Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 91

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 376-389).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi au soir. Quels remerciemens ne vous dois-je pas, ma chère Miss Howe , pour la bonté qui vous intéresse encore au sort d’une malheureuse fille, dont la conduite est devenue l’occasion d’un si grand scandale ? Je crois, en vérité, que cette considération m’afflige autant que le mal même. Dites-moi… mais je crains de le savoir ! Dites-moi néanmoins, ma chère, quelles ont été les premières marques de l’étonnement de votre mère. Je n’ai pas moins d’impatience, et j’ai la même crainte d’apprendre ce que nos jeunes compagnes, qui peut-être ne seront plus jamais les miennes, disent à présent de moi. Elles n’en peuvent rien dire de pis que ce que je vous dirai moi-même. Je m’accuserai, n’en doutez pas, je me condamnerai à chaque ligne sur tous les points où j’aurai quelque chose à me reprocher. Si le récit que j’ai à vous faire est capable de diminuer ma faute (car c’est l’unique prétention d’une infortunée, qui ne peut s’excuser à ses propres yeux), je sais ce que j’ai à me promettre de votre amitié ; mais je n’ai pas les mêmes espérances de la charité des autres, dans un temps où je ne doute point que tout le monde n’ait la bouche ouverte contre moi, et que tous ceux qui connaissent Clarisse Harlove ne condamnent sa conduite. Après avoir porté au dépôt la lettre qui étoit pour vous, et repris celle qui faisait une partie de mes inquiétudes, je retournai au cabinet de verdure ; et là je m’efforçai, aussi paisiblement que ma situation le permettait, de me rappeler diverses circonstances de l’entretien que j’avais eu avec ma tante. En les comparant avec quelques articles de la lettre de Miss Hervey , je commençai à me flatter que le mercredi n’était pas aussi redoutable pour moi que je l’avais cru ; et voici comment je raisonnai avec moi-même : " mercredi ne saurait être absolument le jour fixé pour mon malheur, quoique, dans la vue de m’intimider, on puisse souhaiter que j’en prenne cette idée. Le contrat n’est pas signé. On ne m’a pas encore forcée de le lire ou de l’entendre. Je puis refuser de le signer, malgré toute la difficulté que j’y prévois, si c’est de la main de mon père qu’il m’est présenté. D’ailleurs, mon père et ma mère ne se proposent-ils pas, lorsqu’on prendra le parti de la violence, de se rendre chez mon oncle Antonin, pour s’épargner le chagrin d’entendre mes cris et mes appels ? Cependant ils doivent être présens à l’assemblée de mercredi ; et quelque sujet d’effroi que je puisse trouver dans la pensée de paraître solemnellement aux yeux de tous mes amis, c’est peut-être ce que j’ai de plus heureux à souhaiter, puisque mon frère et ma sœur me croient tant de crédit dans le cœur de toute la famille, qu’ils ont regardé mon éloignement comme une mesure nécessaire au succès de leurs vues. " je ne dois pas douter non plus que mes prières et mes larmes, comme je me le suis déjà promis, ne touchent quelques-uns de mes proches en ma faveur ; et, lorsque je paraîtrai devant eux avec mon frère, j’exposerai avec tant de force la malignité de ses intentions, que j’affoiblirai nécessairement son pouvoir. " et puis, dans les plus fâcheuses suppositions, lorsque j’adresserai mes reproches au ministre, comme j’y suis résolue, il n’aura pas la hardiesse de continuer son office. M Solmes

n’aura pas non plus celle d’accepter une main forcée, qui ne cessera pas de repousser la sienne. Enfin, je puis alléguer, à l’extrêmité, des scrupules de conscience, et faire même valoir des obligations précédentes " ; car j’ai donné lieu à M Lovelace , comme vous le verrez, ma chère, dans une des lettres que vous avez entre les mains, d’espérer que, s’il ne me donne aucun sujet de plainte ou d’offense, je ne serai jamais à un autre homme, tandis qu’il n’aura point d’engagement avec une autre femme. C’est une démarche qui m’a paru nécessaire pour contenir des ressentimens, qu’il croit justes, contre mon frère et mes oncles. " j’en appellerai donc, ou j’abandonnerai le jugement de mes scrupules, au sage docteur Lewin ; et tout a changé de nature dans le monde, si ma mère et ma tante du moins ne sont pas touchées d’une si forte raison ". En me rappelant à la hâte tous ces motifs de confiance et de courage, je me félicitai moi-même d’avoir renoncé à la résolution de partir avec M Lovelace . Je vous ai dit, ma chère, que je ne m’épargnerais pas dans mon récit ; et je ne m’arrête à ce détail, que pour le faire servir à ma condamnation. C’est un argument qui conclut contre moi avec d’autant plus de force, que, dans tout ce que Miss Hervey m’avait écrit sur le témoignage de Betty et de ma sœur, j’avais cru reconnaître qu’on avait eu dessein, par cette voie, de me précipiter dans quelque résolution désespérée, comme le plus sûr moyen pour me perdre auprès de mon père et de mes oncles. Je demande pardon au ciel, si je porte un jugement trop désavantageux d’un frère et d’une sœur ; mais, si cette conjecture est juste, il demeure