tout l’amour de son cœur pour Jésus-Christ, et elle ne sentait aucun désir des grandeurs et des plaisirs que sa haute naissance lui eût facilement procurés. Elle avait environ quatorze ans, quand elle eut occasion de rencontrer le P. Tsiou, qui venait d’entrer en Corée. Les chrétiens d’alors étaient généralement si peu instruits des dogmes de la foi, que Luthgarde sembla d’abord trop jeune pour être admise aux sacrements, mais déjà elle comprenait le prix de ces dons célestes. Elle s’enferma seule dans une chambre pendant quatre jours, uniquement occupée à s’y disposer, et le prêtre l’ayant jugée capable de les recevoir, elle fut au comble de ses vœux. Son unique soin fut dès lors de bien conserver le fruit de la sainte Eucharistie, son unique désir d’orner son âme de toutes les vertus, et bientôt après, jalouse d’attirer sans partage les bonnes grâces de son divin Époux, elle fit résolution de lui consacrer sa virginité. Mais de grandes difficultés s’y opposaient.

En Corée, comme nous l’avons déjà remarqué, c’est, dans toutes les classes de la société, une chose inouïe de ne pas marier une jeune fille ; mais dans les familles d’un rang distingué, c’est presque un attentat, et il serait dangereux de braver, sur ce point, l’opinion publique. Le Sauveur lui-même vint au secours de sa servante bien-aimée, et lui prépara un époux selon son cœur. Le P. Tsiou qui avait, après mûr examen, approuvé le projet de Luthgarde, connaissait un jeune homme désireux, lui aussi, de garder le célibat pour se donnera Dieu tout entier. C’était Jean Niou, fils aîné d’Augustin. La famille de Jean, quoique noble et très-riche, était cependant d’une condition bien inférieure à celle de Luthgarde, et de plus, Jean habitait à T’son-am-i, près de Tsien-tsiou, province de Tsien-la, c’est-à-dire à une distance considérable de la capitale, dans une région où les grandes familles ne s’établissent guère. Toutefois le P. Tsiou vint à bout d’arranger les choses pour unir ces deux cœurs sous le voile du mariage, et leur permettre de vivre en frère et sœur, selon leurs mutuels désirs. La veuve, mère de Luthgarde, donna volontiers son consentement, et le mariage fut conclu.

Grande fut la colère des membres païens de la famille, quand ils apprirent ce qui s’était passé. Ils éclatèrent en murmures, en récriminations, et réunirent leurs efforts pour faire casser un contrat si inconvenant à leurs yeux. La mère de Luthgarde tint bon contre leurs clameurs. Elle donna pour prétextes les difficultés de sa position de veuve, l’avantage pour elle d’obtenir un gendre d’une grande fortune, etc. Peu à peu l’orage se calma, le mariage eut lieu en 1797, et l’année suivante, à la neuvième lune, la jeune personne se rendit dans la famille de son mari, où ils firent tous deux le vœu de virginité. Nous entendrons tout à l’heure Luthgarde nous donner elle-même de touchants détails sur ce point et sur quelques autres, dans les lettres écrites de sa prison. Après comme avant son mariage, Luthgarde, constamment appliquée à la pratique des vertus chrétiennes, se montra respectueuse et soumise envers ses nouveaux parents, modeste, charitable et exacte à tous ses devoirs. D’une douceur et d’une complaisance admirables, elle n’eut jamais la moindre mésintelligence avec aucun des membres de cette nombreuse famille, et, selon l’expression coréenne, elle parfumait de sa présence et de son bon exemple non-seulement sa maison, mais tout le voisinage. Son mari Jean avait, lui aussi, une piété franche et ouverte, une foi solide, une charité fervente. Assidu à ses devoirs, régulier dans sa vie, méprisant toutes les vanités du siècle, il était considéré, malgré sa jeunesse, comme un homme grave et mûr. Quelle était heureuse, cette union de deux nobles cœurs dans les liens d’un chaste amour ! quelle était belle aux yeux des anges ! Mais, parce que Jean et Luthgarde étaient agréables à Dieu, il était nécessaire que la souffrance vînt les éprouver et les perfectionner.

Dès le printemps de 1801, Jean fut saisi avec son père Augustin et quelques autres personnes de la famille. On peut imaginer quel terrible coup ce fut pour le cœur de Luthgarde. Elle apprit bientôt que son mari était resté prisonnier à la ville de Tsien-tsiou, quoique les autres eussent été transférés à la capitale. Pendant tout l’été, le frère cadet de Jean, nommé aussi Jean, allait continuellement à la ville porter des vivres à son aîné, mais il ne put réussir à lui faire passer des habits. Le confesseur dut donc, au milieu des grandes chaleurs, garder les lourds vêtements d’hiver qu’il portait lors de son arrestation, et bientôt leur saleté, l’odeur qui s’en exhalait et la vermine qui s’y engendra, devinrent un véritable supplice pour un homme élevé dans le luxe et la délicatesse. Nous ignorons quelles tortures il eut à supporter. On sait seulement que pendant tout le temps de son séjour en prison, il fut jour et nuit chargé de la cangue, et qu’elle ne lui fut enlevée qu’au moment du supplice. Du reste, Jean ne se laissa pas ébranler et sut conserver sa foi intacte jusqu’à la fin.

Vers le 15 de la neuvième lune, probablement un jour ou deux avant l’exécution d’Augustin Niou et de ses compagnons. Luthgarde fut arrêtée à son tour, avec tout le reste de la famille. Peu de temps après, on relâcha trois des femmes, savoir : la mère d’Augustin, que son grand âge sans doute fit épargner ; sa fille, nouvellement mariée, qui n’était plus censée faire partie de la famille, et une de ses deux belles-sœurs, peut-être la veuve mère de Mathieu Niou. Mais la maison d’Augustin étant confisquée, elles durent la quitter et furent déposées toutes les trois, sans aucune ressource, dans une misérable cabane, près de là.

À peine arrivée dans la prison, Luthgarde songea à consoler sa mère, que la nouvelle de son arrestation venait de plonger dans la douleur. Elle lui écrivit, et parvint à lui faire remettre une lettre dont voici la traduction aussi littérale que possible.


« À ma mère.

« Au milieu des émotions causées par les événements qui me sont survenus, je pense à vous, ma mère, et je désire vous faire connaître mes sentiments depuis notre séparation, il y a quatre ans. Il m’est impossible de tout rapporter, je vous adresse seulement quelques lignes. Quoique je me trouve sur le point de mourir, ne vous en affligez pas trop, et, sans résister à l’ordre miséricordieux de Dieu, veuillez vous soumettre en paix et avec calme à ses desseins. Si j’obtiens la faveur de ne pas être rejetée de lui, remerciez-le de ce bienfait. En restant dans ce monde, je n’y serais jamais qu’une fille inconstante, une enfant inutile ; mais si, par une grâce signalée, le jour de porter des fruits paraissait, d’une part ma mère pourrait se dire avoir vraiment porté une fille dans son sein, et de l’autre, tout regret serait par le fait superflu.

« À la veille de vous quitter à jamais, et ne devant plus avoir l’occasion de remplir vis-à-vis de vous les devoirs de la piété filiale, comment pourrais-je bien comprimer tout sentiment naturel ? Mais je me dis que le temps, qui passe comme l’étincelle jaillie du caillou, n’est pas de longue durée ; je me dis que moi votre enfant, je vais de ce pas ouvrir à ma mère la porte du ciel et du bonheur éternel, et donner à l’avance pour elle le prix des éternelles joies ; et cette pensée de la mort prochaine, quoique naturellement amère et difficile à supporter, se convertit de suite en douceur et devient un plaisir tout suave. Vous n’ignorez pas tout cela, il est vrai, mais en vous rappelant les paroles de votre fille aux portes de la mort, vous vous aimerez pour vous conserver vous-même, et vous pratiquerez tout de bon la vertu. En dehors de ce souhait ardent de voir l’âme de tous mes parents jouir éternellement de la vue de notre Père commun, quel autre désir pourrais-je éprouver maintenant ?… Vous, mes sœurs, comment vous trouvez-vous ? Beaucoup de paroles d’affection ne serviraient de rien ; je ne vous adresse que deux mots : Ayez un amour fervent, rien ne touche autant le cœur de Dieu ; la réalisation de tous les désirs est du reste une chose qui ne dépend pas de nous, mais de lui. — Que les esclaves soient bien à leur devoir, et par là ils deviendront membres de la famille ; de petits et inutiles enfants qu’ils étaient, ils se rendront de vrais et précieux enfants, j’ose mille fois l’espérer.

« Ne vous affligez pas trop, ma mère, et comprimez toutes vos inquiétudes. Regardez ce monde comme un songe, et, reconnaissant l’éternité pour votre patrie, soyez toujours sur vos gardes. Puis quand, après avoir en tout suivi l’ordre de Dieu, vous sortirez de ce monde, moi, vile et faible enfant, la tête ceinte de la couronne du bonheur sans fin, le cœur inondé de toutes les joies célestes, je vous prendrai par la main et vous introduirai dans l’éternelle patrie. — J’entends dire que mon frère Charles, détenu à la capitale, a courageusement confessé sa foi. Vraiment quelle grâce ! quelle protection ! comment assez en remercier Dieu ? Ma mère, je loue votre bonheur. Séparée de vous depuis quatre ans, j’ai bien souffert de ne plus pouvoir vous communiquer tous les sentiments de mon cœur ; mais cela même est un ordre de Dieu. Il nous a donnés à vous, il nous retire, tout cela est réglé par sa Providence, et s’en émouvoir trop serait pour des chrétiens une faiblesse digne de risée. Dans l’éternité, nous relierons les rapports de mère à fille et les rendrons entièrement parfaits ; j’ose dix mille fois l’espérer.

« Ma belle-sœur, ne vous attristez pas trop. Mon frère viendrait-il à mourir, on peut dire que vous avez vraiment rencontré un époux. Je vous félicite par avance d’être la femme d’un martyr. Dans ce monde unis par les liens du sang ou du mariage, dans l’éternité placés sur un même rang, mère, fils, frère, sœurs, époux, si nous parvenons à jouir de la joie éternelle, ne sera-ce pas bien beau ? Après ma mort, veuillez ne pas rompre les relations avec la famille de mon mari, mais faire comme quand j’y étais.

À mon arrivée chez mon mari, j’obtins facilement ce qui était l’objet de toutes mes inquiétudes, et le souci de toutes mes journées. Je me trouvai avec lui à la neuvième heure ; à la dixième, tous deux nous fîmes serment de garder la virginité, et, pendant quatre ans, nous avons vécu comme frère et sœur. Dans cet intervalle, ayant eu quelques tentations, une dizaine de fois, peu s’en fallut que tout ne fût perdu ; mais, par les mérites du Précieux Sang, que nous invoquions ensemble, nous avons évité les embûches du démon. Je vous dis ceci dans la crainte que vous ne vous tracassiez à mon sujet.

« Veuillez recevoir ce chiffon de papier avec joie, comme si vous receviez ma personne. — Avant d’avoir encore rien fait, vous envoyer ainsi mes pensées et mon écriture, c’est bien léger de ma part, mais je désire par là dissiper les inquiétudes de ma mère, veuillez y trouver quelque consolation. — Pendant que le P. Jacques Tsiou existait, il me recommanda de noter en détail les persécutions subies par toute la famille ; c’est pour cela qu’arrivée ici, j’ai envoyé quelques papiers par l’occasion de Jean ; que sont-ils devenus[38] ? Je vous le répète, réprimez toute espèce de chagrin et de trouble, pensez que ce monde est vain et trompeur. J’aurais mille choses à ajouter, mais je ne puis tout écrire, je m’arrête ici. Année sin-iou, le 27 de la neuvième lune (3 novembre 1801).

« Votre fille, Niou-hei. »


Augustin Niou ayant été condamné et exécuté comme rebelle, le gouvernement, ainsi qu’il est d’usage en pareil cas, donna presque immédiatement des ordres pour qu’on mît à mort ses deux fils aines par la strangulation. Le 6 de la dixième lune, un mandarin, attaché au tribunal du Keum-pou, était député de la capitale pour exécuter cette sentence, et le 9 de cette même lune (14 novembre), Jean Niou Tsiong-sien-i et son frère Jean Niou Moun-tsiel-i furent étranglés dans la prison de Tsien-tsiou.

En même temps, et probablement par la même sentence, les membres survivants de sa famille étaient condamnés à l’exil. Mathieu et Luthgarde réclamèrent : « Suivant les lois, dirent-ils, les chrétiens doivent être mis à mort ; nous demandons à être exécutés promptement. » Ce zèle fut-il indiscret ? Nous n’osons le penser. Sans doute les lois de l’Église ne permettent pas aux confesseurs de provoquer les juges ; elles portaient même autrefois des peines sévères contre ceux qui agissaient ainsi. Mais nos néophytes prisonniers ignoraient ces sages règlements, et, dans la simplicité de leur foi, ils ne suivirent que l’élan de leur cœur. L’histoire des martyrs de la primitive Église offre plusieurs exemples d’un zèle semblable, inspiré ou du moins approuvé par Dieu lui-même, et que l’Église, toujours éclairée par l’Esprit-Saint, a su discerner des écarts de l’orgueil et de la passion.

Les juges n’eurent d’abord aucun égard à ces réclamations, et nos quatre confesseurs, frustrés dans leurs espérances du martyre, prirent à regret le chemin de l’exil. Mais à peine avaient-ils fait quelques lieues que l’ordre vint de les ramener à la prison, pour être jugés de nouveau. Nous ignorons ce qui motiva ce nouvel ordre ; un point cependant semble hors de doute. Si la première sentence avait été rendue en vertu des dispositions légales contre les enfants des rebelles, il est évident que ce nouveau jugement ne peut avoir eu d’autre cause que leur persistance, comme chrétiens, dans la profession de la religion de Jésus-Christ, et la gloire de leur martyre reste parfaitement intacte.

Laissons Luthgarde nous raconter elle-même ces divers événements, dans une longue lettre, écrite de sa prison à ses deux sœurs, c’est-à-dire à sa propre sœur et à sa belle-sœur, femme de Charles Ni, lequel était alors en prison, à la capitale. Cette lettre est plutôt, à proprement parler, un journal de ses émotions, de ses pensées, de ses craintes, de ses souvenirs, de ses espérances ; c’est une série de fragments écrits ? la dérobée, malgré la surveillance jalouse des geôliers. La voici tout entière, d’après les copies précieusement conservées dans diverses familles chrétiennes. Jamais la foi, la chasteté, la simplicité, l’amour de Jésus-Christ, n’ont parlé un plus beau langage ; et quand on se souvient que la jeune fille qui écrit ainsi n’avait pu recevoir qu’une instruction religieuse très-limitée, qu’elle n’avait pu participer que deux ou trois fois aux sacrements, on admire d’autant plus l’action directe de l’Esprit-Saint sur cette belle âme. On sent avec bonheur que lui seul a pu créer dans ce cœur virginal des sentiments d’une aussi exquise délicatesse, et mettre sous la plume de cette jeune néophyte des paroles qui rappellent les plus touchants récits de la primitive Église.


« À mes deux sœurs.

« Je prends la plume et ne vois rien à dire. Mon pauvre frère est-il mort ou en vie ? J’avais eu indirectement de ses nouvelles, dans les premiers jours de la neuvième lune, mais depuis, ayant été prise moi-même, je suis assise enfermée sans qu’aucune nouvelle puisse me parvenir. La pensée de mon frère m’oppresse et me serre le cœur. S’il a signé sa sentence, tout doit être fini maintenant, mais avant sa mort il ne peut entrer en possession du bonheur. Et cependant, quelle position pour toute la famille ! Comment ma mère et ma belle-sœur pourront-elles y résister ? Il me semble qu’il ne doit plus leur rester un seul battement de pouls. Quand je songe à cela, ce n’est qu’inquiétudes et anxiétés, et quelles paroles pourraient rendre ce que je ressens ! Comment aurez-vous supporté tous les embarras du décès ? et puis, si le dénouement n’a pas encore eu lieu, comment Charles pourra-t-il tenir dans cette prison si froide ? Qu’il soit mort ou en vie, les entrailles de ma mère ne peuvent qu’en être également desséchées !

« Pour moi, mes péchés sont si lourds, l’horizon qui m’entoure est si sombre que je ne sais comment tout rendre par écrit, et ne trouve rien à dire. Me voilà parvenue sur le terrain de la mort, et je ne sais quels termes employer, et toutefois je veux vous dire quelques mots de ce qui s’est passé, et vous faire mes adieux de ce monde pour l’éternité. Cette année, quand déjà j’avais les entrailles déchirées par suite de tant de calamités sans remède, je dus encore me voir séparée de ce qui restait de ma famille. Dès lors aucun désir de vivre ne resta dans mon cœur, et je ne pensai plus qu’à donner ma vie pour Dieu pendant que l’occasion était belle. Je pris en moi-même cette résolution, et, méditant cette grande affaire, je m’efforçais de m’y bien préparer.

« Tout à coup, au moment où on y pensait le moins, de nombreux satellites entrent et je suis prise ; c’est pendant que je m’inquiétais sur le manque d’occasion, que tout arrive au gré de mes désirs ; grâces à Dieu pour ce bienfait ! J’étais contente et joyeuse, mais en même temps préoccupée et troublée. Les satellites me pressent, des cris de douleur à faire trembler ciel et terre se font entendre autour de moi ; il faut quitter pour toujours ma mère, ma belle-mère, mes frères et sœurs, mes amis, mes voisins, ma patrie ; et la nature n’étant pas entièrement éteinte en moi, je fais ces adieux au milieu du trouble, et les yeux baignés de larmes ; puis, me retournant, un seul désir me reste, celui d’une bonne mort.

« Je fus d’abord enfermée au lieu nommé Siou-kap-t’ieng ; puis, moins d’une heure après, transférée dans une autre prison, où je rencontrai ma belle-mère, ma tante et deux de mes beaux-frères. De part et d’autre on se regarde, c’étaient des larmes et pas une parole, peu à peu la nuit se fait. C’était le 15 de la neuvième lune, sous un ciel d’automne clair et serein. La lune était dans son plein et toute brillante, et sa clarté se réfléchissait contre la fenêtre ; on pouvait voir ce que chacun de nous pensait et sentait. Tantôt couchés, tantôt assis, ce que nous demandons en silence, ce que nous désirons, c’est la grâce du martyre. Bientôt nos cœurs débordent, chacun prend la parole, et tous les cinq, comme d’une seule voix, nous nous promettons d’être martyrs pour Dieu, nous formons une résolution solide comme le fer et la pierre. Cette confidence mutuelle ayant montré que nos désirs étaient les mêmes, notre affection devient plus entière, notre intimité plus complète, et naturellement tout regret et toute idée d’affliction s’oublient. Plus on avance, plus les bienfaits et les grâces de Dieu s’accumulent ; la joie spirituelle augmente dans nos âmes, nous devenons insouciants à toutes les affaires, aucune préoccupation ne semble rester.

« Et toutefois, mes pensées et affections se reportaient sans cesse sur Jean, mon mari, enfermé dans une autre prison de la même ville. Comment aurais-je pu l’oublier un instant ? Quand j’étais encore à la maison, je lui avais écrit : « Quel bonheur si nous pouvions mourir ensemble et le même jour ! » mais l’occasion n’étant pas sûre, je tardai quelque peu à lui envoyer ce papier, et je n’avais pu encore le lui faire parvenir, quand les relations furent sévèrement interdites, et toute voie de communication coupée. Néanmoins l’objet de mes prières secrètes, mon désir, mon espérance étaient toujours que nous pussions mourir ensemble, le même jour, martyrs pour Dieu. Qui aurait pu deviner les desseins adorables du souverain Maître ? Le 9 de la dixième lune, on nous enleva mon beau-frère, appelé Jean, je ne savais dans quelle intention. « Où va-t-il donc ? demandais-je. — C’est l’ordre du mandarin, répondit le geôlier ; on va le conduire à la grande prison, et l’enfermer avec son frère. » J’étais comme coupée en deux, comme percée de mille glaives. On l’emmena. « Que la volonté de Dieu soit faite, lui dis-je, allez et soyez avec lui ; ne nous oublions pas. » Puis je lui recommandai instamment : « Dites à Jean que mon désir est de mourir avec lui, le même jour. » Par deux et trois fois je répétai cette recommandation ; puis, nous lâchant la main, je me retournai.

« Nous restions quatre, tout déconcertés, et n’ayant d’appui qu’en la protection du Seigneur. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que la nouvelle de leur mort nous arriva. Le coup porté aux sentiments de la nature n’eut chez moi que le second rang ; le bonheur de Jean me remplissait de joie. Je sentis toutefois quelque anxiété dans le fond de mon âme. — Ô mon Dieu, qu’est-il devenu ? me disais-je ; était-il bien préparé à une mort aussi soudaine ? Dix mille glaives semblaient me déchirer le cœur, et je ne savais où tourner mes pensées. Une heure environ se passa ainsi, et je sentis le calme renaître un peu. « Ce genre de mort même ne serait-il pas une faveur de Dieu ? Après tout, il avait bien quelques mérites ; se pourrait-il que Dieu si bon, si miséricordieux, l’eût rejeté ? » Mon cœur était moins agité, mais mes pensées se reportaient sans cesse sur lui. J’interrogeai un de nos parents qui me dit : « Soyez tranquille, à l’avance il avait bien pris sa détermination. » Enfin, une lettre arriva de la maison ; elle portait : « On a trouvé dans les habits de Jean, un billet adressé à sa sœur (c’est ainsi qu’il m’appelait toujours) ; ce billet était ainsi conçu : Je vous encourage, vous exhorte et vous console ; revoyons-nous au royaume des cieux. » Alors seulement toutes mes inquiétudes furent dissipées. Au fait, quand je pense à toute sa conduite, il n’y a rien à regretter ; il avait dépouillé l’esprit du siècle, et on pouvait le dire un véritable chrétien. Son assiduité, sa ferveur, sa droiture, lui avaient acquis l’estime générale.

« Quand nous avons réalisé ensemble ce que je désirais depuis nombre d’années, il m’a découvert le fond de son cœur, et m’a dit avoir eu, lui aussi, ce même désir dès avant notre mariage. Notre union a donc été une grâce spéciale de Dieu qui approuvait la réalisation de nos projets, et c’est pourquoi tous les deux nous désirions reconnaître ce bienfait si grand, en donnant notre vie pour la foi de Jésus-Christ. Nous nous étions mutuellement promis que quand serait venu le jour où on nous remettrait en main l’administration de la maison et des biens, nous en ferions trois ou quatre parts, l’une pour les pauvres, une autre très-large pour les frères cadets, afin qu’ils pussent bien soigner nos parents, et si les jours devenaient plus heureux, nous devions nous séparer et, avec le reste, vivre chacun en particulier. Enfin nous nous étions engagés à ne jamais violer cet accord.

« L’an passé, c’était à la douzième lune, une tentation des plus violentes se fit sentir ; mon cœur tremblait, semblable à quelqu’un qui marcherait sur la glace prête à se rompre, ou sur le bord d’un abîme. Je demandai instamment, les yeux levés au ciel, la grâce de la victoire, et, par le secours de Dieu, à grand’peine, à grand’peine nous avons triomphé, et nous nous sommes conservés enfants. Notre confiance mutuelle en est devenue solide comme le fer et la pierre, notre amour et noire fidélité inébranlables comme une montagne.

« Depuis cette promesse de vivre en frère et sœur, quatre ans s’étaient écoulés, quand, cette année, il fut pris au printemps. Pendant les quatre saisons, il ne put pas une seule fois changer d’habits. Emprisonné pendant huit mois, il ne fut déchargé de sa cangue qu’au moment de mourir. — Ne viendra-t-il pas à renoncer à Dieu ? pensais-je jour et nuit avec inquiétude ; et j’espérais pour l’encourager aller le rejoindre et mourir avec lui. Qui l’aurait pu penser ? qui aurait pu savoir qu’il prendrait le devant ? C’est encore un plus grand bienfait de Dieu. Ici-bas, de quelque côté que je me tourne, je ne vois rien qui puisse désormais captiver mes affections et me préoccuper. Qu’une pensée s’élève dans mon esprit, c’est vers Dieu ; qu’un soupir s’élève dans mon cœur, c’est vers le ciel.

« Le 13 de la dixième lune, je fus par sentence du tribunal mise au rang des esclaves de préfecture, et condamnée à un exil lointain à la ville de Piek-tong. Je me présentai devant le mandarin et lui fis mille réclamations : « Nous tous qui honorons le Dieu du ciel, d’après la loi du royaume, nous devons mourir ; je veux, moi aussi, mourir pour Dieu, comme les autres personnes de ma maison. » Il me chasse aussitôt et m’ordonne de sortir. Je m’approche davantage, je m’assieds devant lui et lui dis : « Vous qui recevez un payement du gouverneur, comment ne suivez-vous pas les ordres du roi ? » et mille autres choses, mais il ne fait pas même semblant de m’entendre et me fait jeter dehors par ses satellites. N’ayant plus aucune ressource, je me mets en route ; le long du chemin je redoublais mes instantes prières à Dieu, et nous avions fait à peine cent lys, que j’étais rappelée et arrêtée de nouveau. C’est là une faveur insigne, une grâce au-dessus de toutes les grâces. Comment pourrais-je jamais en avoir assez de reconnaissance ? Même après ma mort, veuillez encore remercier Dieu de ce bienfait[39].

« Nous avions passé par quatre villages, je pensais aux quatre quartiers que Jésus traversa pour aller au Calvaire, et je me disais : « Serait-ce une petite ressemblance que Dieu veut me donner avec ce divin Sauveur ? » Je revis les satellites avec une joie indicible, et comme si j’eusse rencontré mes propres parents.

« Au premier interrogatoire qui suivit, je déclarai vouloir mourir en honorant Dieu ; de suite on dépêcha vers le roi, et, la réponse arrivant, on me fit comparaître de nouveau devant le juge criminel ; ma sentence fut portée, je la signai. Le juge me fit donner la bastonnade sur les jambes, on me passa la cangue, et on me remit en prison. Mes chairs étaient tout écorchées, le sang en coulait ; à peine le temps d’un repas se fut-il écoulé, que je ne souffrais plus ; ce sont grâces sur grâces, toutes inespérées ; quatre ou cinq jours après, tout était guéri : qui l’eût pu penser ?

« Depuis ce supplice, une vingtaine de jours se sont écoulés, et je n’ai plus senti la moindre douleur. Les autres disent que je suis dans les souffrances ; l’expression est non-seulement inexacte, mais directement contraire à la vérité ; moi je dis que je suis dans la paix et le bien-être. Quel homme pourrait être, dans sa propre maison, aussi tranquille et aussi heureux que je suis ici ! Quand j’y réfléchis, j’en suis même troublée et dans la crainte ; serait-ce que Dieu ne veut pas de moi ? serait-ce que je ne pourrais supporter des tortures violentes ? J’en tremble et suis remplie de confusion. Depuis qu’on a dépêché au roi, plus de vingt jours se sont passés et pas de nouvelles ; bien plus, certains bruits rapportent qu’il y aurait chance de vie ; je n’ai d’espoir qu’en l’aide du Seigneur, qui, j’en suis sûre, ne voudra pas me rejeter entièrement. Que la réponse vienne donc bien vite, bien vite ; je n’espère que la mort. En attendant, assise et sans occupations pour me distraire, c’est à peine si je puis tromper l’œil des gardiens, et saisir à la dérobée quelques instants pour vous faire mes adieux pour l’éternité, sur une feuille, de papier que vous recevrez comme la représentation de mon propre visage, et qui, j’espère, vous portera quelque consolation. Mais il y a tant de choses à dire, et devant le taire à la hâte, je parle à tort et à travers, et sans suite. Si vous me suivez par la pensée, lisez ces lignes comme si vous me voyiez présente et sous vos yeux.

« En nous quittant, nous nous étions donné rendez-vous à l’année suivante, et de cela voilà quatre ans entiers. Qui l’eût jamais pensé, même en songe ? Mais peut-on jamais rien dire à l’avance des choses de ce monde ? Une séparation de quatre ans nous a paru difficile, que sera-ce d’une séparation sans retour ici-bas ? et combien n’aurez-vous pas le cœur affligé, à l’occasion d’une petite sœur bonne à rien ? Toutefois, ma sœur aînée ayant le cœur grand comme la mer, et étant sage et prudente, ne saura-t-elle pas bien tout supporter ? Oui, vous saurez le faire avec calme, et je dépose toutes mes inquiétudes. Malgré cela, quand je songe à vous, chère sœur, je ne puis ne pas me préoccuper d’inutiles pensées. L’amour des proches est une chose si naturelle qu’on ne peut s’en dépouiller qu’avec la vie. « Pourtant, me dis-je, si j’avais un peu de ferveur, est-ce que je me fatiguerais d’inquiétudes inutiles ? » et je me reproche toutes ces pensées. Votre cœur souffrira beaucoup à mon sujet, sans doute ; mais enfin, si j’ai le bonheur d’être martyre, y a-t-il de quoi s’attrister ? Ne vous affligez donc pas, mais félicitez-vous.

« En pensant à la douleur et à l’affliction qui vont vous accabler, ma mère et mes sœurs, je vous adresse ces derniers vœux comme mon testament. De grâce, ne les rejetez pas. Quand vous apprendrez la nouvelle de ma mort, j’ose l’espérer dix mille fois, ne vous désolez pas trop. Moi, vile et misérable fille, moi, sœur stupide et sans aucuns bons sentiments, si je puis devenir l’enfant du grand Dieu, prendre part au bonheur des justes, devenir l’amie de tous les saints du ciel, jouir d’une félicité parfaite et participer au sacré banquet, quelle gloire ne sera-ce pas ? Voudrait-on l’obtenir de soi-même que ce serait chose impossible. Qu’une fille ou une sœur devienne seulement l’objet des bonnes grâces du prince, on s’en félicite à bon droit ; mais si une enfant devient l’objet de l’amour du grand Roi du ciel et de la terre, en quels termes ne devra-t-on pas s’en féliciter ? On se dispute pour obtenir la faveur du roi ; la recevoir sans l’avoir briguée, n’est-ce pas un bienfait plus grand encore ?

« De tout l’univers, je suis la plus grande pécheresse. Vis-à-vis du monde, je n’ai plus le moyen d’effacer jamais le titre honteux d’esclave de la préfecture de Piek-tong : vis-à-vis de Dieu, j’ai cent fois par mes péchés renié ce divin Maître et ses bienfaits ; toutefois si, finissant bien, je venais à être martyre, en un instant tous mes péchés seront effacés, et j’entrerai dans le sein de dix mille bonheurs ; y a-t-il là de quoi s’affliger ? Entre le titre de sœur d’une esclave de préfecture et celui de sœur d’une martyre, lequel vous sourit le plus ? Et vous, ma mère, si on vous appelle mère d’une martyre, que penserez-vous de ce titre ? Si moi je parviens à être martyre, ne sera-ce pas un incomparable prodige ? Pour les autres saints, c’est chose convenable et bien méritée ; mais qu’un honneur si élevé soit accordé à une misérable créature telle que je suis, y a-t-il rien de plus capable de confondre ?

« Regardez ma mort comme une vraie vie, et ma vie comme une véritable mort. Ne vous affligez pas de ma perte, mais affligez-vous de la perte de Dieu dans le passé, et craignez de le perdre de nouveau. Gardez toute espèce de regret pour pleurer le passé, et efforcez-vous de l’effacer et de le racheter. Appuyées sur la sainte Mère et mettant votre cœur en paix, efforcez-vous de devenir le trône du Seigneur. Si vous vous soumettez paisiblement à cet ordre de Dieu, vous suivrez par là son intention qui est de vous purifier par la douleur, et lui-même vous chérira et vous consolera. Vous avez là une belle occasion d’obtenir ses grâces les plus précieuses et d’acquérir des mérites. Si, au contraire, vous affligeant inutilement, vous en veniez à offenser ce même Dieu, y aurait-il rien de plus déplorable ?

« En toutes choses donc, soumettez-vous à sa providence, et d’un cœur calme profitez de votre affliction pour satisfaire entièrement à sa justice. Livrez-vous à la pratique du bien et à l’acquisition des mérites ; quelque léger que soit un défaut, évitez-le comme un grand péché, et regrettez-le de même ; pour la pratique du bien, au contraire, quelque petit qu’il paraisse, ne négligez pas l’occasion de le faire. Appuyez-vous entièrement sur le secours de Dieu, demandez souvent la grâce d’une bonne mort ; efforcez-vous toujours de produire des actes d’amour fervent. N’auriez-vous aucun amour, aucune contrition, efforcez-vous de les faire naître ; quand on les demande instamment, Dieu les donne. Si vous vous êtes relâchées quelques instants, réveillez-vous aussitôt ; et si vous cherchez Dieu avec ardeur, peu à peu vous vous rapprocherez de lui. Si Dieu, comblant mes désirs, me fait jouir de sa présence, et que frères et sœurs, mère et filles, nous nous rencontrions tous auprès de lui, ne sera-ce pas bien beau ? Chacune devons, indulgente pour les autres, doit s’examiner sévèrement elle-même, et tendre toujours à la concorde ; par là ma mère deviendra, dans ses vieux jours, tout unie à la volonté divine, et mes sœurs deviendront des filles aimantes et soumises.

« Ma belle-sœur, si mon frère est mis à mort, ne vous affligez pas trop, sans aucun profit ; mais, d’un cœur calme, remerciez Dieu de ce bienfait. Il vous soutiendra d’en haut et vous aidera au milieu des difficultés. Appliquez-vous à la contrition, faites tous vos efforts, et employez toutes les facultés de votre âme à suivre les traces de mon frère.

« Ici, ma tante est avec son fils, le seul enfant qu’elle ait eu. Ils désirent donner leur vie pour Dieu avec nous, ils ont subi les mêmes supplices et sont aussi détenus, ils sont parfaitement résignés et calmes. Prenez modèle sur eux, et, imitant notre bonne mère la vierge Marie et tous les saints, ne mettez pas vos affections sur des choses inutiles. Ma belle-sœur et mon beau-frère sont aussi dans une position bien difficile à supporter, mais, pour avancer dans la vertu et acquérir des mérites, de telles occasions sont excellentes ; et jusqu’à présent ils ont montré une patience admirable. Mais s’il est bon de bien commencer, il est meilleur encore de bien finir ; soyez donc toujours sur vos gardes, ne perdez pas les mérites passés. Eussiez-vous des douleurs extrêmes, acceptez-les de grand cœur ; pensez à l’ordre de Dieu, et ayez foi en la rétribution avenir. Si vous repoussez tous les mouvements trop vifs de la nature, le-i choses même douloureuses perdront ce qu’elles ont de pénible. Il me semble qu’il serait bien avantageux de tenir toujours notre cœur dans cette disposition. Toutes les vertus sont bonnes à demander, mais la foi, l’espérance et la charité sont les principales ; si elles sont réellement dans l’âme, les autres vertus suivent tout naturellement.

« Comment se trouve maintenant mon beau-frère ? Quand je pense à la position de ma sœur, j’en ai l’âme bien affligée. Quoique vous ne puissiez pas être en parfaite concorde, tâchez de suivre tout doucement ses désirs pour tout ce qui n’est pas péché, et de ne pas perdre au moins la bonne harmonie. Jean et moi, mariés depuis cinq ans et ayant vécu quatre ans ensemble, nous n’avons pas eu un seul instant de désaccord ; avec toutes les personnes de la maison je n’ai jamais eu aucun mécontentement.

« J’aurais encore mille choses à dire, mais au dehors c’est un tapage affreux et je ne puis écrire qu’à grand’peine, aussi ne le ferai-je pas séparément à ma mère. Je voudrais du moins vous écrire la dix-millième partie de ce qui s’est passé depuis quatre ans, mais chaque fois que l’on crie pour faire comparaître quelqu’un des prisonniers, il me semble toujours que c’est moi qu’on appelle, et je cesse d’écrire ; puis, recommençant, je cesse encore. Mes phrases sont sans suite et peut-être incompréhensibles, mais pensant vous faire plaisir par quelques lignes de ma main, je tâche de saisir les moments et de dire quelques mots. Par l’infinie bonté de Dieu, si, ne me rejetant pas entièrement, il m’accorde la grâce du martyre, et que mon frère aussi l’ait obtenue, vous aurez deux enfants qui vous précéderont ; se pourrait-il que nous ne vous conduisions pas à bon port ? Quoique je meure, pourrais-je oublier ma mère et mes sœurs ? Si j’obtiens l’objet de mes désirs, un jour je vous reverrai ; mais n’ayant aucun mérite, il ne faut pas parler trop haut avant d’avoir fait une bonne mort.

« Ma belle-sœur, si mon frère vient à mourir, veuillez ne pas écouter seulement la nature et vous affliger trop. Les époux ne formant plus qu’un seul être, qu’une des parties monte au ciel, il y conduira facilement l’autre ; ne soyez donc pas lâche pour le bien, n’attristez pas votre cœur inutilement pour faire de la peine à Dieu et à mon frère. Tong-oan-i étant le seul rejeton du sang de mon frère, il est plus précieux que tout autre ; soignez donc bien son corps et son âme, et quand il sera grand, mariez-le et tâchez de faire de lui et de sa femme de saints époux.

« Pour moi, pendant vingt ans de vie, n’ayant passé aucun jour sans faiblesses, et n’ayant de plus jamais rempli mes devoirs de fille, me voilà sur le point de partir sans laisser aucune trace de piété filiale ; ma sœur, soignez d’autant plus ma mère, et faites encore à ma place ce que j’aurais dû faire. La piété envers le corps est bonne, mais celle envers le cœur est encore meilleure. Ayant vécu, moi aussi, près de mon beau-père et de ma belle-mère, j’ai vu que ce qui les satisfait davantage, c’est d’entrer dans toutes leurs vues et sentiments. Si, étant pauvre, vous ne pouvez traiter ma mère entièrement selon vos désirs, entrez du moins dans toutes ses intentions et consolez-la bien ; réveillez souvent son intelligence obscurcie, et si par hasard elle avait quelque petit tort, ne vous contentez pas de lui adresser quelques bonnes paroles, faites-le encore d’un air gai et serein. Si elle est dans la tristesse, déguisez bien la vôtre, faites même l’enfant avec elle, et, par quelque parole agréable ou plaisante, forcez-la à se remettre. Après la mort de mon frère aîné, mes jeunes frères n’ont d’appui qu’en vous ; cumulez la charge de frère et de sœur aînée, élevez-les dans la vertu, lâchez de les établir, de conserver la famille et d’en faire de fervents chrétiens.

« Si mon frère vient à être martyr, et que moi aussi, par la grâce de Dieu, je fasse une bonne mort, j’ose espérer vous retrouver dans l’autre vie. Surtout, aidez ma mère à bien passer le reste de ses années et à obtenir la grâce d’une bonne mort, afin que mère et enfants, frères et sœurs, époux et épouses, nous puissions nous rencontrer dans la joie ; je vous le recommande mille fois. Je sais bien que vous n’agirez pas avec insouciance, mais en pensant à mes recommandations, vous le ferez deux fois mieux. Celui qui a ses parents ne doit pas se laisser aller à la tristesse et se livrera sa propre affliction, pensez-y bien. Je ne dis pas cela par méfiance de votre bonne volonté, mais parce que je sais que vous êtes trop portée à vous abandonner au chagrin.

« Pour Jean, ou l’appelle mon époux et moi je l’appelle mon fidèle ami : s’il a pu parvenir au royaume du ciel, je pense qu’il ne m’oubliera pas. Ici-bas, il avait tant d’égards et de bonté pour moi ; habitant au séjour du bonheur, mes cris, du milieu des craintes et de la douleur, ne pourront sortir de son oreille, et il n’oubliera pas nos promesses ; non, notre amitié ne saurait être rompue. Oh ! quand donc, sortant de cette prison, pourrai-je rencontrer notre grand Roi et Père commun, la reine du ciel, mes parents bien-aimés et mon fidèle ami Jean, pour jouir avec eux de la joie ! Mais n’étant que péché et n’ayant aucun mérite, j’ose bien espérer, il est vrai ; mais mes désirs pourront-ils être comblés de sitôt ?

« Ici, il y a bien des personnes plongées dans l’affliction, comment tout exprimer ? Ma belle-sœur élevée dans l’abondance et l’opulence, après avoir perdu ses parents, ses frères et tous ses biens, a été obligée encore de quitter la grande maison ; elle s’est retirée dans une cabane en ruines avec une de ses tantes, et sa grand’mère accablée de vieillesse. Mariée récemment, elle n’avait pas encore été conduite à la maison de son mari, et on dit que son beau-père ne veut plus la recevoir, à cause des malheurs de sa famille. Quelle déplorable position ! quels termes pourraient la dépeindre ! Mes beaux-frères, âgés de neuf, six et trois ans, sont tous trois envoyés séparément en exil dans les îles Heuk-san-to, Sin-tsi-to et Ke-tsiei ; comment supporter un si affreux spectacle ? Ma belle-mère, ma tante et Mathieu, le cousin germain de mon mari, n’ont avec moi qu’un cœur et une pensée, Ils ont été, eux aussi, mis à la question, et ont eu à subir de cruelles tortures. Ils sont emprisonnés ici ; j’espère que tous finiront bien.

« Ma sœur aînée, parmi cinq frères et sœurs que nous sommes, me chérit entre tous d’une affection toute particulière, par la raison peut-être, dit-elle, qu’elle m’a portée et élevée dans ses bras. Certes il en est bien de même de ma part, et je lui ai voué une bien vive affection, mais raison de plus pour ne pas vous affliger de ma mort. Si, par la grâce de Dieu, j’ai le bonheur de parvenir au royaume du ciel, quand, après avoir assidûment acquis des mérites, vous ferez une bonne mort, je veux moi-même vous y attirer et vous conduire par la main. Ayant pris la plume pour vous faire des adieux éternels, je ne voudrais rien omettre de ce que j’ai à dire, et toutefois, ne pouvant écrire tout ce que je pense, je suis obligée d’abréger. J’espère vivement que vous pratiquerez le bien et recueillerez des mérites ; conservez votre corps en bonne santé et votre âme toute pure, afin de pouvoir monter au ciel, afin que nous jouissions ensemble des joies éternelles. Après ma mort, je le demanderai instamment et sans cesse. Mais si par hasard mes vœux n’étaient pas comblés, si j’étais condamnée à vivre, ah ! ce serait une chose terrible ! Mais non ; j’ai confiance en mon doux sauveur Jésus-Christ.

« Après mon arrestation, craignant que mon procès ne fût de suite terminé, j’ai adressé quelques lignes à ma mère ; lisez-les, et après avoir aussi pris lecture de cette lettre-ci, veuillez l’envoyer aux autres membres de la famille, pour qu’en les lisant, ils se figurent encore une fois me voir moi-même. Voilà une bien longue lettre et bien des paroles. N’ayant moi-même aucune vertu, j’ai eu l’audace d’exhorter les autres ; vraiment ne suis-je pas comme ces bonshommes de bois placés sur le bord des chemins, qui enseignent la route, sans faire jamais eux-mêmes un seul pas ? Toutefois, comme il est dit que les paroles d’un mourant sont droites, peut-être les miennes ne seront-elles pas trop fautives ; lisez-les avec indulgence.

« Niou-hei. »


Nous ne trouvons pas la date de cette lettre, mais, d’après les faits qui y sont mentionnés, elle a dû être écrite à la onzième lune de cette année sin-iou.

Luthgarde et les autres confesseurs, rappelés en prison, lorsqu’ils étaient déjà sur le chemin de l’exil, eurent à subir de nouveaux interrogatoires, dont les détails ne nous ont pas été conservés. On rapporte seulement qu’après leur condamnation à mort, on leur brisa les doigts des pieds sans qu’ils en ressentissent aucune douleur.

Arriva enfin le jour du triomphe. Pendant le trajet de la prison au lieu du supplice, Mathieu prêchait au peuple avec beaucoup de ferveur ; Luthgarde de son côté ranimait et exhortait ses deux compagnes, sa belle-mère surtout, que le souvenir de ses trois petits enfants exilés plongeait dans le trouble et la désolation. Notre vierge héroïque sut lui rendre la confiance en Dieu, lui redonner du courage, détacher son cœur des affections terrestres, et tourner ses pensées vers le ciel dont les portes allaient s’ouvrir. Le bourreau voulut les dépouiller, suivant l’usage ; mais Luthgarde le repoussa par quelques paroles pleines de pudeur et de dignité, puis elle ôta elle-même son vêtement de dessus, ne permit pas qu’on lui liât les mains, et, la première, présenta avec calme sa tête à la hache. Les trois autres eurent aussi la tête tranchée. C’était le 28 de la douzième lune (31 janvier 1802). Luthgarde avait alors vingt ans ; Mathieu était âgé de quinze à dix-huit ans, il n’avait pas encore été marié ; la femme et la belle-sœur d’Augustin pouvaient avoir de trente-cinq à quarante ans. Les trois jeunes enfants, exilés séparément dans des îles éloignées, y moururent sans laisser d’autre postérité qu’une fille qui, dit-on, vivait encore il y a quelques années. La ruine de cette famille fut donc complète, et il n’y a pas à s’étonner si aujourd’hui il n’en reste pas un seul membre chrétien.

CHAPITRE IV.

Martyre d’Alexandre Hoang. — Sa lettre à l’évêque de Péking. — Lettre du roi de Corée à l’empereur de Chine, et réponse de l’empereur.


Le 29 de la neuvième lune, onze jours après l’exécution d’Augustin Niou et de ses compagnons, Alexandre Hoang Sa-ieng-i, que nous avons eu souvent déjà l’occasion de citer, était arrêté sur le territoire de Tsiei-tsien, et amené prisonnier à la capitale.

Alexandre Hoang, malgré sa jeunesse, passait alors, et avec raison, pour l’un des chefs les plus influents de la chrétienté de Corée. Sa naissance aussi bien que son mérite personnel, ses rares talents aussi bien que ses vertus, lui avaient acquis la considération générale. Il appartenait à une des grandes familles du parti Nam-in, distinguée dans le pays par sa noblesse et par les hautes fonctions que plusieurs de ses membres avaient souvent remplies. Doué des plus belles qualités du corps et de l’esprit, il se fit dès l’enfance remarquer entre tous ses compagnons par ses rapides progrès dans les lettres et les sciences. À l’âge de dix-sept ans, il fut couronné aux examens publics et obtint le grade de licencié (tsin-sa). Le roi, ayant entendu parler de ses talents extraordinaires, se le fit présenter, l’entretint quelque temps, le traita avec une bienveillance remarquable, jusqu’à lui serrer le poignet en signe d’amitié, et lui dit en le quittant : « Lorsque vous aurez vingt ans, revenez promptement me voir, je veux à tout prix vous avoir à mon service. »

C’était là une insigne faveur, dans ce pays surtout où les rois ne voient aucune société, n’ont de rapports qu’avec leur famille, et avec les ministres pour les affaires de l’État, et ne se permettent jamais aucune de ces familiarités, même dignes et réservées, que nos usages comportent. Aussi Alexandre dut-il toujours depuis porter un cordon de soie autour du poignet, pour signifier qu’il n’était plus permis au commun des hommes de toucher inconsidérément cette main honorée de l’attouchement de la main royale.

Tout lui présageait donc un brillant avenir, lorsqu’il fut marié à la fille d’un des Tieng de Ma-tsai, cette famille célèbre dont nous avons raconté l’histoire, et entendit pour la première fois parler de la religion chrétienne. Il l’embrassa aussitôt avec ardeur, ne voulut plus connaître d’autre science que celle du saint, répudia le siècle et ses plaisirs dangereux, et, comprenant qu’il devait communiquer aux autres la lumière que lui-même avait reçue, devint un catéchiste zélé.

Ses parents et amis païens l’accablèrent de reproches et de mauvais traitements, sans pouvoir ébranler sa constance. Animé qu’il était d’une ambition plus haute, la faveur et les promesses du roi ne lui faisaient plus aucune impression. Quand celui-ci apprit la conversion d’Alexandre, il en fut affligé, mais ne l’inquiéta nullement, tant il avait d’estime pour ses rares qualités ; peut-être même fut-il touché devoir dans un jeune homme ce mépris héroïque des grandeurs de la terre. Alexandre avait une âme digne de servir un plus grand maître. Admis à la réception des sacrements, il ne mit plus de bornes à sa ferveur, et travailla de tout son pouvoir à seconder le prêtre dans l’exercice de son ministère, et dans toutes sortes d’autres bonnes œuvres.

En 1798 et 1799, il vint demeurer à la capitale, dans le quartier nommé Ai-o-kai. Là, il s’occupait à enseigner les lettres à quelques jeunes gens chrétiens, et à transcrire des livres de piété. Il logea souvent chez lui le P. Tsiou, soit pour le cacher, soit pour faire recevoir les sacrements à d’autres fidèles. Dénoncé nommément dès les premiers jours de la persécution, il se rappela le conseil du Sauveur : « Lorsqu’on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre, » et prit ses mesures en conséquence. Pour ne pas être reconnu, il coupa tout d’abord sa longue et belle barbe, ornement viril assez rare en Corée, et dont naturellement les possesseurs sont très-jaloux ; il revêtit des habits de deuil, dont la forme est parfaitement propre à déguiser les personnes, puis, comprenant l’insuffisance de ces précautions, quitta la capitale, vers le 15 de la deuxième lune.

Il séjourna quelque temps dans le district de Niei-tsien, province de Kieng-sang, puis sur les limites de la province de Kang-ouen, et enfin finit par se fixer dans une fabrique de poteries, au village de Pai-ron, district de Tsiei-tsien. Tous les ouvriers étaient chrétiens. On prépara pour le recevoir une espèce de chambre souterraine, dont les avenues étaient couvertes par tous les grands vases de terre que l’on fabriquait dans l’établissement. Les chrétiens du village eux-mêmes ignorèrent longtemps sa présence ; le maître de maison était seul du secret, avec sa femme et la mère de Grégoire Han, qui venait souvent le voir. Alexandre avait près de lui deux hommes de confiance : Pierre Kim Han-pin-i et Thomas Hoang Sim-i, lesquels allaient sans cesse de côté et d’autre s’enquérir des nouvelles, le tenaient au courant de la marche de la persécution, et lui rapportaient les principaux événements qui intéressaient la chrétienté.

Pierre Kim, natif du district de Hong-tsiou, dans le Nai-po, avait été, pendant son séjour à la capitale, enrôlé comme soldat, d’où le nom de Kim Po-siou, sous lequel il est quelquefois désigné. À la huitième lune, il tomba une première fois entre les mains des satellites, mais réussit à s’évader.

Thomas Hoang était du village de Liong-mari, district de Tek-san, dans le Nai-po. Descendu d’une famille honnête et marié à la sœur de François M Po-hien-i, martyr en 1799, Thomas paraît s’être consacré entièrement au service du prêtre. Il fit plusieurs fois le voyage de Péking, et s’acquitta toujours avec prudence et fidélité des diverses commissions dont il fut chargé par le P. Tsiou.

C’est dans sa retraite de Pai-ron qu’Alexandre Hoang composa une longue lettre adressée à l’évêque de Péking. Ce document, précieux à tous égards, a été heureusement conservé. Alexandre y raconte d’abord, dans tous ses détails, l’histoire des premiers martyrs de cette persécution. Ses informations sont généralement exactes. Sur un certain nombre de points cependant, il avoue lui-même n’avoir pas eu des renseignements suffisants ; et plusieurs fois, en rédigeant cette histoire, nous avons dû, après examen et comparaison d’autres documents, rejeter des faits qu’il avait avancés trop légèrement sur un simple ouï-dire. Dans la seconde partie de sa lettre, il expose le triste état de la chrétienté, et fait un éloquent appel à l’évêque, pour qu’il prenne leur sort en pitié, et s’efforce de faire sortir l’Église coréenne de ses ruines. Nous en citons ici un long fragment, qui fera connaître la position physique et morale des chrétiens, vers la fin de la persécution.

« Le prêtre ayant été dénoncé par un traître, dès son entrée dans le pays, et le feu roi ayant connu sa présence, il fallait sans cesse être sur ses gardes, et prendre les plus grandes précautions. De là, beaucoup ne purent prendre part aux sacrements, et parmi ceux qui les reçurent, la moitié étaient des femmes. Parmi les chrétiens de la province et le peuple de la capitale, un grand nombre, quoique très-fervents, n’y furent pas admis. Tous avaient supporté de grandes souffrances, et espéré bien des années dans le secret ; mais depuis qu’ils ont vu le prêtre devenu la proie des méchants, et sa tête publiquement exposée, toutes les souffrances et tous les efforts de dix années se trouvent en un instant devenus inutiles. Corps et âmes, tout est sur le penchant de la ruine ; pendant la vie et au moment de la mort, les voilà sans aucun soutien ; aussi leur cœur faiblit, leurs idées sont toutes bouleversées, et ils ne savent plus que devenir. Nous leur disons bien, pour les consoler, que le prêtre étant venu dans le seul but de sauver les âmes, désirait sans doute se répandre partout et les sauver toutes, mais que de grands empêchements s’étant rencontrés, il a dû comprimer son affection pour eux, et ne pas la laisser se produire au dehors ; que maintenant qu’il a été martyrisé et se trouve près de Dieu, sa protection devra avoir plus de force que lorsqu’il était sur la terre ; que nous devons avoir pleine confiance en Dieu, espérer plus que par le passé dans sa miséricorde infinie, et ne pas nous laisser aller à des tentations de désespoir. Quelques-uns nous croient, d’autres sont dans le doute ; les uns sont rebutés, les autres semblent un peu consolés ; jamais en aucun temps se trouva-t-il une aussi terrible position ?

« En Europe, les anciennes persécutions ont bien pu être plus violentes que celle de Corée, mais les prêtres s’y étant succédé sans interruption, la religion n’a pas pu être anéantie, et les âmes ont toujours trouvé leur salut. Ici, en Corée, la situation est toute différente, et nous ne pouvons avoir le même espoir. Que de faibles agneaux perdent leur berger, il reste des moyens de les nourrir et de les élever ; qu’un enfant à la mamelle perde sa mère, il y a encore espoir de le voir survivre ; pour nous, nous avons beau y réfléchir, vraiment aucun espoir de vie ne nous reste. Nés dans un pays reculé, et heureusement devenus les enfants de Dieu, nous avions la ferme pensée de consacrer toutes nos forces à faire glorifier son saint nom, nous voulions essayer par là de payer du moins la dix-millième partie de ses bienfaits ; qui aurait pu penser qu’à mi-route nous tomberions dans un aussi triste état ?

« Nous avons bien entendu dire que le sang versé des martyrs est une semence de chrétiens, mais notre royaume a malheureusement pour voisin, à l’est, le Japon qui, par ses cruelles exécutions, a anéanti la religion, et les projets de notre gouvernement sont de le prendre pour modèle. Comment ne serions-nous pas dans l’alarme ? Il est vrai qu’en Corée, les hommes étant naturellement faibles, et la législation moins rigide, on ne voudra pas y aller aussi violemment qu’au Japon ; mais aujourd’hui, parmi nous, il ne reste pour ainsi dire plus aucun homme capable et ferme. Les ignorants, les gens de basse condition, les femmes et les enfants peuvent bien y être encore au nombre de plusieurs milliers, mais personne pour les diriger, personne pour les instruire, comment pourraient-ils se conserver longtemps ? N’y eût-il plus de persécution, qu’avant dix ans, la chrétienté sera d’elle-même réduite à néant[40]. Quelle douleur ! Mais tant que nous serons en vie, comment pourrions-nous voir ainsi la ruine complète de la Religion ?

« Ayant échappé aux malheurs de cette année, nous en sommes encore tout émus et tremblants, et tout en rendant grâces à Dieu pour le bienfait qui nous a conservé la vie, nous sommes attristés de n’avoir pas, comme nos frères, été jugés dignes du martyre. Au moins, pendant ce reste de notre existence, nous désirons vraiment supporter toutes les peines et braver toutes les difficultés pour servir la cause de Dieu, mais non-seulement nos expédients sont à bout, nos ressources aussi sont épuisées. Faut-il donc que notre désolation nous accompagne dans la tombe ! Au milieu de tous ces malheurs, qui aura pitié de nous ? qui nous consolera ? Nous voudrions bien aller déposer nos pleurs et nos demandes aux pieds de votre bonté, mais empêchés par la distance, nous ne pouvons faire que des vœux et rien de plus. Quelle tristesse ! quelle angoisse ! que deviendrons-nous ?

« Quand nous apprîmes que le prêtre s’était livré, outre le saisissement et la douleur causés par un aussi triste événement, nous avons conçu encore un sujet de crainte. Lorsqu’on connaîtra à Péking tout ce qui vient de se passer, ne sera-ce pas une cause d’abandon pour notre Église ? S’il en était ainsi, aucune espérance ne resterait pour la religion en Corée. C’est ce danger imminent, et non point notre péril personnel, qui fait jour et nuit le sujet de nos craintes et inquiétudes. Si, par bonheur, on ne fait pas de perquisitions ultérieures, nous autres étant encore en vie, et Jean[41] aussi ayant été conservé, comme vous resterez sans doute chargé de la Corée, nous ferons tous nos efforts pour rétablir les relations avec vous, et par là avoir part aux bienfaits de Dieu ; daignez donc écouter nos paroles et y réfléchir profondément.

« La Corée est le plus pauvre des royaumes du monde, et les chrétiens y sont les plus pauvres de tous. Parmi eux, c’est à peine aujourd’hui si l’on peut compter dix familles qui n’aient pas à souffrir de la faim et du froid. En 1794, quand on reçut le prêtre, on ne put rien préparera l’avance. Ce ne fut qu’après son arrivée qu’on disposa à la hâte les choses les plus nécessaires, et encore d’une manière bien mesquine et bien incomplète. Cela provient en partie sans doute de notre inhabileté et ignorance des affaires, mais la cause en tut aussi dans notre pauvreté ; nos forces ne purent y suffire. Plus tard le nombre des chrétiens ayant augmenté, on fut moins à la gêne, toutefois nous ne pûmes arranger les choses convenablement.

« Après la persécution de cette année, tous sont entièrement ruinés. Ceux-là même qui ont voulu par l’apostasie éviter la mort, sont sortis des prisons nus et spoliés, ne conservant que le souffle de la vie. Notre pauvreté est donc plus grande encore qu’en 1794, et eussions-nous même quelque bon expédient, nous ne pourrions le mettre à exécution. Malgré tous les désastres de la chrétienté, si nous avions quelques ressources, il semble que nous pourrions maintenant essayer quelque chose. Voici pourquoi. Depuis 1795, il y avait deux causes continuelles de persécution : l’une, que le feu roi, soupçonnant et craignant le prêtre, voulait absolument le trouver ; l’autre était la haine qui poussait les No-ron à anéantir les Nam-in. Or, d’un côté, le prêtre ayant été saisi, et, de l’autre côté, les Nam-in, poursuivis par les No-ron, ayant vu périr tous leurs hommes les plus remarquables, on peut désormais espérer un peu de calme. Il est vrai que la loi sur les cinq maisons solidaires l’une de l’autre dure encore, mais elle n’est exécutée que dans les quartiers où se trouvaient les chrétiens ; dans les autres endroits, elle n’existe que de nom, tout y est tranquille, et on peut aller s’y établir.

« Pour ce qui concerne les routes, dans les provinces de Kieng-kei, T’sieng-tsieng et Tsien-la où il y avait beaucoup de chrétiens, et dans celles de Kieng-sang et Kang-ouen où les chrétiens fugitifs se sont retirés depuis quelques années, les voyageurs sont, à chaque instant, soumis à des perquisitions. Mais dans les provinces de Hoang-hai et P’ieng-an, où il n’y avait pas de chrétiens avant la persécution, et où depuis nul n’a cherché refuge, on ne parle de rien, et les soupçons ne sont pas éveillés. À Pien-men même, sur la frontière de la Chine, quoiqu’on exerce encore maintenant une assez rigoureuse surveillance, dans un ou deux ans, tout sera passé, et on pourra risquer quelque tentative. Nous devrons aussi changer notre manière d’agir. Jusqu’ici on s’était surtout efforcé de répandre la religion parmi les païens, et de la rendre libre ; maintenant que c’est devenu impossible, il faut tâcher de la conserver par la prudence. Il faut s’appliquer à raffermir tous ceux qui pratiquaient le christianisme, à bien instruire ceux qui ne faisaient que commencer, et quant aux autres, prier Dieu en secret pour leur conversion, et attendre en silence. Par là, on pourra se conserver sans inquiétude.

« En 1795, les chrétiens, joyeux de l’arrivée du prêtre et se félicitant de leur bonheur, n’ont pas su craindre et n’ont pas pris de précautions suffisantes. Mais maintenant, instruits par l’expérience et se servant du passé comme d’un miroir, ils prendront toutes les précautions convenables, et il n’y a pas de raison pour que la persécution s’élève de nouveau. Nous ne pouvons attendre la mort sans rien faire, mais rien ne se peut qu’avec des ressources. Il est difficile de croire que l’existence et la ruine de la religion dans un royaume, la vie et la mort des âmes, dépendent du Mammon d’iniquité, et cependant faute de ressources, la chrétienté de Corée va être anéantie, et les âmes sont condamnées à la mort.

« C’est pourquoi nous osons vous en prier, et nous espérons que vous voudrez bien implorer des secours dans tous les royaumes de l’Europe pour nous, quoique nous ne soyons que de misérables pécheurs, afin de soutenir notre Église persécutée, et de nous procurer le moyen de sauver nos âmes. De notre côté, nous nous disposerons, formerons nos plans, et après avoir tout préparé sûrement, nous vous demanderons le bienfait d’une seconde vie ; de grâce, ayez pitié de nous. Nous savons qu’il y a une sorte d’imprudence à faire une pareille demande. Néanmoins, considérant que sans votre secours, nous sommes condamnés à une mort éternelle, nous osons maintenant ouvrir la bouche, et si, après avoir demandé, nous n’obtenons rien, nous n’emporterons pas du moins dans la tombe le regret de n’avoir rien essayé. Isolés et sans aucun appui comme nous sommes, nous vous en conjurons avec instance, daignez, à l’exemple du Dieu tout bon et tout miséricordieux, penser à des enfants pauvres, misérables et faibles, et ranimer nos espérances en comblant nos vœux. Quel plus grand bien pour l’Église ? quel plus grand bien pour nous, que de nous ouvrir le chemin d’une seconde vie ?

« De notre côté, nous tâcherons d’y répondre ; mais il ne s’agit pas de choses réalisables en quelques jours ou en quelques mois. Rien ne peut se faire en moins de deux ou trois ans. L’entrée d’un prêtre en Corée rencontre deux grandes difficultés, les cheveux et le langage[42]. Les cheveux peuvent croître assez facilement, mais le langage ne se change pas aussi vite. Si le prêtre pouvait bien parler, la plus grande difficulté disparaîtrait. Dans notre humble pensée, il serait bon d’envoyer à l’avance un Coréen à Péking, pour enseigner la langue coréenne aux prêtres que vous auriez désignés. Si vous le permettiez, nous conviendrions secrètement d’un signe et nous nous disposerions pour le passage, soit de l’hiver, soit du printemps, selon qu’il vous serait plus commode. Il serait aussi très-avantageux qu’un chrétien Chinois fervent et fidèle vînt s’établir secrètement à Pien-men. Il ouvrirait une auberge pour défrayer les voyageurs, et nos communications en deviendraient beaucoup plus faciles. »

Vient ensuite l’exposition détaillée de divers plans qu’Alexandre, dans sa cachette solitaire, avait imaginés pour faire obtenir la liberté de la religion à ses frères persécutés. Le premier eût été de faire écrire par le Pape à l’Empereur de Chine, pour lui donner ordre de laisser les chrétiens en paix, et de recevoir les missionnaires. La foi naïve du néophyte ne pouvait s’imaginer qu’un potentat, quel qu’il fût, même paien, osât refuser d’écouter la voix du souverain Pontife, vicaire de Dieu sur la terre. La liberté de la religion une fois accordée en Chine, elle devait tout naturellement, par contre-coup, l’être aussi en Corée ; et si le gouvernement coréen faisait des difficultés, il serait facile à l’Empereur chinois de l’y contraindre par la force des armes. Enfin, dans le cas où ce plan eût rencontré des obstacles insurmontables, Alexandre proposait à l’évêque de Péking de faire appel aux nations chrétiennes de l’Europe, de les supplier d’envoyer une armée de soixante ou soixante-dix mille hommes pour conquérir la Corée, et s’il était impossible de réunir tant de troupes, d’essayer au moins avec sept ou huit mille, chiffre qui, dans son opinion, eût été suffisant à la rigueur. La lettre se termine ainsi :

« Pour nous, les jours sont comme des années. Nous voudrions faire quelque chose, mais cela nous est actuellement impossible ; nous ne pouvons qu’espérer. Nous désirons ardemment que vous ayez pitié de nous, et veniez à notre aide sans retard. Après la violente persécution de cette année, peu de chrétiens ont échappé, et tous doivent se tenir cachés, et laisser croire qu’ils sont entièrement anéantis. C’est le seul moyen de conserver ici les restes de la chrétienté. Les uns se sont faits marchands ambulants, les autres, forcés d’émigrer, se trouvent sur les routes ; nous demandons dispense des jeûnes et abstinences pour tous ceux qui sont en voyage.

« An de Jésus-Christ 1801, 29 octobre, le lendemain de la fête des apôtres saint Simon et saint Jude, nous pécheurs Thomas et autres, vous saluons de nouveau en envoyant ces détails. »

Cette lettre était écrite sur une pièce de soie, avec de l’encre sympathique, qu’on ne pouvait lire sans connaître le secret. Thomas Hoang voulut s’adjoindre, pour la porter à Péking, un chrétien de la province de P’ieng-an, nommé Ok Tsien-hei, qui avait, lui aussi, fait le voyage de Chine plusieurs fois pour les lettres et commissions du P. Tsiou. Il y avait encore été pendant l’hiver de 1800 à 1801, et ayant appris, à son retour, que la persécution venait d’éclater avec violence, était retourné de suite à Pien-men, sur la frontière chinoise, pour tâcher d’informer les chrétiens de Chine du véritable état des choses.

Thomas réussit à trouver Ok Tsien-hei, l’amena à Alexandre pour se concerter avec lui, et tous deux promirent de partir à la fin de l’année, avec l’ambassade annuelle, pour remettre la lettre entre les mains de l’évêque de Péking. Mais la Providence en avait décidé autrement, et la lettre ne devait pas arriver à sa destination. Elle était datée du 27 octobre ; le 2 novembre, Thomas Hoang fut arrêté.

