Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 8

(Vol 5p. 225-251).
CHAPITRE VIII.


Annonce du mariage du duc d’Orléans. — Discussion sur les affaires d’Afrique. Dotation du duc d’Orléans. Débats parlementaires. — Le Cabinet du 15 avril est sauvé par M. Thiers. — Amnistie. Arrivée de la princesse Hélène ; son entrée dans Paris. — Ouverture du musée de Versailles. — Fêtes dans Paris.



En arrivant aux affaires, M. Molé avait eu à suivre une négociation importante. Dans une entrevue qu’il eut alors avec son prédécesseur, M. Thiers lui dit « Le mariage du duc d’Orléans est à conclure, et il est question de donner au prince pour femme, ou la duchesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, ou une princesse de Cobourg la première, moins belle ; la seconde, d’un esprit moins cultivé, très jeune d’ailleurs et jouant encore, pour ainsi dire, avec sa poupée[1] » La princesse Hélène passait, en effet, en Allemagne pour une femme de beaucoup de mérite, et ce fut elle que fixa le choix du Cabinet des Tuileries. La négociation fut conduite par M. Bresson avec une dextérité remarquable. Mais le succès fut longtemps incertain. Car, pour ruiner les tentatives de la Cour de France, la Russie mit tout en œuvre. Inspiré par elle, le frère de la princesse Hélène manifesta pour l’alliance à laquelle on le pressait de donner les mains, la répugnance la plus injurieuse et la plus obstinée. Peu s’en fallut qu’un successeur de Louis XIV ne se vît hautement rebuté par un petit prince d’Allemagne, et c’est ce qui serait arrivé sans l’entremise bienveillante du roi de Prusse.

Le 18 avril donc, M. Molé put annoncer à la Chambre que le traité de mariage était conclu.

Un projet de loi était en même temps présenté ayant pour but d’accorder au prince royal un supplément de dotation ; et, de peur que, pressée par trop d’exigences à la fois, la munificence du pays ne s’avouât lassée, le ministère faisait la déclaration suivante, qui produisit une sensation profonde « S. M. a décidé que la demande présentée pour le prince son second fils serait ajournée. » Le mot ajournée était significatif, il trahissait l’obstination d’un désir inassouvi : la malignité publique s’en empara. Mais on la laissa s’exhaler en commentaires, et l’on attendit.

L’attention des esprits fut d’ailleurs un moment distraite par les affaires d’Afrique. L’effectif de l’armée ayant été augmenté en 1836, le ministère demandait à la Chambre un crédit supplémentaire de 5,647,000 fr. ; et M. Janvier avait présenté à ce sujet un rapport qui frappait d’une critique amère, et la politique suivie par le ministère du 22 février en Algérie, et la conduite que le maréchal Clauzel y avait tenue. Les débats s’ouvrirent.

On reprochait au maréchal Clauzel d’avoir trop poussé à la guerre ; d’avoir écrasé les Koulouglis de Tlemsen, nos alliés, d’une contribution énorme, dont il avait exempté les Hadars, nos ennemis, et qui, levée par des étrangers, par des indigènes, avait donné lieu à d’abominables extorsions, à des trafics spoliateurs. On lui reprochait aussi la province de Bone, livrée aux violences de Joussouf, et l’expédition de Constantine, entreprise sur la foi des illusions les plus téméraires. Sa réponse ne le justifia point d’une manière complète, mais elle fut noble et d’une tristesse pleine de grandeur. « Je connaissais, dit-il en commençant, la fatalité qui s’attache à tous les services rendus au loin, surtout à ceux qui tendent à donner de nouvelles provinces à la patrie. Dupleix disgracié sur le rapport de quelques commissaires intéresses, après avoir établi notre puissance dans l’Inde ; Labourdonnais abreuvé de dégoûts et d’injures, Lally-Tollendal mourant sur l’échafaud, un baillon entre les dents… Je savais tout cela et je suis parti. » Il reprit ensuite une à une les accusations dirigées contre lui. Oui sans doute il avait voulu, en Afrique, une guerre énergique et décisive ; et de quel droit venait-on lui en faire un crime ? Puisqu’on n’entendait pas abandonner l’Algérie, ne fallait-il pas la soumettre ? Et comment la soumettre, si par l’incertitude des plans, la puérilité des efforts tentés, l’insuffisance des ressources mises en action, la domination française s’osait à la risée des Arabes ? Vouloir, il fallait vouloir. On lui demandait compte de la contribution frappée sur les Koulouglis de Tlemsen ? Mais d’avance ils s’étaient engagés à supporter les frais d’une expédition entreprise pour les sauver ; et l’on s’était adressé à eux parce qu’ils étaient riches, parce qu’il s’agissait de l’entretien d’une garnison destinée à les défendre, parce qu’ils avaient pillé la ville, pillé les Hadars, et qu’il n’eût été ni juste ni raisonnable de rançonner ceux qui venaient d’être dépouillés, en faveur de ceux qui jouissaient des dépouilles. La perception, il est vrai, avait été violente dans ses formes mais elle s’était faite suivant les usages du pays ; l’administration française n’y avait trempé en rien et les détails n’en étaient pas plus tôt connus qu’on donnait l’ordre de la suspendre. Quant à l’expédition de Constantine, avait-elle été un échec ? avait-elle été une défaite ? Non. L’inclémence du temps, dont il est si difficile en Afrique de prévoir les variations, tel fut notre ennemi. Et pourtant, on l’avait destitué, lui maréchal de France, destitué pour ne s’être pas montré plus fort que les éléments ! Le Directoire avait-il donc frappé Bonaparte échouant devant Saint-Jean-d’Acre ? Le gouvernement anglais avait-il frappé le duc de Wellington renonçant à s’emparer de Burgos ? Louis XIV avait-il frappé Condé levant le siège de Lérida ?