vrai qu’ils m’ont tendu le plus noir de tous les pièges, et que j’ai eu le malheur d’y tomber. C’est pour eux, s’ils en sont coupables, un double sujet de triomphe, pour la ruine d’une sœur qui ne leur a jamais fait ni souhaité de mal. Mes raisonnemens ne purent diminuer la crainte du mercredi, sans augmenter beaucoup celle de l’entrevue. C’était alors, non-seulement le plus proche, mais le plus grand de mes maux ; le plus grand, à la vérité, parce qu’il était le plus proche : car, dans le trouble où j’étais, je pensais peu à l’évènement dont j’étais menacée. M Lovelace n’ayant pas reçu ma lettre, je m’attendais sans doute à quelque dispute avec lui ; mais, après avoir tenu ferme contre une autorité respectable, lorsqu’elle m’avait paru blesser les droits de la justice et de la raison, je devais me fier à mes forces, dans une épreuve inférieure, sur-tout ayant à me plaindre de la négligence qu’on avait marquée pour ma lettre. Un instant fait quelquefois la décision de notre sort ! Si j’avais eu deux heures de plus, pour continuer mes réflexions, et pour les étendre par ces nouvelles lumières… peut-être me serais-je bornée alors à lui donner un rendez-vous. Imprudente que je suis ! Qu’avais-je besoin de lui faire espérer que, s’il m’arrivait de changer de pensée, je lui en expliquerais personnellement les raisons ? Hélas ! Ma chère, un caractère obligeant est un dangereux présent du ciel : en s’occupant de la satisfaction d’autrui, il fait souvent oublier ce qu’on se doit à soi-même. La cloche s’étant fait entendre pour le dîner des domestiques, Betty vint prendre mes ordres, en me répétant qu’elle serait employée l’après-midi, et qu’on s’attendait que je ne quitterais pas le jardin sans avoir reçu la permission de remonter à mon appartement. Je lui fis diverses questions sur la cascade qui avait été réparée depuis peu ; et je témoignai quelque désir de la voir jouer, dans le dessein (quelle adresse pour me tromper moi-même, comme l’évènement l’a vérifié !) qu’à son retour elle fût portée à me chercher dans cette partie du jardin, qui est fort éloignée de celle où elle me laissoit. à peine avait-elle eu le temps de rentrer au château, que j’entendis le premier signal. Mon agitation fut extrême ; mais il n’y avait pas de tems à perdre. Je m’avançai vers la porte, et, ne voyant personne aux environs, je tirai le verrouil ; il avait déja ouvert avec sa clé : la porte ayant cédé au moindre mouvement, je me trouvai vis-à-vis d’un homme qui m’attendait avec l’air d’impatience le plus tendre et le plus animé. Un effroi, plus mortel que je ne puis le représenter, se saisit de tous mes sens. Je me crus prête à m’évanouir. Les mouvemens de mon cœur me semblaient convulsifs : j’étais si tremblante, que, s’il ne m’eût présenté le bras pour me servir d’appui, je n’aurais pu me soutenir sur mes jambes. Ne craignez rien, très-chère Clarisse ! me dit-il d’un ton passionné. Au nom de vous-même, commencez par vous rassurer contre la crainte. Le carrosse est à deux pas : cette charmante condescendance me lie à vous au-delà de mes expressions et de toute reconnaissance. Mes esprits reprenant un peu leur cours, tandis qu’il me tenait la main, et qu’il me tirait après lui, ah ! M Lovelace , lui dis-je, je ne puis absolument vous suivre ; comptez que je ne le puis ; je vous l’ai marqué par une lettre ; laissezmoi, je vais vous la montrer : elle était là depuis hier au matin ; je vous avais recommandé d’y veiller jusqu’à la dernière heure, dans la crainte de me voir obligée à quelque changement : vous l’auriez trouvée, si vous aviez observé cet avis. Il me répondit, comme hors d’haleine : j’ai moi-même été veillé, ma très-chère amie ; je n’ai pas fait un pas qui n’ait été suivi. Mon fidèle valet n’a pas eu moins d’espions sur ses traces, et s’est bien gardé d’approcher de vos murs. à ce moment même nous pouvons être découverts. Hâtons-nous, ma charmante ; cet instant doit être celui de votre délivrance : si vous négligez l’occasion, peut-être ne la retrouverez-vous jamais. Quel est votre dessein, monsieur ? Quittez ma main ; car je vous déclare (en me débattant avec force) que je mourrai plutôt que de vous suivre. Bon dieu ! Qu’entends-je ? Avec un regard où le dépit éclatait au milieu de la tendresse et de la surprise ; mais sans cesser de me tirer après lui. Songez-vous que les raisonnemens ne sont pas de saison ? Par tout ce qu’il y a de plus saint ! Il faut partir. Vous ne doutez pas assurément de mon honneur, et vous ne voudriez pas me donner sujet de douter du vôtre. Si vous avez la moindre estime pour moi, M Lovelace , cessez de me presser avec cette violence. Je suis venue ici déterminée ; lisez ma lettre ; j’y ajouterai des explications, par lesquelles vous serez convaincu que je ne dois pas partir. Rien, rien, madame, ne me convaincra… par tout ce qu’il y a de sacré, je suis résolu de ne pas vous quitter. Vous quitter, c’est vous perdre pour toujours. Dois-je ainsi être traitée ? Repris-je avec une force égale à mon indignation. Quittez ma main, monsieur. Je ne partirai point avec vous, et je vous convaincrai que je ne le dois pas. Tous mes amis vous attendent, mademoiselle ! Tous les vôtres sont déterminés contre vous ! Mercredi est le jour, le jour important, peut-être le jour fatal ! Voulez-vous être la femme de Solmes ? Est-ce enfin votre résolution ? Non, jamais je ne serai à cet homme-là. Mais je ne veux point partir avec vous. Cessez de me tirer malgré moi : comment êtes-vous assez hardi, monsieur… je ne suis ici que pour vous déclarer que je ne veux point partir. Je ne vous aurais pas vu, si je n’avais appréhendé de vous quelque action téméraire. En un mot, je ne partirai point. Que prétendez-vous ?