Histoire de dom Bougre, portier des chartreux, éd. 1920/002

Notes de Wikisource

  1. Note de Wikisource : « Mais les prêtres, s’ils n’y voyaient pas de profit, nieraient la religion et les dieux. / C’est à eux-mêmes, non aux êtres supérieurs qu’ils rendent un culte ; / et ils ne prêchent des dieux que parce que ces dieux leur sont utiles ; / sans quoi bientôt les temples, les autels tomberaient en ruines, et il n’y aurait plus de Jupiter. » (Palingène, Zodiaque de la vie, traduit par Louis de Potter, disponible sur Gallica)
  2. note de Wikisource : Dieu a donné, Dieu a pris.
  3. note de Wikisource : Ici gît Dom Bougre, il foutit et fut foutu.
Texte établi par HelpeyCluny (Maurice Duflou.) (p. 165-247).

Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

SECONDE PARTIE



J’entre dans une nouvelle carrière. Destiné par ma naissance à augmenter le nombre de ces pourceaux sacrés que la piété des fidèles nourrit dans l’abondance, j’avais reçu de la nature les plus heureuses dispositions pour cet état, et l’expérience avait déjà commencé à perfectionner ses présents.

La sincérité n’a pas besoin de faire son éloge pour persuader. Il se trouve cependant des faits qui sortent de la règle ordinaire : tels sont ceux que je vais rapporter. Si l’on se plaint que la vraisemblance n’y est pas ménagée, qu’on se souvienne que ce ne sont pas ici de ces jeux de l’imagination que l’on compose, que l’on manie avec adresse pour ménager la crédulité du lecteur, mais qu’ils sont exactement vrais, et que la vraisemblance n’est pas toujours le caractère distinctif de la vérité. Dois-je craindre, après tout, que l’on ne trouve étrange de voir des moines scélérats, débauchés, corrompus, qui croient qu’on est toujours assez honnête homme quand on n’est pas reconnu pour fripon ; qui rient de la crédulité des peuples, et sous le masque de la religion, dont ils se jouent, ministres infidèles, font de tout ce qu’elle condamne l’objet de leurs plus chères occupations ?

Non, cela ne paraîtra pas extraordinaire. C’est l’usage. Voit-on autre chose ? Les Cordeliers, les Carmes, les Jésuites et tant d’autres travaillent tous les jours à me justifier. On en sait mille histoires, sans celles que l’on ne sait pas.

Qu’on me permette de placer ici quelques réflexions que j’ai faites, dans ces moments où la suspension du plaisir me rendait à moi-même, et me laissait envisager d’un œil impartial la vie que nous menions. Elles doivent paraître d’autant moins suspectes qu’elles viennent de la part d’un homme que son intérêt engageait à ne les jamais faire.

Quelles raisons assez puissantes ont pu rassembler dans l’enceinte des cloîtres tant de gens si différents par le caractère de leur esprit et de leur cœur ? La paresse, la paillardise, la lâcheté, l’ivrognerie, le mensonge, la perte des biens et de l’honneur.

Pauvres gens, qui avez la simplicité de croire que c’est la religion qui peuple ces saintes retraites, que je souhaiterais que vous pussiez en pénétrer l’intérieur ? Indignés des mystères d’iniquité qui s’y commettent, vous rougiriez de votre crédulité et vous apprendriez à les mépriser autant qu’elles sont méprisables. Je veux lever le bandeau qui vous couvrait les yeux.

Dites-moi, vous qui avez connu le Père Chérubin, ce saint homme dont la trogne vermeille ne respire que le plaisir, vous, dis-je, qui l’avez connu avant qu’il se fût affublé la tête d’un capuchon de serge noire, comment vivait-il ? Il ne se couchait jamais qu’il n’eût sablé ses huit ou dix bouteilles du meilleur, et souvent le jour le retrouvait sous la table, enterré parmi les débris du souper. Il a quitté le monde, Dieu l’a illuminé de sa grâce ; il lui a montré le bon chemin ; il l’a suivi. Je n’examine pas si c’est le Ciel ou si ce sont ses créanciers qui ont fait ce miracle ; mais apprenez que le Père Chérubin tiendrait encore tête au plus intrépide buveur ; il boirait, il mangerait les revenus du couvent, le couvent même, les moines, l’église, la sacristie, les cloches, le diable.

Voilà le Père Chérubin : tel vous l’avez connu, tel il est encore aujourd’hui.

Et le Père Modeste, que vous avez vu parmi vous, bouffi d’arrogance et pétri d’amour-propre, son caractère est-il refondu depuis qu’il a le corps ceint d’un triple cordon ? Vous le croyez, et moi qui le connais je vous le garantis pour le plus insolent coquin qui jamais ait endossé le harnois monacal. Écoutez-le parler, Bourdaloue près de lui ne fait que bégayer. Plus subtil que les plus grands théologiens, que saint Thomas, il parle, raisonne, entend, pénètre, perce. À son avis le Père Modeste est un phénix ; au vôtre c’est un sot ; au mien, c’en est un encore.

Voyez-vous le Père Boniface, ce madré furet qui penche dévotement la tête, qui tourne vers la terre des yeux mortifiés, qui semble, en marchant, composer avec le ciel et en implorer la fin d’une vie qui paraît pour lui un fardeau pesant ? Prenez garde à lui, c’est un serpent qui se glisse. Il monte chez vous : veillez des yeux votre femme, resserrez vos filles, éloignez vos garçons. Bougre, bardache, fouteur, il est entré, vous êtes sorti ; tâtez-vous le front, visitez votre femme, vos filles, vos fils, tout est foutu, tout est enculé.

Vous avez fait connaissance avec le Père Hilaire, serrez bien les cordons de votre bourse, vous avez affaire au plus adroit fripon. Bientôt, aux conversations consolantes, il fera succéder des peintures énergiques des besoins du couvent. Les pauvres Pères manquent de tout, ils sont nourris comme des misérables, couchés comme des chiens, leur maison tombe en ruine. Ce pauvre Père Hilaire ! Le souffrirez-vous en cet état ? Non, votre cœur s’attendrit, votre bourse s’ouvre ; puisez, Père Hilaire, puisez, vous avez trouvé votre dupe ; prenez, pillez, volez, emportez, tout est de bonne prise, vous travaillez pour l’Église.

Quelles foules de caractères odieux n’aurais-je pas à tracer si je voulais vous peindre ceux de tous les moines ! Change-t-on d’inclinations pour changer d’habit ? Non ; le buveur est toujours ivrogne, le voleur est toujours voleur, l’impudent est toujours impudent et le fouteur est toujours fouteur. Je dis plus : les passions prennent une nouvelle force sous le froc ; on les porte dans le cœur, l’exemple les fait éclore, l’oisiveté les renouvelle, L’occasion les augmente : le moyen d’y résister ?

À juger sainement de toutes ces différentes espèces d’animaux qui rampent avec mépris sur la surface de la terre, et connues sous le nom général de Moines, il faut les regarder comme autant d’ennemis de la société. Inhabiles aux devoirs que la qualité d’honnêtes gens exigeait d’eux, ils se sont soustraits à sa tyrannie, et n’ont trouvé que le cloître qui pût servir d’asile à leurs inclinations vicieuses.

On pourrait comparer leurs corps à ces fléaux du ciel, à ces nuages de sauterelles qui tombent sur une terre, rongent, mangent, ravagent et laissent les marques les plus funestes de leur passage, ou à ces armées de peuples barbares qui sortirent de leur marais pour inonder l’Europe.

Ils se haïssent, ils se détestent dans le particulier : l’intérêt commun les réunit. Rongés par leurs guerres civiles, ils n’en sont distraits que par les étrangères. Rien n’est mieux ordonné que l’extérieur de leur armée ; rien ne l’est moins que l’intérieur. Faut-il élire un général ? Que de factions, que de complots, que de brigues : autant que de moines ! On crie, on court, on s’agite, on se remue, on se bat, on se tue. S’agit-il de faire quelque incursion sur le monde, d’attenter à la bourse des fidèles, d’inventer quelques nouvelles pratiques de superstition ? C’est le même esprit qui les anime, c’est le même zèle qui échauffe, tous concourent au but général. Dociles aux ordres de leurs supérieurs, ils se rangent sous leurs drapeaux, montent en chaire, prient, exhortent, persuadent, entraînent des peuples imbéciles, qui suivent aveuglément leurs caprices, et les adoptent comme les règles nécessaires de leur conduite.

J’ajouterai à cet éloge des vers dictés par le bon sens et justifiés par l’expérience :

Tolle autem lucrum, superos et sacra negabunt,
Ergo sibi non cœlestis hæc turba ministrat :
Utilitas facit esse deos, quâ nempè remotâ,
Templa ruent, nec erunt aræ, nec Jupiter ullus.
[ws 1]

Sur tout ce que j’avais vu faire aux révérends, étant chez Ambroise, et en dernier lieu sur les galanteries du Père Polycarpe et Toinette, j’avais conçu les idées les plus riantes de l’état monacal. Je croyais que le froc était l’habit sous lequel on eût le plus libre accès dans le temple du plaisir. Mon imagination s’enivrait des chimères agréables qu’elle se forgeait. Elle ne s’arrêtait pas dans les bras de Toinette, elle me représentait les plus aimables femmes des lieux où mon sort me conduisait, se disputant la conquête du Père Saturnin, prévenant ses désirs par les attentions les plus tendres et payant ses bontés par les transports les plus vifs et les plus délicieux. On croira facilement qu’étant dans de pareilles dispositions, je reçus avec joie l’habit de l’Ordre, dont le Père Prieur (qui s’attacha d’abord à moi avec une affection vraiment paternelle) m’honora dès le lendemain de mon arrivée.

J’avais appris assez de latin de mon curé, qui, pourtant, n’en savait guère, pour figurer avec honneur dans le noviciat. On me louait de quelques dispositions assez heureuses ; en ai-je profité ? Hélas ! non. À quoi m’ont-elles servi ? À être portier ; belle avance !

En écrivain fidèle, je me croirais obligé de mener mon lecteur année par année, jusqu’en théologie ; on me verrait Novice, puis Profès, enfin un vénérable Père. J’aurais mille belles choses à lui dire ; mais les belles choses ne nous plaisent qu’autant qu’elles nous intéressent. Eh ! quel intérêt prendrait-on à voir un Penaillon disputer envers et contre tous, mettre le bon sens à la raison, à la gêne dans des arguments en baroco, dans des distinctions subtiles que lui-même n’entendrait pas ? J’en fais grâce.

Je sens pourtant que je ne saurais passer crûment sur un si long espace de temps sans entrer dans le détail de quelques bagatelles. Un séjour de quelques années dans le couvent, m’avait bien fait rabattre des idées dont je m’étais bercé en y entrant. J’avais fait la désagréable expérience que si le plaisir était fait pour les moines, il ne l’était pas pour les moinillons. Flottant entre le repentir de m’être engagé dans un état où je ne trouvais pas les agréments que je m’étais promis d’y avoir, et le désir d’arriver à la prêtrise que je regardais comme la fin et le terme de cette carrière épineuse où j’étais, et le commencement d’une autre qui ne me promettait que des jours filés par la main des plaisirs, je me laissais endormir par les caresses du Prieur, qui s’était fait un devoir de me venger par toutes sortes de bons traitements, des mépris que les autres affectaient d’avoir pour moi, dont le prétexte apparent était ma qualité de fils de jardinier, et le véritable, ma supériorité dans les études.

Les reproches que l’on m’avait fait si souvent sur ma naissance m’avaient rendu la maison d’Ambroise odieuse. Toinette était devenue pour moi un fruit défendu, c’est-à-dire que je ne manquais pas de bonne volonté pour elle, mais toujours entourée par les supérieurs, pouvait-elle être accessible pour un Novice ?

Une autre raison bien plus sensible, je ne trouvais plus Suzon ; elle n’était plus pour moi. Ma chère Suzon avait disparu de chez madame Dinville quelque temps après mon entrée chez les Célestins. On n’avait appris aucune de ses nouvelles. Sa perte m’avait plongé dans la douleur ; je l’aimais ; un je ne sais quoi, plus fort que son tempérament, m’attachait à elle. La solitude où je vivais avait encore rendu plus vif le chagrin de sa perte. Des lieux où je l’avais entretenue si familièrement, où nos cœurs, encore enfants, avaient fait le premier essai de l’amour, n’étaient propres qu’à m’attrister. S’ils me retraçaient un souvenir agréable, que je le payais cher par l’absence de celle qui me le procurait ! Devenues sans objet, ces idées ne m’occupaient plus sans douleur.

Mais voilà un garçon bien désœuvré, dira-t-on, touché de mon état malheureux. À quoi vous occupiez-vous donc, pauvre petit Saturnin ? Hélas ! je me branlais : mon vit était toute ma consolation ; c’était avec lui que j’oubliais mes peines et mes douleurs.

J’étais un jour dans le fort de mon ouvrage, écarté dans un lieu solitaire ; je croyais n’avoir aucun témoin et je me dulcifiais avec cette indolence voluptueuse que la solitude permet. Un coquin de moine m’observait : il n’était pas de mes amis, au contraire, c’était un de ceux qui avaient toujours marqué le plus d’éloignement pour moi. Il parut à mes yeux si brusquement, que les bras me tombèrent de surprise et que je restai dans cet état exposé à la malignité de ses regards. Je me crus perdu ; je crus qu’il allait publier partout mon aventure, et la façon dont il m’aborda me fit juger qu’il n’y avait pas de composition à attendre de lui.

— Ah ! ah ! Frère Saturnin, me dit-il en levant les yeux au ciel et croisant les mains ; ah ! Frère Saturnin, je ne vous croyais pas capable de faire de pareilles choses. Vous, le modèle du couvent ! vous, l’aigle de la théologie ! vous…


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

— Eh ! morbieu ! interrompis-je brusquement, finissons ces éloges ironiques ; vous avez vu que je me branlais, je n’ignore pas que vous allez en faire fête à tout le couvent, eh bien, sacre… continuai-je en reprenant mon ouvrage, allez en rire, amenez qui vous voudrez, je vous attends à la dixième décharge !

— Eh, Frère Saturnin, reprit-il avec le même sang-froid, ce que je vous en dit n’est que pour votre bien : pourquoi vous amuser à vous branler comme un coquin ? Nous avons tant de Novices ! c’est un amusement d’honnête homme…

— Vous vous rangez apparemment dans cette classe, lui répondis-je. Tenez, Père André (c’était son nom), vos discours commencent à m’impatienter, vos conseils me déplaisent autant que vos éloges. Finissez. Décampez, ou je vous…

La vivacité avec laquelle ces paroles m’échappèrent lui fit rompre son sérieux forcé. Il éclata de rire, et, me tendant la main :

— Va, me dit-il, touche-la, Frère ; je ne te croyais pas un si bon vivant. Je te plains d’être réduit à la dure nécessité de te branler. Ce que je vois te rend digne d’un meilleur sort. Il y a trop longtemps que tu te nourris de cette viande creuse, je veux te faire part de quelque chose de plus solide.

Ce discours me désarma ; sa franchise excita la mienne, je lui tendis la main à mon tour.

— Je ne connais pas, lui dis-je, la défiance, quand on agit comme vous le faites. J’accepte vos offres.

— Allons, reprit-il, parole d’honneur, tantôt je vous prends à minuit dans votre chambre. Croyez-moi, boutonnez votre culotte, ne tirez pas votre poudre aux moineaux ; vous en aurez besoin cette nuit. Je ne vous en dis pas davantage. Je vous quitte ; ne sortez qu’après moi ; il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, notre réunion pourrait faire causer. À tantôt !

Je restai dans le dernier étonnement après le départ du moine. Il n’était plus question de branle ; uniquement occupé de sa promesse, j’y rêvais sans la comprendre. Qu’entend-il donc, disais-je, par cette viande solide dont il veut me faire fête ? Si c’est quelque Novice, ma foi ! il peut le garder pour lui : ce n’est pas là mon gibier. Je raisonnais en sot, je n’en avais pas goûté. Lecteur, êtes-vous plus habile que je ne l’étais alors ? Oui, dites-vous ; eh bien, n’est-il pas vrai que ce n’est pas un si mauvais morceau ? Le préjugé est un animal qu’il faut envoyer paître. Il en est d’un garçon comme d’un mets pour lequel on avait du dégoût. Le hasard en fait tâter, on le trouve délicieux. Est-il rien de plus charmant qu’un joli giton : blancheur de peau, épaules bien faites, belle chute de reins, fesses dures, rondes, un cul d’un ovale parfait, étroit, serré, propre, sans poil ? Ce n’est pas là de ces conasses béantes, de ces gouffres où vous entreriez tout botté. Fi donc ! Je t’aperçois, censeur atrabilaire, tu veux me reprocher que je souffle le froid et le chaud, que j’ai loué le con, et que je chante aujourd’hui les louanges du cul. Apprends, grand innocent, que j’ai pour moi l’expérience. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Le mien est d’enfiler une femme quand elle se présente. Un beau garçon, quand il paraît, lui donnerai-je des coups de pied au cul ? Non, nigaud, non ; des coups de vit ! Allez aux écoles de ces fameux Sages de la Grèce, allez à celles des plus honnêtes gens de notre temps, vous apprendrez à vivre. Mais mon moine va venir, minuit sonne ; on gratte à ma porte. C’est mon homme.

— Bon ! marchons, Père, je vous suis. Mais où diable me menez-vous donc ?

— À l’église.

— Vous vous moquez de moi ! Peut-on toujours prier Dieu ? Serviteur ! Je ne suis pas des vôtres pour cette nuit. Chaque chose a son temps. Je vais dormir.

— Eh morbieu ! suivez-moi donc ! Ne voyez-vous pas que je monte dans les orgues ? Montez. Nous y voilà !

Savez-vous bien ce que je trouvai dans ces orgues ? une table copieusement fournie de viandes, et garnie d’une pyramide de bouteilles qui réjouissait la vue.

Item, trois moines, trois Novices et une jeune fille de dix-huit à vingt ans, qui me parut jolie comme un ange. Je suivais mon conducteur. Le Père Casimir était le chef de cette bande joyeuse. Il me reçut d’un air riant.