Ces explications amenèrent M. Baude à la tribune. Envoyé en Afrique par le gouvernement avec une mission spéciale, il avait recueilli les plaintes des Koulouglis, suivi l’expédition de Constantine ; et il n’hésita pas à se porter hautement l’accusateur du maréchal. Son discours ne fut, du reste, qu’une reproduction plus vive de griefs déjà énoncés, et il provoqua, de la part du maréchal Clauzel, une réplique où perçait l’amertume d’un cœur blessé à jamais.

Là devait se borner tout l’intérêt de la discussion. Les saillies spirituelles de M. Jaubert au sujet d’Alger, « qui nous possédait plus que nous ne le possédions », les attaques de M. Piscatory contre le système de l’occupation illimitée et celles de M. Thiers contre le système de la guerre mal faite, les vagues remarques de M. Guizot, les protestations philanthropiques de M. de Lamartine, tout cela n’éclaira que très-faiblement le problème et eut peu d’influence sur le mouvement de l’opinion.

Les exigences financières du Château étaient à l’ordre du jour : on y revint. Et la royauté eut lieu d’être satisfaite de la générosité des Chambres. Il fut décidé, malgré l’opposition de MM. Garnier-Pagès, Demarçay, Briqueville, à la Chambre des députés, et malgré celle de M. le vicomte Dubouchage à la Chambre des pairs, que la dotation du prince royal serait portée annuellement à deux millions, que les contribuables paieraient un million pour les frais de son mariage, et que le douaire de la princesse serait fixé à 300,000 francs.

C’était trop faire pour une famille on demanda plus encore, on demanda en faveur de la fille aînée du roi, devenue reine des Belges, une dot d’un million. En vain MM. Demarçay, Lherbette, Salverte, Larabit, Charamaule, adjurèrent-ils la Chambre de prendre en considération la misère du peu pie, l’opulence de la maison royale la grandeur des sacrifices déjà consentis en vain réclamèrent-ils de ceux qui s’appuyaient sur l’insuffisance du domaine privé la production des pièces justificatives… la Chambre ne prêta une attention bienveillante qu’à M. de Montalivet, ministre personnellement dévoué au roi et le plus âpre des orateurs de la Cour. M. de Montalivet exposa d’abord avec habileté que les ressources de la royauté ne devaient point être séparées de leur application nécessaire, le roi des Français ayant naturellement des actes de bienfaisance à accomplir, des récompenses à donner, des encouragements à distribuer aux savants et aux artistes des palais à restaurer ou à embellir. Mais, quand il en vint aux attaques provoquées par la présentation des lois de famille, il fut acerbe, accusateur, et s’attira une réponse terrible. Faisant allusion aux pam phlets de M. de Cormenin, il avait prononcé le mot calomnie. Aussitôt M. de Cormenin se lève et fait signe qu’il veut parler de sa place. On savait combien il était intimidé par la tribune : on espère l’accabler s’il y monte, et de tous les bancs ministériels s’élève ce cri : A la tribune ! à la tribune ! Étonné interdit, M. de Cormenin se consulte, il promène autour de lui des regards troublés, il hésite. Mais les clameurs redoublant, encouragé par ses amis, il se risque enfin, et, appuyant sur le marbre de la tribune où on l’entraîne ses mains qui tremblent d’émotion : « Je repousse, dit-il en s’adressant à M. de Montalivet, les inculpations qui viennent de tomber de votre bouche. S’il y a calomnie dans l’évaluation des chiffres énoncés par vous, la calomnie vient de vous, non de moi. Car c’est dans un méchant pamphlet de police intitulé La liste civile dévoilée, que les forêts de la couronne figu«  rent pour 184,000 hectares. Je ne les ai portées, moi, qu’à 162,000 hectares. En sorte que vous vous seriez calomnié vous-même. Je ne me perdrai pas dans le dédale de vos calculs : osez produire les pièces justificatives, osez-le ! J’accepte le combat. La question est bien simple. Le domaine privé est de 74 millions. Or, je demande si avec 74 millions vous ne pouvez pas payer un million de dot à la reine des Belges. » Cette harangue, si courte, mais si nette et si péremptoire, eut un succès prodigieux, auquel M. de Montalivet ne fit qu’ajouter par l’aigreur excessive de sa réplique. Ayant dit en parlant de M. de Cormenin : l’honorable préopinant… le préopinant, ajouta-t-il, en se rétractant avec vivacité : insulte gratuite où l’on ne vit qu’une vengeance de courtisan ! La discussion ne fut pas autrement animée : la Chambre avait hâte de montrer qu’on n’épuiserait pas facilement sa complaisance. Au reste, puisqu’elle se disait monarchique, elle avait raison de ne pas refuser quand c’était un roi qui demandait !