… mes efforts continuant toujours pour arracher ma main d’entre les siennes. Quelle manie peut s’être emparée de mon ange ? Quittant ma main, et prenant un ton plus doux. Quoi ! Tant d’odieux traitemens de la part de vos proches, des vœux si solemnels de la mienne, une affection si ardente, ne font pas sur vous plus d’impression ? Vous êtes résolue de me poignarder, en rétractant vos promesses. Vains reproches, M Lovelace ! je vous expliquerai mes raisons dans d’autres circonstances. Il est certain qu’à présent je ne puis partir avec vous. Encore une fois, ne me pressez plus : je ne dois pas être exposée à la violence de tout le monde. Je vois le fond du mystère, me dit-il, d’un air abattu, mais passionné. Quelle est la barbarie de mon sort ! Enfin, votre esprit est sous le joug ; votre frère et votre sœur ont prévalu, et je dois abandonner mes espérances au plus méprisable de tous les hommes. Je vous répète encore, interrompis-je, que je ne serai jamais à lui. Tout peut prendre mercredi une nouvelle face, à laquelle vous ne vous attendez point… ou ne la pas prendre ! Alors, juste ciel ! Ce sera alors leur dernier effort : j’ai de puissantes raisons de le croire. Je n’en ai pas moins de le croire aussi, puisqu’en demeurant plus long-temps, vous serez infailliblement la femme de Solmes . Non, non, répondis-je, je me suis fait quelque mérite auprès d’eux sur un point ; ils seront de meilleur humeur avec moi ; j’obtiendrai du moins un délai, j’en suis sûre : j’ai plus d’un moyen pour l’obtenir. Eh ! Que serviront les délais, mademoiselle ? Il est clair que vous n’avez pas d’espérance au-delà : la nécessité même des prières, sur lesquelles vous fondez les délais, prouve trop que vous n’avez pas d’autre espérance… ô ma chère, ma très-chère vie ! Ne vous exposez pas à des risques de cette importance. Je suis en état de vous convaincre que, si vous retournez sur vos pas, vous êtes plus qu’en danger de vous voir mercredi la femme de Solmes . Prévenez donc, tandis que vous en avez le pouvoir, prévenez les évènemens funestes qui seront la suite de cette horrible certitude. Aussi long-temps qu’il me restera quelque jour à l’espérance, votre honneur, Monsieur Lovelace , demande, comme le mien (du moins si vous avez quelque estime pour moi, et si vous désirez que je me le persuade), que ma conduite, dans une affaire de cette nature, justifie parfaitement ma prudence. Votre prudence, mademoiselle. Eh ! Quand a-t-elle souffert le moindre soupçon ? Cependant voyez-vous que ni votre prudence ni votre respect aient été comptés pour quelque chose, par des esprits invinciblement déterminés. Là-dessus il me fit une énumération pathétique des mauvais traitemens que j’ai soufferts, avec le soin continuel de les attribuer tous au caprice et à la malignité d’un frère qui, d’un autre côté, suscite tout le monde contre lui ; insistant particulièrement sur la nécessité où j’étais, pour me réconcilier avec mon père et mes oncles, de me dérober au pouvoir de cet irréconciliable persécuteur. Toute la confiance de votre frère, continua-t-il, se fonde sur la facilité qu’il vous trouve à souffrir ses insultes. Comptez que votre famille entière s’empressera de vous rechercher, lorsque vous serez délivrée d’une si cruelle opression. Elle ne vous verra pas plutôt avec ceux qui ont le pouvoir et le dessein de vous obliger, qu’elle vous restituera votre terre. Pourquoi donc, passant le bras autour de moi, et recommençant à me tirer avec douceur, pourquoi hésiter un moment ? Voici le tems… fuyez avec moi, je vous en conjure, ma très-chère Clarisse ! Prenez confiance à l’homme qui vous adore ! N’avons-nous pas souffert pour la même cause ? Si vous appréhendez quelque reproche, faites-moi l’honneur de consentir que je sois à vous ; et croyez-vous qu’alors je ne sois pas capable de défendre et votre personne et votre réputation ? Ne me pressez pas davantage, M Lovelace , je vous en conjure à mon tour. Vous m’avez donné vous-même une ouverture sur laquelle je veux m’expliquer avec plus de liberté que la prudence ne me le permettrait, peut-être, dans une autre occasion. Je suis convaincue que mercredi prochain (si j’avais plus de tems, je vous en apporterais les raisons) n’est pas le jour que nous avons tous deux à redouter ; et si je trouve ensuite dans mes amis la même détermination en faveur de M Solmes , je me procurerai quelque moyen de vous rencontrer avec Miss Howe , qui n’est