— Père Saturnin, me dit-il, soyez le bienvenu. Le Père André (c’était le nom du moine sous les auspices duquel je paraissais) m’a fait votre éloge : sa protection le justifie. Il a dû vous dire comment nous vivions ici : foutre, manger, rire et boire, voilà notre occupation ; vous sentez-vous des dispositions à faire comme nous ?

— Parbleu, lui répondis-je. Mon Révérend, vous verrez que je ne suis pas un sujet inutile dans la société, et s’il ne faut que cela, je me flatte de m’en tirer aussi bien qu’un autre ; soit dit, continuai-je, en me tournant du côté de l’assemblée, sans diminuer le mérite de vos Révérences.

— Allons, reprit le Père Casimir, vous êtes de nos gens. Commencez par vous placer ici entre cette charmante enfant et moi. Ça ! décoiffons une bouteille en l’honneur du Père : à vous, tope !

Et nous voilà à flûter. Et vous, lecteur, vous ne ferez rien pendant que nous allons vider nos bouteilles ? Tenez ! amusez-vous à lire ce rogaton.

Le Père Casimir[1] était d’une taille médiocre, brun de visage, portant un ventre de prélat, non prélat de Papefiguière. Ceux-là, dit maître Jean La Fontaine, sont maudits de Dieu, ont visage mince, taille mingrelette, et ne dorment jamais. Mais vrai prélat de Papimanie, au corps rond, au ventre gros et bien nourri. Il avait des yeux qui vous enculaient de cent pas, et dont le regard farouche ne s’attendrissait qu’à la vue d’un joli garçon. Alors le bougre entrait en rut ; il hennissait. Sa passion pour le cas antiphysique était si bien établie, qu’il était redoutable aux Savoyards même. Cependant il ne manquait pas d’adresse pour faire tomber les oiseaux dans ses filets. Il était auteur et bel esprit à la mode : censeur caustique, écrivain sec, louangeur fade, plaisant sans légèreté, ironique sans délicatesse. Il s’était fait un nom par quelques ouvrages qui devaient leur réputation plutôt à la sottise de ceux qu’il dénigrait, qu’à leur propre mérite. Le succès de ses brochures le consolait des coups de bâton dont les auteurs mécontents payaient quelquefois les observations malignes qu’il faisait courir sur leurs écrits.

Il faut pourtant avouer que ces auteurs avaient tort de faire tomber sur lui leur colère ; car, quoique les satyres parussent sous son nom, le pauvre Père n’y avait souvent d’autre part que le soin qu’il s’était donné de rédiger les manuscrits de quelques jeunes gens qui travaillaient sous ses yeux. Il cultivait précieusement les petits talents qu’il leur connaissait, leur distribuait la matière, revoyait leur ouvrage, le faisait imprimer, et en recueillait les fruits, qui quelquefois étaient bien amers. Il n’en était pas moins hardi ; et tel que l’avare qui se console des huées du peuple en ouvrant son coffre-fort, les ris qu’il excitait dans le public, aux dépens des auteurs, essuyaient les larmes que ceux-ci lui faisaient verser dans le particulier.

Ses occupations littéraires ne lui faisaient pas perdre de vue les inclinations de son cœur, mais il avait trouvé le moyen de se satisfaire sans sortir de son cabinet, et ce moyen était de se servir, pour ses plaisirs, de ceux dont il se servait pour ses ouvrages. Pour prix de leur complaisance, il leur abandonnait sa nièce, et cette nièce obligeante acquittait volontiers les dettes de son cher oncle. Le portier du couvent était à la dévotion du Père, et par cette voie tout entrait aisément : vin, viande, filles, tout y avait un libre accès. Les orgues avaient été choisies, préférablement à tout autre endroit, pour le lieu de la scène de ces orgies, parce que, me dit le Père Casimir, on ne nous soupçonnera jamais de passer la nuit dans l’église. Une autre raison, c’est que nous sommes tout portés pour assister aux offices, et cette exactitude ferme la bouche aux babillards.

Malgré le soin que le Père Casimir prenait pour conserver ses élèves, il en perdait toujours quelqu’un ; j’en dirai la raison : quelquefois, le souvenir des obligations, au lieu de produire de la reconnaissance, fait des ingrats. Ces déserteurs se servaient contre le Père des traits qu’il leur avait appris à aiguiser contre les autres. Un d’eux fit sur lui ce sonnet qui doit passer à la postérité la plus reculée, à côté du fameux sonnet de Desbarreaux.

SONNET

Un jour, dom Happecon, plus arrogant qu’un coq,
Las de sentir son vit aussi droit qu’une quille,
Sortit de son couvent, enfoncé dans son froc,
Et fut chez la Dupré demander une fille.

Le bougre, qui jamais ne foutait qu’en escroc,
Pour qui cinq ou six coups n’étaient qu’une vétille,
Crut qu’il ne s’agissait que d’essuyer le choc,
Et tira son engin de dessous sa mandille.

— Tout beau, dit la putain, rengaine l’instrument ;
On commence d’abord par payer largement :
De foutre on vit ici, comme au Palais d’épices.

Le pater étonné de ce foutu cartel,
Quitta faute d’argent, ce pilier de bordel,
Et fut de désespoir, enculer deux Novices.

Je ne saurais mieux finir ; je quitte le pinceau, de nouveaux coups ne feraient qu’affaiblir ma peinture.

La nièce du Père Casimir était brune, petite, mais vive et pétillante. Le premier coup d’œil ne lui était pas favorable, mais l’examen la vengeait. Elle savait ménager avec tant d’adresse la vue d’une gorge qui n’était pas absolument belle, qu’elle en tirait meilleur parti qu’une autre ne l’aurait pu faire d’une gorge plus accomplie. Ses yeux étaient petits, mais noirs et animés par le feu de l’amour ; ils promenaient sur vous ces regards fins et enjoués qui paraissaient conduits par l’indifférence, mais qui l’étaient par la coquetterie la plus raffinée. Sa bouche était grande, mais bien bordée ; elle riait volontiers : elle croyait ne montrer que la beauté de ses dents, et découvrait des grâces d’autant moins suspectes qu’elles n’étaient pas étudiées. Elle en enchantait par la vivacité et le sel de ses polissonneries.

En un mot, c’était ce qu’on pouvait souhaiter de plus charmant pour attraper le jour, sans s’apercevoir qu’on a passé la nuit.

Aussitôt que je me vis placé à côté de cette aimable fille, je sentis renouveler ces mouvements confus que j’avais autrefois éprouvés, quand le hasard m’avait fait découvrir Toinette et le Père Polycarpe. La longue privation du plaisir m’avait formé, pour ainsi dire, une seconde nature, aussi susceptible d’impressions aussi vives et aussi piquantes. Je recommençai à vivre, parce que je crus que j’allais revivre pour le plaisir.

Je regardais ma voisine, dont l’air riant et facile me faisait connaître que mes désirs ne languiraient qu’autant de temps que j’aurais la simplicité de ne les pas expliquer. Je sentais bien que ce n’était pas l’envie de faire la vestale qui la faisait trouver au milieu d’une bande de moines ; mais le bonheur qu’elle semblait m’offrir me paraissait si grand que j’avais peine à le concevoir ; j’étais tremblant, et, dans la crainte qu’il ne m’échappât, à peine aurais-je pu former le dessein de le demander. J’avais la main sur sa cuisse, que je pressais contre la mienne ; je sentis qu’elle me la prenait et la passait par l’ouverture de son jupon ; je connus son dessein et je portai bientôt le doigt où elle le désirait. Le toucher d’un endroit dont la possession m’était interdite depuis si longtemps me causa un frémissement de joie qui fut aperçu de toute la bande, qui me cria :

— Courage, Père Saturnin, vous y voilà !

Peut-être aurais-je eu la sottise d’être déconcerté de cette exclamation, si Marianne (c’était le nom de notre déesse) ne m’eût sur-le-champ donné un baiser et déboutonné ma culotte d’une main, tandis qu’elle passait l’autre bras autour de mon col. Elle m’empoigna le vit. Il bandait.

— Ah ! Pères, s’écria-t-elle avec transport, en adressant la parole aux autres moines et en leur découvrant mon vit, qui s’éleva fièrement d’un demi pied au-dessus de la table ; vous n’êtes que des embryons, en avez-vous de cette beauté-là ?

Il se fit un brouhaha d’admiration, et chacun félicita Marianne sur le plaisir qu’elle allait avoir. Elle en paraissait enchantée.

Alors, le Père Casimir imposa le silence à toute la troupe, et après avoir aussi complimenté sa nièce sur l’acquisition qu’elle venait de faire, il m’adressa la parole :

— Père Saturnin, me dit-il, disposez de Marianne. Je vous en ferais l’éloge si vous ne la voyiez pas, et vos désirs le font mieux que je ne le pourrais faire. Vous lui trouverez la peau la plus douce, les tétons les plus durs et les plus mignons, le con le mieux formé. Elle va vous donner tous les plaisirs imaginables ; mais ces plaisirs sont à une condition. Elle ne sera pas plus mauvaise pour vous qu’elle l’a été pour ces Pères.

— Ah ! lui répondis-je, transporté d’amour. Quelle est-elle cette condition ? Que faut-il donner ? Mon sang ?

— Non.

— Quoi donc ?

— Votre cul.

— Mon cul ? Eh que diable en feriez-vous, Père ?

— Oh ! répondit-il, c’est mon affaire.

L’envie d’être bientôt sur Marianne fit que je n’insistai pas sur la proposition du Père. Je me mis bientôt en devoir d’enconner ma charmante, et mon bougre de m’enculer. Elle se coucha sur le banc qui nous servait de siège, et je m’étendis sur elle et le Père sur moi. Quelque douleur que je sentisse et quoique Casimir me déchirât, le plaisir d’en faire autant à la nièce, dont le con souffrait plus de la grosseur de mon vit, que mon cul ne souffrait de celle du vit de son oncle, me consolait de ma peine. Quand les difficultés de l’entrée furent levées, des deux côtés nous ne trouvâmes plus qu’un chemin semé de fleurs. Quelquefois le plaisir m’arrêtait au milieu de l’ouvrage, mais bientôt Casimir, réveillant ma valeur, m’animait à faire aussi bien que lui. Ainsi poussé et poussant, les coups que je recevais de l’oncle allaient, comme dans un écho, retentir et se perdre dans le con de la nièce. Tantôt immobile et tantôt furieuse, elle mourait, ressuscitait, me baisait, me poussait, me mordait, me serrait avec des convulsions qu’elle me communiquait, et qui surprenaient toute l’assemblée. Il y avait déjà longtemps que nous avions laissé bien loin derrière nous le Révérend Casimir. Surpris lui-même de l’opiniâtreté du combat, qui avait déjà coûté bien du sang aux deux partis, il joignit son admiration à celle de la compagnie, qui, rangée autour de nous, attendait dans un silence respectueux l’issue de la bataille. J’étais furieux que Marianne osât me tenir tête, à moi qui n’avais pas foutu depuis plus de huit ans, à moi qui croyais avoir rassemblé dans ce moment tous les désirs et toutes les forces que j’avais pu acquérir pendant un si long temps. Elle était enragée de trouver un moine qui soutint ses efforts sans s’ébranler, elle qui avait désarçonné les plus vigoureux de la bande. Le foutre et le sang confondus ruisselaient sur nos cuisses, nous n’en étions que plus animés. Déjà nous avions déchargé quatre fois, quand je m’aperçus que Marianne, fermant l’œil, baissant la tête, et laissant tomber les bras, attendait sans mouvement que par une cinquième décharge, je lui donnasse le coup de grâce. Elle n’attendit pas longtemps, elle le reçut, et, après l’avoir savouré pendant quelques minutes, elle s’échappa de mes bras et me dit qu’elle se rendait fière de la victoire que je venais de remporter. Je pris un grand verre que je lui présentai, et lui versant une rasade, j’en pris autant de mon côté, et choquant ensemble, nous scellâmes notre réconciliation dans le vin.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

La fin du combat avait fait remettre chacun à sa place. J’étais, entre l’oncle et la nièce, l’objet des caresses de tous les deux. L’un avait la main sur mes fesses, l’autre l’avait sur mon vit. Les éloges que l’on nous donnait firent bientôt place à une conversation plus réglée. Ce fut Casimir qui l’entama. Le sujet en fut la bougrerie. Casimir en prit la défense comme un tendre père prend celle d’un enfant chéri. Il possédait à fond sa matière, il s’en acquitta parfaitement bien. Il passa en revue tous les bougres célèbres, depuis Adam jusqu’aux Jésuites. Il y trouva des philosophes, des papes, des empereurs, des cardinaux. Il fit l’éloge de chacun en particulier et tombant ensuite sur l’injustice et l’aveuglement de ceux qui s’élèvent contre un plaisir adopté, pratiqué par les plus grands hommes, par les plus grands génies, il remonta à l’aventure de Sodome. Il soutint qu’on avait falsifié, par jalousie, ce mémorable événement, et cédant tout à coup à son enthousiasme, il finit son éloge par ces vers :

          Taisez-vous, censeurs indociles.
Étourdissez les sots de vos voix imbéciles,
Mais n’allez pas fouiller dans l’histoire des temps.
          Vous osez, ignorants reptiles,
          Des écrivains les plus habiles
Altérer les beautés et corrompre les sens.
Sodome, ce n’est point par un souffle funeste
Que furent consumés tes heureux habitants ;
C’est par un feu divin, c’est par un feu céleste :
Sodome, que n’étais-je alors de tes enfants !

Le discours du Père reçut les applaudissements qu’il méritait et qu’il était sûr de recevoir des assistants, en traitant un sujet qui leur était si agréable. On foutit encore, tant en cul qu’en con ; on but, on rit, et l’on se sépara, avec promesse de se retrouver à la huitaine, car ces banquets ne se faisaient pas tous les jours : les revenus du Père Casimir, qui régalait ordinairement, n’y auraient pas suffi. Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, Marianne et moi. La pauvre enfant ne tarda guère à s’apercevoir qu’il était dangereux de jouer avec moi ; sa ceinture devint bientôt trop courte : on m’en donna la gloire. Le Père Casimir prit le soin de conduire les choses secrètement ; il était juste qu’il prît sur lui les risques des hasards auxquels il exposait sa chère nièce. Elle en sortit à son honneur, et tout aurait été le mieux du monde, si cette grossesse inattendue n’avait pas mis le désordre dans nos assemblées nocturnes. J’essayai du remède de Casimir, et, sur ses traces, je me rendis bientôt redoutable au cul de tous nos Novices ; mais je retombai peu de temps après dans mes anciennes erreurs, et les plaisirs du con m’enlevèrent à ceux du cul.

Quelque jour, après avoir chanté ma première messe, le Prieur me fit avertir d’aller dîner dans sa chambre. J’y fus, et je trouvai avec lui quelques anciens qui me reçurent, ainsi que le Prieur, avec de vives accolades que je ne savais à quoi attribuer. Nous nous mîmes à table, et nous fîmes une chère de Prieur : c’est tout dire. Quand le vin, que sa Révérence avait soin de ne pas choisir dans le plus mauvais crû, eût répandu la gaieté dans la conversation, je fus surpris d’entendre mes doyens, donnant l’essor à leur langue, lâcher les B… et les F… avec une aisance que je n’aurais pas attendue de gens que j’avais toujours vus sous le masque de la réserve.

Le Prieur, voyant mon étonnement, me dit :

— Père Saturnin, nous ne nous gênons plus avec vous, parce qu’il est temps que vous ne vous gêniez plus avec nous ; oui, mon fils, ce temps est arrivé. Vous avez reçu le Saint Ordre de Prêtise, cette qualité vous rend aujourd’hui notre égal et me met dans l’obligation de vous révéler des secrets importants qui vous ont été cachés jusqu’à présent et qu’il serait dangereux de confier à de jeunes gens qui pourraient nous échapper et divulguer des mystères qui doivent être ensevelis dans un silence éternel ; c’est pour m’acquitter de cette obligation que je vous ai fait venir.

Cet exorde imposant me disposa à écouter avec attention ce que le Prieur allait me dire. Il reprit ainsi la parole :

— Je ne vous crois pas de ces esprits faibles que le mot de fouterie effarouche. Vous connaissez assez la nature pour savoir que l’action de foutre est aussi naturelle à l’homme que celle de boire et de manger. Nous sommes moines, il est vrai, mais on ne coupe ni le vit ni les couilles quand nous entrons dans le cloître. L’imbécilité de nos fondateurs et la cruauté des hommes ont voulu nous interdire une fonction aussi naturelle : elles n’ont fait qu’irriter nos désirs. Comment donc apaiser ces flammes que la nature elle-même a allumées dans notre cœur ? Fallait-il, pour exciter la compassion des fidèles, aller nous branler dans les rues et dans les carrefours ? Fallait-il, pour nous conformer à leurs idées tyranniques, brûler continuellement d’un feu qui ne peut s’éteindre que par la mort ? Non. Autant qu’il nous a été possible, nous avons tâché de garder un milieu entre l’austérité que la qualité de moines semble exiger de nous, et les faiblesses de la nature. Ce milieu est de donner tout à celle-ci dans l’intérieur des cloîtres, et le plus que nous pouvons à l’austérité dans l’extérieur. Pour cet effet, dans les couvents bien réglés, on a un certain nombre de femmes avec qui l’on trouve un soulagement contre la concupiscence que nous avons reçue d’Adam. On va dans leurs bras oublier les déboires de la pénitence.

— Vous me surprenez, lui dis-je, mon Révérend Père ! Ah ! pourquoi faut-il qu’une si belle police n’étende pas sa sagesse jusque sur nous ?

Nos convives éclatèrent de rire. À cette exclamation, le Prieur me répondit :

— Comment donc, mon fils, nous croyez-vous plus dupes que les autres ? Non, nous ne le sommes pas. Sachez que nous avons ici un endroit où, grâce au ciel, nous ne manquons pas de ces secours.

— Ici ! repris-je, mon Père, et vous ne craignez pas que l’on le découvre ?

