Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 57

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 239-243).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

samedi, 25 de mars. Cette lettre ne sera qu’une suite de ma dernière, de la même date, et je vous l’écris par ordre exprès. Vous avez vu, dans la précédente, l’opinion de ma mère sur le mérite que vous pourriez vous faire, en obligeant vos amis contre votre propre inclination. Notre conférence là-dessus est venue à l’occasion de l’entretien que nous avions eu avec sir Harry Downeton

et ma mère la croit si importante,

qu’elle m’ordonne de vous en écrire le détail. J’obéis d’autant plus volontiers, que j’étais embarrassée, dans ma dernière, à vous donner un conseil, et que non-seulement vous aurez ici le sentiment de ma mère, mais peut-être, dans le sien, celui du public, s’il n’était informé que de ce qu’elle sait, c’est-à-dire, s’il ne l’était pas aussi bien que moi. Ma mère raisonne d’une manière très-peu avantageuse pour toutes les personnes de notre sexe qui se hâtent trop de chercher leur bonheur en épousant un homme de leur choix. Je ne sais comment j’aurais pris ses raisonnemens, si je ne savais qu’ils se rapportent toujours à sa fille, qui, d’un autre côté, ne connaît présentement aucun homme qu’elle honore de la moindre préférence sur un autre, et qui n’estime pas la valeur d’un denier celui dont sa mère a la plus haute idée. à quoi se réduit donc, dit-elle, une affaire qui cause tant de mouvemens ? Est-ce une si grande démarche, dans une jeune personne, de renoncer à ses inclinations pour obliger ses amis ? Fort bien, ma mère, ai-je répondu en moi-même, vous pouvez faire à présent cette question : vous le pouvez à l’ âge de quarante ans. Mais l’auriez-vous faite à dix-huit ? Voilà ce que je voudrais savoir. Ou la jeune personne, a-t-elle continué, est prévenue d’une très-violente inclination qu’elle ne peut surmonter (ce qu’une fille un peu délicate n’avouera jamais) ; ou son humeur est si opiniâtre, qu’elle n’est pas capable de céder ; ou, pour troisième alternative, elle a des parens qu’elle s’embarrasse peu d’obliger. Vous savez, ma chère, que ma mère raisonne quelquefois fort bien, ou du moins, que ce n’est jamais la chaleur qui manque à ses raisonnemens. Il nous arrive souvent de n’être pas d’accord ; et nous avons toutes deux si bonne opinion de notre sentiment, qu’il est fort rare que l’une ait le bonheur de convaincre l’autre ; cas assez commun, je m’imagine, dans toutes les disputes un peu animées. J’ai trop d’esprit , me dit-elle ; en bon anglais, trop de vivacité . Moi, je lui réponds qu’elle est trop sage  ; c’est-à-dire, dans la même langue, qu’elle n’est plus aussi jeune qu’elle l’a été ; ou, dans d’autres termes, qu’étant accoutumée au ton de mère, elle oublie qu’elle a été fille. Delà, nous passons d’un consentement mutuel à quelque autre sujet ; ce qui n’empêche pas que, sans y consentir, nous ne retombions une douzaine de fois sur celui que nous avons quitté. Ainsi, le quittant et le reprenant, d’un air à demi-fâché, quoique adouci par un sourire forcé, qui laisse du jour à nous racommoder, nous ne laissons pas, si l’heure du sommeil arrive, de nous aller coucher avec un peu d’humeur ; ou, si nous parlons, le silence de ma mère est rompu par quelques exclamations : ah ! Nancy ! Vous êtes si vive ! Si emportée ! Je voudrais bien, ma fille, que vous eussiez moins de ressemblance avec votre père ! Je la paie de son reproche, en pensant que ma mère n’a aucune raison de désavouer la part qu’elle a eue à sa Nancy ; et si la chose va plus loin de son côté que je ne le désire, son cher Hickman n’a pas sujet de s’en louer le jour suivant. Je sais que je suis une folle créature. Quand je n’en