pas votre ennemie. Après la célébration, je ferai mon devoir d’une démarche qui me paraîtrait criminelle aujourd’hui, parce que l’autorité de mon père n’est pas liée par des droits encore plus sacrés. Très-chère Clarisse… en vérité, M Lovelace, si vous me disputez quelque chose à présent, si cette déclaration, plus favorable que je ne me l’étais proposée, ne vous tranquillise pas tout-à-fait, je ne saurai ce que je dois penser de votre reconnaissance et de votre générosité. Le cas, mademoiselle, n’admet point cette alternative. Je suis pénétré de reconnaissance ; je ne puis vous exprimer combien je m’estimerais heureux de la charmante espérance que vous me donnez, s’il n’était certain qu’en demeurant ici plus long-temps, vous serez mercredi la femme d’un autre homme. Songez, très-chère Clarisse ! quel surcroît de douleur cette espérance même est capable de me causer, lorsqu’elle est envisagée dans ce jour. Soyez sûr que je souffrirais plutôt la mort, que de me voir à M Solmes

si vous voulez

que je prenne confiance à votre honneur, pourquoi douteriez-vous du mien ? Ce n’est pas de votre honneur, mademoiselle, c’est de votre pouvoir que je doute : jamais, jamais vous n’aurez la même occasion… très-chère Clarisse , permettez… ; et sans attendre ma réponse, il s’efforçait encore de me tirer après lui. Où m’entraînez-vous, monsieur ? Quittez-moi sur-le-champ. Cherchez-vous à me retenir pour rendre mon retour dangereux, ou pour me le faire croire impossible ? Je suis très-irritée. Laissez-moi tout-à-l’heure, si vous voulez que je juge favorablement de vos intentions. Mon bonheur, mademoiselle, pour ce monde et pour l’autre, et la sûreté de votre implacable famille dépendent de cet instant. Allez, monsieur, je me repose de la sûreté de mes amis sur la providence et sur les loix. Vous ne m’engagerez point par des menaces dans une témérité que mon cœur condamne. Quoi ! Pour assurer ce que vous nommez votre bonheur, je consentirais à la ruine de tout mon repos ? Ah ! Chère Clarisse , vous me faites perdre des momens précieux, dans le temps que la perspective du bonheur commence à s’ouvrir pour nous. Le chemin est libre ; il l’est encore, mais un instant peut le fermer. Quels sont vos doutes ? Je me dévoue à d’éternels supplices, si vos moindres volontés ne font ma loi suprême. Toute ma famille vous attend : votre parole y est engagée. Mercredi prochain… pensez à ce jour fatal ! Eh ! Que prétends-je par mes instances, que de vous faire prendre la voie la plus propre à vous réconcilier avec tout ce qu’il y a d’estimable parmi vos proches ? C’est à moi, monsieur, qu’appartient le jugement de mes propres intérêts. Vous qui blâmez la violence de mes amis, n’en exercez vous pas une ici contre moi ? Je ne le souffrirai pas. Vos instances augmentent ma répugnance et mes craintes : je veux me retirer ; je le veux, avant qu’il soit plus tard. Laissez-moi : comment osez-vous employer la force ? Est-ce là le fond que je dois faire sur cette soumission, sans réserve, à laquelle vous vous êtes engagé par tant de sermens ? Quittez ma main tout-à-l’heure, ou je vais me procurer du secours par mes cris. Je vous obéis, ma très-chère Clarisse ; et laissant ma main libre, il retira la sienne avec un regard plein d’une si tendre résignation, que, connaissant la violence de son caractère, je ne pus me défendre d’en être un peu touchée. Cependant je me retirais, lorsque d’un œil sombre, ayant jeté un coup d’œil sur son épée, mais se hâtant en quelque sorte d’en écarter sa main, il plia les deux bras sur sa poitrine, comme si quelque réflexion subite l’eût fait revenir d’une idée téméraire. Arrêtez un moment, cher objet de toute ma tendresse ! Je ne vous demande qu’un moment. Votre retraite est libre ; elle est sûre, si vous êtes résolue de rentrer. Ne voyez-vous pas que la clé est demeurée au pied de la porte ? Mais songez que mercredi vous êtes Madame Solmes… ne me fuyez pas avec cet empressement ! écoutez quelques mots qui me restent à vous dire. Je ne fis pas difficulté de m’arrêter, lorsque je fus à la porte du jardin, d’autant plus tranquille que je voyais effectivement la clé, dont je pouvais me servir librement. Mais, commençant à craindre d’être observée, je lui dis que je ne pouvais demeurer plus long-temps ; que je m’étais déjà trop arrêtée ; que je lui expliquerais toutes mes raisons par écrit : et, comptez sur ma parole, ajoutais-je au moment que j’allais prendre la clé pour ouvrir ; je mourrai plutôt que d’être à M Solmes. Vous savez ce que je vous ai promis, si je me trouve en danger. Un mot, mademoiselle, hélas ! Un seul mot, en s’approchant de moi, les bras toujours pliés, pour me persuader apparemment qu’il n’avait aucun dessein dont je dusse être alarmée. Rappelez-vous seulement que je suis venu ici avec votre participation, pour vous délivrer, au péril de ma vie, de vos geoliers et de vos persécuteurs ; dans la résolution, le ciel m’en est témoin, ou puisse-t-il m’abymer à vos yeux ! De vous tenir lieu de père, d’oncle, de frère ; et dans l’humble espérance de joindre tous ces