Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 7

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 35-39).

LETTRE VII.

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Au château d’Harlove, 20 février.

Je commence par des excuses, de ne vous avoir pas plutôt écrit. Hélas ! Ma chère, il s’ouvre une triste perspective devant mes yeux. Tout succède au gré de mon frère et de ma sœur. Ils ont trouvé un nouvel amant pour moi. Quel amant ! Cependant il est encouragé par tout le monde. Ne soyez plus surprise qu’on m’ait rappelée au logis avec tant de précipitation. On ne m’a donné qu’une heure ; sans autre avis, comme vous savez, que celui qui m’est venu avec la voiture qui devait me ramener. Je n’en ignore plus la raison. C’était la crainte, indigne crainte ! Que si j’eusse pénétré les motifs qui me faisaient rappeler, je ne fusse entrée dans quelque complot avec M. Lovelace, parce qu’ils ne peuvent douter de mon dégoût pour celui qu’ils me proposent. Ils pouvaient bien y compter ; car sur qui vous imaginez-vous qu’est tombé leur choix ? Ce n’est pas sur un autre que M. Solmes. L’auriez-vous cru ? Ils sont tous déterminés, et ma mère avec les autres. Chère, chère et excellente mère ! Comment s’est-elle ainsi laissé séduire ! Elle, comme je l’ai su de bonne part, qui eut la bonté de dire, lorsque M. Solmes fut proposé la première fois, que, quand il serait en possession de toutes les richesses des Indes, et qu’il me les offrirait avec sa main, elle ne le croirait pas digne de sa chère Clarisse.

L’accueil qu’on m’a fait après une absence de trois semaines, si différent de celui que j’étais accoutumée de recevoir après les moindres absences, ne m’a que trop convaincue que je devais payer cher le bonheur que j’ai goûté dans la compagnie et la conversation de ma chère amie, pendant cet agréable intervalle. Apprenez-en les circonstances.

Mon frère vint au devant de moi jusqu’à la porte, et me donna la main pour descendre du carrosse. Il me fit une profonde révérence. Je vous prie, miss, faites-moi la grace… je le crus dans un accès de bonne humeur ; mais je reconnus ensuite que c’était un respect ironique. Il me conduisit ainsi avec des cérémonies affectées, tandis que, suivant le mouvement de mon cœur, je m’informais en chemin de la santé de tout le monde, comme si je n’eusse pas touché au moment de les voir tous ; nous entrâmes dans la grande salle, où je trouvai mon père, ma mère, mes deux oncles et ma sœur. En entrant, je fus frappée de voir, sur le visage de mes plus chers parens, un air apprêté, auquel je n’ai jamais été accoutumée dans les mêmes occasions. Ils étoient tous assis. Je courus vers mon père, et j’embrassai ses genoux. Je rendis les mêmes respects à ma mère. Ils me reçurent tous deux d’un air froid. Mon père ne me donna qu’une bénédiction à demi-prononcée. Ma mère, à la vérité, me nomma sa chère enfant ; mais elle ne m’embrassa point avec l’ardeur ordinaire de sa tendresse.

Après avoir rendu mes devoirs à mes oncles, et fait mon compliment à ma sœur, qui m’écouta d’un air sérieux et contraint ; je reçus ordre de m’asseoir. Je me sentais le cœur chargé, et je répondis que si je n’avais pas un accueil moins effrayant et moins extraordinaire à espérer, il me convenait mieux de demeurer debout. Mon embarras m’obligea de tourner le visage et de tirer mon mouchoir.

Aussi-tôt mon frère, ou mon accusateur, prit la parole, et me reprocha de n’avoir pas reçu moins de cinq ou six visites chez Miss Howe, de la personne qu’ils avoient tous de si fortes raisons de haïr : ce fut son expression ; et cela, malgré l’ordre que j’avais reçu de ne le pas voir. Niez, me dit-il, si vous l’osez.

Je lui répondis que mon caractère ne m’avait jamais permis de nier la vérité, et que je n’étais pas disposée à commencer. Dans l’espace de mes trois semaines, j’avouai que j’avais vu plus de cinq ou six fois la personne dont il voulait parler. De grace, mon frère, lui dis-je, permettez que j’achève ; car je le voyais prêt à s’emporter. Lorsqu’il est venu, il a toujours demandé Madame Howe et sa fille. J’avais quelques raisons de croire, continuai-je, qu’elles auraient employé tous leurs efforts pour se dispenser de le recevoir ; mais elles m’ont apporté plus d’une fois pour excuse, que, n’ayant pas les mêmes raisons que mon père, pour lui interdire l’entrée de leur maison, sa naissance et sa fortune les obligeaient à la civilité.