Effrayé outre mesure de se voir en prison, s’imaginant que, lui saisi, aucun chrétien ne pouvait échapper, espérant peut-être, par des aveux, faire cesser la persécution, il découvrit le lieu ou Alexandre était caché. Nombre de chrétiens prétendent qu’il avait reçu d’Alexandre lui-même l’ordre de le dénoncer, si les choses en venaient à l’extrémité. Les satellites arrivés en toute hâte à Pai-ron, ne pouvaient trouver celui qu’ils cherchaient ; enfin le bruit sourd que rendaient les grands vases de terre, quand on marcha sur la cave, attira leurs soupçons et il fut rencontré. Alexandre les vit arrivera lui sans s’effrayer. Il ordonna de ne pas toucher la main que le roi avait jadis serrée, et où se trouvait le cordon signe de la faveur royale, et cet ordre fut respecté. On le conduisit, chargé de fers, à la capitale, et la fameuse lettre fut trouvée sur lui, roulée dans ses vêtements. Nous ignorons comment les juges purent en prendre lecture. Une tradition rapporte qu’un chrétien, menacé de mort, s’offrit à en donner la clef, ce qui fut accepté ; mais ce fait est loin d’être prouvé. Quoi qu’il en soit, la lettre fut lue, et jeta l’épouvante à la cour. Le complot d’appeler les Européens dans le pays, au secours des chrétiens, était évident ; on en avait en main la preuve authentique, il en fallait dix fois moins, avec un gouvernement aussi soupçonneux et aussi jaloux des étrangers que le gouvernement coréen, pour faire traiter les prisonniers en criminels d’État.

En même temps, et probablement sur les indications fournies par Thomas Hoang, les deux autres associés d’Alexandre, Ok Tsien-hei et Pierre Kim Han-pin-i furent saisis et jetés dans la même prison. On leur adjoignit bientôt un cinquième chrétien, de la classe des interprètes, nommé Hien Kiei-heum-i, ou Hien Sa-si-ou, le père du catéchiste Charles Hien, décapité pour la foi en 1846.

Hien Kiei-heum-i s’était d’abord réfugié en province, mais toute sa parenté s’étant trouvée compromise, et exposée à de continuelles vexations à cause de sa fuite, on lui écrivit de se livrer, ce qu’il fit. On l’accusait de s’être rendu à bord d’un navire européen qui, en 1799, avait, pendant quelques jours, mouillé en rade de Tong-nai, et d’avoir rapporté qu’un seul navire comme celui-là pourrait facilement détruire plus de cent navires de guerre coréens ; ce qui, aux yeux des juges, prouvait manifestement sa participation au complot. Il fut donc à tort ou à raison impliqué dans le procès d’Alexandre. Tous ces accusés eurent des tortures extraordinaires à supporter, et tous le firent en héros. La pensée de renier leur foi ne leur vint pas un seul instant, et ils furent bientôt condamnés.

Voici le texte officiel de la sentence de Thomas Hoang, celles de ses compagnons sont analogues.

« Le 24 de la dixième lune, tribunal du Keum-pou.

« Le coupable Hoang Sim-i, être vil et méprisable, perdu dans la mauvaise religion, a parcouru la capitale et les provinces, a consacré toutes ses forces et s’est beaucoup remué pour la secte impie et ignoble. Ayant été secrètement dans un pays étranger, il a reçu un nom dans l’Église des Européens. Il a fait divers voyages pour Tsiou Moun-mo (le P. Tsiou), et a transmis ses lettres. Dans tout ce que les adeptes de la mauvaise religion ont tramé, il n’est rien qu’il n’ait su à l’avance. Il s’est lié à la vie, à la mort, avec Sa-ieng-i (Alexandre Hoang), puis ayant appris que celui-ci, pour se dérober à la justice, était allé à Tsiei-tsien, il est allé à dessein l’y trouver ; ils ont partagé le même oreiller, et, pendant la nuit, il a lu de ses yeux son affreuse lettre, qui, par son atrocité, n’a rien d’égal sous le ciel dans les temps anciens ou modernes. La plume se refuse à en écrire les horreurs, car jamais rien de semblable n’a été vu ni entendu. Il a comploté impudemment avec lui, et s’est engagé à envoyer cette lettre aux étrangers, pour faire venir les grands vaisseaux, et mettre le royaume en péril. Mais ses noirs desseins ont été découverts. C’est un rebelle, un scélérat. Qu’il soit conduit dehors de la porte de l’Ouest ; qu’il soit coupé en six, et décapité. »

Le 24 de la dixième lune (29 novembre), Thomas, qui avait signé la lettre, fut décapité et coupé en six morceaux, selon la sentence. Pierre Kim Han-pin-i, l’accompagna au supplice, mais fut seulement décapité. Thomas avait alors quarante-cinq ans, et Pierre trente-huit ans. Le 5 de la onzième lune (10 décembre) vint le tour de leurs trois compagnons. Alexandre Hoang condamné comme auteur de la lettre, monstre dénaturé, coupable de lèse-majesté divine et humaine, fut décapité et coupé en six. Les deux autres eurent simplement la tête tranchée, comme les criminels ordinaires. Alexandre n’était âgé que de vingt-sept ans ; Ok Tsien-hei avait environ trente-cinq ans, et Hien Kiei-heum-i trente-neuf. En même temps la maison et les biens d’Alexandre furent confisqués, sa mère exilée à l’île Ke-tsiei, sa femme à Tsiei-tsiou (Quelpaert) et son fils Kieng-hen-i à l’île Tsiou-tsa-to, où il vivait encore, il y a quelques années.

Quelques jours plus tard on fit le procès à deux chrétiens de Pai-ron, qui, pour avoir caché dans leur maison Alexandre Hoang, avaient été saisis et emprisonnés avec lui. L’un fut condamné à l’exil, sans doute après apostasie ; l’autre, nommé Kim Koui-tong-i, montra plus de courage. Né dans le district du Nai-po, il avait, afin de pratiquer librement sa religion, quitté ses biens, sa famille, son pays, et s’était retiré à Pai-ron, où il gagnait sa vie en fabriquant des poteries. Après de longues tortures, le juge lui promit sa liberté s’il voulait apostasier ; mais il s’y refusa constamment, et déclara vouloir mourir avec les autres chrétiens. Il fut, dit-on, envoyé à la ville de Hong-tsiou, son propre district, où il eut la tête tranchée, le 30 de la douzième lune (2 février 1802).


Ainsi se termina cette affaire, malheureusement trop célèbre, et dont les suites ont été si fâcheuses. Que les projets enfantés par l’imagination exaltée d’Alexandre Hoang fussent chimériques, surtout à cette époque, c’est évident. Qu’ils fussent imprudents, dangereux, nous le reconnaissons volontiers. Que les passions politiques, les irritations du Nam-in vaincu contre les No-ron vainqueurs aient été pour quelque chose dans cet appel à l’intervention étrangère, c’est probable. Mais qu’au fond, ses intentions fussent droites, qu’il eût principalement en vue la délivrance des chrétiens, le triomphe de l’Évangile sur le paganisme, de Dieu sur l’enfer, cela nous semble hors de doute.

Du reste, qu’on le juge comme on voudra, la lettre où il expose ses plans, est un fait personnel à lui et aux trois compagnons de sa retraite. Aucun des chrétiens d’alors ne l’a connue, ni n’a pu la connaître, puisque les dates prouvent qu’elle était à peine rédigée, quand ses auteurs furent saisis. Le gouvernement coréen prétendit voir dans ce document la preuve manifeste d’une conspiration générale des chrétiens. Il fit publier partout qu’ils avaient déjà ramassé l’argent nécessaire, et enrôlé un grand nombre de soldats. Mais les faits démentent ces accusations. Les faibles sommes recueillies par les chrétiens n’étaient nullement destinées à seconder l’invasion étrangère, puisqu’elles suffisaient à peine pour faire face aux dépenses du prêtre et de ses employés, puisque, dans sa lettre même, Alexandre constate, à plusieurs reprises, la pauvreté et le dénuement de ses coreligionnaires. L’inculpation d’avoir levé des troupes est encore plus ridicule, puisque Alexandre, caché dans son souterrain, n’avait pu avoir ni le temps, ni les moyens déformer même une bande de dix personnes. Or, c’est dans sa retraite, au temps même où il rédigea sa lettre, qu’il songea à implorer l’appui des Européens, et la preuve en est que, jamais auparavant, aucun chrétien n’avait entendu parler d’une intervention à main armée. Ils y pensaient si peu, qu’à l’époque du procès, et jusque dans ces derniers temps, ils étaient unanimes à ne voir dansées imputations qu’une calomnie odieuse, inventée par les juges. Les missionnaires européens eux-mêmes n’ont pu savoir ce qu’il en était, qu’après avoir obtenu, à grand’peine, une copie authentique de la lettre.

Quoi qu’il en soit, l’effet produit fut déplorable. Aux deux causes de persécution jusque-là existantes, et que nous avons expliquées plus haut, savoir : la haine instinctive des païens contre le christianisme et les rancunes acharnées des partis politiques, vint dès lors s’enjoindre une troisième, aussi puissante que les autres : le sentiment de l’indépendance nationale. On a toujours affecté depuis de regarder les chrétiens comme les ennemis naturels du pays et de la dynastie. Cette opinion, habilement entretenue par les ennemis de la religion, a été le prétexte, sinon la cause, de persécutions et de vexations sans nombre ; et malheureusement, de nos jours, diverses interventions avortées n’ont servi qu’à confirmer les craintes jalouses du gouvernement, et à faire couler, plus abondants que jamais, les flots de sang chrétien.


Pendant que le tribunal suprême instruisait le procès d’Alexandre Hoang et de ses compagnons, arriva l’époque du départ de l’ambassade annuelle pour Péking. Les événements qui venaient d’avoir lieu étaient trop considérables, les exécutions de grands personnages avaient été trop nombreuses, pour qu’il fût possible de les passer entièrement sous silence. Il fallait aussi mentionner et excuser la sentence de mort portée et exécutée contre un sujet chinois, à l’insu de l’Empereur. Les artifices et les mensonges habituels de la diplomatie vinrent en aide à la régente, pour donner aux faits la couleur voulue. Voici le texte de la lettre écrite au nom du jeune roi, et datée de la sixième année de Kia-king, le 20 de la dixième lune (25 novembre 1801)[43].

« Le roi de Tchao-hien (Corée) expose respectueusement à Sa Majesté Impériale, l’origine et la fin des troubles, que le petit royaume[44] a eu le malheur d’éprouver de la part d’une secte de brigands, dont il a fait justice en les mettant à mort.

« Sa Majesté Impériale sait que depuis le jour où les débris de l’armée des Yn[45] ont passé à l’Orient, le petit royaume s’est toujours distingué par son exactitude à remplir tout ce que prescrivent les rites, la justice et la loyauté, et en général par sa fidélité aux devoirs. C’est une justice que lui a toujours rendue la cour du Milieu (la cour de Chine). Ce royaume, qui a toujours conservé la pureté de ses mœurs, n’estime rien tant que la doctrine des Iou (la doctrine des lettrés). Tous les livres autres que ceux de Tchou-cha, de Ming ou de Lo[46] n’ont jamais été admis par les lettrés et les mandarins de ce royaume ; à plus forte raison, n’ont-ils jamais eu cours parmi eux. Il n’est pas jusqu’aux femmes et aux enfants des carrefours et des chaumières, qui ne soient familiers avec les cinq devoirs fondamentaux et les trois grands câbles, appuis de la société[47], et qui n’en fassent la règle ordinaire de leur conduite. Toute autre doctrine est étrangère au petit royaume et l’erreur n’y a jamais pénétré.

« Mais depuis environ une dizaine d’années, il a paru une secte de monstres, de barbares et d’infâmes, qui s’affichent pour les sectateurs d’une doctrine, qu’ils disent apportée d’Europe, qui blasphèment contre le ciel, n’affectent que du mépris pour les sages, se révoltent contre leur prince, étouffent tout sentiment de piété filiale, abolissent les sacrifices des ancêtres, et brûlent leurs tablettes ; qui, prêchant un paradis et un enfer, fascinent et entraînent à leur suite le peuple ignorant et imbécile ; qui, par le moyen d’un baptême, effacent les atrocités de leur secte ; qui recèlent des livres de corruption, et avec des sortilèges semblables à ceux des Fou-tchan (bonzes, sectateurs de Fo), rassemblant des femmes de toutes parts, vivent comme les brutes et les oiseaux de basse-cour. Les uns se disent pères spirituels (prêtres), d’autres se donnent pour dévoués à la religion (chrétiens). Ils changent leurs noms pour se donner des titres et des surnoms à l’exemple des brigands Pe-ling et Houang-kin[48]. Ils s’adonnent à la divination, répandent en forcenés l’erreur et le trouble depuis la capitale jusqu’aux provinces Tchung-sing et Tsuen-lo (Tsiong-tsieng et Tsien-la). Leur doctrine se communique avec la rapidité du feu, leurs sectateurs se multiplient d’une manière effrayante.

« Défunt Kung-huen-ouang (le roi précédent, Tieng-tsong-tai-oang), ayant pris une connaissance exacte de tous ces désordres, et prévoyant les suites, donna les ordres les plus sévères, et prit les mesures les plus efficaces pour arrêter le cours du mal. En l’année sin-hay de Kien-long (1791), Yn-tchi-tchung et Tsiuen-chang-ien (Paul Ioun Tsi-tsiong-i et Jacques Kouen Siang-ien-i), avec d’autres, ayant supprimé les sacrifices et détruit tous les objets qui y étaient destinés, furent tous punis de mort. Tout jeune encore, je reçus l’inauguration pour lui succéder[49]. Ces brigands corrompus, étouffant tout sentiment d’égards et de bienséance, se dirent que l’instant était favorable. Dès lors, entre eux une correspondance plus active et plus suivie, une union plus étroite ; bientôt c’est un torrent qui déborde, un incendie qui ravage tout. Leurs complices croissent tous les jours en nombre de la même manière qu’un bourgeon, qui, sortant d’un arbre, en donne lui-même plusieurs autres, lesquels, produisant de la même manière, en très-peu de temps se multiplient à l’infini.

« À la troisième lune de cette année, on a intercepté à Han-tchung, ville du premier ordre, les lettres de ces brigands corrupteurs, de même que les livres de leur doctrine perverse : c’est d’après ces pièces qu’on a entamé leur procès.

« Alors j’assemblai, pour délibérer sur cette affaire, les grands de Y-tchung (Ei-tsieng, Conseil des ministres), les mandarins de Y Rin-fou, Sse Rien-fou, Sse Kien-yuen (le Keum-pou et les autres tribunaux). On commença par l’examen des livres. Il conste qu’ils ont été composés par Ting-io-tchung (Augustin Tieng Iak-tsiong) ; or, selon la déposition de celui-ci, Ly-tcbung-hieun (Pierre Ni Seng-houn-i), de retour d’une ambassade à la suite de son père Ly-tung-yu, avait rapporté des livres qui renfermaient une doctrine d’Europe ; il avait reçu ces livres des Européens de Péking, avec lesquels il s’était lié pendant son séjour en cette capitale. Il communiqua d’abord ces livres à Ly-niée (Ni Piek-i), ensuite à Yn-tchi-tcbung, son frère, à Ting-io-tsuen, Ting-io-yung, Ly-kia-houen et autres (Tieng Iak-tsien, Tieng Iak-iong, Ni Kahoan-i.) Ils étudiaient ces livres, les discutaient ensemble et en faisaient la règle de leur conduite. Par suite, ils renoncent à leurs propres parents pour se faire une secte et des disciples, pensant par ce moyen changer les mœurs de ce royaume ; mais les lois étant très-strictes et sévères, leur dépit s’exhale en murmures, ils maudissent, blasphèment, résistent en face, ne méditent rien moins qu’une révolte. Il y a déjà du temps que Ly-niée est mort, mais les dépositions de Ting-io-tsuen, Ting-io-yung, Ly-kia-houen, Ting-io-tchung, Ly-tchung-hieun, s’accordent toutes parfaitement.

« Cependant Ly-kia-houen étant fort habile dans la littérature et les arts libéraux[50], avait obtenu un mandarinat du second ordre ; aussi ces sectaires le prenaient-ils pour leur appui et lui étaient-ils soumis en tout. Il mit en langage vulgaire les livres corrupteurs qu’avait apportés Ly-tchung-hieun, et était à la tête de tous pour les répandre au loin. Ting-io-tchung avait pour principaux complices Hung-io-ming, King-ting-tchouun, Tsoui-tchang-hien, Ly-si-yng, Hung-py-tcheou, Tsoui-py-kung et autres (François-Xavier Hong Kio-man-i, Sabas Tsi Tsiang-hong-i, Paul Ioun Tsi-tsiong-i, Thomas T’soi Pil-kong-i, etc…) Toutes leurs dépositions sont claires et s’accordent. Outre ces hommes de lettres et de grande famille, quelques centaines et plus d’un rang inférieur, parmi les marchands et le simple peuple, s’étaient réunis au parti. Tous se plient et se replient, s’entrelacent ensemble comme le serpent, et se nouent comme une corde. D’un autre côté, les femmes séduites et entraînées dans le parti, ont à leur tête Kiang-ouan-chou, mère de Hung-py-tcheou (Colombe Kang Oan-siouk-i et son fils Philippe Hong).

« Déjà auparavant Ly-yen (Ni In), prince de la famille royale, avait été coupable de trahison et de révolte. Le roi défunt, par affection et bienveillance pour un membre de sa propre famille, ne put se résoudre à le faire mourir ; il fut relégué dans une île. Cependant la famille de Ly-yen et tous ses gens s’accordaient secrètement avec Kiang-ouan-chou, pour répandre cette perverse doctrine, et ils ourdissaient ensemble la trame de leurs criminels projets. En ce même temps, Ly-yen s’échappa de l’île à la faveur de la nuit. Quand l’affaire fut sur le point d’éclater, l’année ping-chen de Kien-Iong (1776), Hung-yo-ien, sujet allié à la famille royale et neveu de Hung-ling-han, coupable de trahison, révolte et brigandage, s’accorda avec Hung-tsi-nung et autres pour amener une rébellion, mais le roi défunt ne voyant en eux que des parents égarés, dissimula pour leur faire grâce. Cependant, Hung-yo-ien n’en devint que plus acharné à poursuivre ses projets criminels ; il se lia plus étroitement que jamais avec Ly-kia-houen, et tous deux avaient le même but. Yn-sing-you, ministre d’État, favorisait de tout son pouvoir les crimes de Hung-yo-ien, faisait traîner les procès en longueur et, en opposition formelle aux lois du royaume, s’efforçait de tout troubler et de faire prendre le change à la multitude. Il paraît bien que ces brigands corrupteurs, ayant étouffé tout sentiment naturel, voulaient s’élever ouvertement contre l’État. Déjà depuis longtemps se préparait, en secret, le ferment terrible qui devait produire l’explosion ; se contentant à l’extérieur de faire parade de leur doctrine perverse, ils recelaient intérieurement leurs désastreux desseins, se parant de belles règles de conduite, qui n’étaient que des moyens d’exciter le trouble ; or Ly-yen était leur merveille et leur trésor.

« Ce fut bien longtemps après que cette secte obtint et reçut d’un commun accord Tcheou-ouen-mo (le P. Jacques Tsiou), qu’ils qualifiaient du titre de père spirituel. La maison de Kiang-ouan-chou lui servait comme de caverne pour se cacher. Interrogé sur son nom et sa demeure, il ne répondait que par des équivoques et des tergiversations, s’enveloppant de mille formes différentes pour cacher ses crimes. Quoiqu’il fût frappé à plusieurs reprises, rien ne put vaincre son obstination à tergiverser. Or, ce Tcheou-ouen-mo était à la tête de tous leurs plans, le centre de leur correspondance ; ils se ralliaient tous autour de lui et auraient voulu mourir tous ensemble pour lui seul. On tremble encore à la pensée du danger qu’a couru le royaume, placé ainsi à deux doigts de sa perte, et n’ayant plus qu’un souffle de vie.

« Il n’y avait pas de temps à perdre pour remédier au mal et en extirper la racine. Ly-yen, Hung-yo-ien, Yn-sing-you ont eu la permission de s’étrangler eux-mêmes[51] ; Tcheou-ouen-mo a eu la tête tranchée, avec Ting-io-tchung, Li-tchung-hieun, Hung-yo-ming, etc… Ly-kia-houen est mort sous les coups de bâton, Ting-io-tsuen, Ting-io-yunget autres, ont été punis à raison de la part qu’ils avaient prise aux crimes.

« Quant à la trame des complots et des intrigues ourdies par ces brigands, un des leurs, appelé Houang-sse-yung (Alexandre Hoang Sa-ieng-i), en tenait le fil. Prévoyant l’orage, il s’était dérobé par la fuite à la poursuite des mandarins. Ce n’est qu’à la neuvième lune qu’il fut pris et interrogé pour la première fois. Or, selon ses dépositions, après que Ly-tchung-hieun eut rapporté la doctrine d’Europe, ces brigands continuèrent à correspondre avec les Européens de Péking. Kin-you-chan, Houang-sin, Ouang-tsien-sy (Thomas Hoang Sim-i, Ok Tsien-hei, etc…), s’acquittaient de cette commission à chaque ambassade qui allait à Péking. Ils en tiraient des plans de corruption et des moyens relatifs à leurs fins.

« Celui qu’ils nomment Tcheou-ouen-mo, ayant pris le costume d’un homme du commun, eut un rendez-vous sur les frontières, et après avoir marché jour et nuit, il entra furtivement dans ce royaume au printemps de l’année y-mao (1795). Il y resta plusieurs années caché, en qualité de maître et de chef de parti. Tcheou-ouen-mo est de Sou-tchéou, ville du premier ordre dans la province de Kiang-nan. On saisit une de ses lettres écrite sur la soie, que Houang-sin et Ouang-tsien-sy étaient convenus de porter secrètement aux Européens en la cousant dans leurs habits ; mais elle fut prise avant leur départ. Houang-sin, qui en était chargé, se disait lui-même To-mo[52]. Cette lettre contenait deux projets atroces proposés aux Européens pour renverser le petit royaume. Le premier consistait à écrire à tous les royaumes de la grande Europe, pour leur proposer de venir par mer, avec quelques centaines de vaisseaux, portant cinquante à soixante mille hommes, de gros canons et d’autres armes terribles, pour conquérir et détruire le petit royaume.

« Le second projet était d’introduire sur les frontières un homme de leur religion, qui s’y établirait sous prétexte de commerce, ferait passer les lettres, et serait une voie sûre pour communiquer les plans et les résultats des délibérations du parti. Les dépositions de Kin-you-chan, Houang-sin, Ouang-tsien-sy et d’autres, s’accordent sur ces deux articles. De plus, selon les dépositions de Lieou-hung-leen, Yn-tchi-hien (Augustin Niou Hang Kem-i, François Ioun Tsi-hen-i), et autres membres de cette secte perverse, il existait un complot pour inviter une flotte européenne. C’était un parti pris irrévocablement ; Ly-kia-houen et autres étaient chargés des frais nécessaires pour amener la révolte en secret. C’est aussi ce que dépose Houang-sse-yung. Hélas ! les royaumes d’Europe n’ont avec le petit royaume aucun rapport de haine ou de bienveillance. Si l’on consulte la raison et le cours ordinaire des choses, est-il possible qu’ils aient le cœur de venir à travers les mers, de dix mille lieues de distance, pour renverser le petit royaume ?

« Ainsi cette détermination vient sans doute uniquement de ce que les brigands, au désespoir de se trouver sans ressource, réduits à chercher du secours au bout du monde, ont conçu le dessein d’inviter au delà des mers des armées européennes, se proposant de leur ouvrir eux-mêmes les portes et de leur livrer le royaume. Moi, mes mandarins, mon peuple, saisis de crainte, tout tremblants, l’indignation dans le cœur, en fûmes pénétrés jusque dans les os, et je fis aussitôt décapiter Houang-sin, Kin-you-chan, Ouang-tsien-sy, Houang-sse-yunget Lieou-hung-leen.

« Toutefois, considérant que le petit royaume, pays méprisable, situé à un coin de la mer, comblé des bienfaits de Sa Majesté, lui offre chaque année le tribut d’usage, comme s’il était dans l’intérieur même de l’empire ; considérant que, quand il survient quelque grande affaire dans un royaume quelconque, on doit aussitôt faire partir des serviteurs pour la communiquer fidèlement à Sa Majesté Impériale ; considérant que le royaume vient d’être purgé de ces brigands qui l’ont précipité sur le bord de sa ruine, qu’il a échappé à cet épouvantable danger, et jouit maintenant de la paix et de la tranquillité ; considérant, de plus, comment le génie de Sa Majesté pénètre tout, embrasse tout, je présente à Sa Majesté Impériale les détails de cette affaire.

« Quoique tous ces brigands aient été exterminés, il peut se faire que d’autres tentent de relever cette secte abattue. On ne peut donc s’empêcher de prendre des précautions pour l’avenir, de crainte qu’ils ne se cachent et qu’ils ne se dérobent aux recherches des mandarins. Si quelques-uns de ces brigands corrupteurs passaient furtivement par la porte des frontières. Sa Majesté Impériale est suppliée d’ordonner aux mandarins de s’en saisir et de les rendre. En m’accordant cette grâce, la Majesté Impériale qui, par elle-même, imprime la crainte et le respect, sera employée à consolider la paix et la tranquillité parmi les vassaux de l’empire. Plein de confiance en la très-grande bienveillance de Sa Majesté, dont je me regarde comme le petit enfant, je prends la liberté de la molester par ces détails. Cette supplique de renvoyer les transfuges, importune et contraire au respect dû à l’Empereur, dont elle offense la Majesté, a été commandée par un excès de crainte et de saisissement.

« Quant à Tcheou-ouen-mo, pendant le cours de son procès, il ne parut rien qui pût le faire reconnaître pour étranger. Ses habits, son langage, tout son extérieur n’annonçaient rien qui pût le faire distinguer des hommes de ce pays-ci. Aussi ne vit-on en lui qu’un chef de corrupteurs, et c’est comme tel qu’il fut jugé et exécuté.

« Quant aux dépositions de Houang-sse-yung, elles ne sont pas absolument certaines, peut-être aura-t-on manqué de la pénétration et de la sagacité nécessaires pour distinguer le vrai du faux. Mais que les paroles de l’homme du royaume supérieur (du missionnaire qui était chinois) soient vraies ou fausses, de même que les dépositions de tous ces brigands, il n’est pas moins certain que, selon les règles de la prudence, vu les raisons que le petit royaume a de craindre, je ne pouvais m’exposer à laisser ces brigands impunis, comme aussi, en qualité de prince vassal de l’empire, je ne pouvais me dispenser d’en informer l’Empereur.

« Quoique tout ce verbiage semble annoncer l’importunité et le manque de respect, c’est la droiture et la franchise même. Tourné vers le nord, je tiens mes yeux fixés sur le ciel enveloppé de nuages, qui, j’espère, sera favorable à ce qui est en bas[53].

« Telle est l’origine et la fin des malheureux troubles qui ont eu lieu dans le petit royaume à l’occasion d’une secte de brigands corrupteurs qui ont été punis de mort.

« J’envoie, comme il est de règle, un de mes grands mandarins, appelé Tsao-youn-ta (Tso-ioun-tai), qui a la charge de Pan-tchung-chou-fou-chy. Le second se nomme Sin-mei-siou ; il a la charge de Ly-tsao-pan-chou. Ils se rendront à la capitale mère, portant ces dépêches qu’ils feront passer à l’honorable tribunal, le priant de les communiquera l’Empereur.

« Adressé au tribunal des Rites, la sixième année de Kia-king, le 20 de la dixième lune. »


À cette lettre, l’Empereur fit la réponse suivante :

« Le Tribunal des Rites a représenté que l’ambassadeur de la Corée appelé Tsao-youn-ta, et autres mandarins de l’ambassade, étant venus à Péking apporter le tribut, étaient chargés d’un placet, dont ce même tribunal a tiré une copie, qui m’a été présentée.

« Il appert de cet écrit que le roi qui a été établi par moi pour gouverner à titre de vassal de l’empire, étant encore fort jeune, des mauvais sujets de ce royaume ont voulu profiter de cette occasion, et ont tenté d’exciter des troubles. Le roi s’étant aussitôt mis à la tête de ses mandarins, s’est défait des chefs, a éteint l’incendie et rétabli la paix. À peine cette affaire est terminée, qu’il était ici pour m’en rendre compte, m’en exposer l’origine, la fin et la manière dont elle a été traitée. Tout cela est dans l’ordre. Mais quant à ce qu’il dit de Kin-you-chan, Houang-sin, Ouang-tsien-sy et autres, qu’à chaque ambassade ils communiquaient secrètement avec les Européens, dont ils tiraient des moyens de corruption, cela est faux. Les Européens ont été placés dans la capitale mère, parce que communément ils entendent le calcul et qu’on les applique à compter le temps et observer le ciel : ils ont leur emploi au tribunal des Mathématiques ; il ne leur est pas permis de communiquer avec les étrangers. Ces mêmes Européens traversant les mers pour se rendre à Péking, savent tous se soumettre à l’ordre public et obéir aux lois. Depuis plus de cent ans qu’ils sont ici, ils n’ont jamais prêché furtivement la religion, et jamais personne n’a été séduit par eux.

« Quant à ce que dit ce roi que les mauvais sujets de son royaume, venant ici à chaque ambassade, en tiraient la religion qu’ils prêchaient : c’est une calomnie, sans ombre de doute. Ces mauvais sujets ayant tiré d’ailleurs des livres et une doctrine de corruption, l’auront répandue par toute sorte de menées et d’intrigues ; et après avoir été découverts, ils ont inventé cette calomnie pour éviter de dire la vraie origine de leur secte. Eh ! certes, il n’y a rien qui mérite qu’on y ajoute foi. Le roi doit user de sévérité, pour imprimer à ses mandarins et à son peuple l’attachement et le respect qu’ils doivent avoir pour la véritable doctrine. L’erreur n’ayant alors aucune prise parmi eux, il étouffera ainsi jusqu’au germe de corruption.

« Quant à ce qu’il ajoute que, peut-être, le royaume n’étant pas totalement purgé de ces mauvais sujets, il est à craindre qu’ils ne passent furtivement aux frontières, en cela il pense bien. Aussi les grands mandarins des frontières ont ordre de s’accorder entre eux, pour les rechercher sévèrement. Si on rencontre de ces brigands, qu’ils soient saisis et rendus à leur roi pour être jugés.

« C’est ainsi que je donne un témoignage éclatant de ma clémence et de ma protection.

« Cet édit sera remis au tribunal des Rites, pour être communiqué audit roi. »

Ces deux pièces diplomatiques sont très-curieuses, et nous donnent une juste idée des gouvernements et des nations de l’extrême Orient. On y voit dans tout son jour ce caractère indélébile des peuples asiatiques, la servilité craintive, l’artificieuse fourberie du plus faible, aussi bien que l’insolence du plus fort et son dédain superbe de la vérité. Il n’y a que le gouvernement chinois dans le monde, pour nier aussi effrontément des faits avérés et connus de tous ; pour oser prétendre qu’il n’y avait pas de chrétiens dans l’empire, alors même qu’il les persécutait dans toutes ses provinces, au vu et su de ses centaines de millions de sujets.

Nous avons été étonné de ne pas trouver dans la réponse de l’Empereur un seul mot sur l’exécution du P. Tsiou, sujet chinois, que d’après la loi on aurait dû renvoyer à Péking. Sans aucun doute, le gouvernement coréen, avant de rendre cette lettre publique, en aura retranché divers passages. Les chrétiens ont toujours été convaincus que l’Empereur donna, à ce propos, une verte semonce au roi de Corée, et qu’il y ajouta des paroles menaçantes. La régente et ses ministres, frappés de terreur, envoyèrent à la hâte à Péking une somme d’argent très-considérable qui, naturellement, apaisa le courroux de Sa Majesté Impériale. Nous n’osons pas répondre de l’authenticité de ces faits, mais rien ne peut être plus vraisemblable. La Chine n’eût pas été la Chine, si l’Empereur eût perdu une si belle occasion de rançonner son vassal.

CHAPITRE V.

Proclamation royale au sujet de la religion chrétienne. — Dernières exécutions. — Résumé.


À l’occasion des procès moitié politiques, moitié religieux, d’Augustin Mou et d’Alexandre Hoang, les ennemis de la religion et du parti Nam-in, peu satisfaits que plusieurs personnages importants eussent été seulement exilés, et que les familles des martyrs n’eussent pas été entièrement anéanties, résolurent de faire une nouvelle tentative.

Ils présentèrent donc une requête à la régente, demandant que l’on appelât de nouveau en jugement tous ces exilés, que l’on poursuivît les femmes et les enfants des grandes familles dont les chefs seuls avaient été mis à mort, et finalement que l’on confisquât les maisons et les biens de tous les condamnés sans exception. Le gouvernement ne fit pas d’abord de réponse. Sans se rebuter, les pétitionnaires, parmi lesquels plusieurs personnes honorées des plus hautes charges publiques, s’assemblèrent un grand nombre de fois pour s’entendre sur les meilleurs moyens d’arriver à leur but, et de forcer la main à la régente et à ses ministres. Mais un obstacle imprévu les arrêta tout à coup. Le jeune roi, âgé seulement de douze à treize ans, et qui n’avait pas encore de part dans l’administration du royaume, fut informé de leurs projets. Il se plaignit amèrement de ce que tous les grands du royaume, au lieu de chercher à sauver la vie de ses sujets, ne cessaient de comploter leur mort ; puis il fit, comme roi, défense absolue de revenir sur les jugements déjà rendus, et de faire désormais de nouvelles démarches pour obtenir leur révision. Cet acte éclatant déconcerta les auteurs de la requête, et sauva d’une ruine complète les débris de plusieurs grandes familles, qui jusqu’à ce jour conservent une vive reconnaissance pour la générosité royale.

C’était dans le courant de la onzième lune, le jour même, dit-on, du martyre d’Alexandre Hoang. Après cet acte de vigoureuse initiative de la part du jeune roi, la persécution ne pouvait plus guère continuer officiellement. Aussi la régente donna-t-elle, bien à contre-cœur, l’ordre de ne plus faire de nouvelles poursuites, et le tribunal extraordinaire fut dissous. En même temps les ministres préparèrent, sous forme de proclamation ou d’instruction au peuple, un compte rendu de la persécution et une apologie de leur conduite.


Voici cette pièce, qui fut promulguée le 22 de la douzième lune (25 janvier 1802) :

« Instruction contre la mauvaise religion, rédigée par le Tai-tiei-hak (maître des cérémonies et grand sacrificateur) Ni Man-siou sur l’ordre du gouvernement.

« Ainsi parle le Roi : Par la protection secrète dont le ciel et nos glorieux ancêtres entourent notre royaume, la racine du mal ayant été arrachée, et ses principaux chefs enfin terrassés, nous le faisons savoir à toute la cour et à notre peuple. C’est un bien dont les huit provinces doivent se féliciter ; c’est pour toutes les générations futures le développement assuré des principes naturels et sociaux. Le royaume concédé à Kei-tsa[54] jouissait d’une très-grande paix, depuis quatre cents ans, dans toute l’étendue de son territoire de deux mille lys et plus. Son peuple se compose de lettrés, de cultivateurs, d’artisans et de marchands ; ses livres classiques sont le Si-tsien et le Se-tsien[55], puis les livres de civilité, de rites et de musique. Ce que l’on présente à l’étude et à l’imitation du peuple, sont les enseignements de Io, Sioun, Ou, Tang, Moun-oang, Koung-fou-tse (Confucius), Meng-tse, Tsiang-tsa et Tsiou-tsa[56]. Les fondements de sa morale sont les relations de roi à sujet, de père à fils, d’époux à épouse, de vieillard à jeune homme et des amis entre eux.

« Pendant la longue succession des rois de notre royaume, les vertus de Tsiou-nam et So-nam se firent particulièrement remarquer, les principaux fondements des vertus et de la morale furent en honneur, et par le moyen d’une foule d’homme sages et célèbres, on fit ressortir le sens des livres sacrés, et on se transmit les sentiments de mille saints. Qu’il fut grand notre feu roi, pendant les vingt-quatre années de son règne éclatant ! N’ayant en pensée que la droite doctrine, il protégea la morale et s’attacha à la religion des lettrés ; il mit au grand jour les écrits de Tsiou-tsa : il resta fidèle à l’Empereur, et repoussa les barbares ; il mit en pratique les principes si grands du livre Printemps et Automne[57]. Pour faire fleurir dans tout le royaume la piété filiale, il la pratiqua lui-même, et répandant au dehors tout ce dont son cœur était richement imbu, les quatre mers se tournèrent au bien. Partout sur ses pas surgissaient la paix et l’harmonie ; partout où il apparaissait, d’admirables effets se faisaient sentir. Qui aurait pu prévoir que du fond de l’Occident un air corrompu et empoisonné, secrètement introduit dans ce royaume civilisé, aurait pu venir souiller la pureté de son territoire ?

« Ce qu’adorent les sectateurs de cette religion perverse, ce sont des serpents génies et des bœufs génies, et ils avaient infecté presque la moitié du monde. Ils parlent d’un enfer et d’un paradis. Ceux qu’ils appellent pères spirituels et évêques, ils les révèrent plus même qu’on ne faisait autrefois les Si-tong[58]. Ce qu’ils nomment les dix commandements et les sept vertus capitales sont des mensonges analogues à ceux de ces livres qui prétendent enseigner l’art des prophéties et des sorcelleries. L’amour de la vie et l’horreur de la mort sont des sentiments naturels à l’homme, et, toutefois, ils regardent le sabre et la scie comme une couche délicieuse. Rendre grâces aux parents pour la vie que l’on a reçue d’eux, est une loi tracée par le ciel lui-même ; malgré cela ils ne voient dans l’offrande des sacrifices qu’une chose vaine et futile. Les esprits de leurs ancêtres pourraient-ils ne pas mourir d’inanition[59] ?

« Enfin, le désordre de leurs mœurs est quelque chose de plus honteux encore. Des familles déchues et quelques nobles de rebut, conservant rancune contre le gouvernement, se sont liés avec des bandes de gens perdus, et grâce à un certain appareil extérieur, ont semé leur venin parmi la foule ; ils ont appelé à eux des gens de la classe marchande ; ils se sont recrutés parmi les cultivateurs et parmi les femmes ; puis détruisant et troublant l’ordre des différentes classes de la société, ont corrompu tous les usages. Par le moyen de deux ou trois caractères chinois, ils se donnent à chacun un nom secret pour se reconnaître[60]. Avec quelques feuilles de peintures déshonnêtes, ils ornent en secret leurs trous et lanières. Au milieu de la profondeur de la nuit, et dans les appartements dérobés, se pressant têtes sur têtes, ils récitent leurs livres et font la prédication ; et quelquefois aussi, paraissant au grand jour, ils agitent l’éventail au milieu de la foule assemblée. Ils se sont ainsi multipliés, bien plus que la bande du rebelle Kang-i-tsien-i, dissipée dernièrement. Qu’un jour quelque chose éclate, comment pourrait-ce n’être pas plus grave que l’affaire des troubles de Hoang-tsi[61] ?

« Seng-houn-i suivant l’ambassade de Péking, acheta et apportâtes livres dépravés et, allant au temple des Européens, devint le disciple de cette race étrangère. Iak-tsiong (Augustin Tieng), avec toute sa maison, avec son frère aine et son frère cadet, fut pris de la contagion. T’siel-sin-i (Jean T’soi), reste bâtard du rebelle Hei[62], s’y fit une réputation de savoir et de connaissances, Nak-min-i (Luc Hong), qui jouissait d’une dignité élevée à la cour, se fit général de la milice, et abjurant les bienfaits du roi, refusa jusqu’à la fin de changer ses idées perverses. Plus corrompu encore que T’siang-hien et Pil-kong-i, renversant le temple de ses ancêtres, et détruisant les relations naturelles, il surpassa aussi la malice invétérée de Tsi-tsioung-hi et de Sang-ien-i.

« Hélas ! même dans une famille brillante par sa fidélité, c’est Ken-sioun-i[63] qui abandonne les rites reçus, étudie les livres dépravés, se fait toucher le front (baptiser), reçoit un nom inconnu, détourne le sens des livres sacrés pour en confirmer une fausse doctrine, et finalement s’obstine à vouloir courber la tête sous le glaive de la loi.

« Ka-hoan-i, couvert des nombreux bienfaits de deux rois, a déshonoré par son imprudence sa dignité du deuxième degré ; quoiqu’il eût la réputation de grand lettré, son mesquin talent finit par ne produire que de honteux et déshonnêtes pamphlets. Du reste ses yeux de guêpe et sa voix de loup ne pouvaient longtemps lui permettre de cacher la corruption et la méchanceté de son naturel. Le véritable chef était le fils de sa sœur, le rebelle Ni Seng-houn-i qui, pour propager et répandre le mal, unit ses efforts à ceux de son ami Piek-i. Toute cette race de vrais barbares sont ses disciples.

« Le méprisable Tsou-tsiang (Louis de Gonzague Ni), avec toute sa bande, faisait jouer sa langue comme une clarinette et protégeait secrètement les affreux projets de Ka-hoan-i. Il se montra au public et se fit remarquer de tous, et, quoique le roi, par une indulgence aussi large que le ciel et la terre, ait différé son supplice en lui pardonnant, il avait bien vu par sa perspicacité, aussi lucide que le soleil et la lune, le fond caché sous cet extérieur fourbe et sournois. En ce même temps Tsiou Moun-mo (le P. Tsiou) se présenta, pour appuyer la doctrine des Européens. Ayant d’abord pendant quelques années fait parvenir de ses nouvelles sur les frontières du Nord, il vint du Kiang-nan (province de Chine) à dix mille lys d’ici, et trompa la surveillance de la douane à Pien-men. Ce fut une guêpe venimeuse entrée dans la manche. Les individus Hoan (Sabas Tsi) et Il (Paul Ioun Iou-ir-i) lui prêtaient main forte de l’avant ; derrière lui, Sim (Thomas Hoang) et Hei (Ok Tsien-hei) étaient ses commissionnaires ; Oan-siou-ki (Colombe Kang), femme naturellement fourbe et corrompue, devint la maîtresse de sa demeure, et on acheta In-kir-i (Matthias T’soi) pour le faire livrer à la mort à la place du chef de la mauvaise religion. Le rebelle Ni In, voulant se frayer la route au trône, se fit du rebelle Im[64] un rempart au dehors, et, dépouillant en quelque sorte la grossière enveloppe du corps, il savait, quoique caché dans les montagnes, communiquer avec les gens restés à sa maison, et, de sa retraite de Kang-hoa, sur les bords de la mer, s’entendait secrètement avec les rebelles restés à l’intérieur, et connaissait l’état des choses.

« Quand les affreux projets de ces méchants commencèrent à se dévoiler, on osa bien dire par une fausse allusion aux annales de Chine, que les innocents calomniés étaient plus nombreux que dans l’affaire du complot sous la dynastie Tsong[65]. Les rebelles, profitant tout d’abord du moment où nous montions sur le trône dans un âge tendre, purent se remuer, et, depuis le décès du feu roi, leur audace ne fit qu’augmenter. Hélas ! un germe de trouble existait, tout le monde désignait du doigt le danger, et bientôt la révolte arriva à un tel point, que tout ne tenait plus qu’à un fil. C’est effrayant ! Un être comme Sa-ieng-i (Alexandre Hoang) au cœur de tigre, à la figure et à l’œil de chacal et de fouine, appuyé sur la réputation qu’il avait eue dans l’art magique et la sorcellerie, osa bien prendre la fuite, et, pour essayer de sauver sa petite existence, eut l’audace de prendre un morceau de soie et d’y écrire le détail de trois affreux stratagèmes. Vraiment ! comment a-t-il bien pu avoir la pensée d’ouvrir les portes des trois cents districts de ce royaume tout dévoué à la belle religion des lettrés, pour les livrer à des brigands étrangers ? Comment a-t-il bien pu appeler de quatre-vingt mille lys, les navires de l’Occident, et convenir du jour pour faire invasion dans ce pays ? Sa haine et sa rébellion sont cent fois au-dessus de celles de Iak-tsiong.

« Les rapports avec l’étranger se faisaient d’accord avec Hoang Sim-i ; Hien Kiei-heun-i semait l’agitation dans la province de Tsien-la ; Hang-kem-i faisait ses préparatifs, se mettait en action, et semait des milliers de taëls ; tous les bataillons de la mauvaise secte étaient donc organisés et fixés, c’était une affaire conclue pour en finir sur un seul champ de bataille. On peut voir par là les bases et l’étendue de cet horrible complot. En vérité, les quatre fameux rebelles, Koal, Ien, In, et Liang, n’auraient jamais pu concevoir de telles pensées ; les conspirateurs Oun, Hai, Ha, et Kong n’auraient pu agir de la sorte ; et toi, un être vivant entre le ciel et la terre, comment as-tu bien pu vouloir de telles choses ? Depuis toutes les anciennes dynasties Tang-koun, Kei-tsa, Sin-la, Korie, jusqu’aujourd’hui, jamais on n’entendit parler de telles atrocités.

« Mais notre clémente et sainte régente, n’ayant d’autres pensées que celles du feu roi, ne cherchant sa tranquillité que dans celle de tout le royaume, devina leur complot, et semblable en cela à la reine Nie-oa-si (en chinois, Niù-ouà-sy), qui eut le mérite de radouber la voûte du ciel[66], elle sut déjouer leur malice. Elle lance le blâme et donne ses ordres avec une imposante majesté. Son administration rappelle le règne de la reine Ma, qui fut digne d’être assimilée au grand empereur Io[67]. Mettant à mort et punissant avec équité, elle fait briller les vrais principes aux yeux de toutes les races futures. Répandant d’une main la pluie et la rosée, de l’autre lançant la gelée blanche et les neiges, elle place le gouvernement sur le terrain de la doctrine et de la véritable justice. Gravement inquiète, et voyant le danger de la position, elle émet des vues lucides comme le soleil et les étoiles. C’est pourquoi, à la troisième lune de cette année[68], elle donna ses ordres au tribunal Keum-pou, commanda de faire siéger une chambre extraordinaire pour juger cette affaire, et par là tout fut arrêté.

« Déjà Tsi-tsiong-i, Siang-ien-i, In-kir-i, Iou-ir-i, et Hoang avaient, depuis plusieurs années, subi la sévérité de la loi ; mais, dès lors, l’épouse et la belle-fille du prince rebelle In périssent par le poison ; Ka-hoan-i et T’siel-sin-i meurent sous les coups ; Tsiou Moun-mo subit le supplice de l’exécution militaire, pour frapper tous les regards ; Seng-houn-i, Iak-tsiong, etc., etc., en un mot, tous les principaux chefs de cette ligue insensée, sont condamnés et mis à mort. À la huitième lune[69], Sa-ieng-i fut pris et traité selon la loi, avec Hang-kem-i, Tsi-hen-i, Hoang Sim-i, Tsien-hei et leurs complices. Ceux qui avaient infatué le peuple, furent envoyés dans leurs provinces respectives pour y être exécutés. Les ministres et dignitaires du palais unissant leurs efforts, et tous d’une voix répétant que pour détruire le mal, il fallait le prendre par sa base et sa racine, ordre fut donné, sur leurs pressantes sollicitations, de dépouiller le ministre T’sai de toutes ses dignités[70]. C’est ainsi que pour n’avoir pas lâché le fil céleste et avoir tenu aux principes naturels, l’empereur Ha-ou-si élevant l’énorme marmite, les mauvais esprits ne purent s’évader ; c’est ainsi que pour avoir été très-éclairé sur la doctrine du ciel, l’empereur Hen-ouen-si s’avançant sur un char mystérieux, dissipa toutes les vapeurs sombres et malignes dont son ennemi l’entourait[71].

« Tous ces reins turbulents ayant été domptés, et tous ces gosiers de désordre ayant été coupés, les fondements du mal ont disparu, et toute l’horrible secte a été anéantie. Femmes ou lettrés, grands ou petits, tous les vils agents de la bande ont reçu le salaire de leurs crimes. Mais sans la protection des génies du ciel et de la terre et des génies de nos ancêtres, le royaume eût-il pu rester sur pied jusqu’aujourd’hui ? Pour moi, j’ai toujours entendu dire que le ciel matériel s’appelle ciel, et celui qui le gouverne, empereur, et en tout j’adhère à la pure doctrine orthodoxe. Mais ces affreux rebelles parlent faussement de ceci et de cela, et induisent en erreur sur toute espèce de questions.

« Bien plus, leur doctrine est très-fourbe, très-artificieuse et très-peu profonde ; leurs actes sont très-imprudents et très-corrompus ; toutes leurs paroles sont vaines et futiles. Ce qu’ils disent des esprits, n’est qu’un ramassis de la lie de Siek-si (doctrine de Fo), et le mélange qu’ils en font est tout semblable au langage des sorciers. Quant aux livres par lesquels ils trompent le peuple, détruisent les rapports naturels et tous les principes, sous le règne des dynasties les plus florissantes, on eût pu seulement les livrer au feu ou à l’eau, mais pour ceux qui désormais en adopteraient un seul article, on doit savoir qu’ils sont bien au-dessous des chiens et des pourceaux. Ils portent leur aveuglement jusqu’à vouloir mourir, comment ne serait-ce pas opposé au sens commun ? Le tout bien considéré pendant nombre d’années, il nous paraît certain qu’ils ont au fond du cœur quelque autre but caché. À l’extérieur, ils s’appuient sur la magie, et à l’intérieur, couvent d’affreux projets. D’abord, ils mettent en avant le mot de religion sublime, et secrètement ils ourdissent une trame qui s’élèverait jusqu’au ciel. Finalement, ils regardent rois et parents comme des ennemis ; ils veulent réaliser librement leurs complots qui tournent à la ruine générale.

« Étant père du peuple, comment pourrions-nous ne pas descendre de notre char, et avoir l’envie de pleurer ? Vous, notre peuple, sachez comprendre le but de nos prières, et quel est notre dessein en ouvrant le filet pour vous laisser échapper. Vous tous, écoutez attentivement notre voix, afin que tous, revenus au bien, s’efforcent de pratiquer la vertu ; que le sujet pense à la fidélité, le fils à la piété filiale, que la femme s’applique au tissage, que l’homme adonné à la culture des champs pense en même temps à honorer le roi et à être utile au peuple ; qu’il aime ses parents et respecte ses supérieurs ; selon les livres Tso-tsa et Pou-ei. Les rites consistent surtout dans les sacrifices, que vos vases donc et vos habits soient conformes à ceux de nos établissements publics d’instruction. Ne perdez pas la vertu que nous avons reçue du ciel ; ne vous éloignez pas de tout ce qui a constamment été en usage parmi nous. La curiosité est, ce nous semble, une manie qui aveugle les siècles modernes ; on s’agite pour scruter les noms et les choses, puis on en vient à vouloir tourner le dos aux anciens lettrés, et on se dispute. Entraîné par l’exemple, on s’engoue de tout ce qui est extraordinaire, et on répand des choses étranges. Tout ceci ne décèle que des langues bien légères. D’abord on en vient à des actes singuliers qui inclinent vers le mal, puis dans deux ou trois tours, comment ne tomberait-on pas dans la superstition ? Cet état est bien effrayant. On doit donc rejeter tout ce qui n’est pas dans les règles des six beaux arts et dans la doctrine de Confucius ; là, seulement, se trouve le véritable fondement des cinq relations naturelles et des rites et cérémonies légitimes. C’est par là qu’on connaît le ciel et la terre, et qu’on éclaire la volonté des hommes ; c’est par là qu’on fait briller la vraie doctrine et relève l’autorité des rois.

« À partir de ce jour, 22 de la douzième lune, le tonnerre et la pluie commencent à avoir produit leurs effets sur le peuple ; une grande paix revient au ciel et sur la terre, c’est un heureux événement comme on n’en vit pas dans toute l’antiquité. Le plus grand des attributs étant de donner et de conserver la vie, il eût fallu pardonner le tout, mais en vérité, avec cette mauvaise doctrine, ne trouvant aucun moyen de faire changer ses sectateurs, il faut absolument les frapper de mort, pour détruire les germes de leur folie. Hélas ! si quelque chose se transmettait dans les familles, la loi serait encore là. Nous espérons qu’il n’en sera pas besoin. Un nouvel air commence à souffler ; c’est signe que le ciel nous redevient favorable. Un fondement solide pour dix mille ans a été de nouveau placé, les esprits se sont renouvelés, et les destinées du royaume apparaissent maintenant inébranlables comme les rochers et les montagnes. Les paroles du roi devant être brèves, pourquoi s’étendre davantage ? Le fond de la mer s’étant éclairci, nous espérons que le changement en bien continuera de plus en plus, tel est le but des instructions que nous présentons, et nous pensons que chacun saura les comprendre. »

Que le lecteur nous pardonne d’avoir cité tout au long ce fatras indigeste et stupide. Telle qu’elle est, cette pièce est une des plus importantes de notre histoire, non-seulement parce que les Coréens y voient un chef-d’œuvre de style, et une réfutation sans réplique de la religion chrétienne, mais, ce qui est beaucoup plus grave, parce qu’elle est devenue loi fondamentale de l’État, parce qu’elle a fixé la législation contre les chrétiens, et qu’il est presque impossible, sans une révolution complète à l’intérieur, ou sans une pression extérieure suffisante, qu’elle soit jamais rapportée. Cette loi de proscription est appliquée avec plus ou moins de rigueur selon les circonstances, mais elle existe toujours, et chacune des persécutions que nous aurons à raconter a été motivée par elle. De plus, les Coréens, comme tous les Asiatiques, ou, pour parler plus juste, comme tous les peuples païens d’autrefois et d’aujourd’hui, confondant invinciblement ce qui est de l’ordre politique et ce qui est de l’ordre religieux, la croyance que le christianisme est par essence hostile à l’état, aussi bien qu’à la religion nationale, est devenue un article de foi. C’est ce préjugé, maintenant enraciné, qui s’oppose le plus à la propagation de l’Évangile.

Nous ne perdrons pas le temps à réfuter les accusations de toute nature accumulées ici contre les chrétiens, mais il est bon de constater la ressemblance ou plutôt l’identité des calomnies, que tous les persécuteurs, depuis les empereurs païens de Rome jusqu’aux princes de la Chine, du Tong-king, ou de la Corée, ont toujours mises en avant pour justifier leur cruauté. Toujours il est question de magie, de sorcellerie, de mystères cachés, de débauche, de violation des lois de la nature, etc… Et cependant la régente de Corée et ses ministres ne songeaient certes guère à copier les décrets de Néron ou de Dioclétien ; mais, comme ceux-ci, ils écrivaient sous la dictée du même esprit de mensonge, qui de tout temps s’est servi, et de tout temps se servira des mêmes armes contre Dieu et son Église.


La proclamation officielle fut envoyée à tous les gouverneurs de province, de façon à être publiée le jour du nouvel an ; et en même temps ordre fut donné aux tribunaux d’exécuter immédiatement les sentences déjà rendues, de terminer en toute hâte, avant la fin de l’année, les procès de chrétiens encore pendants, et de ne plus commencer de nouvelles poursuites. En conséquence, deux exécutions eurent lieu coup sur coup, à la capitale ; l’une le 26 de la douzième lune (29 janvier 1802) ; l’autre deux jours après. Cette dernière est celle de Luthgarde Ni, de ses belles-sœurs et de son cousin Mathieu. Nous l’avons racontée plus haut. Disons maintenant quelques mots de la première dans laquelle, d’après le témoignage de témoins oculaires, huit chrétiens obtinrent la palme du martyre.

Le chef de cette glorieuse troupe fut Charles Ni Kieng-to, frère aîné de Luthgarde. Né à la capitale en l’année 1780, il était, à la douzième ou quinzième génération, le principal descendant d’un fils naturel du roi Tai-tso, fondateur de la dynastie aujourd’hui régnante. Sa famille anoblie sous le nom de Kieng-hieng-koun ne comptait plus, depuis plusieurs générations, parmi les princes ; elle avait néanmoins conservé un rang très-distingué dans le royaume, et se trouvait à la tête du parti Nam-in. D’un caractère doux, généreux et grave, Charles, dès l’enfance, n’avait pas de conversations légères. Il se fit de bonne heure remarquer par des talents naturels peu communs, et par ses progrès dans les lettres. À l’âge de dix-sept ans, il fut marié selon sa condition, et trois mois après, son père étant venu à mourir, il se trouva, en qualité d’aîné, à la tête d’une riche et nombreuse famille. Il lui était difficile, à l’occasion de la mort de son père, de ne pas participer aux superstitions si nombreuses en pareil cas, surtout parmi les nobles ; toutefois, à force de prudence et de fermeté, il réussit à se conserver pur de toute coopération illicite. Déjà depuis longtemps, pour se tenir éloigné du siècle, et éviter les tentations journalières qui ne peuvent manquer d’assaillir un jeune homme dans sa haute position, il affectait d’être bossu, et demandait instamment à Dieu de lui envoyer cette infirmité. Il ne marchait jamais qu’en se courbant, et ayant l’air de se traîner à grand’peine. Peu à peu l’épine dorsale, dérangée, se courba en avant, ses jambes s’affaiblirent, et il devint tellement infirme, que plus tard on fut obligé de le porter au tribunal pour y subir les interrogatoires.

Chef d’une grande maison, il s’appliquait à la conduire convenablement, y réglait tout, instruisait ses subordonnés, et ne laissait rien voir que de conforme à la gravité chrétienne. Il ne sortait jamais pour aller visiter ses parents et amis, et ne se mêlait en rien aux conversations et amusements futiles. Une vie aussi modeste et aussi retirée ne pouvait manquer de lui attirer bien des blâmes et des réprimandes ; il les recevait humblement, mais ne changeait rien à ses résolutions. Ce fut bien pis encore, lors du mariage de sa sœur Luthgarde avec Jean Niou ; une véritable tempête de murmures et de protestations s’éleva contre lui, mais décidé à tout pour son propre salut et celui des siens, il laissa passer l’orage sans se troubler.

Arrêté en 1801, il semble avoir eu d’abord quelques instants de faiblesse, mais bientôt sa foi reprit le dessus, sa résolution devint ferme et ne se démentit plus jusqu’au jour du supplice. Nous ne connaissons pas les détails de son procès. Il ne fut accusé ni de conspiration ni de révolte, mais condamné purement et simplement comme chrétien. Voici la lettre qu’il écrivit à sa mère la veille de sa mort.

« Moi, votre fils, je vous écris aujourd’hui pour la dernière fois. Quoique je sois le plus grand des pécheurs, le Seigneur, par un bienfait extraordinaire, daigne m’appeler à lui d’une manière toute spéciale. Je devrais être rempli de contrition et d’amour, je devrais essayer, par ma mort, de payer quelque peu cette faveur ; mais la masse des péchés de toute ma vie, atteignant jusqu’au ciel, mon cœur, semblable au bois et à la pierre, ne laisse pas encore couler de larmes pour cette grâce insigne. J’ai beau considérer l’infinie bonté de Dieu, comment pourrais-je n’être pas honteux, et ne pas craindre ses terribles punitions ? Toutefois, quand je réfléchis, je me dis : Mes péchés, il est vrai, sont sans bornes, mais la miséricorde de Dieu est aussi sans limites. Si de sa main clémente il veut bien m’attirer, devrais-je mourir dix mille fois, qu’ai-je à regretter et sur quoi peuvent porter mes inquiétudes ?

« Faible comme je suis, ne pouvant prendre une détermination courageuse, je me disais souvent : Si par une grâce spéciale de Dieu la mort me devenait inévitable, quel bonheur ce serait pour moi ! Et voilà qu’aujourd’hui Dieu me sert selon mes désirs ; n’est-ce pas le plus grand des bienfaits ? Tant que j’ai été dans ce monde, je crains de n’avoir pas su remplir mes devoirs de fils et de ne pas vous avoir témoigné toute la soumission que je devais ; c’est là le sujet de ma peine et de mes regrets. Ne vous séparez pas les uns des autres, et j’espère vous revoir sous peu pour toujours, dans le ciel. Je n’oublierai pas mon fils Koui-pir-i ; cher enfant, sois bien obéissant, reste avec tous les autres sans jamais t’éloigner d’eux, et quand il en sera temps, viens me retrouver. J’aurais bien des choses à dire, mais je ne puis le faire longuement. Surtout ne vous contristez pas trop, et après avoir conservé ici-bas le corps et l’âme en bon état, réunissons-nous pour toujours.

« Année sin-iou, le 25 de la douzième lune,

« Charles Ni. »


Le lendemain, le martyr eut la tête tranchée au lieu ordinaire des exécutions. Il était âgé de vingt-deux ans.

Un des compagnons de Charles Ni fut le catéchiste Son Kieng-ioun-i. D’une famille honnête de la capitale, il se convertit dès avant l’entrée du prêtre. Ayant été ensuite établi catéchiste, il s’acquitta de ses fonctions avec beaucoup d’assiduité et de zèle. Il avait acheté une énorme maison, dont le devant était disposé en cabaret, et où il vendait du vin à quantité de païens. Efficacement protégé par ces dehors bruyants, il réunissait à l’arrière un très-grand nombre de chrétiens pour les instruire et les exhorter. Dénoncé, dès le commencement de la persécution, il prit d’abord la fuite ; mais toute sa famille ayant été saisie à sa place, il crut devoir se livrer lui-même pour les faire relâcher. Il eut, dit-on, à souffrir des tortures affreuses, mais, soutenu de la grâce, il sortit victorieux de toutes les épreuves, et reçut la couronne à l’âge de quarante-deux ans.

Simon Kim Païk-sim-i, né, lui aussi, d’une famille honnête de la capitale, montra le même courage et la même persévérance. Ayant été quelque temps serviteur dans une maison que le prêtre habitait, il sut profiter de cette heureuse occasion pour s’affermir dans la foi, et s’exercer à la pratique des vertus. Recherché dès le printemps de 1801, il se sauva et resta longtemps caché, puis ayant appris que son père était retenu captif comme caution, il alla se présenter de lui-même, et confessa hardiment Jésus-Christ. Le juge qui avait reçu secrètement de l’argent pour le relâcher, l’envoya passer trois jours dans sa famille, pensant par là ébranler sa constance. Quand Simon revint, il lui dit : « Eh ! bien, as-tu changé maintenant ? — Oui, répondit le confesseur. — Très-bien, reprit le juge ; désormais donc, tu ne suivras plus cette mauvaise secte. — J’ai bien changé, repartit Simon, mais c’est en prenant une résolution ferme de pratiquer mieux que par le passé, en me convertissant plus complètement à la loi de Dieu. » Le juge fut stupéfait de cette réponse, et Simon, ne voulant entendre parler d’aucune concession, même la plus légère, fut condamné à mort et exécuté avec les précédents.

Le quatrième de ces généreux confesseurs fut Antoine Hong, plus connu sous le nom d’An-tang. Nous n’avons pu retrouver aucun détail sur le lieu de son origine, sur sa parenté, ni sur les circonstances de sa vie. On sait seulement qu’il habita, pendant quelque temps, la maison voisine du palais, et eut de fréquents rapports avec le P. Tsiou.

Venait ensuite une femme chrétienne nommée Sie-rai. La principale accusation portée contre elle, était d’avoir confectionné un habit de deuil à Alexandre Hoang, pour l’aider à se soustraire aux perquisitions. Les trois autres compagnons de ces cinq martyrs sont restés inconnus.

Philippe et Jacques, les deux beaux-fils d’Antoine Hong, auxquels divers témoignages joignent aussi sa femme, le suivirent de près au supplice ; on ne sait pas quel jour. On ignore également la date précise du martyre des trois autres chrétiens : Pien Tenk-siong-i, le teinturier Kim Kieng-sie, et Pak, dont le fils Pak Mieng-koang-i, fut martyrisé à son tour en 1839. On sait seulement qu’ils souffrirent à la capitale, vers cette époque.


En vertu des ordres du gouvernement, un certain nombre d’exécutions eurent lieu également dans les provinces, pendant les derniers jours de cette année.

À Tsieng-tsiou, nous avons à citer le martyre de François Kim Sa-tsip-i. Né au village de Pépang-kotsi, district de Tek-san, d’une famille honnête, François s’était adonné aux lettres, et avait acquis en peu de temps des connaissances suffisantes pour concourir honorablement aux examens publics. Mais à peine eut-il été converti à la foi chrétienne, qu’il laissa de côté les sciences humaines, pour ne plus s’occuper que d’études religieuses. La prière et la lecture faisaient ses délices. Une conduite exemplaire, jointe à sa prudence naturelle et à ses rares talents, lui procura bientôt beaucoup de réputation et d’autorité dans le voisinage. Il profitait de son influence pour répandre la religion, exhortant les faibles, expliquant la doctrine aux ignorants, et ses paroles étaient d’autant mieux accueillies, qu’il était le premier à les mettre en pratique. Il faisait volontiers l’aumône. Se procurait-il un habillement neuf, il donnait de suite au plus pauvre celui qu’il dépouillait. Il secourait avec sollicitude les nécessiteux de son village, et s’il entendait dire qu’une femme en couches ou quelque pauvre infirme ne pouvaient se procurer les petits soulagements nécessaires, il les lui envoyait sur-le-champ, en sorte que tous les malheureux et les délaissés le regardaient comme un père. Non moins dévoué envers ses parents, il ne manqua jamais de remplir minutieusement ses devoirs envers eux, et à leur mort, observa strictement l’abstinence pendant tout le temps du deuil, c’est-à-dire deux ans entiers. Habile en calligraphie, il copiait beaucoup de livres de religion, et donnait gratis les plus nécessaires aux chrétiens qui n’avaient pas le moyen d’en acheter.

C’est ainsi que par une vie toute pleine de bonnes œuvres, François travaillait à obtenir la grâce de Dieu. À la persécution, beaucoup de livres copiés de sa main ayant été saisis, il fut tout d’abord signalé aux mandarins. Deux traîtres, feignant d’être attirés par sa réputation, vinrent examiner sa maison sous prétexte d’acheter quelques livres, et bientôt après, amenèrent les satellites pour le prendre. François fut d’abord conduit à sa propre ville de Tek-san. Le juge lui promit de le mettre immédiatement en liberté, s’il voulait apostasier ; mais il répondit : « Moi qui sers le grand Dieu du ciel, comment pourrais-je le renier ? » Le mandarin lui infligea quelques tortures, le dégrada au rang de satellite, et le renvoya à la prison. Cité de nouveau, François montra la même constance sous les coups, et fut condamné à l’avilissant office de fustigateur ; mais il ne se laissa pas ébranler et écrivit à ses enfants : « Appuyé sur l’assistance de Dieu et de sa sainte Mère, tâchez de passer votre vie chrétiennement, et n’ayez pas la pensée de me revoir. » C’est que son parti était pris, et son sacrifice déjà consommé dans son cœur.