titres à celui de mari, en abandonnant à vous-même le choix du temps et des conditions. Mais puisque je vous trouve si disposée à crier au secours contre moi, c’est-à-dire, à m’exposer aux fureurs de votre famille entière, je suis content d’en courir tous les risques. Je ne vous demande plus de partir avec moi, je veux vous accompagner dans le jardin : et jusqu’au château, si je ne trouve pas d’obstacle sur la route. Que cette résolution ne vous étonne pas, mademoiselle ; j’irai avec vous au-devant du secours que vous auriez voulu vous procurer. Je leur ferai face à tous ; mais sans aucun dessein de vengeance, s’ils ne poussent pas l’insulte trop loin. Vous verrez ce que je suis capable de souffrir pour vous : et nous essayerons tous deux si les plaintes, les instances et les procédés de l’honneur, peuvent m’attirer le traitement auquel j’ai droit de la part des honnêtes gens. S’il m’avait menacée de tourner son épée contre lui-même, je n’aurais eu que du mépris pour un si méprisable artifice. Mais cette résolution de m’accompagner devant mes amis, prononcée d’un air si sérieux et si pressant, me pénétra d’une véritable terreur. Quel dessein, M Lovelace ! Au nom de dieu, laissez-moi, monsieur ; laissez-moi, je vous en conjure. Pardon, mademoiselle ; mais dispensez-moi, s’il vous plaît, de vous obéir. J’erre depuis assez long-temps, comme un voleur, autour de ces murs. J’ai souffert assez long-temps les outrages de votre frère et de vos oncles. L’absence ne fait qu’augmenter leur malignité. Je suis au désespoir. Il ne me reste à tenter que cette voie. N’est-ce pas après-demain mercredi ? Le fruit de ma douceur est d’aigrir leur haine. Je ne changerai pas néamoins de disposition : vous allez voir, mademoiselle, ce que je souffrirai pour vous. Mon épée ne sortira pas du fourreau. Je veux la remettre entre vos mains (il me pressa effectivement de la prendre). Mon cœur servira de fourreau à celle de vos amis. La vie n’est rien pour moi, si je vous perds. Ce que je vous demande, mademoiselle, c’est de me montrer la route au travers du jardin. Je vous suivrai, au risque d’y périr ; trop heureux, quelque sort qui m’attende, de trouver devant vous la fin de ma vie et de mes humiliations ! Servez-moi de guide, cruelle Clarisse ! Venez voir ce que je puis souffrir pour vous : et portant la main sur la clé, il allait ouvrir ; mais la force de mes instances lui fit tourner le visage vers moi. Quelles peuvent être vos vues, M Lovelace ?

lui dis-je d’une voix tremblante. Voulez-vous exposer votre vie ? à quoi voulez-vous m’exposer moi-même ? Est-ce là ce que vous nommez de la générosité ? Ainsi donc tout le monde abuse cruellement de ma foiblesse ! Mes larmes commencèrent à couler, sans qu’il me fût possible de les retenir. Il se jeta aussi-tôt à genoux devant moi, avec une ardeur qui ne pouvait être contrefaite, et les yeux, si je ne me trompe, aussi humides que les miens. Quel barbare, me dit-il, soutiendrait un spectacle si touchant ? ô divinité de mon cœur (en prenant respectueusement ma main, qu’il pressa de ses lèvres) ! Ordonnez-moi de partir avec vous, sans vous, pour vous servir, pour me perdre, je jure à vos pieds une aveugle obéissance. Mais j’en appelle à tout ce que vous savez de la cruauté qu’on exerce contre vous, et de la malignité qui s’attaque à moi, et d’une faveur déterminée pour l’homme que vous haïssez ; j’en appelle à tout ce que vous avez souffert, et je vous demande si vous n’avez pas raison de redouter ce mercredi qui fait ma terreur ! Je vous demande si vous pouvez espérer de voir jamais renaître une si belle occasion ? Le carrosse à deux pas, mes amis qui attendent impatiemment l’effet de vos propres résolutions ; un homme tout à vous, qui vous conjure à genoux de demeurer maîtresse de vous-même, voilà tout, mademoiselle ; qui ne vous demandera votre estime qu’autant qu’il pourra vous convaincre qu’il en est digne ; une fortune, des alliances, à l’épreuve de toute objection : ô chère Clarisse ! Appuyant ses lèvres encore une fois sur ma main, ne laissez point échaper l’occasion. Jamais, jamais il ne s’en présentera d’aussi belle. Je le priai de se lever. Il se leva ; et je lui dis que s’il ne m’eût pas causé tant de trouble par son impatience, j’aurais pu le convaincre que lui et moi nous avions regardé ce mercredi avec plus de frayeur qu’il ne convenoit. J’allais continuer de lui expliquer mes raisons ; mais, se hâtant de m’interrompre : si j’avais, me dit-il, la moindre probabilité, une ombre d’espérance pour l’évènement de mercredi, vous ne me trouveriez que de l’obéissance et de la résignation. Mais la dispense est obtenue. Le ministre est averti : c’est ce pédant de Brandt qui s’est offert. ô chère et prudente Clarisse ! Ces préparatifs ne vous annoncent-ils donc qu’une épreuve ? Quand on se proposerait les extrémités les plus terribles, vous savez, monsieur, que toute foible que je suis, je ne suis pas incapable de fermeté. Vous savez quel est mon courage et comment je sais résister, lorsque je me crois persécutée avec bassesse ou maltraitée sans