Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 359

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 533-535).


M Belford à M Lovelace.

vendredi au soir, 8 septembre.

Il faut vous rendre compte de toutes mes actions depuis ma lettre précédente, qui contenait la dernière scène de l’incomparable Clarisse.

Aussi-tôt qu’elle fut expirée, nous laissâmes le corps à la garde des femmes de la maison, qui, suivant les ordres qu’elle leur avait donnés le même jour, le mirent en possession de ce logement funeste qu’elle s’était préparé avec un courage si ferme et si tranquille. Hier au matin, le colonel vint me prendre chez moi. Il n’était pas encore revenu de son trouble. Nous nous rendîmes ensemble chez Smith, où nous ne pûmes nous défendre, en arrivant, de jeter encore une fois les yeux sur l’ange mortel, et d’admirer la sérénité qui régnait sur son visage. Les femmes nous dirent qu’elles n’avoient jamais vu la mort sous une figure si charmante. On l’aurait crue dans un doux assoupissement. Ses joues et ses lèvres n’avoient pas encore perdu tout-à-fait leur couleur vermeille. J’ouvris un tiroir dans lequel je savais d’elle-même que je devais trouver ses papiers. Le premier qui s’offrit à ma vue, était un paquet cacheté de trois sceaux en cire noire, avec cette inscription : " aussi-tôt que je ne serai plus, M Belford prendra la peine de lever l’enveloppe ". Je me reprochai beaucoup de ne l’avoir pas fait la veille ; mais j’étais réellement incapable de toute sorte d’attention.

Je rompis les cachets. Je trouvai, sous l’enveloppe, onze lettres, toutes cachetées en noir, dont l’une m’était adressée. Je ne fais pas difficulté de vous en envoyer une copie.

à Monsieur Belford.

dimanche au soir, 3 septembre.

Monsieur,

dans cette dernière et solennelle occasion, je dois vous renouveler mes remerciemens, pour les importans services que vous m’avez rendus, dans un temps où j’avais besoin de secours et de protection. Permettez que, de la région des morts, où je serai lorsque vous lirez cette lettre, je profite des circonstances pour vous donner la matière de quelques réflexions, avec toute la chaleur d’une sincère amitié.

Je me flatte humblement que, dans la dernière heure d’une personne qui vous souhaitera éternellement toutes sortes de biens, vous venez d’avoir un exemple de la vanité des fortunes du monde, et de l’importance d’être en paix avec soi-même.

Un grand homme, dont j’ai su le nom, se voyant au lit de la mort, déclara qu’il aurait mieux aimé pouvoir se rappeler le souvenir d’un verre d’eau qu’il aurait donné à quelque misérable, que celui d’un grand nombre de batailles qui lui avoient acquis la réputation d’un héros. Toutes les idées de grandeur mondaine s’évanouissent dans ce moment inévitable qui décide de la destinée des hommes.

S’il est donc vrai, monsieur, que, dans ces instans terribles, les conquérans, les vainqueurs des nations soient réduits à de tels aveux, quelles doivent être alors les réflexions de ceux qui ont vécu dans le crime, qui ont employé leurs efforts et mis honteusement leur gloire à séduire les ames innocentes, à ruiner les foibles, après avoir commencé par les arracher à leurs protecteurs et par les éloigner de leurs véritables amis ? Ah ! Monsieur, pesez, pesez l’horreur de leur situation, tandis que la santé, la vigueur d’esprit et de corps vous mettent en état de tirer quelque utilité de cette affreuse image. Quelle bassesse, quelle inhumanité, quelle barbarie dans le sujet de leur orgueil ! Et quelle honte par conséquent, quels remords, quelle consternation à l’approche de la sentence et du châtiment ! En second lieu, monsieur, j’attends de vous, pour l’amour de moi, qui me suis vue dans la nécessité de vous confier l’exécution de mon testament, que si ce choix même donnait naissance à quelque démêlé fâcheux, vous supporteriez, avec la générosité dont je vous ai cru rempli, les foiblesses de mes proches, sur-tout celles de mon frère, qui est réellement un jeune homme de mérite, mais un peu trop ardent et trop livré à ses préventions. J’espère que la paix fera votre étude, et que vous apporterez tous vos soins à réconcilier les cœurs divisés ; que vous emploierez particulièrement votre influence sur un ami encore plus violent, pour arrêter de nouveaux désastres ; car assurément cet esprit fougueux peut se croire satisfait des maux qu’il a causés ; sur-tout de l’odieux affront qu’il a fait à ma famille, en la blessant dans la plus tendre partie de son honneur. J’ai déjà votre promesse sur tous ces points ; j’en demande l’observation comme une dette. Une autre prière que j’ai à vous faire, c’est d’envoyer à leur adresse, par un exprès, toutes les lettres que vous trouverez sous cette enveloppe.