Vous voyez, ma chère, que j’aurais pu faire une autre apologie. Mon frère paroissait sur le point de lâcher la bride à sa passion. Mon père prenait la contenance qui annonce toujours un violent orage. Mes oncles parlaient bas, d’un ton grondeur, et ma sœur levait les mains d’un air qui n’était pas propre à les adoucir, lorsque je demandai en grace d’être entendue. Il faut écouter cette pauvre enfant, dit ma mère. C’est le terme que sa bonté lui fit employer.

Je me flattais, leur dis-je, qu’il n’y avait rien à me reprocher. Il ne m’auroit pas convenu de prescrire à Madame et à Miss Howe de qui elles devaient recevoir des visites. Madame Howe se faisait un amusement du ton de plaisanterie qui régnait entre sa fille et lui. Je n’avais aucune raison de leur reprocher que les visites qu’elles recevaient de lui me fussent adressées, et c’est ce que j’aurais paru faire, si j’avais refusé de leur tenir compagnie, lorsqu’il était avec elles. Je ne l’avais jamais vu hors de leur présence ; et je lui avais déclaré une fois, lorsqu’il m’avait demandé quelques momens d’entretien particulier, qu’à moins qu’il ne fût réconcilié avec ma famille, il ne devait pas s’attendre que je souffrisse ses visites, bien moins encore que je consentisse à ce qu’il désiroit.

Je leur dis de plus, que Miss Howe, entrant parfaitement dans mes intentions, ne m’avait jamais quittée un moment tandis qu’il était chez elle ; que, lorsqu’il y venait, si je n’étais pas déjà dans la salle, je ne souffrais pas qu’on m’appelât pour lui ; mais que j’aurais regardé comme une affectation, dont il aurait cru pouvoir tirer quelque avantage, de me retirer lorsqu’il arrivait, ou de m’obstiner à ne pas paraître, lorsque sa visite durait long-temps.

Mon frère m’écoutait avec une sorte d’impatience, à laquelle il était aisé de connaître qu’il voulait me trouver coupable, avec quelque force que je pusse me justifier. Les autres, autant que j’en puis juger par l’évènement, auraient été satisfaits de mes explications, s’ils n’avoient pas eu besoin de m’intimider pour me vaincre sur d’autres points. Ce qu’il en faut conclure, c’est qu’ils ne s’attendaient point de ma part à une complaisance volontaire. C’était une confession tacite de ce qu’il y avait de révoltant dans la personne qu’ils avoient à me proposer. Je n’eus pas plutôt cessé de parler, que, sans être retenue par la présence de mon père ni par ses regards, mon frère jura que, pour lui, jamais il ne voulait entendre parler de réconciliation avec ce libertin, et qu’il me renoncerait pour sa sœur si j’encourageais les espérances d’un homme si odieux à toute la famille. Un homme qui a failli d’être le meurtrier de mon frère ! Interrompit ma sœur, avec un visage tendu, de la contrainte même qu’elle faisait à sa passion. La pauvre Bella , comme vous savez, a le visage potelé, et un peu surnourri , si je puis employer cette expression. Je suis sûre que vous me pardonnerez plus facilement un langage si libre, que je ne me le pardonne à moi-même. Mais qui pourrait être assez reptile , pour ne pas du moins se tourner lorsqu’il est foulé aux pieds ?

Mon père, dont vous savez que la voix est terrible lorsqu’il est en colère, me dit avec une action et un ton d’une égale violence, qu’on m’avait traitée avec trop d’indulgence, en me laissant la liberté de refuser ce parti et les autres ; et que c’était à présent son tour à se faire obéir. C’est la vérité, ajouta ma mère, et j’espère que vous ne trouverez point d’opposition à vos volontés de la part d’un enfant si favorisé. Pour faire connaître qu’ils étoient tous du même sentiment, mon oncle Jules dit qu’il était persuadé que sa nièce bien aimée n’avait besoin que de savoir la volonté de son père pour s’y conformer, et mon oncle Antonin, dans son langage un peu plus rude, qu’il ne me croyait pas capable de leur donner raison d’appréhender que la faveur qui m’avait été accordée par mon grand-père, me fît aspirer à l’indépendance ; qu’au reste, si c’était mon idée, il voulait bien m’apprendre que le testament pouvait être cassé, et qu’il le seroit.

