Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 381

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 562-567).


La Tour à M Belford.

à Trente, 19 décembre.

Monsieur,

j’ai de tristes nouvelles à vous communiquer par l’ordre de m le chevalier Lovelace, qui a rendu le dernier soupir entre mes bras. Il m’avait fait lire sa dernière lettre, par laquelle il vous informait qu’il devait terminer le lendemain sa querelle avec le colonel Morden. Vous savez si bien le sujet de ce différent, que vous n’attendez pas de moi d’autres lumières.

J’avais pris soin d’amener, à peu de distance, un chirurgien à qui j’avais confié le fond des circonstances sous le serment du secret, quoique je me fusse bien gardé de l’avouer aux deux combattans. Il était fourni de bandages et des instrumens de sa profession ; car, si je connaissais parfaitement le courage et l’adresse de mon maître, je n’avais pas entendu moins vanter le caractère de son ennemi ; et je savais quelle était leur animosité mutuelle. Une chaise de poste était prête à cent pas. Les deux adversaires arrivèrent à l’heure dont ils étoient convenus, sans autre suite que M Margate, valet de chambre du colonel, et moi, que m le chevalier avait honoré du même rang à son service. Ils nous répétèrent l’ordre qu’ils nous avoient donné la veille, d’observer entre eux une exacte neutralité ; et si l’un des deux périssait, ils nous firent jurer de regarder tous deux le survivant comme notre maître, et de respecter ses volontés. Après quelques complimens, ils se dépouillerent de leurs habits avec une tranquillité surprenante, et mettant l’épée à la main, ils se portèrent plusieurs bottes qui nous firent admirer leur présence d’esprit et leur adresse. Mon maître fut le premier qui tira du sang, par un coup désespéré dont son adversaire devait être percé à jour, s’il ne s’en était garanti par un mouvement si heureux, qu’il ne le reçut que dans la partie charnue du côté droit ; mais ayant pris m le chevalier sur le tems, il le blessa sous le bras gauche, assez près de l’épaule ; et l’épée, qui effleura l’estomac dans son passage, en ayant fait couler beaucoup de sang, le colonel lui dit : monsieur, je crois que c’en est assez.

Mon maître jura qu’il n’était pas blessé, que ce n’était qu’une piqûre légère ; sur quoi, faisant une autre passe, le colonel la reçut sous le bras avec une dextérité merveilleuse, et lui enfonça son épée au milieu du corps. Il tomba aussi-tôt, en disant : la fortune est pour vous, monsieur… je n’entendis pas quelques autres mots qu’il ne put prononcer entièrement. Son épée sortit de ses mains ; M Morden jeta la sienne, et courut à lui, en lui disant en français : monsieur, vous êtes un homme mort ; implorez la bonté du ciel. Nous donnâmes le signal au chirurgien, qui accourut à l’instant. Le colonel ne me parut que trop accoutumé à ces expéditions sanglantes ; il était aussi tranquille, que s’il n’était rien arrivé d’extraordinaire ; et quoiqu’il perdît lui-même beaucoup de sang, il ne pensait qu’à seconder le chirurgien. Mais mon maître s’évanouit deux fois pendant l’opération, et rendait d’ailleurs du sang par la bouche. Cependant le premier appareil ayant été mis fort heureusement, nous l’aidâmes à monter dans la voiture. Alors le colonel souffrit que sa propre blessure fût pansée, et parut s’affliger que, dans quelques intervalles, m le chevalier s’emportât furieusement, lorsqu’il retrouvait la force de parler. Hélas ! Il s’était cru sûr de la victoire. Malgré l’avis du chirurgien, le colonel prit le parti de monter à cheval, pour passer dans l’état de Venise. Il me força généreusement d’accepter une bourse remplie d’or, avec ordre d’en employer une partie à payer le chirurgien, et de garder le reste comme une marque, me dit-il, de la satisfaction qu’il avait de ma conduite et des tendres soins qu’il me voyait rendre à mon maître. Le chirurgien l’assura que m le chevalier ne pouvait vivre jusqu’à la fin du jour. Lorsqu’il fut prêt à partir, M Lovelace lui dit en français : vous avez bien vengé ma chère Clarisse ! J’en conviens, répondit le colonel dans la même langue ; et peut-être gémirai-je toute ma vie de n’avoir pu résister à vos offres, lorsque je balançais sur l’obéissance que je croyais devoir à cet ange. Attribuez votre victoire au destin, répliqua mon maître, à l’ascendant d’un cruel destin ; sans quoi ce qui vient d’arriver était impossible. Mais vous, reprit-il en s’adressant au chirurgien, à M Margate et à moi, soyez témoins tous trois que je me suis attiré mon sort, et que je péris par la main d’un homme d’honneur. Monsieur ! Monsieur ! Lui dit le colonel avec la piété d’un confesseur, et lui serrant affectueusement la main, profitez de ces précieux momens, et recommandez-vous au ciel. Il s’éloigna aussi-tôt.