À la dixième lune, transféré au tribunal criminel de Hai-mi, il reçut quatre-vingt-dix coups de la planche à voleurs. Les supplices ne pouvant vaincre sa constance, il fut, à la douzième lune, renvoyé à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire de la province. Ce voyage fut pour lui une cruelle torture. Par un froid rigoureux, chargé d’une lourde cangue, et alors que ses blessures n’étaient pas encore fermées, il dut parcourir à pied l’espace de 480 lys. Ses cheveux blancs étaient épars sur ses épaules, le sang coulait de ses plaies, mouillait ses habits et les collait sur la peau, en sorte que chaque pas, chaque mouvement, lui causaient des souffrances aiguës. Cet horrible voyage dura trois jours, pendant lesquels la résignation et le calme de François ne le quittèrent pas un seul instant. Il fut de suite condamné à mort, et le 22 de la douzième lune (25 janvier), après avoir été donné en spectacle sur le marché et frappé de quatre-vingt-un coups de planche, il rendit doucement son âme à Dieu. Jusqu’à la fin, disaient des témoins oculaires, sa foi, son espérance et sa charité parurent des plus vives, et son cœur ferme comme le fer et la pierre. Il était âgé de cinquante-huit ans.

Avec lui fut aussi exécutée une chrétienne nommée Colombe, épouse d’un noble du nom de Ni, qui habitait à Piel-am, district de Tek-san ; nous n’avons sur sa vie et sa mort absolument aucun détail digne de foi.

Cinq jours après, au district de Po-tsien, ce fut le tour de Léon Hong, qui, arrêté avec son père François-Xavier Hong Kio-man-i, le 14 de la deuxième lune, avait été renvoyé à la prison de Po-tsien, pendant que son père était gardé à la capitale. D’un caractère doux et tranquille, Léon avait passé sa jeunesse dans ce district, ne rêvant pour l’avenir que les grandeurs humaines, dont sa naissance et sa position lui frayaient la route. Mais à peine eut-il connu notre sainte religion, qu’il l’embrassa avez zèle, et oublia de suite toute autre ambition que celle de servir Dieu et de propager sa loi. La piété filiale lui faisait un devoir de commencer par son père, qui, bien qu’instruit du christianisme, hésitait à l’embrasser. Léon sut éclaircir ses doutes, fixer ses irrésolutions, il parvint à l’affermir solidement dans la foi. Son zèle se porta ensuite sur les autres membres de sa famille qu’il instruisait assidûment, sur les chrétiens tièdes qu’il excitait avec une patiente énergie, et sur les païens dont il convertit un grand nombre. Son humilité surtout était admirable ; il ne parlait de lui-même que dans les termes les plus modestes, et se plaisait à relever les qualités, les talents, et les bonnes actions des autres. Aussi était-il estimé et aimé de tous.

Emprisonné d’abord avec son père, puis ramené à sa ville natale, il eut à subir de fréquentes tortures, mais la pensée de la glorieuse mort de ce père que lui-même avait converti, et le désir de marcher sur ses traces, le soutinrent merveilleusement, et son courage fit plus d’une fois l’admiration des satellites. Dix mois de détention, au milieu de toutes sortes de souffrances et d’épreuves, ne purent en rien ébranler sa foi ; et il mérita enfin d’être condamné à mort, pour Jésus-Christ. Il avait quarante-quatre ans, lorsqu’il fut décapité, à Po-tsien, le 27 de la douzième lune (30 janvier 1802). Après sa mort, pendant plusieurs jours, une vive lumière environna son corps, qui conservait toutes les apparences de la vie. Les satellites et une grande foule de païens furent témoins de ce prodige.

Le même jour, à Iang-keun, où avait déjà coulé le sang de tant de chrétiens, eut lieu le martyre de Sébastien Kouen Siang-moun-i, second fils de François-Xavier Kouen, et devenu par adoption fils et héritier d’Ambroise Kouen. Le nom qu’il portait, la réputation que ses talents et ses bonnes qualités lui avaient déjà acquise, sa ferveur à pratiquer la religion, étaient des causes de proscription plus que suffisantes. Il fut donc pris, et incarcéré d’abord dans la prison de Iang-keun, où il souffrit des tourments si atroces, que son cœur faiblit un instant, et laissa échapper une parole d’apostasie. Mais transféré devant les tribunaux de la capitale, il se rétracta, et au milieu des tortures qui ne lui furent pas épargnées, confessa de nouveau la religion chrétienne. Après environ dix mois de détention, il fut condamné à mort et renvoyé à Iang-keun pour y être exécuté. Le 27 de la douzième lune (30 janvier), sa tête tombait sous le sabre ; il était alors dans la trente-troisième année de son âge.

Le même jour encore, dans la grande ville de T’siong-tsiou, autrefois capitale de la province de T’siong-t’sieng, la foi de Jésus-Christ eut de nouveaux témoins.

Le premier était un noble nommé Ni Kei-ien-i, qui avait été exilé, après apostasie, à la fin de l’année précédente. Rappelé de son exil, il subit avec plus de courage de nouveaux interrogatoires, et eut le bonheur, cette fois, d’être condamné à mort. Il fut décapité à l’âge de soixante-trois ans.

Trois autres confesseurs, que Ni Kei-ien-i avait lui-même convertis et instruits des vérités de la religion, l’accompagnaient au supplice ; c’étaient Ni Pou-tsioun-i, Ni Siek-tsiong-i, et une femme nommée Ni Aki-nien-i.

Ni Pou-tsioun-i, prétorien de cette même ville, homme d’une certaine éducation, d’une grande facilité de parole et d’un extérieur avantageux, s’était toujours montré très-attaché à sa foi, et fidèle à en observer les pratiques. Ni Siek-tsiong-i était fils du précédent et, comme lui, fervent chrétien. Bien qu’il exerçât le métier de marchand, métier très-dangereux dans ce pays pour la conscience, il savait mettre avant tout les intérêts de son âme, et s’occupait de gagner le ciel, bien plus que de gagner des richesses périssables. Le père et le fils avaient été arrêtés à des époques différentes, mais leur constance fut la même dans les supplices, et ils firent l’étonnement des païens qui ne connaissaient pas encore les prodiges qu’opère la grâce divine dans le cœur des fidèles. Ils furent décapités ensemble. Le premier avait soixante-huit ans, et le second vingt-neuf ans.

Ni Aki-nien-i, fille de prétorien, fut mariée dans cette même classe, et perdit son mari après en avoir eu deux fils. Quoique ceux-ci refusassent de pratiquer la religion, la veuve chrétienne n’en fut pas moins un modèle d’assiduité à ses devoirs et à ses exercices de piété. Jamais, dit-on, la moindre froideur ou la moindre paresse ne se fit sentir chez elle ; aussi Dieu daigna-t-il récompenser sa noble persévérance. Il permit qu’elle fût arrêtée comme chrétienne et que, dans d’horribles supplices, son calme et son courage fissent l’honneur de la religion. Elle eut la tête tranchée, avec les autres martyrs que nous venons de nommer, le 27 de la douzième lune (30 janvier).

Enfin, à Koang-tsiou, province de Kieng-kei, nous avons à signaler deux martyrs. Le premier est Ou Tek-oun-i, sur lequel nous n’avons pas de détails. Sa sentence d’ailleurs très-claire, nous montre un homme décidé, qui prit souvent soin de la sépulture des martyrs, et, en diverses circonstances, reprocha publiquement et énergiquement aux apostats leur lâche faiblesse. Il fut décapité le 28 de la douzième lune (31 janvier 1802), à l’âge le cinquante ans.

Le second est Thomas Han Tek-ouen-i. Né d’une famille noble lu district de Sioun-ouen, province de Kieng-kei, il avait émigré sur le territoire de Koang-tsiou. C’était un homme austère, dévoué, assidu à la prière et aux lectures pieuses. Il aimait à réunir les chrétiens pour les instruire et les exhorter, et alors, disent les mémoires du temps, ses paroles étaient fermes et tranchantes comme son cœur lui-même. Sa principale application était de se conformer en tout à la volonté de Dieu, et il le faisait avec une constance invariable. Saisi en 1801 par les satellites de Koang-siou, il fut traduit devant le juge, qui voulait à tout prix obtenir de lui des dénonciations. Thomas refusa d’en faire aucune, et supporta les tortures avec une sainte joie, sans changer de visage. Soumis, quelque temps après, à de nouveaux supplices, il dit au mandarin : « Si vous deviez donner des récompenses à ceux que je désignerais, je le ferais aussitôt, mais, loin de là, vous les feriez saisir, leur presseriez le cou jusqu’à les étrangler, et à mesure qu’ils viendraient, vous leur trancheriez la tête ; je ne puis donc vous dénoncer personne. » Sa sentence de mort fut envoyée à la capitale et confirmée au nom du roi. Il se rendit joyeusement au lieu du supplice, soutint lui-même le billot sur lequel il posait la tête, et, regardant le bourreau fixement, lui dit : « Coupez-moi la tête d’un seul coup. » Celui-ci, saisi de crainte et tout tremblant, frappa à faux, et la tête ne tomba qu’au troisième coup. C’était le 30 de la douzième lune (2 février 1802). Thomas était dans la cinquante-deuxième année de son âge.


En terminant l’histoire de cette affreuse persécution de 1801, mentionnons encore quelques autres martyrs qui n’ont pas été indiqués dans notre récit, parce que le lieu ou la date de leur exécution n’ont pas été retrouvés. Ces noms sont à tout jamais glorieux dans ciel, et il serait injuste de les laisser tomber, ici-bas, dans un complet oubli.

Le premier est Mathias Pai, chrétien zélé, qui employa toutes les forces et toutes ses ressources pour le bien général, et rendit à l’église de Corée d’importants services. Il était frère cadet de François Pai, martyrisé en 1799. Depuis le jour de sa conversion le grand désir de Mathias avait été de faire à tout prix pénétrer des prêtres en Corée. En conséquence, il s’offrit à faire le périlleux voyage de Péking, y alla en effet plusieurs fois, y reçut les sacrements et, selon toute probabilité, fit partie de la troupe qui introduisit le P. Tsiou. La droiture de Mathias, son dévouement, sa ferveur, lui avaient concilié l’estime générale, et les chrétiens aimaient à suivre ses avis. La persécution ayant éclaté, il se cacha, continuant toujours à exhorter ses frères, à célébrer le courage des martyrs, à publier, comme un exemple et un encouragement, le récit de fleurs souffrances. Lui-même se préparait au combat, en supportant avec joie les peines de la vie, en renonçant à tous les plaisirs, et en vivant avec sa femme dans une continence absolue.

Il fut arrêté, et montra un grand courage dans les tourments. Quatre ou cinq mois de supplices continuels ne purent l’ébranler, et le juge, désespérant de venir à bout de son prisonnier par les voies ordinaires, essaya d’un moyen plus perfide. Il mit en jeu la famille de Mathias, et quelques-uns de ses compagnons de captivité, chrétiens indignes qui avaient renoncé à leur foi. Dieu, qui voulait purifier son martyr de tout levain d’orgueil, permit que, cédant un instant à la voix de la nature et aux obsessions de ses amis, Mathias laissât échapper une parole d’apostasie. On le mit immédiatement en liberté. Mais il avait à peine passé le seuil de la prison, que la foi et la grâce reprirent le dessus ; il rentra sur-le-champ, versant des larmes, poussant des gémissements sur le crime qu’il venait de commettre, et invoquant à haute voix les saints noms de Jésus et de Marie. — « Es-tu fou ? » cria le juge, « il n’y a qu’une minute que tu as renoncé à tout cela. — Oui, » dit Mathias, « j’étais fou de prononcer une telle parole, mais maintenant la raison m’est revenue, et dussé-je mourir, je professe hautement la foi de mon Dieu. » Il fut aussitôt condamné à mort, et étranglé dans la prison. Il avait alors trente-trois ans.

Un chrétien du district de Po-rieng, dont le nom même est inconnu, s’était rendu à la capitale pour acheter des images religieuses. Il fut pris, conduit en prison, et mis à la torture. Comme il persistait, après une longue détention et des supplices répétés, à montrer une fermeté peu commune, il fut condamné à mort. On envoya des satellites qui lui dirent de se passer la corde au cou ; il refusa de le faire lui-même, et fut étranglé par eux. Dieu permit qu’un prisonnier chrétien se trouvât dans la chambre voisine, et entendit très-distinctement tout ce qui se passa entre la victime et les bourreaux. C’est ce chrétien qui, sorti de prison, a raconté à sa famille ce fait édifiant.

Un autre martyr, Jean Ni Ik-oun-i, appelé aussi Mieng-ho, montra le même courage, et mourut d’une manière moins glorieuse peut-être aux yeux des hommes, mais non moins méritoire devant Dieu. Descendu d’une noble famille du parti Nam-in, Ni Ik-oun-i était gouverneur de la province de Kieng-kei avant et pendant la persécution de 1801. Ayant embrassé la religion, il travailla à réprimer son caractère trop vif, et à régler toutes ses actions d’après les exemples de Jésus-Christ et des saints. Il se mortifiait continuellement dans ses repas, ne fréquentait plus les sociétés mondaines, et vivait seul dans un appartement retiré. Le dimanche seulement, il sortait pour aller se joindre à quelques chrétiens, et se livrer en leur compagnie à la prière, à des lectures et conversations pieuses. Son père, alarmé du danger qu’une telle conduite faisait courir à toute la famille, ne négligea rien pour lui faire abandonner la foi, mais sans succès. Le péril devenait de plus en plus imminent, et la haute position de sa maison ne permettait pas à Jean de s’y soustraire par la fuite. Il attendait donc avec résignation les ordres de la Providence, quand son père, aveuglé par la peur et par la colère, lui ordonna de prendre du poison. Jean refusa de le faire ; mais plusieurs personnes s’étant réunies à son père, on le saisit violemment, et on parvint à le lui faire avaler de force. Il en mourut après quelques heures.

À la ville de Niei-tsiou, on signale une jeune veuve nommée Ni, de la branche de Oan-san, fervente chrétienne, qui fut prise et exécutée avec un de ses parents.

Au district de Piek-tieng, province de T’siong-t’sieng, un noble nommé T’soi, plus connu des chrétiens sous le nom de T’soi-pan, après s’être séparé, pour devenir chrétien, d’une concubine qu’il aimait tendrement, et avoir donné, pendant plusieurs années, l’exemple d’une fervente exactitude à tous ses devoirs, fut pris et décapité.

Thomas Kim, natif du district de Tek-san, qui avait accompagné le P. Tsiou dans ses courses, comme conducteur de son cheval, eut aussi la tête tranchée.

Paul Ioun, de Tsiour-oul, district de Tek-san, et Thomas Han de Olkou-tsi, district de Tien-t’sien, furent tous deux martyrisés à la ville de Hong-tsiou.

À Kong-tsiou, furent exécutés un homme et une femme, de la famille Ouen.

Enfin, Sin Koang-sie, natif de Han-té, au district de Tieng-sa, émigré près de Tsien-tsiou, fut traduit devant le tribunal de cette ville, et y eut la tête tranchée, en compagnie de Ni Kouk-i et de deux ou trois autres confesseurs.


Cette liste des victimes de la persécution de 1801, quelque longue qu’elle soit, est loin d’être complète. L’homme le plus à même de bien connaître les événements, Tieng Iak-iong, porte à deux cents au moins le nombre des martyrs. Alexandre Hoang assure que, dès la fin d’octobre, les païens estimaient à trois cents les exécutions qui avaient eu lieu, dans la capitale seulement. Jamais pareille boucherie n’avait ensanglanté les tribunaux du pays. Malheureusement beaucoup d’écrits originaux ont disparu. Les missionnaires européens, arrivés trente ans plus tard, eurent, en entrant en Corée, autre chose à faire d’abord que de recueillir les anciennes traditions au sujet des martyrs ; et quand, longtemps après, Mgr Berneux, devenu vicaire apostolique, s’occupa le premier de réunir tous les documents authentiques, un grand nombre de témoins oculaires de la persécution étaient morts, et avaient emporté avec eux dans la tombe des souvenirs à jamais perdus.

Nous avons donc à regretter bien des détails édifiants, bien des exemples de charité héroïque, qui ne seront connus et glorifiés que dans le ciel. Nous avons à regretter surtout l’impossibilité où l’on se trouve maintenant de constater d’une manière juridique un grand nombre de miracles, dont il ne reste plus qu’un vague souvenir. Dans le cours du récit, nous avons noté ceux seulement qui ont un certain caractère d’authenticité ; mais, s’il faut en croire la tradition générale. Dieu en fit beaucoup d’autres pour glorifier les confesseurs, et protéger leurs précieuses reliques. Un fait hors de doute, c’est que les païens, aussi bien que les chrétiens, croient encore aujourd’hui à la fréquence et à la réalité des prodiges qui eurent lieu à cette époque.


Les païens, aussi bien que les chrétiens, remarquèrent également la punition frappante de quelques-uns des persécuteurs. Le ministre Hong Nak-an-i, ennemi acharné des chrétiens, toujours le premier à élever la voix contre eux, fut, on ne sait pourquoi, exilé à l’île de Quelpaert, où il mourut après vingt ans de détention.

Le frère de l’apostat Pierre Seng-houn-i, nommé Ni Tsi-houn-i, qui avait été, lui aussi, très-hostile à la religion, mourut en exil à l’île de Ke-tsiei.

Tsieng Tsiou-seng-i, mandarin de Iang-keun, qui faisait ses barbares délices de tourmenter et massacrer les chrétiens, devint aveugle, perdit son fils unique, et vit, avant de mourir, sa maison entièrement ruinée. On dit que les débris de cette famille végètent encore aujourd’hui, dans la plus grande misère, au district de T’siong-tsiou, abhorrés des païens eux-mêmes qui les montrent au doigt, comme une race maudite du ciel.

Pierre Ni Seng-hoa raconte dans ses mémoires, comme un fait connu de tous, l’histoire d’un malheureux apostat qui, d’accord avec les satellites, vexait, dénonçait, pillait les chrétiens. Envoyé plus tard en exil pour quelque crime, il se pendit de désespoir ; son corps, brûlé par accident, resta sans sépulture ; sa famille perdit tout ce qu’elle possédait, et ses descendants sont maintenant réduits à la mendicité.

Dans le Nai-po, un traître, nommé Tsio Hoa-tsin-i, qui par ses délations, avait causé la mort de plusieurs chrétiens, continua après la persécution sa vie de scélératesse et de brigandages, jusqu’à ce que, poursuivi par les tribunaux, il se fit à lui-même justice en se suicidant.

Un autre, du nom de Kang Tong-ok-i, s’étant rendu coupable de divers crimes, fut envoyé en exil, où, par son insolence, sa mauvaise foi et ses escroqueries, il exaspéra tellement les gens du pays, qu’ils mirent le feu à sa maison, et le brûlèrent vif. Ses parents étant venus chercher son cadavre pour l’ensevelir, le déposèrent, pendant la nuit, près d’une rivière vis-à-vis de l’auberge. Une pluie abondante survint inopinément, la rivière déborda, et le cadavre fut emporté sans qu’on pût en retrouver aucun vestige ; punition redoutable dans ce pays, où, de même qu’en Chine, la privation de sépulture est considérée comme une peine plus terrible que la mort.

Des faits analogues eurent lieu dans d’autres provinces, mais ceux-là suffisent pour prouver qu’en Corée aussi bien qu’ailleurs, Dieu punit presque toujours, dès ce monde, les ennemis de son Christ et de son Église.


D’après les ordres précis du gouvernement, les exécutions sanglantes cessèrent avec l’année sin-iou ; la proclamation royale fut affichée dans toute la Corée, pour les fêtes du nouvel an, et, les prisons étant vides de chrétiens, les bourreaux purent se reposer quelque temps. Le succès des persécuteurs semblait assuré. Leurs rancunes politiques et leurs haines religieuses étaient également satisfaites, et la double campagne entreprise par eux aboutissait enfin à une double victoire.

Politiquement parlant, le résultat obtenu était complet. Le parti des Nam-in écrasé, presque anéanti, n’a jamais pu se remettre du coup porté alors. Il n’a plus dans le pays qu’un souffle de vie, et son influence a entièrement disparu. Le parti des No-ron n’a cessé de se maintenir au pouvoir ; il augmente et se fortifie chaque jour, et il n’y a plus de rivaux pour lui disputer l’omnipotence.

Sous le rapport religieux, la régente et ses adhérents crurent également à un triomphe définitif. Le seul prêtre qu’il y eût en Corée avait été tué ; tous les chefs des chrétiens, tous les hommes influents parmi eux avaient disparu. Les néophytes survivants, plongés dans la misère, déshonorés aux yeux de leurs concitoyens, mis au ban de la loi, ne pouvaient donner le moindre ombrage au pouvoir le plus jaloux, et certainement, si la religion de Jésus-Christ était l’œuvre de l’homme, elle aurait dû alors périr en Corée. Mais Dieu est plus puissant que les gouvernements, il se plaît à tirer le bien du mal, et l’acharnement des persécuteurs eut, pour le christianisme, des résultats que ses ennemis ne prévoyaient guère. Les édits, les proclamations, firent connaître l’Évangile dans les coins les plus reculés du royaume, d’une manière plus rapide et plus universelle, qu’aucune prédication n’eût pu le faire, si active et si zélée qu’on la suppose. Le courage des martyrs en face de la mort, dans les districts où il y avait des chrétiens, dans les autres endroits, la patience des exilés, furent une révélation pour ce peuple idolâtre et plongé dans la matière. Le fait plusieurs fois cité dans les actes officiels, d’hommes recommandables par leur science, leur vertu, leur position sociale, qui avaient tout sacrifié pour suivre la nouvelle doctrine, ce fait, même, disons-nous, devint une éloquente apologie. Enfin, la persécution eut un dernier résultat plus précieux encore aux yeux de la foi. Le ciel se peupla de nouveaux élus, l’église de Corée eut devant Dieu une légion de puissants intercesseurs, et si plus tard, malgré tous les obstacles, la parole des missionnaires fut féconde en fruits du salut, c’est grâce aux prières des martyrs.

LIVRE IV

Depuis la fin de la persécution de 1801, jusqu’à l’érection de la Corée en vicariat apostolique.
1802-1831.




CHAPITRE Ier.

État déplorable de la chrétienté. — Lettre des chrétiens de Corée à l’évêque de Péking. — Leur lettre au Souverain Pontife. — Nouveaux martyrs.


Le dernier jour de l’année sin-iou avait encore été ensanglanté par le supplice de plusieurs chrétiens ; avec l’année im-sioul (1802), commença pour l’Église de Corée une ère de tranquillité relative, qui permit aux néophytes de respirer un peu. Ce n’était pas la paix, encore moins était-ce la liberté, mais la violence de la persécution était diminuée, les juges et les bourreaux avaient, pour un temps, cessé de fonctionner.

Il serait difficile d’exposer complètement l’état de désorganisation, de misère et de ruine, dans lequel se trouvait la chrétienté au lendemain de la persécution. Tous les hommes éminents, capables de diriger, d’exhorter, de ranimer leurs frères, avaient été mis à mort. Dans beaucoup de grandes familles, il ne restait que des femmes et des enfants. Les pauvres, les gens du peuple, que la rage des ennemis de la religion avait dédaigné de poursuivre, demeuraient isolés, sans relations entre eux, au milieu de païens hostiles, qui, forts de la loi et de l’opinion publique, ne leur épargnaient aucune vexation, et les traitaient en esclaves. Le très-grand nombre des apostats qui n’avaient renié la foi que de bouche et la conservaient encore dans leur cœur, tremblaient de reprendre leurs pratiques religieuses, et se bornaient à répéter en secret quelques timides prières. Presque tous les objets de piété, presque tous les livres avaient été détruits, et le peu qui en restait était enfoui sous terre, ou caché dans des trous de murailles. Beaucoup de néophytes, encore peu affermis dans la foi, privés de toute instruction, de tout appui moral, se décourageaient, et finissaient souvent par abandonner une religion qui était pour eux la cause de tant de maux.

Le sort de ceux qui avaient été exilés par les tribunaux, ou qui avaient volontairement émigré dans les parties les plus sauvages des provinces éloignées, était plus triste encore. Nous ne pouvons mieux l’exposer qu’en donnant le récit que nous a laissé de ses épreuves Pierre Sin Tai-po, ce courageux chrétien qui fit inutilement tant d’efforts pour approcher du P. Tsiou et recevoir les sacrements[72], et qui, plus tard, obtint, comme nous le verrons, la couronne du martyre. On y trouvera, trait pour trait, le tableau des souffrances de milliers d’autres chrétiens, à cette même époque, et dans les mêmes circonstances.

« La persécution était enfin apaisée, il est vrai, mais nous étions isolés et nous avions perdu les livres de prières. Quel moyen de pratiquer ? J’apprends par hasard que les survivants de quelques familles de martyrs habitent dans le district de Niong-in, je fais tous mes efforts pour les découvrir, et enfin je les rencontre. Il n’y avait que des femmes déjà avancées en âge, et quelques jeunes gens à peine sortis de l’enfance ; en tout, trois maisons liées par la parenté. Ils étaient sans appui et sans ressources, osant à peine ouvrir la bouche avec les étrangers, et ne respirant plus de frayeur quand on commençait à parler de religion. Ils avaient bien quelques volumes de prières et l’explication des Évangiles, mais le tout caché avec le plus grand soin. Quand je demandai à les voir, on me coupa la parole, en agitant les mains en signe de silence ; je ne voulus point insister. Toutefois, ces pauvres femmes étaient dans une grande joie, en apprenant de leurs enfants la présence d’un chrétien, et les convenances ne leur permettant pas de me voir, elles voulaient à tout le moins converser avec moi[73]. Je leur parlai un peu des derniers événements, de l’état de la religion, et de notre position commune, dans laquelle nous ne pourrions ni servir Dieu ni sauver notre âme. Elles étaient vivement touchées ; quelques-unes même versaient des larmes, et témoignaient le désir que nous nous missions en rapports fréquents, pour nous soutenir les uns les autres.

« Je demeurais à quarante lys de là (quatre lieues), et depuis ce temps, tous les huit ou dix jours, nous nous fîmes des visites réciproques. Bientôt notre affection mutuelle fut aussi vive et aussi sincère, que si nous eussions été des membres d’une même famille. Nous commençâmes à reprendre la lecture de nos livres, et à faire les exercices des dimanches et fêtes. Ces personnes avaient reçu les sacrements du prêtre, et quand j’entendis des détails sur lui et ses exhortations, il me semblait le voir lui-même. La joie et le bonheur se répandirent dans mon âme ; c’était comme si j’avais trouvé un trésor. J’aimais tous ces chrétiens comme des anges, mais, de part et d’autre, nous habitions parmi les païens, et de tous côtés leurs yeux étaient sans cesse ouverts sur nous. Je devais faire les quarante lys, de nuit et en secret, pour les éviter. Peu après les païens voisins voulurent savoir mon nom, puis le lieu où j’habitais, et avec qui j’étais en relation. Tout ceci nous déplaisait, et nous conçûmes le plan d’émigrer tous ensemble, et d’aller quelque part former un petit village séparé. Pour moi, je n’avais que mon fils et ma fille ; mais nos cinq familles réunies faisaient un nombre de plus de quarante personnes, et chacun n’ayant pour toute fortune que des dettes, la vente des maisons ne devait pas, les dettes une fois payées, fournir seulement le viatique nécessaire au voyage, car le lieu que j’avais en vue était dans le fond des montagnes de la province de Kang-ouen, où se trouvaient à peine des traces d’hommes. Néanmoins, que la chose dût réussir ou non, l’émigration fut décidée.

« Deux familles avaient leurs maisons entièrement vides, ignorant le matin ce qu’elles mangeraient le soir. Les trois autres vendirent leurs maisons avec le mobilier, et en retirèrent à peine cent nhiangs (environ deux cents francs), sur lesquels il fallait payer beaucoup de dettes. Quand on voulut fixer le jour du départ, chacun dans les cinq familles, prétendait partir le premier, et n’avait qu’une pensée : sortir de cet enfer pour aller chercher un paradis. On se disputait au point d’en venir à des paroles de mésintelligence et de discorde. Grand Dieu ! quelle peine j’eus pour leur faire entendre raison ! Pour moi, je confiai mon fils et ma fille à la charge de mon neveu, et on décida que le départ d’une des familles serait remis à quelque temps. Mais sans parler des enfants, il y avait cinq femmes qu’on ne pouvait absolument pas retarder, et qui, soit à raison de leur âge, soit parce qu’elles n’avaient jamais eu l’habitude de marcher, ne pouvaient aller à pied. J’achetai donc à grand’peine deux chevaux, puis encore un troisième, ce qui épuisa notre petit fonds, et n’ayant plus de ressources, j’allai trouver deux amis riches du village, qui voulurent bien faire préparer cinq litières, et prêter deux chevaux. Nous partîmes dans cet équipage. Les chevaux étaient bons, et les valets remplissaient bien leur office ; et toutefois la première journée se fit difficilement. Notre tournure était fort suspecte. Ce n’était pas un cortège de nobles, ni de roturiers ; mais surtout les chevaux étaient accoutrés d’une manière bizarre. Dès le second jour il fallut changer de système. Nous laissâmes les cinq litières, et les femmes, s’affublant de jupes sur la tête en guise de mantelets, durent aller à cheval. La tournure de notre caravane était devenue à peu près celle des gens ordinaires de la province, ou plutôt des montagnards, et toutefois, les passants et les aubergistes disaient toujours que nous étions de la capitale. Quelques-uns même répétaient avec un sourire méchant : « Voilà certainement des familles de chrétiens. » Nous craignions à chaque instant d’être reconnus et arrêtés.

« Après huit jours de marche très-pénible, nous arrivâmes enfin au but désiré. Nouvel embarras ! pas de maison, et aucune connaissance. Nous parvînmes à emprunter une masure pour loger tout le monde, et, cinq chevaux devenant embarrassants, je vendis de suite le mien pour nous procurer des vivres, et acheter une cabane où les jambes pouvaient à peine s’étendre. Nous devions renvoyer les deux chevaux d’emprunt ; mais, faute d’argent, il nous fallut les garder un mois, et leur nourriture consomma presque le prix d’un cheval. Toutefois, on parvint à les renvoyer, et, au retour, on amena la famille restée en arrière. Sans que nous le sussions, le temps de la culture passait, et l’hiver étant venu, les neiges s’accumulèrent et firent disparaître tous les chemins[74]. Dans les environs, aucune connaissance ; impossible même de communiquer avec nos voisins, et nous étions plus de quarante exposés à mourir de faim. Un cheval qui nous restait avait rongé et presque dévoré son énorme auge en bois ; les enfants criaient sans cesse, demandant à manger ; les grandes personnes elles-mêmes s’inquiétaient et s’impatientaient. Nous n’avions presque plus de provisions ; l’avenir se présentait chaque jour plus sombre, et nous succombions à la tentation de murmurer, de détester notre foi qui était la cause de ces épouvantables souffrances, de nous maudire nous-mêmes pour avoir cru en Dieu.

« Enfin, par un prodige de la miséricorde divine, nous sans pouvoir dire comment. L’hiver se passa, et les neiges une fois fondues, il devint possible de circuler et de franchir la montagne. Apprenant qu’un riche bachelier nommé T’soi, vivait à environ soixante-dix lys de nous, je me rendis chez lui, y restai deux jours, et lui ayant fait le tableau de l’horrible misère où se trouvaient nos familles, je pus, par son entremise, obtenir une vingtaine d’hectolitres de riz non épluché. Pour diminuer le prix de transport, j’allai prier les habitants du pays qui s’y prêtèrent avec beaucoup de complaisance, de m’éplucher ce riz ; puis j’en vendis une partie et fis transporter le reste en deux ou trois jours. Tout ce grain était payable à une époque fixée. Ayant ainsi terminé cette affaire, j’essayai de nouveau de consoler tout notre monde, et alors seulement je fus écouté ; la joie et la charité fraternelle reparurent. Nos différents emprunts s’élevaient déjà à plus de cent nhiangs, mais je n’avais pas le courage d’y faire allusion ; car, quand je parlais d’être sur nos gardes et d’épargner les vivres, tous les visages prenaient un air sombre et désolé. »

Tel était le sort de presque tous les chrétiens qui avaient cherché un refuge dans les montagnes et les forêts, surtout au nord-est du royaume. Mêmes fatigues, mêmes misères, et aussi, hâtons-nous de le dire, même protection de Dieu. Le sort des exilés était encore plus déplorable, car ils étaient privés de leur liberté, placés sous la surveillance d’une police ombrageuse, et quelquefois même séparés violemment de ceux de leurs proches qui les avaient suivis pour leur adoucir un peu les souffrances de l’exil. Et cependant, dans les desseins de la Providence, ces exilés, ces réfugiés étaient, sans le savoir peut-être, des apôtres. Leurs maisons sont devenues des villages, leurs familles sont devenues des chrétientés nombreuses et florissantes, et ont fait connaître l’Évangile dans les coins les plus reculés de la Corée.


Nous n’avons presque point de détails sur les années qui suivirent la persécution. Le gouvernement laissait les néophytes à peu près tranquilles, bien convaincu que c’en était fait de leur religion, et que la nouvelle secte, noyée dans le sang, s’éteindrait d’elle-même en peu de temps. On cite cependant quelques arrestations dans les provinces. En 2804, Tsio Siouk-i, l’un des parents de Justin Tsio, fut saisi dans le district de Nie-tsien. En 1805, d’autres chrétiens furent emprisonnés à Hai-mi. Ces derniers furent relâchés quelque temps après, on ne sait trop comment. Mais Tsio Siouk-i, conduit au tribunal de Iang-keun, fut condamné à mort. Dans les tourments, il avait eu d’abord la faiblesse d’apostasier et de dénoncer Jean Ni Ie-tsin-i, cousin de Pierre Sin, dont nous venons de parler. Jean Ni fut saisi sur cette dénonciation, mais Pierre, qui craignait le même sort, accourut à la capitale, et fit tant par ses démarches, par des présents donnés à propos, qu’il parvint à obtenir l’élargissement de Jean ; Dieu le permettant ainsi, sans doute, pour le plus grand bien de la chrétienté, à qui Jean devait bientôt rendre d’importants services. Avant de quitter la prison, Jean pardonna à Tsio Siouk-i, et réussit à lui inspirer un vif regret de sa faute, et à lui rendre le courage de mourir pour la foi. On raconte que lorsque Siouk-i se rendait au lieu du supplice, Jean Ni se trouva sur son chemin, et d’un coup d’œil lui montra le ciel ; le martyr répondit par signe qu’il le comprenait. Il fut décapité à Iang-keun.

Cette exécution isolée n’ayant pas eu d’autres suites, les chrétiens commencèrent peu à peu à sortir de leur stupeur, et à reprendre leurs pratiques religieuses. Pendant bien longtemps, ils n’avaient osé ni se réunir, ni même se parler, et c’est à peine s’ils se saluaient de loin en se rencontrant dans les rues ou dans les chemins. Ils se mirent alors à renouer des relations, à se chercher, à se compter, à se réunir ; c’était une fête pour eux quand ils rencontraient un frère qu’ils avaient cru mort ou en exil ; quand des parents, des connaissances qui s’étaient perdus de vue au milieu des désastres de la persécution, se retrouvaient de nouveau. On se consolait mutuellement ; on se racontait les scènes d’horreur ou d’édification dont on avait été témoin ; on s’aidait à retrouver quelques livres, quelques objets de religion ; on s’encourageait à reprendre les anciennes pratiques avec une ferveur nouvelle.

Tous savaient tirer de leur pauvreté quelques secours pour ceux de leurs frères qui étaient dans un dénûment absolu ; les veuves, les orphelins, étaient recueillis, et jamais, on peut le dire, la charité fraternelle ne fut plus grande que dans ces temps malheureux. Les vieillards qui en ont été témoins assurent qu’alors tous les biens étaient réellement mis en commun. Les plus instruits parmi les néophytes se faisaient un devoir d’enseigner les prières, les vérités fondamentales de la religion aux ignorants de leurs familles ou du voisinage. Enfin, quelques-uns plus dévoués, profitant de l’influence que leur science, leur caractère, ou leur réputation leur avaient acquise, obéissaient à l’impulsion de la grâce divine, en se dévouant entièrement à l’œuvre difficile de la réorganisation de l’Église coréenne.

Parmi ces derniers, nous devons citer d’abord Jean Kouen Kei-in-i, neveu du martyr Ambroise Kouen. Il s’était caché pendant la persécution, mais sans quitter la capitale, aidant secrètement les prisonniers de son argent et, autant qu’il le pouvait, s’occupant nuit et jour de leurs affaires et de celles de leurs familles. La persécution terminée, il lutta de toutes ses forces contre le découragement général, allant de côté et d’autre exhorter les chrétiens, secouer leur apathie, dissiper leurs craintes, et les ramener à leurs exercices de piété.

Dans la province de Nai-po, Maur T’soi Sing-tok-i, de la famille des T’soi de Tarai-kol, homme instruit, fervent et résolu, exerça le même ministère de charité. Non content de rétablir les communications entre les chrétiens des divers villages, il multiplia de sa propre main les copies de livres de religion, afin de procurer à tous le moyen de s’instruire, et contribua plus que tout autre à remettre sur pied cette importante chrétienté.

Signalons encore, comme ayant pris une part active à ce mouvement de rénovation : Jean Ni Ie-tsin-i, son cousin Pierre Sin Tai-po, Hong ou Song-i, fils de Luc Nak-min-i, et Jean Tieng Iak-iong, qui avait eu la faiblesse, d’apostasier pendant la persécution, mais qui, touché d’un sincère repentir, travaillait à expier son crime en se dévouant de toutes ses forces à l’œuvre commune. Leurs efforts ne furent pas inutiles. Non-seulement les chrétientés se reformèrent peu à peu, non-seulement le très-grand nombre des apostats vinrent à résipiscence, mais la propagation de l’Évangile reprit une nouvelle vigueur ; les conversions de païens recommencèrent, et de nouveaux fidèles comblèrent bientôt, et au delà, les vides faits par la persécution.

Ce premier pas une fois fait, la grande pensée, le principal désir de tous, fut d’obtenir de Péking un nouveau pasteur. Ceux qui avaient eu autrefois le bonheur de participer aux sacrements, se rappelaient la force que l’âme y puise, et les consolations qu’elle y éprouve. Ceux qui n’avaient jamais pu jouir de cette faveur, pressés d’une sainte jalousie, voulaient, à leur tour, obtenir le pardon de leurs péchés, et prendre place au banquet du Seigneur. Tous, en un mot, sentaient vivement le besoin d’un prêtre, et appelaient son arrivée de tous leur vœux. L’entreprise présentait de grandes difficultés. Jean Ni s’offrit pour courir les chances et subir les fatigues du voyage de Péking. Il se résolut à déguiser son rang de noble, et à se mêler aux marchands ou aux valets qui accompagnaient l’ambassade, malgré toutes les avanies et tous les mauvais traitements auxquels il devait s’attendre en conséquence. Rendus plus prudents par les désastres et les trahisons des années précédentes, les principaux chrétiens s’arrangèrent de façon à cacher le plan et les détails de cette nouvelle tentative à la majorité des néophytes. Mais il fallait de l’argent, et l’argent manquait. On essaya d’abord de s’en procurer en plaçant quelques fonds dans une entreprise commerciale qui promettait de larges bénéfices ; mais cette entreprise manqua, et les avances furent perdues. On fit appel à la générosité des chrétiens de la capitale et des provinces, et, enfin, après des retards interminables, tout fut prêt pour envoyer des lettres à l’évêque de Péking, vers la fin de 1811[75].

Outre les chrétiens influents nommés plus haut, on cite comme ayant pris une grande part à cette affaire : Justin Tsio Tong-siem-i, qui y contribua du fond de son exil, et Thomas Han, du district de Mien-tsien dans le Nai-po, qui fournit une assistance matérielle relativement considérable.

Deux lettres furent donc rédigées, l’une à l’évêque de Péking, pour lui raconter tout ce qui s’était passé, et le supplier d’envoyer un prêtre au secours de ses enfants de la Corée, et l’autre au souverain Pontife. On croit que ce fut Jean Kouen qui les écrivit au nom de tous les chrétiens. Elles sont signées : François et autres…, probablement un nom d’emprunt, pour dérouter les recherches des mandarins dans le cas où ces lettres eussent été saisies en route.

Chargé de ces dépêches, Jean Ni, accompagné d’un autre chrétien dont nous ne connaissons pas le nom, se mit en route à la suite de l’ambassade, et arriva heureusement à Péking. Mais il ne savait où trouver les chrétiens, et n’osait adresser de questions à personne. Se souvenant alors que le mode de préparation du tabac avait été introduit en Chine par les missionnaires, et que dans le commencement, c’étaient des chrétiens qui en faisaient le commerce, il se mit en quête d’un marchand de tabac. La Providence permit qu’il rencontrât une de ces boutiques, sur la porte de laquelle n’étaient peints aucuns caractères superstitieux. Il y entra avec confiance, et après une courte conversation, découvrit que le marchand était chrétien. Il se fit reconnaître lui-même comme tel, et demanda à être conduit près de l’évêque.

Mgr de Govéa était mort le 6 juillet 1808. Plusieurs années auparavant, Mgr Joachim de Souza-Saraiva avait été sacré évêque de Tipase, in partibus, et coadjuteur de Péking ; mais la persécution étant survenue en 1805, il fut impossible d’obtenir pour lui la permission de se rendre à cette capitale. Aussi, quoiqu’il fût devenu évêque titulaire de Péking par la mort de Mgr de Govéa, il ne put jamais pénétrer dans sa ville épiscopale, et mourut à Macao, le 6 janvier 1818. D’un autre côté, Mgr Pires, lazariste portugais, missionnaire à Péking, qui avait été sacré évêque de Nanking par Mgr de Govéa, ne put jamais non plus, à cause des persécutions, se rendre dans sa ville épiscopale de Nanking. Il fut obligé de rester à Péking, où il exerçait les fonctions épiscopales, et dont il reçut du Saint-Siège l’administration, après la mort de Mgr de Souza-Saraiva. Mgr Pires vécut jusqu’au 2 novembre 1839. C’est lui qui, dans la suite de cette histoire, est désigné souvent sous le titre d’évêque de Péking. C’est à lui que notre courrier fut conduit, et qu’il remit les lettres suivantes :


Lettre des chrétiens de Corée à l’évêque de Péking.

« Moi François, et autres chrétiens de Corée, quoique nous ne soyons que de misérables pécheurs, néanmoins le cœur brisé de douleur, le front en terre devant le trône épiscopal, nous présentons avec respect notre écrit au maître de la religion.

« L’énormité de nos péchés est à son comble ; nous avons perdu la sainte grâce du Seigneur. Ô désolation ! ô douleur ! nos crimes sont la cause de la mort de notre Père spirituel ! La tristesse et l’affliction ont dispersé les uns, éteint ou affaibli dans les autres tout sentiment de religion. Il y a déjà onze ans que nous avons perdu tous ceux dont le zèle et les talents étaient de quelque ressource. La rigueur avec laquelle nous sommes sans cesse surveillés, nous a empêchés de vous faire parvenir plus tôt nos humbles supplications. Tout ce qu’on dit des saints de l’antiquité qui soupiraient tant après la venue du Messie, tout ce que la sainte tradition nous enseigne de la bonté avec laquelle Notre Sauveur veut bien condescendre aux vœux ardents de ses saints ; tout cela nous prouve assez que, comme dans l’économie animale, il existe un rapport exact et infaillible entre l’aspiration et la respiration, de même, une prière fervente, qui part du fond du cœur, est un moyen sûr de toucher le Seigneur et d’en être exaucé.

« En réfléchissant sur l’énormité de nos péchés qui est parvenue à son comble, nous reconnaissons humblement qu’ils ont fermé la porte aux effets de la miséricorde de Dieu, qu’ils en ont arrêté le cours. Sa justice a éclaté d’une manière si épouvantable, que nous sommes devenus semblables à un enfant qui, surpris par la foudre, est saisi de frayeur et ne peut trouver où se cacher, semblables à un troupeau attaqué, qui, privé de son pasteur, fuit, s’égare, reste sans ressources et sans aucun moyen de salut. Eh ! quelle peut être la cause de nos désastres, sinon nos iniquités ? Notre cœur est cruellement serré, notre esprit est abattu par la violence de notre douleur ; elle a pénétré jusqu’au fond de nos entrailles, elle nous a fait verser des larmes de sang. Néanmoins, quelque énormes que soient nos péchés, la miséricorde de Dieu est infiniment plus grande. Oh ! si le Seigneur daignait suspendre les coups de sa justice, nous supporter encore, nous attendre à pénitence ! Oh ! s’il lui plaisait de nous prêter une main secourable pour nous aider à sortir de l’état déplorable auquel nous sommes réduits. C’est ce que nous lui demandons jour et nuit, sans pouvoir contenir nos larmes et nos sanglots. Si nous désirons échapper à une mort prochaine, c’est uniquement pour avoir le bonheur d’assister au saint sacrifice et de confesser nos péchés ; dussions-nous mourir aussitôt après, nous serions satisfaits et transportés de joie.

« D’ailleurs, lorsque nous pensons que la sainte Mère de Dieu daigna autrefois se rendre propice à un pécheur qui avait signé son apostasie de son sang, et que nous nous rappelons la conversion éclatante du prince impie qui fut miraculeusement touché par la présence du Saint-Sacrement[76], quelque grands pécheurs que nous soyons, nous espérons aussi que la Mère de miséricorde apaisera peu à peu la colère de Dieu, et tempérera les effets de sa justice, en sorte que nous puissions participer au bienfait des sept Sacrements, et trouver un asile assuré dans les cinq plaies du Sauveur. Prosternés aux pieds de notre pasteur, qui est revêtu de l’autorité de Dieu même, nous espérons que, réfléchissant sur le redoutable emploi dont il est chargé, il se laissera toucher par la douleur dont la vue de nos péchés nous pénètre et nous accable, et que, par un effet extraordinaire de compassion, il nous procurera au plus tôt le secours du saint ministère. Nous nous confions pour cela en la sainte grâce de la Rédemption, commune à tout le genre humain ; nous l’espérons par le saint nom de Dieu et la gloire des martyrs de notre royaume. Ainsi soit-il. »

Vient ensuite une relation abrégée de tout ce qui était arrivé depuis la mort du roi en 1800, et une courte notice sur chacun des principaux martyrs. Après quoi, la lettre continue ainsi :

« Il y en a encore un grand nombre d’autres qui, s’efforçant de correspondre à la grâce du Seigneur, ont, par son secours, également consommé leurs mérites par le martyre. Leurs familles ont recueilli ce qui les concerne. Quand un missionnaire viendra en Orient, on pourra faire un recueil de tout, à commencer par Paul Ing-tchi-tchung (Paul Ioun Tsi-tsiong-i, martyrisé en 1791).

« Jésus-Christ a dit : « Mon Père, vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents du siècle, et vous les avez révélées aux petits (St. Matth. xi, 25). » Cette sainte parole doit s’accomplir à la lettre, de génération en génération. Elle se vérifie maintenant dans notre patrie. Parmi les grandes et nobles familles depuis longtemps célèbres, parmi les descendants des mandarins, ou ceux qui sont actuellement en charge, on trouve un certain nombre d’hommes bien disposés en faveur de la religion ; mais ils sont retenus par le désir de parvenir, de s’avancer dans le monde, ou par la crainte de s’exposer à la raillerie. Parmi les riches, c’est la soif de l’or qui étouffe la voix de la conscience. Ceux qui se tournent du côté de la religion et cherchent la justice, sont de ces personnes que la pauvreté et la misère accablent, qui manquent de toutes ressources. D’ailleurs, suivant les mœurs du pays, presque tous les genres de commerce et d’associations sont remplis de superstitions ou d’injustices. Les chrétiens qui voudraient s’y livrer pour gagner leur vie en sont par là même exclus. Aussi les chrétiens riches sont devenus pauvres ; les pauvres sont réduits à mendier, à errer de tous côtés sans trouver d’asile, ils ont toutes les peines du monde à subsister. Cependant on ne les entend ni murmurer ni se plaindre. Ils sont contents d’errer et de souffrir, pour pouvoir observer la religion. N’est-ce pas une faveur toute particulière du Seigneur qui nous anime et nous soutient ? Nous en sommes indubitablement redevables à la protection des anges, des saints et de toute l’Église qui intercèdent pour nous.

« Ceux d’entre nous qui avaient des talents pour les affaires sont tous morts dans la grande persécution. Ceux qui ont échappé aux supplices, et ceux qui se sont cachés, sont saisis de frayeur ; la terreur a comme paralysé leurs âmes. Ayant perdu tout leur patrimoine et tout ce qu’ils possédaient, ils n’ont plus de ressource que dans la mendicité. Il n’en est pas un qui puisse se suffire à lui-même. D’ailleurs, tant de souffrances ont fait changer de disposition à plusieurs qui sont devenus craintifs et soupçonneux. Mais dix ans se sont écoulés depuis cette violente tempête ; les circonstances ont changé, et la crise est moins violente. Peu à peu les esprits peuvent se ranimer, les choses reprendre leur cours. Si nous avions la grâce des sacrements, la religion pourrait bientôt briller d’un nouveau lustre. Mais nous n’avons plus d’hommes de talents ; il ne nous reste guère que des hommes simples et grossiers. Nous formons bien des désirs, mais nous n’avons aucun moyen à notre disposition ; quand même on rencontrerait quelqu’un qui pût traiter les affaires, nos maisons étant vides, nos bourses sans argent, ne sachant où tendre la main, que pourrions-nous faire, sinon pleurer, gémir et nous affliger ?

« C’est la raison pour laquelle, depuis dix ans, nous n’avons envoyé personne à Péking. En vain nous élevions la tête, nous nous levions sur la pointe de nos pieds ; en vain nous regardions vers le nord, nous pleurions, et nous poussions des cris. Nous n’aurions point été arrêtés par la difficulté des routes ; le danger pour nos vies ne nous eût point effrayés ; mais nous ne pouvions ramasser quelques centaines de taëls pour le viatique des députés. Dans le commencement on avait construit des corps de garde de tous côtés pour surveiller le pays. Les sentinelles étaient aussi près l’une de l’autre que les arbres dans une forêt. Les plus petits villages, sur les frontières, étaient gardés comme des villes en temps de guerre. Depuis quelque temps, on s’est relâché de cette sévérité ; l’état des choses permettait d’agir : mais d’un côté notre indigence nous laissait sans ressource ; d’un autre, étant dispersés au loin, nous ne pouvions nous réunir et suivre notre désir. Le cœur navré de douleur et rempli d’amertume, nous ne pouvions que gémir sans savoir que faire.

« Tout le royaume a pris part à la grande persécution ; elle faisait la matière de toutes les conversations. L’excellente doctrine et les bons exemples des chrétiens remplissaient tous les yeux et toutes les oreilles ; leurs discours pathétiques touchaient tous les cœurs. On s’étonnait de voir combien la religion est supérieure à la science du monde ; on admirait la charité des chrétiens ; presque tous les cœurs en étaient attendris. On condamne comme injuste la mort de ceux qui ne sont plus ; on a compassion de ceux qui restent. Non, la lumière du ciel ne peut s’éteindre, le cri de la conscience ne s’étouffe point. Ce sentiment est commun à tous les hommes ; mais, faute des secours que procurent les sacrements, rien dans l’intérieur n’excite et n’anime la volonté. Bafoués, vilipendés, ayant sans cesse devant les yeux la mort et les tourments, nous sommes à l’extérieur sous l’oppression. Le cœur est toujours le même, mais on craint de se déterminer imprudemment ; on désire entendre, mais personne n’indique ce qu’il faut faire ; c’est vraiment un état digne de compassion. Toutefois l’occasion présente est favorable ; vous ne refuserez pas de nous procurer un si grand bien.

« Nous avons entendu dire qu’en 1804, il y a eu une violente persécution à Péking ; que l’entrée des églises avait été interdite très-rigoureusement ; que beaucoup de chrétiens avaient été mis à mort, et les missionnaires européens emprisonnés. Cette nouvelle a répandu parmi nous la plus grande consternation, et nous a causé la douleur la plus amère. Jusqu’à présent, nous n’avons pu nous assurer de la vérité de ces bruits ; cela nous met dans la plus grande inquiétude. Nous vous supplions de nous éclaircir sur ce point ; ce sera pour nous une grande consolation. L’église de Péking étant elle-même très-rigoureusement surveillée, et nos affaires extérieures exigeant ! le plus grand secret, nous vous prions de nous indiquer ce qu’il y a de mieux à faire dans les circonstances présentes. Nous implorons le secours du Seigneur, et nous vous conjurons de penser à trouver un moyen efficace pour nous tirer de l’état affreux où nous nous trouvons.

« Depuis la grande persécution, tout ce qui concerne la religion, ses lois et sa doctrine, est connu dans tout le royaume. En vain voudrait-on cacher ou dissimuler les lois qui défendent de sacrifier aux ancêtres et aux idoles. Celles qui prescrivent les jeûnes et les abstinences font aussi reconnaître les chrétiens. Or quant au premier commandement de Dieu et à ce que la religion prescrit rigoureusement, dût-il en coûter la vie, il n’est jamais permis de l’enfreindre. Il n’en est pas de même des lois qui prescrivent les jeûnes et les abstinences ; nous avons vu qu’on en dispense souvent. Pourrait-on accorder une dispense générale aux voyageurs et aux domestiques ?

« Les livres et objets de dévotion qui ont été portés aux tribunaux inférieurs, ont été la proie des flammes. Ce qui était au tribunal King-fou (Keum-pou), a été mis sous clef pour être conservé, lien a été de même des écrits du missionnaire et d’Alexandre (Hoang) dont nous avons parlé ; tout cela est dans le palais du roi. Les chrétiens n’ont pu conserver intact presque aucun des livres de religion. On ne retrouve aujourd’hui que des lambeaux ou des feuilles séparées. Les images du père, ses livres, son calice, tout a disparu. Il ne reste de ses livres que deux petits volumes qui sont entre les mains d’une chrétienne. Les livres imprimés en Chine, que nous avons vus, sont en grand format, et pour cela difficiles à cacher. Si vous les faisiez imprimer en petit format, vous pourriez nous les envoyer plus facilement, et il nous serait plus aisé de les cacher. Nous vous prions d’avoir égard à cette demande.

« Maintenant que nous n’avons aucun moyen de recevoir les sacrements, c’est une chose bien fâcheuse pour nous de manquer de secours à l’article de la mort. Si nous pouvions avoir des choses saintes, auxquelles fussent attachées des indulgences plénières, elles serviraient à nous animer et à fortifier en nous la foi, l’espérance et la charité.

« Comme, depuis dix ans, nous n’avons pu avoir aucune communication avec vous, nous ignorons le nom du souverain Pontife ; depuis combien d’années il gouverne l’Église ; nous ignorons également ce qui regarde les prêtres de l’église de Péking ; combien il y en a, outre l’évêque ; quels sont les progrès de la religion en Chine ; combien il y a de royaumes en Orient où la religion est prêchée et exercée publiquement. Nous vous prions de nous donner quelques détails sur ces différents points.

« Personne d’entre nous, qui avons survécu à la persécution, n’est bien instruit des affaires qui furent traitées secrètement en l’année kang-chen (1800). Simon King et Yu-tsien-si[77] nous écrivirent, il est vrai, de leur prison ; mais ils ne nous dirent que des choses générales, et n’osèrent entrer dans aucun détail. Ils nous apprirent qu’au bout de dix ans il devait venir un grand vaisseau ; que les nombreux sectaires de Nanking causaient de grands troubles. Ils nous donnèrent l’assurance que des prêtres de l’église de Péking avaient résolu de venir en Orient pour travailler au salut de nos âmes. Mais, la grande persécution nous a empêchés d’aller recevoir ces missionnaires ; nous en avons ressenti la douleur la plus amère, et nous sommes inconsolables d’ignorer ce qu’ils sont devenus. Si le Seigneur les a conservés sains et saufs, lorsqu’ils verront les députés que nous envoyons à Péking, ils penseront sans doute à accomplir leur promesse. Nous les en prions avec les plus vives instances ; nous les désirons avec autant d’ardeur qu’un enfant soupire après la mamelle. Prosternés en terre, nous implorons surtout la miséricorde et la bonté infinie de Dieu, qui est notre unique appui. Nous espérons de la vertu et du zèle des pères, que les paroles du salut nous parviendront avec la rapidité de l’étoile filante, et nous rendront à tous la vie. Si l’on réparait la boutique qui était près de la porte d’une des maisons que les Européens ont à Péking, il nous serait plus aisé de communiquer avec l’église de Péking. Nous demandons humblement qu’on veuille bien nous procurer cette commodité.

« L’année sin-iou (1801), après que le prêtre et un grand nombre de chrétiens eurent été mis à mort, notre gouvernement en informa l’empereur de Chine. L’église de Péking en aura sans doute appris quelque chose. Depuis ce temps, il est arrivé plusieurs fois que quelques-uns de nos compatriotes, feignant d’être chrétiens, sont allés pour espionner. Ce sont des apostats, des traîtres à la religion, qui prétendent par ce moyen faire preuve de loyauté, pour obtenir quelque récompense. Nous espérons que vous aurez découvert leur malice, et que vous n’en aurez pas été dupes. Si la communication entre vous et nous est entravée, ne serait-il pas à propos de convenir d’une maison chrétienne de la ville, dans laquelle serait le rendez-vous ?

« Notre roi est très-grièvement malade ; la vie semble être usée en lui, et les remèdes n’ont aucun effet. Nous prions notre propre église (l’église de Péking) de demander à Dieu qu’il le protège et lui rende la santé.

« En écrivant au Souverain-Pontife, nous avons grandement passé les bornes de notre condition. Forcés par les circonstances fâcheuses où nous nous trouvons, nous n’avons pu faire autrement. Nous vous prions de traduire notre lettre et de la lui faire parvenir. C’est un léger témoignage de l’affection que, dans notre petitesse, nous présentons à celui qui sur la terre est le vicaire de Dieu et la cause de notre bonheur. Nous souhaitons que notre affaire lui soit communiquée et fidèlement détaillée, dans l’espoir qu’il sera touché de compassion pour nous.

« Nous aurions encore à dire une infinité de choses que nous ne pouvons mettre sur la soie. Le porteur pourra, jusqu’à un certain point, y suppléer.

« Nous vous supplions de penser à nous, de prendre au plus tôt un parti, et de nous donner votre bénédiction, par le saint nom de Dieu et les mérites de la Rédemption. Ainsi soit-il.

« Le 3 de la onzième lune de l’année sin-ou (18 décembre 1811). Dans leur lettre au pape, les néophytes exposent leur triste situation, et sollicitent des secours spirituels, d’une manière plus énergique encore.


Lettre des chrétiens de Corée au souverain Pontife.

« François et les autres chrétiens de Corée prosternés en terre, nous frappant la poitrine, offrons cette lettre au Chef de toute l’Église, père très-haut et très-grand.

« C’est avec la plus grande instance, la plus vive ardeur que nous supplions Votre Sainteté d’avoir compassion de nous, de nous donner des preuves de la miséricorde qui remplit son cœur, et de nous accorder le plus promptement possible les bienfaits de la rédemption. Nous habitons un petit royaume, et avons eu le bonheur de recevoir la sainte doctrine, d’abord par les livres, et dix ans plus tard, par la prédication et la participation aux sept Sacrements. Sept ans après, il s’éleva une persécution, le missionnaire qui nous était arrivé fut mis à mort avec un grand nombre de chrétiens, et tous les autres, accablés d’affliction et de crainte, se sont dispersés peu à peu. Ils ne peuvent se réunir pour les exercices de religion, chacun se cache. Il ne nous reste d’espérance que dans la très-grande miséricorde divine, et la grande compassion de Votre Sainteté, qui voudra bien nous secourir et nous délivrer sans retard ; c’est l’objet de nos prières et de nos gémissements. Depuis dix ans, nous sommes accablés de peines et d’afflictions ; beaucoup sont morts de vieillesse ou de diverses maladies, nous n’en savons pas le nombre ; ceux qui restent ignorent quand ils pourront recevoir la sainte instruction. Ils désirent cette grâce, comme dans une soif brillante on désire de quoi se désaltérer ; ils l’appellent, comme dans un temps de sécheresse, on appelle la pluie. Mais le ciel est très-élevé, on ne peut l’atteindre ; la mer est très-vaste, et il n’y a pas de pont au moyen duquel nous puissions aller chercher du secours. Nous avons lu quelque chose des livres saints. La sainte religion a été prêchée dans tout le monde ; il n’y a que dans notre royaume oriental, qu’elle ait été annoncée sans missionnaire et seulement par les livres. Cependant plusieurs centaines de martyrs ont donné leur vie pour Dieu, avant et après l’arrivée du missionnaire, et les convertis, actuellement existants, ne sont pas moins de dix mille.

« Nous, pauvres pécheurs, ne pouvons exprimer à Votre Sainteté avec quelle sincérité, avec quelle ardeur nous désirons recevoir son assistance. Mais notre royaume est petit, éloigné, situé dans un coin de la mer, il ne vient ni vaisseaux ni voitures au moyen desquels nous puissions recevoir vos instructions et vos ordres, et quelle est la cause d’une telle privation, sinon notre peu de ferveur et l’énormité de nos péchés ? C’est pourquoi maintenant, nous frappant la poitrine avec une crainte profonde et une douleur sincère, nous prions très-humblement le grand Dieu qui s’est incarné, qui est mort en croix, qui a plus de sollicitude pour les pécheurs que pour les justes, et Votre Sainteté qui tient la place de Dieu, qui a soin de tout le monde, et délivre véritablement les pécheurs. Nous avons été rachetés, nous avons quitté les ténèbres ; mais le monde afflige nos corps ; le péché, la malice oppriment nos âmes. Nous n’avons pas de moyen de recevoir le bienfait du baptême[78] et de la confession ; nous ne pouvons participer au sacrifice du très-saint Corps de Jésus-Christ ; notre désir est grand, mais quand sera-t-il rempli ? Nos larmes et nos gémissements, nos afflictions sont de peu de valeur, mais nous considérons que la miséricorde de Votre Sainteté est sans bornes et sans mesure, qu’en conséquence elle aura compassion des ouailles de ce royaume qui ont perdu leur pasteur, et qu’elle nous enverra des missionnaires, le plus tôt possible, afin que les bienfaits et les mérites du sauveur Jésus soient annoncés, que nos âmes soient secourues et délivrées, et que le saint nom de Dieu soit glorifié partout et toujours.

« 1o Anciennement, nous n’avions rien entendu dire de ce qui appartient aux autres nations, mais, depuis quelques années, à l’occasion de la propagation de la sainte Religion, nous avons eu connaissance des choses d’Europe. Nous avons beaucoup de plaisir à en parler entre nous. Tout notre royaume admire la science des Européens dans les mathématiques, et l’habileté de leurs artistes. D’ailleurs, depuis quelque temps la population avait augmenté, et en conséquence la pauvreté, la famine, et la misère. Excepté quelques docteurs entêtés, ennemis de la religion ; excepté quelques prosélytes de Fo également opiniâtres, tout le monde, fatigué de tant de calamités, gémissait et désirait être instruit de la sainte Loi. Cependant par l’effet de la faiblesse naturelle, et le défaut de moyens, la religion n’avait pas fait beaucoup de progrès, lorsque tout à coup s’éleva la grande persécution. Tous les plus instruits et les plus vertueux furent mis à mort. L’affliction que les autres en ressentent fait voir que leurs sentiments n’ont pas changé, mais la prohibition légale, les tourments, la mort dont ils sont menacés, et dont ils ont vu de terribles exemples, les effrayent. S’il paraissait un homme de courage pour les animer, il semble certain qu’ils s’empresseraient de pratiquer la religion ; ils s’y porteraient avec ardeur, comme les eaux qui, descendant des montagnes, se précipitent dans les vallées,

« 2o Notre royaume, limitrophe de l’empire de Chine dont il est tributaire, est situé à l’extrémité du monde ; il a des mœurs particulières auxquelles il est très-attaché. La sortie et l’entrée sont strictement défendues, surtout depuis la persécution ; les sentinelles veillent avec cent fois plus d’attention qu’auparavant. Nous avons appris d’ailleurs qu’il y a aussi une persécution à Péking. Si donc on veut délivrer nos âmes, il faut nous envoyer le remède par mer, il n’y a pas d’autre voie sur laquelle on puisse compter. Notre royaume n’est abordable par terre que vers le Nord, les trois autres côtés sont entourés par la mer. De nos rivages à la province de Chang-tong en Chine, il n’y a pas cent lieues, de sorte que quand le vent souffle de cette partie, nous pourrions quasi entendre le chant du coq. La partie méridionale de notre royaume n’est éloignée de la province de Nanking que de quelque mille lys (quelques centaines de lieues), et par conséquent de trois cents ou quatre cents lieues seulement de Macao, où la sainte religion est publique. Si de Macao l’on expédiait un vaisseau qui passât entre la province de Nanking et l’île de Liéou-kiéou, prenant au nord, en peu de jours il pourrait arriver à notre côte méridionale. De là à notre capitale, il n’y a pas plus de dix lieues. Quoique cette mer occidentale soit peu profonde, les petits navires peuvent y passer ; nous ne pouvons donc attendre de secours que de ce côté ; c’est pourquoi nous supplions humblement Votre Sainteté de s’occuper promptement de l’objet de notre demande.

« 3o Lorsque de gros temps obligent quelques navires étrangers à toucher nos côtes, on ne leur permet pas d’y demeurer. On a soin de ne pas les laisser seuls ; on veille continuellement sur eux ; et on les force à partir le plus promptement possible. C’est pourquoi il faudrait que sur le vaisseau que nous demandons, il y eût un homme prudent, capable, expérimenté, sachant bien écrire les caractères chinois, afin que nous puissions, par ce moyen, nous entendre avec lui. En outre, il convient que le Souverain-Pontife et le Roi[79], envoient des présents et des lettres pleines d’honnêteté à notre roi. Ils feront bien de dire dans ces lettres, que leur unique intention est qu’on n’adore qu’un seul Dieu, que la sainte religion soit annoncée, que tous les hommes soient libres, que les royaumes se conservent, et que la paix règne parmi les peuples. Il faudrait aussi expliquer très-clairement la doctrine du christianisme, et persuader avec toute sincérité et de la meilleure manière possible, que les prêtres ne cherchent point à conquérir le royaume, mais qu’ils viennent uniquement pour exercer la charité. Peut-être que, par ce moyen, nos compatriotes ouvriraient les yeux, sentiraient leurs soupçons se dissiper, et verraient la vérité. Ils savent depuis longtemps que les Européens excellent dans les arts, les sciences, la prudence et les autres talents. Ils n’ont garde de se mesurer avec eux, ou de les offenser. Ils savent très-bien que les prédicateurs européens parcourent tout le monde, sans qu’aucun d’eux pense à s’emparer des royaumes étrangers. Mais notre petit royaume est rempli de soupçons et de crainte. Il ne pourra se déterminer de lui-même ; certainement il enverra à Péking, pour avertir l’empereur et recevoir ses ordres, afin de s’assurer la protection dudit empereur, et afin d’éviter d’être puni. Or, comment l’empereur pourrait-il obliger notre gouvernement à ne pas recevoir quelqu’un qui vient le complimenter et lui faire des présents ? Notre roi et ses ministres n’auront donc rien à craindre, et ne manqueront pas de faire bon accueil à cet envoyé.

