Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 92

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 389-392).


M Lovelace à Joseph Léman.

samedi, 8 avril. Enfin, mon cher Joseph, votre jeune et chère demoiselle consent à se délivrer elle-même

de la cruelle persécution qu’elle souffre depuis si long-temps. Elle se rendra au jardin, lundi, vers quatre heures après midi, comme je vous ai dit qu’elle s’y est engagée. Elle m’a confirmé cette promesse. Grâces au ciel, elle me l’a confirmée ! J’aurai un carrosse à six chevaux dans le chemin détourné qui est le plus voisin du mur, et je serai accompagné de plusieurs de mes amis et de mes gens, bien armés, qui se tiendront un peu à l’écart pour la secourir au premier signe, si l’occasion le demande. Mais ils ont ordre d’éviter toutes sortes d’accidens fâcheux. Vous savez que c’est toujours mon premier soin. Ma seule crainte est qu’au dernier moment, la délicatesse de ses principes ne soit capable de la faire balancer, et qu’il ne lui prenne envie de retourner au château : quoique son honneur soit le mien, comme vous savez, et que l’un réponde de l’autre. Si malheureusement elle refusait de partir, je la perdrais pour toujours, et tous vos services passés deviendraient inutiles. Elle serait alors la proie de ce maudit Solmes, à qui sa sordide avarice ne permettra jamais de faire du bien à aucun domestique de la famille. Je ne doute pas de votre fidélité, honnête Joseph, ni du zèle avec lequel vous servez un homme d’honneur qu’on outrage, et une jeune demoiselle opprimée. Ma confiance vous fait voir que je n’ai pas le moindre doute, sur-tout dans cette importante occasion, où votre assistance peut couronner l’ œuvre ; car si mademoiselle balance, nous aurons besoin de quelque petite ruse innocente. Ainsi, faites bien attention aux articles suivans. Tâchez de les apprendre par cœur. Ce sera probablement la dernière peine que vous prendrez pour moi jusqu’à notre mariage. Alors vous devez être sûr que nous aurons soin de vous. Vous n’avez pas oublié ce que je vous ai promis. Personne au monde ne m’a jamais reproché de manquer à ma parole. Voici les articles, honnête Joseph. Trouvez le moyen de vous rendre au jardin, sous quelque déguisement, s’il est possible, et sans être aperçu de mademoiselle. Si le verrou de la porte de derrière est tiré, vous connaîtrez par-là que je suis avec elle, quand vous ne l’auriez pas vue sortir. La porte ne laissera pas d’être fermée ; mais j’aurai soin de mettre ma clé à terre, en dehors, afin que, s’il est besoin, vous puissiez ouvrir avec la vôtre. Si vous entendez nos voix, pendant notre entretien, tenez-vous près de la porte, jusqu’à ce que vous m’entendiez crier deux fois hem, hem ! Mais prêtez bien l’oreille à ce cri, parce qu’il ne doit pas être trop fort, de peur qu’il ne soit reconnu pour un signal. Peut-être qu’en m’efforçant de persuader ma chère compagne, j’aurai l’occasion de frapper du coude ou du talon contre les ais pour vous confirmer l’avis. Alors vous ferez beaucoup de fracas, comme si vous vouliez ouvrir ; vous agiterez fortement le verrou, vous donnerez du genou contre la porte, pour faire croire que vous voulez l’enfoncer ; ensuite donnant un autre coup, mais avec plus de bruit que de force, dans la crainte de faire sauter la serrure, vous vous mettrez à crier, comme si vous voyiez paroître quelqu’un de la famille ; à moi, vîte à moi, les voici, les voici, vîte, vîte ; et mêlez-y les noms d’épées, de pistolets, de fusils, du ton le plus terrible que vous pourrez. Je l’engagerai sans doute alors, quand elle serait encore incertaine, à fuir promptement avec moi. S’il m’est impossible de la déterminer, ma résolution est d’entrer dans le jardin avec elle, et d’aller jusqu’au château, quelles qu’en puissent être les suites. Mais, dans la frayeur que vous lui causerez, je ne doute pas qu’elle ne prenne le parti de fuir. Lorsque vous nous croirez assez éloignés, et que, pour vous le faire connaître, j’élèverai la voix en pressant sa fuite, alors ouvrez la porte avec votre clé ; mais il faut l’ouvrir avec beaucoup de précautions, de peur que nous ne fussions pas encore assez loin. Je ne voudrais pas qu’elle s’aperçût de la part que vous aurez à cette petite entreprise, par la considération extrême que j’ai pour vous. Aussi-tôt que vous aurez ouvert la porte, ôtez-en votre clé, et remettez-la dans votre poche. Vous prendrez alors la mienne que vous mettrez dans la serrure, du côté du jardin, afin qu’il paroisse que c’est elle-même qui aura ouvert, avec une clef qu’on supposera que je lui ai procurée, et que nous ne nous sommes pas embarrassés de fermer la porte. On conclura qu’elle sera partie volontairement ; et dans cette pensée, qui fera perdre toute espérance, on ne se hâtera point de nous poursuivre. Autrement, vous savez qu’il pourrait arriver de fort grands malheurs. Mais faites bien attention que vous ne devez ouvrir la porte avec votre clé, que dans la supposition que nous ne soyons interrompus par l’arrivée de personne. Si quelqu’un paroissait, il ne faudrait pas ouvrir du tout. Qu’ils ouvrent