Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 9

(Vol 5p. 253-271).
CHAPITRE IX.


Affaires d’Afrique. — Anarchie dans l’administration de la colonie. — Entrevue du général Bugeaud et d’Abd-el-Kader. — Traité de la Tafna. — Prise de Constantine.



Tandis que, par des jeux, des spectacles et des fêtes, l’on cherchait à ranimer en France le culte à demi-éteint des monarchies, l’œuvre de notre domination se poursuivait en Afrique avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de fautes et de succès.

Donné pour successeur au maréchal Clauzel, le comte de Damrémont se trouvait depuis le mois de février à la tête de la colonie ; et le général Bugeaud avait été investi, dans la province d’Oran, d’une autorité presque indépendante de celle du gouverneur-général.

Les débuts du général Damrémont ne furent guère marqués que par une promenade militaire à Bélida et l’engagement de Boudouaou, brillant combat dans lequel 900 Français, commandés par M. de la Torré, mirent en fuite plus de 5000 Arabes.

Quant au général Bugeaud, sa mission était, ou de conclure la paix avec Abd-el-Kader, ou de le poursuivre à outrance. Ce fut par des menaces sauvages qu’il annonça sa prise de possession. Mais le désir de la paix était dans son cœur, et il ne tarda pas à entrer en négociation avec l’émir. L’intermédiaire fut un Juif nommé Dnrand, âme cupide et rusée, qu’on accusa, depuis, d’avoir semé la discorde parmi nos généraux, en vue de profits honteux. Toujours est-il que les négociations traînaient en longueur, quand tout-à-coup, rompant avec le général Bugeaud, l’émir s’adressa au comte de Damrémont pour obtenir la paix : démarche dont le gouverneur-général informa aussitôt le ministre de la guerre. À cette nouvelle, le général Bugeaud se persuade qu’on lui envie la gloire de pacifier la province d’Oran, il s’emporte, il éclate. Heureusement, la mésintelligence n’eut pas de suite : née du vague et de l’imprévoyance des instructions ministérielles, elle tomba devant un échange d’explications sincères. Le comte de Damrémont fit savoir à l’émir que c’était avec le général Bugeaud qu’il devait traiter ; et, à son tour, le général Bugeaud s’empressa d’adresser à M. de Damrémont, qu’il avait injustement soupçonné, les excuses les plus franches, les plus loyales.

Cependant, l’émir s’obstinait dans des prétentions qui accusaient son orgueil et ne répondaient pas à sa puissance. Le général Bugeaud se mit donc en campagne. L’armée, forte de 9,000 hommes, se composait de trois brigades, commandées : la première par le général Laidet, la seconde par le général Rullières, la troisième par le colonel Combes. Déjà, depuis quinze jours, on battait la plaine sans rencontrer l’ennemi, lorsque de sourdes rumeurs se répandirent parmi les soldats, annonçant la paix. Elle venait en effet de se conclure, et le général Bugeaud apprit aux troupes, par un ordre du jour, qu’il allait partir pour une entrevue avec l’émir. La nouvelle fut joyeusement accueillie par les soldats : il leur plaisait de voir de près cet infatigable Abdel-Kader, ce chef inconnu dont ils avaient fait la renommée en le combattant, et qui leur devait le soudain éclat de sa fortune. Le général avait choisi quatre mille hommes pour l’accompagner : ils se mirent en mouvement le 1er  juin, à la pointe du jour. En tête marchaient les Arabes alliés, sous les ordres de Mustapha-Ben-Ismaël. C’était un beau et austère vieillard, que reconnaissaient pour chef les belliqueuses tribus des Douairs et des Smélas. Animé contre Abd-el-Kader d’une haine immortelle, Mustapha-Ben-Ismaël avait cherché notre alliance, et associé fidèlement à notre drapeau tricolore ses deux étendarts vert et blanc. Notre civilisation, du reste, l’avait gagné sans le surprendre ni l’éblouir.