conviendrais pas, je suis sûre que vous le penseriez. Si je me suis un peu arrêtée à ces petits détails, c’est pour vous avertir que, dans une occasion si importante, je ne vous ferai plus remarquer mes impertinences ni les petites chaleurs de ma mère, et que je veux me réduire à la partie froide et sérieuse de notre conversation. " jetez les yeux, m’a-t-elle dit, sur les mariages de notre connaissance, qui passent pour l’ouvrage de l’inclination, et qui, pour l’observer en passant, ne doivent peut-être ce nom qu’à une passion née follement ou par de purs hasards, et soutenue par un esprit de perversité et d’obstination " (ici, ma chère, nous avons eu un petit débat que je vous épargne) : " voyez s’ils vous paroissent plus heureux qu’une infinité d’autres, où le principal motif de l’engagement n’a été que la convenance, et la vue d’obliger une famille. La plupart vous paroissent-ils même aussi heureux ? Vous trouverez que les deux motifs de la convenance et de la soumission produisent un contentement durable, et capable assez souvent d’augmenter par le temps et la réflexion ; aulieu que l’amour, qui n’a pour motif que l’amour, est une passion oisive " (oisive dans tous les sens, c’est ce que ma mère ne peut dire ; car l’amour est aussi actif qu’un singe, et aussi malicieux qu’un écolier) ; c’est une ferveur, qui dure peu, " comme toutes les autres ; un arc trop tendu, qui reprend bientôt son état naturel. " comme il est fondé en général sur des perfections purement idéales, que l’objet ne se connaissait pas lui-même avant qu’elles lui fussent attribuées, un, deux, ou trois mois, remettent tout, de part et d’autre, dans son véritable jour ; et chacun des deux ouvrant les yeux, pense justement de l’autre ce que tout le monde en pensait auparavant. " les excellences imaginaires, (c’est son propre terme, ne le trouvez-vous pas assez remarquable ?) ont eu le temps de s’évanouir. Le naturel, et les vieilles habitudes, qu’on n’a pas eu peu de peine à suspendre ou à déguiser, reviennent dans toute leur force. Le voile se lève et laisse voir de chaque côté jusqu’aux moindres taches. Enfin, l’on est fort heureux si l’on ne tombe pas aussi bas dans l’opinion l’un de l’autre, qu’on y avait été comme exalté par l’imagination. Alors le couple passionné, qui ne connaissait pas de bonheur hors du plaisir mutuel de se voir, est si éloigné de trouver dans un entretien illimité cette variété sans fin qui faisait croire, dans un autre tems, qu’on avait toujours quelque chose à se dire, ou qui faisait regretter, après s’être quittés, de n’avoir pas dit mille choses qu’on croyait avoir oubliées, que leur étude continuelle est de chercher des amusemens hors d’eux-mêmes ; et leur goût peut-être, a conclu ma sage maman (auriez-vous cru, ma chère, que sa sagesse fût si moderne ?) sera de choisir des deux côtés ceux où l’autre n’a point de part ". Je lui ai représenté que, si vous tombiez dans la nécessité de faire quelque démarche hardie, il n’en faudrait accuser que l’indiscrète violence de vos proches. Je ne disconvenais pas, lui ai-je dit, que ses réflexions sur une infinité de mariages, dont le succès n’avait pas répondu aux espérances, ne fussent très-bien fondées ; mais je l’ai priée de convenir que, si les enfans ne pesaient pas toujours les difficultés avec autant de sagesse qu’ils le devaient, trop souvent aussi les parens n’avoient pas pour leur jeunesse, pour leurs inclinations et pour leur défaut d’expérience, tous les égards dont ils devaient reconnaître qu’ils avoient eu besoin au même âge. Elle est tombée delà sur le caractère moral de M Lovelace, et sur la justice qu’elle trouve dans la haine de vos parens pour un homme qui mène une vie si libre, et qui ne cherche pas à la désavouer. On lui a même