Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 6

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 32-35).
LETTRE VI.

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

20 janvier.

Revenons à l’histoire de ce qui se passe ici. La guérison de mon frère étant fort avancée, quoique vous puissiez compter que ses ressentimens sont plutôt échauffés que refroidis par sa petite disgrace, mes amis (du moins mon père et mes oncles, si mon frère et ma sœur ne veulent pas être du nombre) commencent à croire que j’ai été traitée durement. Ma mère a eu la bonté de me le dire, depuis que ma dernière lettre est partie.

Cependant je les crois tous persuadés que je reçois des lettres de M. Lovelace. Mais, comme ils ont appris que milord M. est plus porté à soutenir son neveu qu’à le blâmer, ils le redoutent si fort, que loin de me faire des questions là-dessus, ils paroissent fermer les yeux sur le seul moyen d’adoucir un esprit violent qu’ils ont si vivement irrité ; car il insiste sur une satisfaction de la part de mes oncles ; et ne manquant point d’adresse, il regarde peut être cette méthode comme la plus sûre, pour se rétablir avec quelque avantage dans notre famille. Ma tante Hervey a déjà demandé à ma mère, s’il ne serait pas convenable d’engager mon frère à faire un tour dans ses terres d’Yorkshire, où il avait dessein d’aller auparavant, et à s’y arrêter jusqu’à la fin de ces troubles.

Mais rien ne paraît si éloigné de ses intentions. Il commence à faire entendre qu’il ne sera jamais tranquille ou satisfait, s’il ne me voit mariée ; et jugeant que M. Symmes ni M. Mullins ne seront pas acceptés, il a renouvellé la proposition de M. Wyerley, en faveur, dit-il, de la passion extrême que cet homme a pour moi. J’ai paru peu sensible à ce compliment. Mais, hier seulement, il parla d’un autre, qui s’est adressé à lui par une lettre, et qui fait des offres très-considérables. C’est M. Solmes, le riche Solmes, comme vous savez qu’on l’appelle. Cependant ce beau nom ne s’est attiré l’attention de personne.

S’il voit qu’aucun de ses plans de mariage ne réussisse, il pense, m’a-t-on dit, à me proposer de le suivre en écosse, sous prétexte, comme j’entends, d’y établir dans sa maison le même ordre qui est ici dans la nôtre. Mais le dessein de ma mère est de s’y opposer, pour suivre son propre intérêt ; parce qu’ayant la bonté de me croire utile à la soulager un peu des soins domestiques, dans lesquels vous savez que ma sœur n’entre pas, elle dit que tout lui retomberait sur les bras dans mon absence. Si d’autres raisons l’empêchaient de s’y opposer, je le ferais moi-même ; car je ne suis pas tentée, je vous assure, de devenir la femme de charge de mon frère ; et je suis persuadée que, si je consentais à ce voyage, il me traiterait moins comme sa sœur, que comme sa servante ; d’autant moins bien peut-être, que je suis sa sœur. Et si M. Lovelace allait se mettre dans la fantaisie de me suivre, le mal deviendrait encore pire.

Mais j’ai prié ma mère, qui appréhende beaucoup les visites de M. Lovelace, sur-tout à la veille du départ de mon frère, qui commence à se trouver assez bien pour être bientôt en état de partir, de me procurer la permission d’aller passer chez vous une quinzaine de jours. Croyez-vous, ma chère, que votre mère le trouve bon ? Je n’ose pas demander, dans ces circonstances, la liberté d’aller à ma ménagerie . Je craindrais qu’on ne me soupçonnât d’aspirer à l’indépendance à laquelle je suis autorisée par le testament de mon grand-père ; et ce désir ne manquerait pas d’être expliqué comme une marque de faveur pour l’homme qu’on honore à présent d’une si grande aversion. Au fond, si je pouvais être aussi tranquille et aussi heureuse ici que je l’ai toujours été, je défierais et cet homme et tout son sexe, et je ne regretterais jamais d’avoir abandonné la disposition de ma fortune entre les mains de mon père.

Ma mère vient de me causer beaucoup de joie, en m’apprenant que ma demande est accordée. Tout le monde l’approuve, à l’exception de mon frère ; mais on lui a déclaré qu’il ne doit pas s’attendre à donner toujours la loi. On m’a fait avertir de descendre dans la grande salle, où mes deux oncles et ma tante Hervey se trouvent actuellement, pour y recevoir ma permission dans les formes. Vous savez, ma chère, qu’il règne un grand ton de cérémonie parmi nous. Mais jamais famille ne fut plus unie dans ses différentes branches. Nos oncles nous regardent comme leurs propres enfans. Ils déclarent que c’est en notre faveur qu’ils vivent dans le célibat ; de sorte qu’ils sont consultés sur tout ce qui peut nous toucher. Ainsi, dans un tems où ils apprennent que M. Lovelace est déterminé à nous rendre une visite, qu’il appelle d’amitié, mais qui ne finira pas, je crois, dans de si bons termes, il n’est pas surprenant qu’on prenne leur avis sur la permission que j’ai demandée d’aller passer quelques jours chez vous.