« 4o Dans la mer méridionale de la Corée, qui est près de la province de Nanking et non éloignée de Macao, on rencontre beaucoup d’îles, qui n’appartiennent à personne, et qui sont cultivables et habitables. Notre royaume n’a de communication avec d’autres contrées, ni par terre, ni par mer[80] ; c’est pourquoi nous sommes grossiers et faibles. Ayant peu de talents et de connaissances, nous n’entreprenons point de naviguer dans les pays éloignés. C’est même une malédiction proverbiale parmi nous, que de dire à quelqu’un : « Va en mer. » On pourrait donc envoyer un navire de Macao pour examiner ces îles abandonnées, et s’établir dans quelques-unes de celles qui sont les plus convenables ; ou, si l’on y trouve quelques habitants, les convertir, et les faire chrétiens. Par ce moyen nous pourrions arriver peut-être à sortir de notre triste position ; mais c’est là un remède désespéré, parce qu’il demande beaucoup trop de temps. Le meilleur est de nous expédier un vaisseau directement et promptement.

« 5o On a dans ce royaume bien peu de capacité, bien peu d’intelligence. Nous sommes bien éloignés d’avoir les talents des autres peuples ; les choses les plus nécessaires pour se procurer la subsistance, tels que les instruments d’agriculture et de tissage, ne valent rien ; notre pauvreté est extraordinaire. Ni les nobles, ni le peuple n’ont de ressources assurées qui puissent leur procurer de quoi se nourrir et se vêtir lorsque, par suite des sécheresses ou des inondations, survient une année de famine. Quant aux chrétiens, à cause de la persécution, ils courent en confusion tantôt à l’orient, tantôt à l’occident ; ils ne peuvent demeurer en paix nulle part, ni profiter des ressources telles quelles qu’ils auraient d’ailleurs pour subsister. Aussi, sont-ils presque tous réduits à l’état de mendicité. Ordinairement l’âme gouverne le corps, et le corps aide l’âme ; cette corrélation est naturelle. Mais maintenant, nos corps manquent des moyens nécessaires pour conserver la vie, nos âmes manquent des remèdes indispensables pour ranimer les vertus. Ceux qui étaient instruits et avaient le don de la parole, sont tous morts dans la persécution, et il ne s’en est pas converti d’autres capables de les remplacer. Il n’y a plus que des femmes, des enfants, et des hommes si ignorants qu’ils ne savent pas distinguer les deux lettres lou et you[81]. Quelque grand que soit le nombre des chrétiens, ils ne sont pas suffisamment instruits ; ils savent qu’il y a un Dieu, une âme, une récompense et un châtiment ; pour les autres articles de religion, ils ne les connaissent guère ; ils ne peuvent ni les enseigner, ni les expliquer. D’ailleurs, ils sont retenus par la crainte de la persécution et le respect humain. Tourmentés par la faim et le froid, accablés de travaux, ils ne peuvent s’aider les uns les autres ; ils sont dispersés comme des brebis qui ont perdu leur pasteur, ils ont fui de tous côtés, ils ne peuvent se réunir pour les exercices de la religion, mais tous espèrent que le Seigneur aura pitié d’eux et ne les abandonnera pas.

« 6o Nous avons entendu dire qu’en règle générale quand il y a plus de mille chrétiens dans un endroit, on doit y envoyer un prêtre, et que quand il y en a plus de dix mille, on doit y envoyer un évêque. Il est vrai que nous sommes peu instruits de la religion ; nous savons seulement jeûner et réciter des prières, et, en vérité, nous sommes indignes d’être appelés chrétiens. Cependant nous sommes plus de dix mille qui connaissons Dieu, et nous n’avons pas encore obtenu d’être gouvernés par un évêque. Nous sommes accablés de douleur, en pensant que l’objet de notre espérance est si éloigné ; nous demandons avec la plus grande instance par la miséricorde de Jésus-Christ, que Votre Sainteté nous envoie le plus promptement possible un maître spirituel pour délivrer nos âmes.

« 7o Il n’y avait pas vingt ans que nous étions convertis à la foi ; et il n’y avait pas sept ans que le missionnaire était arrivé, lorsque s’éleva la grande persécution. Dans celles qui précédèrent, nous avions eu peu de martyrs. Mais celle qui commença en 1801 fit beaucoup de bruit, et la sainte religion parut avec plus d’éclat. Il y eut alors plus de cent martyrs[82], près de quatre cents exilés. Le bienfait spirituel des Sacrements et l’augmentation de la grâce divine leur avaient donné la force. Quant aux prisonniers peu instruits, et qui avaient peu récité les prières, comme c’étaient des gens grossiers du peuple, on jugea que peu importait qu’ils fussent ou ne fussent pas chrétiens, et on les mit en liberté. Ils sortirent comme les poissons les uns après les autres ; on n’en sait pas le nombre. On ignore aussi le nombre de ceux qui n’ayant pas eu de relations personnelles avec le missionnaire, et n’ayant pas été dénoncés, prirent la fuite, se cachèrent, et sont encore errants, sans maison, sans famille. Ayez pitié de tant d’âmes qui, privées de tout moyen de salut n’ont que la mort à attendre. Si en Europe on n’a pas compassion de nous, si on ne nous envoie pas du secours, et si nous n’en pouvons attendre de Péking, nous tombons dans le désespoir, et tout sera fini. Si le secours tarde un jour, nous souffrons un jour ; s’il tarde deux jours, nous souffrons deux jours ; si nous ne voyons arriver un vaisseau d’Europe, il en sera du précepte de Jésus-Christ, d’enseigner et de baptiser toutes les nations, il en sera des paroles du saint Évangile sur l’amour du prochain et le zèle du salut des âmes, il en sera de tout cela comme d’un vieux chapeau et d’une guenille inutile. Nous perdrons toute espérance, ainsi que l’homme qui, tombé dans l’eau, fait d’abord des efforts pour ne passe noyer, dans la confiance qu’on viendra à son secours, et enfin se voit tromper dans son attente. Nous supplions Votre Sainteté de nous pardonner ces cris inconvenants, ces paroles désordonnées, cet égarement que nous occasionne la vue du péril. Comme ceux qui tombent dans l’eau ou dans le feu, nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes et nous perdons la tête.

« 8o L’état de persécution permanente nous oblige d’écrire cette lettre sur de la soie, afin que le porteur puisse la cacher dans ses vêtements. Le danger de perdre la vie est, pour lui, de dix mille contre un. C’est pourquoi nous ne pouvons envoyer à Votre Sainteté des livres volumineux. Nous envoyons seulement les actes du martyre du missionnaire, de la catéchiste Colombe, et de quelques autres, environ dix en tout ; avec les noms et surnoms de quarante-cinq qui se sont le plus distingués. Leurs actes remplissent plusieurs volumes que nous prendrons humblement la liberté de vous faire parvenir à la première occasion ; car nos concitoyens martyrs, quoique d’un pauvre royaume étranger, ont eu le bonheur d’être admis dans la sainte religion, leurs noms et leurs mérites sont écrits dans le livre de ceux qui sont morts pour la justice. Ils sont véritablement agréables à Dieu ; ils sont aimés de la sainte Vierge, et des saints anges ; ils ne seront pas moins agréables à Votre Sainteté qu’ils le sont à Dieu. Par les mérites de nos martyrs, nous espérons recevoir au plus tôt le secours spirituel que nous demandons avec mille et dix mille larmes de sang.

« Le 24 de la dixième lune de l’année sin-ou (9 décembre 1811). »


En lisant ces lettres des chrétiens de Corée, l’histoire de leurs martyrs, l’exposé des souffrances des néophytes, leurs instantes supplications pour obtenir un pasteur, l’évêque et les quelques missionnaires qui étaient encore avec lui, versèrent d’abondantes larmes. Malheureusement il était impossible de satisfaire à ces ardents désirs des Coréens, et de leur envoyer un prêtre. L’église de Péking elle-même, privée à la suite de la Révolution française, de presque tout secours d’Europe, en butte à la persécution qui renversait les églises, massacrait ou exilait les missionnaires et les prêtres indigènes, et venait de détruire le séminaire, l’église de Péking, disons-nous, pouvait à peine se suffire ; et l’évêque, le cœur brisé, dut renvoyer Jean Ni Ie-tsin-i, sans même lui faire aucune promesse pour l’avenir.

Le voyage toutefois eut un heureux résultat. Les rapports avec la Chine étaient rétablis, et des précautions prises pour les rendre désormais plus réguliers et plus faciles ; cela seul était un encouragement et une espérance pour les pauvres fidèles de Corée, qu’un isolement absolu aurait réduits au désespoir. Jean Ni emporta à son retour, un grand nombre de chapelets, médailles, images et autres objets de religion, que l’on dut vendre à très-haut prix, pour couvrir les frais du voyage, et payer les dettes contractées à cet effet. Il fut même impossible de faire présent de quelques-uns de ces objets à ceux qui avaient d’avance contribué aux dépenses de l’expédition, et l’homme étant toujours homme, plusieurs eurent la faiblesse de se trouver offensés de ne pas recevoir cette petite récompense qu’ils avaient bien méritée, et se laissèrent aller à de fâcheux murmures et à des querelles regrettables.

L’évêque de Péking envoya en Europe la lettre adressée au souverain Pontife par les Coréens, et le pape la reçut dans sa prison de Fontainebleau. Qui nous dira les sentiments douloureux qui déchirèrent son cœur en lisant ce touchant appel de ses enfants les plus lointains et les plus abandonnés, et en se voyant dans l’impossibilité de leur venir en aide ? Le domaine de Saint-Pierre venait d’être confisqué ; le clergé de France commençait à peine à se recruter, et les nombreux vides faits par les échafauds, les pontons, et l’exil, étaient loin d’être comblés ; presque partout, les ordres religieux avaient été anéantis ; l’œuvre rédemptrice de la Propagation de la Foi n’existait pas encore ; à peine si de loin en loin surgissait quelque vocation de missionnaire ; en un mot, dans le monde entier, l’Église subissait le terrible contre-coup de la Révolution, et semblait menacée même dans son existence. Que pouvait faire le Vicaire de Jésus-Christ, que de prier, d’en appeler à Dieu, et, du fond de sa prison, de verser des gémissements dans le cœur de Jésus crucifié et délaissé. Il est écrit que la prière de celui qui s’humilie, pénètre le ciel ; bien plus encore la prière de celui qui est écrasé par le malheur, qui souffre persécution pour la justice. Aussi Dieu exauça-t-il la prière de son Pontife. Il multiplia ses grâces aux néophytes de la Corée, pour que leur Église, formée jadis et agrandie sans le secours des prêtres, pût se reconstituer et se développer seule, sans appui extérieur, par l’influence directe du Saint-Esprit. Il fit plus, et pour rendre manifeste à tous que la propagation de l’Évangile dans ce pays est son œuvre, et que cette œuvre est indestructible, il permit, comme nous le verrons bientôt, que de nouveaux orages vinssent l’affermir au lieu de l’ébranler.


Les deux ou trois années qui suivirent l’envoi des lettres à l’évêque de Péking et au souverain Pontife, furent comparativement assez tranquilles. Il n’y eut pas de persécution générale. Cependant, comme les lois de proscription contre les chrétiens n’avaient pas été rapportées, le sort des néophytes restait livré à l’arbitraire des autorités locales, et il y eut quelques martyrs dans les diverses provinces. Dieu voulait rappeler aux fidèles que le repos dont ils avaient joui depuis dix ans, n’était qu’une trêve, qu’ils devaient se considérer comme une armée en pays ennemi, toujours exposée et harcelée, et se tenir prêts en conséquence.

En 1812, à Hong-tsiou, eut lieu le martyre de Paul Ni Ie-sam-i. Exilé pour la foi en 1802, il venait d’obtenir sa grâce et de rentrer dans son pays natal, lorsque, pour des causes que nous ignorons, le mandarin fit saisir quelques-uns de ses parents. Ceux-ci le dénoncèrent, et l’un d’eux même conduisit les satellites au village de Kai-tsi-ki, district de Keum-san, province de Tsien-la, où Paul s’était réfugié ; c’était la troisième fois qu’il tombait entre les mains des persécuteurs. Sa volonté tint ferme dans les supplices ; il répondit avec courage aux diverses interrogations du mandarin, et celui-ci, voyant qu’il ne pouvait le faire apostasier, le condamna à mort. On n’a conservé aucun détail sur les diverses tortures qu’il eut à subir pendant six mois qu’il fut en prison à Hong-tsiou. Plusieurs fois des païens de ses amis l’engagèrent à se conserver la vie par quelques paroles de soumission et de complaisance ; mais il répondit constamment qu’il était décidé à mourir pour Dieu. À la fin, un jour de marché, pendant la onzième lune, le mandarin résolut de se débarrasser de lui, et commanda à deux vigoureux fustigateurs de le frapper avec le bâton triangulaire. Après une longue bastonnade, Paul demeurant étendu sans mouvement, le mandarin dit de voir s’il était encore en vie ; les bourreaux répondirent qu’il était presque mort. Mais soudain, à la grande surprise de tous, Paul se releva, s’assit convenablement sur les talons, ainsi qu’il est d’usage pour une cérémonie solennelle, et demanda de l’eau qu’on lui apporta de suite. Puis, comme il n’était encore que catéchumène, il fit un grand signe de croix, et se versa l’eau sur la tête pour se conférer le baptême[83]. Après quoi, tournant les yeux vers le mandarin stupéfait, il lui dit : « Je suis un grand pécheur, et si vous me battez seulement comme vous l’avez fait, ma mort est encore bien éloignée ; si vous voulez que je meure, frappez ici, » et de sa main il montrait un point sur le côté du corps. Deux coups donnés comme il l’avait indiqués, furent suffisants, et il rendit le dernier soupir. Il était âgé alors d’environ quarante-trois ans.

On raconte qu’au moment où il consommait son martyre, trois jeunes gens, passant non loin de là, virent une lumière brillante qui s’élevait jusqu’au ciel. Ils se disaient entre eux : « Qu’est-ce donc que cela ? Ce n’est pourtant pas du feu. C’est singulier ! » et ils continuèrent leur route. L’un d’eux, qui était chrétien, de retour chez lui, apprit, trois jours après, la nouvelle de la mort de Paul, et, calculant le jour et l’heure, il reconnut que l’apparition de cette lumière coïncidait exactement avec le martyre, et dans sa joie, il se mit à louer Dieu de ce prodige. Les parents et amis païens de Paul retirèrent son corps pour lui rendre les honneurs de la sépulture ; mais ils furent bien étonnés de voir que ce corps flagellé et déchiré n’avait aucune trace de blessures, et semblait au contraire tout rayonnant. L’un d’entre eux, frappé de cette circonstance si étrange, se convertit, et devint dès lors un fervent chrétien. Un témoin oculaire de la lumière qui apparut au moment du martyre de Paul, vit encore aujourd’hui, ainsi que plusieurs autres personnes qui en entendirent parler le jour même, et l’on a reçu tout dernièrement le témoignage d’un païen dont le père et la mère avaient vu le corps intact quand on lui donna la sépulture. Le nom de le-sa-mi est longtemps resté proverbial parmi les satellites de Hong-tsiou. Ils disaient aux chrétiens dans les supplices : « Il faut supporter les coups comme Ie-sa-mi ; » et après la mort des confesseurs, ne voyant pas de lumière extraordinaire, ils répétaient : « Celui-ci, sans doute, ne vaut pas Ie-sa-mi. »

L’année suivante (1813), nous trouvons, dans la ville de Kong-tsiou, trois nouveaux martyrs.

Le premier est Paul Hoang, qui avait eu la gloire de confesser une première fois le nom de Jésus-Christ, en 1794. On assure que même auparavant, il avait déjà subi une rude persécution dans sa propre maison. Son père, ennemi acharné du nom chrétien, alla dit-on, jusqu’à lui mettre des charbons ardents entre les doigts, et sur les parties du corps les plus sensibles, sans pouvoir obtenir son apostasie. Paul Hoang fut arrêté dans le district de Po-rieng, le 15 de la quatrième lune, et conduit au tribunal de Hai-mi. Beaucoup d’autres chrétiens furent pris à cette même époque et emprisonnés avec lui. Interrogé par le mandarin sur son maître de religion et sur ses complices, il répondit : « Celui-qui m’a enseigné la religion est mort, et ceux que vous appelez mes complices, sont tous ici avec moi. » Peu satisfait de cette réponse, le mandarin le pressa de dénoncer les chrétiens qu’il connaissait, et lui fit subir, par trois fois, le supplice de l’écartement des os des jambes et de la puncture des bâtons. Dans cette horrible torture, il tint ferme et confessa généreusement sa foi. Il fut donc déposé à la prison, et, après quelques mois de souffrances, fut, à la huitième lune, transporté au tribunal du gouverneur à Kong-tsiou. Dans les prisons de Kong-tsiou, il rencontra plusieurs autres chrétiens, entre lesquels Pierre Ouen et Mathias Tsiang.

Pierre Ouen était du village de Tek-meri, au district de Kiel-sieng. Il vivait de son travail dans une poterie païenne de ce pays, lorsqu’il se convertit avec son frère aîné. Afin de pouvoir pratiquer plus librement la religion, les deux frères émigrèrent d’abord au district de Hong-tsiou, dans une autre fabrique païenne où ils furent saisis par le mandarin et mis à la torture. Puis ayant été relâchés, ils se réfugièrent à Eu-sil, district de Ien-san, dans une fabrique chrétienne. La persécution ayant éclaté, et les chrétiens de cette fabrique ayant été dénoncés, les deux frères s’enfuirent au district de Tsin-tsaen. Là, ils furent arrêtés de nouveau, conduits à la préfecture de Ien-san, et après un premier interrogatoire, envoyés au juge criminel de Kong-tsiou. L’aîné eut la faiblesse d’apostasier et fut condamné à l’exil ; mais Pierre Ouen, traduit devant le gouverneur, souffrit de cruelles tortures dans trois interrogatoires, sans faiblir un seul instant, et mourut glorieusement en prison, la nuit qui suivit la dernière question, environ quinze jours après son arrivée à Kong-tsiou, dans les premiers jours de la dixième lune.

Mathias Tsiang Tai-ouen-i, était aussi du village de Tek-meri. Ses parents étaient très-pauvres, et, lorsqu’il les perdit, étant encore païen, il entra d’abord comme domestique ou homme de peine dans différentes maisons ; puis, lassé de sa misère, finit par se joindre à une troupe de comédiens ambulants. Mais ayant eu le bonheur d’embrasser la religion, il quitta de suite sa vie licencieuse, renonça à ses mauvaises habitudes, particulièrement à l’ivrognerie, et alla travailler à la fabrique chrétienne de Sol-tei, au district de Keum-san, où il pratiqua pendant quelque temps avec beaucoup de ferveur. Il était ensuite tombé dans le relâchement, il avait même pris une concubine sans cesser toutefois entièrement ses pratiques religieuses, lorsque sa femme légitime étant venue à mourir, il se maria avec sa concubine, et se remit avec zèle à l’exercice de la prière quotidienne, faisant une sévère et continuelle pénitence de ses égarements passés. Il fut pris, vers la huitième lune, à Eu-sil, district de Ien-san, où il avait fui, et conduit à Kong-tsiou. Il supporta courageusement de violents supplices, et quoique les tortures de la faim et de la soif, lui eussent arraché, un instant, quelques signes d’apostasie, il se rétracta presque aussitôt, grâce aux exhortations de ses compagnons de captivité, et redevint plus ferme que jamais.

Réuni dans la prison à Paul Hoang, il partagea les mêmes souffrances, et tous deux méritèrent d’être ensemble condamnés à mort. Quand ils se rendirent au supplice, la foule les poursuivait de sarcasmes et de plaisanteries grossières ; mais Mathias, sans changer de couleur, et sans perdre son calme, leur répondit à haute voix : « Vous ne devriez pas rire, mais bien plutôt pleurer, car c’est votre sort et non pas le nôtre qui est réellement misérable. » Tous deux furent décapités ensemble, le 19 de la dixième lune de cette année kiei-iou, 1813. Paul avait cinquante-neuf ans.

À ces trois noms, il faut ajouter celui d’un autre confesseur de la foi, auquel Dieu n’accorda pas la palme du martyre. Ioun Saing-ouen de famille noble, qui commençait à peine à pratiquer la religion, et n’avait encore appris que l’Angélus, fut aussi arrêté à la même époque, au district de Ien-san, et transféré à Kong-tsiou. Aucun supplice ne put lui arracher une parole d’apostasie, et il aurait dû partager le sort des précédents ; mais comme il s’était fait un nom par une piété filiale tout à fait extraordinaire, le gouverneur dut, d’après les usages du pays, diminuer sa peine, et le condamna seulement à l’exil dans une province du Nord. Il y resta jusqu’en 1832 ; à son retour il s’instruisit à fond de la vraie doctrine, et la pratiqua fidèlement jusqu’à sa mort.

Tous les autres chrétiens prisonniers ayant été relâchés ou exilés, cette affaire n’eut pas d’autres suites.


Le peu de succès du précédent voyage de Péking avait affligé les chrétiens, sans leur ôter l’espérance, et les principaux d’entre eux voulaient, à l’ambassade suivante, faire une nouvelle tentative. Mais, plusieurs personnes qui avaient contribué à la première, refusèrent cette fois leur concours, et la difficulté de se procurer des fonds occasionna un retard considérable. Toutefois, en frappant à de nouvelles portes, tant à la capitale que dans les provinces, on parvint à recueillir de quoi subvenir aux frais d’une seconde expédition, et Jean Ni Ie-tsin-i, s’exposa de nouveau aux fatigues et aux périls de cette longue route. Il partit à la fin de l’année 1813, et cette fois encore, par une protection spéciale de Dieu, il arriva sans accident à Péking. Mais les désirs de la chrétienté coréenne ne purent être satisfaits. L’évêque de Péking était toujours dans les mêmes embarras qu’auparavant, et non-seulement il ne put pas envoyer de prêtre, mais il n’osa pas même en promettre un pour plus tard.

Depuis son retour de ce voyage, Jean Ni Ie-tsin-i ne paraît plus d’une manière saillante dans l’histoire de la chrétienté. Il avait eu l’honneur de renouer les relations avec l’église de Chine. Là, semble-t-il, s’est bornée sa mission, et désormais il n’aidera plus ses frères que par ses exemples et ses exhortations. Dieu, pour augmenter sa vertu, permit qu’il fût cruellement éprouvé en 1815, où il perdit coup sur coup, dans l’espace de trois mois, sa mère, sa femme, son frère, sa belle-sœur et un neveu. Il mourut tranquillement en 1830, à Eug-i, district de Iang-tsi.

Jean Kouen Kei-in-i qui avait, lui aussi, fait tant de démarches, pris tant de soins, et subi tant de fatigues pour procurer de nouveaux prêtres à la Corée, fut vivement affecté de l’insuccès de ce second voyage. « C’est de ma faute, disait-il souvent ; je suis un trop grand pécheur, je ne puis attirer les regards favorables de Dieu, et il refuse d’écouter mes continuelles prières. » Il était allé s’établir dans les montagnes, pour pouvoir plus librement s’occuper des affaires de la chrétienté. Quelque temps après le retour de Jean Ni, il dit à ceux qui étaient près de lui : « Je ne suis pas loin de ma dernière heure. » En effet, il tomba bientôt gravement malade, et mourut à la troisième lune de l’année kap-sioul (1814), à l’âge de quarante-sept ans.

Cette même année, Pie Kim Tsin-ou termina son orageuse carrière. Né à Sol-moi, au district de Mien-t’sien, d’une famille honnête, il s’était livré passionnément aux superstitions, à la magie, et à la géoscopie. Il avait environ cinquante ans quand il entendit parler de la religion chrétienne pour la première fois ; mais son cœur, uniquement désireux des honneurs, des richesses et des plaisirs de ce monde, resta alors sourd à la voix de la grâce. Ayant obtenu une petite fonction près du gouverneur de la province, il résista encore longtemps aux sollicitations de son propre fils. À la fin cependant, son âme fut gagnée à Jésus-Christ ; il donna sa démission, rompit avec ses amis païens, et se mit à pratiquer avec ferveur. Traduit une première fois devant les tribunaux, en 1791, il confessa courageusement la foi. Ayant échappé alors, on ne sait trop comment, il fut successivement repris et relâché quatre ou cinq fois, et eut à subir des interrogatoires et des tortures à Hong-tsiou, à Tsien-tsiou et à Kong-tsiou. On croit que pendant la grande persécution, il n’évita la mort qu’en prononçant la formule d’apostasie.

Envoyé en exil à cette époque, il fut, peu après son retour, arrêté de nouveau en 1805, et conduit à la préfecture de Hai-mi, où, cette fois, il se conduisit en véritable chrétien. Il ne fut pas condamné à mort, mais les affaires traînant en longueur, il resta en prison, sans jugement, pour un terme indéfini. Son caractère grave et digne lui attira le respect et l’estime des prétoriens et des geôliers, et il pratiquait sa religion au su de tout le monde. Enfin, après dix ans de réclusion supportée avec une patience exemplaire, il mourut à l’âge de soixante-seize ans, le 20 de la dixième lune. On ne sait pas au juste s’il succomba de maladie, de faim, ou sous les coups ; mais les longues persécutions qui avaient précédé sa mort, ont rendu son souvenir cher à toute la chrétienté. Parmi ses descendants nous compterons plusieurs martyrs, entre autres le premier prêtre coréen André Kim.

Mentionnons aussi la fin édifiante de Siméon Iou Koun-mieng-i, noble de province, originaire de So-iak-kol, au district de Mien-t’sien. Son caractère était naturellement doux et bon. Il parlait peu, et n’avait jamais à la bouche de paroles inutiles et mondaines ; aussi l’appelait-on l’excellent homme, ou, encore, le fils pieux, à cause de sa belle conduite envers ses parents et des soins assidus qu’il leur prodiguait. Après leur mort, aux jours marqués pour les sacrifices, il redoublait de zèle, et tous les voisins disaient : « Il n’y a personne pour remplir, comme lui, les devoirs de la piété filiale. » Ayant émigré à Hoang-mo-sil, district de Teksan, il y fut instruit de la religion et l’embrassa, à l’âge de cinquante-neuf ans. Depuis ce jour, il abandonna les superstitions païennes, et ne sut plus que servir et honorer Dieu. Baptisé par Louis de Gonzague Ni Tan-oueni, qui faisait alors l’office de prêtre au Nai-po, il se montra toujours le modèle de ses frères, partageant tous ses revenus avec les pauvres et les malheureux. Il donna la liberté à ses esclaves, et fit sa principale occupation d’instruire et d’exhorter les nombreux chrétiens qui venaient chez lui. Il fut pris à la cinquième lune de l’année sin-iou (1801), et mis plusieurs fois à la torture, qu’il supporta avec constance. Plus tard, il eut la faiblesse de déclarer où étaient ses livres de religion ; mais il ne voulut jamais dénoncer aucun chrétien, et refusa jusqu’à la fin de donner le moindre signe d’apostasie. Condamné à l’exil dans une province éloignée, il resta fidèle à ses exercices, témoignant seulement le regret de n’avoir plus aucun livre de religion. Enfin, après de longues souffrances courageusement endurées, il mourut en faisant sa prière, à genoux, assis sur ses talons, à la grande surprise et admiration des habitants du lieu. Il avait quatre-vingt-deux ans.

Telle est l’histoire des treize années qui suivirent la première persécution générale. Dans cet intervalle, l’Église de Corée s’est reformée ; les fidèles presque anéantis, se sont relevés ; ils ont recommencé à s’instruire, à s’organiser ; ils ont donné au ciel de nouveaux martyrs ; ils ont renoué les relations avec le clergé de Chine, et avec le Saint-Siège ; enfin ils ont conquis de nouveaux frères et solidement établi l’Évangile dans des provinces où il était auparavant inconnu, dans le Kang-ouen, et surtout dans le Kieng-siang. Cette dernière province, l’une des plus riches du pays, souvent nommée par les indigènes la base et le fondement du royaume, est en même temps le foyer des superstitions antiques, nées du mélange du culte des ancêtres et des pratiques de la doctrine de Fo. Dans les desseins de Dieu, le temps était venu pour ces chrétientés nouvelles de recevoir le baptême de sang ; aussi, tandis qu’en 1801, la persécution avait eu pour théâtre les trois provinces de Kieng-kei, T’siong-t’sieng et Tsien-la, qui étaient alors les principaux centres des chrétiens, cette fois nous allons voir la violence de l’orage tomber tout spécialement sur les néophytes du Kang-ouen et du Kieng-siang.

CHAPITRE II.

Persécution de 1815. — Les martyrs de Tai-kou et de Ouen-tsiou.


Les disettes sont assez fréquentes en Corée, et comme ce pays, obstiné dans ses vieilles traditions d’isolement absolu, n’a presque aucune relation commerciale avec les autres peuples, et ne peut, par conséquent, recevoir aucun secours du dehors, elles y sont très-meurtrières, surtout parmi les païens. Nous disons : surtout parmi les païens, car soit par la protection spéciale de Dieu, soit à cause de la charité plus grande qui règne entre les chrétiens, c’est un fait avéré que, toute proportion gardée, ces derniers meurent de faim en beaucoup moins grand nombre que leurs compatriotes idolâtres. Or, la récolte de 1814 ayant manqué à peu près complètement, une famine épouvantable, telle que de mémoire d’homme on n’en avait jamais vu, désola toutes les provinces du royaume. Le peu de grain que l’on avait recueilli fut consommé pendant l’hiver, et, au printemps, le pays entier présenta un spectacle affreux. Beaucoup périssaient chez eux dans les tortures de la faim, et grand nombre aussi tombaient et expiraient sur les routes où le besoin les avait fait s’aventurer.

Au milieu de tant de maux, un misérable traître nommé Tsien Tsi-sou-i, se mit dans l’esprit de vivre aux dépens des chrétiens. S’en allant de village en village, dans la province de Kieng-siang, il mendiait de l’argent, des habits et des vivres. Les fidèles lui donnèrent aussi longtemps qu’ils le purent, et probablement beaucoup, eu égard à leur misère. Mais bientôt toute ressource ayant été épuisée, les aumônes diminuèrent, et peu satisfait de ce qu’il recevait, Tsien Tsi-sou-i conçut le dessein de dénoncer les chrétiens, tant par vengeance, que pour pouvoir les piller impunément, et s’approprier sans obstacle leur petit avoir. Il savait très-bien que la famine donne plus de force à tous les mauvais instincts, et se sentait sûr à l’avance de trouver de l’appui chez les satellites dont la cupidité ne manquerait pas d’être excitée par l’appât d’un pillage considérable et impuni. Il alla donc faire sa dénonciation, qui fut reçue avec beaucoup de joie par le mandarin et ses gens, et comme tous connaissent l’usage des chrétiens de revenir chez eux pour célébrer les grandes fêtes, on décida que le premier coup serait frappé inopinément le jour de Pâques, qui tombait cette année le 22 de la deuxième lune.

Ce jour arrivé, alors que les chrétiens réunis chantaient ensemble à haute voix les prières habituelles, le traître se mit à la tête des satellites, et ils envahirent tout à coup le village de Morai-san, au district de T’sieng-song. Les chrétiens qui ne s’attendaient nullement à la persécution furent étrangement surpris, et, croyant d’abord avoir affaire à des brigands, commencèrent, sous la conduite de Joseph Ko, homme agile et vigoureux, à repousser la force par la force ; mais aussitôt qu’ils surent que ces hommes étaient des satellites envoyés officiellement par le mandarin, toute résistance cessa, et Joseph Ko lui-même, devenu doux comme un agneau, se laissa saisir le premier. Un grand nombre de chrétiens furent pris dans cette expédition, et conduits au tribunal de Kieng-tsiou d’où dépendait leur district. Quelques jours après, d’autres satellites tombèrent à l’improviste sur le village de Merou-san, district de Tsin-po, et firent de nombreux prisonniers, qu’on déposa à la préfecture criminelle d’An-tong.

Ces tristes nouvelles se répandirent bientôt de tous côtés. La terreur se mit parmi les chrétiens, et comme il arrive toujours dans de semblables circonstances, les uns prirent la fuite, et cherchèrent un asile dans d’autres provinces ; les autres n’ayant pas le moyen de fuir, demeuraient dans leurs villages, attendant dans des transes continuelles l’heure de leur arrestation, passant le jour dans les forêts ou sur les montagnes, revenant furtivement chez eux pendant la nuit pour préparer quelque nourriture, et regagnant de suite les retraites des bêtes fauves, moins redoutables à leurs yeux que les satellites des mandarins. De tous côtés, des saisies nombreuses furent faites, et bientôt les prisons regorgèrent de chrétiens.

À Kieng-tsiou, les supplices et la faim amenèrent l’apostasie de beaucoup de néophytes qui furent, en conséquence, relâchés immédiatement. Mais leurs compagnons montrèrent plus de courage, et confessèrent hardiment le nom de Jésus-Christ. La tradition rapporte que sept d’entre eux, consumés par la faim, ou tués par les tortures, expirèrent en prison dans le cours de la troisième lune, avant qu’on eût pu les transférer à un tribunal supérieur. C’étaient : Paul Pak, père de Pak T’sioun-t’sieng-i ; Jean Pak Koan-sie, son cousin germain, lequel, veuf et nouvellement converti, ne fut baptisé que pendant la persécution ; Ko-san Kim Sie-pang, oncle maternel de Paul, ainsi appelé parce qu’il venait du district de Ko-san ; Kim Sa-ir-i de la province de Kieng-siang ; et trois autres dont les noms ne nous ont pas été conservés. Cependant, comme il n’y a ni témoins oculaires, ni documents écrits, concernant ce qui s’est passé alors dans cette partie reculée de la province de Kieng-siang, nous n’osons rien affirmer positivement. Les prisonniers qui, constants dans leur confession de foi, survécurent à la faim et aux tortures, furent bientôt envoyés à la grande ville de Tai-kou, chef lieu de la province. C’étaient André Sie avec sa femme Barbe T’soi, et son beau-fils François T’soi Ie-ok-i ; Alexis Kim Si-ou-i ; Pierre Ko et son frère cadet Joseph Ko ; et enfin Agathe-Madeleine Kim. Disons quelques mots de chacun d’eux.

Nous ne savons rien sur André Sie, grand-père maternel des Pak de San-kol, sinon qu’après avoir supporté les supplices avec une constance inébranlable, il mourut en prison avant l’exécution de la sentence capitale portée contre lui. Sa femme Barbe Tsoi, plus connue des chrétiens sous le nom de veuve Sie, était, dit-on, originaire de Hannai-tsang-pel, district de Hong-tsiou. Elle avait un extérieur agréable, un caractère doux et patient, et se faisait remarquer par une vertu peu commune. Convertie dès avant 1801, elle perdit son premier mari et épousa en secondes noces André Sie. Prise le jour de Pâques, elle eut, au moment même de son arrestation, à supporter de violentes tortures ; ce qu’elle fit courageusement. Un peu plus tard, elle fut si horriblement maltraitée par les coups du bâton triangulaire, que, de retour à la prison, elle semblait faiblir dans sa résolution, et pencher vers l’apostasie. Son beau-fils François T’soi vint alors à son aide, la consolant, l’exhortant à ne pas manquer une si belle occasion, lui parlant avec émotion du bonheur qu’ils auraient de donner ensemble leur vie pour Dieu. Il fit si bien que toute tentation disparut, et qu’à dater de ce jour elle demeura ferme au milieu des diverses tortures. On la transféra à Tai-kou avec les autres confesseurs.

François T’soi Ie-ok-i, connu de plusieurs sous le nom de Tsin-kang-i, son nom d’enfance, était beau-fils des époux ci-dessus. Natif de Tarai-kol au district de Hong-tsiou, il se convertit avec sa mère, et vint habiter dès lors dans les montagnes de Mou-sieng-san. Lorsqu’il apprit le séjour du P. Tsiou à la capitale, il s’y rendit avec sa mère et sa sœur ; sa mère put participer aux Sacrements, et recevoir l’Extrême-Onction à l’heure de la mort. Sa sœur resta ensuite à Séoul, chez Augustin Tieng, tandis que lui se retira en province. Il avait d’abord eu l’intention de vivre dans le célibat, mais l’exemple de son cousin germain, et les exhortations de quelques autres parents le firent changer d’avis, et il se maria à la fille d’André Sie. Depuis, il regretta souvent de n’avoir pas persisté dans son premier projet, ce qui ne l’empêchait nullement de vivre en très-bonne intelligence avec sa femme et toute sa famille. Lors de son arrestation, il dit à ses compagnons de tout rejeter sur lui dans les interrogatoires que le mandarin allait leur faire subir, et fut, en conséquence, torturé plus violemment que les autres ; mais toujours humble et ferme, il ne se démentit pas un instant. Conduit à Tai-kou, il eut à supporter coup sur coup des supplices si atroces que plusieurs fois il en perdit connaissance, sans que sa ferveur et son courage fussent ébranlés. Il avait été condamné à mort, mais avant le jour marqué pour l’exécution, il mourut en prison sous les coups, ou des suites de ses blessures, pendant la cinquième lune de l’année eul-hai (1815). Il était âgé d’un peu plus de trente ans.

Alexis Kim Si-ou-i ou Si-ou-tsai, de la branche des Kim de Nien-san, était d’une famille noble du district de T’sieng-iang. Il avait un caractère bon et patient, et pratiquait la religion avec une ferveur remarquable, mais ayant tout le côté droit paralysé, il vivait très-pauvrement et n’avait pu se marier. Il allait de côté et d’autre chez les chrétiens qui le soutenaient de leurs aumônes. Assez instruit et plein d’adresse, comme il ne pouvait écrire de la main droite, il se servait de la gauche pour copier des livres, et se procurer ainsi quelques ressources. Non content d’expliquer les vérités de la religion aux chrétiens toutes les fois qu’il le pouvait, il instruisit et convertit beaucoup de païens ; aussi jouissait-il dans le pays d’une grande réputation de piété et de science. Il avait suivi les chrétiens à Morai-san, et fut témoin de l’arrestation opérée le jour de Pâques, mais n’ayant pas été pris lui-même, il se mit à pleurer. « Qu’as-tu donc à pleurer, lui dirent les satellites ? — Moi aussi, je suis chrétien, répondit-il, mais parce que je suis estropié, vous ne voulez pas m’emmener. C’est ce qui me fait verser des larmes. — Oh ! reprirent les satellites, si tel est ton désir, viens aussi avec nous. « Et aussitôt il les suivit d’un air joyeux. Traduit devant le tribunal de Kieng-tsiou, il eut, malgré son état de maladie, de fréquents supplices à endurer, et sa constance fit l’admiration des juges. Transféré à Tai-kou, il fut cité d’abord devant le juge criminel, puis devant le gouverneur qui lui dit : « On prétend que tu adores Jésus ; mais ce Jésus, qu’est-ce autre chose qu’un homme mort sous les coups de ceux qui l’ont crucifié ? Or, quelle raison pour adorer un homme tué par d’autres, et qu’y a-t-il de si beau dans sa mort ? » Alexis répondit : « Pendant une inondation de neuf années, le roi Ha-ou-si ne cessa de parcourir le pays, et de l’aire de nombreuses tentatives pour sauver son peuple, et, par trois lois, venant à passer vis-à-vis de la porte de son palais, il refusa d’y entrer. Niera-t-on que cette conduite fut admirable ? Aussi ce roi, qui, après tout, n’avait en vue que le salut matériel de ses sujets, est-il resté célèbre dans tous les âges. Notre Seigneur Jésus-Christ a souffert et il est mort, lui, pour sauver les âmes de tous les hommes de toutes les parties de l’univers. Mériterait-il le nom d’homme celui qui ne servirait pas un tel bienfaiteur ? Donc, vous aussi, gouverneur, vous devez remercier et adorer Jésus, et embrasser sa religion. » Le gouverneur confus, outré de colère, commanda de lui imposer silence en lui brisant la mâchoire, et fit redoubler les tortures.

Alexis, fidèle dans la confession de son Dieu, fut condamné à mort, signa sa sentence, et revint en prison attendre tranquillement le jour du supplice. Ne pouvant pas, comme les autres prisonniers, faire des souliers de paille, il fut bientôt sans ressources, et comme il n’avait rien à donner à la femme qui apportait la nourriture, celle-ci lui en fit des reproches, et le laissa manquer de tout. Affaibli par les supplices et dévoré par la faim, il mourut dans la prison, environ deux mois après son arrivée à Tai-kou, à la cinquième ou sixième lune de cette année 1815. Il avait trente-quatre ans. Son infirmité, son adresse, ses talents, son courage à défendre l’Évangile devant les juges, et surtout son état de virginité l’ont rendu cher aux chrétiens de ce pays, et ils citent encore son nom, comme une des gloires de leur Église.

Les deux frères Joseph Ko Ie-pin-i, et Pierre Ko Sieng-ir-i, étaient du village de Piel-am, district de Tek-san. Instruits de la religion par leurs parents, ils la pratiquèrent dès l’enfance ; mais Pierre avait le caractère assez violent, et tout le monde le craignait, tandis que son frère était généralement aimé pour son bon naturel. Tous deux, au reste, se faisaient également remarquer par une piété filiale peu commune, et pendant huit mois que dura la maladie de leur père, tous les jours ils priaient pour lui avec beaucoup de ferveur. Leur bonne harmonie, leur assiduité à la lecture et à l’exhortation, édifiaient tous les chrétiens. Pierre Ko, arrêté une première fois en 1801 à Tsie-kouri-kol, au district de Ko-san, et conduit à Tsien-siou, après avoir d’abord confessé courageusement sa foi, succomba à la tentation de se conserver la vie, apostasia et fut mis en liberté. Depuis il regrettait vivement sa faute et répétait souvent : « Il me faut un coup de sabre pour faire pénitence de cet énorme crime. » Dans la suite, il émigra avec son frère à Morai-san, où ils furent pris tous les deux le jour de Pâques, comme nous l’avons rapporté. Inébranlables dans les supplices, ils furent envoyés ensemble à Tai-kou, et méritèrent par leur constance d’être condamnés à mort pour Jésus-Christ.

Agathe-Madeleine Kim, belle-sœur de Paul Pak dont nous avons parlé, était née à Eun-tsai, district de Siang-tsiou, province de Kieng-siang. Après sa conversion, elle se réfugia à Morai-san, où elle fut arrêtée en compagnie des autres chrétiens, et subit, à plusieurs reprises, avec un courage remarquable, les interrogatoires et les tortures. « Ignorante que tu es, lui disait le mandarin, pourquoi veux-tu donc mourir ? — Il n’est personne, répondit-elle, si vil et si ignorant qu’il soit, qui puisse méconnaître les bienfaits du Dieu créateur, et oser le renier. » Sa constance ne s’étant point démentie, elle fut transférée au tribunal de Tai-kou, avec les autres confesseurs.

En résumé, parmi les chrétiens saisis à Morai-san le jour de Pâques, et conduits au tribunal de Kieng-tsiou, si beaucoup nous ont affligés par leur faiblesse, nous avons eu la consolation devoir un certain nombre de fidèles serviteurs de Jésus-Christ. Plusieurs ont déjà terminé leur carrière de souffrance, et il n’en reste à Tai-kou que quatre, tous condamnés à mort, mais ne sachant à quel moment on exécutera leur sentence. De nouveaux compagnons vont leur être adjoints.


On n’a pas oublié que peu de jours après la capture des néophytes de Morai-san, ceux de Me-rou-san avaient été arrêtés à leur tour, et traînés devant le mandarin d’An-tong. Leur histoire offre un spectacle analogue. À côté de nombreuses et déplorables apostasies, nous rencontrons également de courageux confesseurs, dont la constance semble rehaussée par la chute de leurs frères.

C’est d’abord Kim Mieng-siouk-i, natif du district de Hong-tsiou, converti dès avant 1801. Sa pauvreté l’avait forcé alors d’émigrer au district de Ien-pong, près des chrétiens ; mais ceux-ci ayant été pris et conduits à la capitale pendant la grande persécution, Mieng-siouk-i s’enfuit au district de Tsin-po. C’est là qu’il vivait en 1815. Sa femme était morte depuis longtemps, et il n’avait avec lui que son fils Tsiang-pok-i, âgé de dix-neuf ans, non encore marié, et une fille à peine parvenue à l’âge nubile. Pleins de ferveur, le père et le fils se plaisaient à faire beaucoup d’aumônes, et à pratiquer toutes sortes de bonnes œuvres. À l’arrivée des satellites, les trois membres de cette famille furent trouvés ensemble et conduits à An-fong. Peu après, la jeune fille fut ravie par un prétorien, et jamais depuis on n’a pu savoir ce qu’elle était devenue. Mieng-siou-ki et son fils subirent avec joie les tortures, et leur foi ne se démentit pas un seul instant. Consumés en peu de temps par la faim et les supplices, ils moururent tous deux, dans cette même prison d’An-tong, vers la troisième lune de l’année 1815. Mieng-siouk-i avait alors cinquante-un ans. Ces deux confesseurs n’ayant été baptisés que pendant la persécution, leur nom de baptême est inconnu. C’était dès lors un usage chez les chrétiens de baptiser, au moment des persécutions, à peu près tous les catéchumènes, afin de ne pas les laisser exposés à mourir sans ce sacrement ; et nous voyons que dans cette même année 1815, le catéchiste Ambroise Kim dont nous parlerons plus loin, donna le baptême à tous ceux qui le demandèrent, qu’ils fussent ou non instruits des vérités de la religion.

Nous devons citer aussi les deux frères T’soi, André et Martin. André T’soi, avait été arrêté le premier, au district de Tsin-po, par les satellites de cette ville. Il resta un mois dans cette prison et y subit quatre ou cinq fois le supplice de la question, sans manquer à la fidélité qu’il devait à Dieu. Transféré ensuite devant le juge criminel d’An-tong, il fit preuve de la même constance et, après des tortures atroces, fut reporté presque mourant à la prison par les geôliers. C’est alors que son frère cadet Martin, qui par dévotion avait fait vœu de chasteté, apprit son arrestation, et vint le trouver pour le consoler et le servir. André était censé recevoir de la préfecture une ration de dix poignées de riz par jour ; mais à cause de la disette, tout était soustrait par les satellites et les geôliers, et presque rien ne lui parvenait. Martin, pour conserver la vie à son frère aîné, se présenta devant le mandarin, lui fit connaître les fraudes dont son frère était victime, et obtint que la ration désignée lui fût remise exactement. Les satellites, furieux de se voir ainsi frustrés de leurs profits illicites, dirent à Martin : « Tu nous as volés, malheureux coquin ; à cause de toi, nous n’y tiendrons pas ; mais ne serais-tu pas chrétien aussi par hasard ? » Martin répondit affirmativement ; les satellites se dirent alors entre eux : « Puisqu’il est chrétien, pourquoi ne pas nous défaire de lui ? Nous ne risquons rien. » Et ils se mirent à le frapper avec les pieds d’une manière atroce, et pendant fort longtemps. Ceci se passait le soir, pendant la troisième lune ; vers la fin de la nuit, Martin expira. Il était âgé de cinquante-six ans. André, resté à la prison, y supporta avec un courage admirable des souffrances et des privations sans nombre, et y mourut de faim, vers la onzième lune de cette même année.

On assure également qu’un chrétien, nommé Pak, fut, à cette époque, arrêté avec sa femme dans ce même district de Tsin-po, que tous deux confessèrent résolument la foi, sans se laisser ébranler par les supplices, et de tribunal en tribunal arrivèrent jusqu’à celui de Tai-kou, où ils moururent en prison. Mais nous ne savons rien de leur vie, ni des circonstances de leur mort.

Faisons connaître maintenant les principaux confesseurs qui d’An-tong furent envoyés à Tai-kou rejoindre leurs frères de Kieng-tsiou, et eurent plus tard l’honneur de partager leur triomphe. Ce sont : Anne Ni, François Kim, Jacques Kim et André Kim.

Anne Ni, était du village de Nop-heun-moi, au district de Tek-san. Elle descendait d’une famille noble, et nous aurons à parler plus tard de son père Ni-Sieng-sam-i, mort en 1827, dans la prison de Tsien-tsiou. Douée des plus belles qualités du corps et de l’esprit, elle pratiquait la religion avec une ferveur peu commune, et avait résolu de garder la virginité. Mais bientôt le fait fut remarqué des païens ; ils se plaignirent, et sa famille ne pouvant plus tenir contre les mille vexations qu’on suscitait à son sujet, elle se résolut à fuir et à se retirer dans une maison éloignée, où vivaient quelques vierges réunies en une espèce de petite communauté. Un batelier chrétien, du nom de Pak, se chargea de l’y conduire. Mais quand elle fut en son pouvoir, il lui fit violence, et, comme il n’était pas marié, l’épousa de force. Malgré sa désolation, Anne se résigna. Elle eut de ce mariage un enfant qu’elle nomma Tsiong-ak-i, et peu d’années après, étant devenue veuve, elle continua à remplir fidèlement tous ses devoirs. Arrêtée par les satellites de Tsin-po, en 1815, elle fut mise à la question dans cette ville, puis, grâce à sa constance, envoyée au tribunal supérieur de Tai-kou. Là, après de nouvelles tortures courageusement supportées, elle fut condamnée à mort.

On s’étonnera peut-être qu’Anne ait ainsi consenti à vivre avec un pauvre batelier. Mais outre que nous ne connaissons pas tous les détails de cet enlèvement, nous ferons remarquer qu’il y a dans ce pays un proverbe odieux, fondé sur les mœurs, et passé dans les usages nationaux, portant que toute femme qui n’est pas sous puissance de mari ou de parents appartient au premier occupant. Or, Anne ayant quitté la maison paternelle, se trouvait dans ce cas ; le batelier l’avait réduite en sa possession, et un procès n’eût abouti à rien. Il eût fallu, pour échapper à cet homme, subir force mauvais traitements, s’exposer peut-être à la mort ; et puis, sortie de là, où aller ? En chemin elle fût devenue la proie de quelque autre bandit. Elle pensa donc qu’après avoir perdu son honneur et sa virginité, le mieux pour elle était de se taire, et de contracter mariage avec ce chrétien, puisqu’elle le pouvait licitement. Du reste, en Corée, comme dans tous les pays non chrétiens, où l’avilissement et le mépris de la femme sont, pour ainsi dire, de droit naturel, les femmes elles-mêmes partagent l’opinion générale. Elles ne se croient ni droits, ni responsabilité, et dans des cas analogues à celui-ci, elles se regardent réellement comme enchaînées, et ne conçoivent pas la possibilité de se délivrer. Les exemples en sont nombreux. Inutile d’ajouter que ces usages et ces idées n’ont plus guère cours parmi les fidèles, et l’on a vu un certain nombre de veuves chrétiennes, enlevées par des païens, braver même la mort, et réussir, par leur résistance acharnée, à se soustraire aux ravisseurs.

François Kim Kieng-sie était né d’une famille honnête et riche, au village de Ie-sa-ol, district de Niei-san. Dès sa jeunesse, il s’appliqua à l’étude des lettres, et son père, André Kim Koangouk-i, fervent chrétien, lui donna lui-même une instruction très-solide. André ayant été pris à la persécution de 1801, profita de toutes les occasions pour recommander à sa famille de suivre ses traces, de s’exercer à la charité envers Dieu et le prochain, de vivre en bonne harmonie entre eux et avec les voisins, et de servir Dieu et sauver leur âme par la pratique de la mortification ; après quoi il fut décapité, comme nous l’avons vu plus haut. La ferveur de François ne fit qu’augmenter dès lors de jour en jour. Animé d’une sainte émulation pour suivre l’exemple de son père, et méprisant toutes les choses temporelles, il abandonna ses biens et se retira dans les montagnes Il-ouel-san, au village de Koteun-tsiang-i, district de Ieng-iang, province de Kieng-siang. Arrivé là, il vécut de racines et de glands, et depuis ce temps garda une perpétuelle continence. Chaque année, pendant le carême, il observait un jeûne rigoureux, et se livrait à toutes les pratiques de mortification. Il fit tant d’efforts pour dompter son caractère naturellement emporté, qu’il devint bientôt un modèle de douceur et de patience.

À la troisième lune de l’année 1815, le traître Tsien Tsi-sou-i, accompagné des satellites d’An-tong, vint inopinément l’arrêter. François se trouvait alors sur la montagne à travailler ; les satellites lui ayant crié de descendre, il dit à son fils Moun-ak-i : « Pour moi, je dois me rendre, c’est l’ordre de Dieu ; mais toi, ne viens pas avec moi. Veille sur toute la famille, et surtout prends bien soin de ta grand’mère. » Puis il descendit tout joyeux, traita généreusement les satellites et le traître lui-même, fit ses adieux à sa mère en la suppliant de ne pas trop s’affliger et la consolant par de bonnes et douces paroles. Ensuite, s’adressant à sa femme, il lui recommanda d’être bien soumise à sa mère et de la bien soigner, de bien instruire ses enfants, et enfin de marcher sur ses traces. Après quoi, il suivit les satellites d’un air gai et souriant, Arrivé à la ville d’An-tong, il y subit un premier interrogatoire, et peu de jours après, tut conduit à Tai-kou. Sa courageuse persévérance dans les supplices déconcerta les juges, et il fut bientôt condamné à mort.

Jacques Kim Hoa-tsioun-i, sur lequel il nous reste peu de documents, était d’une famille de Souta-ni, district de Tsieng-iang. D’un caractère doux et résigné, il savait cependant montrer une grande énergie quand il s’agissait du service de Dieu et du salut de son âme, et, fidèle observateur des règles de l’Église, se faisait remarquer par son assiduité à la prière et aux lectures pieuses. Arrêté, on ne sait en quel lieu, en 1815, il fut conduit à la préfecture d’An-tong, où résistant à toutes les sollicitations et à toutes les promesses des mandarins, aussi bien qu’aux violents supplices qu’on lui infligea, il mérita d’être envoyé à Tai-kou, et comdamné à mort.

Enfin, André Kim Kiei-ouen-i, nommé aussi Tsiong-han-i, était du village de Sol-moi, au district de Mien-t’sien, et fils de Pie Kim, dont nous avons raconté la vie. Docile aux instructions de ses parents, il apprit, dès l’enfance, à servir et honorer Dieu. Les persécutions continuelles auxquelles son père fut en butte pendant plus de vingt ans, formèrent son jeune cœur à l’école du malheur, et le détachant de tout ce qu’il y a de séduisant dans le monde, fortifièrent sa foi, développèrent les germes de vertu qu’il avait reçus du ciel, et le préparèrent aux dures épreuves qui lui étaient réservées. André dont la famille était ainsi poursuivie et proscrite, se vit bientôt obligé de quitter ses parents, ses amis, et les tombeaux de ses pères. Il alla donc s’établir dans un pays inconnu, tout au fond des montagnes, à Ou-lien-pat, district d’An-tong, province de Kieng-siang. Là, il resta caché pendant dix-sept ans, uniquement adonné aux œuvres de charité, assidu à la prière, aux lectures pieuses et, à tous ses devoirs. En carême, il jeûnait habituellement tous les jours, sans parler des autres mortifications ordinaires qu’il s’imposait. Sa nourriture habituelle était du millet cuit assaisonné de sel, et quand il ne pouvait s’en procurer, il se contentait de feuilles d’arbres, de glands, de racines ou légumes sauvages, sans jamais se donner la peine de rechercher quelque nourriture plus solide et plus agréable au goût. Toujours égal à lui-même, toujours rempli d’une sainte joie au milieu des peines de la vie, il avait pour principale occupation, pendant le jour, de transcrire des livres de religion, afin d’en répandre partout des copies, et le soir, il se livrait à l’instruction des chrétiens avec un si grand zèle que souvent il prolongeait ses entretiens au delà du milieu de la nuit. Jaloux aussi de répandre la foi parmi les infidèles, il en instruisit et convertit un grand nombre, autant par l’efficacité de ses prières et de ses exemples que par la force de ses paroles.

Tel était André, quand il fut arrêté par les satellites d’An-tong, le 23 de la quatrième lune, et conduit devant le mandarin de cette ville. Celui-ci s’efforça d’abord d’obtenir de lui une parole d’apostasie ; mais, n’y ayant pas réussi, il le fit mettre en prison, puis, deux jours après, sur l’ordre du gouverneur, lui fit administrer la bastonnade sur les jambes, et l’expédia à Tai-kou. André arrivait à la porte de ce tribunal, quand il rencontra une chrétienne qui en sortait, et s’en allait seule et libre. Étonné à cette vue, il lui demanda de quoi il s’agissait ; elle lui répondit qu’elle venait d’apostasier pour éviter la mort. C’était Agathe-Madeleine Kim que nous avons vue si ferme dans les supplices au tribunal de Kieng-tsiou, et qui, arrivée à Tai-kou, vaincue enfin par la violence des tourments, avait eu la faiblesse de renier sa foi. André lui dit en soupirant : « Vous perdez là une belle occasion, et qu’attendez-vous donc pour ne vouloir pas mourir maintenant ? Vous vous en allez, mais combien d’années avez-vous donc à vivre ? » — Elle répondit : « Je suis libre, il est vrai, mais comment savoir si je ne mourrai pas aujourd’hui ou demain ? — S’il en est ainsi, reprit André, ne vaut-il pas mille fois mieux faire maintenant une bonne mort ? » Puis il continua à l’exhorter par des paroles énergiques, si bien que touchée de la grâce, elle ouvrit les yeux, et rentra immédiatement avec lui. En vain les satellites l’insultent, la frappent, la repoussent, et font tous leurs efforts pour l’empêcher de pénétrer jusqu’au mandarin. Agathe saisissant un bon moment, se glisse, arrive devant lui et s’assied. Celui-ci la reconnaît et lui dit : « Je t’avais relâchée, pourquoi reviens-tu donc encore ? » Elle répond : « Tout à l’heure, trop faible pour supporter les supplices, j’ai renié mon Dieu, mais en cela j’ai commis un crime énorme, je m’en repens et je reviens devant vous. Faites-moi mourir si vous voulez, mais je suis maintenant plus chrétienne que jamais. » Le mandarin la traita de folle et la fit chasser, mais elle parvint à revenir près de lui, et rétracta de nouveau, à haute voix, son apostasie. Le mandarin, irrité, la fit lier et battre d’une manière si atroce que, les chairs tombant en lambeaux, tous les os furent bientôt mis à nu. Agathe ayant perdu connaissance, fut transportée à la prison et mourut en y entrant. C’était au commencement de la cinquième lune. Elle avait près de cinquante ans.

Interrogé à son tour, André répondit avec calme et fermeté. En vain le mandarin le fit mettre à la question et fustiger cruellement, la constance du martyr ne se démentit pas, et le juge, voyant qu’il y perdait son temps et sa peine, envoya une dépêche au gouvernement. La réponse fut qu’il fallait, à tout prix, obtenir sa soumission, et sur son refus, on le fustigea pour la troisième fois. Toujours inébranlable, il fut enfin condamné à mort, et prit la place d’Agathe à qui ses paroles venaient de faire cueillir la palme ; ainsi fut complété de nouveau le nombre primitif de sept. Ces généreux confesseurs, tous sous le poids d’une sentence capitale, attendaient chaque jour le moment de leur exécution. Mais Dieu, dans ses secrets desseins, permit qu’il y eût, nous ne savons à quelle occasion, un sursis indéfini, et ils commencèrent dès lors, dans la prison, un nouveau genre de vie. On ne les mit plus à la torture puisque leur sentence était définitive, mais ils eurent à supporter en échange les privations, la faim, et des vexations de tout genre. Pendant près de deux ans encore, nous les admirerons dans cette vie mourante, dans ce long martyre de tous les jours.


Les arrestations en masse ne semblent pas s’être renouvelées après la cinquième lune de cette année. La plupart avaient eu lieu dans la grande province de Kieng-siang, premier foyer de l’incendie, mais les dénonciations arrachées par les supplices aux malheureux chrétiens furent cause qu’on saisit aussi beaucoup de personnes dans la province de T’siong-t’sieng, et quelques-unes même dans la province de Kang-ouen. Si maintenant nous considérons que, outre les chrétiens relâchés presque immédiatement par suite d’apostasie, ou morts dans les diverses prisons de la province de Kieng-siang, il y en eut à la fois plus de cent incarcérés à Tai-kou sa métropole, il sera facile de conclure que le nombre des arrestations porté à plus de deux cents par les documents de l’époque, est loin d’être exagéré. Les lettres qu’André Kim écrivit de sa prison, ainsi qu’une autre relation d’un témoin oculaire, nous donnent l’assurance bien consolante qu’une grande partie des prisonniers resta fidèle à Jésus-Christ jusqu’à la mort. Plusieurs d’entre eux sont signalés aussi comme ayant fait avec talent et courage l’apologie des principaux articles de notre sainte religion, devant les différents tribunaux. La plupart périrent misérablement dans les prisons, au milieu des horreurs de la faim, ce qui se conçoit facilement quand on connaît le régime des prisons de ces pays. Certaines rations sont, il est vrai, assignées par la préfecture à ceux des prisonniers qui n’ont aucune ressource ; mais elles passent par beaucoup de mains ; chacun en soustrait quelque partie à son gré, et ce qui parvient au pauvre patient se réduit à quelques grains de riz insuffisants pour soutenir son existence. À plus forte raison, pendant une famine aussi épouvantable et aussi générale que celle de 1815, les employés subalternes, satellites, prétoriens, geôliers, fustigateurs et autres, durent-ils voler à peu près tous les vivres donnés pour les chrétiens, et cela en toute impunité, car les chrétiens étaient regardés par les idolâtres comme des êtres dégradés et indignes de faire partie de la race humaine.

Beaucoup de néophytes, pris dans la province de T’siong-t’sieng, furent renvoyés pour être définitivement jugés et punis dans leur propre préfecture ou province. Des témoins de l’époque assurent qu’une vingtaine, au moins, de ces infortunés, après s’être traînés péniblement sur les chemins pendant quelques jours, périrent de faim ou des suites de leurs blessures, les uns sur le bord des routes où les conducteurs les abandonnaient, les autres dans les auberges où le défaut d’argent ne leur permettait pas de se rien procurer. Enfin, grand nombre d’autres cédant à la tentation, rachetèrent leur vie par une honteuse défection. Ces apostats furent ou relâchés purement et simplement, ou envoyés en exil dans les diverses provinces du royaume ; en sorte que, vers le milieu de l’été, il ne restait que peu de confesseurs dans les prisons de Tai-kou.

Outre ceux dont nous avons déjà parlé, nous pouvons encore citer An T’siem-tsi, quelquefois nommé Tsi-riong-i, natif du district de Po-eun. Ayant été condamné à mort avec les autres, il mourut en prison, de faim ou de la peste, avant d’avoir pu subir sa sentence. Il était âgé d’environ cinquante ans.

Ni Ioun-tsip-i, de Ken-sa-ma-kol, n’étant encore que catéchumène, fut pris à Ou-lien-pat avec André Kim, et sans avoir apostasié, mourut, dit-on, de faim et d’épuisement.

Dans ces mêmes prisons de Tai-kou, d’autres encore gagnèrent le ciel par le même genre de martyre, mais leurs noms, oubliés des hommes, ne sont plus connus que de Dieu.


À Ouen-tsiou, capitale de la province de Kang-ouen, celui qui confessa le plus glorieusement le nom de Jésus-Christ, fut Simon Kim. Voici, sur sa vie et ses souffrances, les quelques détails qui nous restent aujourd’hui.

Simon Kim Ie-saing-i, d’autres disent Ie-sieng-i, était d’une famille honnête du district de Sie-san, province de T’siong-t’sieng. Il avait un caractère noble et courageux, et possédait une fortune considérable. Ayant été instruit de la religion avant l’arrivée du P. Tsiou, il abandonna presque aussitôt tous ses biens et ses esclaves, quitta son pays, ses parents, ses amis, et se retira avec son frère cadet Thaddée, au district de Ko-san, dans la province de Tsien-la. C’est là qu’il eut des rapports avec le prêtre, près duquel il séjourna plusieurs fois. À la persécution de 1801, il fut signalé comme un des principaux chefs des chrétiens, et de nombreux satellites furent lancés à sa poursuite. Ils circulèrent dans toutes les directions, portant avec eux son signalement, et pendant plus d’un an que durèrent les recherches, il serait difficile de rapporter toutes les privations et souffrances que Simon eut à endurer pour se dérober à leurs perquisitions. Sa femme avait été arrêtée, et elle ne fut relâchée qu’un an après, à force d’argent.

Pour se mettre mieux à l’abri, et subvenir à son existence, Simon prit le parti de se faire marchand ambulant, et s’étant à cet effet associé à des païens, il eut le courage, au plus fort de la persécution, de leur prêcher l’évangile ; il réussit même à en convertir quelques-uns. Mais ne pouvant trouver, dans cette position, le temps et la liberté de se livrer aux pratiques de piété, il l’abandonna bientôt, et se retira à Me-rou-san, dans la province de Kieng-siang, pour s’adonner à la culture. Il y fut suivi par quelques-uns de ses prosélytes qui, émigrant avec leurs familles, y formèrent avec lui un petit village chrétien. Le zèle de Simon lui fit encore opérer quelques conversions dans le voisinage ; mais, forcé d’émigrer de nouveau à plusieurs reprises, il alla enfin s’établir dans le district d’Oul-sin, province de Kang-ouen. La persécution s’étant élevée dans la province de Kieng-siang, il fut dénoncé à An-tong, par un chrétien qui avait été domestique chez lui, et les satellites de cette ville vinrent le saisir, emportant en même temps tout ce qu’ils purent de ses effets. C’était à la quatrième lune de l’année 1815.

Simon, arrivé à la prison, y trouva beaucoup de chrétiens prisonniers, qui, dans ce temps de famine, souffraient horriblement de la faim. Il eut la pensée de réclamer auprès du mandarin les nombreux effets que les satellites avaient pillés. Celui-ci, soit par compassion, soit pour épargner les fonds de la préfecture, fit rapporter ce qu’on put trouver, et Simon distribua le tout aux prisonniers, soulageant ainsi pour un temps leur cruelle position. Après plusieurs interrogatoires dans lesquels il ne voulut à aucun prix faire sa soumission, il fut transféré, à la cinquième lune, au tribunal de Ouen-tsiou, capitale de sa province, avec son frère Thaddée. Ils s’y trouvèrent réunis avec six ou sept autres chrétiens pris sans doute avec eux, ou dans les environs. C’était la première fois que des chrétiens se trouvaient captifs dans cette ville, et qu’ils étaient cités devant ses tribunaux. Simon s’y montra ferme et résolu. Il résista à tous les supplices qui lui furent infligés, aussi bien qu’à toutes les sollicitations par lesquelles on essaya de le faire fléchir, et fit beaucoup d’honneur au nom chrétien par une noble et franche confession de foi. Il ne se laissa pas même ébranler par la déplorable défection de son frère Thaddée, qu’il vit partir pour l’exil en récompense de sa lâcheté. L’ardeur de sa foi et sa patience dans les tourments tirent l’admiration de tous. Il fut enfin condamné à mort, et signa sa sentence selon l’usage. Cette sentence, envoyée au roi pour recevoir sa confirmation, fut en effet approuvée ; mais quand la réponse arriva, Simon était gravement malade des suites de ses blessures jointes à une violente dyssenterie. On sursit à l’exécution, et peu de jours après, Simon, sans avoir pu recevoir le glorieux coup de sabre qu’il désirait, mourut dans la prison de Ouen-tsiou, le 5 de la onzième lune 1815, après huit mois de détention, à l’âge de plus de cinquante ans.

