Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 52

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 221-226).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, à six heures du matin. Mademoiselle Betty m’apprend qu’on ne s’entretient que de mon départ. Elle a reçu ordre, dit-elle, de se tenir prête à partir avec moi ; et sur quelques marques d’aversion que j’ai données pour ce voyage, elle a eu l’audace de me dire que, m’ayant quelquefois entendu vanter la situation romanesque du château de mon oncle, elle est surprise de me voir cette froideur pour une maison conforme à mon goût. Je lui ai demandé si cette insolence venait d’elle-même, ou si c’était une observation de sa maîtresse ? Elle m’a causé bien plus d’étonnement par sa réponse ; c’était une chose bien dure, m’a-t-elle dit, qu’il ne pût sortir un bon mot de sa bouche, sans qu’on lui en dérobât l’honneur. Comme il m’a paru qu’effectivement elle croyait avoir dit quelque chose d’admirable, sans en sentir la hardiesse, j’ai pris le parti de ne pas relever son impertinence. Mais, au fond, cette créature m’a causé quelquefois de l’étonnement par ses effronteries ; et depuis qu’elle est auprès de moi, j’ai trouvé, dans son audace, plus d’esprit que je ne lui en avois jamais soupçonné. C’est une marque que l’insolence est son talent, et que la fortune, en la plaçant au service de ma sœur, ne l’a pas traitée avec autant de faveur que la nature, qui l’a rendue plus propre à être sa compagne. Il me vient quelquefois à l’esprit que, moi-même, la nature m’a plutôt faite pour les servir toutes deux, que pour être la maîtresse de l’une ou la sœur de l’autre ; et, depuis quelques mois, la fortune m’a traitée comme si elle était de la même opinion. Vendredi, à dix heures. En allant tout-à-l’heure à ma volière, j’ai entendu mon frère et ma sœur qui rioient de toute leur force avec leur Solmes, et qui semblaient jouir de leur triomphe. La grande charmille qui sépare la cour du jardin, les empêchait de me voir. Il m’a paru que mon frère venait de leur lire sa dernière lettre ; démarche fort prudente ! Et qui s’accorde fort bien, direz-vous, avec toutes leurs vues, de me faire la femme d’un homme, auquel ils découvrent ce qu’un peu de bonté devrait leur faire cacher soigneusement dans cette supposition, pour l’intérêt de ma tranquillité future. Mais je ne puis douter qu’ils ne me haïssent au fond du cœur. Assurément, lui disait ma sœur, vous l’avez réduite au silence. Il n’était pas besoin de lui défendre de vous écrire. Je parierais qu’avec tout son esprit, elle n’entreprendra pas de répliquer. à la vérité, lui a répondu mon frère, (avec un air de vanité scolastique dont il est rempli, car il se regarde comme l’homme du monde qui écrit le mieux) je crois lui avoir donné le coup de grâce. Qu’en dites-vous, M Solmes ? Votre lettre me paraît sans réplique, lui a dit Solmes ; mais ne servira-t-elle pas à l’aigrir encore plus contre moi ? Soyez sans crainte, a répondu mon frère, et comptez que nous l’emporterons, si vous ne vous lassez pas le premier. Nous sommes trop avancés pour jeter les yeux en arrière. M Morden doit arriver bientôt. Il faut finir avant son retour, sans quoi elle sortirait de notre dépendance. Comprenez-vous, chère Miss Howe, la raison qui les porte à se presser. M Solmes a déclaré qu’il ne manquerait point de constance, aussi long-temps que mon frère soutiendrait son espoir, et que mon père demeurerait ferme. Ma sœur a dit à mon frère qu’il m’avait battue admirablement, sur le motif qui m’obligeait de converser avec M Solmes ; mais que les fautes d’une fille perverse ne devaient pas lui faire étendre ses railleries sur tout le sexe. Je suppose que mon frère a fait quelque réponse vive et pleine de sel, car lui et M Solmes en ont beaucoup ri, et Bella, qui en rioit aussi, l’a traité d’impertinent ; mais je n’ai pu rien entendre de plus, parce qu’ils se sont éloignés. Si vous croyez, ma chère, que leurs discours ne m’ont pas fort échauffé l’esprit, vous vous trouverez trompée en lisant la lettre suivante, que j’ai écrite à mon frère, tandis que ma bile était allumée. Ne me reprochez plus, je vous prie, trop de patience et de douceur. à M Harlove, le fils.

