Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 53

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 226-228).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi au soir, 24 de mars. Il m’est venu de ma sœur, une lettre très-piquante. Je m’étais bien attendue qu’elle se ressentirait du mépris qu’elle s’est attiré dans ma chambre. En vain mon esprit s’épuise en réflexions, il n’y a que la rage d’une jalousie d’amour qui puisse servir d’explication à sa conduite.

à Miss Clarisse Harlove.

j’ai à vous dire que votre mère a demandé qu’on vous fît grâce encore pour demain ; mais que vous n’en êtes pas moins perdue dans son esprit, comme dans celui de toute la famille. Dans vos propositions, et dans la lettre à votre frère, vous vous êtes montrée si sotte et si sage, si jeune et si vieille, si docile et si obstinée, si douce et si violente, qu’on n’a jamais vu d’exemple d’un caractère si mêlé. Nous savons tous de qui vous avez emprunté ce nouvel esprit. Cependant la semence en doit être dans votre naturel ; sans quoi, il serait impossible que vous eussiez acquis tout d’un coup cette facilité à prendre toutes sortes de formes. Ce serait jouer un fort mauvais tour à M Solmes, que de lui souhaiter une femme si dédaigneuse et si facile  ; deux autres de vos qualités contradictoires, dont je vous laisse l’explication à vous-même. Ne comptez pas, miss, que votre mère veuille vous souffrir ici long-temps. Elle ne goûte pas un moment de repos, tandis qu’elle a si près d’elle une fille révoltée. Votre oncle Harlove ne veut pas vous voir chez lui, que vous ne soyez mariée. Ainsi, grâces à votre propre opiniâtreté, vous n’avez que votre oncle Antonin qui consente à vous recevoir. On vous conduira chez lui dans peu de jours ; et là, votre frère, en ma présence, réglera tout ce qui appartient à votre modeste défi, car je vous assure qu’il est accepté. Le docteur Lewin pourra s’y trouver, puisque vous faites choix de lui. Vous aurez un autre témoin , ne fût-ce que pour vous convaincre qu’il ne ressemble point à l’idée que vous vous formez de sa personne. Vos deux oncles y seront aussi, pour rendre le champ égal, et ne pas permettre qu’on prenne trop d’avantage contre une sœur foible et sans défense . Vous voyez, miss, combien de spectateurs votre défi doit vous attirer. Préparez-vous pour le jour. Il n’est pas éloigné. Adieu, doux enfant de maman Norton. Arab Harlove. J’ai transcrit sur le champ cette lettre, et je l’ai envoyée à ma mère, avec ces quatre lignes : " de grâce, deux mots, ma très-chère mère ! Si c’est par l’ordre de mon père, ou par le vôtre, que ma sœur m’écrit dans ces termes, je dois me soumettre au traitement que je reçois ; avec cette seule observation, qu’il n’approche point encore de celui que j’ai reçu d’elle. S’il vient de son propre mouvement, ce que je puis dire, madame, c’est que lorsque j’ai été bannie de votre présence… mais jusqu’à ce que je sois informée si elle est autorisée par vos ordres, j’ajouterai seulement que je suis votre très-malheureuse fille. " Clarisse Harlove. J’ai reçu le billet suivant tout ouvert, mais humide dans un endroit, que j’ai baisé, parce que je suis sûre que c’était une larme de ma mère. Hélas ! Je crois, je me flatte du moins, qu’elle m’a fait cette réponse à contre-cœur. " il y a trop de hardiesse à réclamer la protection d’une autorité qu’on brave. Votre sœur, qui n’aurait point été capable d’autant de perversité que vous dans les mêmes circonstances, a raison de vous la reprocher. Cependant, nous lui avons dit de modérer son zèle pour nos droits méprisés. Méritez, s’il est possible, un autre traitement que celui dont vous vous plaignez, et qui ne peut être aussi affligeant pour vous que la cause l’est pour votre mère. Faudra-t-il toujours vous défendre de vous adresser à moi ? " donnez-moi, très-chère amie, votre conseil sur ce que je puis et ce que je dois faire. Je ne vous demande point à quoi le ressentiment ou la passion pourraient vous porter, dans les rigueurs que j’éprouve. Vous m’avez déjà dit que vous n’auriez pas autant de modération que moi, et vous n’en convenez pas moins que les démarches inspirées par la colère mènent presque toujours au repentir. Donnez-moi des avis que la raison et le sang froid puissent justifier après l’évènement. Je ne doute point que la sympathie qui a formé notre liaison, ne soit aussi vive de votre côté que du mien. Mais il est impossible néanmoins que vous soyez aussi sensible à d’indignes persécutions, que celle qui les souffre immédiatement ; et vous êtes par conséquent plus propre que moi-même à juger de ma situation. Considérez-moi dans le point où je suis. Ai-je ou n’ai-je pas assez souffert ? Si la persécution continue, si cet étrange Solmes persiste contre une aversion tant de fois déclarée, quel parti prendre ? Me retirerai-je à Londres, et m’efforcerai-je de me dérober à Lovelace et à tous mes proches, jusqu’au retour de M Morden ? M’embarquerai-je pour Livourne, dans le dessein d’aller joindre mon unique protecteur à Florence ? Que de dangers de ce côté-là, quand je considère mon sexe et ma jeunesse ! Et ne peut-il pas arriver que mon cousin parte pour l’Angleterre, lorsque je serais en chemin vers l’Italie ? Que faire ? Parlez, dites, ma très-chère Miss Howe ; car je n’ose me fier à moi-même.