À neuf heures du matin, on fit halte dans un vallon du plus riant aspect, que baignaient les eaux de la Tafna. Là était le lieu du rendez-vous. Mais on n’y rencontrait que la solitude, le silence ; et pas un cavalier arabe ne se dessinait à l’horizon. Le soldat se sentit humilié. Il fallut attendre, et l’on attendit long-temps. Les vedettes revenaient sans nouvelles. Habile à s’entourer de prestige, Abd-elKader avait voulu se donner auprès des siens l’avantage d’une supériorité apparente, et le dédain qu’il affectait à l’égard du chef des infidèles était un calcul de sa politique musulmane. Le jour commençait à baisser, l’émir ne paraissait pas ; et, pendant que, tourné en gaîté, le mécontentement des troupes s’évaporait de toutes parts en vives saillies, le général Bugeaud avait peine à dissimuler sa colère. Enfin, l’approche des Arabes est annoncée. À l’instant même, les tambours rappellent, les faisceaux se rompent, chacun court à son poste. Mais, à une lieue de notre avant-garde, Abd-el-Kader s’était arrêté. Ce fut alors auprès du général une succession de messages ayant pour but de lui apprendre que l’émir était malade, qu’il n’avait pu se mettre en route que fort tard ; qu’il serait bon, peut-être, de renvoyer l’entrevue au lendemain… À bout de patience, et oubliant la dignité de son rang pour n’obéir qu’aux impétueux conseils de son dépit et de son courage, le général Bugeaud laisse au général Laidet le commandement des troupes, et, suivi de son état-major, il se porte en avant.

Presque entièrement composée de cavalerie, l’armée d’Abd-el-Kader figurait un immense triangle, dont les angles mouvants s’appuyaient à trois collines. Arrivé au milieu des avant-postes, le général français vit venir à lui un chef de tribu, qui lui montra un coteau sur lequel était l’émir. « Je trouve indécent de la part de ton chef, dit le général Bugeaud à l’Arabe, de me faire attendre si longtemps et venir de si loin. » Et il s’avança résolument. Alors parut l’escorte de l’émir. Jeunes et beaux pour la plupart, les chefs arabes étalaient avec faste leurs riches costumes et montaient des chevaux magnifiques. Bien différente était celle du général Bugeaud, à laquelle s’étaient réunis plusieurs membres de l’administration civile, coiRés de la casquette modèle, et dans une tenue fort peu militaire. Un cavalier sortit des rangs. Il portait un burnous grossier, la corde de chameau, et ne se distinguait point par son costume du dernier des cavaliers ennemis ; mais autour de son cheval noir, qu’il enlevait avec beaucoup d’élégance, des Arabes marchaient, tenant le mors de bride et les étriers. C’était Abd-el-Kader. Le général français lui ayant tendu la main, il la lui serra par deux fois, sauta rapidement à terre et s’assit. Le général Bugeaud prit place auprès de lui, et l’entretien commença.

L’émir était de petite taille. Il avait le visage sérieux et pâle, les traits délicats et légèrement altérés, l’œil ardent. Ses mains, qui jouaient avec un chapelet suspendu à son cou, étaient fines et d’une distinction parfaite. Il parlait avec douceur, mais il y avait sur ses lèvres et dans l’expression de sa physionomie une certaine affectation de dédain. La conversation porta naturellement sur la paix qui venait d’être conclue ; et Abd-el-Kader parla de la cessation des hostilités avec une mensongère et fastueuse indifférence. Le général français lui faisant observer que le traité ne pourrait être mis à exécution qu’après avoir été approuvé, mais que la trêve était favorable aux Arabes, puisque, tant qu’elle durerait, on ne toucherait pas à leurs moissons : « Tu peux dès à présent les détruire, répondit-il, et je t’en donnerai par écrit, si tu veux, l’autorisation. Les Arabes ne manquent pas de grain. »

L’entretien fini le général Bugeaud s’était levé, et l’émir restait assis. Blessé au vif, le général français le prit alors par la main, et, l’attirant à lui d’un mouvement brusque : « Mais relevez-vous donc ! » Les Français furent charmés de cette inspiration d’une âme impérieuse et intrépide, et les Arabes laissèrent percer leur étonnement. Quant à l’émir, saisi d’un trouble involontaire il se retourna sans proférer une parole, sauta sur son cheval, et regagna les siens. En même temps on entendit une puissante clameur que les échos prolongèrent de colline en colline. Vive le Sultan ! criaient avec enthousiasme les tribus. Un violent coup de tonnerre vint ajouter à l’effet de cette étrange scène ; et, se glissant dans les gorges des montagnes, les Arabes disparurent.