vendredi matin. Si je gardais le silence, monsieur, sur votre dernière lettre, vous en pourriez conclure que je consens à me rendre chez mon oncle, aux conditions que vous m’avez prescrites. Mon père disposera de moi comme il lui plaît. Il peut me chasser de sa maison, s’il le juge à propos, ou vous charger de cette commission. Mais, quoique je le dise à regret, il me paraîtrait fort dur d’être menée malgré moi dans la maison d’autrui, lorsque j’en ai moi-même une où je puis me retirer. Vos persécutions, et celles de ma sœur, ne me feront pas naître la pensée de me remettre en possession de mes droits, sans la permission de mon père. Mais si je ne dois pas faire un plus long séjour ici, pourquoi ne me serait-il pas permis d’aller dans ma terre ? Je m’engagerai volontiers, si cette faveur m’est accordée, à ne recevoir aucune visite qu’on puisse désapprouver. Je dis cette faveur , et je suis prête à la recevoir à ce titre, quoique le testament de mon grand-père m’en ait fait un droit. Vous me demandez, d’un air assez indécent pour un frère, si je n’ai pas quelques nouvelles offres à proposer ? J’en ai trois ou quatre, depuis votre question, et je les crois effectivement nouvelles, quoique j’ose dire qu’au jugement de toute personne impartiale, que vous ne préviendrez pas contre moi, les anciennes ne devaient pas être rejetées. C’est du moins ce que je pense : pourquoi ne l’écrirais-je pas ? Vous n’avez pas plus de raison pour vous offenser de cette liberté, sur-tout, lorsque dans votre dernière lettre vous paroissez faire gloire d’avoir engagé ma mère et ma tante Hervey contre moi, que je n’en ai d’être fâchée de l’indigne traitement que je reçois d’un frère. Voici donc ce que j’ai de nouveau à proposer : premiérement, qu’il me soit libre d’aller au lieu que je viens de nommer, sous les conditions qui me seront prescrites et que je promets d’observer religieusement. Je ne lui donnerai pas même le nom de ma terre

je n’ai que trop de raisons

de regarder comme un malheur, qu’elle ait jamais été à moi. Si je n’obtiens pas cette permission, je demande celle d’aller passer un mois, ou le tems qu’on jugera convenable, chez Miss Howe. Si je ne suis pas plus heureuse sur cet article, et qu’absolument je doive être chassée de la maison de mon père, qu’on me permette du moins d’aller chez ma tante Hervey, où je serai inviolablement soumise à ses ordres et à ceux de mon père et de ma mère. Mais, si cette grâce même m’est refusée, ma très-humble demande est d’être envoyée chez mon oncle Jules, aulieu de mon oncle Antonin : non, que j’aie pour l’un moins de respect que pour l’autre ; mais, la situation du château, ce pont qu’on menace de lever, et cette chapelle peut-être, malgré le ridicule que vous avez voulu jeter sur mes craintes, m’épouvantent au-delà de toute expression. Enfin, si l’on refuse aussi cette proposition, et s’il faut aller dans une maison qui me paroissait autrefois délicieuse, je demande de n’être pas forcée d’y recevoir les visites de M Solmes. à cette condition, je pars avec autant de joie que jamais. Telles sont, monsieur, mes nouvelles propositions. Si vous trouvez qu’elles répondent mal à vos vues, parce qu’elles tendent toutes à l’exclusion de votre client, je ne vous dissimulerai pas qu’il n’y a pas d’infortune que je ne sois déterminée à souffrir, plutôt que de donner ma main à un homme pour lequel je ne puis jamais avoir que de l’aversion. Vous remarquerez sans doute quelque changement dans mon style : mais un juge impartial, qui saurait ce que le hasard m’a fait entendre depuis une heure de votre bouche, et de celle de ma sœur, particulièrement la raison qui rend aujourd’hui vos persécutions si pressantes, me croirait parfaitement justifiée. Faites réflexion, monsieur, qu’après m’être attiré tant de railleries outrageantes par mes invocations plaintives , il est tems, ne fut-ce que pour imiter d’aussi excellens exemples que les vôtres et ceux de ma sœur, que j’établisse un peu mon caractère, et que, pour vous résister à tous deux, je me rapproche du vôtre, autant que mes principes me le permettront. J’ajouterai, pour vider mon carquais femelle , que vous ne pouvez avoir eu d’autre raison pour me