— Non, non, me répliqua-t-il, il est impossible de nous découvrir. Va-t-on déterminer un petit espace de terrain, placé entre la bibliothèque et quelques anciennes chapelles où l’on ne va jamais, et un grand mur qui le couvre du côté du jardin ? Le continent de notre maison est trop vaste pour qu’on puisse s’apercevoir de cet endroit. Nous sommes en sûreté de tous côtés, et si vous, qui demeurez ici depuis neuf ans, n’en avez seulement pas d’idée, comment voudriez-vous que des étrangers s’en aperçussent ?

— Ah ! m’écriai-je, quand me sera-t-il permis d’aller avec vous travailler à consoler ces charmantes recluses ?

— Les consolations ne leur manquent pas, me répondit-il en riant, et vous avez à présent le droit de leur en donner, car pour plus grande sûreté, nous n’admettons, comme je viens de vous le dire, que ceux à qui leur propre intérêt impose la discrétion : ceux qui ont reçu la qualité de prêtre. Vous êtes de ce nombre, vous y viendrez quand vous voudrez.

— Quand je voudrai ? interrompis-je, ah ! mon Père, je suis homme à vous sommer de tenir votre parole dès à présent !

— Pour le présent, non, me répondit-il. Il faut attendre jusqu’à ce soir. C’est l’heure à laquelle nos Frères, pressés par leurs besoins, viennent se rendre ici pour être introduits dans notre piscine : c’est ainsi que nous nommons l’appartement de nos Sœurs. On n’en confie les clefs à personne ; il n’y en a que deux, qui restent continuellement, l’une entre les mains du Père Dépensier, l’autre entre les miennes.

— Ce n’est pas tout, continua le Prieur. L’étonnement que vous venez de faire paraître, Père Saturnin, au sujet de notre piscine, tiendra-t-il contre celui que va vous causer la nouvelle d’une chose que vous n’avez jamais soupçonnée ? Vous n’êtes pas fils d’Ambroise.

Je demeurai effectivement si interdit à ces mots que je n’eus pas la force d’ouvrir la bouche.

— Oui, poursuivit le Prieur, vous n’êtes ni le fils d’Ambroise ni celui de Toinette. Vous êtes d’une naissance plus relevée. Notre piscine vous a vu naître : une de nos Sœurs vous a donné le jour.

Alors il me conta ce que vous avez vu au commencement de ces mémoires.

— Ah ! lui dis-je alors, revenu de ma première surprise, quelqu’étonnant, mon Père, que soit le mystère que vous venez de m’apprendre, je sens que vous n’aurez pas de peine à m’y faire ajouter foi. Oui, j’ai dans le cœur des sentiments qui justifient ma naissance, et ces sentiments ne se trouvent pas dans celui d’un fils de jardinier. Mais avant que je me livre à la joie que doit m’inspirer la connaissance de mon origine, permettez-moi de me plaindre d’un défaut de confiance qui m’a souvent fait haïr un état auquel j’étais destiné par ma naissance. Pourquoi m’avez-vous toujours envié la douce consolation d’embrasser ma mère, si elle vit encore ? Craigniez-vous que je n’abusasse d’un secret que j’avais tant d’intérêt à garder ?

— Père Saturnin, me dit le Prieur attendri, vos reproches sont justes ; mais soyez persuadé que ce n’est pas par un défaut de tendresse qu’on vous a interdit l’entrée de notre piscine. L’amour que nous avons pour vous et dont nous vous avons toujours donné des marques, cet amour a longtemps combattu contre la sévérité de nos règles ; mais enfin il faut de l’ordre, et le temps nous met toujours en état de faire cesser vos plaintes. Dès tantôt vous aurez ce plaisir que vous souhaitez, vous embrasserez votre mère. Elle vit encore. Si vous n’avez pas eu ce plaisir plus tôt, ce n’est pas un bien que vous avez perdu, c’en est un que vous allez trouver.

— Ah ! m’écriai-je, que j’ai d’impatience de me voir dans ses bras !

— Modérez-la, me dit-il, le sacrifice ne sera pas long. Vous n’y avez plus que quelques heures à attendre. Déjà le soleil baisse, la nuit s’avance, et l’heure viendra sans que nous y pensions. Nous souperons à la piscine, on vous y attend. Vous ne paraîtrez au réfectoire que pour le decorum et vous viendrez nous retrouver ici.

Le plaisir de voir ma mère n’était pas le motif le plus pressant qui me fit désirer l’entrée de la piscine. L’espérance d’y goûter sans contrainte toutes les délices de l’amour dans les bras d’un nombre de jolies femmes dévouées à mes désirs, offrait à mon cœur une immensité de plaisirs que tous les efforts de mon imagination ne me rendaient que faiblement.

— Le voilà donc arrivé, me disais-je, ce temps que j’ai si fort souhaité ! Heureux Saturnin, plains-toi de ton sort ! Dans quel état de la vie aurais-tu trouvé ce que l’on vient de t’annoncer aujourd’hui ? Regretteras-tu des jours passés dans la tristesse, si ceux qui les vont suivre sont aussi charmants que tu dois te le promettre ?

L’heure vint ; je retournai chez le Prieur. J’y trouvai cinq ou six moines, amenés par le même motif que moi. Nous partîmes à la file l’un de l’autre, et dans un profond silence. Nous marchâmes jusqu’à ces antiques chapelles qui servaient de rempart à la piscine d’un côté. Nous descendîmes sans lumière dans un caveau, dont l’horreur semblait être ménagée pour préparer un nouveau charme au plaisir qui devait la suivre. Ce caveau, que nous traversâmes à l’aide d’une corde attachée contre le mur, nous conduisit à un escalier qui était éclairé par une lampe. Le Prieur ouvrit la porte qui fermait cet escalier. Nous entrâmes, par un petit détour, dans une salle galamment meublée, autour de laquelle paraissaient quelques lits commodes pour les combats de Vénus. Nous y vîmes les apprêts d’un magnifique repas. Personne ne paraissait encore ; mais bientôt, au bruit d’une sonnette que le Prieur tira, nous aperçûmes une vieille cuisinière, qui fut suivie dans le moment de nos Sœurs, qui étaient au nombre de six en tout, et qui me parurent charmantes. Chacune d’elle fût se jeter dans les bras de quelqu’un de nos moines, et je restai seul témoin de leurs transports, et piqué de l’indifférence qu’elles affectaient d’avoir pour un nouveau Frère qui s’imaginait qu’elles devaient venir lui prodiguer leurs caresses. Mais le nouveau Frère eût bientôt son tour, et en fut dédommagé avec usure.

On n’observait pas à la piscine plus scrupuleusement l’intention du fondateur qu’on ne le faisait aux repas du Père Casimir. Point de maigre, les viandes les plus exquises servies avec toute la propreté possible, s’y trouvaient en quantité. On se mit à table ; chacun, à côté de sa chacune, mangeait, buvait, patinait, baisait, parlait foutaise avec autant de liberté qu’il y en avait à nos festins des orgues. Je ne me sentais pas d’appétit. On m’en faisait la guerre : je me défendais mal, uniquement occupé du désir de retrouver ma mère, ou pour parler plus naturellement, du désir de m’escrimer avec quelqu’une de nos Sœurs. Je cherchais des yeux celle dont la vigueur monacale m’avait fait le fils, et je leur trouvais à toutes un air de fraîcheur et de jeunesse qui ne me permettait pas de penser que j’eusse cette obligation à aucune d’elles. Quelque occupées qu’elles fussent auprès de leurs Pères, elles trouvaient toujours moyen de me lancer des regards dont la passion renversait les conjectures que je pouvais faire. Je m’imaginais sottement que je reconnaîtrais ma mère au respect et à la tendresse que la nature m’inspirerait pour elle ; mais mon cœur me parlait également pour toutes, et mon vit bandait sans distinction en l’honneur de chacune d’elles.

Mon inquiétude divertissait toute la compagnie. Quand on eut assez mangé pour mettre un intervalle entre les premiers morceaux et les derniers, il fut question de foutre. Dans le moment, je vis le feu briller dans les yeux de nos adorables. Comme j’étais nouveau venu, on voulut me donner l’honneur de commencer la danse.

— Allons, Père Saturnin, me dit le Prieur, il faut, mon ami, que tu fasses essai de tes forces avec la Sœur Gabrielle, ta voisine.

J’avais déjà commencé à faire connaissance avec elle. Nous avions préludé par des baisers donnés et reçus avec feu de part et d’autre. Sa main avait même été jusqu’à ma culotte. Quoiqu’elle parût la moins jeune de la compagnie, je lui trouvais assez de charmes pour ne pas envier le sort des autres. C’était une grosse blonde à qui l’on ne pouvait reprocher d’autre défaut qu’un peu trop d’embonpoint. Sa peau était d’une blancheur éblouissante : la plus belle tête du monde, des yeux grands, bleus et bien fendus. La passion les rendait tendres et mourants, mais ils étaient vifs et brillants dans le plaisir. Ajoutez une gorge ferme et bien remplie, des tétons qui formaient, en s’élevant au-dessus du corset, un contour régulier, dont la chaleur, dont les mouvements précipités charmaient les yeux, quand on se contentait de les regarder, et enflammaient quand on y touchait.

L’exhortation du Prieur n’avait pas prévenu mes désirs ; Gabrielle les avait excités : elle se prêta galamment à les satisfaire.

— Viens, mon roi, me dit-elle, viens, je veux avoir ton pucelage ; viens le perdre dans un endroit où tu as reçu la vie !

Ce mot me fit trembler. Sans être devenu plus vertueux, j’avais acquis chez les moines des connaissances qui ne me permettaient pas d’être avec Gabrielle ce que j’avais autrefois été avec Toinette.

J’étais prêt à enconner. Un reste de honte m’arrêta sur le bord du précipice : je reculai.

— Ah ! ciel, dit Gabrielle en se relevant, est-il possible que ce soit là mon fils ? Ai-je pu mettre au monde un lâche tel que lui ? Quoi ! Foutre sa mère lui fait peur ?

— Ma chère Gabrielle, lui dis-je en l’embrassant, contentez-vous de mon amour ; si vous n’étiez pas ma mère, je ferais mon bonheur de vous posséder ; mais respectez une faiblesse qu’il me serait impossible de vaincre.

L’apparence même de la vertu est respectable aux cœurs les plus corrompus et les plus libertins. Mon action trouva des partisans parmi nos moines ; ils convinrent qu’ils avaient eu tort de vouloir me faire une pareille surprise. Il n’y eût qu’un coquin d’entre eux qui voulut entreprendre de me convertir.

— Pauvre sot, me dit-il, quoi ! tu es assez simple, pour t’effrayer d’une action aussi indifférente ? Parlons raisonnablement. Dis-moi un peu : qu’est-ce que la fouterie ? La conjonction d’un homme et d’une femme. Cette conjonction est ou naturelle ou défendue par la nature. Elle est naturelle, puisqu’il est vrai que les deux sexes ont dans le cœur un penchant invincible qui les porte, qui les entraîne l’un vers l’autre, si ce penchant est dans le cœur de l’homme et de la femme indistinctement. L’intention de la nature était donc qu’on le satisfit indistinctement l’un avec l’autre, et la preuve s’en tire du livre même dicté par le Saint-Esprit.

Dieu dit à nos premiers parents : croissez et multipliez. Ils étaient seuls. Comment Dieu entendait-il que la multiplication se fît ? Adam suffisait-il tout seul pour peupler la terre ? Adam faisait des filles, il les foutait. Eve avait des fils ; ils faisaient avec elle ce que leur père faisait avec leurs sœurs, ce qu’ils faisaient eux-mêmes quand l’occasion s’en présentait. Descendons au déluge. Il ne restait dans le monde que la famille de Noë ; il fallait bien nécessairement que les frères couchassent avec leurs sœurs, les fils avec leur mère, le père avec ses filles, s’ils voulaient repeupler la terre.

Allons plus loin ; Loth fuit de Sodome ; ses filles, qui avaient toujours devant les yeux l’intention du Créateur, et qui venaient de voir leur bonne femme de mère changée en statue pour avoir été trop curieuse, s’écrièrent dans l’amertume de leur cœur : « Hélas ! le monde va donc finir ! » Elles auraient crû se rendre coupables aux yeux du Souverain Être si elles n’avaient pas travaillé de tout leur pouvoir à rétablir ce qu’ils venaient de détruire. Loth, lui-même pénétré de cette vérité, y contribua de tout le sien. Voilà la nature dans sa première simplicité. Les hommes, soumis à ses lois, regardaient l’obligation de les exécuter comme leur premier devoir ; mais bientôt corrompus par leurs passions, ils oublièrent la volonté de cette tendre mère ; ils ne voulurent pas rester dans l’état heureux où elle les avait placés ; ils renversèrent tout, ils se forgèrent des chimères qu’ils qualifièrent de vertus et de vices ; ils inventèrent des lois qui, bien loin d’augmenter le nombre de leurs prétendues vertus, n’ont fait qu’augmenter celui de leurs prétendus vices. Ces lois ont fait les préjugés, et ces préjugés, adoptés par les sots et sifflés par les sages, se sont fortifiés d’âge en âge. Il fallait donc que ces impertinents législateurs, en renversant les lois de la nature, refondissent les cœurs qu’elle nous avait donnés ; il fallait qu’ils réglassent nos désirs, qu’ils y missent des bornes, et puisqu’ils prétendaient qu’on ne pouvait goûter les plaisirs de l’amour qu’avec une seule femme, et même après certaines formalités, il fallait qu’ils restreignissent les désirs de chacun pour un seul objet, qu’ils ne fissent naître ces désirs qu’après certaines formalités, et les conservassent toujours les mêmes. Ils ne l’ont pu faire : la nature, au fond de notre cœur, réclame contre leur injustice. En un mot, la fouterie sans distinction est d’institution divine, c’est un précepte gravé par la main du Créateur, et la fouterie distincte est d’institution humaine, et l’une est aussi élevée au-dessus de l’autre que le ciel l’est au-dessus de la terre.

Peut-on, sans se rendre criminel, écouter l’homme préférablement à Dieu ? Non, non, et saint Paul, interprète sacré des volontés du ciel, qui connaissait toute l’étendue des devoirs de la nature, a dit : « Plutôt que de brûler, foutez, mes enfants, foutez ! » Il est vrai que pour ne pas choquer la faiblesse des petits esprits, il met un correctif à sa pensée et se sert de l’expression : « Mariez-vous » ; mais, au fond, c’est la même chose : on ne se marie que pour foutre. Ah ! que je t’en dirais bien davantage si je ne me sentais pressé de suivre le conseil de saint Paul !

On rit de la saillie du Père et déjà le ribaud se levait, et le braquemard à la main, menaçait tous les cons de la salle.

— Attendez ! dit une des Sœurs, nommée Madelon ; pour punir Saturnin, il me vient une idée excellente.

— Quelle est-elle ? lui demanda-t-on.

— C’est, répondit-elle, de le faire coucher sur un lit ; Gabrielle s’étendra sur son dos, et le Père qui vient de parler comme un oracle exploitera Gabrielle !

Les ris redoublèrent à cette folie : j’en ris moi-même, et dis que j’y consentais, à condition que, pendant que le Père foutrait sur mon dos, je foutrais moi-même avec la donneuse d’avis.

— Allons, reprit-elle gaiement, j’y consens pour la rareté du fait.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
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Chacun applaudit une imagination aussi bizarre ; nous nous mîmes en posture. Figurez-vous quel spectacle cela devait faire ! Le Père ne poussait aucun coup à ma mère qu’elle ne le lui rendît sur-le-champ au triple, et son cul, en retombant sur le mien, me faisait enfoncer dans le con de Madelon, ce qui faisait un ricochet de fouterie tout à fait divertissant pour les spectateurs, non pas pour nous, car nous étions trop occupés pour nous amuser à rire. Il n’eût tenu qu’à moi de me venger de Madelon, en laissant tomber le poids de trois corps sur le sien ; mais elle était trop aimable et trop amoureuse, elle travaillait de trop bon cœur pour me laisser concevoir une pareille pensée. Je la soulageais autant qu’il m’était possible. Elle en eût pourtant la peine, mais ce fut plutôt un surcroît de volupté pour elle, car, ayant senti les délices de la décharge avant nos fouteurs d’en haut, le plaisir me rendit immobile. Gabrielle le sentit, et les coups de cul qu’elle répétait avec une nouvelle vivacité, faisaient pour moi ce que je n’étais plus en état de faire, et en m’agitant, allaient donner de nouveaux ébranlements de plaisir à Madelon, qui déchargeait aussi. Nos fouteurs finirent leur affaire, et joignirent leur extase à la nôtre. Nos quatre corps n’en firent plus qu’un ; nous nous mourions, nous nous confondions l’un dans l’autre.

Les éloges que nous fîmes de cette nouvelle façon de goûter le plaisir firent venir l’eau à la bouche des autres moines et Sœurs. Les voilà les uns sur les autres à foutre comme des perdus en quatrain — c’est le nom que nous donnâmes à cette posture, — et nous à leur donner l’exemple. C’est ainsi que les plus belles découvertes que l’on ait fait dans la nature sont dues au hasard.

Gabrielle était si charmée de cette invention, qu’elle avoua qu’elle avait eu presque autant de plaisir qu’elle en avait goûté en me faisant. Comme je n’étais pas moins curieux que les autres de savoir comment la chose s’était passée, on la pria de la raconter.

— J’y consens, nous dit-elle, et d’autant plus volontiers que Saturnin ne connaît encore que sa mère, sans savoir d’où elle vient, ni comment elle s’est trouvée ici. Permettez-moi, mes Révérends, de l’en instruire, et de remonter un peu plus haut que ce jour que vous souhaitez que je vous rappelle.

Mon ami, continua-t-elle en m’adressant la parole, tu ne te vanteras pas d’une longue suite d’aïeux illustres : je n’en ai jamais connu. Je suis fille d’une loueuse de chaises de ce couvent, et sans doute de quelqu’un des Pères qui vivaient alors, car elle était trop vive et trop amie du couvent pour que je puisse en conscience penser que j’aie l’obligation de ma naissance à son bonhomme de mari.