Le traité conclu avec l’émir portait qu’Abd-elKader reconnaissait la souveraineté de la France ; que la France se réservait, dans la province d’Oran, Mostaganem, Mazagran et leurs territoires, plus Oran, Arzew et un territoire renfermé dans d’étroites limites[1] que, dans la province d’Alger, elle se réservait Alger, le Sahel et une partie de la plaine de la Métidja. Tout le reste était abandonné à Abd-elKader. On lui livrait la province de Titéry, on lui remettait les clés de la citadelle de Tlemsen. Et en échange de tant de concessions, il s’engageait à fournir à l’armée française trente mille fanègues d’Oran de froment, trente mille fanègues d’Oran d’orge, cinq mille bœufs. Il était, d’ailleurs, convenu que les Koulouglis qui voudraient rester à Tlemsen, ou ailleurs, y posséderaient librement leurs propriétés et y seraient traités comme les Hadars.

Sur tout cela il n’y eut, en France, qu’un cri d’étonnement et d’indignation. L’entrevue du général Bugeaud avec Abd-el-Kader ne se pouvait séparer des circonstances qui l’avaient caractérisée : elle fut frappée d’une désapprobation énergique et presque unanime. On accusait M. Bugeaud de s’être conduit en aventurier plutôt qu’en général, et d’avoir exposé dans sa personne la dignité du commandement à des affronts que son intrépidité, son sang-froid, ne suffisaient pas à couvrir. Mais c’était contre le traité de la Tafna que s’élevaient les attaques les plus vives. Quoi ! après tant de sacrifices en hommes et en argent, après tant d’années employées à combattre, on faisait cadeau à notre plus cruel ennemi de l’ancienne régence presque tout entière ! Quoi ! l’on condamnait la France à camper misérablement sur le littoral, pressée, resserrée, étouffée entre l’ennemi et la mer ! Quel revers nous avait donc condamnés à un tel excès d’humilité dans notre ambition ? Le traité qui nous dépouillait était-il le résultat forcé de quelque terrible défaite, de quelque irréparable désastre ? Etions-nous en Afrique sans ressources, sans armée ? Non, car 15,000 hommes avaient été réunis à Oran des dépenses considérables avaient été déjà faites pour une campagne ; une guerre à mort était annoncée ; le soldat était sûr de vaincre. Et c’était du sein des plus formidables préparatifs qu’on faisait sortir une paix semblable ! Et, avant même de s’être mesuré avec l’émir, on lui cédait la province de Titéry, Scherchell la citadelle de Tlemsen, une portion de la Métidja, des territoires enfin sur lesquels jusqu’alors il n’avait affiché lui-même aucune prétention ! Dans la province d’Oran, nous conservions Mazagran et Mostaganem; mais, séparées d’Oran et d’Arzew, ces deux villes ne seraient-elles pas en état de blocus ? Abd-el-Kader reconnaissait notre souveraineté : concession dérisoire qui lui assurait la réalité d’une puissance dont il ne nous laissait, à nous, que le fantôme.

Ces critiques, que le général Damrémont sanctionna de son expérience dans un exposé adressé par lui au président du Conseil, n’étaient par malheur que trop fondées. Et combien n’eussent pas été plus véhémentes les plaintes de l’opinion, si l’on eût connu alors ce qu’on apprit seulement l’année suivante par un procès fameux : c’est-à-dire que toutes les conditions du traité n’avaient pas été écrites, et que le général Bugeaud avait été autorisé à se faire payer une somme d’argent qui, dépensée en chemins vicinaux devait accroître sa popularité électorale !

Quoi qu’il en soit, on dut, après le traité de la Tafna, se demander si l’on pousserait jusqu’à Constantine. Cette expédition avait été résolue cependant, l’honneur national la commandait, la France l’attendait comme la réparation d’une injure, et c’était avec la mission spéciale de l’entreprendre que M. de Damrémont avait été envoyé en Afrique. Mais, prendre Constantine, n’était-ce pas agrandir encore Abd-el-Kader, rendu déjà si redoutable par le récent traité ? Détruire Ahmed, n’était-ce pas délivrer l’émir d’un rival, appeler son influence dans l’Est, le signaler aux Arabes comme le représentant, désormais unique, des haines allumées par la conquête ? Cette considération pesa sans nul doute sur les délibérations du Conseil ; car le comte de Damrémont reçut ordre de négocier avec Ahmed. On lui demandait de rembourser les frais de la guerre, de se reconnaître vassal de la France, de payer tribut. Lui, comptant sur les secours de la Porte, il se retrancha d’abord dans de vagues réponses. Une escadre était partie de Constantinople avec des intentions équivoques : les contre-amiraux Gallois et Lalande lui firent rebrousser chemin. Pressé plus vivement, Ahmed refusa, et l’expédition fut résolue.