à présent, monsieur, permettez que j’emporte l’espoir de devenir un humble instrument dans les mains de la providence, pour rappeler solidement à la vertu un homme de votre esprit et de votre mérite. Si la malheureuse démarche qui a précipité la fin de mes jours, fait perdre à la société humaine une jeune personne dont on pouvait espérer quelque utilité, cette perte sera réparée fort heureusement par la grâce que je demande pour vous au ciel, et dont je tirerai moi-même un infaillible avantage ; sans compter l’espérance de pouvoir vous remercier, dans une meilleure vie, comme je le ferai jusqu’à mon dernier soupir, de tout le bien que vous m’avez fait, et de l’embarras où vous vous êtes engagé, monsieur, pour votre très-humble, etc.

Cl Harlove.

Les autres lettres sont pour son père, pour sa mère, pour ses deux oncles, pour son frère et pour sa sœur ; pour sa tante Hervey, pour M Morden, pour Miss Howe, pour Madame Norton ; et la dernière pour vous, en exécution de la parole qu’elle vous a donnée de vous écrire aussi-tôt qu’elle serait arrivée à la maison de son père. J’attendrai, pour vous envoyer cette lettre que vous soyez dans une meilleure disposition que Tourville ne représente la vôtre. Elle a pris soin de me laisser, sous une enveloppe particulière, avec d’autres papiers que je n’ai pas encore eu le temps de lire, une copie de ces dix lettres posthumes. Je ne suis plus surpris qu’elle écrivît continuellement ; et jamais, d’ailleurs, je n’ai connu de jeune personne qui se servît plus facilement de sa plume. Ses idées paroissant se présenter à mesure qu’elle les jetait sur le papier, j’ai remarqué plus d’une fois qu’elle s’arrêtait rarement, et qu’elle changeait ou qu’elle effaçait encore moins. C’était un talent naturel, qu’elle joignait à mille autres. Je remis au colonel la lettre qui était pour lui, et je donnai ordre à mon valet de chambre de se tenir prêt à porter les autres. Ensuite, étant passés dans l’appartement voisin, nous fîmes l’ouverture du testament. Cette lecture nous causa une émotion si vive, que le colonel, s’interrompant quelquefois lui-même, me priait de lire à sa place, et que j’avais besoin aussi de lui faire quelquefois la même prière à mon tour. Notre attendrissement paroissait jusque dans le son de nos voix. Je n’entrerai ici dans le détail de ses dernières volontés, qu’autant qu’il a rapport au fil de ma narration, parce que j’ai dessein de vous envoyer une copie du testament.

Le colonel me dit qu’il était prêt à me rendre compte des sommes qu’il avait apportées de la famille, et qu’elles me mettraient en état d’exécuter sans aucun délai cette partie des dispositions. Il me força de recevoir un papier qui en contenait l’état, et que je mis dans mon porte-feuille sans l’avoir lu ; mais je lui répondis, que, dans l’espérance où j’étais qu’il contribuerait de tout son pouvoir à l’exécution littérale du testament, je lui demandais d’avance son secours et ses avis.

Le désir qu’elle marque, dans le premier article, d’être enterrée avec ses ancêtres, nous obligeait d’écrire au château d’Harlove. J’ai engagé le colonel à se charger de cette commission, parce que je n’ai pas voulu, du moins tout d’un coup, faire l’officieux aux yeux d’une famille qui souhaitera probablement de n’avoir aucune communication avec moi. Voici la lettre de M Morden, qui est adressée au jeune Harlove.

Monsieur,

les ordres dont le porteur est chargé me dispensent de vous apprendre le sort de la plus excellente de toutes les femmes ; mais je suis prié par son exécuteur testamentaire, qui vous enverra incessamment une copie de ses dernières volontés, de vous faire savoir qu’elle demande instamment d’être ensevelie dans le caveau de la famille, aux pieds de son grand-père. Si son père s’y oppose, elle ordonne que son corps soit enterré dans le cimetière de la paroisse où elle est morte. Il n’est pas besoin d’ajouter que cette proposition demande une prompte réponse.

Son bonheur commença hier au soir, quatre minutes après six heures.

Morden.