Cependant, les amis de M. Guizot frémissaient de dépit et d’impatience ; et lui-même, immuable dans son orgueil il ne vivait plus que de l’espoir d’abattre ses faibles vainqueurs. Mais la véritable cause de sa rupture avec M. Molé n’étant pas de celles dont on se vante il cherchait avec inquiétude par où il saisirait son adversaire pour le renverser. Lorsqu’ils étaient ensemble au pouvoir, n’avaient-ils pas l’un et l’autre professé les théories de la violence ? n’avaient-ils pas voulu, d’une commune ardeur, aggraver la législation de septembre par le téméraire et brutal appendice des lois de disjonction, de déportation, de non révélation ? Si M. Guizot criait à M. Molé « Vous êtes coupable a M. Molé n’allait-il pas lui répondre : « Vous êtes mon complice. » Que faire donc ? Inspiré et poussé parses intimes, M. Guizot prit un parti qui ne prouvait pas sa sincérité, mais qui plaisait à son audace. Il résolut de se donner comme ayant représenté spécialement, dans le Cabinet dissous, la politique de Casimir Périer cette vieille politique de résistance sous laquelle l’esprit révolutionnaire avait fléchi. C’était se parer d’un rôle monstrueux car, depuis Casimir Périer, la société n’avait cessé de pencher vers le repos, et la langueur des partis y rendait tout au moins superflu le gouvernement de la colère. Mais M. Guizot n’ignorait pas que dans la plupart des hommes dont s’était composée l’ancienne majorité, la guerre civile avait laissé une trace brûlante. Il espéra les attirer à son ambition en les enivrant du souvenir de leurs triomphes passés, en leur montrant toujours debout et toujours armé l’esprit révolutionnaire, immortelle pâture de leurs passions ; en leur soufflant enfin la peur et la haine. Alors, de deux choses l’une ou M. Molé se laisserait imposer une politique sauvage et il périrait par l’excès ou bien il ferait effort contre l’impulsion donnée, et, trop faible, il tomberait chargé de mépris.

L’exécution de ce plan fut poursuivie avec une impétuosité singulière. Dans la commission des fonds secrets, les amis de M. Guizot sommèrent fièrement M. Molé de s’expliquer sur le retrait de la loi d’apanage, concession pusillanime, à les entendre. Lui, étonné, incertain, et ne sachant encore dans quelle partie de l’assemblée il chercherait son point d’appui, il promit d’être ferme, d’être résolu, et que le pouvoir ne défaillirait pas entre ses mains. Mais les doctrinaires avaient juré de le pousser si ardemment dans la carrière des rigueurs, qu’à la fin, haletant et saisi d’effroi, il fut forcé de s’arrêter et de dire : « Je n’irai pas plus loin. » Et c’était là qu’on l’attendait pour le livrer aux coups d’une majorité rendue à ses emportements d’autrefois par le sentiment exagéré de ses périls.

M. Duvergier de Hauranne avait été chargé du rapport sur les fonds secrets il le fit avec une habileté redoutable. Il demandait aide et protection pour les ministres, mais à certaines conditions ; et, après avoir rappelé ce que le trône devait à la politique vigoureuse du 13 mars, continuée par celle du 11 octobre, il affirmait que l’heure n’était pas venue de faiblir, mêlant ainsi à des conclusions favorables au Cabinet des conseils pleins de hauteur, et à des offres de sympathie des avertissements d’une austérité menaçante. Alors M. Molé s’effraya d’avoir de tels alliés ; ne les voulant point pour maîtres, il les accepta pour ennemis, et, se décidant tout-à-coup, il dériva vers le Centre Gauche.

La situation se trouvait donc parfaitement dessinée de part et d’autre et le champ de bataille préparé, quand la discussion sur les fonds secrets s’engagea. C’était dans les premiers jours de mai. Le ministère n’avait pas un mois d’existence, et les doctrinaires ne doutaient pas qu’il ne leur fût aisé d’avoir raison d’un pouvoir qui osait méconnaître l’importance de leur appui. Aussi le Cabinet eut-il à essuyer tout d’abord, après les attaques de MM. Havin Salverte et Lacrosse, orateurs de la Gauche, l’implacable et hardi persifflage de M. Jaubert. M. de Sade vint ensuite, et enfin M. Guizot.

Quelque envenimées que fussent chez cet homme dédaigneux les blessures de l’orgueil offensé, sa démarche était plus affaissée que de coutume ; la tristesse de l’accablement tempérait le sombre éclat de ses yeux il portait sa tête avec une fierté contenue, et l’altération de son visage n’était pas celle qui trahit le secret-des tumultueuses pensées. H venait de perdre son fils. Mais les grandes douleurs exaltent une âme qui n’est point vulgaire, et, loin de l’abattre, la fortifient. Elevé un instant par la majesté de son deuil de père au-dessus de la tactique adoptée et des ruses misérables de l’ambition, M. Guizot trouva quelques accents d’une véritable éloquence. Il émut puissamment l’assemblée lorsque d’une voix presque éteinte il dit : « J’ai pris et quitté le pouvoir déjà plusieurs fois en ma vie, et je suis, pour mon compte, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique. Je n’y mets d’intérêt que l’intérêt public, celui de la cause à laquelle j’appartiens et que je me fais honneur de soutenir. Vous pouvez m’en croire, Messieurs. Il a plû à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l’âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal… » Il s’étendit peu sur les causes de sa rupture avec M. Molé, dont il donna une explication plus hautaine que véridique ; et, abordant la situation dans ce qu’elle avait de général, il continua de manière à rester fidèle au système d’attaques convenu entre lui et ses amis : toujours grave cependant, et toujours attentif à voiler, à ennoblir par la solennité des motifs ce qui n’était après tout qu’une convention de l’intrigue.