Je fis marcher fort doucement la chaise. Cependant mon maître eut beaucoup à souffrir du mouvement. Le sang recommença bientôt à couler de ses deux blessures, et ce ne fut pas sans difficulté qu’on l’arrêta. Nous le conduisîmes en vie jusqu’à la première cabane : il m’ordonna de vous envoyer les papiers cachetés que vous trouverez sous cette enveloppe, et de vous faire le récit de son malheur, avec des remerciemens pour la constance et la fidélité de votre amitié.

Contre toute attente, il vécut jusqu’au jour suivant ; mais il souffrit beaucoup de son impatience et de ses regrets, autant que de la douleur de ses blessures ; car il ne pouvait se résoudre à quitter la vie. La raison paroissait quelquefois l’abandonner, sur-tout pendant les deux dernières heures de sa vie. Il s’écriait par intervalles : éloignez-la de mes yeux, éloignez-la de mes yeux ; mais il ne nommait personne. Quelquefois il adressait des expressions fort tendres à quelque femme, qui était apparemment la même Clarisse qu’il avait nommée en recevant le coup mortel. Il l’appelait fille excellente ! Divine créature ! Malheureuse innocente ! Je lui entendis répéter particulièrement : jetez les yeux sur moi, bienheureux esprit ! Daignez jeter les yeux sur moi. Il s’arrêtait après ces quatre mots ; mais il continuait de remuer les lèvres.

à neuf heures du matin, il fut saisi de convulsions violentes ; et perdant tout-à-fait la connaissance, il demeura dans cet état plus d’un quart d’heure. Lorsqu’il revint à lui-même (je ne dois pas oublier ses dernières paroles, qui semblent marquer un esprit plus composé, et qui peuvent être par conséquent de quelque consolation pour ses amis) : quelles grâces je dois… prononça-t-il distinctement, en s’adressant sans doute au ciel, car il y tenait les yeux levés ; mais une forte convulsion ne lui permit pas d’achever. Ensuite, revenant à lui, il recommença les mêmes mots avec beaucoup de ferveur, les yeux levés encore, et les deux mains étendues. Ils furent suivis de quelque apparence de prières prononcées d’une voix intérieure, qui ne laissait rien entendre de distinct. Enfin, j’entendis clairement ces trois mots, qui furent les derniers : reçois cette expiation. Alors sa tête s’étant enfoncée dans son oreiller, il expira vers dix heures et demie. Hélas ! Il ne se croyait pas si proche de sa fin ; aussi n’a-t-il donné aucun ordre pour sa sépulture. Je l’ai fait embaumer, pour attendre les volontés de sa famille, et j’ai obtenu que le corps fût déposé dans un caveau. C’est une faveur qu’on ne m’a pas accordée sans peine, et qu’on m’aurait peut-être refusée, malgré la distinction de sa naissance, dans un temps où la nation angloise serait moins respectée du gouvernement autrichien. J’ai trouvé aussi quelques difficultés de la part du magistrat, sur la cause de sa mort ; il en a coûté de l’argent pour arrêter les informations. Mais c’est un récit que je remets au premier ordinaire, avec le compte des effets de mon maître, qui seront représentés fidèlement. J’attends vos ordres dans cette ville, et j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

Latour.

conclusion.

on croit devoir ajouter quelques éclaircissemens à ce recueil de lettres historiques, pour la satisfaction de ceux qui ont pris un peu d’intérêt à la fortune des principaux acteurs.