entendu déclarer, m’a-t-elle dit, qu’il n’y a point de mal qu’il ne soit résolu de faire à notre sexe, pour se venger du mauvais traitement qu’il a reçu d’une femme, dans un temps où il était trop jeune (je crois que c’était son expression), pour n’avoir pas aimé de bonne foi. J’ai répondu, en sa faveur, que j’avais entendu blâmer généralement le procédé de cette femme ; qu’il en avait été si touché, que c’était à cette occasion qu’il avait commencé ses voyages ; et que, pour la chasser de son cœur, il s’était jeté dans un train de vie qu’il avait l’ingénuité de condamner lui-même ; que cependant il avait traité d’imposture la menace qu’on lui attribuait contre tout notre sexe ; que j’en pouvais rendre témoignage, puisque, lui ayant fait ce reproche devant vous, je l’avais entendu protester qu’il n’était pas capable d’un ressentiment si injuste contre toutes les femmes pour la perfidie d’une seule. Vous vous en souvenez, ma chère, et je n’ai pas oublié non plus l’aimable réflexion que vous fîtes sur sa réponse : " vous n’aviez pas de peine, me dites-vous alors, de croire son désaveu sincère, parce qu’il vous paroissait impossible qu’un homme, aussi touché qu’il parut l’être de l’imputation de fausseté, fût capable d’en commettre une ". J’ai fait observer particulièrement à ma mère, que les mœurs de M Lovelace n’avoient pas fait un sujet d’objection lorsqu’il s’était présenté pour Miss Arabelle ; qu’on s’était reposé alors sur la noblesse de son sang, sur ses qualités et ses lumières extraordinaires, qui ne permettaient pas de douter qu’une femme vertueuse et prudente ne le fît rentrer en lui-même. J’ai même ajouté, au risque de vous déplaire, que, si votre famille était composée d’assez honnêtes gens, suivant les idées communes, on ne leur attribuait pas, à l’exception de vous, une délicatesse extrême sur la religion ; qu’il leur convenait peu, par conséquent, de reprocher aux autres les défauts de cette nature. Et quel homme ont-ils choisi, ai-je dit encore, pour le décrier à ce titre ? L’homme d’Angleterre le plus estimé pour son esprit et ses talens, et le plus distingué par ses qualités naturelles et acquises, quelque reproche qu’on entreprenne de faire à ses mœurs ; comme s’ils avoient assez de pouvoir et d’autorité pour se croire en droit de ne consulter que leur haine ou leur caprice. Ma mère est revenue à conclure qu’il y en aurait plus de mérite dans votre obéissance. Elle a prétendu que, parmi ces hommes si distingués par leur esprit et leur figure, on n’a presque jamais trouvé un bon mari, parce qu’ordinairement ils sont si remplis de leur mérite, qu’ils croient une femme obligée de prendre d’eux l’opinion qu’ils en ont eux-mêmes. Il n’y avait ici rien à craindre de cette considération, lui ai-je dit, parce que, du côté de l’esprit et du corps, la femme aurait toujours de l’avantage sur l’homme ; quoique, de l’aveu de tout le monde, il en eût beaucoup lui même sur son propre sexe. Elle ne peut souffrir que je loue d’autres hommes que son cher Hickman ; sans considérer qu’elle attire sur lui un degré de mépris qu’il pourrait éviter, si, par cette affection à lui attribuer un mérite qu’il n’a pas, elle ne diminuait pas celui qu’il a réellement, mais qui perd beaucoup dans certaines comparaisons. Ici, par exemple, quelle aveugle partialité ! Elle m’a soutenu qu’à la réserve des traits et du teint, qui ne sont pas si agréables dans M Hickman, et de l’air, qu’il a moins libre et moins hardi, qualités, dit-elle, qui doivent peu toucher une femme modeste, il vaut M Lovelace à toutes les heures du jour. Pour abréger une comparaison si choquante, je lui ai dit que, si vous aviez été libre et traitée avec moins de rigueur, j’étais persuadée que vous n’auriez jamais eu de vues contraires