La classe moyenne, suivant lui, avait droit à faire reconnaître et saluer sa prépondérance, mais elle ne devait être ni envieuse ni subalterne. Elle devait avoir assez de confiance dans ses destinées pour ne pas se croire perdue parce que l’établissement d’un apanage pour un de ses princes viendrait ramener au milieu des formes de la société moderne une ombre vaine du passé. La classe moyenne avait pour mission de gouverner, et pour devoir de mettre son cœur au niveau de sa fortune, en se gardant de toute basse jalousie et de toute frivole défiance. Le vrai danger pour elle, il était dans la permanence de l’esprit révolutionnaire, infatigable ennemi qui, même au milieu du sommeil apparent des passions et dans leur silence trompeur, se préparait à de nouveaux combats. Les agitations du monde, l’Espagne inondée du sang versé par la guerre et par la révolte, les troubles du Portugal, les déchirements nés en Angleterre de la Réforme, issue elle-même de notre révolution de juillet, tout cela ne formait-il pas un ensemble de symptômes dont il était permis de prendre alarme ? Tout cela n’indiquait-il pas qu’il y avait dans le mouvement général de la civilisation moderne quelque chose à réprimer et à contenir ? On se rassurait parce que les clameurs de la rue étaient tombées et qu’on n’entendait plus autour de soi le choc des partis armés du glaive ? Comme si l’esprit révolutionnaire n’avait qu’à s’apaiser pour qu’on le jugeât mort ; comme s’il n’existait point partout : au sein des classes pauvres, rongées par l’envie ; au centre des ateliers, depuis long-temps remplis du bruit des systèmes d’égalité dans le peuple entier, auquel il ne restait plus d’autre frein que le frein du travail ; au fond des institutions représentatives enfin, qui avaient organisé la lutte, glorieuse sans doute et désirable mais terrible, du vrai et du faux, des bons instincts et des passions anarchiques. Il fallait donc se tenir en garde, veiller au maintien des lois répressives, discipliner les fonctionnaires, raffermir le pouvoir.

Ainsi, dans la société à conduire, M. Guizot ne voyait qu’une bataille à livrer ! Cette foule à ses pieds gémissante, la foule sainte des ignorants et des faibles, des pauvres et des journaliers, il croyait que, pour la contenir il suffirait de peser un peu plus sur elle ! Le travail est un frein, osait-il dire, espérant sans doute que la faim serait pour le prolétaire des sociétés modernes ce qu’avaient été le fatalisme pour l’esclave antique et le dogme de la résignation pour le serf du moyen-âge. Et il ne comprenait pas que prévenir les révolutions dispense de les calomnier, il ne comprenait pas que l’éternité de la souffrance en bas, c’est en haut l’éternité de la peur Nous l’avons entendu, ce discours : nous étions là. Et, il nous en souvient, pendant que l’assemblée s’agitait à la voix de l’orateur ; l’esprit en proie au tourment de la pensée et l’âme remplie d’amertume, nous cherchions des yeux un homme qui, au risque des plus injustes murmures eût le courage de confondre d’aussi froides, d’aussi cruelles maximes.

M. Odilon-Barrot parla dans la séance qui suivit, mais sans aller au-delà de ce que la majorité de l’assemblée voulait entendre. Il s’éleva chaleureusement contre les doctrinaires contre leur politique vindicative et dure, contre leur prétention de ne livrer qu’à la classe moyenne la victoire du peuple entier. Au surplus, il les attendait à l’œuvre, et il désirait que le pouvoir leur fût rendu : bien sûr que l’épreuve les accablerait, bien sûr que leur ambition couronnée mettrait à nu leur impuissance. Puis, se tournant vers les ministres : « Si vous n’êtes pas les continuateurs de la politique du 6 septembre, déclarez-le nettement. Dans le cas contraire, je crois que vous avez été insensés de vous séparer des hommes les plus capables par leur talent de défendre les principes qui vous sont communs avec eux. Dans cette guerre incessante, dans ces discussions orageuses, sentez votre faiblesse devant un homme à qui vous avez entendu développer ses vues avec tant de hauteur et de fermeté. Hâtez-vous, hâtez-vous de reconnaître la parole et le bras du maître ».

Excité par l’attaque animé par l’éloge, M. Guizot répliqua qu’il n’était jamais entré dans sa pensée de faire de la classe moyenne une classe à part ; que, loin de là, c’était la gloire du régime existant d’appeler au faîte quiconque se montrait capable et digne d’y monter ; que lui, qu’on accusait de tendre à une aristocratie nouvelle, que M. Odilon-Barrot, que chacun de ceux qui l’écoutaient, avaient acquis leurs grades à la sueur de leurs fronts et formaient une démocratie vivante ; qu’il savait combien étaient douces les faveurs de la popularité, et qu’il les avait entendus, lui aussi, les applaudissements de la multitude, mais qu’il leur préférait l’honneur d’inspirer confiance aux intérêts conservateurs, aux vrais intérêts du pays.