La nouvelle du malheur de M Lovelace fut reçue, dans sa famille, avec autant de douleur, qu’elle causa de joie dans celle des Harlove. Milord M et les dames de sa maison étoient d’autant plus à plaindre, qu’après avoir déjà beaucoup souffert de l’injustice de leur neveu pour une personne qu’ils avoient sincèrement admirée, ils voyaient croître leurs peines, par la perte du seul héritier mâle de leur fortune et de leur nom. Au contraire, les Harlove, plus implacables que jamais, et Miss Howe même, dans le vif ressentiment qu’elle conservait de la mort de son amie, triomphèrent d’un événement où la main du ciel paroissait marquée pour leur vengeance. Mais cette consolation fut passagère, du moins pour la famille des Harlove, qui trouvèrent toujours un sujet de trouble et de remords dans leur ancienne conduite.

Madame Harlove ne survécut que deux ans et demi à la mort de son excellente fille. M Harlove la suivit au tombeau, environ six mois après ; ils moururent tous deux avec le nom de leur bienheureuse fille à la bouche. Ils ne l’avoient pas nommée autrement depuis qu’ils avoient reçu ses dépouilles mortelles ; et, loin de regretter le monde, ils marquèrent de l’empressement pour la rejoindre dans une meilleure vie. Cependant ils vécurent assez pour voir leur fils James et leur fille Arabelle mariés : mais ils ne trouvèrent pas une grande source de joie dans l’établissement de l’un et de l’autre.

M James Harlove épousa une fille de bonne maison, avec laquelle il vit encore. C’était une orpheline dont le bien était considérable ; et cette raison lui avait fait jeter les yeux sur elle. Mais il s’est vu obligé à d’extrêmes dépenses pour soutenir ses droits, qui ne sont point encore éclaircis. Ses parties sont puissantes ; il est question d’un titre fort litigieux, et M Harlove n’a pas reçu en partage toute la patience nécessaire pour conduire un long procès. Ce qu’il y a de plus remarquable dans sa situation, c’est que ce mariage est venu purement de lui, contre le sentiment de son père, de sa mère et de ses oncles, qui l’avoient averti des embarras auxquels il s’exposoit. Sa conduite à l’égard de sa femme qui n’est coupable de rien, et qui ne peut empêcher un mal dont elle souffre autant que lui, est devenue entre eux l’occasion de plusieurs différens qui ne lui promettent pas un heureux avenir, quand ses affaires se termineraient plus favorablement qu’il n’a lieu de l’espérer. Lorsqu’il s’ouvre à ses amis, qui sont en petit nombre, il attribue toutes ses disgrâces au cruel traitement qu’il a fait à sa soeur. Il avoue qu’elles sont justes ; mais la force lui manque pour se soumettre à des dispositions dont il connaît la justice. Tous les ans, il reprend le deuil au 6 de septembre ; et pendant le mois entier, il se dérobe à toutes sortes d’amusemens et de compagnies. En un mot, il passe dans le monde, et lui-même se regarde comme le plus misérable de tous les êtres.

La fortune de Miss Arabelle Harlove ayant tenté un homme de qualité, l’éclat du titre la disposa facilement à recevoir ses soins. Le mariage suivit bientôt. Mais les frères et les soeurs qui ne sont pas portés à s’aimer, deviennent ordinairement de mortels ennemis.

M Harlove jugea que, dans les articles, on avait trop fait pour sa soeur. Elle crut, au contraire, qu’on n’avait pas fait assez ; et, depuis quelques années, ils se haïssent de si bonne foi, que l’un n’a de vraie satisfaction qu’en apprenant quelque infortune ou quelque chagrin de l’autre. Il est vrai qu’avant cette rupture ouverte, ils ne cessaient pas de se soulager mutuellement par de continuels reproches, qui ne servaient pas peu à l’entretien du trouble dans toute la famille ; et qu’à chaque instant l’un accusait l’autre d’avoir été la principale cause du désastre de leur admirable soeur. On souhaite que certains bruits qui font mal augurer du bonheur de cette dame dans l’intérieur de sa maison, soient tout-à-fait mal fondés, particulièrement ceux qui feraient supposer qu’elle ne se loue pas des moeurs de son mari, quoique d’abord elle n’ait pas trouvé cette objection insurmontable, et qui font même entendre qu’elle en est traitée avec beaucoup de hauteur et de mépris. Quel serait le cœur assez dur pour lui souhaiter autant de chagrin qu’elle s’est efforcée d’en causer à sa soeur, sur-tout lorsqu’elle regrette sa cruauté, et qu’elle paraît disposée, comme son frère, à lui attribuer ses propres infortunes ? M Jules et M Antonin Harlove continuent de vivre dans leurs terres ; mais ils déclarent souvent qu’ils ont perdu, avec leur nièce, toute la joie de leur vie ; et dans toutes les compagnies, ils déplorent tous deux, sans ménagement, la part qu’on les a forcés de prendre à des injustices qu’ils ne cessent pas de se reprocher.