défendre de vous répliquer, après m’avoir écrit tout ce qu’il vous a plu, que le témoignage de votre propre cœur, qui vous a fait sentir que tous les droits sont violés dans le traitement que je reçois de vous. Si je me trompe en vous supposant des remords, je suis si sûre de la justice de ma cause, que moi, fille ignorante, peu instruite des règles du raisonnement, et plus jeune que vous d’un tiers de vos années, je consens à faire dépendre mon sort du succès d’une dispute avec vous, c’est-à-dire, monsieur, avec un homme qui a reçu son éducation à l’université, dont l’esprit doit s’être fortifié par ses propres observations et par les lumières d’une société savante, et qui (pardonnez-moi de descendre si bas) est accoutumé à donner le coup de grâce à ceux contre lesquels il daigne prendre la plume. Je vous laisse le choix du juge, et je ne le demande qu’impartial. Prenez, par exemple, votre dernier gouverneur, ou le vertueux docteur Lewin. Si l’un ou l’autre se déclare contre moi, je promets de me résigner à ma destinée ; pourvu qu’on me promette aussi que, dans l’autre supposition, mon père me laissera libre de refuser la personne qu’on veut me donner malgré moi. Je me flatte, mon frère, que vous accepterez d’autant plus volontiers cette offre, que vous paroissez avoir une haute idée de vos talens pour le raisonnement, et n’en avoir pas une médiocre de la force des argumens que vous avez employés dans votre dernière lettre. Si vous êtes persuadé que l’avantage ne puisse manquer d’être pour vous, dans l’occasion que je vous propose, il me semble que l’honneur vous fait une loi de montrer, devant un juge impartial, que la justice est de votre côté, et l’injustice du mien. Mais vous sentez bien que ce combat demande nécessairement d’être engagé par écrit ; que les faits doivent être établis et reconnus de part et d’autre, et la décision donnée suivant la force des argumens ; car vous me permettrez de dire que je connais trop bien votre naturel impétueux, pour m’exposer avec vous à des combats personnels. Si vous n’acceptez pas ce défi, j’en conclurai que vous ne sauriez justifier votre conduite à vos propres yeux ; et je me contenterai de vous demander à l’avenir les égards dûs à une sœur, par un frère qui aspire à quelque réputation de savoir et de politesse. Trouvez-vous qu’à présent, monsieur, je commence à montrer, par ma fermeté, que je me sens un peu de l’honneur que j’ai d’appartenir à vous et à ma sœur ? Vous trouverez peut-être aussi que c’est m’éloigner de cette partie de mon caractère qui paroissait m’attirer autrefois l’amitié de tout le monde. Mais, considérez, s’il vous plaît, à qui ce changement doit être attribué ; et que je n’en aurais jamais été capable, si je n’avais reconnu que c’est à ce caractère même que je dois attribuer les mépris et les insultes dont vous ne cessez pas d’accabler une sœur foible et sans défense, qui, malgré l’amertume de sa douleur, ne s’est jamais écartée du respect et de l’affection qu’elle doit à son frère, et qui ne désire que des raisons de conserver pendant toute sa vie les mêmes sentimens. Clarisse Harlove. Admirez, ma chère, la force et la volubilité de la passion : cette lettre, où vous ne trouverez pas la moindre rature, est l’original ; et la copie que j’ai envoyée à mon frère, n’est pas plus nette. Vendredi à trois heures. Betty, qui l’a portée, est bientôt revenue, toute surprise, et m’a dit en rentrant : seigneur ! Miss, qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous écrit ? Votre lettre a causé tant de bruit et de mouvement ! Ma sœur, ne fait que de me quitter. Elle est montée tout en feu ; ce qui m’a obligée subitement d’abandonner ma plume. Elle est accourue à moi. Furieux esprit ! M’a-t-elle dit en me frappant assez rudement sur le cou ; voilà donc le point où vous aspiriez ! Me battez-vous, Bella ? Est-ce vous battre que de vous toucher doucement l’épaule ? En me frappant encore, mais avec plus de douceur. Nous nous y étions bien attendus. Il vous faut de l’indépendance. Mon père a vécu trop long-temps pour vous. J’allais répondre avec force ; mais elle m’a fermé la bouche de son mouchoir. Votre plume en a dit assez. âme basse que vous êtes ! Venir