Pendant cette lutte sans profondeur et sans portée, mais qui tirait un grand éclat du talent des deux orateurs adverses, de la généreuse chaleur de l’un de l’émotion secrète de l’autre, des haines et des passions de tous, les ministres, le regard fixe, le corps immobile, paraissaient abattus et comme écrasés sous le sentiment de leur insuffisance. On les jugea perdus. « Le combat vient de se livrer sur leurs têtes » disait-on de toutes parts, au sortir de la séance. Et chacun d’attendre la décision de M. Thiers.

C’était lui, en effet, qui tenait entre ses mains la vie du ministère, puisqu’il disposait des voix du Centre Gauche. Le soir de la séance, il convoque ses amis. De quel côté penchera-t-on ? Les avis se partagent. Ceux-ci veulent qu’on profite de l’incapacité des ministres, qu’on leur livre bataille, qu’on les supplante. Ceux-là font observer que le Centre Gauche n’est pas encore assez voisin du pouvoir pour s’en emparer qu’en renversant M. Molé, on va pousser au faîte M. Guizot ; qu’il vaut mieux ajourner une victoire dont on n’est pas prêt à recueillir le profit. Mais, suivant M. Thil, tout pouvoir qui dure puise des forces dans sa seule durée quelque débile que paraisse le ministère Mole, si on le laisse vivre, on commet une faute et l’on perd une chance.

Au sein de tels débats, M. Thiers n’était point sans éprouver un certain trouble dont il ne s’avouait peut-être pas la cause. D’une part, il s’irritait de voir les affaires de l’État conduites, sans lui et en dehors de lui, par des hommes auxquels il se croyait bien supérieur. De l’autre, il tremblait de combattre pour le compte des doctrinaires et de leur chef, hommes résolus et opiniâtres, qui, une fois maîtres du pouvoir, sauraient le garder et le défendre. Aussi se sentait-il porté à soutenir momentanément un Cabinet que son insuffisance même livrait à la merci de ses protecteurs, et qu’on serait toujours à temps de faire disparaître. Ajoutez à cela que M. Thiers avait promis au roi de ménager M. Molé, et que, par une faiblesse naturelle au cœur humain, il croyait suivre les inspirations de sa loyauté en cédant aux conseils de son ambition.

Les sollicitations, d’ailleurs, et les encouragements ne devaient pas lui manquer. Le lendemain, M. de Talleyrand intervint auprès de lui ; on l’entoura de prières flatteuses ; on eut recours contre ce qui lui restait d’incertitude, à ces influences de salon toujours si puissantes dans les monarchies ; et l’on parvint de la sorte à lui faire promettre, non seulement qu’il voterait pour le ministère, mais qu’il irait l’appuyer à la tribune.

Les doctrinaires avaient un instant compté, sinon sur l’alliance offensive de M. Thiers, du moins sur sa neutralité. Ce ne fut donc pas sans un vif dépit qu’ils le virent prêter au Cabinet le secours de cette éloquence facile et persuasive dont la Chambre acceptait si aisément l’empire. Le discours de M. Thiers fut plus insinuant que hardi, plus habile que chaleureux mais il eut un résultat décisif Les fonds secrets furent votés par 250 voix contre 112. Et le ministère Molé sortit, humilié tout à la fois et raffermi, d’une épreuve dans laquelle il avait failli périr.

Les doctrinaires, cependant, n’étaient pas découragés et ils se préparaient à redoubler d’audace, lorsqu’un acte aussi éclatant qu’inattendu vint les frapper de stupeur et sceller leur défaite. Déjà, dans les derniers jours d’avril, le roi avait fait grâce à Meunier, condamné par la Cour des pairs comme régicide : le 8 mai, un rapport du ministre de la justice apprit à la France qu’une amnistie était accordée à tous les individus détenus dans les prisons de l’État par suite de condamnations prononcées pour crimes et délits politiques.

Au fond, l’amnistie était une machine de guerre dressée contre M. Guizot et ses amis. M. Guizot, pour créer des obstacles au Cabinet dont il ne faisait plus partie, s’était mis à l’accuser de mollesse et de lâcheté il avait essayé de ranimer les cendres, déjà refroidies, de nos discordes civiles ; il avait osé, dans un temps de calme, écrire sur sa bannière le mot intimidation. M. Molé, en décrétant l’amnistie, opposait à cette manœuvre d’un rival une manœuvre contraire. Et ce qui le prouve bien, c’est que, eollègues dans le ministère du 6 septembre, M. Guizot et M. Molé s’étaient trouvés d’accord sur la nécessité d’un système de rigueur. Mais lorsque une action est bonne en soi, il y a injustice à ne tenir compte que de ce qu’il s’est glissé de personnel dans les intentions et les motifs. L’amnistie était un appel à la réconciliation des partis ; c’était donc une grande, une noble idée. M. Molé eut le mérite de l’avoir conçue, et le roi celui de l’avoir adoptée sans résistance.

Cependant, l’arrivée de la princesse Hélène était attendue au Château avec impatience. Non qu’un tel mariage fût brillant : il n’avait ni le prestige d’une haute alliance monarchique, ni l’héroïque signification d’un choix national et populaire. Mais, après les refus dont les familles souveraines lui avaient innigé l’auront, la maison d’Orléans se trouvait heureuse que ses offres n’eussent pas été repoussées par une obscure et indigente Cour d’Allemagne.