M Solmes vit encore ; du moins si l’on peut compter un homme de son caractère au nombre des vivans ; car sa conduite et ses manières justifient, aux yeux du public, l’aversion que la plus aimable de toutes les femmes avait pour lui. Malgré ses richesses, il a vu ses offres rejetées de plusieurs femmes d’une fortune extrêmement inférieure à celle où d’indignes vues lui avoient donné la présomption d’aspirer.

M Mowbray et M Tourville, après avoir perdu leur chef et l’ame de leur société, tombèrent, par diverses aventures, dans des embarras de fortune, qui servirent, autant que leurs réflexions, à leur faire porter un autre jugement de leurs goûts et de leurs plaisirs. Comme ils avoient toujours été moins propres à donner le mouvement qu’à le suivre, ils prirent enfin l’avis de leur ami M Belford, qui leur conseilla de convertir le reste de leur bien en rentes viagères, et de se retirer, l’un dans Yorckshire, et l’autre dans Nottinghamshire, qui sont les lieux de leur naissance. Leur ami, continuant de s’intéresser à leur situation par ses lettres, et de les voir à Londres une fois ou deux l’année, c’est-à-dire, chaque fois qu’ils y viennent, a la satisfaction de les trouver, de jour en jour, plus dignes de leur nom et de leur origine.

Madame Norton a passé le reste de ses jours aussi heureusement qu’elle pouvait le désirer, dans la terre de sa chère élève : bonheur, on le répète, tel qu’elle pouvait le désirer ; car elle aspirait trop ardemment aux biens d’un autre état, pour être fort attachée à la petite fortune dont elle jouissoit. Elle employait la meilleure partie de son temps à répandre ses bienfaits autour d’elle ; et le reste, au soin du fonds qui lui avait été confié. Après avoir mené une vie exemplaire, et vu son fils heureusement établi, elle est morte depuis peu, dans le sein de la paix, sans douleur, sans agonie, comme un voyageur fatigué, qui s’endort d’un sommeil doux et tranquille. Ses dernières expressions n’ont respiré que le désir et l’espérance de rejoindre la fille de son coeur, sa tendre et généreuse bienfaictrice. Miss Howe ne put consentir à quitter le deuil de sa chère amie que six mois après sa mort ; et ce fut à la fin de ce terme, qu’elle rendit M Hickman un des plus heureux hommes du monde. Ils ont déjà deux aimables fruits de leur mariage, dont le premier est une fille charmante, à laquelle ils ont donné de concert le nom de Clarisse. Madame Hickman dit quelquefois à son mari, avec autant d’agrément que de générosité, qu’elle ne doit pas tout-à-fait oublier d’avoir été Miss Howe, parce que, s’il ne l’avait pas aimée sous ce nom avec tous ses foibles, elle ne serait jamais devenue Madame Hickman. Cependant elle confesse sérieusement, dans toutes les occasions, qu’elle n’a pas moins d’obligation à M Hickman pour sa patience lorsqu’elle étoit maîtresse d’elle-même, que pour sa généreuse conduite depuis qu’il règne à son tour. Sa tendresse et son estime semblent augmenter pour lui, lorsqu’elle se rappelle combien il étoit affectionné à sa chère amie, et quelle part il avait aussi à l’affection de Miss Harlove. Elle ne trouve pas moins de douceur à voir cet honnête homme toujours prêt à se joindre avec elle dans ces tendres et respectueuses peintures du passé, qui rendent la mémoire des morts si précieuse à ceux qui leur survivent. M Belford n’est pas assez dépourvu de tendresse et d’humanité, pour n’avoir pas été vivement touché du malheureux sort de son meilleur ami. Mais lorsqu’il fait réflexion à la fin prématurée de plusieurs de ses associés ; aux terreurs et à la mort de M Belton ; au cours signalé de la justice du ciel, qui est tombée sur le misérable Tomlinson ; à l’horrible catastrophe de l’infame Sinclair ; aux profonds remords de l’homme qu’il aimait le plus ; et, d’un autre côté, à l’exemple qu’il a reçu de la plus excellente personne de son sexe, à ses préparatifs pour le dernier passage, à sa mort, digne d’admiration et d’envie… lorsqu’il considère, comme il le fait quelquefois en tremblant, que le vice était enraciné dans son coeur ; que tous ces avis et cet aimable exemple étoient nécessaires pour lui donner la force de les vaincre, et que ces faveurs du ciel sont rarement accordées aux personnes du même ordre, ou du moins qu’elles font peu d’impression dans la fleur de la jeunesse et dans la pleine force du tempérament ; lorsque toutes ces idées se présentent à sa raison, il adore la bonté qui a rassemblé tant de moyens pour l’arracher, comme un tison enflammé, du lieu de la fournaise ; il se croit obligé d’employer tous ses efforts et tous ses soins à rappeler ceux que son exemple peut avoir égarés, et de réparer, non seulement tout le mal qu’il a commis, mais celui dont il peut avoir été l’occasion. à l’égard du dépôt sacré dont il avait été chargé par une femme céleste, il a répondu à cet honneur avec autant de plaisir que de fidélité, et, il ose dire, à la satisfaction de tout le monde, et même à celle de la malheureuse famille, qui lui a fait faire des remerciemens à cette occasion. On lui permettra de déclarer aussi, qu’en rendant ses comptes, il a renoncé au legs que la généreuse testatrice lui avait assigné dans la bonté de son cœur. Il l’a remis à la famille, pour être employé suivant d’autres vues du testament.