Il faut vous rendre compte de ce qui vient de se passer dans l’assemblée. Je prévois que vous n’en aurez pas plus d’amitié pour mon frère ; mais je suis fâchée moi-même contre lui, et je ne puis m’en empêcher. D’ailleurs il est à propos que vous sachiez les conditions qu’on m’impose, et les motifs par lesquels on s’est déterminé à me satisfaire.

— Clary, m’a dit ma mère en me voyant paraître, on a pris en considération la demande que vous faites d’aller passer quelques jours chez Miss Howe. Elle vous est accordée.

— Contre mon avis, je vous proteste, a dit mon frère, en l’interrompant d’un ton brusque.

— Mon fils ! C’est le seul mot qu’a dit mon père, et il a froncé le sourcil. Cet ordre muet a fait peu d’impression. Mon frère a le bras en écharpe, et il a souvent la petite ruse d’y jeter les yeux, lorsqu’on propose quelque ouverture qui peut tendre à une réconciliation avec M. Lovelace : qu’on empêche donc cette petite fille (je suis souvent cette petite fille pour lui) de voir un méprisable libertin.

Personne n’a ouvert la bouche.

— Entendez-vous, ma sœur Clarisse ? Prenant le silence de tout le monde pour une approbation. Vous ne devez pas recevoir les visites du neveu de milord M.

Chacun a continué de garder le silence. Il m’a interrogée : — Entendez-vous dans ce sens, Miss Clary, la permission qu’on vous accorde ?

— Monsieur, lui ai-je répondu, je voudrais pouvoir entendre que vous êtes mon frère, et que vous voulussiez entendre vous-même que vous n’êtes que mon frère.

— Ô cœur, cœur trop prévenu ! En levant les mains avec un souris insultant.

Je me suis tournée vers mon père. — Monsieur, j’en appelle à votre justice. Si j’ai mérité ces réflexions, je demande de n’être pas épargnée. Mais si je ne suis pas responsable de la témérité…

— Qu’on finisse, a dit mon père, qu’on finisse de part et d’autre. Vous ne devez pas recevoir les visites de ce Lovelace, quoique… et vous, mon fils, vous ne devez laisser rien échapper au désavantage de votre sœur. C’est un digne enfant.

— Monsieur, je n’ajoute rien, a-t-il répliqué. Mais j’ai son honneur à cœur, comme celui de toute la famille.

— Et c’est de là, monsieur, ai-je repris, que viennent des réflexions si peu fraternelles !

— Fort bien, m’a-t-il dit ; mais observez, s’il vous plaît, miss, que ce n’est pas moi, et que c’est votre père, qui vous dit que vous ne devez pas recevoir les visites de ce Lovelace.

— Mon neveu ! Lui a dit ma tante Hervey, permettez-moi de remarquer qu’on peut se fier à la prudence de ma nièce Clary.

— Je suis convaincue qu’on le peut, a continué ma mère.

— Mais, ma tante, mais, madame, a représenté ma sœur Arabelle, il me semble qu’il n’y a point de mal à informer ma sœur sous quelles conditions elle va chez Miss Howe, puisque s’il a l’adresse de s’ouvrir l’entrée de cette maison… vous pouvez compter, a interrompu mon oncle Jules, qu’il cherchera toutes sortes de moyens pour la voir.

L’impudent ne les trouverait pas moins ici, a dit mon oncle Antonin, et il vaut mieux que ce soit là qu’ici.

Le mieux, a reprit mon père, est que ce ne soit nulle part ; et se tournant vers moi, je vous ordonne, sous peine de me déplaire, de ne le pas voir du tout.

Soyez sûr, monsieur, lui ai-je dit, que je ne le verrai pas dans la vue de l’encourager, et que je ne le verrai pas du tout, si je puis éviter de le voir avec décence.

Vous savez, a dit ma mère, avec quelle indifférence elle l’a vu jusqu’à présent. On peut, comme l’a remarqué ma sœur Hervey, se fier hardiment à sa prudence.

Avec quelle apparente indifférence… a murmuré mon frère d’un ton moqueur.

Mon fils ! A interrompu sévèrement mon père. Je n’ajoute pas un mot, a repris mon frère. Mais s’adressant à moi, d’un air piquant, il m’a recommandé de ne pas oublier la défense. Telle a été la fin de cette conférence. Vous engagez-vous, ma chère, à ne pas souffrir que l’homme détesté approche de votre maison ? Mais quelle contradiction n’y a-t-il pas à consentir que je parte, dans l’idée que c’est le seul moyen d’éviter ici ses visites ? S’il vient, je vous charge du moins de ne me jamais laisser seule avec lui.

Comme je n’ai aucune raison de douter que mon arrivée ne soit agréable à votre mère, je vais mettre tout en ordre, pour me procurer le plaisir de vous embrasser dans deux ou trois jours.