Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 382

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 567-571).


M Morden à M Belford.

du château d’Harlove, dimanche au soir, 10 septembre.

Mon cher monsieur,

je vous envoie, comme je vous l’avais promis, le récit de ce qui se passe ici.

La pauvre Madame Norton s’est trouvée si mal en chemin, que, malgré les précautions que j’avais prises pour faire marcher doucement le char funèbre et la chaise qui le suivait, je craignais de laisser cette digne femme sur la route avant notre arrivée à Saint-Albans. Enfin nous y arrivâmes ; et aussi-tôt je fis dételer, dans l’espérance qu’un peu de repos la mettrait en état de poursuivre ; mais, contre mon attente, je fus obligé de partir sans elle : je recommandai à la fille que vous lui aviez donnée, d’en prendre grand soin, et je laissai la chaise de poste à sa disposition. Elle mérite toutes les attentions possibles, non seulement par égard pour ma cousine, mais aussi à cause de ses qualités personnelles. C’est une excellente femme.

Quand nous fûmes à cinq milles de distance du château d’Harlove, je me mis au petit galop, et je dis au cocher, que je laissai derrière avec le cercueil, de mener plus doucement encore qu’auparavant. Les chemins de traverse que nous venions de prendre étoient fort raboteux, et j’avais plus de temps qu’il ne m’en fallait, ne voulant pas que le corps arrivât avant l’entrée de la nuit.

Je mis pied à terre dans la cour du château à quatre heures environ. Vous pouvez croire que je trouvai une maison plongée dans la tristesse. J’entrerai dans le détail ; c’est ce que vous demandez.

à mon entrée dans la cour, j’avais remarqué un mouvement général ; chaque domestique qui se présentait, avait les yeux gros et l’air si touché, que je pensai d’abord qu’il étoit arrivé dans la famille quelque nouveau désastre. Messieurs John et Antoine Harlove, avec Madame Hervey, étoient au château. Auparavant, la dureté des uns donnait de nouvelles forces à celle des autres ; à présent, chaque chagrin particulier augmente le chagrin de tous.

Mon cousin James vint au devant de moi sur la porte : il avait sur sa personne tous les caractères d’une profonde douleur. Il me pria d’excuser les procédés qu’il avait eus avec moi la dernière fois que je les étais allé voir. Ma cousine Arabelle vint à moi tout en larmes ; et comme si elle eût succombé à sa douleur : ô mon cousin ! Me dit-elle en s’abandonnant sur mon bras, je n’ose vous faire une question. Je pense qu’elle avait en vue l’arrivée du char funèbre : moi-même j’étais plein d’amertume ; et, sans m’avancer ni donner de réponse, je m’assis sur la chaise qui se trouva à ma portée. Le frère et la sœur s’assirent auprès de moi, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, tous deux dans le silence. Les domestiques fondaient en larmes.

M Antoine Harlove vint à moi un moment après ; son visage annonçait le désespoir. Il m’invita à entrer dans le parloir, où étoient, ajouta-t-il, ses compagnons de deuil. Je me levai : mon cousin James et ma cousine Arabelle nous suivirent.

à mon entrée dans le parloir, je n’entendis que plaintes et regrets de tous côtés. M Harlove, père de ma chère parente, au moment qu’il me vit, s’écria : ô mon cousin ! Vous êtes le seul de toute la famille qui n’ayez rien à vous reprocher. Que vous êtes heureux !

La pauvre mère, à qui le chagrin ôtoit la parole, me regarda douloureusement, et s’assit, appuyant d’une main son mouchoir contre ses yeux, et laissant tomber l’autre entre celles de Madame Hervey, qui l’arrosait de ses larmes.

M Jules Harlove était assis vers la fenêtre, le dos tourné à la compagnie, et les regards détachés de cette scène d’affliction ; ses yeux étoient rouges et fort gros.

Mon cousin Antonin, en rentrant dans le parloir, s’était approché de Madame Harlove. " ma chère sœur, ne vous laissez pas…, mon cher frère, ne vous laissez pas abattre… mais, incapable de proférer une parole de plus, il s’en fut dans un coin du parloir, où, manquant lui-même des consolations qu’il eût voulu donner aux autres, il se laissa aller sur une chaise, et poussa un profond soupir. Mademoiselle Arabelle, à notre entrée dans la salle, était passée devant moi à la suite de son oncle, comme si son dessein eût été de dire quelques paroles consolantes à sa malheureuse mère ; mais elle n’en eut pas la force. Elle passa derrière la chaise de Madame Harlove, où, penchant la tête sur son épaule, elle semblait attendre de sa bouche les consolations qu’elle avait accoutumé d’en recevoir, mais qu’alors elle attendait en vain.