Une partie du mois d’août et le mois de septembre furent employés aux préparatifs. De Bone à Constantine, la route se couvrit d’étapes militaires. Ghelma était devenue, sous la direction du colonel Duvivier une véritable place de guerre. Un camp fut établi sur le plateau de Medjez-Amar, choisi comme base des opérations, et ce fut là que, dans les derniers jours de septembre, l’armée se trouva réunie. Elle s’élevait à 13,000 hommes, abondamment pourvus de vivres et de munitions, et traînait avec elle un matériel considérable. Ville de feuillage, coupée de rues tirées au cordeau, le camp de Medjez-Amar présentait, au cœur des plaines désertes qui l’environnaient, une physionomie vraiment féerique. C’était l’ordre dans le mouvement, la régularité dans l’enthousiasme, c’était la guerre en habits de fête. Rien de comparable à l’ardeur du soldat. On allait donc couvrir de l’éclat d’un grand succès les revers de la campagne précédente ! Là se trouvaient des officiers qu’excitait le souvenir de la mort d’un ami. Le capitaine Richepanse était accouru pour venger la mort de son frère.

L’armée se mit en marche. On savait, par une cruelle expérience, que les plaines à traverser étaient entièrement nues ; qu’elles n’offraient ni arbres ni buissons dont on se pût servir pour les feux de bivouac. Aussi, le soldat avait-il ajouté un petit faisceau de branches au fardeau dont il était chargé : fardeau énorme qui se composait d’une ration de vivres pour douze jours, de cent-vingt cartouches, d’une provision de sucre, de sel, de café, de linge, et d’une giberne, sans compter une longue canne sur laquelle chaque homme appuyait la main droite, et le fusil que portait la main gauche. Mais il y avait chez tous une vigueur morale qui défiait la fatigue, et la plus belliqueuse impatience éclatait dans les rangs. Toutefois, la première journée fut menaçante. Il fallait gagner des régions très-élevées, il fallait monter à travers des couches d’atmosphère chargées d’humidité et de plus en plus froides. Au col de Ras-el-Akba, la pluie commença. Bientôt, sur la terre e détrempée, les voitures eurent de la peine à se traîner et le lieutenant-général Valée, qui commandait l’artillerie, fut aperçu à pied, un fouet de conducteur à la main, animant la marche. Ainsi semblaient se reproduire les sinistres présages de 1836. Les images funestes ne manquèrent pas, d’ailleurs, le long de la route. À mesure que nous avancions, les Arabes fuyaient après avoir mis entre eux et nous la dévastation, le désert ; et, de distance en distance, des tourbillons de fumée ardente marquaient la place des meules de paille incendiées. Le 5 octobre, on atteignit le sommet d’une colline sur laquelle se dressent les ruines d’un monument romain. Alors apparurent, vers la gauche un camp arabe, et en face la plaine de Constantine. En ce lieu s’était ouverte, l’année précédente, la série de nos désastres. Ici était la place où plusieurs de nos frères moururent de froid ; là coulait cette rivière de l’Oued-Akmimin qui, grossie par les pluies, avait opposé au passage du maréchal Clauzel de si douloureux obstacles plus loin s’étendaient le champ où il avait fallu abandonner le convoi, et celui auquel était resté le nom de Camp-de-la-Boue. Chaque pas nouveau vers Constantine réveillait un souvenir poignant, et le pied du soldat se heurta plus d’une fois à des ossements qui n’avaient plus de nom, mais qui rappelaient la patrie.

L’armée était divisée en quatre brigades, commandées : la première par le duc de Nemours ; la deuxième par le général Trézel ; la troisième par le général Ruilières, et la quatrième par le colonel Combes. Le lieutenant-général Fleury était commandant en chef du génie. Ce fut le 6 octobre (1837), à neuf heures du matin, que la première colonne couronna le plateau de Mansourah. À peine y était-elle arrivée, que du sein de la place s’éleva un grand cri où se distinguait la voix perçante des femmes. Cachés parmi les aloës qui couvrent les pentes du ravin en avant de Mansourah, trois cents tirailleurs turcs attendaient les Français, qu’ils accueillirent par une fusillade aussi vive qu’imprévue. Mais les Zouaves s’élançant avec violence, enivrés déjà par l’odeur de la poudre et frémissants, l’ennemi se replia en désordre dans la ville, et l’on put procéder aux préparatifs du siège.

