Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 374

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 550-552).


M Morden à M Belford.

samedi, 23 septembre.

Je suis bien fâché, mon cher monsieur, qu’il me soit échappé quelque chose dont vous ayez pu concevoir de l’inquiétude. Pour moi, les lettres que vous m’avez communiquées m’ont causé beaucoup de satisfaction ; et tout ce qui a rapport à ma chère cousine ne m’en causera jamais moins. J’attends impatiemment les récits que vous me promettez. Ne craignez point qu’ils me fassent prendre aucunes mesures sur lesquelles j’eusse balancé sans cette communication. Le cas, monsieur, est d’une nature qui ne peut recevoir d’aggravation.

Cependant je vous assure que je n’ai pris aucune résolution que je puisse regarder comme un lien. Il est vrai je me suis exprimé avec chaleur sur le fond de cette affaire : qui n’aurait pas fait de même ? Mais je ne suis pas dans l’usage de me déterminer sur des points d’importance, avant que d’avoir l’occasion d’exécuter mes projets. Nous verrons par quel esprit ce jeune homme se laissera gouverner, lorsque sa santé sera bien rétablie ; s’il continue de braver une famille qu’il a mortellement outragée ; s’il… mais les résolutions dépendant, comme j’ai dit, de plusieurs circonstances qui sont encore douteuses, appartiennent à l’avenir. J’avoue que, jusqu’alors, les argumens de ma cousine sont sans réplique. à l’égard des vôtres, je me flatte, monsieur, que vous ne ferez pas difficulté de me croire, lorsque je vous assure que votre avis et vos raisonnemens ne cesseront jamais d’avoir sur mon esprit tout le poids qu’ils méritent, et que cette considération augmente, s’il est possible, par les instances que vous me faites en faveur de l’objet des pieuses intentions de ma cousine. Elles sont très-considérables de votre part, monsieur, non seulement en qualité d’exécuteur, qui représente celle dont il explique les volontés, mais encore à titre d’homme rempli d’humanité, qui fait des vœux pour l’avantage des deux parties.

Je ne suis pas plus exempt de violentes passions que votre ami ; mais je ne les crois capables d’être soulevées que par l’insolence d’autrui, et jamais par ma propre arrogance. S’il peut arriver que mes ressentimens m’engagent dans quelque démarche contraire à mon jugement et aux dernières intentions de ma cousine, ce sera quelqu’une des réflexions suivantes qui emportera ma raison : je vous assure qu’elles me sont toujours présentes.

En premier lieu, le renversement de mes propres espérances, moi qui étais revenu avec celle de passer le reste de mes jours dans la société d’une si chère parente, à qui j’appartenais par un double lien, en qualité de cousin et de curateur.

" ensuite je considère, et trop souvent peut-être pour l’engagement que j’ai pris à sa dernière heure, que cette chère personne n’a pu pardonner que pour elle-même. Elle est sans doute heureuse ; mais qui pardonnera pour une famille entière, dont le malheur ne peut finir qu’avec la vie de tous ceux qui la composent ?

Que plus les parens de Miss Clarisse ont eu pour elle d’injustice et de rigueur, plus l’ingratitude est énorme, plus elle est odieuse de la part de celui qui s’en est rendu coupable. Quoi ! Monsieur, n’est-ce pas assez qu’elle eût souffert pour lui ? étoit-ce à ce barbare à la punir de ses souffrances ? Le ressentiment affoiblit ici mes expressions ; c’est quelquefois un de ses effets, lorsque la grandeur de l’offense saisit l’ame et l’irrite excessivement à la première vue. Donnez vous-même, monsieur, toute sa force à cette réflexion.

Que l’auteur du crime l’a commis avec préméditation. Il s’en est fait un amusement dans la gaieté de son cœur. Pour éprouver, dites-vous, monsieur, la vertu de ma cousine ! Pour mettre une Clarisse à l’épreuve !… avait-il donc sujet de douter de sa vertu ? La supposition est impossible. S’il la prouve, c’est une autre raison de m’en ressentir ; mais alors je promets de la patience.

Qu’il l’a menée, comme je l’apprends enfin, dans une maison d’infamie, pour l’éloigner de toute ressource humaine, pour fermer l’accès de son propre cœur à tout remords humain ; et là, que, désespérant de réussir par les ruses et les impostures communes, il a mis en usage des méthodes indignes de l’humanité, pour arriver à ses détestables fins.

Que je ne pouvais être informé du fond de l’attentat, lorsque j’ai vu le coupable au château de M ; que, justement rempli du mérite de ma cousine, je ne pouvais supposer qu’il existât sur la terre un monstre tel que lui ; qu’il me paroissait naturel d’attribuer le refus qu’elle faisait de sa main, à quelque ressentiment passager, au reproche intérieur de sa propre foiblesse, à quelque défiance de la sincérité des offres, plutôt qu’à d’horribles bassesses qui lui avoient porté le coup mortel, et qui l’avoient déjà jetée dans une situation à laquelle il ne manquait que peu de jours pour la conduire au tombeau.

Qu’il est plein de présomption ; qu’il croit en imposer par ses insolentes bravades, et par l’opinion qui s’est répandue de son courage et de son habileté dans les armes. Que, déshonorant, comme il fait, son nom et le caractère de la noblesse, il y aurait peut-être quelque mérite à l’effacer du nombre de ceux dont il sait la honte. Que la famille outragée n’a qu’un fils, indigne à la verité d’une telle sœur, mais fier, violent, emporté, et par conséquent peu capable, comme on l’a déjà reconnu, de mesurer ses armes avec un homme de cette trempe ; que la perte de ce fils, par une main si justement odieuse, mettrait le comble à la misère de tous ses proches ; qu’il est résolu néanmoins d’en courir les risques, si je ne le préviens point, poussé peut-être à rendre une justice éclatante à la mémoire de sa sœur, par le remords même de sa mauvaise conduite, quoique l’entreprise puisse être fatale à sa vie ".

Et puis, monsieur, comptez-vous pour rien d’être témoin, comme je le suis à toute heure, de l’infortune et de la tristesse d’une famille à laquelle j’appartiens de si près par le sang ; de les voir tous comme ensevelis dans leurs réflexions, l’air morne, la tête penchée, s’évitant l’un l’autre, se rappelant les perfections de la fille, de la nièce, de la sœur qu’ils ont perdue ; et regardant désormais leurs richesses mêmes comme une malédiction du ciel ? Vous, monsieur, qui savez mieux que moi les barbares inventions qui ont fait le triomphe du coupable, vous pourriez m’aider, s’il en étoit besoin, à trouver des raisons encore plus fortes, pour me persuader que le désir de la vengeance, dans un homme qui se croit fort éloigné de la perfection, paraîtrait excusable à la pluralité des juges.

Cependant je veux écarter toutes ces idées, et je ne fais pas difficulté de répéter que je n’ai encore pris aucune résolution dont je doive me faire une loi. S’il m’arrive d’en former, je serai charmé, monsieur, qu’elles soient d’une nature qui puisse mériter l’honneur de votre approbation.

Je vous renvoie les copies des lettres posthumes ; je reconnais l’humanité de votre coeur dans les motifs qui vous ont porté à me les communiquer. C’est apparemment par les mêmes vues que vous avez gardé celle qui s’adresse à M Lovelace. Je suis, monsieur, etc.

Morden.