écouter les discours d’autrui ! Mais, sachez que votre systême d’indépendance et celui de vos visites seront également rejetés. Suivez, fille perverse, suivez vos glorieuses inclinations. Appelez votre libertin au secours, pour vous dérober à l’autorité de vos parens, et pour vous soumettre à la sienne. N’est-ce pas votre dessein ? Mais il est question de vous disposer au départ. Voyez ce que vous voulez prendre avec vous. C’est demain qu’il faut partir, demain ; comptez là-dessus. Vous ne demeurerez pas ici plus long-temps, à veiller, à tourner autour des gens, pour entendre ce qu’ils disent. C’est une résolution prise, mon enfant, vous partirez demain. Mon frère voulait monter lui-même pour vous le déclarer. Mais je vous ai rendu le service de l’arrêter, car je ne sais ce que vous seriez devenue s’il était monté. Une lettre ! Un défi de cette présomption et de cette insolence ! Vaine créature que tu es ! Mais préparez-vous, je le répète ; vous partez demain. Mon frère accepte votre audacieux défi. Apprenez seulement qu’il sera personnel, chez mon oncle Antonin… ou peut-être chez M Solmes. Dans la passion qui la faisait presque écumer, elle aurait continué long-temps, si la patience ne m’était échappée. Finissons toutes ces violences, lui ai-je dit. Si j’avais pu prévoir dans quel dessein vous êtes venue, vous n’auriez pas trouvé ma porte ouverte. Prenez ce ton avec les gens qui vous servent. Quoique j’aie, grâces au ciel, assez peu de ressemblance avec vous, je n’en suis pas moins votre sœur : et je vous déclare, que je ne partirai ni demain, ni le jour suivant, ni celui d’après, si l’on ne m’entraîne avec violence. Quoi ? Si votre père, si votre mère vous le commandent ? Attendons qu’ils le fassent, Bella ; je verrai alors ce qu’il me conviendra de répondre. Mais je ne partirai point sans en avoir reçu l’ordre de leur propre bouche, et non de la vôtre ou de celle de votre Betty. Que je vous entende ajouter un mot sur le même ton, et vous verrez que, sans consulter les suites, je saurai m’ouvrir un passage jusqu’à eux, et leur demander ce que j’ai fait pour mériter cet indigne traitement. Venez, mon enfant ; venez, la douceur même, (me prenant par la main, et me conduisant vers la porte) allez leur faire cette question : vous trouverez ensemble ces deux objets de votre mépris. Quoi ! Le cœur vous manque ? (car l’indignation de me voir traînée insolemment me faisait résister, et m’avait fait arracher ma main de la sienne.) je n’ai pas besoin de guide, lui ai-je dit ; j’irai seule, et votre invitation me servira d’excuse. Je m’avançais effectivement vers l’escalier ; mais, se mettant entre la porte et moi, elle s’est hâtée de la fermer. Hardie créature, a-t-elle repris, laissez-moi du moins le temps de les prévenir sur votre visite. Je vous le dis pour votre propre intérêt ; mon frère est avec eux. Et voyant que je me retirais, elle n’a pas manqué de rouvrir la porte : allez donc, allez miss ; qui vous empêche d’aller ? Elle m’a suivie jusqu’à mon cabinet, en répétant vingt fois les mêmes instances ; et je n’y suis entrée que pour en fermer la porte après moi, dans la nécessité où j’étais de me soulager par mes larmes. Je n’ai pas voulu répondre à tous les discours qu’elle a continués, ni tourner même la tête vers elle, tandis qu’elle me regardait au travers de la vitre. Mais, lasse enfin de ses insultes, j’ai tiré le rideau pour me dérober à sa vue ; ce qui doit l’avoir irritée, puisque je l’ai entendue partir en grondant. Cette barbarie n’est-elle pas capable de précipiter dans quelque témérité un esprit qui n’a jamais eu la pensée d’en commettre ? Comme il y a beaucoup d’apparence que je serai enlevée pour la maison de mon oncle, sans avoir eu le temps de vous en donner d’autre avis, n’oubliez pas, ma chère, aussi-tôt que vous serez informée de cette violence, d’envoyer prendre au dépôt les lettres que je pourrais y avoir laissées pour vous, ou celles qu’on y aurait apportées de votre part, et qui pourraient y être restées. Soyez plus heureuse que moi ; c’est le vœu de votre fidèle amie. Clarisse Harlove. J’ai reçu vos quatre lettres ; mais dans l’agitation où je suis, il m’est impossible d’y répondre à présent.