Nous ne savons rien autre chose de la persécution dans la province de Kang-ouen. Dans les documents de l’époque, que nous avons pu retrouver, il n’est nulle part question du sort des compagnons de captivité de Simon Kim. Espérons qu’ils auront jusqu’à la fin imité son courage et sa patience.


Revenons maintenant aux généreux confesseurs qui, réunis dans la prison de Tai-kou, attendaient chaque jour, le moment qui devait mettre un terme à leurs souffrances. Pendant leur longue captivité, ils furent, non-seulement pour leurs frères dans la foi, mais pour les païens eux-mêmes un sujet d’admiration. Délaissés sans ressources dans le cachot, le jour ils s’occupaient presque tous de la confection de souliers de paille pour subvenir à leur subsistance, et Dieu permit qu’ils n’eussent plus trop à souffrir de la faim ; la nuit ils allumaient une lampe, et vaquaient tous ensemble à la lecture de livres pieux, et à la récitation de leurs prières qu’ils disaient en commun et à haute voix. Les habitants de la ville qui les entendaient en étaient tout surpris. Un grand nombre vinrent contempler de leurs propres yeux ce spectacle étrange, et s’en retournèrent stupéfaits. La joie, la tranquillité, la concorde de ces prétendus coupables, poursuivis par la justice humaine, étaient pour ces païens une merveille incompréhensible. Pas une dispute, pas une parole grossière, pas un mot d’impatience. » Est-ce donc là, se disaient-ils, le repaire des criminels ? » La prison se trouvait en effet changée en une école de vertus ; elle présentait le spectacle d’une famille admirablement unie, et réglée dans tous ses actes et toutes ses paroles.

Des prétoriens et satellites se présentèrent souvent pour savoir ce qu’était la religion chrétienne. Ils envoyèrent les plus instruits et les plus habiles d’entre eux, pour entamer des discussions sur les points fondamentaux de la nouvelle doctrine. André, le plus capable des sept prisonniers, acceptait avec joie ces occasions. Il développait à ses antagonistes les principaux articles de la foi, leur exposait la beauté des commandements de Dieu ; puis répondant à leurs questions captieuses, il les suivait article par article, réfutait tous leurs arguments, éclaircissait en détail chaque matière, de telle sorte qu’en se retirant ils se disaient entre eux : « Vraiment, il n’y a pas de lettré, quelque savant qu’il soit, qui puisse lui tenir tête, et sa parole peut être comparée à celle des plus fameux orateurs. » André par le fait n’avait qu’une instruction incomplète, mais accoutumé à discourir avec les chrétiens des choses de la religion, il pouvait facilement mettre à bout, en pareille matière, la faconde de n’importe quel prétorien. D’ailleurs, la grâce le soutenait toujours dans ces controverses qui ne manquaient pas d’une certaine importance, car les rapports des prétoriens circulaient ensuite dans la ville et dans toute la province.

Le traître Tsien-tsi-sou-i, fut aussi incarcéré vers cette époque, pour quelque grave méfait. Le gouverneur avait ordonné de le laisser mourir de faim, mais les prisonniers chrétiens lui sauvèrent la vie, en lui donnant tous les jours une part de leur petite ration. Plus tard, lorsqu’il fut délivré, et jeté presque nu hors de la prison, ils lui donnèrent des habits pour se couvrir, montrant ainsi à tous les païens comment la vraie charité sait se venger.

Le séjour des confesseurs dans la prison servit donc beaucoup à faire connaître la religion dans cette grande ville de Tai-kou, et si les fruits se font attendre, nous avons néanmoins la ferme confiance qu’ils ne laisseront pas de se produire un jour. Il paraît que dans le cours de cette année et de la suivante, on leur fit subir encore deux ou trois interrogatoires dont le détail nous est inconnu. Comme ils persistaient tous dans leur ferme résolution de mourir pour la foi, on dépêcha de nouveau au roi. Cette fois encore, la réponse se fit beaucoup attendre, et l’on voit dans les lettres d’André Kim que lui et tous ses compagnons attribuaient ce retard à leurs péchés, et tremblaient de ne pas obtenir la couronne du martyre.

Nous citons ici quelques-unes de ces lettres qui méritent d’être conservées. Elles sont une preuve de plus de l’action merveilleuse du Saint-Esprit sur les âmes des néophytes ; car il est impossible d’expliquer autrement que par l’efficacité de la grâce divine, comment des hommes païens hier, n’ayant reçu de sacrement que le baptême, vivant au milieu des idolâtres, sans prêtre, sans sacrifice, presque sans instruction religieuse, ont pu ainsi parler le langage surnaturel de la résignation chrétienne et de l’amour divin.

La première lettre d’André est adressée à son frère aîné.

« Je commence, en mettant de côté toutes les formules habituelles. Au moment je m’y attendais le moins, j’ai été arrêté par les satellites d’An-tong. Dans le premier interrogatoire, le juge criminel de cette ville voulut, à tout prix, me faire apostasier, mais. Dieu aidant, je tins ferme jusqu’à la fin, et je fus mis en prison, Après dix jours de détention, il me fit donner une volée de coups sur les jambes, et conduire en toute hâte à la prison criminelle de Tai-kou. Là, le mandarin essaya par mille moyens tentateurs d’obtenir ma soumission, mais n’ayant pu y réussir, il me fit administrer une nouvelle bastonnade sur les jambes, et dépêcha au gouverneur pour l’avertir de l’état des choses. La réponse fut qu’on devait me forcer à apostasier, et je reçus encore une volée de coups.

« Dans cette province, plus de cent personnes, hommes, femmes et enfants, avaient été arrêtées. De ce nombre, les uns moururent de faim, soit dans la prison de leur propre ville, soit le long des chemins en se rendant au chef-lieu de la province ; les autres eurent la faiblesse de faire leur soumission, et aujourd’hui nous restons treize seulement. Tout ceci est un ordre de la Providence et un bienfait dont nous devons la remercier ; mais le corps étant si faible, il est difficile de tout supporter d’un cœur joyeux ; chaque instant est plus triste que je ne saurais l’exprimer. Pour moi pauvre pécheur, n’ayant rien qui puisse me faire mériter la faveur du martyre, je compte uniquement sur le secours de tous les chrétiens ; priez et demandez sans cesse, et j’ai confiance que mes désirs pourront être comblés. »

Dans une seconde lettre, André dit à son frère :

« Sans autre préambule, je vous écris deux mots à la hâte. Depuis bien longtemps, à cause de la distance, toute communication avec vous était interrompue ; je n’avais eu qu’indirectement de vos nouvelles, et pendant cette année de famine, mes inquiétudes devenaient de jour en jour plus graves. Contre tout espoir, je reçois enfin de votre écriture ; il me semble être avec vous tête-à-tête, est-ce un songe ? est-ce une réalité ? Les sentiments de joie et de tristesse se pressent à la fois dans mon cœur ; j’ai la poitrine oppressée, des larmes coulent de mes yeux. Quand je perdis mon père, je ne pus l’assister à ses derniers moments ; j’en conservais un profond regret et je me disais : pourrais-je du moins assister à l’anniversaire de sa mort ! Ce désir ne peut maintenant se réaliser, j’en suis d’autant plus affligé. D’un autre côté, je suis heureux d’apprendre que pendant cette affreuse année, vous vous portez comme à l’ordinaire, et que toute la famille est en paix. La nouvelle de la mort de ma belle-sœur, au commencement du printemps, est bien fâcheuse il est vrai ; mais nul ne peut éviter de mourir. Le point principal, le seul important, est de faire une bonne mort ; car, dans ce monde, pourquoi l’homme est-il né ? Sa grande affaire, c’est de servir Dieu, sauver son âme et obtenir le royaume du ciel. Si l’on ne remplit pas ces grands devoirs et qu’on perde le temps inutilement, à quoi bon la vie ?

« Après être venu au monde sans y penser, si l’homme s’en retourne de même, mieux vaudrait pour lui n’être pas né, et il se trouve dans une condition pire que celle de la brute même ; car quand l’animal meurt, il retourne dans le néant. Pour l’homme, il n’en est pas ainsi, s’il ne sauve pas son âme, elle tombe dans la mort éternelle. La mort ! ce mot est effrayant ! mais si le corps, qui doit nécessairement mourir, s’effraie de la mort, combien l’âme, qui est faite pour vivre toujours, ne doit-elle pas la redouter ? Que l’on entre une fois en enfer, jamais on n’en peut sortir ; on y vit sans vivre véritablement, on y meurt sans pouvoir mourir ; y aurait-on passé des milliers d’années, c’est toujours comme le commencement. Hélas ! hélas ! ne pouvoir jamais entrevoir la clarté du ciel et du jour ! toujours être plongé dans un gouffre ténébreux ! quand on y pense cela fait frémir. Mais aussi quand on pense aux souffrances de l’enfer, les peines et les souffrances de ce monde ne sont plus qu’une ombre. On ne regarde plus comme pénibles les maladies et les infortunes d’ici-bas. Bien plus, si l’on sait en profiter, elles servent au salut. Le corps trouve bien de quoi se conserver la vie, comment l’âme ne pourrait-elle pas aussi le faire ? Les choses de ce monde ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises ; en use-t-on bien ? elles sont bonnes ; en use-t-on mal ? elles sont mauvaises. Elles sont semblables à une échelle qui sert également pour monter et pour descendre, et chacune peut nous servir à éviter le péché et acquérir des mérites. En tout agissez avec joie et pour Jésus, et vous êtes un élu. Mais puisque tout dépend de la bonne ou mauvaise volonté, auriez-vous même des difficultés énormes, Supportez-les avec patience pour Jésus, et elles opèrent le salut de l’âme et font obtenir le royaume du ciel. C’est pourquoi en traversant ce monde de douleurs et de tribulation, ne cherchez que la gloire de Dieu. Démolissez les montagnes de l’orgueil, de la concupiscence et de la colère ; marchez en volant au bonheur éternel.

« Pour moi entré dans ce lieu de souffrances depuis déjà un an, et par un bienfait très-spécial, ayant conservé ma santé, je remercie Dieu de cette faveur. Je suis sur la route du martyre, j’ose presque espérer ce dernier bienfait, mais je suis trop indigne de le recevoir. Les choses traînent en longueur, et aucune décision n’arrive ; j’en suis tout effrayé. Le corps en est plus à l’aise, mais l’âme en devient d’autant plus malade, et dans ce corps vivant l’âme est comme morte. Si je ne puis obtenir cette faveur signalée, comment désormais résister aux trois terribles ennemis ? Quand le corps est faible, l’âme devient plus forte ; et si l’âme est faible, le corps reprend le dessus. Le temps ne revient pas deux fois ; si je perds l’occasion présente, à tout jamais je ne pourrai la retrouver. ; et plus je réfléchis à l’état des choses, plus je crains de manquer le bon moment. Espérer sans fondement serait folie ; aussi, avant tout, j’espère en une grâce toute gratuite de Dieu, en second lieu, je compte sur les prières de tous les chrétiens. Priez donc et priez de tout cœur et de toutes vos forces ; priez tous les jours, pour que je porte du fruit, et ne devienne pas comme les arbres des forêts.

« J’avais une première fois reçu quelques objets, mais sans aucune lettre, et j’ignorais par qui c’était envoyé ; cette fois en lisant votre billet, j’ai tout compris. Ce qui m’est arrivé par cette seconde occasion, me sera fort utile dans les grands froids. Mille et mille remercîments. Au milieu de la gêne générale, je me trouve ainsi à charge à bien des personnes. Dieu veuille que j’arrive au but que mes soupirs appellent si ardemment ! »

Enfin André Kim écrivit aux chrétiens Ni et Iou, pour leur recommander sa femme.

« Le temps passe vite, voilà plus d’un an que nous ne nous sommes rencontrés, et de part et d’autre notre peine est sans doute égale. Par occasion j’ai appris de vos nouvelles ; Dieu soit béni de ce qu’en ce terrible hiver, vous avez pu survivre à tant de privations. Pour moi, j’ai maintenant à supporter l’emprisonnement pour la foi. C’est, il est vrai, une belle position, mais malheureusement je n’ai encore que le beau nom de martyr, et à cause de mes péchés, tout est resté à un simple commencement ; le dénouement ne vient pas, et les choses traînent en longueur. Je suis comme les arbres de la forêt qui ne portent aucun fruit ; si tout en reste là, de quoi cela me servira-t-il ? Le temps est un trésor ; qu’on le perde une fois, jamais il ne peut se retrouver. Si je ne fais pas mes efforts en ce moment-ci, quel temps attendrais-je donc pour les faire ? Même dans les affaires du monde, si on manque l’occasion favorable, il est difficile de la retrouver ; à plus forte raison, dans l’affaire du salut de l’âme.

« Pour moi, en embrassant la religion, je n’ai pas eu d’autre but que le service de Dieu et le salut de mon âme ; la position où je me trouve aujourd’hui n’a donc rien que de bien naturel, et mon cœur ne s’en rebute pas trop. Mais en apprenant la triste situation de ma femme, je m’afflige et me désole. On assure que pendant les rigueurs de l’hiver, elle n’a pas un endroit où se retirer, et quoique, dans le village où elle se trouve, tous soient nos parents ou connaissances, à cause de mon état présent, personne ne veut la secourir. Chacun prétexte la crainte de se compromettre, et elle est réduite à chercher ailleurs un refuge. Comment la dureté et l’insensibilité peuvent-elles être portées à ce point ? Nous autres chrétiens, dès que nous embrassons la religion, nous quittons notre pays pour servir Dieu et sauver notre âme, et nous nous retirons au loin dans des lieux où nous ne connaissons personne. Nous faisons pour notre salut tous les sacrifices ; nous considérons tout, adversité ou prospérité, comme l’ordre de Dieu ; mais si toutes les peines qui nous viennent de la part des hommes sont un ordre de Dieu, si la joie ou la douleur, tout devient moyen de salut quand nous en usons bien, n’est-ce pas une meilleure œuvre encore de soulager ceux qui sont seuls et sans appui ?

« Prenez donc soin de ma femme, qui n’a aucun lieu pour s’abriter. Si vous la recevez dans votre maison, si vous la regardez comme une parente et tâchez de conserver son corps et son âme, vous travaillerez par là à votre propre salut ; aussi je vous la recommande avec confiance. Je le fais d’autant plus librement que votre propre fille est prisonnière avec nous, et, quoique j’ignore combien d’années nous devons partager les mêmes souffrances, tant que je vivrai, je ne cesserai de la soutenir de tout mon pouvoir ; de cette manière, il y aura compensation. Avec la charité, que ne ferons-nous pas ? Dieu lui-même a voulu fonder ce monde sur la charité ; si l’amour mutuel en disparaissait, comment le monde se conserverait-il ? L’Église ne forme qu’un seul corps, le ciel et la terre ne forment qu’un seul ensemble, le monde lui-même ne forme qu’un seul tout. Qu’est-ce qui n’est pas fondé sur l’union et l’amour ? Dans un corps il y a beaucoup de membres, quel est le membre qu’on n’aime pas, quel est celui qu’on voudrait rejeter ? On ne vit que par l’aide qu’on se donne mutuellement ; le corps doit aider l’âme, et l’âme le corps ; il n’y a pas d’autre moyen de se conserver la vie. Quoique chaque homme soit un être à part, la tête de l’église c’est Dieu, le cou c’est la Sainte Vierge Marie, les membres ce sont nous tous ; quand même on ne blesserait pas la tête directement, blesser les membres c’est blesser la tête, et de même, aimer les membres c’est aimer la tête. D’après cela, si on aime Dieu, on aimera les hommes, et si on aime les hommes, on aimera Dieu aussi… »

André et ses compagnons passèrent ainsi environ vingt mois en prison, s’excitant à la ferveur et à la patience, épurant leur vertu dans le creuset des tribulations. Pendant ce temps, Anne Ni eut la douleur de voir périr dans ses bras son fils Tsiong-ak-i, mais elle dut en être bien consolée par la pensée de son heureux sort. En effet, ce jeune enfant, non encore parvenu à l’âge déraison, avait suivi, à la prison, sa mère le seul soutien qui lui restait sur la terre. Il supporta avec elle les horreurs de la faim, partagea toutes les privations et souffrances de ces affreux cachots, et la précéda de quelques jours au ciel. Son nom de baptême nous est inconnu,

À la fin, de nouveaux ordres arrivèrent de la cour, et l’exécution des confesseurs fut décidée. On ne sait pas au juste ce qui se passa au moment de leur martyre. Voici d’après une notice rédigée à cette époque, ce qu’on a pu recueillir des personnes de la ville qui en ont été témoins. Lorsqu’ils furent arrivés au lieu du supplice, André Kim, qui avait toujours été considéré comme leur chef, dut passer le premier. Le bourreau, novice dans son métier, se sentit alors sans force et comme paralysé ; la tête du martyr ne tomba qu’au dixième coup. Tous les assistants furent stupéfaits du calme avec lequel André supporta ce supplice sans nom. Témoin de cet affreux spectacle, Joseph Ko dit au bourreau : « Fais attention et tranche-moi la tête d’un seul coup. » Son vœu fut satisfait, et d’un seul coup la tête tomba ; puis, les trois autres hommes furent décapités. Après quoi, le mandarin s’adressant lui-même aux deux femmes, voulut encore essayer de les ébranler et leur dit : « Ces hommes viennent d’être mis à mort, mais vous autres femmes, pourquoi voulez-vous mourir ? Comparée à la leur, votre faute est légère. Allons, il est temps encore, dites seulement un mot, et je vous fais mettre en liberté. « Anne répondit : « Comment pouvez-vous à ce point méconnaître les principes ? D’après vous, les hommes doivent honorer Dieu leur père suprême, et les femmes ne devraient pas l’honorer ! De nombreuses paroles sont inutiles. J’attends seulement que vous me traitiez selon les lois. » Puis toutes deux, comme d’une seule voix, s’écrièrent : « Quand Jésus et Marie nous appellent et nous invitent à monter de suite au ciel avec eux, comment pourrions-nous apostasier, et, pour conserver cette vie passagère, perdre la vraie vie et le bonheur éternel ? » Aussitôt l’ordre fut donné, et elles eurent aussi la tête tranchée. « D’où l’on peut voir, ajoute l’auteur de la notice, que quoique appartenant au sexe faible, elles surent montrer une fermeté toute virile, et, par l’offrande de leur vie, rendre un témoignage éclatant à la gloire de Dieu. » Ainsi se consomma le long martyre de ces illustres confesseurs. C’était le 1er de la onzième lune de l’année pieng-tso (1816), à Tai-kou, capitale de la province de Kieng-siang. François Rim avait cinquante-deux ans ; Anne Ni, trente-cinq ans ; et Barbe T’soi, quarante ans. On ignore l’âge des autres.

Par ordre du mandarin, les corps furent soigneusement ensevelis dans le voisinage du lieu de l’exécution, et recouverts d’une couche de terre assez légère ; chacun avait son inscription. Les parents des martyrs et autres chrétiens habitant loin de là, s’entendirent ensemble pour les faire transporter dans un endroit à part, et le 4 de la troisième lune de l’année suivante, une dizaine d’entre eux se rendirent sur les lieux. On voulait faire la translation sur la chute du jour, et on craignait d’être vu par les habitants du voisinage. En ce moment, par un effet particulier de la protection de Dieu, un nuage noir couvrit le côté de la ville où étaient les corps. Le ciel semblait abaissé, et le brouillard était si épais que, bien que les lampes donnassent une lumière suffisante aux travailleurs, les personnes qui demeuraient tout près de là ne pouvaient les voir. On découvrit les corps. Celui de Barbe T’soi avait été enlevé et dévoré par quelque animal. Les six autres étaient entiers, nullement corrompus, et semblaient n’être sans vie que depuis quelques instants. Le peu d’odeur qui s’en exhala, au moment où les fosses s’ouvrirent, disparut aussitôt que les corps furent sortis de terre. Les vêtements eux-mêmes étaient bien conservés, et sans humidité. Tous les chrétiens en furent dans l’admiration. On transporta ces précieux restes dans un lieu plus convenable, et ils sont enterrés dans quatre fosses seulement.

L’exécution de ces sept martyrs dans la grande ville de Tai-kou, la seconde peut-être du royaume, eut, dans les provinces voisines, un immense retentissement, et ne contribua pas peu à faire connaître le nom de Jésus-Christ à beaucoup d’idolâtres.


C’est ici le lieu de remarquer plusieurs différences importantes entre cette persécution de 1815, et la grande persécution de 1801. La persécution de 1801 avait été générale ; on avait poursuivi les chrétiens partout où ils existaient en plus ou moins grand nombre ; celle de 1815, comme nous l’avons déjà dit, éclata avec beaucoup plus de violence sur les chrétientés nouvellement formées des provinces de Kang-ouen et de Kieng-siang. Dans la première persécution, les passions politiques, les rivalités de partis avaient joué un rôle considérable ; cette fois, il n’en est plus question, et les néophytes ne sont emprisonnés que comme chrétiens, mis à mort que comme chrétiens. La première persécution avait commencé par un décret solennel, et s’était terminée par une proclamation royale annonçant à tous que l’œuvre était terminée ; cette fois il n’y eut pas besoin de nouveaux édits, car les lois antérieures contre la religion étaient et sont toujours en vigueur. Il n’y eut pas non plus de terme officiel, car elle continua et continue encore, diminuant ou augmentant d’intensité, suivant les caprices des mandarins, les circonstances locales, et les passions populaires.

Enfin, en 1801, nous ne voyons que quelques femmes chrétiennes saisies, et encore dans les familles les plus éminentes et, par là même, les plus compromises aux yeux du gouvernement. La plupart des autres femmes ne furent ni arrêtées, ni poursuivies ; elles n’eurent à supporter que le contre-coup de la persécution ; elles furent ruinées par la confiscation elle pillage, mais purent se retirer presque toutes avec leurs enfants, dans d’autres lieux. En 1815, les satellites, livrés à eux-mêmes, firent souvent main basse indistinctement sur tout ce qu’ils rencontraient, et, proportion gardée, le nombre des femmes emprisonnées et mises à mort, semble beaucoup plus considérable. Ce fait montre bien l’influence directe de l’enfer, car rien n’est plus contraire à l’esprit et aux usages de ce pays, où les femmes ne sont presque jamais compromises dans les procès, où même elles peuvent se livrer impunément à beaucoup de violences, d’injustices, et d’autres abus qui seraient fortement punis s’ils étaient commis par des hommes. Mais, dès qu’il s’agit des chrétiens, il n’y a plus ni lois, ni coutumes, ni usages ; c’est une race maudite, tout est permis contre eux, et c’est servir l’État que de contribuer à leur complète extermination.

CHAPITRE III.

Nouveaux voyages à Péking. — Martyre de Pierre Tsio et de sa femme Thérèse, en 1819 — Persécution de 1827 : les confesseurs de Tsien-tsiou.


Au milieu des angoisses et des dangers de la persécution, les chrétiens de Corée sentaient plus vivement que jamais la nécessité d’obtenir des prêtres, et multipliaient les tentatives pour arriver à ce but si désiré. En voyant les sacrifices qu’ils s’imposèrent, les efforts qu’ils ne cessèrent de renouveler, efforts et sacrifices si longtemps inutiles, nous ne pouvons mieux les comparer qu’aux juifs fidèles appelant de tous leurs vœux la venue du Messie, et trouvant dans cette attente, l’unique consolation aux maux qui accablaient leur patrie. Comme eux, les néophytes coréens comprenaient que le salut ne pouvait leur venir que de l’envoyé de Dieu. Bien que peu instruits, ils connaissaient assez la religion pour savoir que les sacrements institués par Jésus-Christ sont nécessaires pour former et maintenir de véritables chrétiens ; et cela seul nous explique leur invincible persévérance à réclamer des pasteurs, que le malheur des temps ne permettait pas de leur envoyer. Vers la fin de 1816, on parvint à préparer une nouvelle députation à l’évêque de Péking, et Paul Tieng, porteur des supplications et des vœux de ses frères, se chargea, pour la première fois, de cet office d’ambassadeur qu’il devait ensuite si fréquemment remplir. Déjà nous avons eu à citer quelques-uns de ces chrétiens courageux qui, au péril de leur vie, avant l’arrivée du P. Tsiou en Corée, pendant son séjour, et après son martyre, entretinrent ou renouèrent les communications avec l’église de Chine ; mais aucun d’entre eux n’est resté aussi populaire que Paul Tieng, qui, pour le salut de tous, se dévoua à cette œuvre avec un zèle et une énergie indomptable. Voici quelques détails sur son histoire.

Né en 1795, Paul descendait d’une des plus illustres familles de la Corée, et ses ancêtres avaient souvent été honorés des grandes dignités du royaume. Mais son plus beau titre de noblesse était d’être le fils du célèbre Augustin Tieng Iak-tsiong, et le frère cadet de Charles Tieng, qui avaient tous les deux, en 1801, souffert la mort pour rendre témoignage à Jésus-Christ. À cette époque, la femme et les enfants d’Augustin avaient été emprisonnés. Mis plus tard en liberté, ils furent reconduits à Ma-tsaï par un païen, parent éloigné d’Augustin. Là, abandonnés sans ressources, sans nourriture, ils furent secourus par un homme du peuple, auquel, plus tard, Paul put payer sa dette de reconnaissance. Lors de la mort de son père et de son frère, Paul était âgé seulement de six ou sept ans ; son jeune âge l’avait fait épargner, ou plutôt Dieu le réservait pour l’exécution de ses desseins. Baptisé dans son enfance par le P. Tsiou, et couvert, pour ainsi dire, du sang des martyrs, il persista avec sa mère et ses sœurs dans la pratique fidèle de ses devoirs religieux. Mais la famille Tieng que la persécution avait proscrite et ruinée, et dont plusieurs membres étaient encore en exil, tremblait au seul nom du Christianisme, et ne pouvait leur pardonner la pensée de vouloir continuer de semblables exercices. Elle fit donc tous ses efforts pour empêcher Paul et les siens de vaquer désormais au service de Dieu. Reproches amers, menaces, mépris, dérisions, mauvais traitements même, tout fut mis en jeu. Paul tint bon toutefois contre ces indignes menées, et persévéra envers et contre tous. Il fallait que le malheur et les contradictions vinssent éprouver et fortifier cette âme d’élite dont toute la vie devait se passer dans les peines et les sacrifices.

Cependant, il ne restait plus dans la maison aucun livre religieux, et Paul ne put acquérir qu’une instruction bien superficielle, par les explications orales de son excellente mère. Toute communication avec les chrétiens lui étant strictement interdite, il gémissait en silence, songeait aux moyens de s’instruire, et surtout, priait avec ferveur. Arrivé à l’adolescence, il eût pu, malgré la ruine de sa maison, trouver facilement quelque parti honorable, à tout le moins parmi les familles qui avaient été proscrites comme la sienne ; et les belles qualités de l’esprit et du corps dont il était doué, l’eussent mis à même de subvenir aisément à ses besoins, tout en pourvoyant au salut de son âme. Mais son grand cœur était loin de songer au mariage ; ses nobles penchants le portaient plus haut ; sa seule pensée, sa seule ambition était de travailler à l’introduction des prêtres, et, en se sauvant lui-même, de procurer, quoi qu’il en dût coûter, le salut de ses frères dans la foi.

Ne pouvant supporter plus longtemps les vexations de sa famille, il prit la résolution de s’évader, et laissant momentanément à la garde de Dieu sa mère et sa sœur, il se retira chez deux pauvres chrétiens, près desquels il mena quelque temps une vie excessivement pénible. Sans aucune ressource, sans habits, souvent même sans riz, comme ses généreux hôtes, il lit de rapides et sérieux progrès dans la pratique de la morfification chrétienne. Il voulut ensuite aller trouver au lieu de son exil, à Mou-san, Justin Tsio Tong-siem-i, dont il avait bien des fois entendu vanter le grand cœur, les talents et les vertus, afin d’étudier un peu auprès de lui les lettres chinoises, dont la connaissance était nécessaire pour l’exécution de ses projets. Il ne s’agissait de rien moins que d’une distance de mille lys, et la dernière partie de la route devait se faire à travers des pays presque déserts. Paul n’avait pas encore vingt ans ; il n’avait jamais voyagé ; il était seul, sans amis, sans argent, sans guide. Les difficultés, les dangers de cette entreprise auraient effrayé un cœur moins résolu que le sien. Mais sa vigueur physique extraordinaire semblait lui permettre de tout oser, et comptant sur le secours de Dieu, il partit à l’aventure. Après des fatigues et des souffrances indicibles, il arriva heureusement à la ville de Mou-san. Généreusement reçu par le noble exilé, qu’il était venu trouver de si loin, il resta près de lui pendant plusieurs mois, se livrant sans relâche à l’étude de la religion et des lettres chinoises. Puis, encouragé par lui dans ses grands desseins, il revint et se mit de suite en relation avec les chrétiens de la capitale, pour obtenir les moyens de faire le voyage de Péking. Il trouva de l’écho dans tous les cœurs, et les préparatifs furent terminés pour la fin de l’année 1816.

Malgré son extrême jeunesse, Paul était déjà un homme mûr, prudent, et capable de réussir dans tout ce qu’il entreprendrait. Comme son prédécesseur Jean Ni Ie-tsin-i, il dut cacher ses titres de noblesse, et se mettant au service des interprètes, comme simple valet, il partit à pied, et fit heureusement le voyage, aller et retour. Les détails de son expédition ne nous sont pas connus ; mais, cette fois encore, l’Église de Corée n’obtint ni prêtre, ni promesse positive pour l’avenir. Néanmoins, la voie était ouverte à Paul ; il s’était, par la réception des Sacrements, confirmé dans sa résolution ; il avait soigneusement étudié le chemin, et nous le verrons, pendant de longues années, renouveler ses tentatives, et poursuivre obstinément la réalisation de ce projet, qu’il considérait comme sa vocation spéciale.

Souvent, dans la suite, Paul racontait la protection toute particulière de Dieu, dont il fut l’objet à son retour du premier voyage. Son pied-à-terre, à la capitale, était chez Pierre Tsio Siouk-i, et c’est là qu’il devait se rendre en arrivant. Ayant pris des bêtes de somme à la ville d’Ei-tsiou, sur la frontière de Corée, pour porter son bagage, il devait arriver à Séoul en un nombre de jours déterminé. Le hasard, ou plutôt la Providence, voulut qu’un de ces animaux fût blessé à la jambe, ce qui retarda d’un jour sa marche et son arrivée. Bien lui en fut, car, en dehors des portes, il rencontra des chrétiens postés pour l’avertir que Pierre Tsio et toute sa famille avaient été arrêtés la veille par les satellites. S’il fût venu au jour marqué, il eût été infailliblement la proie des persécuteurs ; ses dépêches et tous ses effets eussent été saisis avec lui, et, il eût, selon toute probabilité, partagé le sort de ces confesseurs dont nous devons maintenant parler.

Pierre Tsio Mieng-siou, plus connu sous son nom légal de Siouk-i, naquit au district de Iang-keun. Il était de la noble famille des Tsio, et proche parent du célèbre Justin Tsio, que Paul Tieng visita dans son exil. Jeune encore quand éclata la grande persécution de 1801, Pierre se retira avec ses parents dans la famille de sa mère qui habitait la province de Kang-ouen, et y vécut plusieurs années. En grandissant, il fit paraître des talents remarquables, un caractère bon et complaisant, et une gravité au-dessus de son âge. Mais le manque d’instruction suivie et de communication avec les autres chrétiens, les craintes continuelles qui ne cessaient d’assaillir les néophytes et de paralyser leur bonne volonté, avaient affaibli sa foi, et lui faisaient négliger ses pratiques habituelles. Heureusement, son mariage ayant été conclu avec Thérèse Kouen, les exhortations de cette fervente épouse le réveillèrent, et firent de lui un excellent chrétien.

Thérèse Kouen était la fille d’un des premiers et des plus zélés propagateurs de la religion en Corée, François-Xavier Kouen Il-sin-i. Née au district de Iang-keun, elle reçut dès l’enfance le bienfait de l’instruction religieuse. À l’âge de sept ans, elle perdit sa mère et, deux ans plus tard, vit périr son père à la persécution de 1791. Les germes de vertu, déposés dans son cœur, étaient déjà si développés, qu’elle sut dès-lors modérer la violence des impressions de la nature, en supportant pour Dieu cette double perte. Thérèse était la plus âgée de quatre enfants que la mort de Xavier laissait orphelins. Ils vécurent ensemble, se soutenant mutuellement ; et, la douceur, la complaisance, la charité de Thérèse contribuèrent beaucoup à conserver entre eux une paix sans nuage. Avec l’âge, ses belles qualités du cœur et de l’esprit, jointes à une rare beauté, la firent remarquer de tous ; mais, elle-même, méprisant ces avantages temporels, pensait dès lors, dans la ferveur de son amour pour Dieu, à lui consacrer sa virginité ; et sa résolution s’affermit encore quand elle eut le bonheur de recevoir les sacrements de la main du P. Tsiou. Thérèse était âgée de dix-huit ans, quand, par suite de la grande persécution, ses frères furent envoyés en exil et sa famille entièrement ruinée. Toutefois elle ne laissa échapper aucune plainte, et, n’ayant plus d’appui en ce monde, elle se retira à la capitale avec un de ses neveux, toujours décidée à refuser le mariage. Bientôt ses parents la voyant sans ressources, et craignant les clameurs des païens si elle restait seule, lui firent considérer les dangers de cet état dans les tristes circonstances où elle se trouvait, et, à la fin, elle se rendit à leurs observations bien qu’à contre-cœur.

Elle fut donc, à l’âge de vingt et un ans, donnée à Pierre Tsio, qu’elle savait être un chrétien assez tiède. Les usages du pays ne lui permettant pas de parler tout d’abord librement à son mari, elle prépara un écrit où elle faisait ressortir la beauté de la virginité, et l’exhortait à garder avec elle la continence. Elle lui remit ce papier, aussitôt qu’ils furent seuls dans la chambre nuptiale ; chose extraordinaire, Pierre, subitement changé, accéda à ses désirs, et ils se promirent de vivre comme frère et sœur. Thérèse vit là, et avec raison, une preuve manifeste du secours de Dieu, et ne cessa de l’en remercier. Les deux époux vivant ensemble dans une harmonie parfaite, la foi de Pierre fut bientôt ranimée par l’insigne vertu et les paroles pénétrantes de sa pieuse épouse, et en peu de temps, il devint un tout autre homme.

Lorsque la tranquillité fut complètement rétablie, il transporta sa famille à la capitale, où il continua de se livrer à toutes sortes de bonnes œuvres. Leur pauvreté était grande, et souvent ils manquaient du nécessaire. Tous deux néanmoins supportaient avec joie les privations ; et, à force d’économie, ils trouvaient encore moyen de faire l’aumône à de plus pauvres qu’eux. Pierre, tout appliqué à la prière et aux méditations, versait souvent des larmes abondantes au souvenir de ses péchés. Voyait-il quelque chrétien dans la tiédeur, il en était sensiblement affligé, et s’empressait de le réveiller par des exhortations que Dieu rendait presque toujours efficaces. Il instruisit et convertit beaucoup de païens, et, par son zèle à baptiser les enfants en danger de mort, procura le salut éternel à un grand nombre de ces pauvres créatures. Chrétiens et païens se faisaient un plaisir de l’entendre, et se présentaient sans cesse en foule pour profiter de ses leçons. Ne se mêlant jamais à aucune des affaires du monde, il n’avait d’application que pour les choses de la religion, et son but principal était de rendre possible l’introduction d’un prêtre en Corée. Il y travailla longtemps de toutes ses forces, et quand Paul Tieng dut faire le voyage de Péking, il se chargea de presque tous les préparatifs. Il serait difficile de redire les peines et les ennuis qu’il eut alors à supporter, sans jamais faire paraître la moindre impatience ou le moindre découragement.

Thérèse, de son côté, n’était pas moins assidue à faire tout le bien qui était en son pouvoir. Jalouse avant tout de son avancement spirituel, elle s’efforçait de se le procurer par divers exercices de mortification ; elle jeûnait habituellement deux fois par semaine, et mêlait très-souvent à son riz, en secret, de la cendre ou de la poussière. Presque toujours maladive, elle supportait ses douleurs avec joie, s’unissant à Jésus-Christ souffrant et crucifié, et s’appliquant à l’oraison avec tant de ferveur, qu’elle en oubliait tous les besoins du corps, et souvent ne pensait ni à manger ni à dormir. Plus d’une fois les gens de la maison durent la rappeler à elle-même. Elle ne donnait que quelques heures au sommeil, et partageait tout son temps entre la prière, la lecture des livres de religion, et l’instruction ou la consolation du prochain. Elle était toujours disposée à répondre à quiconque s’adressait à elle pour demander quelque explication ou quelque conseil, et tous ceux qui l’entendaient s’en retournaient chez eux satisfaits, touchés et édifiés.

Le démon ne pouvait voir d’un œil tranquille tant de vertu et de zèle. Aussi, pendant les quinze ans que Pierre et Thérèse vécurent ensemble dans la continence, leur suscita-t-il de violentes tentations pour les faire renoncer à leur sainte résolution. Pierre surtout fut, à différentes reprises, sur le point de violer sa promesse ; mais, chaque fois, Thérèse sut par de bonnes paroles le faire revenir à ses premiers sentiments ; aussi tous deux ne cessaient d’en rendre au Seigneur de ferventes actions de grâces. Ils s’étaient ainsi longuement préparés par l’exercice de toutes les vertus, quand Dieu permit qu’ils fussent mis à l’épreuve des grandes tribulations. Vers la fin de la troisième lune de l’année tieng-t’siouk (1817), au moment où l’on attendait de jour en jour le retour de Péking de Paul Tieng, un calendrier ecclésiastique fut saisi sur Pierre Tsio, ou selon d’autres, sur un nouveau catéchumène qu’il instruisait alors et qui l’aurait dénoncé. Quoi qu’il en soit, ce calendrier ayant été porté au grand juge criminel, celui-ci expédia immédiatement ses satellites pour arrêter Pierre. Thérèse ne voulant pas se séparer de son mari, ni le laisser seul dans une position aussi critique et aussi décisive, le suivit et se constitua prisonnière avec lui.

Pierre fut mis à la question, et, selon l’usage, on lui demanda d’apostasier, de donner ses livres et de dénoncer ses complices. Il tint ferme au milieu des tortures, et ne laissa pas échapper une seule parole qui pût compromettre qui que ce fût. Le juge voulut d’abord par la douceur amener Thérèse à apostasier pour sauver sa vie. C’était bien peu connaître le grand cœur de cette femme courageuse. Elle répondit avec calme et fermeté : « Dieu étant le père de tous les hommes et le maître de toutes les créatures, comment voulez-vous que je le renie ? On ne pardonnerait pas dans le monde à quiconque renierait ses parents ; à plus forte raison ne doit-on pas renier celui qui est notre Père à tous. » On en vint donc aux supplices, mais elle les supporta avec joie ; son visage ne changeait même pas de couleur, et le mandarin vit de suite qu’il n’obtiendrait pas aisément sa soumission. Dans les interrogatoires faits aux deux époux, elle répondait toujours la première, sans laisser à son mari le temps de prendre la parole, et eut pour cela de plus violents supplices à subir.

Dieu permit qu’ils eussent, pendant tout ce temps, une fidèle compagne de leur captivité et de leurs souffrances, Barbe-Madeleine Ko. Celle-ci était d’une famille du peuple, du district de Tsoi-rieng, province de Hoang-hai. Étant encore païenne, elle suivit son mari condamné à l’exil à la ville de Mou-san, et y rencontra Justin Tsio Tong-siem-i, par qui elle fut instruite de la religion. Son mari étant mort dans cette ville, Barbe, sans être arrêtée par la distance et les difficultés, fit reporter son corps au tombeau de ses pères ; puis, considérant que rien ici-bas n’est comparable au service de Dieu et au salut de l’âme, elle se rendit à la capitale où, après de longues recherches, elle trouva enfin la maison de Pierre Tsio, qu’elle avait vu à Mou-san, pendant la visite qu’il fit à son parent Justin. Au comble de ses désirs, elle resta près de lui, comme servante, assidue à s’instruire et pratiquant la religion de tout son cœur. Quand Pierre et Thérèse furent arrêtés, à la troisième lune, elle ne voulut pas se séparer d’eux et les suivit à la prison, où elle eut à subir les mômes interrogatoires et les mêmes supplices. Elle sut imiter leur constance, et partagea leur sort jusqu’à la fin.

Cependant le procès de ces trois confesseurs traînait en longueur. Le juge ne se pressait pas de porter la sentence, et semblait vouloir les laisser pourrir dans des cachots infects. Ils y restèrent plus de deux ans, se consolant par la pratique fidèle de leurs devoirs religieux, et attendant avec patience l’accomplissement de la volonté divine. C’est alors surtout que Thérèse fit paraître sa force d’âme et son ardent amour de Dieu. Toujours gaie et heureuse, elle faisait sa joie des souffrances, conservait un visage calme et serein, et semblait pour les autres un ange consolateur. Elle disait souvent : « À moi pécheresse, Dieu avait déjà bien voulu accorder la trop grande faveur de garder la virginité, et voici qu’il daigne encore m’appeler au bienfait du martyre. C’en est trop. Comment pourrais-je le remercier dignement ? » Un jour son mari, dans une tentation de découragement, lui dit que de tels supplices n’étaient plus supportables. Aussitôt Thérèse s’efforça de le ranimer, avec ces paroles énergiques et insinuantes qu’elle savait si bien trouver dans son cœur. « Si vous manquez cette belle occasion, ajouta-t-elle, et que vous conserviez la vie, que pouvez-vous donc espérer de si beau dans le monde ? Ne vaut-il pas mille fois mieux que nous soyons martyrs ensemble, le même jour, pour Dieu ? » Depuis ce temps, Pierre ne fut plus ébranlé. Il écrivit même, de sa prison, plusieurs lettres pleines des plus beaux sentiments de foi, et qui édifièrent beaucoup ceux qui en prirent lecture. Malheureusement, aucune de ces lettres n’est parvenue jusqu’à nous. Le détail des supplices que les prisonniers eurent à subir à différents intervalles est également perdu. Nous savons seulement que, fermes jusqu’à la fin, ils méritèrent de donner leur vie pour Jésus-Christ et furent tous trois décapités, à la capitale, le 21 de la cinquième lune[84] de l’année kei-mio (1819), après vingt-sept mois de prison. Pierre avait alors trente-trois ans, Thérèse trente-six ans, et Barbe-Madeleine plus de soixante ans. Une chrétienne qui vivait encore il y a quelques années, vit le corps de Thérèse après son exécution ; il portait les traces de trois coups de sabre, et lui parut d’une beauté merveilleuse. Les corps de ces martyrs ne purent être recueillis qu’un mois après ; il ne restait plus que les ossements. La chevelure de Thérèse, déposée en désordre dans un panier d’osier, fut conservée chez Sébastien Nam, martyr en 1839, et plusieurs témoins ont attesté que lorsqu’on ouvrait le panier, il en sortait un parfum qui embaumait toute la chambre.

C’est ainsi que les deux époux, Pierre et Thérèse, eurent le bonheur d’être unis dans la mort comme dans la vie, de joindre le lis de la virginité à la palme du martyre. C’est la seconde fois que nous rencontrons en Corée ce fait remarquable, rare d’ailleurs dans l’histoire de l’Église. Que ne doit-on pas attendre d’un peuple chez qui la religion, à peine établie, imparfaitement connue, sans prêtres, sans sacrements, sans sacrifices, produit néanmoins de telles âmes et fait de pareils prodiges !


Les trois martyrs précédents ayant refusé de faire aucune dénonciation, personne ne fut compromis dans leur procès, et il n’y eut pas alors d’autres arrestations à la capitale. Mais nous avons à en mentionner quelques-unes dans les provinces. En 1817, à la dixième lune, les satellites de Haï-mi, on ne sait à quelle occasion, se présentèrent subitement au village de Pai-na-tari, district de Tek-san, et enchaînèrent un certain nombre de chrétiens, qu’ils conduisirent à Haï-mi. Cette persécution, qui ne s’étendit pas au delà de quelques districts voisins, ne nous est pas connue dans ses détails. Les mémoires du temps sont presque muets, et les témoignages que l’on a pu recueillir laissent à désirer par leur manque de précision. Cela tient principalement à ce qu’il n’y eut pas d’exécution capitale ; car les chrétiens, dans leurs relations écrites, s’occupent généralement beaucoup plus des martyrs mis à mort par la main du bourreau, que de ceux qui périssaient tout aussi glorieusement dans les prisons ou sur la route de l’exil. Peut-être aussi la position isolée de Haï-mi et le peu d’importance relative du procès ont contribué à l’oubli dans lequel est tombée cette affaire. Il n’y eut qu’une trentaine de chrétiens arrêtés, et la plupart achetèrent immédiatement leur liberté par l’apostasie. Quelques autres restèrent fermes, et eurent la grâce de persévérer jusqu’à la mort. Voici ce que l’on sait de plus certain sur les principaux d’entre eux.

Pierre Min Tsiem-tsi, natif du district de Kiel-sieng, avait toujours fait sa principale occupation d’instruire et d’exhorter les autres chrétiens. Après avoir habité quelques années à Soiak-kol, au district de Mok-tsien, il émigra à Pai-na-tari, et se mit de suite, selon sa coutume, à catéchiser les gens de ce village. Sa charité et l’exemple de ses vertus lui attirèrent bientôt l’estime et l’affection de tous. Pris à la dixième lune, il ne se laissa ébranler ni par les supplices, ni par la défection de ses compagnons de captivité. Une de ses belles-sœurs, nommée Anne, qui était veuve depuis quelque temps, fut arrêtée avec lui et imita son courage. Après environ deux mois de souffrances, tous deux moururent de faim en prison. Ils avaient l’un et l’autre plus de soixante ans. Une tradition rapporte qu’Anne avait six doigts à une main.

Joseph Siong T’sien-tsi, oncle de Philippe Siong T’sioun-hoa, était, au moment de son arrestation, d’un âge très-avancé. Pauvre et sans famille, il vivait comme domestique chez d’autres chrétiens, aimé de tous ceux qui le connaissaient, à cause de son caractère doux, simple et dévoué. Il ne voulut pas renier sa foi, et mourut aussi dans la prison de Haï-mi.

Un autre chrétien, dont on ignore le nom, après avoir confessé généreusement Jésus-Christ, attendait, dans cette même prison, la décision finale du mandarin. Les satellites, qui cherchaient à obtenir de lui la dénonciation d’un de ses parents, homme très-riche, dont ils voulaient piller la maison, le torturaient continuellement en secret. Il résolut d’échapper, coûte que coûte, à leurs mauvais traitements ; et un jour, la fuite lui paraissant possible, il s’arracha le poignet par lequel il était enchaîné, parvint à tromper la vigilance des gardiens, s’évada, et se cacha chez une famille chrétienne, où il ne mourut que longtemps après.

Joseph San Ien-ouk-i, né dans le district de Hong-tsiou, se distingua par son intrépidité à confesser la foi, aussi bien que par sa constance dans les supplices. C’était un homme doux, humble, charitable envers le prochain, et surtout très-exact dans la pratique de ses devoirs religieux. Souvent il témoignait le désir de donner sa vie pour Dieu. Lorsqu’il eut été pris et conduit à Haï-mi, le juge criminel le fit comparaître et voulut le forcer à dénoncer les chrétiens, à donner ses livres et à renier sa religion. Il répondit à ces demandes comme doit le faire un soldat de Jésus-Christ, et par suite fut mis à la question. On continua les tortures pendant plusieurs jours, mais son cœur ne se laissa pas ébranler, et aucune parole compromettante ne tomba de ses lèvres qui semblaient n’avoir de mouvement que pour prier Dieu. La défection de beaucoup de ses compagnons de prison ne fit pas plus d’impression sur lui. Au contraire, il sembla en prendre occasion pour ranimer son zèle et s’exciter à réparer, par sa propre fidélité, l’indigne outrage fait à la gloire de Dieu. Après de longs et nombreux supplices, il fut laissé dans la prison, sans espoir d’en sortir jamais, et s’y installa comme pour y passer sa vie. Six ou sept ans s’écoulèrent ainsi, et sa ferveur, loin de diminuer, s’affermissait chaque jour. À la fin, il obtint de vivre avec son frère, dans une maison voisine de la prison. Il y demeurait depuis quelques semaines seulement lorsqu’il mourut, dans des circonstances qui frappèrent beaucoup les chrétiens. Il ne paraissait atteint d’aucune maladie, et nul ne prévoyait sa fin prochaine, quand un jour, après avoir passé toute la nuit en prières et récité même, assure-t-on, les oraisons de la recommandation de l’âme, il sortit dès le matin, alla se laver à la fontaine voisine, puis, s’asseyant an bord de la fontaine sur une grande pierre, rendit le dernier soupir, sans que les personnes qui étaient près de lui s’en aperçussent. Son corps exhalait une odeur agréable, et, pendant plusieurs jours, conserva toute sa souplesse. C’était en l’année kap-sin (1824).

San Ie-sim-i, père de Joseph, avait été aussi arrêté, trois jours après son fils, et conduit à la préfecture de Haï-mi. Il supporta résolument, à plus de vingt reprises différentes, de cruels supplices. Le bruit courut qu’à la fin il s’était laissé ébranler. Il est certain toutefois qu’il fut consigné à la prison et qu’il y avait passé au moins dix ans, avec d’autres chrétiens détenus comme lui, lorsqu’il fut atteint d’une maladie très-dangereuse. Le mandarin l’envoya dans sa famille, avec ordre de revenir après sa guérison ; mais cet ordre fut inutile, car il mourut bientôt après, dans l’année tieng-hai (1827).

À l’histoire de l’année 1817 se rattache un trait bien édifiant, inconnu de la plupart des chrétiens. Ni Iong-pin-i, dont le nom de baptême n’est pas connu, qui peut-être même ne fut jamais baptisé, vivait à Kam-t’ang-kai, au district de Siou-ouen. Il avait épousé une personne de la famille chrétienne de Tsio Han-tsi, et perdu au milieu des infidèles, pratiquait la religion seul avec son épouse. Devenu veuf, il se retira chez un de ses parents qui tous étaient païens, pour y trouver un moyen d’existence, et continua d’accomplir ses devoirs religieux avec fidélité et ferveur. Déjà bien des murmures s’étaient élevés contre lui de la part de sa famille, mais il n’y faisait pas attention, et ne pensait qu’à servir Dieu de tout son pouvoir. Un de ses cousins, animé de dispositions plus bienveillantes, semblait devoir écouter avec docilité quelques paroles sur la religion. Poussé par le désir de sauver cette âme, Iong-pin-i lui exposa, tout au long, ce qu’il savait du christianisme. Son zèle fut-il couronné de succès ? nous l’ignorons ; mais sa famille, déjà mal impressionnée contre lui, craignant qu’il n’infatuât plusieurs de ses membres de la fatale doctrine, et n’attirât ainsi de grands maux sur la tête de tous, résolut de se défaire de lui. On essaya d’abord de le faire apostasier, et comme il ne voulait pas renoncer à sa foi, on l’enleva secrètement, et on le fit périr.


Dans les années qui suivirent, nous ne rencontrons aucun événement mémorable. Presque à chaque ambassade, Paul Tieng repartait pour Péking, afin de solliciter l’Évêque de cette ville d’envoyer un pasteur aux néophytes de Corée, la partie la plus désolée de son immense troupeau. Mais le jour fixé par la Providence n’était pas encore arrivé, et ses tentatives renouvelées aboutissaient toujours au même insuccès. Rien néanmoins ne put diminuer son courage ou éteindre son espérance.

On ne signale à cette époque aucune persécution. Les chrétiens vivaient presque en liberté, et leur nombre s’augmentait tous les jours. L’Esprit-Saint suppléait directement, par l’abondance de ses grâces, au manque de prêtres et de sacrements, et, pour l’utilité de tous, accordait quelquefois des faveurs singulières à divers membres de la chrétienté. En l’absence de documents et de témoignages assez positifs, nous nous abstenons de qualifier les faits que les chrétiens racontent, quoiqu’il nous semble tout à fait dans l’ordre de la Providence, que Dieu ait multiplié les secours spirituels extraordinaires, pour ranimer et soutenir ces pauvres néophytes abandonnés. Nous n’en citons qu’un seul exemple, entre beaucoup d’autres analogues.

Un enfant, né de parents chrétiens, et nommé Jacques Ioun, âgé de onze ans, allait tous les jours chercher du bois sur la montagne, avec ses camarades. Un jour il revint de bonne heure, harassé et souffrant, et se dit pris d’une maladie mortelle. Puis il ajouta : « Sur la montagne, me trouvant fatigué plus que de coutume, je me reposais, lorsqu’un sentiment intérieur invincible m’a fait connaître que je mourrai le jour de l’Ascension, à midi. » On examina son corps, on n’y trouva aucune marque de maladie ; cependant il allait plus mal, et bientôt sa situation parut dangereuse. Trois jours avant l’Ascension, il demanda instamment le baptême, qui lui fut conféré. La veille de la fête, il se fit donner des habits propres avec lesquels il désirait être enterré, puis distribua à quelques camarades les objets dont il se servait habituellement. Le jour de l’Ascension, rien ne paraissait annoncer une fin prochaine, il déclara toutefois que c’était son dernier moment, et à l’heure de l’Angelus, après avoir récité cette prière avec ceux qui l’entouraient, il s’endormit dans le Seigneur. N’était-ce pas son ange gardien qui, en le prévenant ainsi de l’heure de sa mort, lui avait procuré le bonheur de se présenter devant Dieu, dans la splendeur de son innocence baptismale ?

En l’année sin-sa (1821), l’invasion subite du choléra fut cause que beaucoup de chrétiens, qui n’étaient encore que catéchumènes, reçurent le sacrement de baptême, les uns à l’heure même de la mort, les autres à l’avance, par une pieuse précaution, afin de ne pas s’exposer à mourir sans avoir été régénérés. D’après la tradition, ce terrible fléau, jusqu’alors inconnu en Corée, y arriva du Japon. Ce que l’on raconte de sa marche et de ses ravages ressemble à ce que l’on a vu en Europe et dans d’autres contrées, quand il s’y montra pour la première fois. Les Coréens en parlent encore en tremblant. C’était partout la mort, et la mort presque subite. Aucun remède ne pouvait arrêter les progrès du mal. Toutes les familles étaient dans le deuil, toutes les maisons renfermaient des cadavres, souvent même les routes en étaient jonchées. Après quelques mois, on crut avoir trouvé quelques remèdes d’une efficacité au moins douteuse, ou plutôt le fléau diminua d’intensité, et finit par disparaître. Depuis lors, il n’a pas reparu comme épidémie, jusqu’en l’année 1850. Mais à cette époque, il s’est comme implanté dans le pays, et a fait à diverses reprises de nombreuses victimes, surtout en 1858 et dans les quatre ou cinq années suivantes.


Cependant Paul Tieng, malgré sa jeunesse, se trouvait par le fait à la tête des affaires de la chrétienté. Charles Hien, fils du martyr Hien Kim-heun-i, Paul Ni Tsiong-hoi, frère cadet du martyr Charles Ni, et plusieurs autres, dont nous aurons souvent à parler dans la période qui suivit l’arrivée des missionnaires, s’étaient associés à ses efforts. Chaque fois que Paul retournait à Péking, quelques chrétiens l’accompagnaient pour recevoir les sacrements de Baptême, de Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie. En 1823, notre intrépide voyageur dut être bien consolé et fortifié par un événement tout providentiel qui, en rendant beaucoup plus faciles les communications avec l’Évêque de Péking, semblait annoncer que les temps de la miséricorde approchaient. Nous voulons parler de la conversion d’Augustin Niou Iong-sim-i, homme vraiment grand par ses talents et son énergie, plus grand encore par ses vertus et sa patience dans les souffrances.

Augustin Niou était d’une des principales familles d’interprètes, et depuis plusieurs générations, ses ancêtres avaient occupé des postes importants. Dès l’enfance, il montra beaucoup de goût pour l’étude et s’y livra avec une telle ardeur et un tel succès, qu’avant l’âge de vingt ans, il avait déjà la réputation d’homme très-instruit. Quoiqu’il fût riche et dans une belle position, il ne recherchait aucunement la gloire et les plaisirs du monde ; son unique passion était pour les études sérieuses. Il voulait arriver à connaître clairement l’origine et la fin de l’homme et du monde ; et dans l’espoir d’y réussir, il étudia à fond, jour et nuit, pendant plus de dix ans, les livres de la religion de Fo, ainsi que beaucoup d’autres. On disait de lui qu’il renfermait dix mille volumes dans sa poitrine et que toutes les sciences, tant anciennes que modernes, s’y trouvaient réunies. Mais après de si vastes recherches, Augustin n’avait réussi qu’à altérer profondément sa santé par l’excès de travail ; il ne trouvait nulle part de principes inébranlables de vérité, et son esprit était de moins en moins satisfait.

Trop jeune en 1801 pour entendre parler de la religion, ou comprendre ce qu’on en disait, il apprit plus tard qu’à cette époque beaucoup de personnages, célèbres par leur science et leur vertu, avaient été tués comme professant la religion du Maître du Ciel, et qu’ils mouraient avec une joie extraordinaire. « Ne serait-ce pas là la vraie doctrine ? » se dit-il en lui-même. Et dès lors il chercha à rencontrer des chrétiens, ou du moins à se procurer des livres de leur religion : mais où trouver ces livres, où rencontrer ces hommes ? Il y avait chez lui un meuble tapissé de papiers imprimés en chinois. Regardant un jour par hasard quelques feuilles à moitié déchirées, il y vit ces mots : âme sensitive… âme végétative… âme spirituelle… Des paroles si extraordinaires pour lui piquèrent sa curiosité ; aussitôt il décolla une à une, avec les plus grandes précautions, toutes les feuilles qui recouvraient le meuble, et les coordonnant, il eut entre les mains une partie du livre chrétien intitulé : Vrais principes sur Dieu. Il se mit à le lire avec toute l’attention possible, mais bien des choses étaient peu claires et incomplètes, et il ne put encore apprendre ce qu’il désirait. Plus avide que jamais d’avoir la solution complète de toutes ses difficultés, il fit de nouveaux efforts pour trouver des chrétiens, et Dieu, qui voyait la droiture de ses intentions, et la soif ardente de vérité qui dévorait son cœur, permit enfin, après mille recherches, qu’il en rencontrât. C’était en l’année kiei-mi (1823), La lumière se fait facilement dans les âmes de bonne volonté ; aussi à peine Augustin eut-il entendu quelques explications orales, et lu les livres procurés par les chrétiens, que la religion lui parut claire et certaine. Après quelques jours d’étude, aucun doute ne lui resta dans l’esprit ; Dieu lui accorda le don inestimable de la foi, et il se mit de suite à la pratiquer avec assiduité.

Tel était l’homme que la Providence allait associer à Paul Tieng et à ses compagnons, dans leurs tentatives pour se procurer enfin des pasteurs. Interprète du gouvernement par fonction, il lui était facile de faire la route de Péking ; sa charge le mettait au-dessus des soupçons, et sa position officielle lui donnait assez d’influence pour couvrir les démarches des autres. Dès l’année qui suivit sa conversion, c’est-à-dire en 1824, Augustin fit en effet le voyage de Pékin, en qualité d’interprète de l’ambassade. Arrivé en cette ville, il se rendit avec Paul Tieng auprès de l’évêque et des prêtres, demanda et reçut le baptême, puis, mettant sous leurs yeux le triste état des fidèles de Corée, semblables à des brebis délaissées, en proie à la fureur des loups, il les conjura de pourvoir à leur salut par tous les moyens possibles. Son zèle éclairé ne se borna pas là ; il pensa, et avec raison, qu’une supplique adressée directement au Souverain Pontife, au nom de tous les chrétiens, ses frères, pourrait hâter la réalisation de leurs communs désirs, et il écrivit, cette année-là même, suivant les uns, ou plus probablement une des années suivantes, une lettre au Pape, dans laquelle lui dépeignant la misérable situation de la chrétienté, il le conjurait de leur tendre la main, et de les tirer de l’abîme.

Nous verrons plus tard que cette lettre eut son effet. De son côté l’Évêque de Péking touché des efforts constants de ces pauvres orphelins, promit de leur accorder enfin un prêtre, l’année suivante. C’était au cinquième voyage de Paul Tieng. Les arrangements furent pris, et on fixa l’époque du rendez-vous à Pien-men, ville frontière de la Chine. Les Chrétiens accueillirent cette promesse avec une joie indicible. Tous les préparatifs se firent avec empressement, et, au temps convenu, on se rendit à Pien-men pour recevoir et introduire l’envoyé du Seigneur. Mais une nouvelle épreuve devait désoler la patience de nos pauvres néophytes. Arrivés au lieu fixé, les courriers ne rencontrèrent pas le prêtre : personne n’y était venu. Comment décrire leur désappointement et leur tristesse ? Paul Tieng, qui était à leur tête, ne pouvant deviner la cause de ce contre-temps, poursuivit la route jusqu’à Péking, et vit que les déplorables circonstances dans lesquelles la chrétienté de Chine se trouvait elle-même à cette époque, avaient mis l’évêque dans l’impossibilité absolue de tenir sa promesse.

Paul ne se découragea point cependant, et de concert avec Augustin Niou, il travailla à faciliter de plus en plus les communications annuelles, et à multiplier pour l’avenir les chances de réussite. Leur projet était de s’associer quelque homme sûr et dévoué parmi les valets habitués de l’ambassade ; mais malheureusement aucun d’eux n’était chrétien. Après mûre réflexion ils jetèrent les yeux sur Charles Tsio, alors païen, qu’ils avaient un peu connu dans le voyage, et dont le caractère bon, droit, ferme et désintéressé, semblait promettre une prompte et sincère conversion. Il était originaire du district de Hoi-iang, province de Kang-ouen. À l’âge de cinq ans il perdit sa mère, et peu après, les petites ressources de sa famille étant épuisées, il quitta la maison paternelle, se fit raser la tête et recevoir parmi les bonzes, chez qui il passa quelques années. Rentré dans la vie commune, il se plaça d’abord comme domestique dans diverses maisons, puis, à l’âge de vingt-trois ans, il se fit admettre au nombre des valets attachés à l’ambassade de Péking, et parvint à ramasser un petit pécule, dont il usa pour venir en aide à son père et à son frère. Son bon caractère le faisait remarquer entre tous ses compagnons, et lui avait gagné la confiance générale.

Charles Tsio avait environ trente ans quand Paul songea à le convertir. On le fit donc appeler secrètement dans une maison chrétienne, et Augustin Mou se chargea de lui faire les premières ouvertures au sujet de la religion. Il fut un peu interdit d’abord et ne comprit rien à ce qu’on lui disait ; mais après quelques jours d’instructions suivies, son esprit s’ouvrit à la lumière de la foi, et il promit de pratiquer tout de lion. Quelque temps après il se mit en route avec Augustin pour Péking, s’y présenta aux prêtres, et eut le bonheur de recevoir le Baptême, la Confirmation et la sainte Eucharistie. De retour en Corée, il ne se contenait pas de joie, et se faisait remarquer entre tous les néophytes par son humilité, sa patience, son amour ardent envers Dieu, et sa charité envers le prochain, qu’il soulageait par ses aumônes autant qu’il était en son pouvoir. Il fit tant d’efforts auprès de sa femme, qu’il parvint à surmonter ses répugnances, la convertit, et en fit une excellente chrétienne qui ne se démenti pas jusqu’à sa mort. Cet homme vraiment dévoué rendit, dans son humble condition, de très-grands services à la chrétienté ; il contribua beaucoup par son activité et son zèle, à l’introduction des missionnaires, et son nom ne peut plus être séparé de ceux de Paul Tieng et d’Augustin Niou.


En cette même année 1825, nous trouvons encore quelques chrétiens tourmentés et emprisonnés, sans toutefois que la tranquillité générale paraisse avoir été sérieusement troublée. Augustin Pai, autrement dit T’seng-mo, natif du district de Tong-tsin, et fils de François Pai, martyr en 1799, était parvenu à se cacher quelque temps lors de l’arrestation de son père ; mais étant revenu chez lui, il fut pris et conduit au tribunal de T’sieng-tsiou, où son père était détenu. On lui demanda s’il était chrétien, et sur sa réponse affirmative, il lut sommé d’apostasier et de dénoncer ses complices. Il refusa, tut mis à de violentes tortures qu’il supporta avec intrépidité, lassa par sa patience la fureur de ses juges, et fut jeté dans un cachot séparé de celui de son père. Quand celui-ci fut conduit au supplice, le mandarin permit à Augustin de le voir, et après l’exécution lui remit le corps, avec permission d’aller l’enterrer. Augustin après avoir donné la sépulture à son père, profita de l’occasion pour s’enfuir, et afin de se dérober aux recherches, il fit pendant un an le métier de matelot, il se cacha ensuite pendant quatre ou cinq ans au district de Kong-tsiou. La persécution étant apaisée, il alla s’établir à Kang-moun-i, district de Mien-t’sien, gagnant sa vie par des travaux de menuiserie dans lesquels il excellait, et copiant des livres religieux pour l’usage des chrétiens. Il se fit toujours remarquer par une grande ferveur dans l’accomplissement de ses devoirs. Il fut repris, on ne sait à quelle occasion, en l’année eul-iou (1825), et conduit au tribunal de Haï-mi, où on lui fit subir de cruelles tortures. Soutenu par l’exemple de son père et fidèle à ses propres antécédents, il les supporta avec un grand courage. On assure qu’il fut alors condamné à mort ; mais le fait paraît peu probable. Dans sa prison, il conquit bientôt l’estime et la confiance de tous, et obtint, après deux ou trois ans, la permission de retourner chez lui, à la charge de se présenter le 1er et le 15 de chaque mois devant le mandarin. Il mourut paisiblement à l’âge de soixante-trois ans, le 26 de la sixième lune de l’année kei-t’siouk (1829).