À part cela, on disait la princesse gracieuse elle avait une âme sensible et douce, de la dignité naturelle, un esprit vif et cultivé. Luthérienne, elle allait entrer dans une famille catholique mais si c’était là pour la reine des Français un sujet de dévote inquiétude, il n’en était pas de même du roi, prince qu’alarmaient faiblement les scrupules religieux et qui n’était pas fâché de trouver l’occasion de prouver sa tolérance.

La demande fut faite au grand-duc régnant par le duc de Broglie, ambassadeur extraordinaire ; elle fut agréée ; et la jeune princesse partit de Ludwigslust, résidence de sa famille. Des épisodes pleins d’intérêt marquèrent ce voyage. On raconte, par exemple, que, sur le milieu de la route, entre Hanau et Francfort, la princesse, qu’accompagnait l’ambassadeur français, fit arrêter sa voiture en face des hauteurs de Berghem, qui couronnent l’horizon sur la droite. Et, un instant après, un messager envoyé par elle courait dire au duc de Broglie : « M. le duc, Madame la princesse vous prie de porter votre attention sur les hauteurs de Berghem. C’est dans ce lieu que votre grand-père, le maréchal de Broglie, a remporté une victoire mémorable. »

Le 24 mai, la princesse mit pied sur le sol de sa patrie nouvelle, et, le 29, elle entrait à Fontainebleau. Car c’était dans cette ville qui garde le souvenir de tant d’aventures épiques et de tant de chutes illustres, c’était dans ce palais dont les N impériales couvrent les murs, c’était à ce relais placé sur la route qui conduisit Napoléon de Moscow à l’île d’Elbe, qu’on attendait la jeune fille venue d’Allemagne pour donner des héritiers au trône le plus éclatant, mais le plus menacé, de l’univers. À sept heures, la voiture de la princesse dépassa la grille, au bruit des tambours, des acclamations et des fanfares. Louis-Philippe se tenait sur le haut du balcon. À la vue de la princesse, que le duc d’Orléans était allé recevoir au bas de l’escalier, le roi s’avança d’un air pénétré, et, comme elle se penchait pour lui baiser la main, il la releva et l’embrassa avec effusion.

Le lendemain, 30 mai, le mariage fut célébré civilement dans la galerie de Henri II, les témoins étant : pour le duc d’Orléans, le président et les quatre vice-présidents de la Chambre des députés, les quatre vice-présidents de la Chambre des pairs, les maréchaux Soult, Lobau et Gérard, le prince de Talleyrand ; et, pour la princesse Hélène, le baron de Rantzau, le duc de Choiseul, M. Bresson. Vint ensuite la cérémonie religieuse, qui eut lieu, selon le rit catholique dans la chapelle de Henri II et, selon le rit luthérien, dans la salle de Louis-Philippe. Des banquets somptueux, des spectacles, des cavalcades brillantes, des divertissements de tout genre prolongèrent, pour la jeune princesse, l’enchantement d’une journée aussi solennelle. Mais des émotions plus profondes lui étaient réservées.

Le 4 juin, la famille royale avait quitté Fontainebleau et se dirigeait vers la capitale. On était arrivé sur un coteau un peu en avant de St-Cloud lorsque la princesse Hélène aperçut tout-à-coup, a demi-cachée dans la vapeur, une masse imposante, confuse. C’était Paris. En approchant de cette ville aimable et tragique, peut-être la duchesse d’Orléans éprouva-t-elle, au sein de sa joie, une secrète terreur. Que ne pouvait-on lui dire :

« Vous allez vivre, Madame, au milieu d’une nation loyale. Le peuple, en France, respecte les princesses, non parce qu’elles sont princesses, mais parce qu’elles sont femmes. Vous venez, il est vrai, dans un pays qui a été fatal à des reines allemandes, dans un pays où la vie des rois est pleine d’angoisses, et où la foule a un flux et un reflux comme la mer. Ne craignez rien cependant. Il est des époques qui n’apparaissent qu’une fois. Le peuple de France n’a plus rien à semer dans l’épouvante ou dans la guerre ; et ses mœurs sont aussi douces qu’héroïques. On vous l’a peint certainement en proie au tourment d’une inquiétude immortelle avide de bruit, avide de mouvement, fatigué de son repos même, et ne pouvant souffrir ni la liberté ni la servitude. On vous a trompée. Le peuple de France a des joies bruyantes, mais qui cachent des pensées sérieuses ; il se livre quelquefois à des colères terribles, mais qui servent des projets persévérants et gigantesques ; l’apparente irrégularité de ses élans n’ôte rien à l’action constante de son génie. Seulement, fait pour les grandes choses, il lui faut des chefs qui le comprennent et qui le vaillent. S’il n’en rencontre pas de tels, il tombe et végète dans une alternative de langueur et de convulsions, jusqu’à ce que, retrouvant des guides dignes de lui, il ait repris à travers l’histoire sa marche féconde. De sorte que nos agitations, dont votre Europe s’effraie, ne sont que les manifestations d’une force mal comprise et follement combattue par ceux qui devraient la calmer en l’employant. Ah ! si vous pouviez le connaître, Madame, ce peuple tant calomnié au dehors ! Mais non. Entre vous et lui vont s’étendre des voiles qui déroberont à vos regards les trésors qui sont en lui, trésors d’esprit et d’enthousiasme, de vaillance et de dévouement. Ce que vous connaîtrez mieux, et trop tôt, c’est ce petit monde de la Cour où vous allez entrer. N’espérez pas retrouver ici les splendeurs du règne de certains rois, chevaliers ou héros. Les révolutions ont effacé les noms anciens sous des noms tout-à-fait inconnus ; elles ont mêlé, aux mêmes lieux, les souvenirs les plus divers. Joséphine a dormi, à Trianon, dans le lit qui avait reçu la fille de Marie-Thérèse. Ne jugez donc pas le présent par le passé. Chez les courtisans d’aujourd’hui, vous ne trouverez ni le bon ton ni le bon goût, ni l’élégance grave des habitudes plébéiennes, ni la délicatesse des usages aristocratiques. Vos Lauzun et vos Richelieu, ce seront des hommes de bourse, des agioteurs, des loups-cerviers. Et si jamais on vous explique le sens de ces mots étranges, vous en serez épouvantée. Aussi attendez-vous à voir les grossiers paladins qui vont vous entourer faire de votre mariage une spéculation politique, et, ne cherchant que des preuves de royalisme dans les témoignages de la courtoisie française, empoisonner ainsi les joies les plus pures et les plus intimes de votre cœur. Voilà le vrai, le seul danger qui vous menace. »

