Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 361

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 537).


M Belford à M Lovelace.

samedi, après midi.

J’apprends que, dans tes fureurs, tu ne respires que vengeance contre moi, pour t’avoir traité un peu librement, et contre la maudite Sinclair et sa troupe infernale. Les menaces qui ne regardent que moi, me causent peu d’inquiétude. Mon dessein étant de te piquer au vif, je me réjouis que l’effet réponde à mes intentions ; et je te félicite de n’avoir pas perdu le sentiment.

à l’égard de tes détestables femmes, je trouve qu’elles méritent le feu dont tu les menaces, et le feu de l’avenir, qui les attend ; mais je reçois à ce moment des nouvelles qui t’épargneront vraisemblablement le nouveau crime de punir ton vieux monstre, pour la part que tu lui as fait prendre à ta méchanceté. Si tu la vois tomber dans toutes les horreurs dont je la crois menacée, ne trembleras-tu pas de ce qui peut arriver à son chef ?

Je ne veux pas te tenir en suspens. La nuit précédente, cette infame créature s’étant enivrée d’arack, sa liqueur favorite, a pris un chemin pour un autre, et s’est laissé tomber du haut de son escalier. Entre autres blessures, elle s’est cassé une jambe. Après une nuit terrible, elle est actuellement à jurer, rugir, écumer, dans les ardeurs d’une fièvre violente, qui n’a pas besoin d’autre feu pour lui faire éprouver des tourmens plus vifs et plus durables que tu ne lui en destinais dans ta vengeance. La misérable m’a fait prier de l’aller voir ; et, de peur qu’un messager ordinaire ne lui fît obtenir qu’un refus, elle a cru devoir m’envoyer sa digne associée, Sally Martin, qui, ne m’ayant pas trouvé chez moi, est venue me chercher ici, parce qu’une partie de sa commission était de demander grâce à Miss Harlove pour toutes les méchancetés du vieux monstre. Cette effrontée Sally n’a jamais été si décontenancée qu’en apprenant sa mort de ma bouche. Elle a tiré son flacon, dans la crainte de s’évanouir. Après avoir un peu rappelé ses forces, elle s’est reproché sa part aux outrages que cette divine personne avait essuyés. Polly Horton, m’a-t-elle dit, se devait le même reproche : et versant beaucoup de larmes, elle a confessé que le monde n’avait jamais rien produit de si parfait. Elle l’a nommée la gloire et l’ornement de son sexe. Elle a reconnu que, tout barbare que tu es, sa ruine venait moins de ta propre bassesse que de leurs instigations, puisqu’elles t’ont vu prêt, plus d’une fois, à lui rendre justice, si, de concert avec les esprits infernaux, elles n’avoient échauffé tes malheureuses dispositions.

Elle aurait souhaité de voir le corps ; mais j’ai rejeté sa demande avec exécration. Ce qu’elle se pardonnait le moins, m’a-t-elle dit, c’étoient les insultes dont elle l’avait accablée pendant qu’elle était arrêtée pour une fausse dette. Le reste, a-t-elle ajouté, n’était venu que de la nécessité de vivre où elle se trouvait réduite après de meilleures espérances, et qui étoit, après tout, le sort commun de mille autres filles. Je ne lui ai pas demandé qui l’avait réduite à ce sort.

En me quittant, elle m’a dit que les meurtrissures de la vieille furie étoient beaucoup plus dangereuses que ses plaies ; qu’on appréhendait de la corruption ; qu’elle paroissait épouvantée de ce qu’elle a fait souffrir à Miss Harlove, et qu’elle avait si fort à cœur d’en obtenir le pardon, qu’il était à craindre que la nouvelle d’une mort si peu prévue n’avançât la sienne.

Ton courrier me fait une peinture étonnante de tes emportemens. Je m’y suis attendu. Mais, comme rien de violent n’est durable, je ne prévois pas moins que ta gaieté habituelle l’emportera bientôt sur ta frénésie.