à celles de votre famille. Elle a cru pouvoir me prendre sur les termes : je l’en trouve moins excusable, m’a-t-elle dit, car il y a donc ici plus d’opiniâtreté que d’amour. Ce n’est pas non plus ma pensée, lui ai-je répondu. Je sais que Miss Clarisse Harlove préférerait M Lovelace à tout autre homme, si ses mœurs… si ! A-t-elle interrompu : ce si comprend tout. Mais croyez-vous qu’elle aime réellement M Lovelace ? Que fallait-il répondre, ma chère ? Je ne veux pas vous dire quelle a été ma réponse : mais si j’en avais fait une autre, quelqu’un m’en aurait-il crue ? D’ailleurs, je suis sûre que vous l’aimez. Pardon, ma chère : cependant songez que, n’en pas convenir, c’est reconnaître que vous ne le devez pas. Au fond, ai-je repris, il mérite le cœur d’une femme ; si… aurais-je répété volontiers : mais les parens, madame… ses parens, Nancy… (vous savez, ma chère, que, malgré le reproche que ma mère fait à sa fille d’être trop vive, elle ne cesse pas elle-même d’interrompre). Peuvent prendre de fausses mesures, n’ai-je pas laissé de continuer… ne peuvent avoir tort, et ont raison, j’en suis sûre, a-t-elle dit de son côté. Par lesquelles, ai-je repris, ils engageront peut-être une jeune personne dans quelque démarche téméraire dont elle n’aurait jamais été capable. Mais, si vous avouez qu’elle serait téméraire, cette démarche, a repliqué ma mère, doit-elle y penser ? Une fille prudente ne prendra jamais droit des fautes de ses parens pour en commettre une. Le public, qui blâmerait les parens, n’en trouverait pas la fille plus justifiée. La jeunesse et le défaut d’expérience, qu’on pourrait alléguer en sa faveur, ne serviraient, tout au plus, qu’à diminuer la tache. Mais une jeune personne aussi admirable que Miss Clarisse Harlove, dont la prudence est si supé rieure à son âge, se mettra-t-elle dans le cas d’employer une si foible ressource ? Au reste, Nancy, je suis bien aise qu’elle n’ignore pas ce que je pense. Je vous charge même de lui représenter que, quelque aversion qu’elle ait pour l’un, et quelque goût qu’elle puisse avoir pour l’autre, on attend d’une jeune fille, dont la générosité et la grandeur d’ame sont si connues, qu’elle se fasse violence, lorsqu’elle n’a point d’autre voie pour obliger toute sa famille. Il est question de dix ou douze personnes, qui sont ce qu’elle a de plus proche et de plus cher au monde, à la tête desquelles il faut qu’elle compte un père et une mère dont elle n’a jamais éprouvé que de l’indulgence. De son côté, ce n’est peut-être qu’un caprice d’ âge ou d’humeur ; mais des parens voient plus loin, et le caprice d’une fille ne doit-il pas être soumis au jugement de ses parens ? Comptez, ma chère amie, que je ne suis pas demeurée en arrière sur l’article de ce jugement . J’ai dit tout ce que vous m’auriez pu dicter vous-même, et tout ce qui convient à une situation aussi extraordinaire que la vôtre. Ma mère en a si bien senti la force, qu’en m’ordonnant de vous communiquer ses idées, elle m’a défendu d’y joindre mes réponses ; de peur, m’a-t-elle dit, que, dans un cas si critique, elles ne vous engageassent à prendre quelques mesures dont nous pourrions nous repentir toutes deux ; moi, pour vous les avoir inspirées, et vous, pour les avoir suivies. Voilà, ma chère, ce que je vous représente d’autant plus volontiers de la part de ma mère, que de moi-même, je ne me trouve point capable de vous donner un bon conseil. Vous connaissez votre propre cœur ; c’est-là, qu’il faut chercher des lumières et des règles. Robert me promet de porter cette lettre de très-bonne heure, afin que vous la puissiez trouver au dépôt, dans votre promenade du matin. Que le ciel vous éclaire ! Qu’il vous guide ! C’est la prière continuelle de votre tendre et fidèle amie, Anne Howe.