Il fut reconnu sur-le-champ que la place devait être attaquée par le plateau de Koudiat-Aty, pendant que trois batteries de gros calibre, établies sur celui de Mansourah, prendraient d’enfilade et de revers les batteries du front d’attaque. Tout fut disposé en conséquence. Conduites par le général Rullières, la troisième et la quatrième brigade franchirent le Rummel, sous le feu de la place, et prirent position à Koudiat-Aty ; de toutes parts les travaux commencèrent, poussés avec une activité que protégeait un courage inébranlable. Car les Arabes ne se contentaient pas d’envoyer la mort aux travailleurs du haut des remparts et tandis que Ahmed, glissant de colline en colline, lançait sur nous ses cavaliers, Turcs et Kabiles accouraient du fond de Constantine, et contre les divers points de la courbe décrite autour d’eux venaient se briser en rugissant. Et puis, comme en 1836, le ciel semblait s’être déclaré contre les Français. La pluie tomba par torrents. Les passerelles jetées sur le Rummel furent emportées. Les sacs à terre, que les soldats se passaient de main en main, n’arrivaient à destination que remplis d’une fange liquide. À Mansourah, la terre, changée en boue, refusant à l’artillerie un appui suffisamment solide trois pièces versèrent dans un ravin et ne furent relevées que par les efforts surhumains des Zouaves. Pas de foin, pas de paille pour les chevaux. Ceux de l’artillerie, les plus utiles, ne recevaient qu’un tiers de ration d’orge par jour, les mulets affamés rongeaient les caissons. Il y eut des nuits de tempête, effroyables, mortelles. Les soldats couchaient dans l’eau à quelques-uns il fut donné de s’étendre sur des cailloux ; d’autres, pénétrant dans le cimetière de Koudiat-Aty, se reposèrent sous la voûte des tombeaux.

On conçoit ce que de telles souffrances devaient être pour des Français, race impétueuse et plus propre à supporter le péril que le retard. Aussi, lorsque dans la matinée du 9, les batteries de Mansourah ouvrirent le feu, l’armée tout entière répondit au bruit du canon par un immense cri de joie. Mais c’était trop peu que d’éteindre ça et là le feu de la place, que d’échancrer les embrasures : les portes restant closes et rien n’annonçant que la ville se fût émue, les Français appelèrent avec impatience l’heure de l’assaut. Pour le rendre praticable, il fallait achever les travaux de la batterie de brèche que le mauvais temps avait interrompus et transporter à Koudiat-Aty, sur un terrain mouvant, inégal, profondément déchiré, des pièces de 24 et de 16 destinées à cette batterie. On y parvint, tant était forte la trempe des courages et des volontés ! Alors les Arabes sortent de tous côtés de la ville et, à la faveur des ressauts de terrain, ils viennent ramper jusqu’au pied des parapets qui couvrent les assiégeants. Le général Damrémont arrive suivi du duc de Nemours. Il ordonne aux soldats de sauter pardessus les parapets. À la baïonnette ! crient les Français, et les parapets sont franchis. En un clin-d’oeil, les Arabes sont culbutés de gradins en gradins et refoulés dans Constantine. Le 12, les travaux étaient terminés : on touchait enfin à l’assaut !

Tout-à-coup, un jeune musulman, sorti des rangs de l’armée française, s’avança vers la ville, agitant un papier d’une main et de l’autre un drapeau blanc. Les assiégés lui jetèrent des cordes et le hissèrent sur le rempart. C’était un parlementaire que le général Damrémont envoyait aux assiégés pour les sommer de se rendre, avant le signal décisif et terrible. Le lendemain l’envoyé revint avec cette fière et noble réponse : « Si les Français n’ont plus de poudre et de pain, nous leur en donnerons. Nous défendrons à outrance nos maisons et notre ville. On ne sera maître de Constantine qu’après avoir égorgé son dernier défenseur. »