Dans cette même prison de Haï-mi se trouvait la veuve Barbe Ha, dont la mémoire est restée en vénération parmi les chrétiens. Née de parents païens au district de Tong-t’sin, elle fut mariée dans celui de Mien-t’sien, et son caractère doux et complaisant engagea un des parents de son mari, à lui faire connaître la religion. Elle l’embrassa avec joie, et se lit bientôt remarquer par ses vertus et sa fervente piété. Devenue veuve, elle s’occupa d’instruire et d’exhorter les filles et les femmes chrétiennes, et n’ayant plus d’autre but que le service de Dieu, parcourut dans tous les sens les différents districts de la plaine de Nai-po, exerçant son ministère de charité et convertissant aussi beaucoup de païennes. Son zèle et son activité à remplir cette fonction de catéchiste, l’ont rendue particulièrement chère aux chrétiens de cette province, dont un grand nombre lui doivent la connaissance de la religion. Dieu, pour récompenser sa foi et ses travaux, permit qu’elle eut quelque part à la gloire des confesseurs. Elle fut arrêtée au village de Pan-tai-ma-cal, district de A-san, à la troisième lune de 1825, et conduite à Haï-mi, où elle rencontra Augustin Pai. Sommée d’apostasier et mise à la question plusieurs fois, elle montra une force toute virile et ne se laissa nullement ébranler. Elle obtint plus tard de quitter la prison, sous la condition de se présenter au mandarin deux fois par mois, et mourut de maladie quelque temps après.


L’année 1826 ne nous présente rien d’intéressant. D’après un bruit répandu parmi les chrétiens, l’empereur du Japon aurait alors écrit au roi de Corée pour l’avertir que six sujets japonais de la religion de Jésus, avaient lui dans une petite barque. « S’ils sont venus dans votre royaume, ajoutait-il, veuillez les faire saisir et me les renvoyer. » Nous n’avons pu vérifier ce fait.

Sauf les quelques vexations locales dont nous venons de parler, l’Église de Corée était en paix, et ses ennemis ne semblaient pas songer à l’attaquer de nouveau, lorsqu’en l’année tieng-hai (1827), l’imprudence et la mauvaise conduite de plusieurs chrétiens devinrent la cause d’un horrible désastre. En 1815, nous avons vu la tempête se déchaîner sur la province de Kieng-siang ; cette fois, le principal théâtre de la persécution sera la province de T’sien-la, si cruellement éprouvée déjà en 1801. De longues années de tranquillité y avaient fait émigrer depuis lors un grand nombre de chrétiens, auxquels s’étaient joints, peu à peu, beaucoup de nouveaux prosélytes.

Dans le village de Tek-sil, au district de Kok-sieng, vers le sud-est de la province, se trouvait une fabrique de poterie, dont tous les ouvriers étaient chrétiens. Un nouveau converti, nommé Tsien, y avait établi un débit de vins pour le service du village. Han Paik-kiem-i, fils du célèbre martyr Thomas Han, homme trop connu par la violence de son caractère et sa conduite peu exemplaire, vivait alors dans ce village, et par ses actes, ne justifiait que trop le dicton des chrétiens : « Faut-il qu’un si noble martyr ait laissé un si mauvais fils ? » Un jour que les vases de terre devaient être retirés du four, il y eut, selon l’usage, grand concours de peuple et, par suite, de copieuses libations. Han Paik-kiem-i, excité déjà par les fumées du vin, se plaignit vivement que ses vases étaient trop petits, et après s’être disputé avec le cabaretier, il s’en prit à la femme de celui-ci, l’insulta et la battit cruellement. Le cabaretier, dont la foi n’était pas encore bien consolidée, ne put supporter une telle injure et résolut d’en tirer une vengeance éclatante. Il prit donc des livres de religion, et sans réfléchir, sans doute, aux suites de sa démarche, les porta au mandarin de Kok-sieng, en lui dénonçant comme propriétaires son ennemi Han Paik-kiem-i, et quelques autres chrétiens dont il croyait avoir à se plaindre. Il est triste de voir cette misérable querelle entre chrétiens, devenir la cause de tant de ruines, occasionner tant d’apostasies, et amener la perte de tant d’âmes rachetées du sang de Jésus-Christ !

Le mandarin de Kok-sieng ayant en main des preuves manifestes, n’hésita pas un instant, et donna immédiatement ses ordres pour saisir les chrétiens. C’était à la deuxième lune de 1827. Alors se présenta de nouveau le spectacle déchirant de ces pauvres fidèles livrés à la merci de satellites féroces et avides ; d’hommes, de femmes et d’enfants, dépouillés brutalement de tout ce qu’ils possédaient, entassés dans les prisons, mis à la question et torturés sans pitié. Peu à peu, soit par suite de dénonciations arrachées aux chrétiens faibles, soit parce qu’un incendie une fois allumé se communique naturellement à tout ce qui est proche, la persécution s’étendit de district en district, dans toute la province.

Beaucoup de chrétiens cherchaient leur salut dans la fuite ; les autres attendaient chez eux, ou sur les montagnes environnantes, le sort que Dieu leur réservait, et ni les uns ni les autres ne parvenaient à éviter les satellites qui pénétraient partout et gardaient soigneusement toutes les routes. Ceux que l’on dédaignait de saisir, laissés par le pillage sans vivres, sans ressource, n’osaient se féliciter d’avoir été épargnés, car il ne leur restait qu’à mourir de faim et de misère. Nous n’avons aucun détail sur les divers interrogatoires subis par les néophytes, dans les différentes petites préfectures où ils furent d’abord conduits. Quelques-uns des plus lâches apostasièrent de suite, mais le plus grand nombre furent transférés au tribunal de Tsien-tsiou, métropole de la province.

Pendant le cours de la troisième lune, tout le nord de la province fut aussi envahi. Au district de Keum-san, parmi les chrétiens saisis se trouva un nommé Kang qui, par crainte de ne pas se conduire assez courageusement devant les juges, se donna lui-même la mort en route, dans un accès de folie.

Au district de Ko-san, on arrêta nombre de chrétiens, et presque tous furent aussi conduits à Tsien-tsiou. Les captifs se trouvèrent réunis dans cette ville au nombre de plus de deux cent quarante, parmi lesquels beaucoup de femmes. Soit que les prisons fussent trop étroites, soit plutôt que l’on voulût empêcher les prisonniers de se concerter entre eux et de se soutenir mutuellement, on les dispersa en différents endroits de la ville, même dans des maisons particulières. Presque tous étaient enchaînés et avaient la cangue sur les épaules. D’autres étaient attachés ensemble avec des cordes qui leur liaient le cou et les jambes.

Le gouverneur de Tsien-tsiou était, à cette époque, Ni Koang-moun-i, de la branche des Ni de Sa-pong. Il suivit un système différent de celui employé dans les persécutions précédentes. Peut-être était-il personnellement moins hostile à la religion ; peut-être aussi, voyant que tous les chrétiens arrêtés étaient des gens du peuple, et qu’il n’y avait parmi eux aucun personnage important, voulut-il essayer d’arriver au même but par d’autres moyens. Quoi qu’il en soit, il évita autant que possible les exécutions capitales, condamnant seulement à l’exil même ceux qui se montraient termes dans les supplices et refusaient les dénonciations demandées ; ou bien, quand les circonstances le forçaient à prononcer une sentence de mort, laissant les victimes végéter indéfiniment dans les prisons, et s’éteindre, sans bruit, de faim et de misère. Ce système réussit au delà des espérances du gouverneur, car les chrétiens de la province de Tsien-la étaient tombés dans un grand relâchement ; et nous devons avouer que cette persécution de 1827 fut la plus déplorable entre toutes, par la quantité de défections qu’elle occasionna. Jamais, proportion gardée, les apostats ne furent aussi nombreux. Quelques confesseurs cependant ont maintenu par leur constante fermeté l’honneur de la religion. Nous allons nommer ici les plus connus.

C’est d’abord Madeleine Ni, la sœur de Paul Ni de Tsiang-kiei. Née dans un petit village du Nai po, elle fut mariée à André Ni à l’âge de dix-sept ans, et Dieu bénissant cette union, elle en eut sept enfants qu’elle éleva et instruisit avec soin, et dont elle fit d’excellents chrétiens, moins encore par ses avis que par ses beaux exemples. Arrêtée au district de Kok-sieng, au commencement de cette persécution, elle fut traduite devant le juge criminel, dont tous les efforts tendirent à lui faire dénoncer le lieu de la retraite de son frère. Mais Madeleine, comprenant combien de telles déclarations étaient contraires aux devoirs des disciples de Jésus-Christ, supporta avec fermeté et patience les violentes tortures auxquelles elle fut soumise, et n’ouvrit pas la bouche. Les séductions et les promesses ne firent pas plus d’impression sur son cœur. Le juge ne pouvant rien gagner, la condamna à l’exil, et elle fut envoyée à la ville de Paik-t’sien, province de Hoang-hai. Là, de nouvelles épreuves l’attendaient. Les habitants de ce lieu la poursuivirent de plaisanteries et de sarcasmes sur la cause de son exil ; on ne lui épargna ni les vexations, ni les mauvais traitements, ni les injures. Madeleine n’en continua pas moins la pratique fidèle de sa religion, et supporta tout avec une patience invincible, acceptant d’un cœur soumis et content ce que permettait la volonté de Dieu. Comme elle ne savait pas lire, elle comptait les jours et faisait les exercices du dimanche, sans pouvoir observer les autres fêtes dont elle ne connaissait pas la date. Elle passa ainsi quatre ans, après lesquels une maladie dont elle portait le germe depuis longtemps, la reprit avec violence. Sentant sa fin approcher, elle prit son chapelet, se mit à genoux pour prier, et rendit son âme à Dieu dans cette position, le 12 de la onzième lune de l’année kieng-in (1830), à l’âge de cinquante-trois ans.

Après cette fidèle servante de Dieu, nous mentionnerons André Kini To-mieng-i. Né au district de Mien-t’sien, de parents chrétiens, il fut dès l’enfance docile à leurs instructions, et fit de rapides progrès dans la piété. Pris à la deuxième lune à Sin-tsiek, district de Sioun-tsiong, et conduit au juge criminel de Tsien-tsiou, il refusa constamment d’apostasier et de dénoncer ses frères dans la foi, et malgré la torture et les menaces de mort, resta inébranlable jusqu’à la fin. Il n’est pas absolument certain qu’il ait été condamné à mort. On le laissa languir en prison, où il mourut sans avoir jamais laissé paraître un signe de faiblesse et de découragement, un peu après 1832, à l’âge de cinquante et quelques années.

Nous trouvons ensuite Jean-Baptiste Ni Seng-tsi, de la branche des Ni de Ham-pieng. Descendant d’une famille de mandarins militaires, il habitait le village de Nap-heun-moi, au district de Tek-san, et ne fut instruit du christianisme qu’à l’âge de vingt-quatre ans. L’aîné de trois frères, et chargé de la conduite de la maison, il comprit de suite que, dans son propre pays, au milieu de ses nombreux parents païens, le culte des tablettes et les autres superstitions lui seraient un grand empêchement dans le service de Dieu. Il en sortit donc avec toute sa famille et se retira dans les montagnes, afin de pouvoir observer librement les préceptes de l’Évangile. Son petit avoir fut en peu d’années complètement épuisé, et toute la famille eut à souffrir de la faim et du froid. Aussi son père, demeuré païen, ne cessait de le quereller, de l’injurier, et de maudire cette religion qui les avait tous plongés dans la misère. Pour obtenir sa conversion, Jean-Baptiste multipliait ses prières et ses exercices de pénitence. Après plus de dix ans, ses efforts furent enfin couronnés de succès, et son père se fit chrétien deux ans avant sa mort. Obligé d’émigrer plusieurs fois, Jean-Baptiste s’était enfin établi au district de Ho-san, province de Tsien-la, où il avait pour principale occupation de secourir les malades et les indigents, et dans les années de famine, de donner la sépulture aux morts abandonnés sur les routes.

C’est dans l’exercice de ces bonnes œuvres qu’il fut arrêté, le 23 de la troisième lune, par les satellites de Tsien-tsiou. Bientôt ses deux frères et tous les membres de sa famille, au nombre de treize, furent saisis et consignés, les uns à la prison, les autres chez des particuliers sous caution. Jean-Baptiste comparut au tribunal de Tsien-tsiou. « Qu’as-tu fait de tes tablettes ? » lui dit le mandarin. — Je les ai enterrées. — Tu n’honores donc pas tes ancêtres ? — Je puis bien honorer mes parents, mais un morceau de bois coupé sur la montagne peut-il devenir jamais mon père et ma mère ? » — On lui demanda ensuite diverses dénonciations, et sur son refus, on lui fit subir l’écartement des os des bras plus de dix fois de suite ; ses bras furent brisés, il perdit connaissance, et on le reporta en prison la cangue au cou. Trois jours après, cité de nouveau, il fut encore sommé de faire des dénonciations et reçut plus de trois cents coups de bâton. Huit ou dix interrogatoires se succédèrent ainsi, et à chaque fois on lui infligeait de nouveaux supplices. À la fin, le gouverneur lui dit : « Puisque tu violes la loi du royaume et restes entêté dans tes idées, périrais-tu dix mille fois, tu n’es pas digne de compassion. » Jean-Baptiste était décidé à mourir. On n’a pas cependant de preuves authentiques que sa sentence ait été prononcée, il fut laissé indéfiniment à la prison où, après neuf ans de souffrances et huit mois de maladie, il mourut à l’âge de cinquante-huit ans, le 11 de la quatrième lune de l’année eul-mi (1835).

Avec Jean-Baptiste Ni avait été saisi le troisième de ses frères, nommé Jean Ni Seng-sam-i. Celui-ci, dans sa jeunesse, avait, selon le désir de ses parents, étudié les lettres, tout en se livrant aux travaux du corps. Aussi copiait-il beaucoup de livres religieux, qu’il vendait ou donnait aux chrétiens. Il s’occupait en outre de l’instruction des pauvres fidèles et, quoique son caractère fût naturellement violent et emporté, il avait su se dompter si bien, qu’il gagnait tous les cœurs par la douceur et la charité de ses paroles. Arrêté en 1827, il avait déjà subi de nombreux supplices devant le juge criminel, quand plusieurs prisonniers le dénoncèrent comme le copiste des livres pris chez eux. Ce nouveau chef d’accusation devint pour lui la cause de bien des embarras et des souffrances. Traité dès lors comme chef des chrétiens, il fut mis un grand nombre de fois à la question, et eut à supporter des tortures si atroces, qu’il en mourut dans la prison, le 14 de la neuvième lune de cette même année, à l’âge de trente-trois ans.

Avec lui se trouvaient emprisonnés quatre autres confesseurs dont le martyre commença à cette époque, pour ne se terminer que treize ans plus tard. C’étaient Paul Tsieng, Job Ni, Pierre Kim et Pierre Ni, tous originaires de la fameuse plaine du Nai-po, berceau et centre de la chrétienté coréenne.

Paul Tsieng, dont le nom légal était Man-po, mais qui est plus connu sous son nom d’enfant : T’ai-pong, était du district de Tek-san, et cousin issu de germain de Pierre Tsieng, martyr en 1801. Ayant perdu de bonne heure son père et sa mère, il fut élevé chez un parent assez éloigné, et, comme il arrive fréquemment en pareilles circonstances, fut traité en véritable esclave. Son caractère, naturellement doux et complaisant, lui fit supporter avec patience et résignation ces premières épreuves. Plus tard, lorsqu’il put se suffire à lui-même, il quitta le Nai-po, et se retira au district de Liong-tan, dans la province de Tsien-la. Il y demeurait depuis trois ans, lorsque s’éleva la persécution de 1827. Paul avait toujours été un chrétien zélé, faisant tous ses efforts pour accomplir exactement ses devoirs, et si avide d’instruction que, quand il ouvrait un livre de religion, il ne pouvait le fermer qu’après l’avoir lu tout entier. Il sentait en son cœur un grand désir du martyre et, de temps en temps, plaçant un billot sous son menton, il disait : « Si je recevais le coup de sabre dans cette position, peut-être pourrais-je sauver mon âme. » Toutefois, pour ne pas agir avec trop de témérité, il se cacha d’abord. Mais comme il revenait très-souvent dans sa maison, il y fut rencontré un jour par les satellites, qui se présentaient avec un mandat d’arrêt lancé par le tribunal sur la dénonciation d’un apostat. Ce mandat portait un autre nom que le sien, et il eût été facile à Paul de s’esquiver ; mais il n’eut garde de manquer l’occasion favorable, et suivit les satellites à la préfecture de Liong-tan. Après un interrogatoire, suivi de la bastonnade sur les jambes, on l’envoya à Tsien-tsiou, chef-lieu de la province. Là, il eut à subir par deux fois les supplices de l’écartement des os et de la puncture des bâtons, et le mandarin voyant qu’il ne pourrait obtenir de lui ni apostasie ni dénonciation, le laissa en prison jusqu’à nouvel ordre.

Job Ni Il-en-i surnommé T’ai-moun-i, plus connu sous le nom de Ni d’An-ei, était du village de Tai-pol, au district de Hong-tsiou. Il fut instruit de la religion par ses parents, et la pratiquait déjà avant la persécution de 1801. À cette époque il fut pris et, après une détention dont on ignore la durée elles détails, exilé à An-ei, province de Kieng-siang. Arrivé au lieu de son exil, mal vu du mandarin et des prétoriens, il fut enfermé dans la prison, ce qui n’a pas lieu ordinairement pour les exilés. De plus, on ne lui donnait à manger qu’une fois par jour, quelquefois même tous les deux jours seulement, et on alla jusqu’à lui refuser le feu et l’eau. Job demeura ainsi renfermé dans la prison pendant dix ans, exposé à toutes sortes d’avanies et de mauvais traitements. Mais en véritable chrétien, il semblait ne pas entendre les injures, ne pas ressentir les outrages. Son inaltérable résignation parvint à gagner les esprits prévenus, les geôliers devinrent peu à peu moins cruels envers lui et, à la fin, on lui permit d’aller se loger sous caution dans une maison particulière.

En 1815, sa femme put venir le rejoindre au lieu de son exil, et ils vécurent ensemble à An-ei, jusqu’à la cinquième lune de l’année 1826. Job fut mis alors en liberté, et vint s’établir au village de T’ai-p’an, au district d’Im-sil, province de Tsien-la. Il y était à peine installé quand surgit la persécution de 1827. Sa femme l’engageait à fuir, mais il ne semblait pas entendre ses paroles. Un jour qu’il avait disparu, on le chercha partout, et enfin on le rencontra seul dans un lieu retiré, assis et pleurant à chaudes larmes. Interrogé sur la cause de ses pleurs, il répondit : « Autrefois j’ai manqué une belle occasion d’être martyr, et je regrette vivement de m’être laissé envoyer en exil. Maintenant n’est-il pas bien triste pour moi d’être dans un lieu retiré et de n’avoir aucune chance de donner ma vie pour Dieu ? » Ses soupirs étaient sans doute montés jusqu’au Ciel, car, trois jours après, les satellites de Tsien-tsiou vinrent inopinément l’arrêter. Il les suivit plein de joie. Dès le premier interrogatoire, le juge criminel ayant connu ses antécédents, le fit battre plus cruellement que de coutume ; et, quelques jours après, le voyant déterminé, prononça la sentence de mort. Job était petit et avait une chétive apparence. Mais sa constance et sa fermeté dans les supplices le firent bientôt remarquer de tous les gens du prétoire, et ils se disaient : « Nous l’avions mal jugé sur la mine. Cet homme-là est un vrai chef de chrétiens. » Job fut donc laissé à la prison en attendant l’exécution.

Pierre Kim Tai-koan-i était d’une famille originaire de Sou-tani, au district de T’sieng-iang, laquelle avait émigré à T’sieng-na-tong, district de Po-rieng. Frère aîné de Jacques Kirn martyr en 1816, il avait été instruit de la religion dès l’enfance, mais ne la pratiquait guère, et ce ne fut qu’après la mort de ses parents, que par une grâce spéciale de Dieu, il devint plus exact à tous ses devoirs religieux. Voici comment. S’étant établi au district de Kong-tsiou, où il travaillait dans une fabrique de poterie, il avait de très-fréquents démêlés avec sa femme. Un jour qu’ils s’étaient mis en une furieuse colère l’un contre l’autre, Pierre alla dormir dans la chambre intérieure, tandis que sa femme resta à la cuisine pour se livrer au repos. Pierre était dans son premier sommeil, lorsque, croyant entendre la voix de Dieu qui l’appelait, il se leva en sursaut, et vit un tigre emportant sa femme dans la gueule. Aussitôt il poursuivit l’animal, en poussant de grands cris, et parvint à lui arracher sa victime ; elle avait à la jambe une large blessure. Le lendemain il lui dit : « Cet accident est arrivé à cause de nos discordes, mais puisque Dieu a permis que tu aies la vie sauve, il faut d’abord l’en remercier, puis, profiter de notre mieux de cette leçon sévère, nous corriger, pratiquer le bien, et jusqu’à la mort vivre en bonne intelligence. » Ils gardèrent leur résolution, et dès ce moment vécurent tous deux dans la plus grande concorde.

Chaque dimanche, Pierre exhortait et instruisait non-seulement sa famille, mais tous les gens du village. À la fête de Noël, il ne manquait pas d’aller sur quelqu’une des montagnes voisines, et prenant avec lui l’Évangile et quelques autres livres, il passait la nuit dans les exercices de piété. Un jour qu’il était en oraison sur une de ces montagnes, un gros tigre vint se placer vis-à-vis de lui et se mit à pousser des rugissements. Pierre, sans trop s’effrayer, resta où il était, fit toutes ses prières à l’ordinaire, puis le jour venant à paraître, descendit tranquillement à sa maison, pendant que le tigre regagnait son repaire. Durant le carême, Pierre était plus assidu que jamais à la prière et à la méditation ; il ne faisait alors qu’un repas, ne prenait qu’une demi-écuelle de riz, qu’il mangeait avec de l’eau froide, sans autre assaisonnement qu’un peu de sel ; sa vigueur corporelle n’était en rien altérée par cette mortification extraordinaire. Il avait dans le cœur un vrai désir du martyre, et, après l’exécution de son frère cadet en 1816, ayant rapporté le billot sur lequel on lui avait tranché la tête, il se le plaçait souvent sous le menton, pendant la nuit, pour penser plus efficacement à la mort.

Pierre avait émigré au district de Ko-san. Quand il apprit, en 1827, que la persécution venait d’éclater, il engagea les autres à fuir pour l’éviter, mais lui-même attendit en paix que Dieu manifestât sa volonté. Une bande de plus de cent satellites[85] cerna bientôt le village où il se trouvait, et se rua sur les pauvres chrétiens. Pierre, sans s’effrayer, alla en riant à leur rencontre, et aussitôt, lié de la corde rouge comme les grands criminels, fut conduit par eux au tribunal de Ko-san. Il semblait se rendre à un festin. « Suis-tu cette mauvaise religion ? lui demanda le mandarin. — Je ne suis point de mauvaise religion, mais j’adore seulement le vrai Dieu du ciel et de la terre. » On le fit mettre à la cangue, et on l’envoya au juge criminel de Tsien-tsiou, qui lui dit : « Toi aussi, tu es de cette mauvaise secte prohibée par le roi et les mandarins ; si tu renies Dieu, je te relâche, toi et tes enfants, sinon, tu seras mis à mort. » Pierre fit alors, à haute et intelligible voix, cette admirable réponse qui a été rapportée par des témoins oculaires de son procès : « Dussé-je mourir sous les coups, je ne puis renier mon Dieu. Ces sentiments ont pénétré ma chair et mes os. Me coupât-on les membres, chaque morceau en resterait imprégné ; me broyât-on les os, chaque fragment les conserverait intacts ; non, dix mille fois non, je ne puis renier mon Dieu. »

Pierre ne redoutait pas plus ses juges qu’il n’avait autrefois redouté les tigres. Le mandarin, furieux de l’entendre ainsi parler, le fit dépouiller de ses vêtements et battre de verges, aussi violemment que possible. Pendant que le sang ruisselait de son corps, Pierre invoquait avec ferveur les saints noms de Jésus et de Marie, et conservait un visage souriant et joyeux. De là, il fut transporté dans une chambre voisine, où il eut à subir de la part des satellites et valets des supplices plus cruels encore ; mais sa résolution resta inébranlable. Le lendemain, il comparut de nouveau devant le juge qui lui demanda ses livres de religion, et le somma de dénoncer ses complices. Sur sa réponse négative, on lui fit subir par trois fois la puncture des bâtons. Pendant cette affreuse torture, Pierre perdit connaissance, et fut reporté à la prison. Il reprit peu à peu ses sens et, voyant tout son corps brisé, il dit : « Pourrai-je bien par là payer la dix-millième partie des bienfaits de Dieu ? » puis, versant d’abondantes larmes de contrition et de reconnaissance, il se disposa tranquillement à mourir. On fit venir son fils arrêté comme lui, et lui mettant un couteau sur la gorge devant le père, on menaça celui-ci de trancher la tête de son enfant s’il n’apostasiait pas immédiatement. Pierre répondit : « Si mon fils a la tête coupée pour une pareille cause, ce sera une grande gloire pour lui et pour moi ; non, je n’apostasierai pas. » Le fils fut envoyé en exil.

Après de nouvelles tentatives aussi inutiles que les premières, le juge lui fît infliger, à diverses reprises, le supplice de l’écartement des os, puis l’envoya au gouverneur. Celui-ci, entouré de quatre-vingts valets, tous le bâton à la main, le soumit, ce jour-là et le lendemain, à de nouveaux interrogatoires. Au milieu des tortures, Pierre conserva la même fermeté, le même air tranquille, et invoquant toujours le Seigneur ; il disait : « Comment faire pour payer, au moins d’une épaisseur de cheveu, les bienfaits de la Passion de Jésus-Christ ? » Le mandarin, désespérant de le faire fléchir, le renvoya à la prison avec les autres confesseurs.

Pierre Ni Seng-hoa, dont la famille et les antécédents sont déjà connus, avait continué, malgré ses premières faiblesses, a vivre dans la pratique exacte de la Religion. Quand s’éleva la persécution de 1827, il eût bien voulu prendre la fuite, mais toutes les routes étaient gardées si soigneusement, qu’il ne savait pas où se réfugier ; d’ailleurs, avec sa vieille mère, sa femme et ses jeunes enfants, il lui était à peu près impossible de se mettre en chemin. Il se décida donc à attendre les ordres de Dieu et se contenta de faire évader son frère cadet à travers les montagnes. Les satellites ne tardèrent pas à se présenter, et le conduisirent devant le juge criminel, à Tsien-tsiou. C’était pour la troisième fois qu’il tombait entre les mains des persécuteurs. Après les interrogatoires ordinaires, il eut à supporter de nouveaux et plus terribles supplices, par suite de la dénonciation de quelques chrétiens qui déclarèrent avoir été instruits par lui, et avoir reçu des livres copiés de sa main. Il ne paraît pas qu’il ait apostasié, mais il avoua depuis qu’il avait eu la faiblesse, au milieu des supplices, de promettre de donner quelques livres, et de dénoncer un chrétien. Malgré cette tache dont on ne peut le laver, il se montra inébranlable dans tout le cours du procès, soit en présence du juge criminel, soit par-devant le gouverneur, et mérita d’entendre de la bouche de ce dernier ces paroles : « Cet être-là continuant de parler et d’agir ainsi, il est impossible de le laisser vivre. » Reconduit à la prison, il y resta avec les autres confesseurs, dans l’attente du dénouement.

Nous devons noter ici que ces quatre derniers confesseurs, ainsi que les précédents, et ainsi que Pierre Sin dont nous parlerons bientôt, ont été vaguement accusés d’avoir, dans le commencement de leur procès, laissé échapper quelques paroles d’apostasie. Nous venons de dire ce qu’il en est pour Pierre Ni Seng-hoa. Pour les autres, l’accusation, très-improbable en elle-même, est positivement niée par divers témoins oculaires. D’ailleurs ils se sont toujours montrés résolus à mourir, jusqu’à signer à trois reprises leur sentence, et, pendant treize ans de captivité, ils ont constamment refusé de racheter leur vie par l’apostasie.

CHAPITRE IV.

Persécution de 1827 : interrogatoires de Pierre Sin et de Paul Ni. — Lettres de Paul.


Cependant de nouvelles dénonciations avaient été faites, vers le milieu de la quatrième lune, par-devant le juge de Tsien-tsiou, et plusieurs des personnes dénoncées demeuraient dans d’autres provinces. Or, d’après la loi, les tribunaux criminels ne peuvent arrêter un individu, sans l’autorisation du mandarin civil au district duquel il appartient ; quelquefois même il faut la permission du gouverneur de la province. Néanmoins, ils se dispensent souvent de cette formalité quand il s’agit des gens du peuple, et que l’accusé se trouve pour le moment dans le cercle de leur juridiction directe. Par suite de ces dénonciations, des satellites furent envoyés de Tsien-tsiou, tant à la province de Kieng-siang qu’à la capitale, pour saisir divers chrétiens, entre autres Pierre Sin et Paul Ni, dont nous allons raconter l’histoire.

Pierre Sin T’ai-po, déjà bien connu de nos lecteurs, après avoir pris beaucoup de peine pour les collectes relatives au voyage de Péking, ne se mêlait plus des affaires de la chrétienté, et vivait dans la retraite, uniquement occupé du salut de son âme[86]. Son nom toutefois était très-connu, et le grand nombre de livres qu’il avait transcrits devaient naturellement le compromettre plus que tout autre, en temps de persécution. Après avoir habité successivement en diverses provinces, il s’était enfin établi à Tsat-kol, au district de Siang-tsiou, province de Kieng-siang, où il vivait à l’écart, n’ayant que très-peu de relations avec les chrétiens du dehors. Néanmoins, lorsqu’il connut les progrès de la persécution de 1827, il comprit qu’il ne pouvait manquer d’être dénoncé, et fit ses préparatifs pour mettre en sûreté sa famille et sa personne. Le 22 de la quatrième lune, tout était prêt, et on devait partir avant le jour, lorsque cette nuit-là même, au chant du coq, les satellites de Tsien-tsiou firent irruption dans le village, entourèrent la maison de Pierre Sin, et le déclarèrent prisonnier. Pierre, voyant les lettres de police venues de la préfecture de Tsien-tsiou, province différente de la sienne, refusa d’abord de les suivre, mais il dut aller avec eux chez le mandarin du district qui, après avoir visé les pièces, le remit aux satellites. Ceux-ci eurent à retourner chez Pierre, avec des prétoriens de la ville de Siang-tsiou, pour procéder à l’arrestation selon les formes légales.

Dans la route ils rencontrèrent une bande de leurs compagnons, envoyés pour arrêter les chrétiens d’un autre village. Dès qu’ils se virent de loin, ils se mirent à sauter et à frapper des mains, puis se félicitèrent de l’heureux succès de leur expédition, et manifestèrent leur joie par de copieuses libations. La nuit étant venue, force fut de s’arrêter en route dans un village. Là, ils se firent donner par menaces et de vive force du vin, du riz, des poules, etc., et passèrent la nuit en fête, aux frais des pauvres habitants. Arrivés à la maison de Pierre, les satellites de Tsien-tsiou voulaient la livrer au pillage, mais ceux de l’endroit les en empêchèrent, et prirent note de tous les objets qui s’y trouvaient, pour le cas où l’on réclamerait quelque chose. Après quoi on se mit en route, et, le quatrième jour, on fit halte sur le territoire de Tsien-tsiou, non loin de la ville. Pendant qu’on se préparait à passer la nuit, arriva dans le même lieu une troupe de chrétiens montés sur des bœufs ou des chevaux et escortés par des satellites. C’étaient de pauvres prisonniers qui, mis à la question, avaient reconnu posséder des livres de religion. Comme ils ne pouvaient marcher, par suite des tortures, on les envoyait de la sorte chercher leurs livres, pour les apporter au tribunal. Pierre passa la nuit avec eux, et pendant que tous les gens du prétoire étaient à boire, jouer, crier, chanter et se disputer dans la cour, il s’informa de l’état des choses, et apprit que parmi les livres dénoncés, beaucoup étaient écrits de sa propre main. Il devenait donc inutile pour lui de chercher à dissimuler plus longtemps le fait. Le lendemain on se sépara, et bientôt après, arrivé à la ville, Pierre fut conduit au juge criminel.

C’est lui-même qui nous fait connaître tous ces détails, dans les mémoires qu’il écrivit plus tard dans sa prison, sur la demande d’un missionnaire, M. Chastan. Laissons-le maintenant raconter son procès.

« Le juge me demanda d’abord : « Es-tu noble ? — Je répondis : Une fois ici, la différence entre noble et roturier ne sert plus guère de rien. — On dit que dans trois provinces tu répands une doctrine perverse, et en infatués le peuple : est-ce vrai ? — Je ne suis pas de doctrine perverse, mais seulement la religion du Maître du ciel. — Il ne veut pas dire une doctrine perverse ! Il dit la religion du Maître du ciel ! Eh bien ! en suivant la doctrine perverse du Maître du ciel, savais-tu qu’elle est sévèrement prohibée ? — Comment l’ignorerais-je ? Ce que j’ai fait, je l’ai fait sciemment. — Ayant contrevenu sciemment aux ordres du roi, n’es-tu pas digne de mort ? — Je savais bien que l’on me ferait mourir. — Maintenant que le roi commande de vous mettre tous à mort, ne te raviseras-tu pas ? — Celui qui, après avoir servi son Roi dans la prospérité, lui désobéirait dans l’adversité, serait un lâche ; celui qui professe la vérité seulement quand tout lui sourit, et qui l’abandonne dans les jours difficiles est plus lâche encore. Que le mandarin agisse selon la loi, moi j’agirai selon mes convictions. — Ce coquin-là a la parole mauvaise, reprit le juge. C’est sans doute un des chefs de la secte. Eh bien, puisque tu désires être traité selon la loi, tu seras satisfait. » Puis il ordonna de me mettre à la question la plus sévère. On me lia donc les bras croisés derrière le dos, puis on fit passer entre eux et le dos un bâton qu’un valet devait faire manœuvrer. De plus, avec une corde en crin, on me lia ensemble les deux jambes aux genoux et au-dessus des chevilles, et on inséra entre les jambes deux gros bâtons sur chacun desquels un homme devait peser de chaque côté. Lors donc qu’attirant d’une part le bâton fixé contre le dos, de l’autre on appuya avec effort sur ceux croisés entre les jambes, il me sembla que mon corps était suspendu en l’air, que ma poitrine allait éclater et tous mes os être brisés. Je perdis connaissance, et le mandarin voyant que je ne pouvais répondre aux questions que l’on m’adressait, ordonna de lâcher un peu les courroies. Peu à peu je repris l’usage de mes sens ; les rayons du soleil me paraissaient des torches brûlantes, mes bras et mes jambes me semblaient ne plus exister, mon corps était tout en feu.

« Deux valets me perçaient les côtés avec des bâtons aigus pour me faire parler. À grand’peine je pus répondre que j’avais été instruit par un vieux chrétien martyrisé depuis longtemps, et que je n’avais aucun disciple. « Vilain fourbe, s’écria le juge, attends-tu donc de nouveaux supplices pour déclarer la vérité ? — Si c’est oui, je dis oui ; si c’est non, je dis non. Je suis déjà à moitié mort, et si on continue tant soit peu, je vais mourir tout à fait. Au moment de mourir, comment pourrais-je tromper ? — Non, non, tu n’en mourras pas, mais tu auras beaucoup plus à souffrir ; vois un peu. » On me leva donc les jambes, et on appuya fortement sur les deux bâtons. Mon corps n’avait plus de vie, toute salive était épuisée, la langue s’allongeait hors de la bouche, les yeux sortaient de leurs orbites et la sueur couvrait tout mon corps. « Déclare tout, » hurlaient les satellites. Mais je ne répondis pas ; je priais Dieu de m’accorder promptement la mort. C’était le dernier jour de la quatrième lune. La nuit étant venue, le juge dit : « Il se fait tard. Comme c’est le premier jour, tu n’as eu qu’un échantillon, demain tu auras de vrais supplices à supporter. Tâche donc de réfléchir cette nuit, et d’aviser à conserver ta vie. » On me délia, et deux valets, me passant un bâton entre les jambes, m’emportèrent dans la prison, où bientôt on me servit à souper. Mais je ne pouvais ni m’asseoir, ni faire usage de mes bras : bien plus, l’odeur du riz me donnait des nausées, et comme je ne pouvais rien prendre, on approcha de mes lèvres un bol de vin trouble que je bus par petites gorgées ; alors seulement la raison sembla me revenir.

« La nuit était déjà avancée, quand le chef des satellites qui m’avait amené à Tsien-tsiou, vint me dire ; « Vous êtes digne de pitié. Le mandarin est convaincu que Ni Ie-tsin-i est chez vous, ou bien, s’il n’y est plus, que vous savez où il est. Demain vous aurez pour cette affaire de terribles supplices à endurer. Il vaudrait mieux, ce me semble, l’avouer franchement et vous sauver la vie. » Je répondis : « J’ignore quel est cet homme. En le voyant, je pourrais peut-être dire s’il m’est connu ou non ; il n’est ni mon père ni mon frère, quelle raison aurais-je de le cacher au prix de ma vie ? Mais toi qui as vu ma maison, tu peux savoir ce qu’il en est. Y était-il caché ? Et d’ailleurs, comment pourrais-je savoir où il s’est enfui maintenant ? Il me semble que dans cette affaire, tout dépend de tes paroles. » Il répondit : « À cause de ce Ni, le mandarin et les prétoriens m’accusent d’incapacité, pour ne l’avoir pas encore pris. Je n’ai plus rien à dire : mais à coup sûr, vous en savez quelque chose. Agissez en conséquence. On me reproche aussi de n’avoir saisi chez vous aucun livre. J’ai dit qu’après avoir tout examiné, je n’en avais pas trouvé. On vous interrogera aussi là-dessus : répondez net que vous n’en aviez pas. » Après quoi il suspendit la cangue dont j’étais chargé, afin qu’elle me fît moins souffrir : il appela le gardien pour lui recommander de me rendre les services de propreté que demandait ma position, ajoutant qu’il lui en tiendrait compte, puis enfin me fit prendre du vin. Cette conduite me consola beaucoup, et je fus vivement touché de ces marques de compassion.

« Bientôt la porte de la préfecture s’ouvrit et des valets arrivèrent pour m’y transporter. Le juge dit d’une voix forte : « Pense à ce que je t’ai dit hier et fais franchement les aveux demandés. — Hier, répondis-je, j’avais perdu connaissance, je ne me rappelle pas vos ordres. Pour ce qui est de faire des aveux, si j’en avais à faire, je n’aurais pas attendu jusqu’à présent. — Ni Ie-tsin-i était certainement chez toi, et tu connais ses affaires ; si tu ne l’avoues pas, malheur à toi ! — J’ignore quel est ce Ni, mais supposé même que je l’eusse caché alors, comment pourrais-je savoir où il est allé maintenant ? Je ne puis rien vous en dire. Il n’est ni mon père, ni mon frère ; serait-il juste que je me fasse tuer pour lui ? Si vous voulez me mettre à mort, que ce soit pour mes propres fautes. — Il paraît que tu as trouvé le supplice d’hier léger, et tu veux en goûter de plus violents. Eh bien ! soit ! » En même temps il excita les bourreaux en disant : « Ce coupable, quoique vieux, est le plus obstiné de tous. Ne l’épargnez pas. » Et il me fit infliger de nouveau l’écartement des os des jambes. On serra les courroies et déjà j’étais presque évanoui, quand à force de presser, un bâton se brisa. Au bruit, je crus ma jambe cassée et je regardai tout effrayé. J’entendais des paroles et ne pouvais répondre. On m’apporta du vin et on l’approcha de mes lèvres ; mais je ne pus l’avaler. Après quelques moments de repos, on me le présenta de nouveau et, peu à peu, je pus boire cette potion. Le juge dit à voix modérée : « Tu veux absolument mourir pour l’affaire d’autrui. Je ne comprends pas les principes. » Puis il fit préparer son escorte, monta à cheval et se rendit près du mandarin supérieur.

« Comme il ne m’avait pas fait délier, je restai assis et exposé à l’ardeur du soleil. Toutefois, je ne sentais pas la chaleur, l’air me semblait froid. Après un assez long espace de temps, le juge revint et me dit d’un ton irrité : « Puisque tu ne veux pas faire d’aveux, il faut que tu meures ou que je perde ma place. Il n’y a pas de milieu. Ainsi donc, recommencez les tortures. » On obéit ; les souffrances n’étaient ni plus ni moins fortes ; seulement on variait les tourments, mais pour moi, c’était tout un. Le soir venu, je fus délié et remporté à la prison. Je ne pus manger le riz : on me donna une tasse de vin, et la nuit se passa ainsi. Le matin, j’entendis de nouveau les cris pour l’ouverture des portes de la préfecture. Ces cris me faisaient mal, et je croyais toujours entendre l’appel des accusés. Par le fait, les valets ne tardèrent pas à venir me chercher. Ils poussaient des clameurs injurieuses et, sans aucune précaution ni ménagement, me mirent à cheval sur un bâton, m’enlevèrent et vinrent me déposer vis-à-vis du juge qui me dit : « Tu peux voir qu’il y a ici beaucoup de livres écrits par toi. Tu passes pour être le chef de trois provinces, et avoir fourni nombre de livres aux autres chrétiens. Avoue tout franchement, et ne t’obstine pas à mourir dans les tortures. » Je n’avais pas la force de parler. On me fit prendre un peu de vin, et à grand’peine je pus articuler quelques mots. Dans cet interrogatoire, d’après ce que m’avaient dit les chrétiens que j’avais rencontrés en route, j’avouai avoir copié quelques volumes pour eux, ajoutant que chez moi il n’y en avait pas, comme pouvaient le certifier les satellites qui avaient fouillé ma maison. « Quand je copiai ces livres, ajoutai-je, ce fut chez ces chrétiens et sur de vieux exemplaires qu’ils avaient. — Tu ne dis pas vrai, et tu ne dis pas tout ; nous verrons la fin. » Bientôt après je fus remporté, sans avoir eu à subir d’autre supplice.

« Cette nuit-là on me déposa chez les prétoriens. Ils se réunirent en assez grand nombre autour de moi et me dirent : « Vous prétendez être noble et toutefois vous ne parlez pas franchement devant le mandarin. Ni Ie-tsin-i[87] n’ayant pas été saisi, cette affaire ne peut se terminer. Il est certain qu’il était dans votre village, et s’il en est sorti, c’est vous qui avez dirigé sa fuite. Dire que vous ne le connaissez pas et tromper aussi sur les livres, c’est vous exposer à des tortures plus cruelles encore. Comment y tiendrez-vous ? Demain on doit encore recommencer la question. Avouez-nous tout ici, et nous en avertirons le juge. » Je répondis : « Désirer la vie et craindre la mort est un sentiment commun à tous ; et qui donc voudrait de gaîté de cœur s’attirer des souffrances ? Mais vous, vous ne procédez que par supplices, sans faire attention au fond des choses. Est-ce là de la justice ? — Pourquoi vouloir prendre nos paroles en mauvaise part ? nous n’agissons que pour vous épargner des souffrances. Dénoncez seulement ce Ni, et on ne parlera plus d’autre chose. Nous nous en chargeons. Pourquoi vous entêter ainsi ? — J’ai dit tout ce que j’avais à dire, et n’ai rien de plus à avouer. Si je meurs, tout sera fini par là. Si on me laisse la vie, c’est un ordre de Dieu ; mais je n’ai guère le désir de vivre. Reconduisez-moi vite là où j’étais. » Tout ceci avait été suggéré par le mandarin lui-même.

« On me ramena à la préfecture lorsque déjà les portes s’ouvraient, et je fus bientôt traduit devant le juge qui dit à haute voix et en colère : « Je voudrais en finir avec cette affaire, mais tu fais des déclarations si confuses que je ne puis voir les choses. » Puis, en quelques mots, il conclut que le fait d’avoir écrit tous ces livres était à ma charge. Quel remède pouvais-je apporter à cela ? Ce n’est pas tout. De nombreuses images et objets religieux, dont plusieurs venaient de pays étrangers, avaient aussi été pris chez des chrétiens, qui, pour se tirer d’embarras, avaient jeté la faute sur moi. Le juge dit : « Tu n’as plus aucun moyen de te justifier. Explique donc d’où viennent ces images et autres objets. — J’ai déclaré la vérité pour les livres. Pour le reste, veuillez bien interroger ceux à qui ces objets appartiennent. — Tous n’accusent que toi. » Ne sachant quel parti prendre, je restai muet. Le juge demanda de nouveau aux chrétiens prisonniers, si tous ces objets venaient de moi, et ils répondirent affirmativement. Je dis alors : « On m’a raconté autrefois qu’après l’année sin-iou (1801) quelqu’un ayant acheté la maison d’une personne exécutée à cette époque, trouva, en la démolissant, de ces objets dans les murailles. Ils auront été partagés et répandus de côté et d’autre. C’est sans doute de là qu’ils sont venus. » Le juge courroucé s’écria : « En allant de ce pas, nous n’arriverons à rien. Il faut d’abord torturer ces chrétiens. »

« On se mit à leur scier les membres avec des cordes, et tous alors de rejeter la faute sur moi, avec plus d’insistance que jamais. Comme je me disposais à parler, le juge me soumit à la même torture, en criant : « Serrez, serrez, il faut en finir. » Les bourreaux ainsi excités n’eurent garde de m’épargner, et cependant, par une grâce particulière de Dieu, je souffris moins qu’auparavant. « Ne feras-tu pas enfin des aveux complets ? me cria le juge. — J’ai tout dit. — Qui a d’abord reçu ces différents objets, et par quelles mains ont-ils ensuite passé ? — Les personnes qui vivaient en 1801 sont presque toutes mortes, et s’il en reste quelques-unes, elles ne sont pas chrétiennes. — Qui les a d’abord reçus ? À qui les a-t-il remis ? — Je l’ignore. Ces objets, comme tous les autres, auront changé de maître soit par la mort, soit par dons ou achats. Qui pourrait jamais savoir par quelles mains tout a passé ? — Dis ce que tu sais. » J’indiquai alors quatre ou cinq noms parmi les chrétiens déjà morts, et j’ajoutai : « Quant au reste, il m’est impossible de rien savoir. — Parmi un si grand nombre, tu n’en connais que quatre ou cinq ; c’est une dérision. » On serra de nouveau mes liens, si fort que je crus mourir. Le juge donna une liste de noms à un prétorien, et j’avais ordre, à mesure qu’il les prononçait, de déclarer si je connaissais ou non les individus désignés. Ne pouvant plus parler, je répondais par un signe de tête, et je fis une réponse négative pour tous, connus ou inconnus. Le juge ajouta : « Ne connais-tu pas non plus Ia-So ? » Je fis encore ce même signe négatif. Le soir était venu, on me délia, mais les cordes étant enfoncées dans les chairs, on ne pouvait les ôter, et je perdis connaissance pendant l’opération. On me remporta en prison, et, comme je ne pouvais rien manger, on me coucha, la tête appuyée sur ma cangue.

« Les cris affreux du tribunal me restaient toujours dans l’oreille, la souffrance m’empêchait de dormir, et revenu à moi, je pensai par hasard à ces paroles du juge : « Ne connais-tu pas non plus Ia-So ? » Alors seulement je réfléchis que les caractères chinois du saint nom de Jésus se prononçaient Ia-So en coréen[88]. Je me pris à trembler, à m’affliger, à déplorer ce qui était arrivé. J’en avais le cœur serré et pouvais à peine respirer. On vint encore me presser de prendre quelque nourriture, mais abattu, désespéré par la pensée que mon étourderie rendait désormais pour moi la mort infructueuse, je repoussai violemment ceux qui me présentaient le riz, et me décidai seulement, sur des sollicitations réitérées, à avaler quelques gorgées de vin. Puis j’essayai de me consoler. Je me disais :« Quoique le juge ait voulu désigner Jésus, je n’ai entendu que Ia-So. Dieu mêle pardonnera-t-il ? » Et je résolus de me rétracter clairement le lendemain ; mais ayant été conduit dès lors devant le mandarin civil, je ne pus faire cette rétractation, et le regret m’en reste imprégné jusque dans la moelle des os.

« Le lendemain, 5 de la cinquième lune, je fus traduit devant le mandarin civil. À la séance se trouvaient les mandarins de Mou-tsiou, de Ko-san et d’Ik-san. Ce dernier, accompagné d’un prétorien, vint se placer près de la balustrade et me dit : « Si vous voulez seulement régler votre conduite d’après les principes d’une saine morale, les livres de Confucius, de Meng-tse et des autres saints sont bien suffisants. Maintenant, contre la défense du roi, vous suivez une doctrine étrangère, et vous avez été saisi ; n’est-ce pas un crime digne de mort ? » Je vis de suite que je n’étais plus au tribunal criminel. Le mandarin de mon district paraissait irrité, mais tous les autres avaient un air affable. Ils me regardaient avec compassion, et semblaient regretter les affreux supplices auxquels j’avais été soumis. Leurs valets eux-mêmes ne poussaient pas de vociférations, et parlaient à voix modérée. Ce ne semblait plus un tribunal, mais une maison particulière. Je répondis avec d’autant plus de respect : « On défend notre religion, pour cela seul qu’elle vient d’un autre royaume. Mais partout je vois chez vous des objets venus de contrées étrangères : livres, habillements, meubles, etc… — Ce sont des objets dont on se sert dans tous les pays, il n’y a donc nulle raison pour les prohiber. Mais, en fait de doctrine, Confucius et Meng-tse ne sont-ils pas suffisants ? — Pour les maladies du corps, quand avec les médecines de notre pays on n’obtient pas d’effet, on a recours aux médecines de Chine, qui souvent opèrent la guérison. Chaque homme a les sept vices qui sont autant de maladies de l’âme. Or, sans notre religion, on ne peut les guérir. Ce n’est pas que j’ignore la doctrine de Confucius et de Meng-tse, mais, vous le savez comme moi, dans les temples de ces sages ou d’autres semblables, on se bat pour une écuelle de riz ou un morceau de viande, en proférant même des injures grossières ; non-seulement on s’inquiète fort peu de la doctrine et des actions de ces sages, mais souvent on les insulte, et leurs temples, au lieu d’être des écoles de vertu, deviennent des écoles de désordre. Il n’y a que peu de personnes qui sachent se contenir, au moins à l’extérieur, et garder un peu les convenances, et encore dans le fond du cœur, elles n’en restent pas moins mauvaises. Notre doctrine, au contraire, règle tout d’abord l’intérieur, redresse les sept passions, dirige par le moyen du Décalogue l’extérieur aussi bien que l’intérieur. Elle est, de fait, le perfectionnement des doctrines de Confucius et autres. — Si tu dis vrai, elle ne serait pas perverse, mais puisque le roi la prohibe, diras-tu que le roi a tort[89] ? — De même qu’il n’y a qu’un soleil au ciel, vous voulez qu’il n’y ait qu’une seule doctrine dans le royaume ; c’est bien. Maintenant qu’à côté de la doctrine des lettrés se présente celle du Maître du ciel, le roi n’a peut-être pas tort de la prohiber momentanément jusqu’à ce qu’on ait fait la distinction du vrai et du faux ; mais, d’autre part, celui qui suit notre religion laquelle par le fait est la seule vraie, ne peut pas non plus avoir tort. — Que dis-tu là ? Une chose fausse est fausse, une chose vraie est vraie. Or, d’après tes paroles, le vrai et le faux se rencontreraient en même temps pour le même objet. — En tout la raison est le grand maître. Or, quand par la raison on commence à vouloir faire la distinction du vrai et du faux, il y a un moment où rien n’est encore décidé. Dans les discussions, les uns découvrent la vraie raison avant les autres, et en fait de doctrine, un sujet peut bien apercevoir la vérité avant que le gouvernement n’ait réussi à la connaître. C’est précisément ce qui a lieu aujourd’hui dans ce royaume. — D’après cela, tous ceux qui parmi vous ont été exécutés selon la loi, avaient donc raison ? — La doctrine étant vraie, ils ont eu raison ; si elle était fausse, ils auraient eu tort. »

« Le mandarin du district se leva alors furieux en disant : « De telles paroles sont inutiles ;» et il se fit apporter le livre des actes civils. Après quoi il proféra, au sujet de la sentence, quelques paroles que je n’entendis pas. Le mandarin de Mou-tsiou en prit lecture, et dit tout surpris : « Vous décideriez-vous donc pour l’exécution ? — Oui, répondit-il. — Mais reprit l’autre d’un air affligé, dans cette affaire, il n’y a pas de raison pour en venir toujours à l’exécution capitale. » Après quoi le mandarin d’Ik-san m’adressa la parole : « Répète tout ce que tu as dit devant le juge criminel, et explique aussi en détail ce que tu avais commencé sur les sept passions. » Je répétai donc ce que j’avais dit au tribunal criminel, et je développai comment chacune des sept passions se guérit par une des sept vertus opposées. Un prétorien prenait note de tout. « À voir les supplices que tu as endurés, me dit ensuite le mandarin, à voir l’état où tu es réduit, je crois vraiment qu’on t’a fait trop souffrir. Il te serait difficile maintenant de prendre toi-même lecture du résumé de ta cause, un prétorien va te le faire entendre. » Puis il donna le papier au prétorien qui le lut. C’était à peu près le fond des choses, mais sans détails aucuns. On avait adouci les expressions, et on semblait pencher à me laisser la vie. Je dis : « Il paraît que vous êtes touchés de compassion, votre jugement sera un triomphe sur la loi elle-même. » Le mandarin du district s’écria alors d’un ton de colère : « Nous aurions bien fait de le condamner à mort. Ils sont tous entêtés à ce point. — D’après ses paroles vous n’auriez pas tort, » lui dit le mandarin d’Ik-san ; puis, se tournant vers moi : « Tu as violé les prohibitions du roi, et moi je suis délégué pour te juger. Peut-être serais-tu excusé ailleurs, mais autres pays, autres lois ; ici, en Corée, à ta faute il n’y a pas de remède. » On appela ensuite le gardien pour me remettre entre ses mains, et je fus conduit dans une maison particulière. Après quelques jours, je pus me lever, sans toutefois être capable de marcher. Mon estomac refusait tout aliment, et je ne prenais guère qu’un peu de vin,

« Quelques jours plus tard, on me porta devant le gouverneur. Tous les chrétiens prisonniers étaient réunis. J’attendais devant la porte, assis et appuyé sur ma cangue. Les valets et les prétoriens se moquaient de moi ; les uns frappaient la cangue avec les pieds ; les plus méchants montaient dessus pour la faire peser davantage ; tous n’avaient pour moi que des injures. Je comparus le premier. Le gouverneur me dit : « Es-tu noble ? — Je répondis : Qu’importe ! quelle est ici la différence de noble à roturier ? — Si vous autres chrétiens voulez suivre cette religion, pourquoi ne le faites-vous qu’en cachette ? » Puis il m’ordonna de déclarer nommément le propriétaire de chaque livre, image et autre objet religieux. « Dans l’interrogatoire, repris-je, tous les prisonniers ayant jeté la faute sur moi, on m’a pressé de faire des aveux, et si je disais ne pas savoir, on redoublait les tortures, exigeant absolument que je prisse la responsabilité de tout. N’y pouvant plus tenir, j’ai accepté cette responsabilité. Maintenant, vous voulez que je dise à qui appartient chaque objet. Comment pourrais-je le savoir ? — As-tu des tablettes ? — Je n’en ai pas. — Et pourquoi n’en as-tu pas ? — Resté seul d’une famille ruinée, sans maison et toujours errant de côté et d’autre, n’ayant pas même où les placer, je n’en ai pas. — Ne fais-tu pas les sacrifices aux ancêtres ? — Aux jours anniversaires, je prépare seulement de la nourriture selon mes moyens, et je la partage avec les voisins, — Manges-tu alors sans faire même les génuflexions ? — Je ne fais pas les génuflexions. » Puis, sans autres questions, on me remit au geôlier.

« Le lendemain on me porta devant le mandarin du district ; tous les prisonniers chrétiens y étaient. Nous comparaissions cinq par cinq, et on nous donnait la bastonnade sur les jambes. Mais quoique l’on frappât vigoureusement, ce n’était rien auprès du supplice de la courbure des os. Ensuite, on déliait les accusés, on leur passait la cangue, et on leur mettait les fers aux pieds et aux mains. À moi seulement on ne mit pas les fers aux pieds, parce qu’ils étaient trop enflés. Quand on nous reconduisit à la prison, le mandarin, voyant mon état, dit au prétorien de me faire ôter la grande cangue et de la remplacer par une plus légère, et pour la première fois elle me fut enlevée. Mes jambes étaient tellement déchirées qu’on voyait les os, et je ne pouvais ni m’asseoir ni manger le riz. Chaque jour, je ne prenais que deux ou trois bols de vin. La gangrène s’était mise dans mes plaies, et il s’en exhalait une odeur insupportable. De plus, la chambre était pleine de vers et de vermine, de sorte que personne n’osait m’approcher. Heureusement, quelques chrétiens en bonne santé me soutenaient pour que je pusse un peu remuer, et voulaient bien nettoyer mon cachot de temps en temps. Comment les remercier assez de cet acte de charité ? »

Telle était la situation de Pierre Sin dans la prison où il devait attendre si longtemps la couronne du martyre. Nous avons rapporté tout au long les intéressantes particularités de son procès, car rien ne peut donner une plus juste idée des procédés barbares dont on use envers les chrétiens, et des préjugés nourris contre eux par les idolâtres. Pour la même raison, malgré quelques redites inévitables, nous allons reproduire l’interrogatoire de Paul Ni. Ces détails nous montrent comment Dieu, qui sait tirer le bien du mal, profitait de la persécution elle-même pour faire prêcher l’Évangile devant les tribunaux, pour faire connaître la doctrine chrétienne aux principaux magistrats du royaume, et par eux à une foule d’autres personnes. Cette prédication au milieu des supplices a été la cause première de la conversion d’un grand nombre ; elle justifiera la condamnation sévère de ceux qui, ayant des oreilles, n’ont pas voulu entendre, et, par des motifs humains, ont obstinément fermé les yeux à la lumière.

Paul Ni Tsiong-hoi, appelé légalement Kieng-pien-i, était le dernier des frères de Charles Ni et de Luthgarde Ni, martyrisés en 1801. Comme eux, il reçut dès l’enfance une éducation vraiment chrétienne D’une constitution frêle et délicate, d’un caractère à la fois doux et ferme, il brillait par les plus belles qualités du cœur et de l’esprit. Sa famille, issue du roi fondateur de la dynastie actuelle, avait occupé, jusqu’à la persécution, les plus grandes dignités du royaume. Mais son frère et sa sœur ayant été décapités en 1801, pour cause de religion, tous les siens furent proscrits, et sa maison entièrement ruinée. Paul n’avait alors que neuf ou dix ans. Resté avec sa mère veuve et sa belle-sœur veuve aussi, il vécut à la capitale dans une grande pauvreté. Lorsqu’il fut en âge, on le maria à une personne de la classe moyenne, et par une permission de Dieu, sa femme se trouva être d’un caractère intraitable, en sorte qu’il eut avec elle, pendant tout le cours de sa vie, des peines sans nombre, qu’il supporta avec une patience exemplaire. En 1815, sa mère et sa belle-sœur se retirèrent en province chez son frère aîné, à Ien-p’ong ; et Paul resta seul à la capitale avec sa femme. Bien qu’il souffrît beaucoup d’une maladie intérieure dont les accès étaient fréquents et pénibles, il ne laissait échapper aucune plainte, conservait toujours un visage gai et affable, et s’appliquait continuellement à la lecture des livres de religion. Il aimait à se répandre parmi les chrétiens, dont il pouvait à juste litre être appelé le guide et le père ; il exhortait les tièdes à la ferveur, travaillait par ses discours à instruire et exciter tous les autres, et n’omettait pas non plus de donner ses soins à la conversion des païens. Le jour ne suffisant pas à ses œuvres de zèle, il y consacrait une partie des nuits, et malgré l’état de gêne où il vivait, il s’efforçait encore de soulager ceux qui étaient plus pauvres que lui.

Toujours vigilant sur lui-même, il demandait aux autres s’il n’était pas pour eux une occasion de péché. « S’il en était ainsi, veuillez bien m’avertir, » disait-il souvent, et ces sentiments étaient si sincères chez lui, que nous trouvons dans une de ses lettres à un ami, datée de sa prison, ces paroles bien remarquables : « Notre affection mutuelle était loin d’être une amitié ordinaire ; sans vous, jamais personne ne m’aurait parlé de mes défauts. Maintenant que j’y réfléchis, vraiment je vois quel trésor c’était pour moi. » S’appliquait-il à la prière ou à la méditation, son attention était tellement fixée en Dieu qu’il ignorait s’il y avait ou non quelqu’un près de lui. Plein de défiance de lui-même, en parlant aux personnes du sexe, il ne les fixait jamais, aussi ne connaissait-il point leur visage. De si beaux exemples ne pouvaient manquer de faire impression sur tous ceux qui avaient le bonheur de le connaître, et il avait sur eux un tel ascendant, que bien peu de chrétiens tièdes restaient sourds à ses touchantes sollicitations. Pour soutenir son existence, il s’occupait à copier des livres de religion et des images, qu’il vendait ensuite aux chrétiens, et même, dans ses travaux manuels, il savait trouver un aliment à sa ferveur. Il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à recueillir des ressources pour les messagers que l’on envoya plusieurs fois à Péking ; et l’évêque de cette ville ayant ordonné de choisir quelques catéchistes des deux sexes, il travailla avec beaucoup d’ardeur à les former, les réunissant chez lui le premier dimanche de chaque mois, leur donnant des sujets de méditation, et les excitant à la vraie piété.

Le fait suivant montre combien la vertu de Paul était solide. Dans ce pays où les secondes noces sont en déshonneur, surtout parmi les personnes de haut rang, beaucoup de jeunes veuves ne pouvant supporter leur isolement, cherchent à se faire accepter comme concubines par des nobles. Or un jour, une vieille femme vint à Paul et lui présenta un rouleau qui ressemblait à une composition littéraire. Il l’ouvrit : c’était une lettre d’une jeune veuve riche qui lui découvrait ses désirs et l’engageait à y répondre. La tentation devait être violente pour lui si pauvre, et que sa femme avait rendu si malheureux ; néanmoins, sans hésiter une seule minute, il chassa brusquement l’entremetteuse. Celle-ci, sans se décourager, se présenta une seconde fois, et il la chassa de nouveau, avec une verte réprimande. Elle revint une troisième fois, et Paul dont les sentiments n’avaient pas changé, pensant qu’il pourrait peut-être prêcher et convertir la jeune veuve, fit semblant de donner son consentement, et suivit la vieille servante. Il arriva d’abord chez elle, et apprit bientôt qu’elle était la nourrice de la veuve. La nuit venue, elle le fit entrer dans une belle et grande maison où tout respirait l’aisance et le bien-être, le conduisit tout au fond, dans une des pièces de l’appartement des femmes, l’y fit asseoir, puis se retira. Bientôt une jeune personne vêtue de blanc, couleur de deuil que les veuves doivent toujours porter, se présenta tenant en main une lanterne, ouvrit la porte et s’assit non loin de lui. Le cœur de Paul était calme. Il lui parla uniquement des vérités de notre sainte Religion, de Dieu, des Anges, de l’âme et du péché, des joies du ciel et des peines de l’enfer. Dans une seconde visite, il l’instruisit des mystères de l’Incarnation et de la Rédemption. Dans l’intervalle, la jeune veuve lui envoya plusieurs fois, par sa nourrice, des objets de grand prix ; mais Paul refusa de les recevoir, et commanda à celle-ci de les déposer chez elle. Dieu, qui voyait la pureté de son cœur, le récompensa en lui accordant la conversion qu’il demandait. La jeune veuve s’appliquait à apprendre les principales prières, quand tout à coup elle tomba dangereusement malade. Elle fit aussitôt avertir Paul qui, saisissant un moment favorable, se rendit chez elle, compléta son instruction, et lui conféra le baptême. Trois jours après elle mourut. Paul dit alors à la vieille nourrice de reporter à la maison de la défunte les objets précieux déposés chez elle, mais comme elle le trouvait inconvenant, il les reçut lui-même, les vendit, puis, sous prétexte de restituer une somme empruntée autrefois, en fit remettre intégralement le prix aux héritiers de cette veuve, sauvant ainsi à la fois et sa pureté héroïque et son admirable désintéressement.

Paul entretenait toujours dans son cœur le désir du martyre et aimait à prendre pour sujet de méditation l’agonie de Notre-Seigneur au jardin des Olives. Il engageait les autres à en faire autant, afin d’être toujours prêts à souffrir la mort pour Dieu. « Il faut que notre sang soit versé, disait-il, pour que la religion se répande dans tout notre pays. » Quand la persécution s’éleva dans la province de Tsien-la en 1827, il fut dénoncé, dans un interrogatoire, au tribunal de Tsien-tsiou, pour les livres et images qu’il avait répandus de toutes parts. Les satellites de cette ville furent donc envoyés à la capitale pour se saisir de sa personne. Devant les juges, Paul suivit fidèlement les glorieuses traces de son frère et de sa sœur ; comme eux, il confessa courageusement sa foi, et laissa aux chrétiens de la Corée, et du monde entier, des exemples dignes de toute notre admiration. Voici comment il raconte lui-même les péripéties de son procès, dans une lettre écrite de sa prison, et dont l’exactitude est garantie par tous les témoins oculaires encore vivants.

« Souvent je m’étais dit : « Par le martyre du moins, pourrai-je bien espérer de satisfaire pour tous mes péchés ? » Au moment où je ne m’y attendais pas, le 21 de la quatrième lune, au commencement de la nuit, Kim Seng-tsip-i et une dizaine de satellites, tant de la province que de la capitale, se présentèrent à moi, me saisirent et me déposèrent à une des préfectures de police. Ils me demandèrent s’il était vrai que j’eusse dessiné des tableaux religieux ; à cette question, je compris que tout était découvert. « Cela est vrai, » leur dis-je. Le jour suivant, le grand juge criminel m’appela et me dit : « Est-il vrai que tu suives la religion du Maître du ciel ? — Oui. — Par qui as-tu été instruit ? — Mon frère aîné étant mort pour cette religion, dès l’enfance j’en avais entendu un peu parler ; mais, par la suite, je me suis lié avec Tsio-siouk-i tué, lui aussi, pour la même doctrine ; je m’y suis exercé plusieurs années avec lui et m’en suis rempli le cœur. — Maintenant encore si tu veux te désister, je te ferai conserver la vie. — Je ne le puis. — Ce que tu as déclaré, hier, est-il vrai ? — Oui, cela est vrai. » Et il me fit reconduire à la prison. Trois jours après, le grand juge, après avoir pris avis du premier ministre, me livra aux satellites, et à la chute du jour nous traversions le fleuve. Depuis mon arrestation, tracassé que j’étais par mille soucis, je n’avais pu rien manger et j’étais épuisé. La nuit se passa non loin de là, et le lendemain, de bonne heure, je partais accompagné de Seng-tsip-i et de six satellites.