À dix ans je ne démentais pas le sang dont je suis née, et je connaissais l’amour avant que je me connusse. J’étais toujours avec les Pères, ils se faisaient un plaisir de cultiver mes heureuses inclinations. Un jeune Profès me donna des leçons si touchantes et si sensibles, que j’aurais cru payer les autres d’ingratitude si je ne leur avais fait connaître que j’étais en état de leur en donner moi-même. Je m’étais déjà acquittée envers chacun d’eux de ce que je lui devais, quand ils me firent la proposition de me mettre dans un endroit où je serais en liberté de renouveler mes paiements aussi souvent que je le voudrais. Je n’avais pu les faire jusqu’alors qu’à la sourdine, tantôt derrière l’autel, tantôt devant, tantôt dans un confessionnal, et rarement dans les chambres. Cette idée de la liberté me flatta ; j’acceptai leurs offres, j’entrai ici.

Le jour de mon entrée, on m’avait fait parer comme une jeune fille que l’on va mener à l’autel. L’idée de mon bonheur répandait un air de sérénité sur mon visage, qui charmait tous les Pères. Tous voulaient me rendre leurs hommages, et chacun voulait avoir la gloire de me les rendre le premier. Je vis le moment que le festin de mes noces allait finir comme celui des Lapithes.

— Mes Révérends, leur dis-je, votre nombre ne m’épouvante pas ; mais mon courage me fait peut-être trop présumer de mes forces ; je succomberais : vous êtes vingt, la partie n’est pas égale. Je veux vous proposer un accommodement. Il faut nous mettre tous nus.

Et pour leur en donner l’exemple, je commençai par me débarrasser de tous mes ajustements : robe, corset, jupe, chemise, tout partit dans le moment. Je les vis tous dans le même état que moi ; mes sœurs étaient aussi toutes nues. Mes yeux savourèrent un moment le charmant spectacle de vingt vits roides, gros, longs, durs comme le fer, et qui se présentaient fièrement au combat. Ah ! si j’avais eu assez de cons pour les recevoir tous à la fois, je l’aurais fait !

— Allons, repris-je, il est temps de commencer. Je vais me coucher sur ce lit ; j’écarterai les cuisses assez pour qu’en accourant sur moi, le vit à la main, vous puissiez m’enfiler l’un après l’autre, car il faut que le sort règle le pas ; les maladroits n’auront pas à se plaindre, puisqu’en me manquant ils trouveront des cons tous prêts sur qui ils pourront décharger leur colère. Voilà, Messieurs, ce que j’avais à vous proposer.

Ils applaudirent tous avec des battements de mains à cet heureux effort de mon imagination. On tire au sort, je tends la bague, on court : un, deux, trois passent sans m’enfiler et vont tomber sur mes Sœurs, qui leur font oublier leur malheur par toutes sortes de plaisirs. Un quatrième vient, c’était vous, Père Prieur. Ah ! je payai votre adresse par les transports les plus vifs ; et si c’est le plaisir que l’on goûte dans une décharge mutuelle qui fait concevoir, vous ne devez partager qu’avec quatre ou cinq de ceux qui vous suivirent la gloire d’avoir fait Saturnin.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
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Oui, mon ami, continua-t-elle en m’adressant la parole, tu as cet avantage au-dessus des autres hommes : ils peuvent bien dire le jour de leur naissance, mais non pas celui où ils ont été faits.

Telles étaient les conversations que nous avions dans la piscine, tels étaient les plaisirs que nous y goûtions. On juge que je n’étais pas des derniers à m’y rendre. Toutes les nuits j’allais chez le Prieur ou chez le Dépensier ; j’étais infatigable, et c’était toujours moi qui conduisais la bande joyeuse. J’étais l’âme de la piscine ; j’en étais les délices, et tout, jusqu’aux vieilles qui servaient, tout y tâta de mon vit.

La réflexion cependant perçait quelquefois au milieu de mes plaisirs ; toutes nos Sœurs me paraissaient charmées de leur sort. Je ne pouvais concevoir que des femmes, dont le naturel est vif et dissipé, eussent pu, sans frayeur, concevoir le dessein de passer leur vie dans une pareille retraite, y vivre sans dégoût et être sensibles à des plaisirs achetés par un esclavage éternel. Elles riaient de mon étonnement et ne pouvaient elles-mêmes concevoir que je pusse avoir de pareilles idées.

— Tu connais bien peu notre tempérament, me disait un jour une d’entre elles, extrêmement jolie, et que le libertinage, fruit trompeur d’une éducation cultivée, avait fait jeter dans les bras de nos moines. N’est-il pas vrai, me disait-elle, qu’il est plus naturel d’être sensible au bien qu’au mal ?

J’en convenais.

— Ferais-tu difficulté, reprenait-elle, de sacrifier une heure du jour à la douleur, si l’on t’assurait que l’heure suivante se passerait dans une extrême joie ?

— Non assurément, lui disais-je.

— Eh bien, poursuivit-elle, au lieu d’une heure, mets un jour ; de deux, l’un sera pour le chagrin et l’autre pour le plaisir ; je te crois trop sage pour refuser un pareil parti si on te l’offrait. Je dis plus : l’homme le plus indifférent ne le refuserait pas, et la raison en est bien naturelle. Le plaisir est le premier mobile de toutes les actions des hommes ; il est déguisé sous mille noms différents, suivant les différents caractères. Les femmes ont de commun avec vous tous les caractères possibles ; mais elles ont au-dessus l’impression victorieuse du plaisir de l’amour ; leurs actions les plus indifférentes, leurs pensées les plus sérieuses naissent toutes dans cette source et portent toujours, quoique déguisée, la marque du fond d’où elles sortent. La nature nous a donné des désirs bien plus vifs, et, par conséquent, bien plus difficiles à satisfaire que les vôtres. Quelques coups suffisent pour abattre un homme et ne font que nous animer : mettons-en six ; une femme ne recule pas après douze. Le sentiment du plaisir est donc au moins une fois aussi vif dans une femme qu’il l’est dans un homme, et si tu te croirais heureux de payer un jour de joie par un jour de chagrin, trouverais-tu étrange que j’en donnasse deux ? Serais-tu surpris que je passasse les deux tiers de ma vie dans la peine, pour passer l’autre tiers dans le plaisir ? J’ai mis les choses égales entre nous : quand tu nous vois continuellement occupées de ce qui fait le souverain bonheur des femmes, quand nous sommes continuellement dans vos bras, dis-moi, crois-tu que nous puissions songer à la peine, qu’elle ait quelque empire sur nous ? Ne trouveras-tu pas notre condition mille et mille fois plus heureuse que celle de ces filles imprudentes qui, nées avec des inclinations aussi violentes que celles des autres femmes, viennent porter dans le fond de la solitude des désirs qui ne seront jamais apaisés par les embrassements d’un homme ? Ah ! qu’une pareille réflexion rendrait nos désirs bien plus vifs, s’il était possible que nous nous refroidissions ! Tu me demandes si nous n’avons pas de retour vers le monde ? Nos cœurs enchantés ont-ils le temps de le regretter ? Et qu’y regretterions-nous ? La liberté ? Elle n’est pas un bien quand elle est gênée dans le plus doux de ses droits. Est-ce vivre qu’être continuellement exposées à tous les caprices des hommes ? Est-ce vivre qu’être continuellement dans les tourments d’une chasteté involontaire ? Une fille brûle d’amour, et un préjugé fatal la note d’infamie quand elle fait les premières avances. Si elle accorde une faveur, son amant se détache ; si elle la refuse, il se rebute ; si elle veut faire valoir une grâce, si elle veut, par quelques difficultés, irriter sa passion, il s’échappe. Ainsi toujours languissante, entraînée par l’amour, retenue par la bienséance, elle ne trouve que deux écueils également terribles pour elle. Si elle se livre à l’amour, une indiscrétion peut la perdre, ses plaisirs sont toujours empoisonnés par la crainte du qu’en dira-t-on. Si elle reste dans les bornes de la sagesse, il faut que son bonheur lui amène un mari : s’il ne vient pas, le temps fuit, les années se passent, ses charmes se flétrissent, elle meurt vierge et martyre. Mais je veux que son bonheur le lui amène, ce mari : la voilà pour toujours attachée à un homme, un seul homme, qui peut à peine suffire à la moitié de ses désirs, et dont l’humeur bizarre fera peut-être de chacun de ses jours autant de jours de supplice. Ici, avons-nous quelque chose de semblable à craindre ? Libres des inquiétudes de la vie, nous n’en connaissons que les charmes, nous ne prenons de l’amour que les agréments, et nous en laissons les chagrins à celles qui croient n’en prendre que ce qu’il a de plus délicat. Tous vos moines sont nos amants ; le couvent est pour nous un sérail qui se peuple tous les jours de nouveaux objets dont le nombre ne se multiplie que pour multiplier nos plaisirs. Nous ne remarquons la différence des jours que par la diversité des agréments qu’ils nous procurent. Ah ! Père Saturnin, désabuse-toi, si tu nous crois malheureuses ! Telle d’entre nous est ici depuis bien longtemps, qui ne s’est pas encore avisée de penser au temps qu’elle y a passé, et pour t’épargner la peine de chercher cette heureuse mortelle, je t’avouerai que c’est moi.

Je ne m’attendais pas à trouver tant de raisonnements, des pensées aussi justes, des réflexions aussi suivies, une résolution fondée sur des motifs aussi sensibles, dans une fille que je ne croyais que capable de sentir le plaisir.

Tout autre que moi aurait plaint la société de la perte d’un sujet qui en aurait pu faire les délices, si son tempérament le lui avait permis ; mais je ne songeai dans le moment qu’à profiter de l’heureux penchant qui me la livrait, et à réparer par mes transports un temps qu’elle avait employé à me prouver qu’elle n’était née que pour les goûter.

L’homme n’est pas né pour un bonheur durable. Plongé dans tout ce que mon cœur pouvait désirer de plus satisfaisant pour lui, je devins inquiet, je devins rêveur. J’ose le dire, j’étais en fouterie ce qu’Alexandre était en ambition ; je désirais de foutre toute la terre, et après j’aurais été chercher un nouveau monde dans l’espérance d’y trouver de nouveaux cons. Depuis six mois, je jouissais de la gloire incontestable d’avoir toujours remporté le prix dans nos combats amoureux, mais du plus brave que j’étais, je devins bientôt le plus lâche. Je ne foutais plus que comme les autres se branlent, faute de pouvoir faire mieux. L’habitude du plaisir en avait émoussé la pointe, et j’étais avec nos six Sœurs comme un mari l’est avec sa femme. Le mal de mon esprit influa bientôt sur mon corps, et ma langueur fut suivie d’une impuissance totale pour ce qui avait fait autrefois mon plus cher amusement. On s’en aperçut, on m’en fit des reproches, mais tout ce qu’on put me dire ne fit que glisser sur mon cœur. J’allais rarement à la piscine et il ne fallut pas moins que toute la tendresse du Prieur pour m’y faire aller. Il engagea nos Sœurs à travailler à ma guérison et elles n’épargnèrent rien pour y réussir ; non seulement elles employèrent tous leurs charmes naturels, mais elles y joignirent encore ce que l’art le plus consommé peut suggérer à une vieille coquette fouteuse pour rappeler un jeune cœur entraîné par la vivacité de ses passions.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Tantôt, se rangeant en cercle autour de moi, elles offraient à ma vue les tableaux les plus lascifs : l’une, mollement appuyée sur un lit, laissait voir négligemment la moitié de sa gorge ; une petite jambe faite au tour, et des cuisses plus blanches que l’albâtre, me promettaient le plus beau con du monde. L’autre, les genoux élevés et dans l’attitude d’une femme qui se présente au combat, étendait les bras, soupirait, et marquait par sa langueur et son agitation l’ardeur qui la consumait. D’autres, dans des postures toutes différentes, la gorge découverte, les jupes levées, se chatouillaient diversement le con, en s’agitant avec fureur et en exprimant par leurs soupirs et leurs exclamations le plaisir qu’elles ressentaient ; marque assurée de celui qu’elles feraient ressentir.

Tantôt toutes se mettaient nues, et me présentaient la volupté dans tous les points de vue qu’elles croyaient pouvoir me flatter. L’une, le visage appuyé sur un canapé, me montrait le revers de la médaille, et, passant sa main par dessous son ventre, elle écartait les cuisses et se branlait, de manière qu’à chaque mouvement que faisait son doigt, je pouvais voir l’intérieur de cette partie qui m’avait autrefois causé de si vives émotions. Une autre, sur un lit de satin noir, couchée sur le dos et les jambes pendantes et écartées, me présentait à l’endroit la même image que la précédente ne m’offrait qu’à l’envers. Une troisième me faisait coucher par terre entre deux chaises, et, mettant ensuite un pied sur l’une et un pied sur l’autre, elle s’accroupissait, et son con se trouvait perpendiculairement sur mes yeux. Dans cette situation, elle travaillait avec un godmiché, pendant qu’une autre, placée devant moi, foutait de toutes ses forces avec le plus vigoureux de nos moines, nu comme elle, et posé de façon que je voyais tous les mouvements et du con de la Sœur et du vit de sa Révérence, qui, semblable à ces béliers que l’on suspendait autrefois aux portes d’une forteresse pour les enfoncer, tombait avec impétuosité sur le ventre de la Sœur. Enfin, on offrait à ma vue les images les plus lubriques, tantôt toutes à la fois et tantôt successivement.

Quelquefois, on me couchait tout nu sur un banc ; une Sœur se mettait à califourchon sur ma gorge, de sorte que mon menton était enveloppé dans le poil de sa motte ; une autre s’y mettait sur mon ventre ; une troisième, qui était sur mes cuisses, tâchait de s’introduire mon vit dans le con ; deux autres étaient placées à mes côtés, de façon que je tenais un con de chaque main ; une autre enfin — et celle qui avait la plus belle gorge — était à ma tête, et, s’inclinant, elle me pressait le visage entre ses tétons. Toutes étaient nues, toutes se grattaient, toutes déchargeaient. Mes mains, mes cuisses, mon ventre, ma gorge, mon vit, tout était inondé : je nageais dans le foutre, et le mien refusait de s’y joindre. Cette dernière cérémonie, qu’on appelait par excellence la question extraordinaire, fut aussi inutile que les précédentes : on me tint pour un homme confisqué, et l’on abandonna la nature à elle-même.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Tel était mon état, quand, en me promenant un jour dans le jardin, seul, rêvant au malheur de ma destinée, je rencontrai le Père Simon, homme profond, qui avait blanchi dans les travaux de Vénus et de la table, et, tel que le vieux Nestor, avait vu plusieurs fois renouveler le couvent. Il vint à moi, et m’embrassant tendrement, me dit :

— Ô mon fils ! votre douleur est grande, je le vois, mais que le sujet ne vous en alarme point. Mes longues méditations, et mon expérience consommée m’ont fait découvrir un moyen de faire renaître en vous ce sentiment vif pour le plaisir, cette ardeur voluptueuse qui caractérise le bon moine. Votre mal est grand, mais aux maux désespérés il faut de violents remèdes. La nature marâtre ne nous a donné des forces que jusqu’à un certain degré. J’avoue qu’elle nous traite, nous autres moines, en enfants chéris, mais la trop grande dissipation dans un moine peut faire ce qu’une moindre fera dans un homme ordinaire, et c’est cette dissipation qui fait votre mal, c’est elle qui a causé votre dégoût. Il ne s’agit que de réveiller votre appétit malade par quelques mets succulents, et je n’en connais pas de meilleur qu’une dévote.

Je ne pus m’empêcher d’éclater du ton flegmatique dont sa Révérence m’enseignait un pareil secret.

— Comment donc, reprit-il, je vous parle très sérieusement. Ce n’est point ici un paradoxe que je vous avance. Tudieu ! je vois bien que vous êtes encore jeune : vous ne connaissez pas les dévotes ; vous ne savez pas qu’elles ont des ressources infaillibles pour rallumer les chaleurs éteintes. Elles possèdent l’art de se faire contenter par l’homme du tempérament le plus usé. Elles savent tirer parti de tout. Je l’ai éprouvé, moi qui vous parle. Oui, mon fils, j’en ai foutu, et plus d’une ! Temps heureux, où je faisais retentir les voûtes du couvent en frappant avec mon vit, hélas ! qu’êtes-vous devenu ? On ne parle plus du vigoureux Père Siméon ; ce n’est plus qu’un vieillard cassé, son sang est glacé dans ses veines, sa voix est tremblante, la respiration lui manque, ses jambes lui refusent leur secours, ses couilles sont sèches, son vit est disparu… Tout meurt !

J’avais toutes les envies du monde d’éclater aux exclamations originales du vénérable Père Siméon, mais la crainte de l’indisposer de nouveau me retint.

— Ô mon fils, poursuivit-il, vous êtes encore dans cet âge heureux fait pour les plaisirs. Profitez-en. J’en ai profité, mais il n’est plus temps d’y penser, un soin plus important doit m’occuper à présent, c’est celui de la vie éternelle. Je ne refuse pourtant pas mes avis à ceux qui, comme vous, peuvent en avoir besoin. On est bon à rien quand on n’est bon que pour soi. Je vous le répète : le seul moyen de vous tirer de votre léthargie, est de vous mettre au régime, c’est-à-dire d’avoir recours à une dévote ; et celui d’y parvenir est d’obtenir la liberté de confesser. Pour ce dernier article, je m’en charge. Monseigneur me fait l’honneur de m’estimer ; le meilleur usage que je puisse faire de son amitié est de l’employer à votre soulagement. L’autre article dépend de vous.

Je remerciai le Père de ses offres obligeantes, et sans avoir beaucoup de foi à l’efficacité de son secret, je le priai de vouloir s’y employer. Il me le promit.

— Ce n’est pas tout, continua-t-il, avant que vous entriez dans cette carrière, il vous faut un guide pour y conduire vos pas. Je veux vous en servir. Asseyons-nous sur ce banc, nous y serons plus à notre aise.

Nous nous assîmes, et sa Révérence ayant toussé une bonne fois pour n’y plus revenir, reprit ainsi la parole :

— Vous n’êtes pas à savoir, mon fils, que l’heureuse manie que l’on qualifie du nom de confession, doit son origine à nos ancêtres ; quand je dis nos ancêtres, j’entends parler des prêtres et des moines qui vivaient dans ces temps reculés où remonte cette pratique du Christianisme. Je peux bien leur donner ce nom, puisqu’ils nous ont laissé le plus bel héritage que des pères puissent laisser à leurs enfants, héritage dont les revenus sont assignés sur la crédulité des peuples, payeurs exacts, fermiers toujours fidèles, qui ne laissent jamais accumuler les arrérages.