M. de Damrémont prit aussitôt son parti. Depuis le commencement du siège, qu’il dirigeait d’ailleurs en général expérimenté, il n’avait cessé de prodiguer sa personne en soldat ; si bien, qu’en le voyant passer dans les retranchements, le front chargé de soucis, mais d’un pas qui semblait chercher le péril, quelques-uns l’avaient cru décidé à mourir si la fortune pour la seconde fois nous était contraire. Heureusement, l’assaut était devenu praticable, et il n’y avait plus à douter du succès. Plein de confiance désormais, et suivi d’un petit groupe d’officiers, le comte de Damrémont se dirigea vers Koudiat-Aty. Arrivé sur un point très-découvert, il s’y arrêta et se mit à observer la brèche. « Prenez garde, lui dit alors le général Rullières, qui était venu au-devant de lui nous sommes ici au point de mire de l’ennemi. — C’est égal, répondit froidement M. de Damrémont. » À peine avait-il prononcé ces mots, qu’on le vit tomber à la renverse, frappé d’un boulet de canon. Le général Perrégaux se penchant aussitôt sur lui, une balle l’atteignit à la tête. Le gouverneur-général fut relevé avec une émotion pleine de respect par les témoins de sa mort glorieuse, et, quelques instants après, le corps sanglant traversait l’armée, couvert d’un manteau.

Parmi les soldats, il y en eut qui pleurèrent leur chef : tous saluèrent sa destinée. Le commandement revenait de droit au lieutenant-général Valée : il le prit, aux applaudissements des troupes et ce fut avec transport qu’elles reçurent, le jour même, la grande nouvelle de l’assaut pour le lendemain.

Le lendemain était un vendredi. Or, d’après une croyance superstitieuse depuis long-temps répandue parmi les Arabes, un vendredi devait marquer en Afrique le triomphe définitif des chrétiens. Mais Constantine ne s’en préparait pas moins à une résistance furieuse. Et, de leur côté, les Français se montraient sûrs de vaincre, puisque c’était corps à corps qu’ils allaient saisir l’ennemi. Les troupes destinées à l’assaut avaient été, dès la veille, divisées en trois colonnes sous les ordres du lieutenant-colonel Lamoricière, du colonel Combes et du colonel Corbin. À sept heures, le signal est donné, et au bruit des tambours tous les cœurs palpitent d’impatience et de joie. Le ciel était radieux ce jour-là. Commandée par Lamoricière, la première colonne, au milieu de la plus vive fusillade, gagne le rempart au pas de course. Voilà les Zouaves debout sur la brèche ; et le drapeau tricolore, qu’y plante le capitaine Garderèns, est salué par de victorieuses acclamations. Mais le danger restait caché dans le triomphe. Tandis qu’à droite et à gauche, les sapeurs du génie se fraient un passage le long des murs, leurs compagnons se trouvent devant un dédale de maisons en ruines et d’impasses mystérieuses d’où s’échappe une grêle de balles. On avance pourtant, on s’attache à l’ennemi, dans une mêlée meurtrière et furieuse. Soudain, un pan de mur s’écroule qui étouffe et enterre nombre d’assaillants. Bientôt une mine éclate ; un tourbillon de flamme et de fumée s’élève et, par un phénomène étrange, effroyable, plusieurs de nos soldats sentent que tout autour d’eux l’air s’embrase ; ils respirent le feu une douleur âcre et cuisante les dévore ; leurs vêtements consumés laissent leur chair à nu ; leurs paupières sont brûlées ; d’éternelles ténèbres les environnent. Ce fut un spectacle déchirant que celui de ces malheureux. Quelques-uns déliraient, défigurés à tel point, que leurs amis mêmes ne les pouvaient reconnaître, et ils allaient s’agitant semblables à des spectres.

Constantine, du reste, s’ouvrait de toutes parts aux flots des assaillants. D’intrépides canonniers turcs gisaient au pied d’une de leurs batteries conquise. On luttait de porte en porte, à travers des rues si étroites, que les maisons se faisant face se touchaient presque par le haut. Les Français se précipitaient la baïonnette au bout du fusil, poussant tout devant eux, fouillant la ville, et partout vainqueurs déchaînés, irrésistibles. Les insignes de la domination turque, les étendards d’Ahmed, les queues de cheval, disparaissaient de proche en proche pour faire place au drapeau tricolore. On dit que, ne voulant ni se soumettre ni fuir, un ministre du dey s’arracha la vie. Tout retentissait du tumulte de mille combats, et ce ne furent bientôt que morts, mourants et ruines. De dessous les débris fumants sortaient de farouches imprécations ou des cris étouffés. La population, pâle d’épouvanté, avait remué tumultueusement du côté opposé à nos attaques : elle arrive et s’entasse, derrière la Casbah, sur une pente rapide aboutissant à une muraille de rochers verticaux. Là, cette multitude gémissante grossit outre-mesure se presse se pousse, roule pêle-mêle au fond de l’abîme. Femmes, enfants, vieillards y périssent dans une affreuse confusion. Les plus hardis se suspendent à des cordes qui, en se rompant, les laissent tomber sur un monceau de cadavres. L’odeur du sang monte dans l’air. La ville est prise.