Le fils Harlove, malgré sa dureté et l’orgueil de son caractère, était atterré ; les remords de sa conscience avoient dompté sa fierté.

Eh monsieur ! Quelles pensées devaient-ils avoir dans ce moment ? Ils restaient fixés sans sentiment sur leurs siéges, et n’avoient pour paroles que des soupirs et des gémissemens… qu’ils sont bien un objet de pitié, un grand objet de pitié, tous tant qu’ils sont !… mais quelles exécrations ne mérite pas ce détestable Lovelace ? Lui qui, par des pratiques infames et inouies, a amené une catastrophe qui épuise toutes les espèces de malheurs, et qui s’étend sur un si grand nombre d’infortunés !… que le ciel me foudroie !… mais je m’arrête… cet homme…, puis-je dire cet homme ? Cet homme est votre ami… il est déjà troublé, dites-vous, dans son esprit… rendez-le, grand dieu ! à ce… si je trouve que les choses se soient passées comme je le soupçonne ; et en vérité, elle en dit assez dans son testament pour légitimer mes soupçons… ne pense pas, ma chère cousine, idole de mon coeur, que ton ame généreuse, qui ne respire que tendresse et que charité, puisse sauver le plus vil de tous les hommes, en multipliant les pardons sur sa tête !

Mais, encore une fois, je m’arrête… pardonnez, monsieur ; qui pourrait avoir été témoin d’une pareille scène, qui pourrait avoir vu toute sa famille dans les larmes, qui pourrait s’en rappeler le souvenir, et ne pas frémir d’indignation contre le malheureux qui les fait répandre ?

Quelque grande que fût mon affliction, comme j’étais le seul de qui chacun des autres pût attendre des consolations, je m’approchai de la mère. Ne nous abandonnons pas, lui dis-je, à une douleur qui, quelque juste qu’en soit la cause, est malheureusement infructueuse. Nous nous tourmentons, et nos tourmens ne peuvent rappeler la chère personne que nous pleurons. Ah ! Si vous saviez avec quelles assurances d’un bonheur éternel elle a quitté ce monde ! Elle est heureuse, madame…, soyez-en sûre, elle est heureuse ; et que cette pensée vous fortifie.

ô mon cousin ! Mon cher cousin ! S’écria l’infortunée mère retirant celle de ses mains que tenait Madame Hervey, pour serrer la mienne, vous ne savez pas quel enfant j’ai perdu… et d’un ton plus bas : perdu ! Et comment ? Ah ! C’est ce qui me rend sa perte insupportable.

Tous se mirent à la fois à s’accuser eux-mêmes ; quelques-uns à se rejeter réciproquement la faute. Mais il n’y eut personne qui ne portât les yeux sur mon cousin James, comme sur celui qui avait nourri le ressentiment de la maison contre une ame si innocente. à peine cependant résistait-il à ses propres remords. Miss Harlove, pressée par les mouvemens de son ame, rompit le silence. Avec quelle cruauté, dit-elle, lui écrivais-je ! Avec quelle barbarie l’insultais-je ! Et avec quelle patience le supportait-elle !… qui l’eût cru si près de sa fin ? ô mon frère ! Mon frère !… sans vous, sans vous… pourquoi cherches-tu, répondit-il, à irriter le sentiment de mes douleurs ? J’ai devant moi tout ce qui s’est passé ; je ne songeais qu’à ramener dans le bon chemin une personne bien chère, qui s’en était écartée… rien ne fut plus loin de mon cœur, que de la réduire au désespoir. Ce n’est aucun de nous, c’est l’infame Lovelace qu’il faut en accuser… je crains cependant, mon cher cousin, qu’elle n’ait tout attribué à mes procédés ; je le crains : dites-le moi ; a-t-elle fait mention de son frère ? M’a-t-elle nommé dans ses derniers momens ? J’espère qu’un cœur capable de pardonner au plus scélérat de tous les hommes, et d’intercéder pour que notre vengeance ne tombe point sur lui, a pu me pardonner aussi. Elle est morte en vous bénissant tous ; elle ne condamnait pas, elle justifiait votre sévérité contre elle.