J’ai toujours admiré la profondeur du génie de ces illustres fondateurs. Dans ces siècles sévères, les prêtres ne connaissaient pas les richesses, les pauvres moines attendaient le ventre creux que la charité des fidèles pourvût à leurs nécessités. On établit la confession, tout change de face, les biens fondent sur nous, bientôt nous quittons nos déserts, nous venons dans les villes renouer avec les humains, nos richesses ne font qu’augmenter à l’ombre de ce tribunal auguste. Loués soient mille fois les heureux inventeurs de cette méthode pieuse, sur laquelle Dieu verse ses bénédictions depuis tant de siècles. Amen.

Je ne vous parlerai pas de l’excellence du poste de confesseur, vous verrez par vous-même que la direction des consciences n’est pas la culture d’un terroir ingrat, quand on sait allier la connaissance du cœur humain, des ressorts qui le font agir, des passions qui l’animent, avec un air composé et dévot, un roulement d’yeux étudié, beaucoup de discrétion, beaucoup de douceur, quelque condescendance pour les faiblesses qu’il faut pardonner à la nature. Vous attirez les bénédictions du peuple, les éloges, les caresses des femmes ; elles vous adorent ; le Dieu dont elles viennent implorer la miséricorde par votre ministère est moins leur Dieu que vous. Je ne vous dirai point quel parti vous devez tirer de ces heureuses dispositions par rapport à votre fortune, votre intérêt seul vous le dictera. Mais le conseil que j’ai à vous donner c’est de plumer impitoyablement ces vieilles douairières, ces vieilles bigotes qui viennent à votre confessionnal moins pour se réconcilier avec Dieu que pour voir un beau moine. Je ne vous demande grâce que pour les jolies, parce que je la leur est faite : mais je me faisais payer d’une autre monnaie.

Une jeune fille, par exemple, ne peut faire de présents ; mais elle peut donner quelque chose de bien plus précieux, son pucelage. Il faut user d’adresse pour lui enlever ce charmant bijou.

Fixez-vous à ces jeunes dévotes : je prévois qu’il n’y a qu’elles qui puissent vous guérir ; gardez-vous cependant de vous livrer sans ménagement à la vivacité que pourrait vous inspirer l’espérance de votre guérison. On court moins de risque à expliquer ses sentiments à une femme que l’usage a aguerrie, qu’à une jeune personne chez qui la passion n’a pas encore triomphé des préjugés de l’éducation. Une femme vous entend à demi-mot ; son cœur a déjà fait la moitié du chemin avant que votre bouche lui ait appris vos désirs. Il n’en est pas de même d’une jeune fille ; mais s’il est plus difficile de la vaincre, la victoire en est bien plus douce. Je vais vous en tracer la route.

Dans toutes, vous trouverez un penchant naturel pour tous les plaisirs de l’amour. Le grand art est de savoir manier ce penchant. Telle qui paraît sous un habit modeste, sous un air mortifié, les yeux baissés et la démarche composée, couvre un feu caché sous la cendre, toujours prêt à s’allumer au premier vent de l’amour. Parlez ; sûres de trouver dans un pareil commerce, dont le mystère met leur réputation à l’abri de la médisance, toutes les douceurs qui peuvent les consoler de leur défaite, elles n’opposeront qu’une faible résistance à vos premières attaques ; pressez, votre victoire est certaine.

D’autres, dont le tempérament est moins vif, moins impétueux, donneront plus d’exercice à votre adresse. Avec celles-ci, mêlez les caresses de l’amant aux remontrances du directeur ; échauffez leur naturel par des discours débités avec art ; informez-vous adroitement des progrès qu’elles ont faits dans la science de se procurer du plaisir ; levez imperceptiblement à leurs yeux le voile qui leur cachait des voluptés inconnues ; découvrez-leur tous les mystères de l’amour ; faites-leur-en des peintures vives et riantes qui piquent, qui échauffent leur sensualité ; montrez-leur le plaisir dans les attitudes les plus séduisantes et dans les situations les plus favorables pour exciter leurs désirs.

Vous m’objecterez peut-être qu’il est difficile de réussir dans la pratique d’un art aussi dangereux ; point du tout, il ne faut que de l’adresse. Je conviens avec vous qu’il serait dangereux d’encenser ouvertement leurs désirs, quelque persuasifs que fussent les raisonnements que leur cœur leur ferait en faveur de votre morale, car le premier sentiment est pour ce qui nous flatte, mais la réflexion ramène à la raison ; cette raison sévère, qui n’adopte que des maximes sévères comme elle, leur ouvrirait les yeux sur le péril qu’elles pourraient courir en vous écoutant. Mais il est mille moyens de concilier leur cœur et leur raison. Que les portraits que vous leur ferez des plaisirs paraissent faits moins pour les engager à s’y livrer que dans la vue de les en détourner ; insistez sur les plaisirs ; soyez court sur les conséquences : la raison s’opposera vainement aux impressions que vos discours feront dans leur cœur. Ces impressions seront toujours dominantes ; on s’en occupera, on les caressera, on voudra goûter de ces plaisirs, on craindra de succomber, on reviendra à vous. Voilà le moment décisif : plaignez-les, flattez leur faiblesse, attendrissez-vous avec elles. Plus de morale, rassurez leur cœur du côté du ciel ; détruisez leurs préjugés du côté du monde ; faites-leur envisager que ce n’est pas un si grand mal que de céder à son penchant ; que les faveurs qu’une fille tendre peut accorder à son amant ne sont rien quand elles sont ensevelies dans l’ombre du secret ; qu’elles n’en rendent la beauté que plus vive et plus piquante, par les nouveaux attraits dont elles l’embellissent ; qu’il est dangereux de garder trop longtemps une fleur qui se fane tous les jours ; qu’il est si doux de la laisser cueillir, que sa perte n’est qu’idéale ; qu’un mari, quelque habile qu’il soit, fût-il éclairé par les yeux de la jalousie même, n’en saurait avoir le moindre soupçon ; ajoutez, d’une manière détournée, qu’il est mille secrets pour empêcher ce que les filles craignent tant, la grossesse, que vous en savez. Arrêtez-vous alors, examinez leur visage, vous le verrez enflammé ; leurs yeux, vous les verrez étincelants ; vous les verrez chancelantes. Laissez tomber négligemment votre main sur leurs tétons ; pressez-les, serrez-leur tendrement la main, lancez-leur des regards passionnés, bientôt vous entendrez leurs soupirs, fidèles interprètes des sentiments de leur cœur. Joignez vos soupirs aux leurs, appliquez un baiser sur leur bouche, offrez-vous alors pour consolateur de leurs peines. L’aveu de ce qui se passe dans leur cœur établit la confiance, on ne rougit plus d’être faible avec un homme qui connaît votre faiblesse, et qui, par la sienne, vous console de la vôtre.

Le discours du Père Siméon m’avait si fort échauffé l’imagination ; il avait été porter à mon cœur de si douces émotions, que presque convaincu, je ne voulus plus douter de la possibilité d’une chose que je n’avais d’abord regardée que comme un badinage.

Je réitérai mes instances auprès du Père, avec plus de vivacité que je ne l’avais fait la première fois, et bientôt, par son canal, j’obtins ce que je demandais.

Il me tardait de me voir érigé en médiateur entre les pécheurs et le Père des miséricordes. Je me faisais une peinture charmante du plaisir que j’allais avoir à entendre la confession d’une jeune fille timide qui n’aurait pas laissé de donner à son tempérament les petites satisfactions qu’il aurait exigées d’elle. Je fus au confessionnal prendre possession de mon poste.

On dit qu’un grand philosophe avait la faiblesse de rentrer chez lui et d’y rester toute la journée, quand, en sortant le matin, une vieille était la première personne qui s’offrit à ses yeux. Si l’exemple du philosophe avait été une règle pour moi, j’aurais sur-le-champ déserté le confessionnal ; cependant je tins bon, et je m’armai de courage contre l’ennui véritable que devait me causer la confession d’une vieille qui se présenta pour ma première pratique.

J’essuyai patiemment un déluge de balivernes, que je payai par des maximes de morale si consolantes, par un patelinage si adroit que ma vieille, charmée, m’aurait sur-le-champ donné des marques de sa satisfaction, si heureusement le grillage ne s’était trouvé entre nous. Mais pour me dédommager, elle me voua un attachement à l’épreuve de toutes les tentatives que les autres directeurs pourraient faire pour la détacher de moi. Je lui passai son transport en faveur du profit que j’en pourrais tirer, car lui voyant un air aisé, je la mis sur-le-champ dans la classe de ces vieilles douairières dont le Père Siméon m’avait parlé. Allons, dis-je en moi-même : Bon pour plumer. Pour cela, il fallait sonder le terrain. Elle était grande babillarde ; je la mis adroitement sur le chapitre de sa famille. Grandes invectives d’abord contre un traître de mari, qui portait ailleurs un bien qui lui appartenait. La bonne dame paraissait blessée dans l’endroit sensible. Autres invectives contre un fripon de fils, qui suivait l’exemple de ce mari perfide. Tous ses éloges furent pour sa fille ; c’était toute sa consolation ; une fille d’une dévotion édifiante, d’une pureté de mœurs angélique ; une fille toujours retirée dans sa chambre pour être plus éloignée de tout commerce avec le monde ; une fille dont toute l’occupation, tous les plaisirs étaient le travail et la prière, qui ne sortait que pour venir à l’église.

— Ah ! ma chère sœur, m’écriai-je alors d’un ton de tartufe, que vous devez être charmée de vous voir revivre dans une pareille fille ! Mais cette sainte âme vient-elle à notre église ? Que je serais heureux si j’étais édifié par son exemple !

— Vous la voyez tous les jours ici, me répondit la vieille. Quelle que soit sa dévotion, sa beauté est encore plus frappante, mais dois-je parler de beauté devant vous qui êtes des saints ? Vous méprisez cela.

— Ah ! ma chère sœur, repris-je, nous croyez-vous assez injustes pour refuser une admiration légitime à la beauté des ouvrages du Créateur, surtout quand ce qu’ils ont de mondain se trouve réparé par tant de vertus célestes ?

Là-dessus, ma vieille, enthousiasmée du tour que je venais de donner à ma curiosité, me fit le portrait de sa sainte, et je la reconnus pour une brune piquante qui se trouvait régulièrement à tous nos offices. Père Siméon, me dis-je alors, voilà de nos dévotes ; ménageons celle-ci ; elle pourrait bien vous rendre prophète. J’aurais peut-être effarouché la mère, si dans la première conversation, je l’avais engagée à faire ranger sa fille au nombre de mes pénitentes ; je remis cela à une seconde séance, et pour gagner ma vieille, je lui donnai une absolution générale, tant pour le passé que pour le présent. Je l’aurais même donnée pour l’avenir, si elle avait voulu : cela ne coûte rien. Je l’engageai cependant à venir se rafraîchir souvent dans les eaux de la pénitence. Ainsi finit ma première expédition.

Il me semble que je vous entends crier : « Allons, dom Bougre, vous voilà dans le bon chemin ; vous êtes en train de vous guérir, à ce qu’il paraît ». Oui, lecteur, oui, la sainteté du caractère dont je viens d’être revêtu commence à opérer ; Dieu soit loué ! Que la grâce est puissante ! Je bande déjà assez pour me faire croire que je banderai bientôt davantage.

Je ne manquai pas le lendemain d’aller à l’office : on s’imagine bien à quelle intention. Je vis ma brune qui priait Dieu de tout son cœur. La voilà, me dis-je, cette charmante enfant, ce modèle de toutes les vertus ! Ah ! quel plaisir de croquer un morceau aussi délicat ! Quel ravissement de donner à cela la première leçon du plaisir amoureux ! Vivat ! je suis guéri, je bande comme un Carme (pourquoi ne pas dire comme un Célestin ? Valent-ils moins que les autres ?) Mais ma dévote me regarde : sa mère lui aurait-elle parlé de moi ? Ah ! vite, apaisons le feu que sa vue nous inspire, branlons-nous. Le roulement d’yeux que me causait le plaisir fût pris pour un excès de dévotion.

Le plaisir que j’avais en me branlant à l’intention de ma dévote, m’était un garant sûr de celui que j’aurais si j’en pouvais faire davantage. J’attendais de mon adresse un bonheur que le hasard me procura quelques jours après.

J’étais un jour sorti du couvent. Le portier, quand je rentrai, me dit, en m’ouvrant la porte, qu’une jeune dame m’attendait au parloir depuis deux heures, et voulait absolument me parler. J’y courus. Quelle fut ma surprise en reconnaissant ma dévote. Sitôt qu’elle me vit, elle vint avec précipitation se jeter à mes pieds.

— Ayez pitié de moi, mon Père, me dit-elle en versant des larmes dont l’abondance l’empêcha d’en dire davantage.

— Qu’avez-vous donc ? ma chère fille, lui demandai-je, en la relevant avec empressement. Parlez avec confiance, le Seigneur est bon, il voit vos larmes, elles ont eu leur effet, et déjà il vous a fait miséricorde. Ouvrez votre cœur à son ministre.

Elle voulut parler, ses sanglots l’en empêchèrent, elle tomba évanouie entre mes bras. Embarrassé de cet accident j’aurais été assez sot pour aller chercher du secours ; déjà même j’avais fait quelques pas : la réflexion me fit revenir.

— Où vas-tu, me dit-elle ; attends-tu une plus belle occasion ?

Je m’approchai de ma dévote, je la délaçai, je lui découvris la gorge. Jamais plus beau sein ne s’était offert à ma vue. En écartant sa robe et sa chemise, je crus ouvrir le paradis. Je fixai mes yeux sur deux globes gros, blancs et fermes comme le marbre ; j’avais beau les presser, je ne pouvais les faire toucher. Je les baisais, je les pressais contre mes joues ; je collais ma bouche sur sa bouche ; je réchauffais son souffle. Sur-le-champ, emporté par un mouvement dont je n’aurais pu me rendre raison à moi-même, je courus à la porte de la rue. J’affectai de l’ouvrir et de la refermer, comme si je venais de conduire quelqu’un dehors. Je revins à ma dévote, je la pris dans mes bras, je la pressai amoureusement. Une palpitation subite me saisit.

Je la quittai, je restai tremblant à la considérer ; et tout à coup, soufflant ma lumière, je repris ma chère dévote dans mes bras. Amour ! m’écriai-je, seconde-moi ! Je gagnai ma chambre avec ce cher fardeau. Dieux ! qu’il était léger ! Je le mets sur mon lit, je ferme ma porte, je rallume ma bougie et je reviens, plus tremblant que je ne l’avais encore été, considérer ma proie. Tous mes mouvements ne lui avaient pas fait reprendre ses esprits. Je découvre toute sa gorge, je lève ses jupes, j’écarte ses cuisses ; un sentiment délicieux combat contre ma lubricité. Je m’arrête, j’examine, j’admire. Quel voluptueux spectacle ! L’amour et les grâces se trouvaient sur toutes les parties de son corps. Blancheur, embonpoint, fermeté, délicatesse, tout y charmait, tout était fait au tour. Le blanc parsemé de petites veines bleues, qui montraient la finesse de la peau ; le noir d’un poil plus doux que le velours ; le vermeil d’un con ménagé avec les nuances les plus heureuses, formaient un contraste parfait, et me faisaient douter laquelle de ces couleurs contribuait le plus à la perfection d’un tableau qui m’enchantait. Apelle, toi qui travaillas pendant dix ans à rassembler les traits des beautés les plus parfaites de la Grèce, si ma dévote s’était offerte à tes yeux, tu l’aurais peinte, et la divinité que tu voulais représenter en eût été jalouse !


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Las d’admirer sans jouir, je portai la bouche et les mains avec fureur sur ce que je venais de voir ; mais à peine y eus-je touché que mon aimable dévote poussa un grand soupir et commença à donner un signe de connaissance en portant sa main où elle sentait la mienne. Je la baise, ma bouche reste collée sur sa bouche. Ma dévote veut se débarrasser, elle me repousse. Surprise, effrayée de se trouver sur un lit dans une chambre, elle jette des regards inquiets, elle cherche à pénétrer en quel lieu elle est, elle veut parler, sa langue est embarrassée. L’ardeur qui me brûle produit sur moi le même effet ; je ne la quitte pas. Elle fait des efforts pour s’arracher de mes bras, je lui résiste, je la renverse. Elle se relève furieuse, elle se jette à mon visage, elle veut le déchirer, elle mord, elle frappe, tout son corps s’agite, la sueur coule sur ses joues animées. Rien ne m’arrête. J’appuie ma poitrine sur sa poitrine, mon ventre sur son ventre ; je tâche, par mon poids, de la fixer sous moi ; je laisse faire à ses mains tout ce que la fureur et l’ardeur de se défendre lui inspirent ; j’emploie les miennes à lui écarter les cuisses. Elle les serre opiniâtrement, je désespère de triompher ; la rage augmente ses forces, la passion diminue les miennes. Je m’excite, je les réunis, j’écarte les cuisses, je lâche mon vit qui ne sent pas plutôt que j’ai déboutonné ma culotte qu’il s’échappe avec la même impétuosité qu’un arbre se redresse quand on coupe la corde qui le tenait courbé vers la terre. Je l’approche du con, je pousse, il entre ! Toute la fureur de ma dévote s’évanouit, elle me serre entre ses bras, me baise, ferme les yeux et tombe pâmée. Je ne me connais plus, rien ne m’arrête, je pousse, je repousse, j’approche du but, je l’atteins, j’y touche, j’inonde le fond de son con d’un torrent de feu. Elle redécharge. Nous restons sans connaissance. Nos esprits avaient abandonné le reste de notre corps pour se porter dans un endroit où le plaisir régnait avec un sentiment si vif. L’aimable compagne de ma volupté revint bientôt à elle-même mais ce ne fut que pour m’inviter par ses caresses à la replonger dans le même état. Elle me passe les mains autour du col ; elle me baise tendrement. J’ouvre les yeux, je les fixe sur elle. Les siens sont languissants, ils se troublent, ils s’égarent ; son con s’enflamme. C’est une fournaise, mon vit brûle.