Ce n’était pas sans de cruels sacrifices. Le chef de bataillon Sérigny et le capitaine du génie Haket avaient péri sur la brèche. Parmi les blessés on comptait le colonel Lamoricière, les chefs de bataillon Vieux et Dumas, l’ofïicier du génie Leblanc, le capitaine Richepanse. Le colonel Combes avait été blessé lui aussi, et mortellement. Arrivé sur la brèche, il y commandait une attaque décisive, lorsqu’il reçut deux balles dont l’une lui traversa la poitrine. Alors se passa une scène digne des temps héroïques. Invincible à la douleur, le colonel Combes s’avança vers le duc de Nemours pour lui rendre compte de la situation. Son pas était assuré, son visage calme à le voir, nul ne se fût douté qu’il marchait portant la mort dans sa poitrine. Il s’exprima noblement, avec simplicité, sans parler de lui autrement que par cette allusion mélancolique et sublime : « Ceux qui ne sont pas blessés mortellement jouiront de ce succès. » On l’emporta près de rendre l’âme. Ses dernières paroles furent adressées au général Boyer, son ami : « Recevez mes adieux, lui dit-il. Je ne demande rien à mon pays pour ma femme, pour les miens ; mais je lui recommande les officiers de mon régiment dont voici les noms… » La mort l’interrompit. On raconte que, pendant la prise de Constantine, Ahmed, du haut d’une montagne voisine, assistait à ce solennel spectacle de sa puissance abattue. Frappé sans retour par le destin, il ne fut pas maître de sa douleur, et des larmes dit-on, coulèrent de ses yeux. Toutefois, il ne renonça pas à la douceur de vivre ; il tourna bride et son cheval l’emporta.

La première pensée des nouveaux maîtres de Constantine fut pour les blessés. Confiés au docteur Baudens, ils eurent pour hôpital une des plus belles maisons de la ville, celle qu’occupait le kalifa du bey. Le palais d’Ahmed, dont un nègre ouvrit les portes aux vainqueurs, renfermait de riches tapis, des chevaux magnifiques, beaucoup d’esclaves ; mais on y avait rêvé des trésors qu’on ne put découvrir. Les femmes du harem, dont une seule, nommée Aïcha, était remarquable par sa beauté, furent mises sous la garde du muphti. Peu à peu tout rentra dans l’ordre ; du sein des campagnes arrivèrent des tribus qui venaient faire leur soumission les mesures que l’occupation réclamait furent prises, et l’armée se remit en route pour Bone, laissant dans Constantine 2,500 hommes sous le commandement du colonel Bernelle.

Cette conquête, si chèrement disputée, fut célébrée en France d’une manière à la fois touchante et modeste. La dignité de maréchal de France et le titre de gouverneur-général de l’Algérie récompensèrent le lieutenant-général Valée. Un avancement mérité attendait les maréchaux-de-camp Rullières et Trézel ainsi que les colonels Bernelle, Boyer, Vacher, de Tournemine. Le corps du comte de Damrémont reçut, à son arrivée en France, les honneurs militaires, et 1 hôtel des Invalides lui fut donné pour sépulture. Quant au général Perrégaux, il était mort dans la traversée, presque au moment de toucher les rivages de la patrie[2].

  1. Voir aux documents historiques, no 7, le texte du traité.
  2. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient connaître toutes les circonstances de la prise de Constantine, aux Annales algériennes de M. Pélissier, et à un remarquable article publié dans la Revue des Deux-Mondes par le capitaine Latour-du-Pin. Le docteur Baudens, chirurgien du duc de Nemours, a publié, de son côté, sur les faits qui se rattachaient plus spécialement à la nature de ses fonctions, des détails du plus grand intérêt.