« La nature n’étant pas entièrement morte en moi, des larmes coulèrent de mes yeux, quand je vis cette route que je commençais. Puis je pensai en moi-même : « Jésus-Christ a bien daigné faire route chargé de sa croix, pourquoi donc refuserais-je de faire ce voyage ? Non, je veux suivre Jésus pas à pas. » Cette pensée me rendit des forces. Nous faisions, chaque jour, un chemin de 100 lys (dix lieues), et, le 28, au soir, j’entrai à la préfecture de police de Tsien-tsiou, où, après quelques instants de repos, je fus introduit devant le juge. Il était entouré d’une vingtaine de serviteurs, dont les torches jetaient une vive lumière. Cette scène me rappelait Notre Seigneur Jésus lorsqu’il fut pris au jardin des Olives. On me demanda seulement mes noms, prénoms, et ceux de quelques-uns de mes aïeux, et je fus reconduit aussitôt. Le riz me fut servi bien convenablement dans un appartement chaud, mais après en avoir pris trois ou quatre cuillerées, je ne pus continuer. Je m’étendis à terre pour dormir, on inséra mes pieds et mes mains entre deux barres de fer, et me passant au cou une grande cangue, on m’enferma. La nuit se passa sans sommeil ; mes idées toutes confuses ne pouvaient s’arrêter à rien.

« Dès le lendemain, quand le jour parut, je fus cité au tribunal et le juge me dit : « Combien as-tu dessiné de tableaux ? Combien as-tu de livres et quels sont tes complices ? » Je répondis sans détour. Je déclarai quelques tableaux livrés autrefois à Tsio-siouk-i, et deux donnés à Seng-tsip-i qui m’avait dénoncé. « En fait de complices, ajoutai-je, je n’en ai point. Resté seul d’une famille ruinée, mes parents et amis m’ont tous délaissé. Il n’y a pas jusqu’aux roturiers qui ne me méprisent et ne me crachent à la figure. Je n’ai donc plus d’amis, comment pourrais-je avoir ce que vous appelez des complices ? Enfin quant aux livres : j’ai été instruit entièrement de vive voix, et mes livres sont seulement gravés dans mon cœur. Je n’en ai pas d’autres. — Tu me trompes. Parmi vous les roturiers ignorants ont eux-mêmes chacun trente ou quarante volumes, et toi, tu n’en aurais pas ? Battez-le fortement. — Dussé-je mourir sous les coups, je n’ai ni complices, ni livres.» Ayant fait apporter ensuite une quantité d’images, de verres, de tableaux, d’Agnus Dei, et de médailles, il me dit : « Ces peintures sont-elles de toi ? » Je répondis affirmativement et on me remit en prison. Le juge se rendit de suite chez le gouverneur, et après quelque temps, on me fit passer dans une salle voisine du tribunal. Pendant que j’attendais, la pensée de ma sœur jugée et martyrisée en 1801 dans cette même ville de Tsien-tsiou, me revint a l’esprit. « Oui, me dis-je, je la suivrai. Et vraiment n’est-ce pas elle qui m’attire à sa suite ? » En même temps une joie mêlée de tristesse s’élevait dans mon cœur.

« Je fus bientôt traduit devant le gouverneur qui, accompagné du juge, me fit quelques questions auxquelles je répondis comme la veille. Mais tout l’appareil était dix fois plus terrible que chez le juge criminel. « Es-tu donc bien décidé à rester chrétien ? demanda le gouverneur. — Je le suis. — Qu’est-ce que Dieu ? — C’est le roi et le père suprême de tout l’univers. Lui seul a créé le ciel, la terre, les esprits, les hommes et tout ce qui existe. — Comment le sais-tu ? — D’une part, examinant notre corps, et de l’autre, considérant toutes les créatures, peut-on dire qu’il n’y a pas un créateur de ces choses ? — L’as-tu vu ? — Ne peut-on donc croire qu’après avoir vu ? Le mandarin a-t-il vu l’ouvrier qui a construit ce tribunal ? Ce que nous appelons les cinq sens ne nous font percevoir que les sons, les couleurs, les odeurs, les saveurs et choses semblables ; mais pour les principes, la raison et toutes les choses immatérielles, c’est l’esprit qui les fait distinguer. » Après quelques instants, il ajouta : a Dis-moi tout ce que tu as appris. — Je sais les dix commandements qu’il faut suivre, les sept péchés qu’il faut éviter, et les prières que nous adressons à Dieu le matin et le soir. — Pour cela, je l’ai déjà entendu, mais à la fin ne te rétracteras-tu pas ? — Je ne le puis. Un enfant qui ne sert pas son père, un sujet qui ne sert pas son roi, sont des impies et des rebelles. Comment étant homme pourrais-je ne pas servir Dieu ? — Ne crains-tu pas la mort ? — Pourquoi ne la craindrais-je pas ? — S’il en est ainsi, comment n’abandonnes-tu pas cette religion ? — La raison pour laquelle je ne puis l’abandonner, je vous l’ai donnée à l’instant : veuillez ne pas m’interroger de nouveau. J’en serai quitte pour mourir. » On me fit reconduire à la prison.

« Le lendemain, le mandarin de Tsien-tsiou ainsi que ceux de Ko-san, de Kok-sieng, de Tong-pak, et de Tieng-euk s’étant assis, et ayant renvoyé tous leurs suivants, me firent approcher tout près de la barre, et le mandarin de Tsien-tsiou me dit d’une voix très-modérée : « Toi, enfant de noble, tu n’es pas comme ce peuple ignorant. Tu es bel homme d’ailleurs, comment donc peux-tu t’obstiner à suivre cette mauvaise religion ? — Quand il s’agit de principes, il n’y a pas de supérieur ni d’inférieur, de noble ni de roturier, de visage plus ou moins avantageux : c’est seulement l’âme qui peut et doit faire la distinction. — Dans cette religion du maître du ciel quel principe peut-il y avoir ? » Après quoi, le mandarin de Tong-pak m’engageant à dire quels étaient les dogmes du christianisme, je rapportai en abrégé ce qui est exposé au long dans les trois parties de l’un de nos livres, savoir : la connaissance du vrai Dieu, la connaissance de la nature humaine, et les récompenses et punitions. Puis, comme je développais le Décalogue, le mandarin de Tsien-tsien dit : « Ce sont toutes niaiseries, il n’y a pas d’âme ; il n’y a ni ciel ni enfer ; il n’y a pas même de Dieu. Et puis vous n’offrez pas de sacrifices aux ancêtres. Parmi vous les biens et les femmes sont en commun. Peut-il exister une doctrine plus dénaturée et plus impie ? — Que nous n’offrions pas de sacrifices, c’est vrai ; mais que parmi nous les biens et les femmes soient en commun, cela n’est pas. Les sacrifices aux ancêtres sont une chose vaine, qu’une doctrine droite prohibe avec raison. Au moment de la mort, l’âme des bons va au ciel et l’âme des méchants va en enfer. Après y être entrées elles ne peuvent jamais en sortir. De plus, l’âme étant immatérielle, comment pourrait-elle manger des choses matérielles ? et les tablettes étant simplement l’ouvrage d’un artisan, n’est-ce pas une injure de les vouloir honorer comme ses parents ? Tout ceci est fondé sur la raison et je le crois fermement. Quant au bien que l’on dit être en commun parmi nous, s’il n’y avait pas dans le monde quelque communication des richesses, comment les pauvres vivraient-ils ? Enfin, pour ce qui est des femmes, ce qu’on nous impute est formellement prohibé dans les commandements, et répugne à tous les sentiments de la nature. Il nous est défendu même de désirer la femme du prochain. Comment pourrions-nous avoir les principes que vous nous prêtez ? Et n’étant pas des animaux, comment pourrions-nous en agir ainsi ? C’est une calomnie atroce et dix mille fois déplorable. » Un des mandarins reprit : « On dit que tu as encore ta mère, et de plus ta femme et des enfants ; maintenant encore prononce seulement une parole, et sortant d’ici tu iras retrouver ta mère, ta femme et tes enfants. Ne sera-ce pas bien agréable ? — Pour aller retrouver ma mère, vous voulez que j’apostasie ? Mais Dieu étant le grand roi et le père de tous les hommes, ma mère elle-même ayant été créée par lui, comment pourrais-je renier le Créateur pour une de ses créatures ? » Après avoir ainsi conversé pendant une demi-journée, je fus reconduit à la prison.

« Trois jours après on me cita devant le juge criminel qui, entouré d’un appareil terrible, me dit : « Dénonce tes complices, donne tes livres et renie le Dieu du Ciel. » Puis il me fit placer sur la planche à tortures, lier et frapper cruellement. Mes forces étaient épuisées, et quoique j’eusse beaucoup de peine à parler, je répétais encore : « Je n’ai ni livres ni complices, et je ne puis renier mon Dieu. » On me reporta à la prison. Le lendemain, même scène et mêmes supplices pendant lesquels je m’évanouis. Plusieurs valets me portèrent dans le liant de la salle et me frictionnèrent doucement tout le corps. Quand je revins à moi, il était nuit. Le surlendemain je fus porté à dos chez le mandarin du district. À voir toutes les dispositions, je crus mon dernier moment arrivé. On me fit lecture du rapport au gouverneur et de l’adresse au roi, et le mandarin ajouta : « Tu le vois, tout le monde s’efforce de te conserver la vie. Les autres chrétiens se sont tous soumis au roi, pourquoi voudrais-tu seul agir avec entêtement ? Dis seulement une parole. — Je ne le puis pas. » Après des tentatives sans nombre, n’ayant plus rien à essayer, il me fit signer ma condamnation. Il y a trois jours que ceci s’est passé, et on prétend que le juge criminel doit m’interroger de nouveau. Qu’en sera-t-il ? Pendant toutes ces épreuves, quoique je ne m’appuyasse que sur Dieu et sa sainte Mère, j’ai eu de violentes tentations, me voyant entre la vie et la mort. Jour et nuit, j’étais singulièrement tourmenté. Depuis hier, mon cœur est plus calme. Combien grande est cette grâce ? Comment faire pour en remercier Dieu ? Comment y répondre ? Je ne le puis que par ma mort.

« Le 6 de la cinquième lune, après avoir été conduit au tribunal criminel, je fus ramené chez le mandarin du district. Lui et plusieurs autres mandarins réunis me firent comparaître par trois fois devant eux, et employèrent pour me sauver la vie mille paroles caressantes et pleines de finesse. À la fin, comme je ne me rendais pas : « Lui parler davantage, est inutile, » dirent-ils, et ils me renvoyèrent à la prison où, d’ailleurs, j’étais assez bien traité. Le 13, après qu’on eut fait subir l’interrogatoire à plus de cinquante chrétiens, je fus, vers quatre heures du soir, cité moi-même et le juge me dit : « À la fin ne viendras-tu pas à résipiscence ? » Je répondis négativement, et, sans plus de questions, on me plaça sur la planche à tortures. Hélas ! je n’ai aucune ferveur et suis d’une faible complexion, mais par une grâce toute spéciale, pendant que je fus sur cette planche, je ne pensais qu’à la flagellation et au crucifiement du Sauveur. À chaque coup, j’invoquais Jésus et Marie. Après une vingtaine de coups, sentant que je perdais connaissance, je dis : « Mon Dieu recevez mon âme entre vos mains. » Quand le nombre voulu fut achevé, on me tira de dessus la planche, ou me mit au cou une cangue d’une vingtaine de livres, et on me traîna jusqu’à la porte. La connaissance me revenant un peu, j’essayai de marcher, soutenu par deux personnes, sans pouvoir y réussir. Un jeune homme, du nombre des spectateurs, d’un air complaisant, me chargea sur son dos, et le chef de la prison soutenant le haut de ma cangue, je fus porté ainsi dans une chambre de la prison.

« Pendant que ce jeune homme me soutenait couché dans ses bras, le chef de la prison, quelques prisonniers chrétiens et d’autres personnes se mirent à me presser doucement tous les membres, et à bander mes blessures. J’ouvris les yeux, et je vis mes jambes en lambeaux et le sang coulant de toutes parts ou caillé sur les plaies. Hélas ! Jésus, dont le corps ne devait pas être plus fort que le mien, répandit une sueur de sang au jardin des Olives. Il subit la flagellation, et chargé de sa croix, il marcha plus de mille pas, jusqu’au sommet d’une haute montagne. Personne ne le regardait en pitié, et il n’y avait pas un chrétien pour lui venir en aide. Et moi, grand pécheur comme je suis, on me porte ainsi compassion et secours, on s’efforce de me faire revenir à la connaissance. Quelles actions de grâces ne serait-il pas juste de rendre ? Et cependant, dans ma faiblesse je ne sais pas même remercier. Anges et saints du paradis, et vous tous mes amis, veuillez bien rendre grâces à Dieu, en ma place, pour ce bienfait ! Plus j’avance, plus les grâces et faveurs divines augmentent. Le temps d’un repas ne s’était pas écoulé, que mes douleurs avaient disparu. Trois jours se sont passés depuis, et mes plaies ne me font pas trop souffrir. Je ne puis, il est vrai, faire usage des jambes, et une lourde cangue m’écrase, mais je prends un peu de nourriture, et mon cœur est très-calme. Si ce n’était le secours de Dieu et de Marie, comment par mes seules forces pourrait-il en être ainsi ? Moi qui ne pouvais pas même supporter la morsure d’un insecte ! Vraiment, je n’y comprends rien. Le 15 on a dépêché vers le roi ; la réponse viendra, dit-on, vers le 20 ; quelle sera-t-elle ? Je l’attends avec anxiété. J’ai mis tout mon espoir en Dieu seul ; mais je suis sans mérites et tout couvert dépêchés, quel sera son ordre sur moi ? Plus la fin est proche, plus je crains la mort et plus je tremble d’être rejeté.

« Le 16, quand je me réveillai, mes jambes se trouvèrent plus légères et les douleurs grandement diminuées. Je reçois bienfait sur bienfait, comment remercier le Seigneur ? Un jeune chrétien se trouve près de moi, fait toutes mes commissions et me sert sans relâche ; n’est-ce pas encore une grâce ? D’autres chrétiens que je n’avais jamais vus, dont je n’avais jamais entendu parler, viennent de temps en temps me trouver. Les uns me donnent quelque argent, les autres me consolent. C’en est trop. Il semble que toutes les faveurs se soient réunies sur moi seul. Tout mon corps se changeât-il en lèvres, comment chanter assez les louanges de Dieu ? Vous tous, chrétiens, veuillez, en ma place, remercier et remercier encore le Seigneur. J’aurais encore mille choses à dire, mais le temps me manque ; nous nous retrouverons dans l’éternité.

« P.-S. — Le 19, je fus reconduit devant le juge criminel, je signai de nouveau ma condamnation, et après m’avoir mis la cangue et les fers aux pieds, on me renvoya à la prison, et on dépêcha de nouveau au roi. J’étais certainement heureux dans le fond de mon âme, mais mes forces physiques et morales étaient épuisées, j’avais peine à calmer mon cœur effrayé. Revenu à la prison, je conversai avec quelques chrétiens, nous nous consolâmes mutuellement, et depuis ce temps, soutenu d’abord par la grâce de Dieu et le secours de Marie, puis aidé par mes compagnons de captivité, je passe les jours sans aucune nouvelle inquiétude. J’ignore encore quel sera le dénouement. Se pourrait-il bien que Dieu me rejetât ? Je le prie instamment, daignera-t-il m’écouter ? Je ne puis qu’espérer, et j’espère, oui j’espère. »

De la prison où il fut déposé en attendant la réponse définitive du roi, Paul écrivit plusieurs autres lettres, que les chrétiens ont pieusement conservées. Elles méritent de figurer dans cette histoire avec celles de sa sœur Luthgarde. On y trouve les mêmes accents de foi vive, de ferme espérance, d’humilité héroïque, d’amoureuse résignation à la volonté de Dieu. La première est adressée à sa mère, et collectivement à tous les membres de sa famille.

« Ma mère, ma sœur, mon frère, ma belle-sœur, ma femme : Depuis treize ans que j’avais quitté la maison paternelle, jusqu’au jour de mon arrestation, je n’ai pu aller vous saluer que deux fois. C’est là, de ma part, un grand manque de piété. Pendant trente-six ans, aucun jour ne s’est passé pour moi sans quelque faute plus ou moins grave, je n’ai fait que manquer aux devoirs de la piété filiale, et aujourd’hui contre toute attente, par une grâce toute spéciale. Dieu appelle aux félicités de la vie éternelle cet être plein de péchés et de méchanceté. J’en suis honteux et je tremble, mais pourrais-je ne pas me soumettre à sa volonté sainte ?

« L’occasion est trop belle pour que je la laisse échapper. Je suis résolu à donner ma vie pour Dieu. Mais ce qui m’effraye, c’est d’avoir perdu inutilement, pour mon salut, plus de trente années. Tout le reste me fait peu d’impression. Même en ce jour, je n’ai ni ferveur, ni contrition, ni charité parfaite ; mais mon seul espoir étant en la miséricorde sans bornes de Dieu et de Marie, pourraient-ils m’abandonner ? Remerciez Dieu pour tous ses bienfaits.

« Ma sœur, comment vous trouvez-vous ? En un frère tel que je suis, vous n’avez pu vraiment rencontrer aucune marque de fraternité ! Voici maintenant que je vous quitte pour toujours. Je ne dois plus vous revoir en ce monde. Faites donc en sorte, par la pratique de la vertu, et l’acquisition de nombreux mérites, que nous puissions nous réjouir ensemble éternellement devant Dieu. Pour moi, je ne pourrai plus remplir mes devoirs de fils envers ma mère, non plus que ceux de frère envers vous ; du moins par l’union de nos cœurs, de nos prières et de nos efforts, faites que nous nous rencontrions dans les joies de l’éternité.

« Cher frère, que vous dirai-je ? Bon et vertueux comme vous êtes, combien vous allez avoir le cœur affligé à l’occasion d’un frère inutile ! Je vous recommande vivement de songer par-dessus tout au salut de votre âme. Ne considérez pas comme long ce temps qui passe aussi vite que l’étincelle jaillie du caillou. Ayez de ma mère, pendant ses dernières années, le plus grand soin possible ; et si toute la famille, mère, frères et sœurs peuvent, réunis dans l’éternité, chanter les bienfaits de notre Père commun, quelle gloire ne sera-ce pas ? Puisque Dieu daigne bien accorder une si grande faveur à un pécheur et à un méchant comme moi, vous, mon frère, naturellement bon et droit, pour peu que vous fassiez d’efforts, vous ne serez pas rejeté. Travaillez donc assidûment, et tâchez de mériter la grâce d’une bonne mort. Vraiment je suis tout honteux, je n’ai jamais été pour vous qu’une cause de soucis. Après ma mort, ma femme et mes deux enfants n’ont plus aucun appui, et à qui puis-je les recommander, si ce n’est à vous ? Ayant déjà tant de charges, comment pourrez-vous y suffire ? Quelle misère ! j’en ai le cœur tout serré.

« Ma belle-sœur aînée, comment allez-vous ? Vous qui m’avez élevé, et si souvent porté dans vos bras, qui jusqu’ici étiez toujours si inquiète à mon égard, et si touchée de ma position, quand vous apprendrez cette nouvelle, combien votre cœur ne sera-t-il pas brisé ? Toutefois remerciez Dieu de ses bienfaits. Dans sa bonté sans mesure, il veut bien accorder à votre misérable frère la grâce de suivre de loin Jésus sur le chemin de la croix. Mon frère et ma sœur martyrs m’ont obtenu le bonheur de marcher sur leurs traces ; je vous le répète, rendez grâces à Dieu. J’ai une faveur à vous demander, veuillez ne pas rejeter mes dernières paroles. Mon fils ne semble pas un enfant dont on ne puisse absolument rien faire. Veuillez l’adopter entièrement, l’établir et le rendre vraiment homme. Toute ma vie est pour moi une source de regrets ; trop souvent j’ai méconnu vos sentiments, peu écouté vos paroles, et tant d’autres choses que je ne puis rapporter ; veuillez bien me tout pardonner. De cinq enfants que nous étions, voilà que trois sont martyrs ; devant Dieu quelle plus grande gloire pouvait-on désirer ? Pour les autres saints, pour mon frère et ma sœur, la chose n’est pas étonnante ; mais pour un être comme moi, quelle grâce extraordinaire !

« Et vous, mon épouse, maintenant pardonnez, pardonnez-moi. Il n’y a pas de mari aussi mauvais que je l’ai été, et tout ce que j’ai à me reprocher à votre égard ne pourrait s’écrire. Pendant les treize années de notre union, je ne suis jamais entré dans vos sentiments et ne vous ai causé que des afflictions ; voici que tout à coup je me trouve en face de la mort. Que vous dirais-je ? Nous ne pourrons plus désormais vivre ensemble en ce monde ; il n’y a donc nul remède au passé, et le regret seul me reste. Quoique j’aie si mal rempli mes devoirs d’époux, si j’obtiens de monter au royaume du Ciel, j’intercéderai pour vous obtenir une bonne vie et une bonne mort, et, moi-même, messager du bonheur qui vous est destiné par notre Père céleste, je viendrai à votre rencontre, et vous conduirai par la main pour vous mettre en possession des joies éternelles.

« Je vous le recommande instamment, soyez soumise en toutes choses à la volonté de Dieu, regrettez toutes les choses du passé, regardez ce monde comme un songe, et considérez l’éternité comme votre véritable patrie. Ah ! comment ai-je pu faire tant de cas d’un monde si futile ? Dans quelques jours, tout paraît devoir finir pour moi. Maintenant seulement je le comprends, tout, même les plus petites choses, dépend de la volonté de Dieu, et les projets des hommes ne sont que vanité ; mais le regret même n’aboutit à rien.

« Ma mère, vous êtes encore de ce monde, mais pour combien de jours ? Soyez heureuse de voir les enfants que vous avez mis au monde suivre, l’un après l’autre, le chemin du martyre, excitez-vous à une véritable contrition, et faites en sorte d’obtenir la grâce d’une bonne mort. Les paroles de mon frère et de ma sœur, à leur dernière heure, ont été pleines de dévouement et de piété filiale ; quelles que soient les miennes, veuillez bien y penser. Je ne vous oublierai pas non plus, ma belle-sœur aînée, non, je ne vous oublierai pas. Quel est celui de mes frères et sœurs pour lequel je puisse être indifférent ? Toutefois les peines et les soins que vous avez pris pour moi ne le cèdent qu’à ceux qu’a pris ma mère elle-même ; et c’est aussi en vous, après ma mère, que je me confiais et m’appuyais davantage. Quand j’allai à Ien-p’ong, il y a quelques années, je revins sans avoir pu vous voir ; je le regrette dix mille fois, mais qu’y faire maintenant ? Que notre rendez-vous soit donc dans l’éternité !

« Mon fils et ma fille, par un bienfait du Seigneur je suis devenu votre père, mais la gravité de mes péchés m’a empêché de remplir convenablement mes devoirs, et avant même que vous ayez l’intelligence ouverte, voici que le fil de mes jours se trouve coupé. N’ayant à vous laisser en héritage ni vertus ni richesses, je vous laisse seulement deux mots en testament. Ayez soin de suivre fidèlement la volonté de Dieu, et d’exercer envers votre mère tous les devoirs de la piété filiale. Vis-à-vis de toutes les autres personnes, soyez affables et pleins de charité, et si, dans ce monde, vous suivez la bonne voie, vous monterez certainement au royaume du Ciel. Je n’ai guère le droit de parler ainsi, moi pauvre pécheur, mais je suis père, et c’est mon devoir d’exciter mes enfants au bien. Je vous recommande encore de graver dans vos cœurs ce sage proverbe des anciens : Ne vous permettez jamais défaire le mal, quoiqu’il semble léger ; efforcez-vous toujours de faire le bien quelque peu considérable qu’il paraisse. J’aurais bien des choses à dire à beaucoup d’autres personnes, mais non-seulement le papier et les pinceaux me manquent, mais je viens encore de subir une violente torture qui m’a ôté l’usage de la partie inférieure du corps, je suis chargé d’une cangue du poids de plus de vingt livres, et ma raison est toute troublée et mon bras tremblant. Je ne puis donc en dire davantage. Surtout, surtout, tâchez de passer une bonne vie, et de faire une sainte mort. Je l’espère mille fois, dix mille fois.

« Année tieng-hai, le 14 de la cinquième lune. »
« Paul Ni, pécheur. »


Le lendemain, Paul écrivit une lettre particulière à sa femme, cette lettre porte pour suscription : À la mère de Tieng-ei, parce que la politesse de ce pays demande que les femmes soient désignées par le titre de mère de tel ou tel de leurs enfants. Tieng-ei était le nom du jeune fils de Paul.


« Depuis notre mariage, pendant treize ans, nous n’avons pu passer l’un et l’autre un seul jour tranquille, et nous avons eu toutes sortes de misères. Séparés tout d’un coup, nous ne devons plus nous revoir en ce monde ; que la volonté de Dieu soit faite ! En considérant les actions de toute ma vie, et mes nombreux péchés, je regrette surtout tout ce que j’ai eu à me reprocher envers vous ; pardonnez-le-moi. Bien que je meure, pourrais-je vous oublier ? Pour soutien ici-bas, il vous reste Tieng-ei et sa sœur ; élevez-les bien, instruisez-les et faites-leur suivre mes traces. Pour vous, si vous êtes soumise en toutes choses à la volonté de Dieu, si vous devenez amie du Seigneur, ne sera-ce pas là le vrai bonheur ? Depuis notre séparation, combien vous avez dû rencontrer de difficultés ! Quand cette pensée me vient, j’en suis accablé ; mais songeant de suite à Dieu et à Marie, je calme mes inquiétudes. Surtout tâchez tous de bien finir la vie. Avez-vous des nouvelles de Ien-p’ong ? Hélas ! hélas ! quand ma mère va apprendre mon état, que va-t-elle devenir ? Si je viens aussi à être martyr, quelle gloire pour elle, il est vrai, mais comment la nature pourra-t-elle se contenir ? Maintenant il faut vous quitter tout à fait, je n’ai plus de papier, et toujours sous les yeux des geôliers, je suis obligé de saisir à la dérobée quelques instants pour vous adresser ces deux mots ; veuillez les faire circuler dans la famille. Et mon frère aîné comment est-il ? Et ma belle-sœur aînée que je ne pourrai plus revoir ? Mon espoir est que nous nous rencontrerons et réjouirons ensemble au royaume du ciel.

« J’ignore si je mourrai ici ou à la capitale ; si je meurs ici, j’obtiendrai la palme sur le même lieu où ma sœur l’a cueillie ; quel bienfait ! Anges et Saints du Paradis, chrétiens de toutes les parties de la terre, daignez rendre grâces à Dieu pour moi. Chaque circonstance me rappelle le souvenir des lettres de cette chère sœur martyre, et la seule chose qui m’afflige, c’est le regret de ne pas avoir autant qu’elle aimé Dieu pendant ma vie. Maintenant, je voudrais commencera l’aimer, mais il est trop tard et qu’y faire ? J’en ai le cœur oppressé, mais si d’une part mes péchés sont sans nombre, la miséricorde de Dieu est aussi sans limites, voilà mon seul espoir. Par mes seules forces, je n’aurais pu tenir ferme même un instant. Non, maintenant plus que jamais, je reconnais qu’en toutes choses nos forces ne sont pour rien, et que la protection de Dieu fait tout.

« Quand la violence de la persécution sera un peu apaisée, venez chercher mes effets et donnez-les à mon fils. N’oubliez pas de faire rebaptiser mes deux enfants ; ils ne l’ont pas été sûrement. J’ai quelques dettes et des commandes auxquelles je n’ai pu satisfaire. Nulle parole ne saurait rendre ce que j’en éprouve ; j’espère seulement que Dieu me le pardonnera ; faites tous vos efforts pour payer le tout.

« Je ne puis écrire séparément à ma mère, copiez cette lettre et envoyez-la-lui. Les années qui vous restent ne seront pas longues et le bonheur éternel approche ; ne vous contristez pas trop et rencontrons-nous pour toujours près du Seigneur. L’ordre de me faire comparaître se fait entendre ; je termine donc ici.

« Le 15 de la cinquième lune.

« Votre mari,
« Paul Ni. »


Enfin, quelques jours avant sa mort, Paul écrivit une dernière lettre aux associés de la confrérie Mieng-to, ou confrérie de l’instruction chrétienne, dont il était un des principaux membres, peut-être même un des directeurs. Cette pieuse association, établie d’abord en Chine, avait été transportée en Corée, comme nous l’avons vu, par le P. Tsiou, dans le but de préparer et d’encourager les confrères à l’instruction des chrétiens et des païens. Voici cette lettre :

« Moi, très-grand pécheur, qui, pendant trente-six ans, ai passé vainement mon temps, et suis sans aucun mérite, je méritais bien d’être délaissé de Dieu et de la vierge Marie. Aujourd’hui, je suis appelé, par une faveur spéciale et tout extraordinaire. C’est, je n’en doute pas, un bienfait de Marie conçue sans péché, notre grande patronne qui, après m’avoir agrégé à la confrérie, fait découler sur moi cette grâce de premier ordre. Combien grandes ne sont pas la ferveur et les œuvres méritoires de tous les confrères ! Pour moi, honteux de moi-même et de mon indignité, en réfléchissant à la grandeur de mes péchés que le ciel et la terre ne peuvent contenir, je ne croyais pas pouvoir y prendre part. « Comment, me disais-je, pourrais-je bien me mêler à cette société ? » Ayant été, contre toute attente, jeté en prison pour la loi, je pense que l’intention de Marie m’est, par cela même, clairement révélée. Pour les autres confrères, qui sont si riches en mérite et en vertus, elle pourra bien, sans les faire passer par la prison, les faire parvenir au terme ; mais pour un pécheur comme moi, la bonne Mère a vu qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Ô vous tous, remerciez-la pour moi.

« Comme j’ai été saisi tout à fait à l’improviste, vous en aurez tous été stupéfaits et dans une grande inquiétude. De mon côté, je ne saurais exprimer tous les sentiments par lesquels je suis constamment avec chacun de vous. Je sais bien que vous agissez avec beaucoup de zèle. Laissez-moi pourtant vous dire un mot. Vous savez l’histoire de la vraie religion de Notre Seigneur Jésus-Christ dans notre pays. Après des efforts continués pendant de longues années, on était parvenu, par une disposition spéciale de la Providence, à bâtir une toute petite maison, et à y réunir quelques habitants. Puis, le temps n’étant pas favorable, voici qu’un vent et une pluie violente l’ont presque renversée ; quand j’y songe, ma respiration se coupe, et toutefois j’espère que, par la protection de la bonne Mère, cette maison pourra se conserver ; oui, je l’espère ; priez, priez instamment.

« Vous trouverez chez moi des détails sur tout ce que j’ai pu faire pendant le mois passé. Mais quand, ce mois-ci, arrive quelqu’un de nos jours de réunion, ma douleur redouble, car maintenant je me trouve séparé de vous pour toujours. Du reste, quand je survivrais, il n’y aurait pas pour la confrérie une grande utilité. Néanmoins, je sais bien que quand vous ferez vos réunions, vous ressentirez quelque tristesse et quelque regret, à cause de mon absence. Unissez plutôt vos cœurs et vos forces pour remercier Dieu d’un si grand bienfait. Je pense à chacun de vous en particulier. Il me semble même vous voir. De grâce, tous, faites vos efforts pour conserver la petite maison dont je viens de vous parler, et pour arriver sans faute à la grande Maison de Dieu, où nous nous réjouirons tous ensemble.

« Les deux supérieurs sont-ils en bonne santé ? Les supérieurs de chaque lieu sont-ils aussi bien portants ? Je ne puis déposer toute inquiétude à cause de l’intérêt que je vous porte. Que de peines vous voulez bien vous donner ! Si tout est tranquille à la capitale, veuillez bien veiller à la conservation de la petite maison et de ses habitants si peu nombreux. Travaillez à ce que la religion devienne florissante. J’ai vu ici plus de deux cents chrétiens ; peu ont tenu ferme, presque tous sont tombés ! Par la grâce de Dieu, quelques-uns pensent à reprendre la vie, et je me dis : ceci encore n’est-il pas l’effet de l’intercession des confrères ?

« Charles, mon ami[90], comment se porte votre mère ? Certes notre affection mutuelle était bien loin d’être une amitié ordinaire. Sans vous, jamais personne ne m’aurait parlé de mes défauts ; maintenant que j’y réfléchis, vraiment vous étiez pour moi un trésor. Cher ami, écoutez favorablement ma prière, veuillez prendre soin de ma femme et de mes enfants. Il y en a bien d’autres à qui je pourrais me fier, et qui ne tromperaient pas ma confiance, mais entre tous, vous mon ami, comprenez toute ma pensée, et vous n’oublierez pas la parole d’un mourant. Le temps passe vite, déjà plus d’un mois s’est écoulé depuis mon arrestation. Quant aux souffrances, je ne suis pas moi-même capable de les supporter, le corps trop faible ne saurait les vaincre, et si ce n’était la grâce de Dieu et le secours de Marie, comment pourrais-je tenir même un instant ? Je suis tourmenté par la pensée de n’avoir pu payer les dettes contractées envers les chrétiens de la capitale et de la province, et de n’avoir pu reconnaître les bienfaits que j’ai reçus. Il ne me reste qu’à invoquer Dieu, espérant qu’il m’en fera remise.

« Je vous le dis de nouveau à tous, et j’ose espérer dix mille fois que vous m’écouterez : ce temps n’est vraiment qu’un instant, faites vos efforts, épuisez tous les moyens pour obtenir une bonne mort. La masse de mes péchés monte jusqu’au ciel, mais puisque Dieu m’a comblé de bienfaits jusqu’ici, certainement il ne veut pas m’abandonner. Si j’obtiens le premier d’arriver au ciel, qui que vous soyez, quand vous viendrez à notre grande demeure, j’irai à votre rencontre avec les instruments de musique, et nous monterons ensemble devant notre Père commun pour le louer et nous féliciter. J’aurais encore mille choses à vous dire, mais je ne le puis sur le papier. Ayez soin de conserver le corps et l’âme en bon état dans ce monde qui passe, et, dans l’éternité, nous nous découvrirons entièrement les sentiments de nos cœurs.

« Année tieng-hai, le 25 de la cinquième lune.

« Paul Ni. »


Il ne paraît pas que Paul ait eu d’autres interrogatoires à subir après ceux qu’il nous a lui-même racontés. Dans la prison, il continua de faire l’édification de tous par sa patience, par sa ferveur et sa soumission à la volonté de Dieu. Mais son corps, naturellement faible, avait été tellement brisé qu’il ne put prendre le dessus. Épuisé par ses blessures, notre courageux martyr languit encore quelques jours, et le 4 de la cinquième lune intercalaire, sa belle âme s’envola vers le ciel pour y recevoir le prix de son invincible constance. Il avait alors trente-six ans.

Ainsi mourut cet insigne confesseur de la foi, l’un des plus grands héros de l’Église coréenne. Depuis son arrivée à la prison, sans cesse il avait relevé le courage de ceux qui étaient tombés, raffermi les faibles, consolé et soutenu ses compagnons de captivité, édifié et instruit les païens, forcé l’admiration de ses juges eux-mêmes. Parmi les autres prisonniers, un petit nombre, il est vrai, eurent le courage d’imiter ses exemples, mais tous l’admiraient et l’aimaient, tous pleurèrent sa mort, et encore aujourd’hui, tous les fidèles ont sa mémoire en vénération.

Il était temps cependant de décider enfin du sort de tous ces chrétiens que, durant plus de deux mois, on avait réuni comme par troupeaux de toutes les parties de la province, et entassés dans les cachots de Tsien-tsiou. La plupart, nous l’avons déjà dit, avaient cru, par une lâche apostasie, éviter les tortures, et racheter de suite leur vie et leur liberté. En cela, ils s’étaient trompés, et quoique dans la prison on les traitât avec un peu plus d’indulgence, ils virent bientôt que les juges n’étaient pas d’humeur à leur pardonner si vite le crime d’avoir adoré Jésus-Christ. Vers le milieu de la cinquième lune, on prépara le dénouement de leur procès. Vingt-quatre mandarins furent appelés pour coopérer à leur jugement, et siégèrent en un même jour dans les diverses parties du tribunal. Chacun d’eux avait à questionner un certain nombre d’accusés, cinq par cinq.

On commença par administrer à chacun de ces malheureux apostats, trente coups de bâton, de sorte que, sans aucun mérite pour eux, leur sang coula, leurs corps furent meurtris et couverts de blessures. Puis, après quelques questions, on leur passa la cangue au cou, et on les renvoya à la prison. Dix jours après, chacun d’eux fut encore appelé, reçut deux ou trois volées de coups de bâton, et entendit sa sentence définitive. Les moins compromis, ainsi que ceux qui avaient non-seulement renié Dieu, mais trahi et dénoncé leurs frères, furent relâchés immédiatement. Les autres furent condamnés à l’exil dans diverses parties éloignées du royaume. Alors, ces infortunés qui n’avaient pas perdu la foi, et à qui la conscience reprochait cruellement leur faute, se dirigèrent chacun vers le lieu qui lui était assigné, trop heureux si, comme nous avons lieu de l’espérer pour le plus grand nombre, ils surent recevoir ce châtiment de la justice humaine en satisfaction de ce qu’ils devaient à la justice de Dieu.

Le sort des apostats étant ainsi réglé, il fallait en finir avec les huit ou dix chrétiens fidèles, qui persistaient dans leur généreuse profession de foi. En voyant les prisons se vider autour d’eux, ils s’interrogeaient mutuellement du regard et se disaient : « Nous, au moins, par un bienfait tout spécial de Dieu, porterons-nous des fruits de salut ? » Peu de temps après, ils furent cités devant le mandarin du district. On leur fit signer leur sentence de mort, puis, les appelant un à un, on leur demanda par trois fois s’ils n’avaient pas de regret de mourir. Chacun répondit n’avoir aucun regret. On leur passa la cangue, on leur remit les fers aux pieds et on les reconduisit à la prison. Le lendemain ils comparurent devant un autre mandarin, et la même scène que le jour précédent fut répétée trois fois encore. Deux jours après, par-devant le gouverneur, la même triple interrogation fut faite et la même réponse donnée. Enfin toutes les formalités étant remplies, ils quittèrent le tribunal définitivement condamnés à mort. Sur leur passage, les valets criaient mille injures grossières ; les uns les frappaient avec le pied, d’autres faisaient pirouetter leurs cangues, tous leur prodiguaient des marques de mépris et de dérision.

De retour à la prison, ils s’attendaient à être presque immédiatement livrés au bourreau. La réponse du roi devait arriver en quelques jours, et ils ne cessaient de se consoler et de se fortifier mutuellement. Une joie toute divine inondait leurs âmes, une sainte gaîté animait leurs actions et leurs paroles. « C’est pour aujourd’hui, c’est pour demain, » disait-on ; et chacun, confiant dans le secours de Dieu, était bien résolu. Quelques jours se passèrent ainsi, puis quelques mois, puis des années entières, et l’on comprit enfin que l’exécution était indéfiniment ajournée. L’unique cause de ce retard était la volonté personnelle du roi. Ce prince que nous avons vu, vingt-cinq ans plus tôt, intervenir encore enfant pour faire cesser la grande persécution de 1801, était d’un naturel doux et tranquille. Il répugnait par instinct à verser le sang de ses sujets, et dans le cas présent, on ne put lui arracher la ratification de la sentence portée par le tribunal de Tsien-tsiou.

Laissons donc pour un temps, dans la prison de cette ville, nos généreux confesseurs porter les chaînes pour le nom du Sauveur Jésus, et suivons l’histoire de la persécution dans les autres provinces.

CHAPITRE V.

Persécution de 1827 : les confesseurs de Tai-kou et Tan-iang. — Martyre de Paul Kim Ho-ien-i. — Martyre de Pierre Hoang. — Résumé.


Pendant plus de deux mois, la persécution, quoique très-violente dans la province de Tsien-la, était restée, pour ainsi dire, concentrée dans cette province. Toutes les autres parties de la chrétienté avaient été en paix, jusqu’au 22 de la quatrième lune de cette année. À cette époque, comme nous l’avons vu, les satellites de Tsien-tsiou franchirent les barrières du Kieng-siang, et se saisirent de Pierre Sin, dans le district de Siang-tsiou. Deux jours après, d’autres satellites étaient envoyés dans le même district, au village d’Aing-mou-tang, pour arrêter d’autres chrétiens dénoncés. Mais déjà le bruit de l’emprisonnement de Pierre Sin s’était répandu et tous les chrétiens avaient pris la fuite ; de sorte qu’on n’en put saisir aucun ce jour-là. Nous ne savons pas au juste comment les choses se passèrent alors à Siang-tsiou, mais la suite des faits semble indiquer que le mandarin civil et le mandarin criminel de cette ville, ainsi prévenus officiellement de l’existence des chrétiens dans leur district, et excités sans doute par les hauts faits de leurs collègues de la province de Tsien-la, voulurent aussi se donner le mérite de tourmenter les disciples de Jésus-Christ.

Quoi qu’il en soit, vers la fin de la quatrième lune, cinq ou six grands villages chrétiens du district de Siang-tsiou furent subitement envahis par leurs satellites. Les plus alertes ou les plus adroits des néophytes trouvèrent leur salut dans la fuite, tandis qu’un bon nombre, saisis à domicile ou sur les routes, furent jetés dans les prisons de Siang-tsiou. Ici encore nous avons à déplorer de nombreuses apostasies ; néanmoins la religion trouva quelques courageux défenseurs et d’éloquents apologistes.

Le premier est Paul Pak Kieng-hoa, nommé aussi To-hang-i. Descendant d’une famille de la noblesse inférieure du district de Hong-tsiou, il jouissait d’une assez belle fortune, et vivait entouré de l’estime de ses concitoyens, lorsqu’il embrassa la religion, vers l’année 1792. Il avait alors trente-trois ans. Bientôt après, n’étant encore que catéchumène, pendant la persécution de 1794, il eut la faiblesse d’obtenir sa délivrance par une parole d’apostasie. Mais comme il avait le cœur vraiment droit, sa chute ne fut pour lui qu’une occasion de redoubler de ferveur. Touché de repentir, il se remit avec plus d’exactitude à la pratique de ses devoirs, et rencontrant dans son pays beaucoup d’obstacles au service de Dieu, il abandonna ses biens et ses proches, et se retira dans les montagnes. Là, cachant son origine, il se fit passer pour un homme de la classe moyenne, et délivré de toutes les inquiétudes du siècle ne songea plus qu’au salut de son âme. Le P. Tsiou étant entré en Corée, il eut le bonheur de recevoir le baptême de sa main, et fut, depuis ce jour, un homme nouveau. Il recherchait les lieux retirés pour pouvoir se livrer, à heures fixes, aux exercices de la prière et de la méditation, et employait le reste de son temps soit à s’instruire lui-même par des lectures pieuses, soit à expliquer aux autres les vérités de la religion. Tout le monde disait de lui : « Voilà un homme vraiment dépouillé de lui-même ; » et beaucoup le fréquentaient pour entendre ses paroles. Il avait le plus grand soin de l’éducation de ses enfants, leur faisait regarder l’exercice de la prière comme le plus important de tous pour un chrétien, et les exhortait sans cesse à la pratique de la vertu. Ses exemples ajoutaient à l’efficacité de ses conseils.

En 1827, lorsqu’il vit la persécution sévir dans la province de Tsien-la, il s’efforça de consoler les chrétiens, de les rassurer, de leur inculquer la résignation à la volonté de Dieu. « Dans le cœur, disait-il, chacun doit se préparer au martyre : mais pour le corps, la prudence veut que l’on cherche à s’échapper quand cela est possible. » Lui-même ne songeait qu’à se disposer à la mort. Souvent, étant malade, il avait dit à son fils et aux autres personnes de sa maison, pour les rassurer et leur enlever toute inquiétude : « Soyez bien tranquilles, je ne mourrai pas ici en votre présence ; » et nul ne savait le sens de ces paroles. Ce ne fut qu’après l’événement que sa famille les comprit. Paul venait de quitter Ka-ma-ki dans les montagnes du district de Ta-niang, où il habitait depuis neuf ans, et s’était installé depuis quelques semaines seulement avec sa famille, à Meng-ei-moki, district de Siang-tsiou, lorsque le jour de l’Ascension, dernier jour de la quatrième lune, au moment où sa famille et les chrétiens du voisinage faisaient avec lui les prières accoutumées, un traître entra dans sa maison à la tête des satellites, qui saisirent presque tous ceux qui étaient présents. Pendant qu’on les conduisait à la ville, Paul répétait : « Rendons bien grâces à Dieu pour la route que nous faisons aujourd’hui ; » et la joie rayonnait sur son visage. Par là, les satellites le reconnurent pour un des chefs, et dans les supplices, on n’oublia pas cette circonstance aggravante.

Le juge criminel fit à Paul les interrogations d’usage, et celui-ci ne pouvant, en conscience, répondre à la plupart des questions, fut, malgré son grand âge, soumis à de terribles tortures. Comme on les réitérait plusieurs fois, il sentit ses forces défaillir, et s’écria : « J’abandonne mon corps entre les mains du mandarin ; pour mon âme, je la remets entre les mains de Dieu. » Il fut reconduit à la prison, où il commença aussitôt à exhorter les chrétiens et à leur rendre les petits services en son pouvoir. Cité de nouveau, il montra la même constance au milieu des supplices. Les bourreaux ne craignaient pas de le souffleter, de lui arracher la barbe et de l’accabler de mille injures ; mais Paul disait seulement : « Ces souffrances sont un bienfait, pour lequel je rends grâces à Dieu. » Après quelques autres tentatives inutiles pour ébranler sa résolution, le juge l’envoya au tribunal du gouverneur à Tai-kou. Celui-ci lui dit : « Ces nombreux prisonniers ont été infatués par toi : un plus grave supplice t’est justement dû. » Et en même temps, il lui fit infliger une torture beaucoup plus cruelle. Mais Paul, soutenu par son amour pour Dieu, supportait tout sans se plaindre. Trois jours consécutifs, il dut subir encore des supplices extraordinaires, après quoi le gouverneur, désespérant de vaincre sa constance, prononça la sentence de mort et le fit reconduire à la prison.

Le fils de Paul avait été pris avec lui. Il se nommait André Sasim-i, et son nom légal était Sa-ei. Imbu, dès l’enfance, des principes de la religion, et formé par les exemples de son vertueux père, il se livra de bonne heure aux exercices de piété, et se fit remarquer à mesure qu’il avançait en âge, par une foi et une ferveur peu communes. Réglé dans ses actions de chaque jour, complaisant et charitable envers tous, il brillait surtout par une admirable piété filiale. Quand ses parents étaient malades, il ne les quittait pas, et comme il s’était fait une loi de ne manger jamais qu’après eux, ils étaient obligés de se contraindre alors pour avaler quelque nourriture, afin qu’il pût lui-même prendre son repas. Son père ayant l’habitude de boire un peu de vin, il ne manqua jamais de lui en offrir, malgré la pauvreté de la famille ; il multipliait ses travaux et s’ingéniait en toute manière, pour pouvoir lui procurer cette petite satisfaction. Avait-il besoin de sortir, il ne dépassait jamais le jour ou le moment marqué pour son retour. Dans ces circonstances, ni le vent, ni la pluie ne l’arrêtaient, et il ne craignait pas même de braver les ténèbres de la nuit afin d’éviter à ses parents l’inquiétude que son retard eût pu leur causer. Le moindre signe, le moindre désir de leur part, étaient pour lui des ordres.

Un jour, son père ayant dit par manière de conversation : « Notre maison est bien étroite, et ne serait-ce que pour pouvoir donner au besoin l’hospitalité à quelques chrétiens sans asile, il serait bon que nous eussions deux ou trois chambres de plus ; » ces paroles furent un ordre pour André. Dès ce jour, tout en se livrant à ses travaux habituels, il ne manqua pas, chaque fois qu’il sortait, de rapporter une ou deux poutres ou solives, et bientôt il put construire ce que son père avait semblé désirer. De toutes parts, les chrétiens affluaient dans cette maison bénie, et comme Paul, tout pauvre qu’il fût, n’était pas en repos s’il ne pouvait traiter convenablement ses hôtes, André, entrant dans ses vues, trouvait moyen de faire face aux dépenses, même quand il lui fallait, pour cela, se refuser et refuser aux siens le nécessaire. Plusieurs fois des chrétiens riches, touchés de cet admirable dévouement d’André pour son vieux père, et sachant dans quelle pénurie il vivait lui-même, lui firent passer quelques secours en argent. Mais André ne voulait pas les recevoir, et disait : « Il est juste que je paye moi seul, par mon travail, les dettes que je contracte pour soutenir mon père et ma famille. » Et quand il ne pouvait pas renvoyer ces dons, loin de les approprier à son usage, il les distribuait en aumônes à quelques chrétiens plus pauvres que lui. C’est ainsi que ce pieux néophyte passait sa vie dans l’exercice de toutes les vertus, lorsqu’il fut saisi avec son père. Comme lui, il fit preuve d’une patience et d’un courage extraordinaires dans les supplices, et tous deux ensemble furent transférés du tribunal de Siang-tsiou à celui de Tai-kou.

D’après la loi du royaume, on ne doit pas faire subir la question au père et au fils simultanément, dans le même lieu. André voyant l’état de faiblesse et d’épuisement où son père était réduit par la prison et les tortures, ne pouvait supporter la pensée de le quitter, même pour quelques instants. Il exposa ses craintes au juge qui, touché de sa piété filiale, lui dit : « D’après la loi, je ne devrais pas en agir ainsi, mais toutefois je ne puis refuser d’entrer dans tes vues, car ce que tu demandes est juste et convenable. « Aussi, quoique les autres prisonniers fussent mis à la question chacun à part, il la fit toujours subir simultanément à André et à son père ; et André, alors même qu’après les supplices il pouvait à peine faire usage de ses membres, s’approchait pour soutenir et rendre plus légère la cangue dont son père était chargé, ce que tous les assistants ne pouvaient voir sans une vive émotion. André, non moins fidèle à son Dieu que dévoué à son père, supporta jusqu’au bout avec intrépidité de nombreuses tortures, et après avoir mérité d’entendre prononcer sa sentence de mort, fut aussi renvoyé à la prison jusqu’au jour de l’exécution.

La première expédition des satellites dans le village de Aing-mou-tang avait, nous l’avons dit, complètement échoué. Une seconde tentative eut plus de succès. Parmi les chrétiens saisis alors et conduits à cette même préfecture de Siang-tsiou, deux surtout méritent de fixer notre attention : ce sont André Kim et Richard An.

André Kim Sa-keun-i était du district de Sie-san. Sa famille avait été riche et opulente : mais ses parents, après leur conversion, furent obligés d’abandonner leurs biens, et d’émigrer dans les montagnes, de sorte qu’il lui restait très-peu de chose. Quoiqu’il fût naturellement fier et irascible, son caractère, sous l’influence de l’éducation religieuse que lui donnèrent ses parents, était devenu doux, humble et charitable. En 1815, son oncle Simon fut martyr pour la foi, et son père Thaddée envoyé en exil. André jeune encore fut relâché, et depuis il disait souvent avec regret : « Quelle belle occasion j’ai perdue ! » Son père étant en exil, André consacra sa vie aux bonnes œuvres. Il allait de côté et d’autre chez les chrétiens, faisait parvenir des livres et des objets religieux dans les lieux éloignés, prêchait et exhortait sans cesse, s’efforçait d’ouvrir l’intelligence aux ignorants, et surtout baptisait beaucoup d’enfants païens en danger de mort. Il se rendait fréquemment au lieu d’exil de son père, le consolait et le fortifiait de tout son pouvoir. Il donnait la plus grande partie de son temps à la prière, à la prédication et aux lectures pieuses, instruisant sa famille avec beaucoup de soin, édifiant tous les chrétiens par ses bons exemples. Il conservait toujours dans le fond du cœur l’espérance que Dieu lui rendrait l’occasion du martyre qu’il avait une fois manquée.

Quand s’éleva la persécution de 1827, il comprit de suite qu’après avoir fait connaître la foi chrétienne, si souvent et en tant d’endroits divers, il ne pouvait manquer d’être dénoncé et saisi. En conséquence il multiplia ses oraisons pour se préparer à bien répondre aux desseins de Dieu. Quelque temps après, il fut pris en effet, et conduit au tribunal de Siang-tsiou. Le juge, après quelques questions préliminaires, lui dit : « Explique-moi franchement quelle est votre religion, et quelles sont les règles que vous suivez. » André se mit aussitôt à développer la doctrine chrétienne sur l’existence et la nature de Dieu, puis à expliquer en détail les dix commandements. Le juge lui dit : « Parlant aussi bien que tu le fais, tu as certainement beaucoup de disciples, fais-les connaître en détail. » Sur son refus, il commanda de le frapper avec le gros bâton, puis lui fit subir l’écartement des os, et enfin ordonna de lui scier les jambes avec une corde. Ce supplice affreux est quelquefois, par un raffinement de barbarie, infligé entre les jambes, sur les parties naturelles. André toutefois paraît n’avoir été scié ainsi que sur les cuisses. Ses chairs étaient brûlantes, et les os paraissaient à nu, mais il ne cessait de répéter : « Dussé-je mourir, je ne puis dénoncer personne. — Et pourquoi ne peux-tu pas ? — C’est qu’un homme juste ne peut rien faire qui doive tourner au détriment des autres. » Pendant trois jours consécutifs, il subit de semblables supplices sans faiblir. Au contraire, sa joie toute spirituelle augmentait de plus en plus.

Peu de temps après, il fut envoyé au tribunal du gouverneur à Tai-kou. Là encore il fut mis à la torture, et à la sommation de renier Jésus-Christ, il répondit : « Si j’avais voulu apostasier, je l’aurais fait devant le premier tribunal. À quoi bon venir jusqu’ici ? » Le gouverneur tout en colère dit : « Il faut que tu meures ; » et après lui avoir fait endurer des supplices extraordinaires, ne pouvant rien en obtenir il le renvoya en prison. Le lendemain, André fut cité de nouveau. « As-tu changé de sentiment ? » lui demanda le juge. « Je n’ai aucune envie d’en changer, » répondit-il, et il fut remis à la torture. Quelques jours après, il dut se rendre au tribunal de Tsien-tsiou, pour répondre sur certains objets de religion, que les chrétiens emprisonnés dans cette ville avaient déclaré tenir de lui. Malgré l’affreux état de son corps tout déchiré, il fut jeté sur un cheval, et fit cette longue route avec des souffrances qu’il est plus facile d’imaginer que de dépeindre. Puis, après avoir subi un nouvel interrogatoire à Tsien-tsiou, il revint à sa première prison. Il avait parcouru ainsi près de mille lys (cent lieues). Il fut enfin condamné à mort, et déposé à la prison en attendant l’exécution de sa sentence.

Richard An Koun-sim-i était originaire du district de Po-rieng. C’était un homme d’un visage ouvert, d’un caractère humble et complaisant. Après avoir embrassé la religion dans sa jeunesse, il quitta son pays natal, pour la pratiquer plus librement. On admirait surtout le soin qu’il prenait de la bonne éducation de ses enfants, et sa charité généreuse pour le prochain. Assidu il la prière et à la méditation, il ne manquait jamais à ces exercices ; il jeûnait habituellement trois fois la semaine. Il passait une grande partie de son temps à copier des livres religieux, pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, et il se faisait un plaisir de les expliquer aux chrétiens et aux païens eux-mêmes. Arrêté une première fois, on ne sait en quelle année, le mandarin lui demanda : « Est-il vrai que tu exerces les arts mauvais ? » Il répondit : « Je ne connais et n’exerce nullement des arts mauvais ; » et sans l’interroger davantage, le mandarin le renvoya. Cette expression est quelquefois employée, quoique rarement, en parlant de la religion, mais d’une manière si impropre que nous ne savons si on pourrait blâmer la réponse de Richard. Néanmoins, il regretta toujours depuis de ne pas s’être expliqué plus clairement, et d’avoir manqué de courage.

En 1827, sentant bien qu’il serait nécessairement compromis à cause des nombreux livres écrits de sa main, et réfléchissant que Notre-Seigneur lui-même avait fui plusieurs fois devant ses ennemis, il se cacha quelque temps, tout en se préparant au combat par un redoublement de ferveur. Les satellites de Siangtsiou finirent par le trouver et le conduisirent à cette ville. Le mandarin lui dit : « Est-il vrai que tu suis la religion chrétienne ? — Cela est vrai, répondit-il. — Explique-moi donc la doctrine de Dieu. » Richard fit de son mieux un exposé clair et succinct de la religion chrétienne. » Ce que tu dis est beau, mais enfreindre ainsi la loi du royaume, n’est-ce pas manquer de fidélité au roi ? » À cette question Richard fit la même réponse que nous avons entendu faire à presque tous nos martyrs, et dans les mêmes termes, parce qu’elle se trouve textuellement dans le catéchisme abrégé que presque tous savaient par cœur. Il dit : « Dieu étant le grand roi de l’univers et le père de tous les hommes, nous l’honorons par-dessus tout. Le roi, les mandarins et les parents ne doivent être honorés qu’après Dieu. — Renonce à ce Dieu et fais connaître tes complices. » Sur son refus, on le frappa violemment, mais il demeura constant dans sa profession de foi et fut reconduit en prison. Le lendemain et les jours suivants, le mandarin fit recommencer les tortures mais sans succès, et après quelque temps d’inutiles efforts, le fit transférer à Tai-kou, résidence du gouverneur. Là, il eut à subir de nouveaux supplices, son corps n’était plus qu’une plaie, mais les souffrances ne faisaient qu’augmenter l’ardeur de son amour pour Dieu. À la fin il fut condamné à mort et reconduit à la prison.

Ces quatre confesseurs furent bientôt rejoints dans les cachots de Tai-kou, par deux autres non moins intrépides, André Ni et Ambroise Kim, que nous allons maintenant faire connaître.

André Ni Tsiong-ir-i, originaire du district de Hong-tsiou, avait un caractère ferme, droit et charitable qui le faisait remarquer et estimer de tous. Il ne fut instruit de la religion qu’à l’âge de vingt et quelques années, mais sa conversion fut tellement sincère et complète que, ne se trouvant pas dans sa propre patrie assez libre de pratiquer sa foi comme il le désirait, il quitta sa famille, son avoir et ses proches, et se retira dans les montagnes. Forcé par les circonstances d’émigrer successivement en diverses provinces, il eut bientôt dépensé le peu qu’il avait emporté avec lui, et dut soutenir son existence par le travail de ses mains. La résignation d’André au milieu de la pauvreté et des privations qui en sont la suite, sa charité envers tous, sa patience à supporter les injures, sa réserve dans toutes ses paroles, le soin qu’il prenait de l’instruction et de l’éducation de sa famille, et tant d’autres vertus qui brillaient en lui, excitaient l’admiration de tous. Quoiqu’il fût très-occupé par les soins qu’exigeait l’entretien de sa maison, jamais il ne voulut rien relâcher de son application assidue et incessante à la prière et aux lectures pieuses.

Lorsque la persécution s’éleva en 1827, il se prépara au martyre par la fuite des sociétés mondaines et par un redoublement de ferveur. Il encourageait les siens en disant : « Il faut que chacun de nous se prépare à souffrir la mort, et toutefois, ne connaissant pas les desseins de Dieu, nous devons chercher à échapper aux persécuteurs si nous le pouvons. »

Il vivait à Kom-tsik-i, au district de Sioun-heng, où les satellites vinrent le saisir. Il les reçut avec allégresse et fut conduit au tribunal d’An-tong. Le juge lui demanda : « Est-il vrai que tu suives une mauvaise doctrine ? — Le Dieu du Ciel, répondit André, est le créateur de toutes choses ; il est le grand roi qui gouverne tout, le père suprême qui nourrit tous les hommes ; c’est lui qui récompense le bien et punit le mal. Le devoir de tout homme étant de l’adorer, je l’adore et le sers. Quant à une mauvaise doctrine je n’en connais pas. — Tu réponds bien insolemment, cria le mandarin, apostasie de suite. » Et il le fit battre cruellement. André, d’un visage calme et d’un ton de voix ferme, dit alors : « Dix mille et dix mille fois je ne puis renoncer à mon Dieu. Veuillez ne plus m’interroger là-dessus. » Le mandarin piqué fit continuer les supplices pendant plusieurs jours ; mais l’amour de Dieu soutint André jusqu’au bout. Il fut envoyé ensuite au tribunal du gouverneur, qui lui dit : « On m’assure que tu ne veux pas abjurer. Nous allons voir. » Et il lui fit subir, par trois fois, des tortures atroces, mais en vain. On essaya ensuite de le gagner par des caresses et par la douceur, mais tous les moyens étant inutiles, il fut à la fin condamné à mort et consigné à la prison avec les autres confesseurs.

Ambroise Kim Koun-mi, nommé aussi En-ou, descendait d’une famille d’interprètes de la capitale, et était parent éloigné de Thomas Kim, confesseur de la foi en 1783. À peine la religion fut-elle introduite en Corée, qu’il l’embrassa de toute l’ardeur de son âme, et la fit connaître à sa femme et à ses enfants. Mais ceux-ci ne l’écoutèrent point et non contents de ne pas l’imiter, cherchèrent par mille vexations à le ramener à l’idolâtrie. Sa femme surtout, d’un caractère violent et acariâtre, ne lui laissait aucun repos ; elle voulait, entre autres choses, l’empêcher d’observer les jeûnes et abstinences de l’Église, et disait souvent, à haute voix, force injures contre la religion. Ambroise, fatigué de tant d’importunités, prit le parti de quitter sa maison, et faisant ses adieux à sa famille, peu après 1791, s’en alla trouver les chrétiens de la province, vivant tantôt chez l’un et tantôt chez l’autre, instruisant tous ceux qui voulaient l’entendre, et copiant des livres de religion, pour gagner sa vie. Il eut le bonheur de voir le P. Tsiou, près duquel il paraît même être resté quelque temps, et y affermit sa foi et sa vertu. N’ayant pas de domicile, il se retirait de temps en temps dans les montagnes, pour vaquer plus tranquillement à ses exercices de piété. Il aimait surtout à catéchiser les enfants, et ne cessait d’exciter chacun à la pratique des vertus, plus encore par ses exemples que par ses paroles. Chaque nuit, même dans les grands froids de l’hiver, il se levait à minuit pour se livrer à la prière. Très-sobre dans sa nourriture, il s’était prescrit des limites étroites qu’il ne dépassa jamais, quelle que fût la qualité bonne ou mauvaise des mets qu’on lui présentait.

Ambroise avait échappé aux persécutions de 1801 et de 1815. En 1827, tous les chrétiens de sa connaissance étaient en fuite, et, chaque jour amenant la prise de plusieurs d’entre eux, le maître de la maison où il s’était réfugié alla se cacher chez un païen. Ambroise, qui ne savait plus de quel côté diriger ses pas, et ne voyait aucun moyen de se soustraire aux poursuites, prit la résolution de se livrer lui même. Il se rendit donc à la ville d’An-tong à la cinquième lune, déposa chez un geôlier le petit paquet qu’il portait, et voulut se présenter devant le juge criminel. Le portier du tribunal l’en empêcha, mais Ambroise répondit : « Je suis chrétien ; allez avertir le juge que je suis là. » Les satellites le traitaient d’insensé et le repoussaient ; mais il cria à haute voix : « Je ne suis pas un insensé, mais bien un chrétien.» On dut donc avertir le juge, qui le fit venir et lui adressa quelques questions. Ambroise refusa de répondre sur le lieu de sa demeure et sur l’endroit où étaient cachés ses livres, reçut une volée de coups sur les jambes et fut mis en prison. Un mois plus tard, il fut envoyé à Tai-kou où se trouvaient les autres confesseurs, tous ses amis intimes. Devant le gouverneur, il reçut par trois fois de violentes bastonnades, et fut soumis à diverses tortures, qu’il supporta avec une patience inébranlable. À la fin il fut condamné à mort, et laissé en prison en attendant la confirmation de la sentence.

À cette même époque se trouvait, par hasard, dans le voisinage de Tai-kou, un bonze très-fameux dans la province, et qui s’était même coupé par dévotion quatre doigts de la main. Le juge eut l’idée de commander à Paul Pak de discuter avec ce bonze la vérité ou la fausseté de leurs doctrines respectives. À cette nouvelle, tous les chrétiens prisonniers furent fort inquiets. Paul leur dit : « Sans études comme je le suis, comment pourrais-je lui tenir tête par mes propres forces ? Mais si je compte uniquement sur le secours de Dieu et de sa sainte Mère, qu’y a-t-il à craindre, et pourquoi vous inquiéter ? Priez seulement pour moi. » Arrivé au tribunal et lorsque la discussion allait commencer, les prétoriens voyant que les forces de Paul étaient épuisées, lui offrirent une tasse de vin qu’il accepta avec reconnaissance. Après l’avoir bue, il se mit à raisonner avec le bonze. On était à peine entré en matière que celui-ci, perdant le fil de son discours, resta sans réponse, fut obligé de s’avouer vaincu, et, tout couvert de honte, voulut prendre la fuite. En vain les mandarins, les prétoriens, les satellites, tous humiliés et furieux, voulurent ranimer leur champion ; ils ne purent le décider à proférer une seule parole, et finirent par le chasser ignominieusement. Paul rendit grâces à Dieu de la victoire qu’il lui avait accordée, et pendant qu’il retournait à sa prison, les satellites le louaient, l’exaltaient, le félicitaient grandement, et se disaient entre eux : « La religion du Dieu du Ciel est certainement une doctrine vraie. Quant aux bonzes sectateurs de Fô, qu’on en empoigne seulement deux ou trois et qu’on leur fasse subir les tourments qu’on inflige aux chrétiens, il n’en restera pas, sous le ciel, même une petite graine, pour propager désormais la doctrine de Fô. »

On ne voit pas que de nouvelles arrestations de chrétiens aient eu lieu après la cinquième lune. Le zèle des persécuteurs s’était-il ralenti de lui-même, ou des ordres secrets de la cour étaient-ils intervenus ? nous l’ignorons. À cette époque, on ne songea plus qu’à se débarrasser des prisonniers. Tous furent interrogés de nouveau ; on relâcha les uns, on envoya les autres en exil. Les petits enfants de Paul Pak furent, à cause de leur jeunesse, mis en liberté. En les quittant Paul leur dit : « Allez et conservez vos âmes pures de tout péché, et si vous aviez le malheur d’offenser Dieu, repentez-vous sincèrement. Pratiquez toujours fidèlement notre sainte religion. Avant dix ans d’ici, les chrétiens de Corée auront un grand sujet de joie. » Il voulait parler de l’entrée des prêtres dans le pays.