— Ah ! me dit-elle, le plaisir me suffoque ; je meurs !

Ses membres se roidissent, elle donne un coup de cul, j’en rends deux, nous déchargeons encore…

Nous répétâmes sans discontinuer, jusqu’à ce que la nature, trop faible pour l’ardeur de nos désirs, refusât d’y répondre, et nous forçât de lui donner quelque relâche. Je profitai de ce moment pour courir à la cuisine, où l’on me donna, sur ce qui devait aller à l’infirmerie, de quoi réparer les forces de plus d’un malade. Je dis que je l’étais. Je revins à ma chambre. Je trouvai ma chère dévote plongée dans la tristesse ; je la dissipai par mes caresses, et j’attendis que nous eussions satisfait un besoin plus pressant pour m’informer du sujet de son chagrin. Nous soupâmes le plus commodément qu’il fût possible, et sans faire beaucoup de bruit, de crainte qu’on ne s’aperçut du trésor que je cachais, et qu’il ne fut confisqué au profit de la piscine, suivant les règles de l’Ordre.

Comme nous étions tous deux extrêmement fatigués, nous songeâmes plutôt à nous reposer qu’à causer. Quand nous eûmes fini notre repas, nous nous mîmes au lit : mais nous ne nous vîmes pas plutôt nus, que le repos s’enfuit bien loin de nous : je portai la main au con de ma dévote, source et tombeau des délices que j’avais goûtées ; elle porta la sienne à mon vit, et, admirant sa grosseur, sa longueur, la fermeté de mes couilles :

— Ah ! me dit-elle, je ne suis plus surprise que tu m’aies réconciliée avec un plaisir que j’avais résolu de haïr !

Je songeais moins à lui en demander la cause qu’à lui faire sentir, en le lui faisant goûter de nouveau, qu’elle avait eu tort de former une pareille résolution. Elle me reçut avec une vivacité qui m’aurait ranimé dans les bras de la mort même. Nos culs se levaient et se baissaient comme des flots agités par l’orage ; nos corps étaient comme deux barres d’acier qui sortent de la fournaise. Nous nous tenions si étroitement embrassés, qu’à peine pouvions-nous respirer. Il semblait que nous craignissions que le moindre intervalle n’anéantît nos plaisirs. Le lit ne pouvait plus soutenir nos secousses, il suivait l’impression de nos corps, il craquait effroyablement. Une douce ivresse succéda bientôt à nos efforts, et nous nous endormîmes couchés l’un sur l’autre, étroitement serrés, langues en bouche et vit en con.

L’aurore nous trouva dans la même posture où nous nous étions endormis, et soit que l’imagination, agissant sur nos corps pendant le sommeil, eût fait distiller cette eau délicieuse qui annonce par sa quantité le degré du feu intérieur, soit que nous eussions déchargé machinalement, nous nous réveillâmes tout trempés, les draps étaient inondés, et le matelas même avait participé à nos plaisirs. Nous ne fûmes pas longtemps à les renouveler. Le repos m’avait rendu assez de forces pour vous faire penser que je m’en acquittai monacalement. Je ne dirai pas combien de fois : je n’eus pas la peine d’enconner. Je passe rapidement à vous informer du sujet qui avait jeté ma dévote entre mes bras.

Je lui voyais un air d’inquiétude et de tristesse qui me pénétrait. Je la priai tendrement de s’expliquer et d’être persuadée que je remédierais à sa douleur, à quelque prix que ce fût.

— Perdrai-je ton cœur, cher Saturnin, me dit-elle en me regardant languissamment, quand je t’avouerai que tu n’es pas le premier qui m’ait fait goûter les plaisirs de l’amour ? Rassure mon cœur contre une crainte dont il ne peut se défendre, et qui vient, malgré moi, de répandre sur mon visage une tristesse que je n’ai pu te cacher. Oui, c’est cette seule crainte qui m’inquiète à présent ; celle de mon sort ne m’occupe plus, puisque je suis avec toi.

— Oses-tu, lui répondis-je, te défier des charmes que tu étales à mes yeux ? Que tu en connais peu le prix, si tu doutes de leur effet ! Oui, l’ardeur qu’ils m’inspirent est trop forte pour ne pas s’indigner d’une pareille crainte. Que tu me connais peu ! Si un préjugé ridicule a mis une différence entre une fille foutue et une fille à foutre, ce préjugé n’est pas ma règle. La beauté, pour en avoir charmé d’autres, doit-elle perdre le droit de nous charmer ? Quand tu l’aurais fait avec toute la terre, n’es-tu pas toujours la même, n’es-tu pas toujours une fille adorable, en serais-tu moins précieuse à mes yeux ? Les plaisirs que tu as donnés à d’autres ont-ils altéré la vivacité de ceux que tu viens de me donner ?

— Tu m’enlèves, me répondit-elle, je ne fais plus de difficulté de t’apprendre des infortunes que tu viens de faire cesser.

Suite de l’histoire de la Sœur Monique

Mon malheur a sa source dans mon cœur, dans un penchant insurmontable que la nature m’a donné pour le plaisir. L’amour est mon centre, c’est ma divinité, je suis faite, je ne respire que pour lui.

Une mère injuste et cruelle s’était imaginée que sa volonté devait me tenir lieu de vocation pour le cloître. Trop timide pour oser mettre mon goût en concurrence avec ses ordres absolus, je ne fis parler que mes larmes ; elles ne l’attendrirent pas ; j’entrai, je pris le voile. Le moment fatal où je devais prononcer l’arrêt de ma mort approchait : je frémis à la vue du serment que j’allais faire. L’horreur d’une prison telle que le couvent, et le désespoir d’être éternellement privée de mon unique bien me plongèrent dans une maladie qui aurait terminé mes peines, si ma mère, enfin touchée de mon état malheureux, ne s’était reproché sa dureté. Elle était elle-même pensionnaire dans le couvent où elle voulait que je prisse l’habit. Un projet de retraite, qu’elle avait conçu sans consulter son cœur, l’y avait amenée : la réflexion l’en retira. Les femmes, quelques vertueuses qu’elles soient, ne renoncent pas au plaisir, ne se voyent pas vieillir sans chagrin ; c’est un sentiment naturel que leurs efforts peuvent bien dissimuler, mais qu’ils n’arracheront jamais de leur cœur. Ma mère, jugeant, par la violence que son tempérament lui faisait, de celles que je devais essuyer du mien, consentit à me tirer de mon cachot, et reparut bientôt dans le monde sur le pied d’une femme qui se consolerait aisément de la perte du défunt dans les bras d’un cinquième mari.

Connaissant le génie de ma mère, je jugeai sagement qu’il serait dangereux pour moi de me trouver en rivalité avec elle. J’étais bien persuadée, et je pouvais l’être sans vanité, qu’un amant qui se présenterait ne balancerait pas entre nous deux, et c’était cette préférence que je redoutais. Je compris que les plaisirs de l’amour, quoique goûtés dans le mystère n’en étaient ni moins vifs ni moins piquants ; que la retraite pouvait me procurer ces plaisirs aussi aisément que le grand monde. Je n’agis plus qu’en conséquence de ce système, et je passai bientôt pour une dévote du premier ordre. J’étais charmée du progrès de mon stratagème, et je ne songeais qu’à nouer quelque intrigue secrète à l’ombre de cette haute réputation de vertu où je m’étais mise. Cette réputation parut équivoque à un jeune homme que j’avais autrefois vu à la grille. Il m’était arrivé une aventure cruelle à son sujet…

J’interrompis en cet endroit ma dévote. Je me rappelais ce que Suzon m’avait autrefois appris de la Sœur Monique, son aversion pour le couvent, sa passion pour l’amour, la scène qu’elle avait eue avec Verland, le caractère, le séjour que sa mère avait fait dans le couvent, je confrontai le portrait de cette Sœur avec le charmant minois que j’avais devant les yeux. J’allai plus loin. Je me ressouvenais que Suzon m’avait dit que la Sœur avait le clitoris un peu long. Dans l’espérance de trouver à ma dévote ce dernier signe qui devait confirmer mes soupçons, je la fis coucher sur le dos, et lui examinant le con avec une attention que la passion ne m’avait pas encore permise, j’y trouvai ce que je cherchais, un petit clitoris vermeil, un peu plus long que les femmes ne l’ont ordinairement, et qui semblait n’être placé dans cet endroit charmant que pour augmenter les plaisirs qu’il donnait.

Ne doutant plus que ce ne fût elle, je l’embrassai avec un nouveau transport.

— Chère Monique, lui dis-je, aimable sœur, est-ce toi que mon bonheur m’envoie ?

Elle se débarrassa de mes bras, et me regardant avec une surprise inquiète, elle me demanda qui pouvait m’avoir appris le nom qu’elle portait au couvent.

— Une fille, lui répondis-je, dont la perte m’a coûté bien des larmes, et à qui tu n’avais caché aucun de tes secrets.

— Ah ! s’écria-t-elle, je reconnais Suzon à ce portrait. Elle m’a trahie !

— Oui, lui répondis-je, c’est elle ; mais c’est un secret qu’elle n’a jamais révélé qu’à moi, et pour t’engager davantage à lui pardonner, je t’avouerai que ce n’est qu’à mes importunités que je dus la confiance de cette chère sœur.

— Comment, reprit Monique, tu es le frère de Suzon ? Ah ! je ne me plains plus d’elle, et si je le faisais, je me mettrais dans la nécessité de la défendre contre les plaintes que tu en pourrais faire à ton tour, car elle ne m’a pas caché ce qui lui était arrivé avec toi.

Nous nous attendrîmes ensemble sur le sort de notre malheureuse Suzon, et la Sœur Monique reprit ainsi le fil de son discours :

— Puisque Suzon t’a tout dit, qu’elle t’a conté mon aventure avec Verland, tu dois te douter que c’est de lui que je veux te parler à présent.

Ma métamorphose l’avait surpris ; il m’avait vue à la grille, vive, ardente, coquette : une absence de plusieurs années ne m’avait pas fait sortir de son souvenir. Le bruit que faisait ma dévotion était dans toute sa force quand il revint. Il ne voulut en croire que ses yeux sur ce prétendu changement. Il me vit à l’église, et l’amour lui fit bientôt un devoir d’une exactitude à m’y suivre, qu’il n’avait prise d’abord que pour un simple mouvement de curiosité.

Ma feinte dévotion ne m’empêchait pas de lancer à la dérobée des regards curieux sur ce qui m’environnait ; je l’aperçus, je sentis les plus vives émotions, je rougis à la vue d’un homme qui avait autrefois été témoin de toute ma faiblesse, et je rougis encore plus de ne pouvoir lui cacher les dispositions où mon cœur était de retomber dans la même faute. L’âge, en tempérant sa vivacité, n’avait rendu ses grâces que plus mâles et plus touchantes. Sa présence ralluma mes désirs ; ils m’entraînaient tous les jours au même endroit, et tous les jours je l’y voyais, aussi attentif à me regarder et aussi tendre dans ses regards. Je m’étais fait violence pour contraindre les miens la première fois que je l’avais vu ; son assiduité me rendit à la fin cette violence impossible : je ne lui cachai plus ce qui se passait dans mon cœur, et mes yeux lui firent sentir combien j’étais mécontente de sa lenteur à m’apprendre de bouche les mouvements du sien. Il m’entendit, et profitant un jour du moment que j’allais sortir de l’église, au désespoir de l’inutilité de mes avances, il me suivit dans un détour obscur et solitaire par où j’allais passer ; il m’aborda d’un air timide et me dit :

— Charmante Monique, un homme qui, pour la première fois qu’il a eu le bonheur de vous voir, a mérité votre colère, peut-il aujourd’hui, sans courir le même risque, se présenter à vos yeux ? Ah ! si le repentir le plus vif peut me faire oublier ma faute, vous devez me voir sans indignation !

Sa voix était tremblante. J’eus pitié de lui. Je lui répondis que le galant homme faisait oublier l’imprudence du jeune homme.

— Vous ne connaissez pas toutes mes fautes, reprit-il ; votre bonté vient de me pardonner un crime ; j’ai plus besoin que jamais de cette bonté, puisque je me suis rendu coupable d’une nouvelle offense.

Il se tut après ces mots, et, quoique je l’entendisse, je lui répondis que je ne connaissais pas cette nouvelle offense dont il voulait me parler.

— Celle de vous adorer, me répliqua-t-il, en collant un baiser sur ma main, que je n’eus pas la force de retirer.

Je lui fis connaître par mon silence que ce nouveau crime n’était pas inexcusable, et dans la crainte de m’ouvrir trop à une première entrevue, je le quittai, charmée de l’aveu d’un amour que le mien avait déjà prévenu.

J’étais persuadée que si Verland était sincère, il trouverait facilement l’occasion de m’en donner de nouvelles assurances ; il pénétra le motif de ma retraite, et n’affecta pas de la troubler par une obstination qui pourrait me déplaire. Il me laissa partir en souriant. J’entendis ses soupirs et les miens lui répondaient au fond de mon cœur.

Que te dirai-je ? Une seconde entrevue lui valut l’aveu d’une tendresse réciproque et mon consentement aux démarches qu’il me demanda la permission de faire auprès de ma mère pour en obtenir ma main. Elle la refusa ; j’en fus au désespoir. Son refus irrita mon amour ; Verland en était accablé. Nous nous étions ôté, par une démarche imprudente, toute espérance, et, pour comble d’horreur, ma mère était devenue ma rivale. Elle se trahit elle-même par les éloges continuels qu’elle faisait de Verland. Le caractère de dévote qu’il fallait soutenir m’ôtait la liberté de lui demander la raison du refus qu’elle avait fait d’un homme à qui elle trouvait tant de perfections. Ainsi, triste victime de la dévotion et de l’amour, j’étais réduite à la dure nécessité de dévorer ma douleur, et de ne laisser paraître sur mon visage qu’une indifférence qui rendait mes peines plus cruelles. Je n’y pus pas résister. J’étais furieuse contre ma mère, j’étais furieuse contre moi-même, mon amour était devenu capable de tout entreprendre. On ne me soupçonnait pas de voir Verland, et je le voyais tous les jours. Je ne pouvais plus vivre sans lui ; il ne pouvait plus vivre sans moi. Croirais-tu que jusqu’alors j’eus assez de pouvoir sur moi-même pour ne pas céder à ses instances, et pour rejeter, quoique ce fut le but de tous mes désirs, le seul moyen de mettre ma mère à la raison ? Mais, attendrie par les larmes de mon amant, pressée par son amour, vaincue par mon penchant, je prêtai l’oreille à la proposition qu’il me fit de m’enlever : nous convînmes du jour, de l’heure et des moyens.

La violence de mon amour ne me laissait voir que les plaisirs que je goûterais avec mon amant. L’antre le plus affreux me paraissait un lieu enchanté, pourvu que j’y fusse avec lui. Le jour arriva. Je me disposais à m’aller jeter dans ses bras, j’allais sortir, un bras invisible m’arrêta, ma passion avait jonché de fleurs la route du précipice où j’allais m’abîmer, mais quand je fus arrivée sur le bord, quand j’eus porté les yeux sur sa profondeur, elle m’effraya, je reculai, étonnée, et rougissant de mon peu de courage, je voulus vaincre ma timidité, je voulus étouffer ma raison ; elle triompha, je cédai, je rentrai. Mes larmes coulèrent alors en abondance. Indignée de ma lâcheté, je faisais de nouveaux efforts, je m’encourageais et je m’effrayais. Mon âme était dans un accablement qui ne peut être comparé qu’à celui que je prouvai hier. Cependant l’heure avançait : il fallait me déterminer. Quel parti prendre ? Hélas ! j’étais dans un désespoir stupide, qui m’ôtait jusqu’à la liberté de penser. Un rayon de lumière m’éclaira dans le moment et me rendit toute ma tranquillité : je vis un moyen d’être à mon amant et de tirer de ma mère une vengeance qui ne laisserait rien à désirer à mon cœur. Hélas ! à quoi m’a servi tant de prudence ? À me plonger dans l’abîme où je craignais de tomber ! Peut-être aurais-je été plus heureuse dans une terre étrangère, où, toute à moi-même, n’ayant pour guide que mon cœur, pour principe que mon amour pour un mari qui m’aurait adorée, je n’aurais pas connu la contrainte, je n’aurais pas été esclave de ces apparences qui m’ont perdue ! Mais pourquoi m’abuser ? J’aurais porté dans un climat étranger le même cœur, la même fureur pour l’amour, et ce caractère m’y aurait perdue, comme il l’a fait ici.

Je fis à Verland le signe dont nous étions convenus, en cas que je ne pusse pas exécuter le projet. Je remis à la première entrevue à l’informer de mes raisons, et cette entrevue ne fut différée que jusqu’au lendemain. Nous nous trouvâmes à l’église, il m’aborda sans pouvoir me dire un mot, mais son visage exprimait tout ce qu’il sentait. J’en fus effrayée.

— M’aimez-vous ? lui dis-je.

— Si je vous aime ! me répondit-il avec un transport de désespoir qui l’empêcha d’en dire davantage.

— Verland, repris-je, mon cher Verland, je lis votre douleur dans vos yeux, mon cœur en est lui-même déchiré ; plaignez-moi, plaignez-vous d’un défaut de courage qui nous arracherait pour toujours à notre passion, si le désespoir ne m’avait fait trouver un moyen de nous conserver l’un à l’autre. Quand je vous demande si vous m’aimez, ce n’est pas que je doute de votre amour, mais je tremble que vous ne vouliez pas m’en donner la seule preuve qui puisse m’en assurer… Arrêtez, lui dis-je, voyant qu’il voulait parler, vous voulez me faire des reproches, vous ne m’en feriez que d’injustes. Je vous le répète, je ne doute pas de votre amour, vous ne doutez pas du mien, mais hélas ! de quoi nous servira-t-il de brûler d’une flamme inutile, puisqu’une mère cruelle nous refuse la satisfaction que nous lui demandons ? Ah ! Verland, le rouge qui me couvre le visage ne vous dit-il pas quel est le moyen que je prétends employer ?

