Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 58

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 243-247).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche après midi. Je suis dans les plus terribles craintes : cependant je commencerai par de vifs remerciemens, à votre mère et à vous, pour votre dernière faveur. Je me flatte d’avoir répondu à ses obligeantes intentions dans ma lettre précédente : mais ce n’est point assez de lui en avoir marqué ma reconnaissance par quelques lignes écrites sur mon enveloppe avec un crayon. Permettez qu’elle trouve ici les expressions d’un cœur qui sent le prix de ses moindres bienfaits. Avant que de passer à ce qui me touche immédiatement, il faut que je vous gronde encore une fois de la manière un peu dure dont vous faites le procès à toute ma famille sur la religion et la morale. En vérité, ma chère, vous m’étonnez. Après ce que je vous ai recommandé si souvent, sans aucun fruit, je fermerais les yeux sur une occasion moins grave. Mais dans l’affliction même où je suis, je croirais mon devoir blessé, si je laissais passer une réflexion dont il n’est pas besoin que je répète les termes. Soyez persuadée qu’il n’y a point en Angleterre une plus digne femme que ma mère. Mon père ne ressemble pas non plus à l’idée que vous vous faites de lui. Excepté un seul point, je ne connais pas de famille où le devoir soit plus respecté que dans la mienne : un peu trop resserrée pour une famille si riche, c’est l’unique reproche qu’on puisse lui faire. Pourquoi donc les condamneriez-vous d’exiger des mœurs irréprochables, dans un homme dont ils ont droit, après tout, de porter leur jugement, lorsqu’il pense à s’allier avec eux. Deux lignes encore, avant que je vous entretienne de mes propres intérêts. Ce sera, s’il vous plaît, sur la manière dont vous traitez M Hickman. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de générosité à faire tomber votre ressentiment sur une personne innocente, pour les petits chagrins que vous recevez d’un autre côté, duquel même je doute qu’il n’y ait rien à vous reprocher ? Je sais bien ce que je ne ferais pas difficulté de lui dire ; et ne vous en prenez qu’à vous, qui m’y avez excitée : je lui dirais, ma chère, qu’une femme ne maltraite point un homme qu’elle ne rejette point absolument, si elle n’est pas résolue au fond du cœur de l’en dédommager quelque jour, lorsqu’elle aura fini le cours de sa tyrannie, et lui, le temps de ses services et de sa patience. Mais je n’ai pas l’esprit assez libre pour donner toute l’étendue que je souhaiterais à cet article. Passons à l’occasion présente de mes craintes. Je vous ai marqué ce matin, que je pressentais quelque nouvel orage. M Solmes est venu cette après-midi au château. Quelques momens après son arrivée, Betty m’a remis une lettre, sans me dire de qui. Elle était sous enveloppe ; et l’adresse, d’une main que je n’ai pas reconnue. On a supposé, apparemment, que je me serais bien gardée de la recevoir et de l’ouvrir, si j’avais su de qui elle venoit. Lisez-en la copie. à Miss Clarisse Harlove.

ma très-chère demoiselle, je m’estime le plus malheureux omme du monde, an ce que je n’ai pas ancore eu l’onneur de vous rendre mes respect de votre consantement, l’espace seulemant d’une demi-heure. Sependant j’ai quelque chose à vous communiquer qui vous conserne beaucoup, s’il vous plaît de m’admettre à l’onneur de votre antretien. Votre réputation y est intéressée, aussi bien que l’onneur de toute votre famille, c’est à l’oquasion d’un omme qu’on dit que vous estimez plus qu’il ne mérite, et par rapport a quelqu’unes de ses acsions de reprouvé, dont je suis pret a vous donner des preuves convainqantes de la vérité. On pourrait croire que j’y suis intéressé. Mais je suis pret a faire sermant que s’est la vérité pur ; et vous verré quel est l’omme qu’on dit que vous favorisé. Mais je n’espere pas qu’il an soit ainsi, pour votre propre onneur. Je vous prie, mademoiselle, de degner m’acorder une odiance, pour votre onneur et celui de votre famille. Vous obligerés, tres cher miss, votre tres humble et tres fidele serviteur, Roger Solmes. J’attans an bas, pour l’onneur de vos ordre. Vous ne douterez pas plus que moi, que ce ne soit quelque misérable ruse, pour me faire consentir à sa visite. Je lui aurais envoyé ma réponse de bouche ; mais Betty ayant refusé de s’en charger, je me suis vue dans la nécessité de le voir, ou de lui écrire. J’ai pris le parti de lui écrire un billet dont vous aurez l’original : je tremble des suites, car j’entends beaucoup de mouvement au-dessous de moi. à M Solmes.

