Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 86

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 362-365).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche 9 avril, au matin. Ne vous imaginez pas, très-chère amie, que votre réflexion d’hier, quoique le plus sévère effet que j’aie jamais éprouvé de votre impartiale affection, m’ait inspiré le moindre ressentiment contre vous. Ce serait m’exposer au plus fâcheux inconvénient de la condition royale, c’est-à-dire, perdre le moyen d’être avertie de mes fautes et de pouvoir m’en corriger, et renoncer par conséquent au plus précieux fruit d’une ardente et sincère amitié. Avec quel éclat et quelle noblesse ce feu sacré doit-il brûler dans votre sein, pour vous faire reprocher à une infortunée d’avoir moins de chaleur dans sa propre cause que vous n’en avez vous-même, parce qu’elle s’efforce de justifier ceux qui ne sont pas disposés à lui prêter leur secours ? Dois-je vous blâmer de cette ardeur ? Ou ne dois-je pas la regarder plutôt avec admiration ? Cependant, de peur que vous ne vous confirmiez dans un soupçon qui me rendrait inexcusable, s’il avait quelque fondement, je dois vous déclarer, pour me rendre justice à moi-même, que je ne connais pas mon propre cœur, s’il recèle cette inclination secrète ou désavouée que vous attribueriez à toute autre femme que moi . Je suis fort éloignée aussi d’être plus indifférente que je ne veux le paraître sur le succès des espérances que j’ai eues du côté de votre mère. Mais je crois devoir l’excuser ; ne fût-ce que par cette seule raison, qu’étant d’un autre âge que le mien, et mère de ma plus chère amie, je ne puis attendre d’elle les mêmes sentimens d’amitié que de sa fille. Ceux que je lui dois sont le respect et la vénération, qu’il serait difficile d’accorder avec cette douce familiarité qui est un des plus indispensables et des plus sacrés liens par lesquels votre cœur et le mien sont unis. Je pourrais attendre de ma chère Anne Howe, ce que je ne dois pas me promettre de sa mère. En effet, ne serait-il pas bien étrange qu’une femme d’expérience fût exposée à quelque reproche, pour n’avoir pas renoncé à son propre jugement dans une occasion où elle n’aurait pu se conformer aux désirs d’autrui sans choquer une famille pour laquelle elle a toujours fait profession d’amitié, et sans se déclarer contre les droits des pères sur leurs enfans ; sur-tout lorsqu’elle est mère, elle-même, d’une fille (permettez-moi de le dire) dont elle redoute le vif et charmant caractère ? Crainte maternelle, à la vérité, qui lui fait considérer votre jeunesse plus que votre prudence, quoiqu’elle sache, comme tout le monde, que votre prudence est fort au-dessus de votre âge. Mais je passe aux deux points de votre lettre qui me paroissent aussi importans qu’à vous. Vous établissez ainsi la question : " si je ne dois pas me déterminer plutôt à partir avec une personne de mon sexe, avec ma chère Anne Howe, qu’avec une personne de l’autre, avec Lovelace ? " et, supposé que je parte avec lui, " si je ne dois pas me marier le plutôt qu’il me sera possible ? " vous savez, ma chère, les raisons qui m’ont fait rejeter vos offres, et qui me font même désirer très-ardemment que vous ne paroissiez point dans une entreprise à laquelle il n’y a qu’une nécessité cruelle qui ait été capable de me faire penser, et pour laquelle vous n’auriez pas la même excuse. à ce compte, votre mère aurait eu raison de s’alarmer de notre correspondance, et l’évènement justifierait ses craintes. Si j’ai peine à concilier avec mon devoir la pensée de me dérober par la fuite à la rigueur de mes amis, qu’allégueriez-vous pour votre défense, en quittant une mère pleine de bonté ? Elle tremble que l’ardeur de votre amitié ne vous engage dans quelque indiscrétion ; et vous, pour la punir d’un soupçon qui vous offense, vous voudriez faire voir, à elle et à tout le monde, que vous pouvez vous précipiter volontairement dans la plus grande erreur dont notre sexe puisse être coupable. Et, je vous le demande, ma chère, croyez-vous qu’il fût digne de votre générosité de hasarder une fausse démarche, parce qu’il y a beaucoup d’apparence que votre mère se croirait trop heureuse de vous revoir ? Je vous assure que, malgré les raisons qui peuvent me forcer moi-même à cette fatale démarche, j’aimerais mieux m’exposer à toutes sortes de risques de la part de ma famille, que de vous voir la compagne de ma fuite. Vous imaginez-vous qu’il soit à désirer pour moi de doubler ou de tripler ma faute aux yeux du public ; de ce public, qui, de quelque innocence que je me flatte, ne me croira jamais tout-à-fait justifiée par les cruels traitemens que j’essuie, parce qu’il ne les connaît pas tous ? Mais, très-chère, très-tendre amie, apprenez que ni vous, ni moi, nous ne nous engagerons point dans une démarche que je crois également indigne de l’une et de l’autre. Le tour que vous donnez à vos deux questions me fait voir clairement que vous ne me la conseillez point. Il me paraît certain que c’est le sens dans lequel vous désirez que je les prenne ; et je vous rends grâces de m’avoir convaincue avec autant de force que de politesse. C’est une sorte de satisfaction pour moi, en considérant les choses dans ce jour, d’avoir commencé à chanceler avant l’arrivée de votre dernière lettre. Hé bien ! Je vous déclare qu’elle me détermine absolument à ne pas