eux-mêmes, si cette envie leur prend, soit en brisant la porte, soit avec ma clé, qu’ils trouveront à terre, s’ils veulent prendre la peine de passer par-dessus le mur. S’ils ne viennent pas nous interrompre, et si vous sortez par le moyen de votre clé, suivez-nous à une juste distance, en levant les mains, avec d’autres gestes de colère et d’impatience, tantôt avançant, tantôt retournant sur vos pas, de peur que vous n’approchiez trop de nous ; mais comme si vous apperceviez quelqu’un qui accourt après vous, criez : au secours, vîte ; n’épargnez pas les cris. Nous ne serons pas long-temps à nous rendre au carrosse. Dites à la famille, que vous m’avez vu entrer avec elle dans une voiture à six chevaux, escorté d’une douzaine de cavaliers bien armés, quelques-uns le mousqueton à la main, autant que vous en avez pu juger ; et que nous avons pris un chemin tout opposé à celui que vous nous verrez prendre. Vous voyez, honnête Joseph, avec quel soin je veux éviter les fâcheux accidens. Observez de garder une distance qui ne lui permette pas de distinguer votre visage. Faites de grandes enjambées, pour déguiser votre marche, et tenez la tête droite ; je réponds, honnête Joseph, qu’elle ne vous reconnaîtra pas. Il n’y a pas moins de variété dans la marche et la contenance des hommes, que dans leurs physionomies. Arrachez un grand pieu dans la palissade voisine, et feignez qu’il résiste à vos efforts, quand il viendrait facilement. Cette vue, si elle tourne la tête, lui paraîtra terrible, et lui fera juger pourquoi vous ne nous suivez pas plus vîte. Ensuite, retournant au château avec cette arme sur l’épaule, faites valoir à la famille ce que vous auriez fait, si vous aviez pu nous joindre, pour empêcher que votre jeune demoiselle ne fût enlevée par un… vous pouvez me donner tous les noms qui vous viendront à la bouche, et me maudire hardiment. Cet air de colère vous fera passer pour un homme courageux qui se serait exposé de bonne foi. Vous voyez, honnête Joseph, que j’ai toujours votre réputation à cœur. On ne court jamais de risque à me servir. Mais si notre entretien durait plus long-temps que je ne le désire, et si quelque personne de la maison cherchait mademoiselle avant que j’aie crié deux fois hem, hem ; alors, pour vous mettre à couvert, ce qui est, je vous assure, un fort grand point pour moi, faites le même bruit que je vous ai déjà recommandé ; mais n’ouvrez pas, comme je vous l’ai recommandé aussi, avec votre clé. Au contraire, marquez beaucoup de regret d’être sans clé ; et de peur que quelqu’un n’en ait une, ayez une petite provision de gravier, de la grosseur d’un pois, dont vous jetterez adroitement deux ou trois grains dans la serrure ; ce qui empêchera que leur clé ne puisse tourner. Prudent comme vous êtes, mon cher Joseph, vous savez que dans les occasions importantes il faut avoir pourvu à toutes sortes d’accidens. Alors, si vous appercevez de loin quelqu’un de mes ennemis, aulieu du cri que je vous ai marqué lorsque vous ferez du bruit à la porte, criez : monsieur ou madame (suivant la personne que vous verrez venir), hâtez-vous, hâtez-vous ; M Lovelace ! M Lovelace ! Et criez de toutes vos forces. Fiez-vous à moi, je serai plus prompt que ceux que vous appellerez. Si c’était Betty, et Betty seule, je n’aurais pas si bonne opinion, Monsieur Joseph, de votre galanterie que de votre fidélité, si vous ne trouviez pas quelque moyen de l’amuser, et de lui faire prendre le change. Vous lui direz que votre jeune demoiselle vous a semblé courir aussi légérement que moi. Ce sera leur confirmer que les poursuites seraient inutiles, et ruiner enfin les espérances de Solmes. Bientôt vous verrez plus d’ardeur à la famille pour se réconcilier avec elle, que pour la poursuivre. Ainsi, vous deviendrez l’heureux instrument de la satisfaction commune, et quelque jour ce grand service sera recompensé par les deux familles. Alors vous serez le favori de tout le monde ; et les bons domestiques se croiront honorés, à l’avenir, d’être comparés à l’honnête Joseph Léman. Si mademoiselle vous reconnaissait, ou venait dans la suite à vous découvrir, j’ai déjà pensé à faire une lettre, que vous prendrez la peine de copier, et qui, présentée dans l’occasion, vous rétablira parfaitement dans son estime. Je vous demande, pour la dernière fois, autant de soin et d’attention que de zèle. Songez que ce service mettra le comble à tous les autres ; et comptez, pour la récompense, sur l’honneur de votre ami très-affectionné, Lovelace. p s. ne craignez pas d’aller trop loin avec Betty. Si vous vous engagez jamais avec elle, l’alliance ne sera pas trop mal assortie, quoiqu’elle soit, comme vous dites, un vrai dragon. J’ai une recette admirable pour guérir l’insolence des femmes. Ne crains rien, mon pauvre Joseph ; tu seras le maître dans ta maison. Si son humeur devient trop incommode, je t’apprendrai le moyen de la faire crever de chagrin dans l’espace d’un an, et cela dans toutes les règles de l’honnêteté, sans quoi le secret ne serait pas digne de moi. Le porteur vous remettra quelques arrhes de ma libéralité future.