monsieur, si vous avez quelque chose à me communiquer, qui concerne mon honneur, vous pouvez me faire cette grâce par écrit comme de bouche. Quand je prendrais quelque intérêt à M Lovelace, je ne vois point quelle raison vous auriez d’y croire le vôtre attaché ; car le traitement que je reçois à votre occasion est si étrange, que, quand M Lovelace n’existerait point, je ne consentirais pas à voir une demi heure M Solmes, dans les vues qu’il me fait l’honneur d’avoir pour moi. Je n’aurai jamais rien à démêler avec M Lovelace, et par conséquent toutes vos découvertes ne peuvent me toucher, si mes propositions sont acceptées. Je vous en crois bien instruit. Si vous ne l’étiez pas, ayez la bonté de faire connaître à mes amis que, s’ils veulent me délivrer de l’un des deux, je m’engage à les délivrer de l’autre. Dans cette supposition, que nous importera-t-il à tous, que M Lovelace soit honnête homme ou ne le soit pas ? Cependant, si vous ne laissiez pas de vous y croire intéressé, je n’aurais aucune objection à faire. J’admirerai votre zèle, lorsque vous lui reprocherez les erreurs que vous avez su découvrir dans sa conduite, et que vous vous efforcerez de le rendre aussi vertueux que vous l’êtes sans doute, puisqu’autrement vous n’auriez pas pris la peine de rechercher ses fautes, et de les exposer. Excusez, monsieur : mais, après une persévérance, que je trouve très-peu généreuse depuis ma dernière lettre ; après la tentative que vous venez de faire aux dépens d’autrui, plutôt que par votre propre mérite, je ne sais pas pourquoi vous accuseriez de quelque rigueur une personne qui est en droit de vous reprocher toutes ses disgrâces. Clarisse Harlove. Dimanche au soir. Mon père voulait monter à ma chambre, dans son premier transport. On n’a pas eu peu de peine à le retenir. Ma tante Hervey a reçu l’ordre ou la permission de m’écrire le billet suivant. Les résolutions ne languissent pas, ma chère. Ma nièce, tout le monde est à présent convaincu qu’il n’y a rien à espérer de vous par la voie de la douceur et de la persuasion. Votre mère ne veut pas que vous demeuriez ici plus long-temps, parce que, dans la colère où votre étrange lettre a jeté votre père, elle craint ce qui peut vous arriver. Ainsi, l’on vous ordonne de vous tenir prête à partir sur le champ pour vous rendre chez votre oncle Antonin, qui ne croit pas avoir mérité de vous la répugnance que vous marquez pour sa maison. Vous ne connaissez pas le méchant homme en faveur duquel vous ne faites pas difficulté de rompre avec tous vos amis. On vous défend de me répondre. Ce serait éterniser d’inutiles répétitions. Vous n’ignorez pas quelle affliction vous causez à tout le monde, particulièrement à votre affectionnée tante. Hervey. N’osant lui écrire après cette défense, j’ai pris une liberté plus hardie. J’ai écrit quelques lignes à ma mère, pour implorer sa bonté ; et pour l’engager, si je dois partir, à me procurer la permission de me jeter aux pieds de mon père et aux siens, sans autres témoins qu’eux-mêmes, dans la seule vue de leur demander pardon du chagrin que je leur ai causé, et de recevoir, avec leur bénédiction, un ordre de leur propre bouche pour mon départ et pour le tems. Quelle nouvelle hardiesse ! Rendez-lui sa lettre, et qu’elle apprenne à obéir : c’est la réponse de ma mère ; et la lettre est revenue sans avoir été ouverte. Cependant, pour satisfaire mon cœur et mon devoir, j’ai écrit aussi quelques lignes à mon père, dans la même vue, c’est-à-dire, pour le supplier de ne me pas chasser de la maison paternelle, sans m’avoir accordé sa bénédiction. Mais on m’a rapporté cette lettre, déchirée en deux pièces, sans avoir été lue. Betty, me la montrant d’une main, et tenant l’autre levée d’admiration, m’a dit : voyez, miss ! Quelle pitié ! Il n’y a que l’obéissance qui puisse vous sauver. Votre père me l’a dit à moi-même. Il a déchiré la lettre, et m’en a jeté les morceaux à la tête. Dans une situation si désespérée, je n’ai pas cru devoir m’arrêter même à ce rebut. J’ai repris la plume pour m’adresser à mon oncle Harlove, et j’ai joint à ma lettre, sous une même enveloppe, celle que ma mère m’avait renvoyée, et les deux parties de celle que mon père avait déchirée. Mon oncle montait dans son carrosse lorsqu’il les a reçues. Je ne puis savoir avant demain quel aura été leur sort. Mais voici la copie de celle qui est pour lui. à M Jules Harlove.

monsieur, mon très-cher et très-honoré oncle, il ne me reste que vous à qui je puisse m’adresser avec quelque espérance, pour obtenir du moins, que mes très-humbles supplications soient reçues, et qu’on me fasse la grâce de les lire. Ma tante Hervey m’a donné des ordres qui ont besoin de quelque explication ; mais elle m’a défendu de lui répondre. J’ai pris la liberté d’écrire à mon père et à ma mère. L’une de mes deux lettres a été déchirée, et toutes deux m’ont été renvoyées sans avoir été ouvertes. Je m’imagine, monsieur, que vous ne l’ignorez pas. Mais, comme vous ne pouvez savoir ce qu’elles contiennent, je vous supplie de les lire toutes deux, afin que vous puissiez rendre témoignage qu’elles ne sont pas remplies d’invocations et de plaintes, et qu’elles n’ont rien qui blesse mon devoir. Permettez-moi, monsieur, de remarquer que, si l’on est sourd aux expressions de ma douleur, jusqu’à refuser d’entendre ce que j’ai à dire, et de lire ce que j’écris, on pourra regretter bientôt de m’avoir traitée si durement. Daignez m’apprendre, monsieur, pourquoi l’on s’obstine à vouloir m’envoyer chez mon oncle Antonin, plutôt que chez vous, chez ma tante, ou chez tout autre ami. Si c’est dans l’intention que j’appréhende, la vie me deviendra insupportable. Je vous demande en grâce aussi, de me faire savoir quand je dois être chassée de la maison. Mon cœur m’avertit fortement que, si je suis contrainte une fois d’en sortir, ce sera pour ne la revoir jamais. Le devoir m’oblige néanmoins de vous déclarer que l’humeur ou le ressentiment n’ont aucune part à ce que j’écris. Le ciel connaît mes dispositions. Mais le traitement que je prévois, si je suis forcée d’aller chez mon autre oncle, sera vraisemblablement le dernier coup qui finira les disgrâces, et j’ose dire, les disgrâces peu méritées de votre malheureuse nièce. Cl Harlove.