partir ; ou, du moins, à ne pas partir demain. Si vous-même, ma chère, vous jugez que le succès des espérances que j’ai eues du côté de votre mère a pu m’être indifférent, ou, pour trancher le mot, que mes inclinations ne sont pas innocentes, le monde me traitera sans doute avec bien moins de ménagement. Ainsi, lorsque vous me représentez que toutes les délicatesses doivent s’évanouir au moment que j’aurai quitté la maison de mon père ; lorsque vous me faites entendre qu’il faudra laisser juger à M Lovelace quand il pourra me quitter avec sûreté, c’est-à-dire, lui laisser le choix de me quitter ou de ne me quitter pas ; vous me jetez dans des réflexions, vous me découvrez des périls, sur lesquels il doit m’être impossible de passer, aussi long-temps que la décision dépendra de moi. Tandis que je n’ai considéré ma fuite que comme un moyen de me dérober à M Solmes ; que je me suis remplie de l’idée que ma réputation avait déjà souffert de mon emprisonnement, et que j’aurais toujours le choix, ou d’épouser M Lovelace, ou de renoncer tout-à-fait à lui ; quelque hardiesse que je trouvasse dans cette démarche, je me suis figuré que, traitée comme je le suis, elle pouvait être excusée, sinon aux yeux du monde, du moins à mes propres yeux : et se trouver sans reproche au tribunal de son propre cœur, c’est un bonheur que je crois préférable à l’opinion du monde entier. Mais, après avoir condamné l’ardeur indécente de quelques femmes qui fuient de leur chambre à l’autel ; après avoir stipulé avec Lovelace, non-seulement un délai, mais la liberté de recevoir sa main ou de la refuser ; après avoir exigé de lui qu’il me quittera aussi-tôt que je serai dans un lieu de sûreté (dont vous observez néanmoins qu’il doit être le juge) ; après lui avoir imposé toutes ces loix, qu’il ne serait plus temps de changer quand je le souhaiterais, me marier aussi-tôt que je serai entre ses mains ! Vous voyez, ma chère, qu’il ne me reste pas d’autre résolution à prendre que celle de ne pas partir avec lui. Mais comment l’appaiser, après cette rétractation. Comment ? En faisant valoir le privilége de mon sexe. Avant le mariage, je ne lui connais aucun droit de s’offenser : d’ailleurs, ne me suis-je pas réservé le pouvoir de me rétracter, si je le juge à propos ? Que servirait la liberté du choix, comme je l’ai observé à l’occasion de votre mère, si ceux qu’on refuse ou qu’on exclut avoient droit de s’en plaindre ? Il n’y a pas d’homme raisonnable qui doive trouver mauvais qu’une femme qu’il se propose d’épouser, refuse de tenir sa promesse, lorsqu’après la plus mûre délibération, elle est convaincue qu’elle s’est engagée témérairement. Je suis donc résolue de soutenir l’épreuve de mercredi prochain ; ou peut-être de mardi au soir, dois-je dire plutôt ? Si mon père n’abandonne pas le dessein de me faire lire et signer les articles devant lui. Voilà, voilà, ma chère, la plus redoutable de toutes mes épreuves. Si je suis forcée de signer mardi au soir, alors, juste ciel ! Tout ce qui m’épouvante doit suivre le lendemain comme de soi-même. Si je puis obtenir par mes prières, peut-être par mes évanouissemens, par mes délires, (car, après un si long bannissement, la seule présence de mon père me jettera dans une furieuse agitation) que mes amis abandonnent leurs vues, ou qu’ils les suspendent, du moins l’espace d’une semaine, l’espace de deux ou trois jours, l’épreuve du mercredi en sera du moins plus légère. On m’accordera sans doute quelque temps pour délibérer, pour raisonner avec moi-même. La demande que j’en ferai ne sera point une promesse. Comme je n’ai pas fait d’effort pour m’échapper, on ne peut me soupçonner de ce dessein ; ainsi j’aurai toujours le pouvoir de fuir, pour dernière ressource. Madame Norton doit m’accompagner dans l’assemblée ; avec quelque hauteur qu’on la traite, elle prendra ma défense à l’extrêmité. Peut-être sera-t-elle secondée alors par ma tante Hervey. Qui sait si ma mère ne se laissera pas attendrir ? Je me jetterai aux pieds de tous mes juges. J’embrasserai les genoux de chacun, l’un après l’autre, pour me faire quelque ami. Quelques-uns ont évité de me voir, dans la crainte de se laisser toucher par mes larmes. N’est-ce pas une raison d’espérer qu’ils ne seront pas tous insensibles ? Le conseil que mon frère a donné de me chasser de la maison, et de m’abandonner à mon mauvais sort, peut être renouvelé, et se faire accepter. Mon malheur n’en sera pas plus grand du côté de mes amis ; et je regarderai comme un bonheur extrême de ne pas les quitter par ma faute, pour chercher une autre protection, qui doit être alors celle de M Morden, plutôt que celle de M Lovelace. En un mot, je trouve dans mon cœur des pressentimens moins terribles, lorsque j’attache ma vue sur ce parti, que lorsque je me suis déterminée pour l’autre ; et, dans une résolution forcée, les mouvemens du cœur sont la conscience. C’est le plus sage de tous les hommes qui leur donne ce nom. Je vous demande grâce, ma chère, pour cet amas de raisonnemens mal digérés. Je m’arrête ici, et je vais faire sur le champ une lettre de révocation pour M Lovelace. Il prendra la chose comme il voudra. C’est une nouvelle épreuve à laquelle je ne suis pas fâchée de mettre son caractère, et qui est d’ailleurs d’une importance infinie pour moi. Ne m’a-t-il pas promis une parfaite résignation, si je change de pensée ? Clarisse Harlove.