à ces mots, on n’entendit qu’un cri. Nous voyons, dit le père, nous voyons assez par ses lettres, qui me percent l’ame, dans quelle heureuse disposition elle se trouvait peu de jours avant sa mort… mais persista-t-elle jusqu’à la fin ? N’eut-elle point d’inquiétudes ? Mon cher enfant n’eut-il point de cruelles agonies ? Point du tout : je ne vis jamais une fin plus heureuse ; aussi personne ne s’y est si saintement préparé ; elle y consacra tous ses momens, plusieurs semaines de suite : que ceci nous console ; nous ne pourrions souhaiter une mort plus douce pour nous et pour ceux que nous chérissons. Nous avons à nous reprocher d’en avoir agi durement avec elle ; mais, eût-elle obtenu tout ce qui fut une fois l’objet de ses désirs, elle n’aurait pu mieux mourir… elle aurait pu moins bien mourir.

Chère ame ! Chère excellente ame ! S’écrièrent le père, les oncles et la sœur, d’un ton qui déchirait le cœur.

Jamais, disait la malheureuse mère, notre rigueur envers un enfant si doux, si digne de toutes nos affections, ne nous laissera sans remords. En vérité, en vérité (doucement à sa soeur Hervey), j’ai été trop endurante, trop foible. Le repos momentané que j’ai cherché toute ma vie, me coûtera un trouble et des ennuis qui ne finiront point… elle s’arrêta.

Ma chère sœur !… ce fut tout ce que put dire Madame Hervey.

Je n’ai rempli que la moitié de mes engagemens, reprit la mère affligée, avec le plus cher et le plus méritant des enfans. La moitié ! Non. Hélas ! Avec quelle dureté nous l’avons traitée !

Ma chère, ma très-chère sœur !… c’est tout ce que put articuler Madame Hervey. Plût au ciel, continua la pauvre mère d’un ton d’exclamation, que je l’eusse vue seulement une fois ! Puis se tournant vers mon cousin James et sa soeur… ô mon fils ! ô Arabelle ! Si on nous traitait, si on nous jugeait avec la rigueur…

pour la troisième fois les pleurs refusèrent passage à sa voix. Tous les autres gardaient le silence ; on ne lisait sur leurs visages, on ne voyait dans leurs attitudes que l’expression d’une douleur accablante.

Vous voyez donc, M Belford, qu’on pouvait rendre justice à ma cousine. Oh ! Que c’est une chose terrible que les réflexions auxquelles on est en proie après des procédés si durs et si dénaturés !

Ah ! Monsieur Belford ! Ce malheureux, ce détestable Lovelace, c’est lui, c’est lui qui est la cause…

pardonnez-moi, monsieur, je vais poser ma plume, pour ne la reprendre que quand je serai calmé.

à une heure du matin.

C’est en vain, monsieur, que j’ai voulu prendre du repos ; vous m’avez prié d’entrer dans le détail, je ne m’y refuserai pas, car ce sujet m’occupe tout entier : je vais continuer, quoiqu’il soit minuit passé.

à six heures environ, le char funèbre arriva à la porte de la cour… l’église de la paroisse est à quelque distance ; mais le vent qui venait de ce côté-là, jeta la famille éplorée dans un nouvel accès de douleur, en portant jusqu’à eux le son des cloches ; elles faisaient retentir les airs de la mélodie la plus lugubre. à l’ouïe de ces sons funestes, les parens ne doutèrent pas que ce ne fût un témoignage d’amour et de vénération, rendu par les paroissiens à la mémoire de celle dont le cercueil passait actuellement devant l’église.

Si l’attente du char funèbre leur causa cette émotion, jugez de leur consternation lorsqu’ils l’entendirent annoncer.

Un domestique vint pour nous avertir de son arrivée, dont le bruit du pavé de la cour intérieure ne nous avait que trop instruits. Il ne parla pas… il ne pouvait parler… il jeta un regard dans la chambre, s’inclina, et se retira.