Et ce fut bien là, en effet, ce qui caractérisa la réception préparée à la duchesse d’Orléans. Son entrée dans Paris fut marquée par un immense mouvement de foule, par un assemblage inaccoutumé de soldats, par des acclamations, par les éclats d’une curiosité sympathique ; mais, dès le lendemain, et de peur qu’on n’attribuât à ce qui avait été dit de ses qualités personnelles l’accueil dont elle venait de jouir, les historiographes de la Cour eurent soin de faire honneur au roi de tous les hommages rendus à sa bru. Ce fut pour mieux prouver combien il y avait de sagesse dans le choix du monarque, qu’après avoir vanté la taille de la princesse Hélène, la beauté de son teint, la couleur blonde de ses cheveux, la grâce de son maintien, ils lui prêtèrent plus d’érudition qu’une femme d’esprit n’en veut avoir, et plus d’esprit qu’une femme de bon sens n’en fait paraître. Puis, croyant sans doute raviver par la pompeuse minutie de leurs descriptions le culte éteint de la monarchie, ils se mirent à raconter heure par heure, sans oublier le moindre détail, la vie des princes, les accidents de chaque promenade, et quel était le costume des fils du roi, et dans quel ordre s’avançaient voitures, calèches, char-à-bancs ou landaus, et comment la hiérarchie des rangs avait été observée dans la disposition des places assignées aux dames de la Cour sur les banquettes. En même temps, par une violation brutale du mystère qui protége la pudeur des femmes, on étalait pour ainsi dire devant le public le trousseau de la princesse Hélène, on décrivait sa toilette depuis sa coiffure jusqu’à ses jarretières : et cela pour montrer que la monarchie en France n’avait pas perdu le secret d’éblouir, pour accoutumer la nation à vivre de la vie de la royauté. « Est-ce que le plus simple bon sens, s’était écrié le Journal des Débats, ne fait pas comprendre que le peuple a voulu honorer, dans la princesse Hélène, le choix du roi, et donner une nouvelle preuve d’attachement à sa dynastie libérale, un éclatant démenti à des passions coupables ? » Déclaration injurieusement naïve, qui trahissait le calcul politique caché au fond de ces fêtes dont la princesse Hélène paraissait être l’objet et n’était en réalité que le prétexte !

Cependant, des lettres d’invitation répandues avec une profusion réfléchie, venaient d’annoncer l’ouverture du musée de Versailles. Dès 1832, le roi avait conçu le projet de léguer aux siècles à venir, racontées sur la toile, taillées dans le marbre et rassemblées dans de splendides galeries, les diverses époques de notre histoire. C’était là une noble, une belle idée, et le roi avait mis à la réaliser une ardeur digne des plus grands éloges. Or, l’heure était venue pour lui de jouir de son ouvrage. Le 10 juin, on vit se presser autour de ce palais de Versailles, réduit pendant si long-temps à la majesté de sa solitude et de son silence, des maréchaux, des membres de l’Institut, des ministres, des pairs de France, des députés, des artistes, des généraux, des poètes, foule étincelante et choisie. À dix heures du matin, les portes du palais s’ouvrirent, découvrant aux regards une immense série de tableaux, de portraits, de statues, l’histoire de France enfin écrite par les arts. Comment rendre l’effet d’un pareil spectacle ? Ici, la succession des grands amiraux et des connétables, depuis le maréchal Pierre jusqu’à Grouchy ; là, le siècle de Louis XIV, dans des salons que traversèrent tant de hardis capitaines, tant d’hommes de génie, tant de femmes au sourire invincible, salons dorés où le grand siècle semblait avoir laissé le reflet de ses guerres et le parfum de ses amours ; ailleurs, notre passé militaire depuis l’origine les batailles gagnées, les villes prises d’assaut, les rivières passées à la nage sous le feu de l’ennemi, les joutes chevaleresques, les victoires navales, tout ce qui fut accompli par l’épée entre Tolbiac et Wagram à côté, dans la salle de 92, la levée en masse du peuple français, saisi d’une sublime ivresse, et, dans l’indépendance de la patrie, courant défendre la liberté du monde puis une incomparable épopée, l’Empire puis la Restauration et ses pompes vaines puis la révolution de 1830 et ses prodiges. Aussi, combien de vieillards purent suivre de salle en salle leur propre histoire ! Combien, après s’être reconnus sous l’habit de soldat, dans les armées républicaines, purent se retrouver, en uniforme de général, haletant sur la trace enflammée de leur empereur, ou assistant aux fêtes de son couronnement, ou portant le deuil de ses adieux ! Ce fut donc une journée pleine d’émotions que celle où le musée de Versailles fut inauguré. Le roi, d’ailleurs, n’avait rien épargné pour la rendre éclatante et lui imprimer un caractère monarchique. Le banquet préparé pour les visiteurs servit d’occasion à l’étalage d’une magnificence dont ils se montrèrent aussi surpris que charmés. Il y eut ensuite, le long des galeries resplendissantes, une promenade aux flambeaux. À huit heures du soir, chacun avait pris place dans la salle de spectacle, et la représentation du Misanthrope commençait. Le spectacle fini, la toile du fond se leva, l’ancienne façade du château de Versailles apparut dans le lointain, et sur le piédestal de la statue équestre du roi on lut : « À la gloire de Louis XIV ! » Il avait pourtant révoqué l’édit de Nantes, ce Louis XIV ; et c’était devant une princesse luthérienne qu’on glorifiait sa mémoire !