raison. Oubliez-vous ce que j’ai déjà souffert, ce que j’ai eu la force de soutenir, parce que j’attribue tous mes malheurs à des instigations peu fraternelles ? Je dois tout attendre, mademoiselle, de la noblesse d’une ame qui méprise la contrainte. Mais les forces peuvent vous manquer. Que ne doit-on pas craindre d’un père inflexible qui entreprend de subjuguer une fille si respectueuse ? Un évanouissement ne vous sauvera pas ; et peut-être ne seront-ils pas fâchés de cet effet de leur barbarie. à quoi vous serviront les plaintes après la célébration ? L’horrible coup ne sera-t-il pas porté, et toutes les suites, dont la seule idée met mon cœur à la torture, ne deviendront-elles pas nécessaires ? à quel tribunal appellerez-vous ? Qui prêtera l’oreille à vos réclamations contre un engagement qui n’aura pas eu d’autres témoins que ceux qui vous y ont forcée, et qui seront reconnus pour vos plus proches parens ? J’étais sûre, lui dis-je, de me procurer du moins un délai. J’avais plus d’un moyen pour l’obtenir. Mais rien ne pouvait nous devenir plus fatal à tous deux, que d’être surpris dans un entretien si libre. Cette crainte m’agitait mortellement. Il m’était impossible de bien expliquer ses intentions, s’il cherchait à me retenir plus long-temps ; et la liberté de me retirer lui donnerait des droits certains sur ma reconnaissance. Alors, s’étant approché lui-même de la porte pour l’ouvrir et me laisser entrer dans le jardin, il fit un mouvement extraordinaire, comme s’il eût entendu quelqu’un de l’autre côté du mur ; et portant la main sur son épée, il s’efforça quelque temps de regarder au travers de la serrure. Je devins si tremblante, que je me crus prête à tomber à ses pieds. Mais il me rassura aussi-tôt. Il avait cru, me dit-il, entendre quelque bruit derrière le mur : c’était, sans doute, l’effet de son inquiétude pour mon repos et ma sûreté ; un véritable bruit aurait été bien plus fort. Ensuite il me présenta civilement la clé ; si vous êtes déterminée, mademoiselle… cependant je ne puis et je ne dois pas vous laisser rentrer seule. Il faut que votre retour soit sans danger. Pardon ; mais je ne puis me dispenser d’entrer avec vous. Eh quoi ! Monsieur, seriez-vous assez peu généreux pour vouloir tirer avantage de mes craintes, et du désir que j’ai de prévenir de nouveaux malheurs ? Folle que je suis, de m’occuper de la satisfaction de tout le monde, tandis que personne ne pense à la mienne ! Très-chère Clarisse ! Interrompit-il, en retenant ma main lorsque je portais la clé à la serrure, c’est moi-même qui vais ouvrir la porte, si vous le souhaitez : mais, encore une fois, considérez qu’en obtenant même ce délai, qui fait votre unique espérance, vous pouvez être renfermée plus étroitement. Je suis informé que vos parens ont déjà délibéré là-dessus. Toute correspondance alors ne vous sera-t-elle pas fermée, avec Miss Howe , comme avec moi ? De qui recevrez-vous du secours, si la fuite vous devient nécessaire ? Réduite à voir le jardin de vos fenêtres, sans avoir la liberté d’y descendre, comment retrouverez-vous l’occasion que je vous présente aujourd’hui, si votre haine se soutient contre Solmes ? Mais, hélas ! Il est impossible qu’elle se soutienne. Si vous rentrez, ce n’est peut-être que par le mouvement d’un cœur que la résistance fatigue, et qui commence, peut-être, à chercher des prétextes pour se rendre. Je ne puis souffrir, monsieur, de me voir sans cesse arrêtée. Ne serai-je donc jamais libre de me conduire par mon propre jugement ? Les conséquences seront telles qu’il plaira au ciel : je veux rentrer ; et, l’écartant de la main, je présentai encore la clé à la serrure. Son mouvement fut plus prompt que le mien pour se jeter à genoux entre la porte et moi. Eh ! Mademoiselle, je vous le demande encore une fois à genoux, pouvez-vous regarder d’un œil indifférent tous les maux qui peuvent venir à la suite ? Après les outrages que j’ai essuyés, après le triomphe qu’on va remporter sur moi, si votre frère parvient à ses vues ! Mon propre cœur frémit quelquefois de tous les malheurs qui peuvent arriver. Je vous supplie, très-chère Clarisse , de tourner les yeux de ce côté-là, et de ne pas perdre la seule occasion… mes intelligences ne m’apprennent que trop… votre confiance, M Lovelace , va trop loin pour un traître. Vous l’avez placée dans un vil domestique qui peut vous donner de faux avis pour vous faire payer la corruption plus cher. Vous ne savez pas quelles sont mes ressources. J’avais mis enfin la clé dans la serrure, lorsque, se levant d’un air effrayé, et laissant comme échapper une exclamation assez forte, ils sont à la porte, me dit-il brusquement ; ne les entendez-vous pas, ma chère ame ? Et portant la main sur la clé, il la tourna quelques momens, comme s’il eût voulu la fermer à double tour. Aussi-tôt une voix se fit entendre, avec plusieurs coups violens contre la porte, qui me parurent capables de l’enfoncer. vîte, vîte,

entendis-je prononcer plusieurs fois. à moi ! à moi ! Ils sont ici ; ils sont ensemble : vîte, des pistolets, des fusils.