Je demeurai dans un étonnement tel que vous pouvez vous l’imaginer. De quelle proposition, pensai-je en moi-même, ce traitement est-il le prélude ? Serait-il encore question de M. Vyerley ? Enfin, de qui va-t-on m’entretenir ? Et comme les hautes comparaisons se présentent plutôt que les basses à l’esprit d’une jeune personne, lorsque son amour propre y est intéressé, que ce soit qui l’on voudra, pensai-je encore : c’est faire l’amour comme les anglais le firent pour l’héritière d’écosse, au temps d’édouard Vi. Mais pouvais-je soupçonner qu’il fût question de Solmes ?

Je ne croyais pas, leur dis-je, avoir donné occasion à tant de rigueur. J’espérais de conserver toujours un juste sentiment de reconnaissance pour leurs faveurs, joint à celui de mon devoir en qualité de fille et de nièce. Mais j’étais si surprise, ajoutai-je, d’un accueil si extraordinaire et si imprévu, que j’espérais de la bonté de mon père et de ma mère la permission de me retirer, pour me remettre un peu de mon embarras.

Personne ne s’y opposant, je fis la révérence et je sortis. Mon frère et ma sœur demeurèrent fort contens, je m’imagine, et ne manquèrent pas de se féliciter mutuellement d’avoir engagé les autres à commencer avec moi d’un ton si sévère.

Je montai dans ma chambre ; et là, sans autre témoin que ma fidèle Hannah , je déplorai les apparences trop certaines de la nouvelle proposition à laquelle il était clair que je devais m’attendre. à peine m’étais-je un peu remise, qu’on me fit avertir de descendre pour le thé. Je fis demander par ma femme de chambre la liberté de m’en dispenser. Mais, sur un second ordre, je descendis, en prenant le meilleur visage qu’il me fût possible, et j’eus à me purger d’une nouvelle accusation. Mon frère, tant la mauvaise volonté est subtile en inventions, fit entendre, par des expressions également claires et choquantes, qu’il attribuait le désir que j’avais eu de me dispenser de descendre, au chagrin d’avoir entendu parler librement d’une certaine personne pour laquelle il me supposait prévenue. Peut-être, il me serait permis, lui dis-je, de vous faire une réponse digne de cette réflexion. Mais je m’en garderai bien. Si je ne vous trouve pas les sentimens d’un frère, vous ne me trouverez pas moins ceux d’une sœur. Le joli petit air de modération ! Dit tout bas ma sœur, en regardant mon frère, et levant la lèvre avec mépris. Lui, d’un air impérieux, me dit de mériter son affection, et que je serais toujours sûre de l’obtenir. Lorsque nous fûmes assis, ma mère, avec cette grace admirable que vous lui connaissez, s’étendit sur l’amitié qui doit régner entre un frère et des sœurs, et blâma doucement ma sœur et mon frère d’avoir conçu trop légèrement du chagrin à mon occasion. Elle ajouta, dans une vue que je crois un peu politique, qu’elle répondait de ma soumission aux volontés de mon père. Alors, dit mon père, tout iroit à merveille . L’expression de mon frère fut : alors nous l’aimerions tous à la folie . Ma sœur dit : nous l’aimerions comme auparavant. Et mes oncles : elle serait l’idole de notre cœur . Mais hélas ! Suis-je donc exposée à la perte de tant de biens ? Voilà, ma chère, la réception qu’on m’a faite à mon retour. M. Solmes parut avant la fin du déjeûner. Mon oncle Antonin me le présenta comme un de ses amis particuliers. Mon oncle Jules, à peu près dans les mêmes termes. Mon père me dit : sachez, Clarisse, que M. Solmes est mon ami. Comme il s’assit près de moi, ma mère le regarda beaucoup, et me regardait ensuite d’un air qui me semblait attendri. Mes yeux se tournoient aussi vers elle, pour implorer sa pitié ; et si je lançais un coup d’œil sur lui, c’était avec un dégoût qui approchait beaucoup de l’effroi. Pendant ce tems-là, mon frère et ma sœur l’accablaient de civilités. Tant de caresses et d’attentions pour un homme de cette espèce ! Mais je n’ajouterai aujourd’hui que mes humbles remerciemens à votre chère et respectable mère, à qui je marquerai, par une lettre particulière, la vive reconnaissance que je lui dois pour toutes ses bontés.