— Chère Monique, me dit-il, en me serrant tendrement le bras contre la bouche, ton amour te fait-il enfin sentir la nécessité d’une chose que je t’ai proposée tant de fois inutilement ?

— Oui, lui répondis-je, votre amour n’aura plus de plaintes à me faire, il n’est plus temps de vous déguiser la force de mes désirs, ils sont à leur comble, mais pour nous rendre heureux, je n’attends qu’un mot de votre bouche.

— Parlez, interrompit-il vivement ; que faut-il faire ?

— Épouser ma mère, lui répondis-je.

La surprise lui coupa la parole ; il me regardait avec des yeux égarés.

— Épouser votre mère ! me dit-il enfin, Monique, que me proposez-vous ?

— Une chose, lui répondis-je, irritée de son étonnement, dont je suis au désespoir de vous avoir parlé. Je vois par la froideur avec laquelle vous recevez une proposition qui m’a coûté des torrents de larmes, ce que je dois penser de votre amour ; votre indifférence m’éclaire sur l’indignité de ma passion. Ciel ! ai-je pu concevoir de pareils sentiments pour un homme que sa lâcheté en rend indigne ?

— Monique, reprit-il tristement, ma chère Monique, aies pitié de ton amant. À quoi veux-tu le réduire ?

— Ingrat ! lui répondis-je, quand j’ose surmonter l’horreur que m’inspire la pensée de te voir dans les bras de ma rivale, quand, pour tromper une mère barbare, pour me livrer à tes désirs avec plus de facilité, pour jouir continuellement du plaisir de te voir, pour recevoir à tous moments tes caresses, je sacrifie ma gloire, j’immole à ton bonheur ce que j’ai de plus cher, je suis insensible aux fureurs de la jalousie, j’étouffe les remords de mon cœur, tu trembles ! Ai-je plus de force que toi ? Non ; mais tu n’as pas tant d’amour.

— C’en est fait, me dit-il alors, tu triomphes ; j’ai honte de mon irrésolution. Les remords ne sont pas faits pour des cœurs aussi passionnés que les nôtres.

Charmée de son courage, je ne dus qu’au lieu où nous étions, et à la crainte d’être surprise, la force de lui refuser un témoignage de ma reconnaissance, que je ne remis qu’au jour de son mariage. Peut-être n’aurais-je pas eu la force de l’attendre, si l’impatience de ma mère n’eût pas été aussi vive que la mienne. Verland lui avait offert ses vœux. Ravie d’une conquête qu’elle croyait ne devoir qu’à ses charmes, elle se hâta d’en recueillir les fruits : ils n’étaient pas faits pour elle. Le mariage se célébra ; la joie que j’en témoignai m’attira de ma mère mille caresses que je payai par d’autres qui étaient moins sincères. Mon cœur se soûlait d’avance des plaisirs de l’amour et de la vengeance. Verland parut, il était adorable ; mille grâces nouvelles animaient toutes ses actions ; le moindre sourire m’enchantait ; les paroles les plus indifférentes m’enflammaient ; à peine pouvais-je contenir les désirs qui m’entraînaient dans ses bras. Au milieu du tumulte, il trouva moyen de s’approcher et de me dire :

— J’ai tout fait pour l’Amour, ne fera-t-il rien pour moi ?

Un coup d’œil fut ma réponse. Je sortis de la salle, il s’échappa, tout favorisait notre fuite. J’entre dans ma chambre, il m’y suit ; je m’élance sur mon lit, il se précipite sur moi. Ma voix s’affaiblit, l’expression me manque, les peintures se refusent à mon imagination. Dispense-moi de te faire le récit des plaisirs que je goûtai ; un seul mot suffit pour te les faire connaître : toi seul, cher Père, toi seul as été plus loin. Ô ma mère ! m’écriai-je au milieu de nos transports, que ton injustice va te coûter cher !

Mon amant était un prodige ; une heure que nous restâmes ensemble ne vit pas un moment d’intervalle. En vain les forces lui manquaient ; semblable à Antée, qui, luttant avec Hercule, ne faisait que toucher la terre pour réparer les siennes, mon amant me touchait et revenait à la charge avec plus de vigueur.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

On nous cherchait déjà depuis longtemps ; on était même venu frapper à ma porte. Il fallut nous séparer, de peur de nous rendre suspects. Verland se glissa dans le jardin et fit semblant de dormir sur le gazon, où on le trouva, comme il l’avait prévu. On lui fit la guerre, on le railla. Un feint étourdissement vint à son secours ; il dit que, pour ne point troubler les plaisirs, il s’était retiré sans parler. La fatigue de l’exercice qu’il venait de faire, en lui donnant un air abattu, aidait à faire croire ce qu’il disait.

Ne doutant pas que l’on ne vint encore me chercher, et que si on apercevait quelque jour à ma porte, on ne manquerait pas d’en profiter pour voir si j’étais dans ma chambre, je dérangeai la portière qui bouchait le trou de la serrure, et entendant venir quelqu’un, je me mis à genoux à demi-prosternée vis-à-vis d’un crucifix. Cela fit l’effet que j’en avais espéré : on crut que la dissipation des plaisirs n’avait pas été capable de déranger mes exercices de piété ordinaire. On en conçut une nouvelle estime, j’ose dire une espèce de vénération pour moi. Enfin, assez remise de mes travaux amoureux pour ne donner aucun soupçon, je fus rejoindre la compagnie et j’affectai de me prêter par complaisance à des divertissements dont le plus doux avait déjà été pour moi.

Dès que j’eus formé le dessein de marier ma mère avec mon amant, je m’appliquai à disposer tout pour nous faciliter les moyens de nous voir, et pour prévenir toute surprise lorsque nous serions ensemble ; j’affectai un redoublement de dévotion, et de ne vouloir pas être interrompue dans mes exercices. J’accoutumai tout le monde à ne point frapper à ma porte, dès que la clef n’y était pas ; Verland, de son côté, accoutuma ma mère à ne le pas voir fort assidu auprès d’elle. Il prétextait des affaires et se coulait dans ma chambre. Nos plaisirs, enfants de la contrainte et du mystère, ne se sentaient pas encore, après un an, des dégoûts, fruits ordinaires de la liberté. Je les aurais crus éternels, j’aurais juré que tous les hommes ensemble n’y pouvaient rien ajouter : un moment me détrompa.

Je rencontrai un jour une jeune personne que j’avais connue autrefois ; je lui demandai ce qu’elle faisait en cette ville. Elle me dit qu’elle n’y était attachée à personne. Je la pris à mon service en qualité de femme de chambre. Mais, cher Père, est-ce avec toi que je dois feindre ? Je me reproche déjà cette dissimulation. Apprends que cette prétendue femme de chambre n’était autre que Martin, dont ta sœur a dû te parler en te contant mon histoire.

Je ne l’avais pas vu depuis notre séparation. Il était encore aussi joli, aussi aimable ; son menton était à peine couvert de quelques petits poils follets, blonds, que j’avais grand soin de lui couper exactement. Martin était une jolie fille aux yeux de tout le monde ; et ce n’était que pour moi qu’il était un homme d’un prix inestimable.

Je n’avais pas fait mystère à Martin de mon intrigue avec Verland. Trop heureux de me posséder, il ne s’embarrassait pas de partager ma possession avec un second. J’étais charmée de sa docilité, je l’étais encore plus de sa vigueur. J’avais arrangé sagement mes plaisirs : Verland avait le jour, et Martin la nuit. Ainsi les jours se levaient pour moi sereins et délicieux, et ils ne disparaissaient que pour faire place à des nuits aussi voluptueuses. Jamais mortelle n’a joui d’une félicité plus parfaite : mais le sort des plaisirs est d’être de peu de durée, et leur mesure est celle des tourments dont leur perte nous accable.

Martin, comme je te l’ai dit, pouvait passer pour une jolie fille sous son habillement. L’ingrat Verland (hélas ! pourquoi le traiter d’ingrat ? n’étais-je pas moi-même la première coupable, et si mon inconstance était inconnue, mon cœur en était-il moins criminel ?) Verland trouva des charmes à ma prétendue femme de chambre, et négligea sa maîtresse. Dédommagée par les plaisirs de la nuit, je ne m’étais pas encore aperçue du vide que l’indifférence de Verland commençait à mettre dans ceux du jour. Mes jeûnes se multipliaient insensiblement. Verland possédait si bien l’art de me persuader, que je me croyais trop heureuse qu’il voulût bien m’alléguer des motifs de son absence. Je voulais quelquefois le gronder, il paraissait : un sourire, un baiser, une caresse faisaient évanouir ma colère. Un jour de repos me le rendait plus vigoureux. Il en vint jusqu’à me faire croire que l’intérêt de notre plaisir rendait ses absences nécessaires. J’y consentis, et l’infatigable Martin remplissait ces jours de relâche.

Hier, jour infortuné, et dont je ne dois me souvenir que pour le détester, hier était un jour de repos pour Verland. Renfermée seule avec Martin, et n’ayant pour témoin que l’amour, nous n’écoutions que ses conseils. J’étais couchée sur mon lit, la gorge nue, les jupes levées et les cuisses écartées, j’attendais que Martin reprît ses forces. Il était nu, et, pressant ma cuisse droite entre ses cuisses, me tenait d’une main les tétons et, de l’autre, caressait ma cuisse gauche. Tandis que ses yeux et sa bouche cherchaient à rallumer son ardeur, Verland, que nous n’attendions pas, entra et nous surprit dans cette attitude. Il eut le temps de fermer la porte et d’accourir à nous avant que la frayeur nous eût permis de changer de posture.

— Monique, me dit-il, je ne blâme pas tes plaisirs, mais tu dois avoir la même complaisance pour moi : j’aime Javotte (c’était le nom que Martin avait pris), je me sens des forces suffisantes pour vous contenter toutes deux.

Dans le moment, il veut embrasser Martin, il le tire de mes bras, il porte la main et trouve… Quelle surprise ! Sans lâcher Martin, il me jette un regard d’indignation. Il n’ose faire éclater contre moi sa colère, mais tout le poids en retombe sur la cause innocente. Son amour venait de se tourner en rage ; il frappait impitoyablement le malheureux Martin, et c’était moi qu’il frappait dans l’endroit le plus sensible.

Je me jette entre ces deux rivaux.

— Arrêtez, dis-je à Verland en l’embrassant ; mon cher Verland, respectez sa jeunesse, au nom de notre amour, au nom de nos transports, Verland, ayez pitié de sa faiblesse, soyez sensible à mes larmes.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Il s’arrête, mais Martin, qui avait eu le temps de se reconnaître, était devenu furieux à son tour. Il se saisit de l’épée de Verland, il se lance sur lui. Je fuis à cette vue, je me sauve par un escalier dérobé, j’accours ici, tu sais le reste.

Monique ne put achever sans verser un torrent de larmes.

— Hélas ! s’écria-t-elle, à quel sort dois-je m’attendre ?

— Au plus heureux, lui dis-je ; rassure-toi, chère Monique, ce qui fait couler tes pleurs est peut-être sans objet. Si c’est la perte de tes plaisirs, des plaisirs plus grands la répareront bientôt.

J’avais reconnu l’impossibilité de la garder plus longtemps dans ma chambre sans être découvert. Si je l’eusse été, j’avais tout à craindre. Je crus qu’il n’y avait de meilleur parti à prendre que celui de la présenter à la piscine, et sans entrer dans aucun détail avec elle, je voulais la surprendre agréablement. Je ne craignais pas de lui promettre trop, en l’assurant que les plaisirs qu’elle avait eus jusqu’alors n’étaient qu’une faible peinture de ceux qui lui étaient réservés. Un semblable endroit devait être un séjour divin pour un tempérament tel que le sien.

— Cher ami, me dit-elle en m’embrassant, ne m’abandonne pas ; dis-moi si je peux me flatter de rester avec toi ? Ton consentement ou ton refus vont décider de mon sort : si je te perds, je suis éternellement malheureuse.

Je l’assurai que nous ne nous quitterions jamais.

— Je n’ai plus, reprit-elle, qu’une inquiétude : pardonne ce dernier effort à un amour dont tu vas devenir l’unique objet.

Je sentis ce qu’elle n’osait m’avouer. Je lui offris d’aller m’instruire du sort de ses amants et de l’effet que sa fuite avait produit. Elle m’en remercia. Je la laissai dans ma chambre, et je sortis en lui promettant de revenir au plus tôt.

Je courus la ville, je m’informai partout de ce qu’il pouvait y avoir de nouveau. J’allai jusque dans le voisinage de Verland, rien n’avait transpiré, et je jugeai que tout le désordre s’était borné à la fuite de Monique, dont on avait prudemment dérobé la connaissance au public. Je revenais annoncer cette nouvelle à ma dévote, j’allais rentrer, quand j’aperçus un domestique du couvent qui accourut à moi et me dit que le Révérend Père André lui avait ordonné de m’attendre, de me rendre une lettre et un petit sac d’argent, où je trouvai environ vingt pistoles. Je crus que ce Père voulait me charger de quelque commission dont la lettre allait apparemment m’instruire. Je l’ouvre et j’y trouve ces paroles :

Vous vous êtes trahi par les précautions que vous avez prises pour vous cacher. On vous a soupçonné, on a ouvert la porte de votre chambre, on a découvert le trésor dont vous ne vouliez pas faire part à vos Frères ; on s’en est saisi ; on a mis cette personne à la Piscine. Vous connaissez le génie des moines ; fuyez. Père Saturnin, fuyez, dérobez-vous aux horreurs d’une prison qui ne finirait peut-être qu’avec la vie.

L. P. André.

La foudre, en tombant à mes pieds, m’aurait moins étonné que la lecture de cette lettre. Un accablement mortel m’ôta tout à coup le sentiment. Je ne revins que pour sentir la pesanteur du coup dont j’étais frappé. Ô Ciel ! m’écriai-je, que devenir ? Dois-je aller m’exposer à la vengeance d’une troupe de barbares ? Fuirai-je ? Malheureux ! J’hésite… Ah ! fuyons ! Mais où fuir ? Où me sauver de leur fureur ? Dans le moment, la maison d’Ambroise s’offrit à mon esprit éperdu comme l’asile le plus sûr contre la crainte présente. Je pris une résolution courageuse, trop heureux que la générosité du Père André me mît à la portée de me dérober au ressentiment des moines.

Ce ne fût pas sans verser des larmes que je sortis d’une ville où je laissais mon repos, mes plaisirs et mon bonheur. Je pleurai la perte de Monique, mais son sort essuya mes larmes. Déchiré par mes remords, abattu par mon désespoir, j’arrivai chez Ambroise. Je n’y trouvai que Toinette. Je lui contai mon malheur, elle en fut attendrie. J’en reçus tous les secours que son état lui permettait de me donner. Elle me couvrit d’un des habits d’Ambroise, et je résolus de partir le lendemain pour Paris, flatté de l’espérance d’y trouver un état qui pourrait me dédommager de la perte de celui que je venais de quitter.

Je partis, après avoir secoué, comme les Apôtres, la poussière de mes souliers sur mon ingrate patrie ; et, marchant à pied, un bâton blanc à la main, et presque toujours de nuit, pour dérober ma route, j’arrivai enfin dans cette capitale de la France.

Je crus pouvoir braver alors la fureur monacale. Le présent que le Père André m’avait fait, et ce que j’avais reçu de Toinette, pouvaient me conduire pendant quelque temps. Mon dessein était de chercher d’abord un poste de précepteur, en attendant que la fortune voulût m’en procurer un meilleur. Quelques connaissances que j’avais à Paris auraient pu m’y servir, mais il était dangereux de les employer.

Moyennant un retour raisonnable, j’avais troqué à la friperie mon habit de paysan contre un plus honnête. Heureux si, en quittant le froc, j’avais aussi quitté les inclinations qui le dominent ! Le noir chagrin qui me dévorait me faisait croire que j’étais venu à bout de déraciner cette mauvaise tige, ou que j’en triompherais aisément. Je l’avais même juré ; je voulais m’enchaîner par un serment, moi que les liens les plus respectables n’avaient pu retenir. Que l’homme est faible !

Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc,
Il tourne au moindre vent et tombe au premier choc.

Je tombai ; le choc ne fut pas bien violent, puisque ce ne fut qu’un coup de coude qu’une coquine me donna en me disant :

— Monsieur l’abbé, voulez-vous payer une salade ?

— Plutôt deux, répondis-je, emporté par un mouvement naturel.

La réflexion vint aussitôt à mon secours, mais trop tard ; j’étais trop engagé pour reculer.

Nous entrâmes dans une allée obscure et étroite, et je pensai mille fois me rompre le col dans un escalier tortueux dont les marches glissantes et inégales me faisaient trébucher à chaque pas. Ma donzelle me tenait par la main. J’avouerai naturellement ne m’étant jamais trouvé en pareil cas, je ne pouvais me défendre d’un certain effroi qui parut de bon augure à ma conductrice. Elle en aurait ri, si elle eût connu ma qualité. Nous arrivâmes enfin avec bien de la peine à la porte du temple. Nous frappâmes ; une vieille, plus vieille que la Sibylle de Cumes, vint ouvrir en entre-bâillant la porte.

— Mon petit roi, me dit-elle, il y a du monde ; attends un moment ; monte plus haut.

Monter plus haut était bien difficile, à moins que de vouloir monter au ciel. Une porte se présenta sous ma main ; elle s’ouvrit d’elle-même. J’allais me retirer, dans la crainte de trouver quelqu’un et de faire soupçonner ma probité. L’odeur me rassura.

Abandonné à moi-même, dans un endroit affreux, au bout du monde, dans un pays perdu, avec des gens inconnus, je me sentis saisir d’une horreur subite. Le danger que je courais s’offrit à mes yeux. Profitons, dis-je en moi-même, de ce moment de clarté, sauvons-nous. Quelque chose de plus puissant que la réflexion m’arrêta. Il semblait qu’une mer immense se présentât à mes yeux et m’empêchât de gagner le rivage : je m’élançais, et je me retenais aussitôt. Le ciel a-t-il gravé dans nos cœurs des pressentiments de ce qui doit nous arriver ? Oui, sans doute, et je l’éprouvais. Dans le moment, on ouvre la porte fatale, on m’appelle, je descends ; infortuné, je courais à ma perte, mais quelle joie délicieuse devait la précéder !

