Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 362

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 538).

Samedi, 9 septembre.

Cher cousin,

toutes mes expressions ne vous représenteraient pas la consternation qui s’est ici répandue, à la plus funeste nouvelle qui nous ait jamais été communiquée. Ma sœur Arabelle (mais, hélas ! Je n’ai plus d’autre soeur) se disposait à suivre Madame Norton. J’étais résolu de l’accompagner, et d’aller porter moi-même de justes consolations à notre chère infortunée. Jamais le ciel n’avait rien formé de plus admirable. Mourir sans quelqu’un de nous auprès d’elle ! Hélas ! Monsieur, je crains bien que ma mère ne revienne pas d’un coup si terrible. Elle s’évanouit à chaque moment, depuis qu’elle a reçu vos tristes informations. La goutte de mon père s’est jetée sur l’estomac. Et le ciel sait… oh ! Cher cousin ! Oh ! Monsieur ! Je n’ai pas eu d’autre vue que l’honneur de la famille ; cependant tout le poids des reproches tombe sur moi. Le détestable Lovelace ! Que la vengeance du ciel me poursuive, s’il échappe à la mienne !

Nous avions commencé à nous faire un triomphe de l’espérance de la revoir. Juste ciel ! Faut-il que sa première entrée dans cette maison, après nous avoir abandonnés si précipitamment, se fasse dans un cercueil ? Nous ne voulons rien avoir à démêler avec son exécuteur testamentaire (autre étrange démarche de cette chère créature). Il ne peut s’attendre que nous le voulions ; et, s’il est galant homme, il ne s’obstinera point à faire valoir ses droits. Ainsi, monsieur, chargez-vous, s’il vous plaît, du soin de nous faire apporter le corps. Ma mère regarderait comme un malheur dont elle ne se consolerait jamais, de ne pas voir, après la mort, une chère fille qu’elle n’a pu voir en vie. Vous aurez donc la bonté d’ordonner que le cercueil soit fermé seulement avec des vis, pour nous mettre en état de lui procurer la satisfaction qu’elle désire, si nous ne pouvons l’engager à se priver d’un spectacle si douloureux. Qu’on nous fasse savoir les dispositions du testament sur ce qui regarde les funérailles ; elles seront exécutées ponctuellement, comme tous les autres articles qui nous paraîtront justes et raisonnables ; et cela sans l’intervention des étrangers.

Ne nous accorderez-vous pas, monsieur, l’honneur de votre présence dans cette mélancolique cérémonie ? Nous vous demandons cette faveur, et celle d’oublier ce qui s’est passé dans nos dernières entrevues, avec la générosité qui est naturelle au brave et au sage.

James Harlove.