Je sortis : personne alors que moi n’en eut la force ; le frère me suivit un instant après. Quand j’eus gagné la porte d’entrée, un spectacle fort touchant s’offrit à ma vue. Vous avez ouï parler, monsieur, de l’amour qu’on portait à ma chère cousine. Les pauvres sur-tout, et les gens d’un moyen ordre l’aimaient comme jamais jeune femme de condition n’en fut aimée : ce n’était pas sans sujet. Les uns trouvaient dans ma cousine une protectrice ; les autres trouvaient en elle le soulagement de leurs misères.

Quand nous sentons vivement un malheur, et que nous sommes affectés par une vraie douleur, nous aimons voir les autres prendre part à notre affliction. Les domestiques avoient dit à leurs amis, et ceux-ci avoient répandu parmi leurs connaissances, que quoiqu’on n’eût pas voulu recevoir ni jeter un regard sur Miss Clarisse durant sa vie, on avait cependant consenti à ce que son corps fût porté au château. Cela devait se faire si incessamment, que ceux qui étoient instruits du moment de sa mort, pouvaient juger à peu près du temps où le cercueil passeroit. Un char funèbre venant de Londres, quelque peu accompagné qu’il soit, attire l’attention de tout le monde sur la route et dans les villages. Celui de ma pauvre cousine n’avait point de suite ; il n’était décoré ni de panaches, ni d’écussons : cependant, comme on est obligé pour aller au château d’Harlove de prendre des chemins de traverse dès la distance de six milles, il ne fut plus possible d’ignorer quelle était la personne que l’on transportoit. Dès qu’on nous eut vu quitter la grande route, nombre de gens de toute espèce, hommes, femmes et enfans, se mirent à notre suite, et formèrent un convoi funèbre d’environ cinquante personnes. Toutes, sans exception, avoient les larmes aux yeux, et déploraient la perte de la jeune dame, qui ne faisait jamais rien que quelqu’un ne s’en trouvât mieux.

Ces gens s’assemblèrent autour du char quand il s’agit d’en descendre le cercueil, et empêchèrent qu’on ne le portât immédiatement dans la maison. Ils se disputaient cet honneur, mais à voix basse, sans clameurs contentieuses. Je fus frappé d’une retenue qui marquait tant de vénération ; je n’avais rien vu de semblable ici, ni dans mes voyages ; au contraire, j’avais trouvé le bruit et le tumulte par-tout où j’avais vu l’émulation excitée entre des gens d’une éducation négligée.

Enfin, ils convinrent que six filles emporteraient le cercueil par les six anses.

C’est ainsi qu’avec les démonstrations du plus grand respect on l’entra dans le sallon, où je le fis placer entre deux siéges, sur lesquels il portait par les extrémités. Les plaques d’argent, les emblèmes et les inscriptions dont la partie supérieure était décorée, attirèrent les regards et furent l’objet de l’admiration de tous. Ils redoublèrent d’attention, quand on leur dit que tout cela s’était fait par les ordres et d’après ce qu’avait prescrit Miss Clarisse : ils souhaitaient qu’on leur laissât voir le corps ; mais ils en parlèrent comme d’une faveur qu’ils désiraient plutôt qu’ils ne l’espéroient. Lorsqu’ils eurent satisfait leur curiosité, et fait leurs remarques sur les emblèmes, ils se dispersèrent en bénissant sa mémoire. Elle doit être heureuse, disaient-ils, pleurant et se lamentant ; si elle ne l’est pas, que sera-ce de nous ? D’autres ne se lassaient point de répéter qu’elle se plaisait à faire le bien, et ne se plaisait qu’à cela. D’autres maudissaient l’auteur de sa fin prématurée.

Les domestiques de la maison s’assemblèrent autour du cercueil ; ce qu’ils n’avoient pu faire auparavant. Ce fut une nouvelle scène d’affliction ; mais elle se passa dans un parfait silence : ils s’exprimaient par les regards et les soupirs, ayant les yeux, tantôt fixés sur le cercueil, tantôt errans des uns aux autres ; souvent ils levaient les mains au ciel. Sans doute la présence de leur jeune maître leur en imposait, et les empêchait de joindre la parole à l’expression muette de leur douleur et de leurs regrets.

M James Harlove m’avait suivi lorsque j’étais sorti du parloir ; mais, ayant aperçu la foule, il m’avait quitté. Si-tôt qu’elle eut disparu, il revint ; et se tenant debout, il fixait le cercueil de l’air d’un homme qui fait un effort d’attention : cependant il n’en avait que l’apparence ; il était fort loin d’avoir la perception distincte d’un seul symbole ou d’une seule lettre écrite sur la bière ; il était plongé dans une profonde rêverie, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée sur une épaule, avec tous les caractères de la stupéfaction sur le visage.