les coups continuaient en même temps contre la porte. De son côté, il avait tiré fièrement son épée, qu’il mit nue sous son bras ; et prenant mes deux mains tremblantes dans la sienne, il me tira de toute sa force après lui. Fuyez, fuyez, hâtez-vous, chère Clarisse ; vous n’avez qu’un instant pour fuir, votre frère, vos oncles, ce Solmes peut-être… ils auront forcé la porte en un moment. Fuyez, ma très-chère vie, si vous ne voulez pas être traitée plus cruellement que jamais… si vous ne voulez pas voir commettre à vos pieds deux ou trois meurtres. Fuyez, fuyez, je vous en conjure ! ô dieu ! S’écria la pauvre insensée, au secours ! Au secours ! Dans un effroi, dans une confusion qui ne lui permettaient de s’opposer à rien. Mes yeux se tournaient en même temps autour de moi, devant, derrière, attendant d’un côté un frère, et des oncles furieux, des domestiques armés de l’autre, peut-être un père étincellant de fureur, plus terrible que l’épée même que je voyais nue, et que toutes celles que j’appréhendois. Je courais aussi vîte que mon guide ou mon ravisseur, sans m’appercevoir de ma course. Le transport de ma crainte donnait des ailes à mes pieds, en m’ ôtant le pouvoir de la réflexion. Je n’aurais distingué ni les lieux, ni les chemins, si je n’eusse été tirée continuellement avec la même force ; sur-tout lorsque, ne cessant point de tourner la tête, j’aperçus un homme, qui devait être sorti par la porte du jardin, et qui nous suivait des yeux, en s’agitant beaucoup, et paroissant en appeler d’autres que l’angle d’un mur m’empêchait de voir ; mais que mon imagination me faisait prendre pour mon père, mon frère, mes oncles et tous les domestiques de la maison. Dans cet excès de frayeur, je perdis bientôt de vue la porte du jardin. Alors, quoique tous deux hors d’haleine, Lovelace prit mon bras sous le sien, son épée nue dans l’autre main, et me fit courir encore plus vîte. Ma voix néanmoins contredisait mon action. Je ne cessai pas de crier, non, non, non, et de m’agiter, et de tourner la tête aussi long-temps que je pus voir les murs du jardin et du parc. Enfin j’arrivai au carrosse de son oncle, qui était escorté par quatre hommes à cheval. Permettez, ma chère Miss Howe , que je suspende ici ma relation. à ce triste endroit de mon récit, j’ai devant les yeux toute mon indiscrétion, qui se présente à moi comme en face. Les pointes de la confusion et de la douleur me paroissent aussi vives que celle d’un poignard dont j’aurais le cœur percé. Faut-il que j’aie consenti si follement à une entrevue qui, avec un peu de réflexion sur son caractère et sur le mien, ou simplement sur les circonstances, devait me faire juger que c’était me livrer à ses résolutions, et me mettre hors d’état de soutenir les miennes ! Car ne devais-je pas prévoir que, se croyant avec raison dans le danger de perdre une personne qui lui avait coûté tant d’inquiétudes et de peines, il n’épargnerait rien pour empêcher qu’elle ne sortît de ses mains ? Que n’ignorant pas l’engagement où je m’étais mise de renoncer à lui pour jamais, à la seule condition dont je faisais dépendre ma réconciliation avec ma famille, il s’efforcerait de m’ ôter à moi-même le pouvoir de l’exécuter ? En un mot, que celui qui avait eu l’artifice de ne pas prendre ma lettre (car il n’y a pas d’apparence, ma chère, que tous ses pas aient été si soigneusement observés), dans la crainte d’y trouver un contr’ordre (comme j’en avois fort bien jugé, quoique par d’autres craintes j’aie mal profité de cette réflexion) manquât d’adresse pour me retenir, jusqu’à ce que la crainte d’être découverte me mît dans la nécessité de le suivre, pour éviter un redoublement de persécution, et les malheurs qui pouvaient arriver à ma vue. Mais si je venais à découvrir que l’homme qui s’est fait voir à la porte du jardin fût le même traître qu’il a corrompu, et qu’il l’eût employé à me jeter dans l’épouvante, croyez-vous, ma chère, que ce ne fût pas pour moi une raison de le détester, et de me haïr encore plus moi-même ? Je veux me persuader que son cœur n’est pas capable d’une ruse si noire et si basse. Cependant m’aiderez-vous à expliquer pourquoi je n’ai vu paraître qu’un seul homme hors du jardin ; comment cet homme est demeuré à nous regarder sans nous poursuivre ; comment il ne s’est pas hâté de jeter l’alarme dans la maison ? Ma frayeur et l’éloignement ne m’ont pas permis de le bien distinguer ; mais réellement plus je me rappelle son air, plus je suis porté à croire que c’était ce perfide Joseph Léman . Ah ! Pourquoi, pourquoi, mes chers amis… mais ai-je raison de les blâmer, lorsque j’étais parvenue à croire moi-même, avec assez de vraisemblance, que cette redoutable épreuve du mercredi pouvait tourner plus heureusement pour moi que le parti de la fuite ; et que, dans l’intention de mes proches, c’était peut-être la dernière que je devais essuyer ? Plût au ciel que je l’eusse attendue ! Du moins, si j’avais remis jusqu’alors la démarche où je me suis laissé engager, et dans laquelle peut-être je ne me suis précipitée que par une indigne crainte, je n’aurais pas tant à souffrir du repos de mon cœur ; et ce serait un mortel fardeau dont je serais soulagée ! Vous savez, ma chère, que votre Clarisse a toujours dédaigné de justifier ses terreurs par celles d’autrui. J’implore le pardon du ciel pour ceux qui m’ont traitée cruellement ; mais leurs fautes ne peuvent me servir d’excuses, et les miennes n’ont pas commencé d’aujourd’hui ; car je n’ai jamais dû entretenir de correspondance avec M Lovelace . ô le vil séducteur ! Que mon indignation s’elève quelquefois contre lui ! Conduire ainsi de mal en mal une jeune créature… qui a fait, à la vérité, trop de fond sur ses