Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 354
M Mowbray à M Belford.
à Uxbrige, 7 septembre, entre minuit et une heure.
Je t’envoie demander, à la prière du pauvre Lovelace, les circonstances du fatal arrêt que tu as prononcé cette nuit. Il n’est pas capable de se servir de sa plume ; mais il veut savoir tout ce qui appartient aux derniers momens de Miss Harlove. Je ne vois pas néanmoins ce qui peut lui revenir de cette curiosité. Elle est partie, n’est-ce pas ? Qui diable peut l’arrêter ?
De ma vie je n’ai entendu parler d’une femme si singulière. Quel si grand mal avait elle reçu, pour mourir de douleur ? Je souhaiterais que notre pauvre ami ne l’eût jamais connue. Quelles peines ne lui a-t-elle pas causées depuis le premier moment jusqu’au dernier ? Le charmant garçon était comme perdu pour nous, depuis qu’il s’était livré à cette fantaisie : et dis-moi, je te prie, qu’y a-t-il de plus rare dans une femme que dans une autre ?
C’est un grand bonheur pour ce pauvre diable, de nous avoir eus près de lui à l’arrivée de ton billet. Tes précautions sont une bonne preuve de ton amitié. Ma foi, Belford, cette nouvelle l’a mis tout-à-fait hors de lui-même. Il est fou, aussi fou qu’il y en ait jamais eu dans Bedlam. Will lui a rendu ta lettre au moment que nous l’avons joint dans une hôtellerie de Knigt’sbridge, et s’est dérobé aussi-tôt à sa vue. Jamais il n’y eut de pareille scène. Il tremblait comme une feuille en la recevant ; ses doigts paralytiques avoient peine à l’ouvrir : le tremblement de ses mains étoit si violent, qu’il l’a déchirée en deux avant de pouvoir l’ouvrir entiérement. Après l’avoir lue, il est devenu aussi pâle que la mort ; et pendant quelques momens la voix lui a manqué. Il nous regardait, la bouche ouverte et les yeux égarés : mais, ses esprits se ranimant tout d’un coup, il s’est emporté, de paroles et d’actions, à des fureurs que je n’entreprends pas de te représenter. Aucune partie du monde n’est échappée à ses exécrations ; et sa rage se tournant contre lui-même, après avoir cherché des yeux son épée et ses pistolets, que Will avait emportés en se retirant, il se serait tué contre le mur, si nous ne l’avions arrêté fort heureusement, lorsqu’il s’y élançait tête baissée. Il est demeuré entre Tourville et moi ; mais, n’espérant rien de ses armes ni des nôtres, il s’est donné, sur le front, sur les tempes et sur la poitrine, des coups de poing qui auraient assommé un taureau. J’ai voulu me saisir de ses mains ; il m’a repoussé avec tant de violence, que, d’un coup dont je n’ai pu me garantir, il m’a fait ruisseler le sang du nez. C’est lui, c’est lui, par bonheur ; sans quoi je ne sais comment j’aurais pris cette injure. Tourville lui en a fait un vif reproche, en lui représentant combien il était horrible de maltraiter un ami, et de perdre la raison pour une femme. Il a répondu plus tranquillement, qu’il en était fâché. Alors Will s’est hasardé à m’apporter une serviette et de l’eau ; et j’ai remarqué, aux yeux de ce coquin, qu’il se réjouissait que j’eusse reçu le coup plutôt que lui.
Ainsi, par degrés, nous avons un peu ramené le furieux à la raison. Il a promis de tenir une conduite plus mâle, et je lui ai pardonné. Nous l’avons fait monter à cheval dans l’obscurité, et nous sommes venus ensemble chez Doleman. Chacun de nous a mis tout en usage pour lui faire honte de sa folie. Nous lui avons dit qu’il n’était question que d’une femme, et d’une femme obstinée, perverse. D’ailleurs, quel remède ? Et tu conviendras, Belford, comme nous n’avons pas manqué de le lui dire aussi, qu’il est honteux pour un homme qui s’est vu le maître de vingt femmes, pires ou meilleures que celle-ci, de faire tant de vacarme, par la seule raison qu’il a plu à la belle de se laisser mourir. Nous lui avons conseillé de ne plus s’attaquer à des femmes orgueilleuses de leur caractère, et de ce qu’elles appellent leur vertu. à quoi bon ? Le plaisir ne vaut pas la peine : et qu’ont-elles de plus que les autres ? Nous avons passé le temps à lui donner ainsi de la consolation et des conseils ; mais sa maudite imagination ne l’attache pas moins à une femme morte, que si elle était vivante. Morte, je dis ; car je le suppose, Belford ; nous la croyons morte certainement et de bonne foi ; sinon, que le diable t’emporte, pour nous avoir joués très-ridiculement ! C’est sans doute une des raisons qui lui font demander les circonstances de son départ ; car je t’avertis qu’il ne veut pas souffrir le nom de mort.
N’admires-tu pas cette délicatesse ? Que l’amour énerve un homme ! Un homme de cette trempe, encore ! L’amour en a fait un idiot, un imbécille. Par ma foi, la patience me manque, à la vue de toutes ses folies. Envoye-nous donc le récit qu’on te demande, et qu’il hurle dessus, comme je suppose qu’il n’y manquera point. Mais il faut absolument que nous le fassions voyager. Dans un mois ou deux, nous le rejoindrons, toi, Tourville et moi, et nous l’aurons bientôt guéri de cette extravagance. Il aura honte de lui-même, et nous ne l’épargnerons pas alors. Aujourd’hui, ce serait pitié de le traiter comme il le mérite. Ainsi, retranche les réflexions ; car il paraît que tu ne l’as pas trop épargné.
J’ai voulu te donner quelque idée du service que nous avons rendu à ce violent personnage, qui était un homme perdu, s’il ne nous avait pas eus près de lui, ou qui aurait commis infailliblement quelque meurtre. C’est de quoi je ne puis douter. à présent, il paraît un peu plus modéré ; il est assis, faisant des contorsions et des grimaces, comme un furieux enchaîné sur la paille. Il jure, il maudit : toutes ses facultés spirituelles sont enveloppées d’épaisses ténèbres. Quelquefois il se retire dans des coins et des trous, comme un vieux sanglier harassé par les chasseurs. Bon soir là-dessus, Belford. Tourville, et tout ce que nous sommes ici, nous te désirons impatiemment ; car personne n’a sur lui tant d’influence que toi.
Mowbray.