Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 85

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 360-362).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

samedi après midi, avant la réception de la lettre précédente. La réponse ne s’est pas fait attendre. C’est une lettre d’excuses, si je puis lui donner ce nom. " il s’engage à la soumission sur tous les points. Il approuve tout ce que je propose ; sur-tout le choix d’un logement particulier. C’est un expédient qui lui paraît heureux pour aller au-devant de toutes les censures. Cependant il est persuadé que, traitée comme je le suis, je pourrais me mettre sous la protection de sa tante, sans avoir rien à redouter pour ma réputation. Mais tout ce que je désire, tout ce que j’ordonne est une loi suprême ; et le meilleur parti sans doute pour la sûreté de mon honneur, auquel je verrai qu’il prend le même intérêt que moi. Il m’assure seulement que la passion de tous ses proches est de tirer avantage des persécutions que j’essuie, pour me faire leur cour, et pour s’acquérir des droits sur mon cœur par les services les plus tendres et les plus empressés ; heureux s’ils peuvent contribuer par quelque moyen au bonheur de ma vie ! " il écrira dès aujourd’hui à son oncle et à ses deux tantes, qu’il espère à présent de se voir le plus fortuné des hommes, s’il ne ruine pas cet espoir par sa faute ; puisque la seule personne à laquelle son bonheur est attaché, sera bientôt hors du danger d’être la femme d’un autre, et qu’elle ne pourra lui rien prescrire qu’il ne se reconnaisse dans l’obligation d’exécuter. " il commence à se flatter, depuis que j’ai confirmé ma résolution par ma dernière lettre, qu’il n’y a plus de changement dont la crainte doive l’alarmer, à moins que mes amis ne changent de conduite avec moi ; de quoi il est trop sûr qu’ils ne seront jamais capables. C’est à présent que toute sa famille, qui partage ses intérêts avec tant de zèle et de bonté, commence à se glorifier de l’heureuse perspective qu’il a devant les yeux ". Voyez avec quel art il s’efforce de m’attacher à ma résolution ! " à l’égard de la fortune, il me supplie d’être sans inquiétude. Son bien nous suffit. Il jouit de cinquante mille livres de rentes effectives, qui n’ont jamais été chargées du moindre embarras ; grâces, peut-être, à son orgueil plus qu’à sa vertu. Son oncle est résolu d’y en ajouter vingt-cinq mille le jour de son mariage, et de lui donner le choix d’un de ses châteaux dans le comté de Hertford, ou dans celui de Lancastre. Il dépendra de moi, si je le désire, de m’assurer de tous ces articles, avant que de prendre avec lui d’autres engagemens. " il me dit que le soin de l’habillement doit être le moindre de mes embarras ; que ses tantes et ses cousines s’empresseront de me fournir toutes les commodités de cette nature, comme il se fera lui-même le plaisir le plus sensible et le plus grand honneur de m’offrir toutes les autres. " que, pour le succès d’une parfaite réconciliation avec mes amis, il sera gouverné, dans toutes ses actions, par mes propres désirs ; et qu’il sait à quel point j’ai cette grande affaire à cœur. " il appréhende que le temps ne lui permette pas de me procurer, comme il se l’était proposé, la compagnie de Miss Charlotte Montaigu à Saint-Albans, parce qu’il apprend qu’un grand mal de gorge l’oblige de garder sa chambre. Mais, aussi-tôt qu’elle sera rétablie, son premier empressement la conduira dans ma retraite avec sa sœur. Elles m’introduiront toutes deux chez leurs tantes, ou leurs tantes chez moi, comme je paroîtrai le désirer. Elles m’accompagneront à la ville, si j’ai du goût pour ce voyage ; et pendant tout le temps qu’il me plaira d’y demeurer, elles ne s’éloigneront pas un moment de moi. " Milord M ne manquera pas de prendre mon tems et mes ordres pour me rendre aussi sa visite, publique ou secrète, suivant mon inclination. Pour lui, lorsqu’il me verra dans un lieu sûr, soit à l’ombre de sa famille, soit dans la solitude que je préfère, il se fera la violence de me quitter, pour ne me revoir qu’avec ma permission. En apprenant l’indisposition de sa cousine Charlotte, il avait pensé, dit-il, à faire remplir sa place par Miss Patty sa sœur ; mais c’est une fille timide , qui ne ferait qu’augmenter notre embarras. " ainsi, ma chère, l’entreprise, comme vous voyez, demande de la hardiesse et du courage. Oui, oui, elle en demande. Hélas, que vais-je entreprendre ? Il paraît persuadé lui-même qu’il me serait nécessaire d’être accompagnée de quelque personne de mon sexe. N’aurait-il pas pu me proposer du moins une des femmes de ses tantes ? Bon dieu ! Que vais-je entreprendre ? Après tout, quelques pas que j’aie faits en avant, je ne vois pas qu’il soit trop tard encore pour revenir. Si je recule, il faut compter d’être mortellement querellée. Mais qu’en arrivera-t-il ? Si j’entrevoyais seulement quelque moyen d’échapper à Solmes, une querelle avec Lovelace, qui m’ouvrirait le chemin au célibat, serait le plus cher de mes désirs. Je défierais alors tout son sexe ; car je ne considère que le trouble et les chagrins qu’il cause au nôtre : et lorsqu’on est une fois engagée, que reste-t-il, que l’obligation de marcher avec des pieds trop tendres, sur des épines, et des épines les plus pointues, jusqu’à la fin d’une pénible route ? Mon embarras augmente à chaque moment ; plus j’y pense, moins je vois de jour à m’en délivrer. Mes incertitudes se fortifient à mesure que le temps s’écoule, et que l’heure fatale approche. Mais je veux descendre et faire un tour de promenade au jardin. Je porterai cette lettre au dépôt, avec toutes les siennes, à la réserve des deux dernières, que je mettrai sous ma première enveloppe, si je suis assez heureuse pour vous écrire encore. Dans l’intervalle, ma chère amie… mais quel objet proposerai-je à vos prières ? Adieu donc. Qu’il me soit permis seulement de vous dire adieu.