Après quelques jours, il ne resta plus dans les prisons de Tai-kou que les six confesseurs dont nous avons parlé. Inébranlables dans leur résolution et, voyant que l’exécution de leur sentence traînait en longueur, ils s’établirent dans les cachots comme pour y passer leur vie. Chacun d’eux, pour soutenir son existence, confectionnait des souliers de paille, ou exerçait quelque autre petit métier. Un nouveau gouverneur ayant remplacé le précèdent, les fit citer à sa barre et, après un court interrogatoire, les fit battre très-violemment. Paul Pak, épuisé par l’âge et par les divers supplices qu’il avait endurés, ne put survivre à ces nouvelles tortures. Rentré à la prison, il languit encore quelques jours, puis, sentant que sa fin approchait, il appela auprès de lui son fils André et les autres prisonniers condamnés à mort, les exhorta a la constance et à la fidélité dans le service de Dieu. « Regardez cette prison, leur dit-il, comme un séjour de bonheur ne laissez pas partager votre cœur par une affection excessive et déréglée pour les parents ou enfants que vous avez au dehors, et suivez mes traces. On est bien heureux de mourir pour Jésus-Christ. » Après quoi, il rendit son âme à Dieu dans un calme et une paix admirables, le 27 de la neuvième lune de l’année tieng-hai (1827), à l’âge de soixante et onze ans. Il avait été cinq mois en prison. Ainsi mourut ce digne confesseur de la foi, dont la mémoire est restée en grande vénération dans tout le pays. Sa bonté extraordinaire, sa douceur inaltérable, l’hospitalité qu’il exerçait si généreusement envers tous, son zèle à répandre la religion chrétienne, et les autres vertus dont il donna toujours de si beaux exemples, pendant sa longue carrière, attirèrent la bénédiction de Dieu sur lui et sur sa famille. Non-seulement son fils André, que nous retrouverons plus tard, ne dégénéra pas, mais aujourd’hui encore ses descendants se montrent dignes de lui, par leur foi et leur ferveur.

Ambroise Kim mourut aussi dans la prison, un peu plus tard. Pendant sa vie il avait toujours regretté d’être à charge à ceux qui lui donnaient asile. Ayant appris que les prisonniers qui, comme lui, n’avaient aucune ressource étaient nourris au moyen d’une taxe imposée par le gouverneur aux maisons du voisinage, il fut singulièrement tracassé de cette pensée, qu’il était à charge aux gens du quartier. C’est sans doute ce qui le détermina à se priver presque entièrement de nourriture. Beaucoup de chrétiens, au contraire, ont attribué à une inspiration divine cette étrange résolution. Il commença donc un jeûne presque absolu ; ce qu’ayant vu, les autres prisonniers lui dirent : « Maître, puisque vous ne mangez plus, nous devons tous faire comme vous. » Il les reprit fortement en disant : « Quoique je doive, moi, en agir ainsi, sans pouvoir vous en expliquer le motif, pour vous, une pareille conduite serait un suicide. » Les uns disent qu’il passa ainsi plusieurs jours, après quoi il s’éteignit paisiblement. Selon d’autres témoignages il aurait, afin de n’être à personne une cause de scandale, repris des aliments après son long jeûne, et survécu encore un certain temps. Il mourut à l’âge de soixante-huit ans, le 27 de la dixième lune de l’année mou-Isa (1828).


Enfin, pour compléter l’histoire de cette persécution de 1827, disons deux mots de l’arrestation de quelques chrétiens dans l’extrémité est de la province de Tsiong-tsieng.

Laurent Niou Sioun-tsi était venu, au commencement de cette année, habiter Kip-keun-kol, au district de Tan-iang. Lorsque la persécution s’éleva dans de Kieng-siang, un certain nombre de chrétiens de cette province, ses parents ou amis, se réfugièrent chez lui pour se mettre à l’abri des poursuites. Sur ces entrefaites, un des amis païens de Laurent le dénonça aux prétoriens de Tan-iang, les engageant à le saisir pour en tirer quelque rançon, qu’il se promettait bien de partager avec eux. Ils n’eurent pas de peine à se rendre à une invitation si conforme à leurs goûts et, dans le courant de la cinquième lune, vinrent arrêter Laurent, et avec lui une vingtaine de personnes alors réunies dans sa maison. Conduits au tribunal de Tan-iang, tous se hâtèrent d’apostasier, excepté Laurent que de violents supplices ne purent ébranler. Le mandarin dit alors : « Je voudrais bien vous relâcher tous, mais ce coquin-là est un de vos chefs, et s’il n’apostasie pas, je ne mettrai personne en liberté. » Aussitôt tous les prisonniers éclatèrent en murmures contre Laurent, lui faisant mille instances, le molestant et l’obsédant de telle sorte qu’à la fin, ne pouvant plus y tenir, il prononça comme eux une formule d’apostasie.

On les relâcha immédiatement et ils sortirent tons ensemble. Laurent les renvoya chacun de son côté, leur recommandant de s’enfuir en toute hâte. Resté seul, il attendit pour leur donner le temps de se mettre en sûreté, puis retourna devant le mandarin, se rétracta, et se montra de nouveau déterminé à mourir. Les supplices ne lui manquèrent pas : mais il les supporta sans faiblir, et on finit par l’envoyer au juge criminel de T’siong-tsiou.

Comme il montrait toujours la même fermeté, le juge porta contre lui une sentence de mort, laquelle fut ensuite, on ne sait pourquoi, changée en condamnation à l’exil. Laurent réclama en plein tribunal disant que, selon la loi, il devait mourir, mais on ne l’écouta point, et on l’expédia à Mou-san, à l’extrémité septentrionale de la province de Ham-kieng. En l’envoyant, le juge dit aux satellites : « Cet individu pourrait bien, pendant la route, infatuer de sa doctrine quelques hommes du peuple. Soyez sur vos gardes et surveillez-le. « Laurent répondit : « Dans la route je veux convertir seulement dix mille personnes. » Arrivé au lieu de son exil, il se mit à pratiquer sa religion ostensiblement, et à la prêcher à tous ceux qui l’approchaient, satellites ou gens du peuple, ce qui irrita beaucoup le mandarin et ses gens. Aussi Laurent fut-il, quelque temps après, enfermé dans une maison avec défense de sortir ; puis on finit par ne plus lui donner de nourriture. Quelques jours se passèrent, et, ne pouvant plus supporter la faim et la soif qui le dévoraient, il demanda instamment qu’on lui apportât quelque chose. On détrempa alors de la farine de riz, avec une égale quantité de sel, et on en forma des gâteaux qu’on lui offrit. Son estomac déjà ruiné par un long jeûne ne put supporter cet horrible mets, et, avant d’en avoir pris la moitié, le confesseur expira, comme l’avaient prévu ses bourreaux. C’était vers la douzième lune de cette année, ou, selon d’autres, à la troisième lune de l’année mou-tsa (1828). Laurent était alors âgé de trente-cinq à quarante ans.

Telle est, sur cette affaire de Tsiong-tsieng, la version qui nous a paru la plus digne de foi. Nous n’avons pas cru devoir passer ces faits sous silence, quoique le manque de témoignages suffisamment précis ne nous permette pas d’en affirmer la complète authenticité.


Ainsi passa, comme un violent orage, cette persécution de 1827. Toutes les chrétientés de la province de Tsien-la furent ravagées ; mais sauf quelques districts du Kieng-siang, et un village de Tsiong-tsieng, on ne voit pas que les fidèles des autres provinces aient été inquiétés. Cette persécution diffère des précédentes en plusieurs points qu’il n’est pas inutile de noter. Elle fut comparativement assez courte. Les premières arrestations eurent lieu vers la fin de la deuxième lune ; trois mois après, elles avaient cessé. Il semble évident aussi que le gouvernement central ne fut pour rien dans les poursuites. L’avidité des mandarins et de leurs satellites, les rancunes populaires, les dénonciations individuelles furent la cause de tout le mal. Une autre différence, c’est que le gouvernement, loin de prodiguer le sang des chrétiens comme auparavant, ne permit d’exécuter aucune des sentences de mort portées par les tribunaux de province, et fit laisser les condamnés en prison pour un temps indéfini. Cette indulgence relative venait très-probablement, comme nous l’avons déjà remarqué, de l’opposition personnelle du roi aux mesures de rigueur proposées par ses ministres et ses mandarins. Enfin, ce qui distingue d’une manière bien triste la persécution de 1827 de toutes celles qui avaient précédé ou qui suivront, c’est le grand nombre des apostats. Il y avait eu près de cinq cents arrestations, il n’y eut guère de confesseurs fidèles que ceux dont nous avons cité les noms et raconté l’histoire. C’est un spectacle bien affligeant sans doute, mais quand on se rappelle que sur les cinq cents chrétiens arrêtés, près de la moitié n’étaient que catéchumènes, que quatre ou cinq d’entre eux au plus avaient vu le prêtre et reçu une fois ou deux les sacrements, on ne s’étonne que d’une chose, c’est que tous n’aient pas apostasie, c’est que parmi ces néophytes délaissés, Jésus-Christ ait trouvé des confesseurs et des martyrs. D’ailleurs, cette fois-ci comme toujours, presque tous ceux qui avaient eu la faiblesse de céder aux tortures, ne discontinuèrent pas leurs pratiques de religion, et, à peine rentrés chez eux, se repentirent de leur faute et travaillèrent à la réparer.


À la persécution succéda une période de grande tranquillité pour les chrétiens de Corée, et nous ne trouvons dans les quatre ou cinq années suivantes que très-peu de faits intéressants à signaler.

Le roi alors régnant était Sioun-tsong, prince aimé et estimé de son peuple. Bien qu’âgé seulement d’une quarantaine d’années, il ne se sentait plus ni la force, ni l’envie de rien diriger par lui-même. Ses facultés mentales semblaient s’affaiblir de jour en jour, il soupirait après le calme et la tranquillité, et voulait à tout prix se décharger des soucis du gouvernement. Dans ce but il avait, depuis quelque temps, associé à la conduite des affaires son fils Ik-tsong, et s’était fait préparer, pour sa retraite, un palais à la ville de Siou-ouen, éloignée de soixante lys (six lieues) de la capitale. L’époque à laquelle il devait s’y retirer définitivement n’était pas éloignée, lorsqu’en 1830, le jeune roi fut attaqué d’une maladie grave qui bientôt fit craindre pour ses jours. Toute la science des médecins de la cour étant inutile, on résolut d’appeler près du malade quelques-uns des plus célèbres docteurs du royaume. L’un d’eux était Jean Tieng Iak-iong, que nous avons vu condamner à l’exil, vers la fin de 1801. On l’avait, il est vrai, rappelé en 1818, mais la grâce accordée n’était pas complète ; il n’avait pas été réintégré dans ses dignités, et menait la vie de simple particulier. Or, d’après les usages, la porte du palais ne peut être ouverte à de pareilles personnes, et à plus forte raison, le roi ne peut pas les recevoir en sa présence. Comme le danger pressait, un édit royal rétablit immédiatement Jean Tieng dans tous ses honneurs et dignités, et rendit à sa famille ses titres héréditaires de noblesse. Mais il était trop tard pour le jeune prince, et l’habileté de Jean ne put lui sauver la vie. Il mourut quelques jours après et, comme il avait eu en main l’administration du royaume, on lui fit de pompeuses obsèques, comme à un roi, et non pas seulement comme à l’héritier présomptif de la couronne. Les cérémonies furent troublées par un accident que tous regardèrent comme de sinistre augure. Le feu prit à l’appartement ou se faisait la pompe funèbre, et le cercueil fut à demi brûle, ainsi que tous les ornements qui le décoraient.

Depuis son retour de l’exil, Jean Tieng avait repris avec plus de ferveur qu’auparavant tous ses exercices religieux. Touché d’un sincère repentir pour le crime qu’il avait commis en 1801, en reniant de bouche la foi de Jésus-Christ, il vivait séparé du monde, presque toujours enfermé dans sa chambre, où il ne recevait qu’un petit nombre d’amis. Il se livrait fréquemment au jeûne et autres exercices de pénitence, et ne quittait jamais des chaînes de fer dont il s’était fait une ceinture fort douloureuse. Ses méditations étaient longues et fréquentes. Il a laisse par écrit une partie de ses réflexions, ainsi que divers autres ouvrages, composés pour réfuter les superstitions des païens, ou pour instruire les néophytes. Plusieurs de ses écrits, souvent cachés sous terre en temps de persécution, ont été rongés par les vers ou par la pourriture ; beaucoup sont conservés dans sa famille. Après son entière réintégration, Jean ne changea rien à son genre de vie retirée, et sa ferveur toujours croissante réjouit et édifia tous les chrétiens, que sa chute avait autrefois scandalisés. Il mourut en 1835, après l’entrée du P. Pacifique en Corée, et reçut les derniers sacrements de sa main.

Ajoutons de suite, pour compléter l’histoire de Jean Tieng, que son fils Hong-iou-san, homme très-remarquable par ses talents et ses connaissances, après avoir longtemps manifesté un grand éloignement pour la religion chrétienne, qu’il accusait de tous les malheurs de sa famille, finit par se convertir, et reçut le baptême quelques années avant sa mort. Une sœur de Jean était belle-fille du ministre Tsaï, dont nous avons parlé à l’occasion de la persécution de 1801. Devenue veuve dès l’âge de seize ans, elle passa une vie triste et solitaire dans la famille toute païenne de son mari. Elle eut enfin le bonheur, dans sa vieillesse, d’embrasser la foi, et, quand elle mourut, en 1851, le prêtre indigène Thomas T’soi trouva le moyen de s’introduire furtivement auprès d’elle pour lui administrer les sacrements.

Pendant que Jean Tieng reprenait son rang dans la haute noblesse du royaume, un autre noble chrétien, exilé comme lui lors de la grande persécution, mourait à Mou-san, à l’extrémité de la province septentrionale, après trente ans de privations et de souffrances. C’était Justin Tsio Tong-sien-i, déjà bien connu de nos lecteurs. Pris à Iang-keun, à la fin de 1800, et conduit à la capitale, il fut condamné à l’exil, quoique très-probablement il n’eût jamais donné le moindre signe d’apostasie. Il continua toujours à pratiquer la religion, et supporta avec un calme héroïque le départ de son fils, qu’on enlevait d’auprès de lui, pour le condamner aux tortures et à la mort. En 1819, l’arrestation de Pierre Tsio Siouk-i, l’un de ses parents, fut cause qu’on lui fit subir un nouvel interrogatoire. Le mandarin lui demanda s’il pratiquait encore sa religion ; Justin répondit : « Si je ne la pratiquais plus, serais-je dans cette position ? — Si tu t’obstines à résister à l’ordre du roi, on te mettra à mort et avec toi celui de ta famille que l’on vient de prendre. — Je ne crains rien de tout cela, répondit Justin, faites ce que vous voudrez. » Dès ce moment, le mandarin donna des ordres pour ne plus laisser communiquer personne avec lui. Beaucoup de ceux qui le fréquentaient auparavant obéirent à cette injonction du mandarin, mais une grande quantité d’élèves qu’il instruisait dans les lettres chinoises, et qui lui étaient très-attachés, ne firent aucun cas de la consigne. Sous les yeux des gardes, ils escaladaient les murs et les haies pour se rendre à ses leçons, et ils étaient si nombreux et si résolus, que le mandarin crut plus sage de fermer les yeux sur leur conduite.

Pendant trente ans d’exil, Justin supporta avec une patience et une résignation admirables les misères et les épreuves de sa position. Il était heureux de souffrir pour Jésus-Christ, et le Sauveur, acceptant son sacrifice, lui accorda la grâce d’une sainte mort, le 14 de la sixième lune de l’année kieng-in (2 août 1830). Justin Tsio avait alors quatre-vingt-douze ans. Dans les années qui suivirent, quelques-uns de ses disciples vinrent plusieurs fois à 1,500 ou 1,600 lys (150 ou 160 lieues) de distance, dans des pays inconnus pour eux, cherchant à se mettre en rapport avec les fidèles, à compléter l’éducation religieuse qu’ils avaient reçue de Justin, et à entrer dans le sein de l’Église. Malheureusement, la crainte de se compromettre empêcha ceux auxquels ils s’adressaient de se déclarer chrétiens, et ces pauvres gens furent obligés de retourner dans leur pays, sans avoir reçu le baptême. On n’en a plus entendu parler depuis, car les chrétiens n’ont aucun rapport avec cette province éloignée. Toutefois, nous ne pouvons croire que ces hommes courageux, qui ont fait des démarches si extraordinaires pour trouver le salut, aient été entièrement abandonnés. C’est Dieu qui a dit : « Celui qui demande obtient, celui qui cherche trouve, on ouvre à celui qui frappe ; » et notre Dieu est fidèle à ses promesses.


En cette même année 1830, au nord de la province de Kieng-siang, la grâce de Dieu opérait des prodiges dans la personne d’un jeune homme nommé Kim Ho-ien-i. Descendant d’une famille du district de An-tong, célèbre par la rare vertu d’un de ses ancêtres, il était lui-même d’un caractère bon, doux, simple et réfléchi. Dès l’enfance, il parlait peu et ne se mêlait guère aux jeux et aux amusements de ses compagnons. Quelques-uns pensèrent d’abord que c’était chez lui idiotisme, mais ils furent bientôt détrompés. Avant l’âge de vingt ans, Ho-ien-i avait acquis une connaissance exacte de la plupart des livres sacrés du pays ; il était versé dans toute espèce de sciences, dans la morale, la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, les arts magiques, les doctrines les plus abstruses de Fô et de Lao-tse. Cependant le monde n’avait aucun attrait pour lui, et il faisait si peu de cas de la gloire et de la réputation, qu’il ne voulut pas se donner la peine de concourir aux examens publics. Toujours dans un coin, modestement assis, plongé dans quelque méditation, il adressait à peine la parole à ses amis, et ne répondait pas à leurs plaisanteries. Aussi le signalait-on dans tout le pays comme un sage, et sa réputation de savoir et de vertu se répandant au loin, beaucoup de personnes venaient le voir et lui demander la solution des plus difficiles problèmes.

Ennuyé de cette affluence, il quitta son pays en cachette et se retira au pied de la montagne Tai-paik-san, au district de Sioun-heng, pour y jouir de la solitude, et continuer ses travaux. C’est là que la grâce l’attendait. À peine fut-il arrivé, qu’il fit connaissance avec un chrétien instruit et capable, qui habitait dans ces mêmes montagnes. Leurs conversations roulant toujours sur les sciences, il eut bientôt conçu une haute estime pour ce chrétien, que la lumière de la vérité mettait à même de traiter et de résoudre des questions inconnues aux païens. Plus il le consultait, et plus son admiration augmentait. Le chrétien fut peu à peu amené à parler de sa religion, et à peine en eut-il exposé les premiers principes, que Ho-ien-i, tressaillant de joie, lui dit : « Voilà ce que je cherchais. Toute ma vie, j’avais présumé que l’homme doit avoir une fin digne de lui, mais ne trouvant rien là-dessus dans nos livres sacrés, j’en étais resté à des doutes ; aujourd’hui, j’ai rencontré la vraie doctrine. »

Sans perdre de temps, il se mit à étudier quelques livres de religion, rompit à l’instant avec toutes les superstitions païennes, et détestant toutes les erreurs dont son âme avait été jusqu’alors victime, ne pensa plus qu’à obtenir la connaissance et la grâce de Dieu. Tout occupé à cette préparation, il ne prenait aucun repos. Il passa ensuite une vingtaine de jours dans les exercices de la pénitence pour purifier son âme, et invita le chrétien à aller faire une promenade avec lui. Ils devisaient ensemble, quand arrivés sur les bords d’un petit ruisseau, Ho-ien-i, qui avait tout calculé d’avance, se mit à genoux, demanda le baptême, et fit des instances si pressantes que le chrétien ne put y résister ; il lui administra le sacrement de la régénération. Ho-ien-i prit le nom de Paul. Tout ce jour, des larmes abondantes coulaient de ses yeux, et dans l’excès de son bonheur, il disait : « Pour remercier Dieu de ses incomparables bienfaits, il n’y a d’autre moyen que de souffrir le martyre. » Sa ferveur augmenta dès lors d’une manière prodigieuse. Il ne s’occupait que de ses exercices de piété et de l’accomplissement de ses devoirs.

Bientôt il retourna à la maison paternelle, instruisit son frère, et peu après fit voir à son père des livres de religion. Celui-ci se rendit d’abord et reconnut la vérité du christianisme, mais ayant ensuite étudié plus attentivement les conséquences de ses dogmes, il entra dans une grande colère, et prononça ces paroles qui résument bien l’idolâtrie coréenne, et les principales superstitions qui, dans ce pays, font obstacle à l’Évangile : « Si l’on suit cette nouvelle religion, les temples du génie protecteur du royaume, les temples des ancêtres du roi, les temples de Confucius et des grands hommes, les tablettes des ancêtres et tous les sacrifices deviennent inutiles et doivent disparaître. Je comprends maintenant combien le roi a eu raison de l’interdire sévèrement, et de punir ses sectateurs. » Puis il réprimanda son fils très-fortement, lui ordonna de rompre sur-le-champ avec les chrétiens et de brûler tous ses livres, et ne cessa plus de le maltraiter pour l’empêcher de pratiquer sa foi. Le frère de Paul, homme violent et brutal, s’emporta plusieurs fois jusqu’à le frapper avec un bâton. Mais notre courageux néophyte, affermi par la grâce qu’il avait reçue le jour de son baptême, opposa une résistance inflexible.

Cependant, comme il était d’une constitution naturellement très-délicate, il craignit de succomber à ces mauvais traitements répétés. C’est pourquoi il quitta secrètement sa maison, et alla se cacher chez de pauvres chrétiens, où il passa quelques mois dans un dénûment absolu, et au milieu de privations difficiles à décrire. Il s’était choisi une place qu’il ne quittait jamais. Là, assis sur ses talons, il se livrait à la prière, à la lecture, à la méditation, passait ainsi tout le jour et une partie de la nuit, et, au chant du coq, faisait semblant de prendre quelque repos. De plus, il jeûnait régulièrement les vendredis et samedis ; de sorte que les chrétiens se disaient entre eux que Paul était comme un homme n’ayant pas de corps. Pendant les grandes chaleurs de l’été, il ne changea rien à ce régime, et on ne le vit pas une seule fois sortir de sa chambre pour prendre l’air. Malgré cela, il se portait très-bien, et on ne voyait sur son visage aucune trace de fatigue, ce que chacun attribua à un miracle de la Providence.

Le père de Paul voyant qu’il ne revenait pas après plusieurs mois, se douta qu’il était quelque part chez des chrétiens, et se disposa à en accuser quelques-uns devant le mandarin, afin de retrouver son fils. Cette affaire pouvait avoir de graves conséquences. On en fit avertir Paul, qui prit le parti de retourner chez lui. Il confia aux chrétiens un livre qu’il avait composé sur la religion, et les divers objets religieux qu’il possédait, et leur fit ses adieux en disant : « Revoyons-nous dans la véritable patrie. » Quand il se présenta à la maison paternelle, son père le reçut d’abord d’un air affable, mais peu de jours après il lui dit : « Pendant que tu n’étais pas ici, beaucoup de personnes sont venues de toutes parts te chercher ; ta réputation en toute espèce de sciences est déjà répandue au loin ; quand on viendra te consulter de nouveau, si tu t’obstines dans cette religion, comment pourras-tu répondre aux questions qui te seront adressées ? Pourquoi rester ainsi entêté ? Je saurai bien te guérir de cette folie ; » et il le battit cruellement. La même scène se répéta les jours suivants. Paul supportait le tout avec patience, sans discontinuer ses pieux exercices ; mais après quelques semaines il tomba gravement malade. Ses forces étaient épuisées, et il était devenu d’une maigreur effrayante.

Environ deux mois se passèrent ainsi, sans que la colère de ce père dénaturé se calmât, et sans que la ferveur et la résignation de Paul eussent en rien diminué. Il était presque à l’agonie quand son père vint le trouver, un couteau à la main, et lui dit : « Tu dois évidemment mourir sous peu ; si tu meurs après avoir apostasié, je te reconnais pour mon fils ; mais si tu refuses d’apostasier, je têtue maintenant avec ce couteau, puis, avec le même couteau, je me donnerai la mort à moi-même. » Paul répondit : « Pour obéir à un père, on ne peut transgresser les ordres du roi ; à plus forte raison, Dieu étant le souverain roi de tout l’univers et le père de tous les hommes, récompensant le bien et punissant le mal, devons-nous lui obéir malgré tout. Vous voulez me forcer à le renier, est-ce là le devoir d’un père ? » Il n’avait pas achevé, que son père, exaspéré, se précipite et veut le percer de son couteau ; mais la mère et les frères de Paul s’élancent sur lui et le retiennent. Ne pouvant se débarrasser d’eux et atteindre son fils, il veut se couper la gorge. On l’en empêche également. Cependant, Paul disait avec beaucoup de douceur : « Mon père, quoique vous en veniez à ces excès, je ne puis, pour suivre vos ordres, enfreindre les commandements de notre père céleste. »

Le lendemain, dès le matin, Paul se livra selon sa coutume à la prière et à la méditation. Pendant la matinée, il demandait fréquemment s’il était midi, et ce temps arrivé, il récita dévotement l’Angelus ; puis, bientôt, levant les yeux au ciel, il s’agenouilla et rendit l’âme à Dieu, si tranquillement que ceux qui étaient près de lui ne s’aperçurent pas de son dernier soupir. C’était à la huitième lune de l’année sie-mio (septembre 1831). Un an s’était à peine écoulé depuis la conversion de Paul, et il n’était âgé que de trente-six ans. On rapporte qu’après sa mort, ses parents ayant voulu faire les sacrifices d’usage, l’autel dressé à cet effet s’écroula de lui-même.

Les chrétiens de Corée comptent Paul au nombre de leurs plus glorieux martyrs, et Dieu sans doute aura ratifié leur jugement. La conduite de Paul fut admirable, surtout pour un Coréen. N’oublions pas que, plusieurs fois déjà, nous avons vu des confesseurs, après avoir bravé les mandarins et vaincu les supplices, succomber misérablement aux assauts de la tendresse naturelle pour les parents. Ce sentiment de piété filiale, si saint en lui-même, est tout-puissant dans ce pays, au point de faire souvent oublier, même à des chrétiens, que la loi de Dieu prime toute autre loi, et que son amour doit primer tout autre amour. Honneur donc à Paul pour avoir, en de telles circonstances, gardé sa foi avec tant d’héroïsme !


En 1832, Dieu voulut de nouveau châtier l’orgueil de cette nation coréenne qui continuait à repousser les vérités évangéliques, si éloquemment prêchées par la voix des martyrs devant ses tribunaux, et par leur sang sur les places publiques. Il permit que des pluies continuelles et, par suite, des inondations extraordinaires vinssent ravager le pays, et faire disparaître à l’avance presque tout espoir de récolte. Or, il a toujours été d’usage en Corée qu’au milieu des grandes calamités publiques, le roi répande largement ses faveurs, en amnistiant des coupables et graciant des condamnés, afin d’attirer par ces actes de clémence les regards bienveillants du ciel. La grâce accordée alors par le roi paraît avoir été des plus étendues. Les nombreux chrétiens exilés pendant les précédentes persécutions furent presque tous relâchés, et revinrent prendre place dans les diverses chrétientés.

Malheureusement la faveur royale n’était pas gratuite. L’usage observé ordinairement en pareil cas est de rendre la liberté au coupable après seulement qu’il a de nouveau détesté son crime, et par conséquent, lorsqu’il s’agit de chrétiens, après une nouvelle apostasie de leur foi. Il n’est que trop probable que tous les exilés, alors rappelés, achetèrent leur délivrance à ce prix honteux. Quelques-uns cependant refusèrent. Ainsi, Protais Hong qui avait échappé à la mort, en 1801, par l’apostasie, et que nous verrons marcher au supplice en 1839, ne voulut pas se délivrer par une seconde lâcheté, et resta en exil. Les généreux confesseurs que l’on avait emprisonnés et condamnés à mort à Tsien-Tsiou, en 1827, et qui, depuis cette époque, languissaient dans la prison, eurent de même le courage de refuser une abjuration, au prix de laquelle on leur promettait la vie et la liberté. Aussi les verrons-nous plus tard obtenir la plus belle récompense que Dieu puisse donner en ce monde à ceux qui l’aiment, la couronne du martyre.

Pendant l’été de cette même année, le pavillon britannique se montrait sur les côtes de la Corée. Un navire marchand, expédié probablement par quelques agents des sociétés bibliques, aborda près de l’île appelée Ouen-san, presque à l’entrée de la baie formée par la côte Ouest de la province de Tsiong-tsieng. L’étonnement fut général, et les chrétiens surtout étaient en grand émoi, car ce navire portait écrit sur son pavillon, en gros caractères chinois : Religion de Jésus-Christ. Quelques chrétiens, pensant rencontrer des frères, s’empressèrent d’aller à bord, sans s’inquiéter des mauvaises affaires qu’ils pouvaient s’attirer de la part du gouvernement ; mais ils furent bien surpris quand, à leur arrivée, un ministre protestant les salua avec ces paroles qui sont sacramentelles parmi les païens : « Que l’esprit de la terre vous bénisse ! » À ces mots les néophytes voyant qu’ils s’étaient trompés, et devinant qu’un piège était tendu à leur bonne foi, se retirèrent en toute hâte, sans même répondre au salut, et ne reparurent plus[91].

Ce navire demeura plus d’un mois à l’ancre, surveillé jour et nuit par les Coréens. Faute de mieux, les ministres firent déposer sur divers points du rivage plusieurs caisses de livres religieux. On prétend aussi qu’ils envoyèrent au roi quelques cadeaux, avec des livres en chinois et en anglais. Le roi, assure-t-on, refusa de les recevoir, et les fit aussitôt reporter aux étrangers, sans permettre même de les ouvrir. Cette impolitesse refroidit le zèle des colporteurs de bibles qui, tout bien considéré, jugèrent à propos de ne pas s’aventurer dans l’intérieur des terres. Ils avaient raison, car ils y auraient trouvé autre chose que ce qu’ils cherchaient, et ils durent, sans doute, se féliciter de leur prudence, quand ils apprirent, quelques années plus tard, le massacre des missionnaires catholiques qui, en 1839, se livrèrent eux-mêmes pour sauver leur troupeau.


L’amnistie générale accordée aux exilés chrétiens semblait indiquer dans le gouvernement un certain esprit de tolérance, qui tranquillisait les fidèles. Mais chacune des pages de cette histoire nous a déjà montré combien précaire est la paix dont peuvent jouir, en Corée, les disciples de Jésus-Christ.

Au moment où l’on s’y attendait le moins, le 10 de la neuvième lune de cette année 1832, les satellites de la capitale se ruèrent au milieu de la nuit sur la maison d’André Hoang, chrétien fervent et dévoué, que ses divers voyages à Péking et d’autres généreux travaux en faveur de ses frères avaient depuis longtemps mis en évidence. Il ne paraît pas toutefois que cette affaire ait été suscitée par l’autorité supérieure ; ce fut ou le désir du pillage chez les satellites, ou quelque motif d’avidité rancuneuse de la part d’un mandarin subalterne, qui en fut l’unique cause. André, ne se trouvant pas alors chez lui, ne put être arrêté ; mais son oncle Pierre Hoang fut saisi avec les autres personnes de la maison, et quelques chrétiens qui habitaient près de là. On fit en tout dix prisonniers. Sur ce nombre, neuf cédant aux supplices, furent bientôt ou relâchés ou exilés. Pierre seul confessa généreusement sa foi.

Pierre Hoang Sa-ioun-i, descendu d’une famille noble de la province, vivait dans son village natal de Sain-kol, district de Sioun-ouen. C’était un homme d’un caractère grave et austère, respecté de tous ses parents et voisins, et devant lequel personne n’eût osé se permettre des paroles légères ou inconvenantes. À l’âge de quarante ans, il fut instruit de la religion, se convertit avec toute sa famille, et dès lors pratiqua la loi chrétienne avec une ferveur persévérante, malgré tous les obstacles. « Avant ma conversion, disait-il souvent, je ne voyais dans le désir du martyre manifesté par quelques chrétiens, qu’une illusion d’enthousiasme et le délire d’une imagination échauffée, mais je suis bien détrompé. » l s’appliqua à dompter son caractère trop sévère et trop impérieux, et à corriger ses autres défauts. Ayant pris la résolution de ne plus boire de vin, dont il avait trop usé autrefois, il n’en approcha jamais plus une goutte de ses lèvres. Il perdit successivement ses quatre enfants, puis sa femme ; mais au milieu de ces épreuves, il ne laissa paraître aucune douleur exagérée, ne laissa échapper de ses lèvres aucune plainte indigne d’un chrétien. Au contraire, il remerciait Dieu de les avoir tous appelés à lui, pendant qu’ils étaient dans de bonnes dispositions pour mourir. Après que sa famille eut été ainsi éteinte, et sa petite fortune dissipée, il n’en fut que plus assidu à la prière ; il chercha et trouva dans la pratique de la vertu la seule véritable consolation. L’égalité d’âme, la calme et franche résignation avec lesquelles il supportait ses malheurs, faisaient l’admiration de tous.

Il s’était retiré à la capitale depuis quelque temps, chez son neveu André, quand il fut pris à l’improviste dans sa maison, comme nous l’avons dit. Le juge criminel après avoir entendu sa confession de foi, touché peut-être de pitié pour ses cheveux blancs, lui promit la vie, pourvu qu’il prononçât une parole d’apostasie. Le confesseur refusa hautement. « Qui es-tu donc, reprit le juge, pour vouloir ainsi enfreindre les défenses du roi ? » Et en même temps, il le fit mettre à la question, mais en vain. Pierre resta ferme et fut envoyé à la prison, où il eut beaucoup à souffrir de l’insolence et de la cruauté des geôliers. Il avait été pris sans qu’on eût trouvé en sa possession aucun objet religieux, ce qui rendait son élargissement plus facile ; mais, désirant la mort plus qu’il ne la craignait, et voulant tirer d’embarras autant que possible les chrétiens arrêtés avec lui, il leur suggéra de le désigner comme propriétaire de tous les objets qui avaient été saisis. Nous avons vu souvent en effet, dans de pareilles circonstances, les meilleurs chrétiens assumer ainsi sur eux la responsabilité des objets de religion appartenant à d’autres, soit pour éviter les dénonciations compromettantes que la possession de ces objets provoque de la part des faibles, soit pour diminuer, à leurs propres risques, le fardeau de leurs compagnons de captivité. Ils ignoraient certainement que le mensonge est absolument défendu par la loi de Dieu, dans ce cas comme dans tous les autres, et leur bonne foi aussi bien que leur charité auront été leur excuse.

On fit donc passer Pierre, selon sa demande, pour propriétaire des objets saisis, ce qui lui attira des interrogatoires plus longs, et des tortures plus multipliées. Dans la suite, le juge, soupçonnant quelque fraude, dit que ces objets n’appartenaient réellement pas a Pierre, mais celui-ci se récria fortement et maintint sa première affirmation. Après plusieurs interrogatoires au tribunal des voleurs, Pierre, toujours inébranlable fut transféré au tribunal des crimes. Là encore, il refusa énergiquement de racheter sa vie au prix de sa foi, et eut à subir de nouveaux supplices. Pendant qu’on le torturait cruellement, il s’écria : « Eh quoi ! je vais bientôt mourir de vieillesse ; il y a trente ans que j’observe les commandements du Seigneur créateur du ciel et de la terre, et vous voudriez que par une parole infâme, je perde en un instant l’amour de mon Dieu ! » Qui ne se rappellerait les paroles du disciple de saint Jean en pareille circonstance : « Il y a quatre-vingt-dix ans que je sers le Christ et il ne m’a jamais fait de mal, comment voulez-vous que je le maudisse ? » Les sentiments sont semblables, parce que le même Esprit de Dieu inspirait les deux martyrs.

Après une glorieuse confession, Pierre eut le bonheur de s’entendre condamner à mort. Il signa joyeusement sa sentence, après quoi, chargé d’une lourde cangue, il fut envoyé dans une prison à part. À son arrivée les prisonniers païens, parmi lesquels un bachelier nommé Kim, furent tous étonnés de l’air de sainte joie qui paraissait dans la contenance et sur le visage du chrétien. « Chacun a ses fautes à payer, disaient-ils, mais pourquoi ce vieillard, loin de craindre la mort, semble-t-il si content de la subir ? Maître, pourquoi semblez-vous si heureux ? — C’est, répondit Pierre, que le Dieu que je sers est le grand roi du ciel et de la terre, le père de toutes les créatures et, plutôt que de le renier, j’aimerais mieux mourir dix mille fois pour lui. — S’il en est ainsi, reprirent les prisonniers, faites-nous donc connaître cette doctrine. » Pierre ne se fit pas prier et, à dater de ce jour, leur développa fréquemment les vérités de la religion et les commandements de Dieu. Il passa ainsi près de huit mois, toujours inquiet de ce que Dieu semblait ne pas vouloir accepter son sacrifice, et se recommandant sans cesse à la sainte Vierge. Tout à coup il tomba malade et, en peu de jours, rendit paisiblement son âme à Dieu, dans le commencement de la cinquième lune de l’année kiei-sa (juin 1833). Il était âgé de près de soixante-dix ans, et avait subi cinq fois la question comme les plus grands criminels, sans compter les autres supplices.

On fit connaître sa mort aux membres de sa famille, et quand ils vinrent réclamer le corps, le bachelier païen Kim leur dit : « Au moment de la mort de Pierre Hoang, une vive lumière apparut dans toute la prison. Nous tous, ses compagnons de captivité, sortîmes pour voir ce que c’était. Un feu brillait dans sa chambre, nous y entrâmes et vîmes une colombe qui tournait au-dessus de lui et, quelques minutes après, il expirait. » C’est ainsi que Dieu se plaît, même ici-bas, à glorifier ceux qui meurent pour sa gloire.

Ces quelques cas isolés de persécution n’avaient pas troublé la paix générale dont la chrétienté jouissait depuis 1827. Aussi nos intrépides courriers Paul Tieng, Augustin Niou et leurs compagnons continuaient-ils à faire, presque chaque année, le voyage de Péking pour demander des prêtres. Toujours trompés dans leurs espérances, ils revenaient toujours, et, en attendant le jour de Dieu, ils resserraient les liens entre les deux Églises de Chine et de Corée, nouaient des relations utiles, multipliaient les renseignements, et posaient des jalons pour l’avenir.

Le moment approchait où cette admirable persévérance allait enfin être récompensée par le succès. Les trente années de veuvage de l’Église coréenne, prédites par le P. Tsiou lorsqu’il allait au supplice, étaient écoulées. Depuis 1828, le Saint-Siège avait résolu de détacher la Corée du diocèse de Péking ; et enfin, en 1831, ce royaume fut définitivement érigé en vicariat apostolique et Mgr Bruguière, de la société des Missions-Étrangères, évêque de Capse, coadjuteur du vicaire apostolique de Siam, fut appelé à ce poste aussi glorieux que difficile. Avec cette nouvelle ère qui, à la parole du souverain Pontife, s’ouvre pour la mission de Corée, commence la seconde partie de notre histoire.



Résumons maintenant les faits de cette première période.

Cinquante ans se sont écoulés depuis le jour où le premier néophyte coréen a été baptisé à Péking, jusqu’au moment où l’heureuse nouvelle de l’arrivée prochaine des missionnaires, se répandant parmi les chrétiens, commence à ranimer leur foi et à relever leur courage. Pendant ce temps, la religion de Jésus-Christ s’est établie, s’est maintenue, s’est propagée dans ce pays, malgré une persécution continuelle, par l’action directe de l’Esprit-Saint et l’on peut dire, sans prêtre, sans sacrifice, sans sacrements, car le seul prêtre qui ait été envoyé à l’Église naissante n’y est demeuré que cinq ans, caché à tous les regards, presque inaccessible aux chrétiens eux-mêmes. Dans ce miracle d’un demi-siècle, on peut distinguer trois époques ayant chacune un caractère bien différent.

La première s’étend de 1784 jusqu’à 1801 ; c’est l’époque de création et de développement. La persécution commence avec la propagation de l’Évangile, car il n’y avait pas un an que Pierre Ni était revenu de Péking, quand déjà les ministres du roi requéraient la proscription de la nouvelle secte ; mais cette persécution, quoique sanglante, est contenue un peu par la modération personnelle du roi et par la présence au pouvoir du parti des Nam-in, auquel appartenaient la plupart des premiers prosélytes. Dans le principe ce sont surtout des nobles, des savants, des lettrés qui se font chrétiens. Plusieurs peut-être ne voyaient tout d’abord dans l’Évangile qu’une école de haute philosophie ; mais à peine l’eau du baptême a-t-elle touché leurs fronts, que le véritable esprit chrétien se manifeste en eux ; ils se répandent, ils prêchent partout et à tous, ils ramassent autour d’eux les petits et les ignorants. Enfin la présence du prêtre aide à régulariser leurs efforts, à organiser cette chrétienté naissante, à la fortifier pour les prochaines épreuves.

La seconde époque, c’est la grande persécution de l’année 1801. À la mort du roi, la haine religieuse, envenimée par la haine politique, éclate avec une fureur inouïe, et la nouvelle Église est, pour ainsi dire, noyée dans le sang. Presque tous ces nobles, tous ces docteurs, si nombreux parmi les néophytes dans les premiers temps, disparaissent, les uns en mourant glorieusement pour la foi et en laissant d’impérissables exemples de courage et de charité, les autres, qui ont aimé la gloire des hommes plus que la gloire de Dieu, en scandalisant leurs frères par une lâche apostasie. La persécution finie, le parti ennemi des chrétiens demeure en possession du pouvoir ; la chrétienté, composée maintenant de faibles, de pauvres, de petits, d’ignorants, reste meurtrie, désorganisée, et désormais sans appui humain.

La troisième époque s’étend depuis 1801 jusqu’à l’époque à laquelle nous sommes arrivés. La persécution dure toujours, comme un monstre souvent assoupi, qui se réveille de temps à autre dans des accès de rage. Le gouvernement laisse les chrétiens plus tranquilles, parce qu’il méprise leur faiblesse, et qu’il n’y a plus parmi eux de personnages dont l’influence ou la richesse puisse exciter sa jalousie, mais il ne les tolère pas, et les lois de proscription sont toujours en vigueur. Cette Église néanmoins se reforme, s’étend, et pour obtenir des pasteurs fait de continuelles tentatives, que le triste état de la chrétienté de Chine et le contrecoup des révolutions d’Europe rendent longtemps inutiles.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de l’Évangile dans ce pays durant ces cinquante années ; histoire à la fois triste et consolante, pénible et glorieuse, et d’où ressortent pour la foi d’un chrétien les plus magnifiques enseignements.

Nous y voyons, d’un côté. Dieu accomplir toujours les mêmes prodiges. Sa parole toute-puissante, qui est esprit et vie, change complètement les cœurs qui la reçoivent. De ces êtres si timides, elle fait des héros ; de ces pauvres idolâtres, elle fait des saints ; de ces esclaves aplatis dans une servitude sans nom, elle fait des hommes qui, — chose inouïe dans l’extrême Orient, — osent dire Non à leurs juges et même à leurs rois ; de ces ignorants, elle fait des savants qui connaissent le vrai Dieu et la véritable destinée de l’homme, c’est-à-dire tout ce qu’il importe à l’homme de savoir. Elle tue dans son germe ce mépris inné que partout et toujours, dans les sociétés païennes, les riches, les puissants, les lettrés, ressentent pour les pauvres, les déshérités, les misérables ; elle rapproche les classes extrêmes de la société, et apprend à tous qu’ils doivent s’aimer comme des frères, parce qu’ils sont les enfants du même Père qui est au ciel. Elle fait pratiquer la chasteté au milieu des fanges du paganisme ; elle change les tribunaux des persécuteurs en autant de chaires où l’Évangile est publiquement prêché ; elle peuple le ciel de confesseurs et de martyrs.

D’un autre côté, nous voyons le démon et ses suppôts employer toujours les mêmes armes, mettre en jeu les mêmes passions, propager les mêmes calomnies, se servir des mêmes ruses, commettre les mêmes crimes, avoir la même soif du sang innocent. À entendre les questions des mandarins dans les interrogatoires, ces menaces, ces promesses, ces insinuations, ces accusations de révolte, de crimes mystérieux ; à voir cette injustice flagrante qui laisse libres des sectes et des doctrines impies pour ne persécuter que les disciples de Jésus-Christ, ne se croirait-on pas dans les prétoires romains des trois premiers siècles ?

Et, en effet, ce sont toujours les mêmes adversaires, le Dieu fait homme et Satan ; c’est toujours la même lutte, avec des péripéties analogues, aboutissant tôt ou tard à la même victoire. L’histoire de cette pauvre mission de Corée, perdue à l’extrémité du monde, n’est qu’un épisode de l’histoire de l’Église catholique et, en Corée, comme ailleurs, cette histoire prouve que l’Église, bien que ses ennemis la croient toujours à l’agonie, sort plus brillante et plus forte de tous les assauts. Au moment où le pape Grégoire XVI donnait un évêque à cette chrétienté désolée, dans quel état se trouvait-elle, humainement parlant ? Çà et là quelques confesseurs que le gouvernement dédaignait de tuer et qu’il laissait pourrir dans les prisons ; de loin en loin quelques fidèles honnêtes et fervents qui espéraient contre toute espérance et luttaient de toutes leurs forces contre le relâchement général ; et autour d’eux, des néophytes découragés, dont l’immense majorité tiède, timide, défaillante, semblait prête à apostasier au premier souffle de persécution. Voilà tout ce que l’œil de l’homme pouvait y voir. En fait, cependant, il y avait l’Église vivante, ayant au ciel de nombreux intercesseurs et sur la terre d’intrépides témoins de la vérité. Ces quelques prisonniers étaient le germe d’où bientôt allait surgir une floraison nouvelle de saints et de martyrs ; ces quelques fidèles étaient le levain qui bientôt allait amener la fermentation de la masse ; et sur cette terre de Corée, qui avait bu des flots de sang chrétien, les prêtres de Jésus-Christ allaient bientôt, malgré la mort, et en dépit de l’enfer, affermir et étendre le règne du Dieu vivant, de celui qui est la mort de la mort, et le vainqueur de l’enfer. O mors, ero mors tua, morsus tuusero, inferne. (Osée, 13, 14.)



FIN DU PREMIER VOLUME.


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  1. Le ly est de 360 pas géométriques, — 567 mètres. Dix lys équivalent à la lieue marine ou géographique de vingt au degré.
  2. Ceux qui voudraient étudier à fond la question n’ont qu’à consulter, entre autres ouvrages, Modèle:Lang, par M. de Siebold.
  3. La possession de Fousan-kaï par les Japonais est un témoignage permanent de la défaite des Coréens, et leur orgueil national en est vivement blessé. Aussi, leurs histoires ont-elles grand soin de passer sous silence les faits dont nous venons de parler et de les remplacer par des légendes ridicules. Voici, par exemple, comment les notes explicatives d’une carte coréenne rendent compte de la présence des étrangers sur le sol de la Corée.

    « Séjour des barbares, habitants de Taïma-to, à Tsieu-lieng (petite île à deux ou trois lieues sud-est de Fousan-kai).

    « Lorsque Siei-tsong-tsio régnait, plusieurs barbares de Taïma-to quittèrent cette île et vinrent s’établir sur les côtes de Corée, dans trois petits ports, appelés ports de Pou-san, d’Ieum et de Tsiei, et ils ne tardèrent pas à y devenir nombreux. Il y avait cinq ans que Tsou-tsong était roi, lorsque les barbares de Pou-san et d’Ieum excitèrent des troubles, et pendant une nuit ils détruisirent les murailles de la ville de Pou-san dont ils tuèrent aussi le mandarin Ni Ou-tsa. Battus par les troupes de l’État, ils ne purent continuer à vivre dans ces ports, et se retirèrent dans l’intérieur du pays. Cependant, peu après, ayant demandé pardon de leur faute, ils obtinrent de venir s’y établir de nouveau. Ce ne fut que pour quelque temps, car, un peu avant l’année im-tsin (1592), ils retournèrent tous à Taïma-to leur patrie. En l’année keï-haï (1599), le roi Sieun-tsio eut des communications avec les barbares de Taïma-to. Il arriva qu’il les appela aux lieux qu’ils avaient quittés sur les côtes de Corée, leur bâtit des maisons, les traita avec bienveillance, établit à cause d’eux un marché qui avait lieu chaque cinq jours à partir du troisième jour de chaque mois, et même quand ils avaient une plus grande quantité de marchandises, il permettait de tenir les marchés plus souvent encore. »

  4. Duhalde, Description de l’empire de la Chine, t. Modèle:Rom-maj.
  5. Un coup d’œil sur la carte montre que cette orientation n’est qu’approximative.
  6. Ces deux lettres : v. m. signifient : ville murée.
  7. Dont 120 lys par terre et 50 par mer.
  8. C’est le chiffre inscrit dans les listes officielles. Mais, en Corée même, tout le monde s’accorde à dire que ces chiffres méritent très-peu de confiance.
  9. Île de Quelpaert.
  10. Dont 966 lys par terre et 970 par mer.
  11. a, b, c et d Dans ces différentes voyelles, l’i est à peine sensible, et les deux lettres se prononcent par une seule émission de voix.
  12. Comme dans roi, loi
  13. Voir plus haut, p. Modèle:Rom.
  14. Voir plus haut, p. Modèle:Rom.
  15. Pien-men, dont il est très-souvent question dans cette histoire, est la dernière ville chinoise du côté de la Corée, près de la mer Jaune. Son nom signifie : porte de la frontière.
  16. Lettre annuelle du Japon, de Mars 1593 à Mars 1594, écrite par le P. Pierre Gomez au P. Claude Acquaviva, général de la Compagnie de Jésus — Milan, 1597, — p. 112 et suivantes.
  17. Lettre annuelle du Japon pour 1595, du P. Louis Froës au P. C. Acquaviva. — Rome, 1598, — p. 32 et suivantes.
  18. Lettre annuelle du Japon pour 1595. — Rome, 1599. — p. 136 et suivantes.
  19. Le P. Charlevoix, Hist. du Christianisme au Japon, passim. — M. Léon Pagès, Hist. du Japon. Tome Modèle:Rom-maj, passim. — Les noms de famille des martyrs coréens cités par ces auteurs sont des noms japonais, soit qu’on ait donné aux captifs de nouveaux noms, soit qu’on ait purement et simplement traduit en japonais leurs noms coréens.
  20. Le pied coréen est plus petit que le pied français.

    À ce propos, il est bon de rappeler au lecteur que les mémoires de Mgr Daveluy sur cette période primitive, ne sont le plus souvent que la traduction littérale des documents originaux coréens, ce qui explique l’emphase toute orientale de certaines descriptions d’hommes et de choses.

  21. Il y avait alors dans Péking quatre églises, une à chacun des points cardinaux. Celle du midi était, et est encore, la cathédrale.
  22. Ly est la prononciation chinoise du mot coréen Ni.
  23. Nouvelles lettres édifiantes. — Paris, 1818. — T. Modèle:Rom-maj, p. 20.
  24. Paul fut baptisé à Péking par M. Raux, supérieur des missionnaires Lazaristes français en Chine, le 5 février 1790. Le frère Pansi fut son parrain, et peignit son portrait que l’on envoya à Saint-Lazare. — Nouv. lettres édif., tome Modèle:Rom-maj, p. 321. — Ce frère, horloger et mécanicien habile, est nommé Paris dans d’autres documents. — Ann. de la Prop. de la Foi, tome Modèle:Rom-maj, p. 127.
  25. Il est strictement défendu aux chrétiens de conserver et d’exposer à la vue cette boîte de tablettes, même quand elle est vide. Mais, à cette époque, le plus grand nombre des néophytes ne connaissaient pas bien cette prohibition, et, les tablettes une fois détruites, ne voyaient aucun inconvénient à laisser la boîte à sa place habituelle.
  26. Quelques relations donnent à ce dernier le nom de Jean. Mais il nous semble certain qu’il avait été appelé Jacques au baptême.
  27. Ancien proverbe coréen fondé sans doute sur quelque histoire fabuleuse.
  28. On appelle ainsi le représentant que chaque mandarin inférieur, ou mandarin d’un canton, doit avoir à la capitale.
  29. En cet endroit, ainsi que dans les deux défenses écrites qui suivent, les confesseurs affectent de cacher le fait d’avoir brûlé les tablettes de leurs ancêtres, avant de les enterrer. C’était un acte passager de faiblesse, causé sans doute, par un reste de respect mal entendu pour les préjugés de leur nation. Plus loin, nous les verrons avouer courageusement qu’ils les ont brûlées, et aller au supplice par suite de cet aveu. Ces passages du récit de Paul, tout à son désavantage, montrent avec quelle loyauté et quelle exactitude il raconte ce qui s’est passé.
  30. Nouvelles lettres édifiantes. — Paris, 1820. — Tome Modèle:Rom-maj, p. 274.
  31. Nouvelles Lettres édif. T. 5.
  32. Le Koue est une tranche d’ivoire avec laquelle on représente les mandarins des anciennes dynasties.
  33. C’est la manière dont les Coréens prononcent le mot chinois Ly Mateo, nom du père Matthieu Ricci, le grand apôtre de la Chine au Modèle:S.
  34. Peut-être s’agit-il de l’empereur Suen-vang, dont il est parlé dans le Chi-king. — Duhalde, tome Modèle:Rom-maj, p. 15.
  35. En Corée, les jeunes gens n’ont pas le droit de porter chapeau avant leur mariage. Ils vont tête nue, les cheveux pendants, et liés en une seule tresse. À l’époque du mariage seulement, ils les relèvent et les nouent au sommet de leur tête.
  36. La dynastie Song est la dix-neuvième dynastie chinoise. Elle compta dix-huit empereurs, dans l’espace de 319 ans, de l’an de J.-C. 964 à l’an 1283. Ce fut la dernière dynastie nationale, à laquelle succédèrent les diverses dynasties tartares.
  37. Les jeunes gens des deux sexes laissent pendre leurs cheveux, et on ne les relève qu’à l’époque du mariage. Quoique les filles du palais soient légalement condamnées à un célibat perpétuel, on leur fait la même cérémonie, pour signifier qu’elles sortent de l’enfance et doivent désormais s’occuper de choses sérieuses.
  38. On n’a pu retrouver aucune trace de ces documents.
  39. Les deux phrases suivantes manquent dans quelques exemplaires de cette lettre.
  40. Le gouvernement coréen comprenait parfaitement la vérité de ces considérations ; aussi, comme le fait remarquer Alexandre dans un autre endroit de cette lettre, chercha-t-il toujours à mettre à mort les chrétiens de haute classe, les hommes qui s’étaient livrés à l’étude des lettres ou de la philosophie, tous ceux, en un mot, qui auraient pu diriger les affaires en l’absence du prêtre. Quant aux ignorants et aux gens du peuple, au contraire, la tactique était de les laisser de côté, autant que possible, ou bien, si on les arrêtait, de les traiter en général avec beaucoup moins de rigueur.
  41. Probablement Jean T’soi.
  42. On sait que les Chinois se rasent la tête, excepté le sommet, et portent la queue. Mais les Coréens n’ont jamais voulu admettre cette réforme, introduite par les empereurs tartares Mandchoux. Ils conservent tous leurs cheveux et les nouent sur la tête, comme le pratiquaient, il y a quelques années, les insurgés de Chine, pour se distinguer des impériaux.
  43. Cette lettre ayant été écrite en chinois, les noms propres de personnes ou de lieux s’y trouvent avec la prononciation chinoise, très-différente de la prononciation coréenne, à ce point que plusieurs noms sont tout à fait méconnaissables. Nous avons mis entre parenthèses la prononciation coréenne pour les plus importants.
  44. « Petit royaume » signifie ici « mon royaume, » la politesse voulant qu’un inférieur appelle petit tout ce qui le regarde, lorsqu’il parle à son supérieur.
  45. Ky-sse (Kei-tsa), que les historiens chinois et coréens regardent comme le fondateur ou le législateur de la Corée, avait été exilé par son neveu l’empereur Tcheou-ouang, le Néron de la Chine, qui ne voyait en cet oncle sage qu’un censeur de ses crimes. Mais Ou-ouang ayant délivré l’empire de son tyran et mis fin à la dynastie des Yn, rappela Ky-sse de l’exil, rétablit roi de Corée, où le nouveau souverain se rendit, l’an 1122 avant Jésus-Christ, avec le reste des troupes qui avaient servi la dynastie des Yn. C’est à ce trait d’histoire que fait ici allusion le roi de Corée.
  46. Les livres de Tchou-cha, de Ming, de Lo, signifient la doctrine de Confucius. Tchou-cha est l’endroit où enseigna ce philosophe ; Ming el Lo sont la pairie de deux commentateurs célèbres de sa doctrine, Tchung-tse et Tcheou-tse, sous la dynastie des Sung.
  47. Les cinq devoirs fondamentaux sont ceux : 1Modèle:O du prince et des sujets ; 2Modèle:O du père et des enfants ; 3Modèle:O de l’aîné et des cadets ; 4Modèle:O du mari et de la femme ; 5Modèle:O des vieillards et des jeunes gens. — Les trois grands câbles sont : l’autorité du prince, celle du père et celle du mari.
  48. Houang-kin est le nom d’une secte de révoltés qui parut sous la dynastie des Han ; Pe-ling, le nom d’une société secrète qui a troublé la Chine jusque dans les derniers temps.
  49. Dans l’original, il n’y a pas : Je reçus, etc. Le roi, comme inférieur, ne parle de lui-même qu’à la troisième personne : Celui qui régit, etc.
  50. Les six arts libéraux des Chinois sont : la civilité, la musique, le calcul, tirer de l’arc, écrire en beaux caractères et conduire un char avec adresse, surtout dans les combats.
  51. C’est l’usage de ce pays pour les criminels de très-haut rang. Communément le bourreau suit la corde qu’on leur envoie, et assiste à l’exécution.
  52. To-mo était son nom de baptême Thomas, prononcé à la chinoise. Par hasard ces deux caractères : To, mo, signifient : beaucoup de vues, de nombreux projets.
  53. Tourné vers le nord, signifie : prosterne devant le trône impérial, parce que le trône faisant face au midi, le sujet, en parlant à l’empereur, regarde Modèle:Corr nord. Le Ciel signifie la Majesté Impériale ; l’empereur se dit lui-même fils du Ciel. Ces nuages font allusion à la sévérité du souverain, dont les bienfaits, au contraire, sont une douce pluie, etc.
  54. Voir, plus haut la lettre du roi de Corée à l’Empereur de Chine, troisième note, p. 210.
  55. Ce sont deux ouvrages historiques, en vers et en prose, arrangés en forme de Morale en action.
  56. L’empereur Io ne donna pas l’empire en héritage à ses propres enfants, mais à Sioun, à cause de sa vertu éminente. Ou fut aussi appelé au trône pour sa vertu. Tang et Moun-oang sont des empereurs également célèbres ; ce dernier, toutefois, ne régna pas réellement, car il refusa par conscience, dit-on, de prendre le royaume d’autrui ; mais son fils, Mou-oang, moins scrupuleux, étant devenu empereur, suivit l’usage de ce pays en donnant à son père le titre honorifique d’empereur. Tsiang-tsa et Tsiou-tsa sont des lettrés de grande réputation qui ont beaucoup complété la partie des Rites, et dont les institutions sont en usage jusqu’à ce jour en Corée.
  57. L’un des livres de Confucius.
  58. Avant l’invention des tablettes, pour offrir les sacrifices aux parents, on faisait venir un enfant, petit-fils du défunt, et on lui offrait le sacrifice. Cet enfant, en qui était supposé venir l’esprit des ancêtres, prenait le nom de Si-tons. Le texte signifie par conséquent : Ils les révèrent plus que les tablettes des ancêtres.
  59. Le double but de ces sacrifices aux parents est de leur payer le bienfait de l’existence que l’on a reçue d’eux, et de nourrir leurs âmes de la fumée des offrandes.
  60. Le nom de baptême.
  61. Ces deux dernières phrases font allusion à quelques troubles partiels causés par la misère dans les années précédentes, mais de peu d’importance politique, puisqu’il n’y avait ni chefs influents ni complot sérieux.
  62. Ceci est une injure purement gratuite, car Jean T’soi n’appartenait ni de près ni de loin à la famille de Hei.
  63. Il s’agit ici de Josaphat Kim, lequel, ainsi que nous l’avons remarqué était de l’une des principales familles du parti No-ron, alors au pouvoir.
  64. Cet individu était un païen compromis dans l’affaire du prince exilé.
  65. Sous cette dynastie, il y eut en Chine une tentative de révolte, comprimée avec une barbarie sans exemple, et dont le souvenir s’est conservé dans la mémoire du peuple, à cause du grand nombre des victimes dont l’innocence fut plus tard reconnue.
  66. Dans les anciennes histoires de la Chine, il est dit que la reine Nie-oa-si s’étant battue avec Kong-koung, cette dernière saisit un des piliers du ciel, le renversa et fit ainsi un trou à la voûte céleste. Les eaux coulant par ce trou, l’inondation menaçait tout l’univers. Heureusement, Nie-oa-si sut trouver une pierre précieuse, parvint à la fixer à la voûte pour boucher le trou fatal, et rendit ainsi à l’humanité un service dont toutes les races de l’extrême Orient la remercient de génération en génération.
  67. Il s’agit ici de l’empereur T’a-yu ; c’est-à-dire Yu le Grand, celui qui, en creusant des canaux, livra à l’agriculture une immense étendue de terrain auparavant couverte de marais.
  68. Cette date est inexacte ; l’édit de persécution est daté du 11 de la première lune.
  69. Cette date aussi est inexacte. Est-ce de propos délibéré ? et dans quel but ? nous l’ignorons.
  70. Ce ministre, jadis accusé de rébellion, était mort depuis un certain temps quand cet ordre posthume fut rendu contre sa mémoire.
  71. Allusion à quelques légendes ridicules de l’histoire chinoise.
  72. Voir plus haut, p. 77 et 78.
  73. En pareil cas, pour satisfaire aux exigences de l’étiquette et conserver le décorum, on se place dans des chambres voisines, et on communique à travers une grille ou une toile, à peu près comme font les religieuses cloîtrées.
  74. Dans la province de Kang-ouen, les neiges tombent avec une abondance effrayante. Non-seulement les routes sont interceptées, mais souvent on ne peut avoir de rapports entre maisons d’un même village. Ceux qui n’ont pas de provisions meurent de faim ; si l’on ne prenait de continuelles précautions, les habitations seraient ensevelies sous la neige, et on y périrait étouffé.
  75. Mgr Daveluy penche à croire qu’il y a là une erreur, et que les lettres écrites vers la fin de l’année kieng-o (1810-1811) arrivèrent à Péking au commencement de 1811. En cela, il se trompe, car non-seulement toutes les copies existantes de ces lettres sont datées de l’année sin-ou (1811-1812) mais l’arrivée des deux néophytes de Corée, n’est mentionnée que dans la lettre écrite en décembre 1812 par M. Richenet, lazariste français, à M. Chaumont, supérieur du séminaire des Missions-Étrangères. Une lettre de l’année précédente, du même au même, n’en parle pas.
  76. Allusion à la conversion de saint Théophile et à celle de saint Guillaume, duc d’Aquitaine, lesquelles sont racontées dans une Vie des Saints, traduite du chinois en coréen.
  77. C’étaient les deux derniers courriers envoyés en Chine par le P. Tsiou. Ils furent saisis à leur retour de Péking, et l’on trouva sur eux la réponse de l’évêque.
  78. Il est évidemment question ici du baptême solennel.
  79. Le roi de Portugal de qui dépend Macao.
  80. La Chine n’est pas exceptée, parce que les communications entre elle et la Corée sont très-limitées. Elles se bornent, comme nous l’avons vu, à quelques ambassades officielles, et à une ou deux foires par an, sur la frontière, lors du passage des ambassadeurs.
  81. Expression proverbiale pour signifier une grande ignorance, car il est très-facile de distinguer ces deux lettres d’une de l’autre.
  82. Nous avons vu plus haut que le nombre réel fut beaucoup plus considérable, et s’éleva à deux cents au moins. Dans l’état de dispersion et d’isolement auquel étaient réduits les chrétiens, on s’explique facilement que les auteurs de cette lettre n’aient pas pu connaître alors le chiffre exact.
  83. Il est inutile de faire remarquer ici que ce prétendu baptême était nul, et qu’on ne peut se baptiser soi-même. Mais Paul était dans la bonne foi. Il ne pouvait manifester d’une manière plus vive son désir du sacrement, et l’Église nous enseigne que, dans le cas d’impossibilité absolue, le désir seul suffit. À plus forte raison, quand au baptême de désir se joint le baptême de sang.
  84. D’après le témoignage de Brigitte T’soi, leur martyre n’aurait eu lieu que trois semaines plus tard, le 13 de la sixième lune.
  85. On s’étonnera peut-être de voir ainsi de tous côtés des satellites sans nombre. Il est certain qu’il y en a énormément dans le pays. D’ailleurs, on donne habituellement ce nom à tous ceux qui les suivent, car les satellites proprement dits ont souvent sous leurs ordres, chacun deux, trois ou quatre valets qui les accompagnent. Il y a en outre d’autres gens que l’on recrute en cas de besoin, pour courir de côté et d’autre, à peu près comme on louerait des hommes de journée.
  86. Les chrétiens de l’époque ont souvent raconté que Pierre Sin étant encore catéchumène, fut tourmenté par plusieurs démons qui lui auraient apparu, et même l’auraient enlevé de l’appartement où il étudiait la religion. Ils cherchaient à le dissuader de recevoir le baptême. Pierre leur résista, et leur déclara que rien au monde ne pourrait l’empêcher de suivre la religion ; les démons furieux le rejetèrent à sa place avec une telle violence, qu’il en conserva toute sa vie une douleur dans les membres.
  87. Il paraît que Ni Ie-tsin-i avait non-seulement été dénoncé comme chrétien, mais que ses voyages à Péking avaient aussi été révélés. Autrement, l’acharnement avec lequel on le poursuivait serait tout à fait inexplicable.
  88. Les caractères chinois se prononcent Ie-sou en Chine, et les chrétiens de Corée ont, par tradition, conservé cette prononciation ; mais les païens, ne voyant que les caractères, lisent Ia-so, selon les règles de la prononciation coréenne. On conçoit qu’un pauvre patient n’ait pas fait cette réflexion, dans de telles circonstances.
  89. Nous avons déjà fait remarquer que, dans ce pays, par respect pour le roi, on ne peut jamais dire qu’il a tort. C’est pour cela que les chrétiens, devant les tribunaux, éludent toujours cette question ou d’autres analogues.
  90. Charles Hien, qui fut martyrisé on 1846.
  91. Gutzlaff et Lindsay, les prédicants dont il est ici question, ont publié la relation de leur voyage. Entre autres assertions aventurées, ils prétendent qu’à l’époque de leur séjour près de la côte, il ne restait en Corée aucune trace de christianisme.