La scène devint plus touchante et plus noire, quand, pénétrés de la plus cruelle douleur, le père, la mère, les deux oncles et la sœur vinrent, à pas chancelans, joindre le frère et moi. Nous étions dans ce qu’elle appelait son parloir ; nous venions d’y faire poser le cercueil sur une table, au milieu de la chambre. Sans doute le souvenir de leur inexorable dureté avait ajouté à leur peine ; mais quand ils virent devant eux la gloire de leur famille concentrée dans une bière, quand ils jetèrent les yeux sur celle que leur violence avait bannie de la maison ; frappés de la manière dont elle y rentrait, ce ne fut plus un deuil, ce fut une désolation.

Leur dessein paroissait être d’empêcher la mère d’entrer : mais s’appercevant que cela n’était pas possible, eux-mêmes, jusqu’alors incertains s’ils entreraient, se déterminèrent à la suivre, entraînés par un mouvement plus fort qu’eux : la pauvre femme jeta les yeux sur le cercueil, et immédiatement les retira. Au même instant, elle s’avança vers la fenêtre dans une agonie de douleur ; et joignant les mains avec transport, elle s’adressa à sa chère fille… ô mon enfant ! Mon enfant ! L’orgueil de ma vie ! Ma plus douce espérance ! Pourquoi m’a-t-on refusé la consolation de te parler de paix, de pardon ?… pardonne ta cruelle mère ! Son fils, attendri pour lors, comme il y parut à ses yeux, la conjura de se retirer ; et l’une des femmes de sa mère entr’ouvrant la porte, il l’appela pour l’aider à conduire sa maîtresse dans le moyen parloir. En revenant, il trouva son père sur la porte ; il venait aussi de jeter un regard sur la bière, après quoi j’avais obtenu de lui qu’il s’éloignât. Trop absorbé par sa douleur pour en parler, ce ne fut qu’au moment qu’il aperçut son fils, que, poussant un profond soupir, il l’accompagna de ces mots… jamais peine ne fut égale à ma peine… mon fils… ô mon fils… ! Il disait ces paroles d’un ton de reproche, le visage détourné de celui à qui il les adressoit.

Je le suivais, faisant mes efforts pour le consoler ; nous entrâmes ensemble dans le moyen parloir, où sa femme était dans de grandes agonies. Elle le regarda ; il fit un pas vers elle… ô ma chère ! Il s’arrêta ; son coeur était plein de douleur, ses yeux baignés de larmes : il saisit un moment pour gagner le grand parloir, où il me pria de le laisser à lui-même.

Les oncles et la sœur gardaient le silence, portant tour à tour et détournant la vue de dessus les emblèmes du cercueil. Madame Hervey entreprit de leur lire l’inscription ; elle lut ces paroles : ici l’on est à couvert de la persécution des méchans. Elle ne put continuer ; de grosses larmes tombaient de ses yeux sur la pièce d’argent où elle les tenait fixés. Cependant elle eût voulu satisfaire une curiosité qui mêlait de l’impatience à la douleur : elle essuyait ses pleurs, mais en vain ; d’autres pleurs succédèrent toujours.

Jugez, M Belford, j’en appelle à votre sensibilité, jugez de l’état où j’étais ; je me trouvais pourtant dans l’obligation de les consoler les uns et les autres.

Je vais fermer cette lettre, pour vous l’envoyer de bon matin ; j’en recommencerai une autre, dans l’opinion que ma prolixité ne vous déplaira pas : je suis incapable de prendre du repos, et je ne puis faire mieux que d’écrire ; j’ai des scènes pathétiques à peindre ; j’écris sans me fatiguer ; j’ai tout cela présent à l’esprit, je n’y ai que cela. De plus, je serai peut-être bien aise, quand ma douleur sera calmée, de lire ceci avec les autres papiers que vous voudrez bien me communiquer, concernant cette malheureuse histoire.

Le domestique qui doit vous porter cette lettre, s’informera, en passant par Saint-Albans, de la santé de la bonne Madame Norton, afin de vous en donner des nouvelles.

Je suis, mon cher monsieur,

Morden.