propres forces ! Ce dernier pas est la suite, quoiqu’éloignée, de ma dernière faute, d’une correspondance qu’un père du moins m’avait défendue. Combien n’aurais-je pas mieux fait, lorsque ses premières défenses tombèrent sur les visites, d’alléguer à Lovelace une autorité à laquelle je devais être soumise, et d’en prendre occasion pour refuser de lui écrire ? Je crus alors qu’il dépendrait toujours de moi d’interrompre ou de continuer ce commerce. Je me supposai plus obligée que tout autre, de me rendre comme l’arbitre de cette querelle. Aujourd’hui je trouve ma présomption punie, comme le sont la plupart des autres désordres, c’est-à-dire, par elle-même ! à l’égard de cette dernière témérité, je vois, depuis qu’il est trop tard, comment la prudence m’obligeait de me conduire. Comme je n’avais qu’une voie pour lui communiquer mes intentions, et qu’il savait parfaitement où j’en étais avec mes amis, je devais peu m’embarrasser s’il avait reçu ma lettre, sur-tout après m’être réservé la liberté de me rétracter. Lorsqu’arrivant à l’heure marquée, il ne m’aurait pas vue répondre au signal, il n’aurait pas manqué de se rendre au lieu qui servait à notre correspondance ; et ma lettre qu’il y aurait trouvée, l’aurait convaincu par sa date que c’était sa faute, s’il ne l’avait pas reçue plutôt. Mais, gouvernée par les mêmes motifs qui m’avoient fait consentir d’abord à lui écrire, une fausse prévoyance me fit craindre que, me voyant manquer à l’entrevue, il ne s’exposât à de nouvelles insultes, qui auraient pu le rendre coupable de quelque violence. Il prétend, à la vérité, que ma crainte était juste, comme j’aurai occasion de vous l’apprendre ; mais ce n’était alors qu’une simple crainte ; et pour éviter un mal supposé, devais-je me précipiter dans une faute réelle ? Ce qui m’humilie le plus, c’est de reconnaître aujourd’hui, par toute sa conduite, qu’il faisait autant de fond sur ma foiblesse, que j’en faisais sur mes propres forces. Il ne s’est pas trompé dans le jugement qu’il a porté de moi, tandis que l’opinion que j’ai eue de moi-même m’a ridiculement abusée : et je le vois triompher sur un point qui intéresse essentiellement mon honneur ! Je ne sais comment je puis soutenir ses regards. Dites-moi, chère Miss Howe, mais dites-moi sincérement ; si vous ne me méprisez pas. Vous le devez ; car votre ame et la mienne n’en ont jamais fait qu’une, et je me méprise moi-même. La plus légère et la plus imprudente de toutes les filles aurait-elle fait pis que je n’ai donné lieu de penser à ma honte ? Le public apprendra mon crime, sans être informé de l’occasion, sans savoir par quelles ruses j’ai été trahie (comptez ma chère, que j’ai à faire au plus artificieux de tous les hommes) ; et quelle humiliante aggravation d’entendre dire qu’on attendait de moi beaucoup plus que d’un grand nombre d’autres. Vous me recommandez de ne pas différer mon mariage. Ah, ma chère ! Autre effet charmant de ma folie : l’exécution de ce conseil est en son pouvoir à présent comme j’y suis moi-même. Puis-je mettre le sceau tout d’un coup à ses artifices ? Puis-je me défendre d’un juste ressentiment contre un homme qui m’a jouée, et qui m’a fait sortir en quelque sorte hors de moi-même ? Je lui en ai déjà fait mes plaintes. Mais vous ne sauriez croire combien je suis mortifiée, combien je me trouve rabaissée à mes propres yeux, moi, qu’on proposait pour exemple. Ah ! Que ne suis-je encore dans la maison de mon père, me dérobant pour vous écrire, et mettant tout mon bonheur à recevoir quelques lignes de vous ? Me voici arrivée à ce mercredi matin, qui m’a causé tant de terreur, et que j’ai regardé comme le jour du jugement pour moi. Mais c’était le lundi qu’il fallait redouter. Si j’étais demeurée, et que le ciel eût permis ce que je concevais de plus terrible dans mes craintes, n’était-ce pas mes amis qui auraient été responsables des suites ? Aujourd’hui la seule consolation qui me reste (triste consolation ! Direz-vous) c’est de les avoir déchargés du blâme, et de l’avoir attiré tout entier sur moi-même. Vous ne serez pas surprise de voir ma lettre si mal tracée. Je me sers de la première plume qui s’est offerte. J’écris par lambeaux et comme à la dérobée ; sans compter que j’ai la main tremblante de douleur et de fatigue. Les détails de sa conduite et de nos conversations, jusqu’à Saint-Albans et depuis notre arrivée, trouveront place dans la continuation de mon histoire. Il suffira de vous dire aujourd’hui que jusqu’à présent il est extrêmement respectueux, humble même dans sa politesse ; quoique, étant si peu satisfaite de lui et de moi, je ne lui aie pas donné beaucoup de sujet de se louer de ma complaisance. En vérité, il y a des momens où je ne puis le souffrir devant moi.

Le logement où je me trouve est si peu commode que je ne m’y arrêterai pas long-temps. Il serait inutile par conséquent de vous y donner mon adresse ; et j’ignore quel sera le lieu que je pourrai choisir. M Lovelace sait que je vous écris. Il m’a offert un de ses gens pour vous porter ma lettre. Mais j’ai cru que, dans la situation où je suis, une lettre de cette importance ne pouvait être envoyée avec trop de précaution. Qui sait de quoi un homme de ce caractère est capable ? Cependant je veux croire encore qu’il n’est pas aussi méchant que je l’appréhende. Au reste, qu’il soit tel qu’il voudra, je suis persuadée que les plus belles apparences ne peuvent me conduire à rien de fort heureux.

Je me trouve enrôlée néanmoins dans la classe des pénitens tardifs, et je ne m’attends à la pitié de personne. Ma seule confiance est dans la continuation de votre amitié. Que je serais malheureuse en effet, si je perdais une consolation si douce ! Cl Harlove.