J’entre d’un air timide, à la lueur tremblante d’une lampe ; je vais m’asseoir sans parler sur une chaise ; j’appuie le coude sur une table mal assurée ; je me couvre les yeux avec la main, comme si j’eusse voulu me dérober aux réflexions qui venaient en foule m’assaillir. Une quêteuse infernale s’avance ; je lui donne le premier argent qui me tombe sous la main. Elle me remercie d’une générosité si peu commune. Sans faire attention à ses discours, je ne m’occupais que de ma douleur. Un maintien aussi triste dans le temple de la joie en surprit les prêtresses. La vieille Sibylle s’approche de moi pour m’en demander le sujet. Je la repousse brutalement ; elle s’en plaint.

— Laissez, Madame, lui dit la plus jeune ; on peut avoir du chagrin…

Le son d’une voix, qui ne m’était pas inconnue, alla jusqu’à mon cœur. Un tremblement subit s’empare de tout mon corps ; je crains de me livrer à la douce espérance qui me flatte ; je crains que l’illusion ne se dissipe ; je crains de porter les yeux vers l’endroit d’où vient de partir cette chère voix ; je les ferme, je ne veux m’occuper que des mouvements qu’elle vient de réveiller. Mais bientôt, je me reproche mon indifférence, je veux m’éclairer, je rouvre les yeux, je me lève, je m’approche. Dieux ! c’était Suzon ! Ses traits, quoique changés par l’âge, étaient trop bien imprimés dans mon cœur pour les méconnaître. Je tombe dans ses bras sans avoir la force de parler ; mes yeux se remplissent de larmes, mon âme est sur mes lèvres, prête à s’envoler sur celles de Suzon, qui veut se débarrasser.

— Chère sœur, lui dis-je d’une voix altérée, tu ne reconnais plus ton frère ?

Elle jette un cri et tombe évanouie.

La vieille, étonnée, accourt et veut secourir Suzon ; je la repousse, je colle mes lèvres sur les lèvres de ma chère sœur ; je ne veux que le feu de mes baisers pour lui rendre la chaleur. Je la presse contre mon sein, j’arrose son visage de mes larmes ; elle ouvre des yeux humides de pleurs :

— Laisse-moi, Saturnin, me dit-elle, laisse une malheureuse !

— Chère sœur, m’écriai-je, la vue de Saturnin t’inspire-t-elle de l’horreur ? Tu lui refuses tes baisers ! Tu lui refuses tes caresses !

Sensible à mes reproches, elle donna les marques les plus vives de sa joie. La gaieté reparut sur son visage ; elle se répandit jusque sur la vieille, à qui je donnai de nouvel argent pour nous apprêter à souper. J’aurais donné tout : je retrouvais Suzon, n’étais-je pas assez riche ?

On préparait le souper ; je tenais toujours Suzon dans mes bras. Nous n’avions pas encore eu la force d’ouvrir la bouche pour nous demander quelles aventures pouvaient nous rassembler si loin de notre patrie. Nous nous regardions, nos yeux étaient les seuls interprètes de nos âmes ; ils versaient des larmes de joie et de tristesse ; nous n’étions occupés que de ces deux passions. Notre cœur était si rempli, notre esprit si occupé, que notre langue était comme liée. Nous soupirions ; si nous ouvrions quelquefois la bouche, nous ne prononcions que des paroles sans suite. Tout nous ramenait à la réflexion du bonheur d’être ensemble.

Je rompis enfin le silence :

— Suzon, m’écriai-je, ma chère Suzon ! C’est toi que je retrouve ! Par quel heureux hasard m’es-tu rendue ? Mais dans quel lieu, ah ! ciel !

— Tu vois, me répondit-elle avec un visage accablé, une fille malheureuse qui a éprouvé toutes les alternatives de la fortune. Presque toujours l’objet de sa fureur, et forcée de languir dans un libertinage que sa raison condamne, que son cœur déteste, mais que la nécessité lui rend indispensable. Je vois que ton impatience ne te permet pas d’attendre plus longtemps le récit de mes malheurs. Puis-je donner un autre nom à la vie que j’ai menée depuis que je t’ai perdu ? Moins sensible à la honte de te révéler mes dérèglements qu’au plaisir de répandre ma douleur dans ton sein, je vais te faire un aveu sincère de mes peines. Te le dirai-je ? C’est toi qui les a causées. Mais mon cœur était de moitié, ou plutôt lui seul a tout fait, lui seul a creusé l’abîme où je suis plongée. Je t’ai toujours aimé. Te souviens-tu encore de ces temps heureux où tu me faisais une peinture si naïve de ta passion naissante ? Je t’adorais dès ce temps-là. Quand je te racontais les aventures de Monique, quand je te découvrais nos mystères les plus cachés, je voulais t’enflammer, je voulais t’instruire. Je voyais avec plaisir l’effet de mes discours. J’ai été témoin de tes transports avec madame Dinville ; les caresses que tu lui faisais étaient autant de coups de poignard que tu portais à Suzon. Quand je t’entraînai dans ma chambre, j’étais dévorée par un feu que tu ne pouvais plus éteindre. C’est ici l’époque de mes infortunes.

Tu as toujours ignoré la cause de ce bruit affreux que nous entendîmes : c’était l’abbé Fillot, ce scélérat vomi par les enfers pour faire le supplice de mes jours. Il avait conçu pour moi un amour qu’il voulait satisfaire à quelque prix que ce fût. Il avait choisi la nuit pour l’exécution de son dessein : il s’était caché dans la ruelle du lit ; il profita de ta fuite pour venir se mettre à ta place. Hélas ! il eut bon temps d’une malheureuse que la frayeur avait fait évanouir ; il fit ce qu’il voulut. Ranimée par le plaisir et trompée par ma passion, je crus le recevoir de mon cher Saturnin. J’accablai de plaisirs un monstre que j’accablai de reproches quand je le reconnus. Il voulut m’apaiser par ses caresses, je le repoussai avec horreur ; il me menaça de révéler à madame Dinville ce que j’avais fait avec toi. L’indigne employait contre moi les armes dont je pouvais me servir contre lui. Il obtint par ses menaces ce que j’avais refusé à ses transports. Ainsi, j’accordais tout à un homme que je détestais, et le sort arrachait de mes bras celui que j’adorais !

Je ne fus pas longtemps sans sentir les fruits amers de mon imprudence. Je cachai ma honte aussi longtemps que je le pus ; mais je me serais trahie par un silence trop obstiné. J’avais chassé l’abbé Fillot ; il se consolait dans les bras de madame Dinville. La nécessité me le fit rappeler. Je lui découvris mon état ; il feignit d’y être sensible, il m’offrit de m’emmener avec lui à Paris. Il ne manqua pas de me dire qu’il m’y ferait le sort le plus heureux ; il ajouta qu’il ne demandait, pour prix de ses services, que de vouloir souffrir qu’il me les rendît. Je ne voulais qu’être en un lieu où je pusse me délivrer de mon fardeau, comptant bien ne me servir ensuite de son crédit que pour me placer auprès de quelque dame. Je me laissai gagner par ses promesses ; je consentis de le suivre et je partis avec lui, sous le déguisement d’abbé.

Les attentions qu’il eût pour moi sur la route ne me firent pas repentir de ma confiance, mais que le traître cachait la scélératesse de son cœur sous des apparences bien trompeuses ! Les secousses du carrosse avaient trompé mon calcul et je mis au monde, à une lieue de Paris, le gage odieux de l’amour d’un misérable. Tout le monde criait au prodige et riait. Mon indigne compagnon de voyage disparut aussitôt, et m’abandonna à mes douleurs et à ma misère. Une dame plus compatissante eut pitié de mon état, elle prit un carrosse, m’emmena à Paris et me mit à l’Hôtel Dieu. Elle me tira des bras de la mort, mais ce fut pour me laisser dans ceux de l’indigence. Je ne l’aurais sentie que trop tôt, si je n’eusse lié connaissance avec une fille, que les hasards du même métier que je fais aujourd’hui avaient rendue compagne de mon sort. La misère me tint lieu de penchant.

N’en exige pas davantage. La vie de ta malheureuse Suzon n’a plus été qu’un enchaînement de plaisirs et de chagrins, ou plutôt que des chagrins continuels. Si le plaisir s’est fait sentir quelquefois à mon cœur il n’a fait que colorer le fond de tristesse qui le rongeait. Cessera-t-elle, cette tristesse ? Ah ! puisque je te retrouve, je ne dois plus me plaindre ! Mais toi, mon cher frère, ne me fais pas languir : es-tu sorti de ton couvent ? Quel hasard te conduit à Paris ?

— Un malheur semblable au tien, lui répondis-je, et que m’a causé ta meilleure amie.

— Ma meilleure amie ! reprit-elle en soupirant. En ai-je encore dans le monde ? Ah ! ce ne peut être que la Sœur Monique !

— Elle-même, lui répliquai-je, mais ce récit nous tiendrait trop de temps ; soupons.

Je fis à côté de Suzon le repas le plus délicieux de ma vie. Mais l’envie de me voir seul avec elle et, de son côté, celle d’apprendre mes aventures, nous fit sortir promptement de table. Nous nous retirâmes dans sa chambre, où, sans témoin, sur un lit, digne meuble de l’endroit où nous étions, et qui assurément n’avait jamais servi à deux amants aussi tendres, tenant ma chère sœur sur mes genoux, et mon visage presque toujours collé sur son visage, je lui racontai ce qui m’était arrivé depuis ma sortie de chez Ambroise.

— Je ne suis donc plus ta sœur ? s’écria-t-elle quand j’eus fini.

— Ne regrette pas, lui dis-je, une qualité que le sang donne, et rarement le cœur. Si tu n’es plus ma sœur, tu es toujours ma chère Suzon ; tu es toujours l’idole de mon cœur. Chère âme, continuai-je en la pressant tendrement entre mes bras, oublions nos malheurs, et commençons à compter notre vie du jour qui nous a rassemblés.

En lui disant ces mots, j’appliquais des baisers ardents sur sa gorge. J’allais la renverser, j’avais déjà la main entre ses cuisses :

— Arrête, me dit-elle, en s’échappant de mes bras, arrête !

— Cruelle ! m’écriai-je, quelles grâces aurai-je donc à rendre à la fortune si tu rebutes les témoignages de mon amour ?

— Étouffe, me répondit-elle, des désirs que je ne pourrais écouter sans être criminelle ; fais un effort sur ta passion : je t’en donne l’exemple.

— Ah ! Suzon, lui répliquai-je, tu n’as guère d’amour si tu peux me conseiller d’étouffer le mien ! Et dans quelles circonstances ? Quand rien ne s’oppose à notre bonheur !

— Rien ne s’oppose à notre bonheur ? reprit-elle ; ah ! que ne dis-tu vrai ?

Dans le moment, je vis des larmes couler sur son visage ; je la pressai de m’en expliquer la cause.

— Voudrais-tu, me dit-elle, partager avec moi le triste prix de mon libertinage ? Et quand tu le voudrais, aurais-je la cruauté d’y consentir ?

— Tu crois, lui répondis-je, m’arrêter par une raison aussi faible ? Je partagerais la mort avec ma Suzon, et je craindrais de partager ses malheurs ?

Sur-le-champ je la renverse sur le lit et je me mets en état de lui prouver que je ne crains pas le danger.

— Ah ! cher Saturnin, s’écrie-t-elle, tu vas te perdre !

— Je me perdrai, lui dis-je, transporté d’amour, mais ce sera dans tes bras !

Elle cède, je pousse. Qu’on me permette d’imiter ici ce sage Grec qui, peignant le sacrifice d’Iphigénie, après avoir épuisé sur le visage des assistants tous les traits qui caractérisaient la douleur la plus profonde ; couvrit celui d’Agamemnon d’un voile, laissant habilement aux spectateurs le plaisir d’imaginer quels traits pouvaient caractériser le désespoir d’un père tendre qui voit répandre son sang, qui voit immoler sa fille. Je vous laisse, cher lecteur, le plaisir d’imaginer ; mais c’est à vous que je m’adresse, vous qui avez éprouvé les traverses de l’amour, et qui, après un long temps, avez vu votre passion couronnée par la jouissance de l’objet aimé. Rappelez-vous vos plaisirs, poussez votre imagination encore plus loin, s’il est possible : elle demeurera toujours au-dessous de mes délices. Mais quel démon jaloux de ma tranquillité me présente sans cesse un souvenir que j’arrose de larmes de sang ? Ah ! finissons, je succombe à ma douleur.

Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait disparu. Dans les bras de Suzon, que je n’avais pas quittée depuis que nous étions couchés, j’avais oublié mes chagrins, j’avais oublié l’univers entier.

— Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où trouverais-tu une fille plus tendre ? Où trouverais-je un amant plus passionné ?

Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous jamais revoir. L’orage grondait sur notre tête, et le charme de l’illusion le dérobait à nos yeux.

— Sauvez-vous, Suzon, vint nous dire une fille épouvantée ; sauvez-vous, fuyez par l’escalier dérobé !

Surpris, nous voulûmes nous lever : il n’était plus temps ; un archer féroce entrait au moment que nous nous levions. Suzon, tremblante et éperdue, se jette dans mes bras : il l’en arrache malgré mes efforts, il l’entraîne. Ô Dieux ! Cette vue me rendit furieux ; la rage me prêta des forces, le désespoir me rendit invincible. Un chenet, dont je me saisis, devient dans mes mains une arme mortelle. Je m’élance sur l’archer. Arrête, malheureux Saturnin ! Il n’est plus temps, le coup est porté, l’indigne ravisseur de Suzon tombe à mes pieds. On se jette sur moi, je me défends, je succombe, je suis pris. On me lie. À peine me laisse-t-on la liberté de prendre la moitié de mes habits.

— Adieu, Suzon ! m’écriai-je en lui tendant les bras ; adieu, ma chère sœur, adieu !

On me traînait inhumainement sur l’escalier ; la douleur que me causaient les coups des marches contre lesquelles ma tête frappait me fit bientôt perdre connaissance.

Dois-je finir ici le récit de mes malheureuses aventures ? Ah ! lecteur, si votre cœur est sensible à la compassion, suspendez votre curiosité, arrêtez-vous, contentez-vous de me plaindre. Mais quoi ! le sentiment de ma douleur prévaudra-t-il toujours sur celui de ma félicité ? N’ai-je pas assez versé de pleurs ! Je suis dans le port et je regrette encore les dangers du naufrage.

Lisez, et vous allez voir les suites effroyables du libertinage, heureux si vous ne le payez pas plus cher

Je ne revins de ma faiblesse que pour me voir dans un misérable lit, au milieu d’un hôpital. Je demandai où j’étais.

— À Bicêtre, me répondit-on.

— À Bicêtre ! m’écriai-je. Ciel ! à Bicêtre ! La douleur me pétrifia, la fièvre me saisit, et je n’en guéris que pour tomber dans une maladie bien plus cruelle, la vérole ! Je reçus sans murmurer ce nouveau châtiment du ciel. Suzon, me dis-je, je ne me plaindrais pas de mon sort, si tu ne souffrais pas le même malheur.

Mon mal devint insensiblement si violent que, pour le chasser, on eût recours aux plus violents remèdes : on m’annonça qu’il fallait me résoudre à souffrir une petite opération. Il faut vous épargner ce spectacle de douleur. Que puis-je vous dire ! Je tombai dans une faiblesse que l’on prit pour le dernier moment de ma vie. Que ne l’était-il ? j’aurais été trop heureux ! La douleur qui m’avait causé mon évanouissement m’en retira. Je portai la main où je sentais la douleur la plus vive. Ah ! je ne suis plus homme ! Je poussai un cri qui fut entendu jusqu’aux extrémités de la maison. Mais bientôt, revenant à moi-même, et, tel que Job sur son fumier, pénétré de douleur et soumis aux ordres du ciel, je m’écriai dans l’amertume de mon cœur : Deus dederat, Deus abstulit[ws 2].

Je ne souhaitais plus que la mort. J’avais perdu le pouvoir de jouir de la vie : l’anéantissement était le but de tous mes désirs. J’aurais voulu me cacher éternellement ce que j’avais été ; je ne pouvais penser sans horreur à ce que j’étais. Le voilà donc, disais-je au fond de mon cœur, le voilà, cet infortuné Père Saturnin, cet homme si chéri des femmes ! Il n’est plus ; un coup cruel vient de lui enlever la meilleure partie de lui-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un… Meurs, malheureux, meurs ! Peux-tu survivre à cette perte ? Tu n’es plus qu’un eunuque !

La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ; mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara que j’étais libre.

— Je suis libre, répondis-je au Supérieur qui me l’annonçait ; hélas ! à quoi va me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais, Monsieur, oserai-je vous demander le sort d’une jeune personne que l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ?

— Il est plus heureux que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les remèdes.

— Elle est morte ! repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon est morte ! Ah ciel ! et je vis encore !

J’aurais dans le moment terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.

Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant des torrents de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à peine de quoi vivre un jour, ne sachant où aller, je m’abandonnai dans les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les murs des Chartreux : la profonde solitude qui y règne fit briller à mon esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je, qui vivez dans cette retraite à l’abri des fureurs et des revers de la fortune, vos cœurs purs et innocents ne connaissent pas les horreurs qui déchirent le mien. L’idée de leur félicité m’inspira le désir de la partager. J’allai me jeter aux pieds du Supérieur ; je lui contai mes infortunes.

— Ô mon fils, me dit-il en m’embrassant avec bonté, louez Dieu : il vous réservait ce port après tant de naufrages. Vivez-y, et vivez-y heureux, s’il est possible.

Je restai pendant quelque temps sans emploi, mais bientôt on m’en donna. Je montai par degrés au poste de portier, et c’est sous ce titre qu’on m’a connu.

C’est ici que mon cœur se fortifie dans la haine qu’il a conçue pour le monde ; j’y attends la mort sans la craindre ni la désirer, et je prétends que quand elle m’aura tiré du nombre des vivants, on grave en lettres d’or sur mon tombeau :

Hic situs est Dom Bougre,
fututus, futuit.
[ws 3]

FIN
  1. L’abbé des F… [L’abbé Desfontaines].