Ainsi se termina une solennité dont la pensée mériterait d’être louée sans réserve, si des préoccupations personnelles et dynastiques ne s’y étaient pas trop étroitement associées au sentiment national. Peut-être aussi aurait-on dû choisir comme temple des souvenirs un autre palais que Versailles. Car enfin, Versailles désert, Versailles muet avait bien sa grandeur. Abandonné, il parlait au cœur du philosophe et du poète. L’herbe qui poussait dans les avenues d’un château bâti sur la misère du peuple était une indication mélancolique mais éloquente. Quelle puissance d’émotion et quels enseignements dans ces vastes salles retentissantes et vides, dans ces dorures perdues, dans ces glaces où s’était miré le luxe d’un siècle et qui ne réfléchissaient plus que le passage de quelque visiteur attristé ! Et le frémissement de ces vitres négligées par où le vent sifflait, et l’aspect morne de la chambre où Louis XIV avait dormi, et ces eaux croupissant au pied des Nymphes ou des Tritons ennuyés de leur solitude, et l’inutilité de ces ombrages qui avaient protégé des amours funestes, et le délabrement de ce bel escalier de l’Orangerie sur les marches duquel avaient tramé les robes de Lavallière et de Fontange : est-ce que tout cela n’était pas le plus saisissant des drames ? Est-ce que tout cela ne nous montrait pas réunies la philosophie de l’histoire et la poésie des souvenirs ?

Quoi qu’il en soit, les joies de la famille royale ne devaient pas être exemptes d’amertume et le duc d’Orléans eut le chagrin de voir son mariage devenir, au sein des réjouissances populaires, l’occasion d’un affreux malheur. Le 14 juin, l’attaque simulée de la citadelle d’Anvers avait attiré devant l’école militaire le peuple de Paris. Or, si grande était la foule, que l’immensité du Champ-de-Mars pouvait à peine la contenir. Les choses se passèrent néanmoins dans un ordre parfait tant que dura le spectacle. Mais au moment où l’on s’ébranlait pour le départ, on entendit, mêlés à des cris de rage, des gémissements lamentables. Sur quelques points de la place et dans le voisinage de certaines issues trop étroites, la multitude s’était subitement resserrée, entassée, amoncelée, renversée sur elle-même, et des hommes dans la force de l’âge, des femmes, des enfants, des vieillards, périssaient étounés misérablement. Qu’on juge de la consternation de Paris ! Quiconque n’avait pas autour de lui tous ceux qu’il aimait se crut frappé. Et, comme il arrive toujours, la renommée, en exagérant la catastrophe, agrandissait les alarmes. Aussi le gouvernement s’empressa-t-il de faire publier dans les journaux les noms des victimes, appendice funèbre au programme de tant de fêtes ! Le 15 juin, un bal offert à la famille royale devait avoir lieu à l’Hôtel-de-Ville. Qui le croirait ? parmi les représentants spéciaux de la cité, plusieurs furent d’avis que les malheurs du Champ-de-Mars n’étaient pas un motif suffisant pour suspendre les danses de la Cour. Mais à ce cruel raffinement de flatterie le duc d’Orléans répondit par une démarche d’une généreuse impétuosité. Entrant tout-à-coup dans la salle où le conseil municipal était rassemblé, il déclara d’un ton et avec un geste passionnés qu’il ne pouvait consentir à paraître en public avant que les cadavres eussent été reconnus et enterrés. Le bal et le banquet furent donc ajournés, ajournés seulement ! Des secours furent distribués, par ordre du prince royal, aux familles des victimes ; on conduisit les morts au cimetière et, quatre jours après, plus de quatorze cents convives allaient joyeusement se ranger autour de tables somptueuses, dressées dans des salles inondées de lumière et tapissées de fleurs !

Quand Marie-Antoinette était venue s’unir, en France, au prince qui, depuis, fut Louis XVI, il y avait eu aussi des malheureux étouRés dans la foule et de grandes réjouissances à la Cour.




  1. C’est cette dernière qui, depuis, a épousé le duc de Nemours.