Il ne restait qu’une bénédiction terrestre à désirer pour M Belfort, parce qu’il la croyait capable de lui assurer la possession de toutes les autres ; c’était le plus grand de tous les biens sensibles, une femme vertueuse et prudente. Après une vie aussi libre que la sienne, il ne s’est pas jugé digne d’un si grand bien, sans s’être assuré, par un examen de bonne foi que ses nouvelles résolutions et son horreur pour ses anciens goûts étoient si sincères, qu’il ne devait pas les croire capables de changer. Dans cette confiance, s’étant rappelé quelques ouvertures flatteuses de M Lovelace, et sa bonne fortune lui ayant offert l’occasion d’obliger Milord M et toute cette illustre maison par un service important, il a demandé à ce seigneur la permission de rendre ses soins à Miss Charlotte Montaigu, l’aînée de ses deux nièces. Les conditions qu’il a proposées lui ont fait obtenir l’approbation de milord ; et Miss Charlotte, qui n’avait pas d’engagement, lui a fait l’honneur d’accepter sa main. Il s’est trouvé tout d’un coup le plus heureux de tous les hommes. Milord, ne mettant pas de bornes à sa bonté, s’est fait un plaisir d’ajouter, pendant le temps même de sa vie, un bien considérable à la fortune naturelle de Miss Montaigu. Miladi Lawrance et Miladi Sadleir ont suivi son exemple ; et le ciel ayant donné, avant sa mort, qui est arrivée trois ans après celle de son neveu, un fils à M Belford, il s’est déterminé à faire tomber sur ce fils, le plus proche de son sang, l’héritage de tous ses droits, avec la moitié de son bien réel, dont il a laissé l’autre moitié à sa seconde nièce, Miss Patty Montaigu. Cette jeune demoiselle, à laquelle il ne manque aucune vertu, demeure actuellement avec sa sœur, et doit être mariée cet hiver à l’héritier d’une grande maison, qui arrive de ses voyages, et pour lequel on n’a pas cru que la Grande-Bretagne offrît un meilleur choix.

Le colonel Morden, avec tant de vertus et de lumières, ne peut être malheureux dans aucun pays du monde. Cependant son affaire avec M Lovelace lui a fait perdre le dessein de venir résider en Angleterre aussi-tôt qu’il se l’était proposé.