Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 355

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 528-530).


M Belford à M Lovelace.

mercredi, à minuit.

Je veux essayer d’écrire. Quand je me mettrais au lit, il me serait impossible de fermer les yeux. Je n’avais jamais senti le poids de la douleur, comme je viens de l’éprouver en recevant les derniers soupirs de la plus admirable de toutes les femmes, qui jouit à présent de la récompense de ses vertus dans le séjour du bonheur.

Vous apprendrez volontiers les circonstances de son heureux passage. J’ai le temps de rappeler mes esprits ; tout est tranquille autour de moi ; c’est-à-dire, que chacun s’est retiré, quoique personne, j’ose le dire, n’ait pu se promettre de reposer cette nuit, et le triste colonel moins que tous les autres.

à quatre heures, comme je vous l’ai marqué dans ma dernière lettre, on m’a fait appeler. Vous aimez le détail : il faut vous peindre la scène qui s’est présentée à moi lorsque je me suis approché du lit. M Morden s’est attiré le premier mon attention. Il était à genoux, tenant une main de Miss Harlove entre les siennes, le visage baissé dessus, et la mouillant de ses larmes. De l’autre côté, Madame Lovick, noyée dans les siennes, avait la tête appuyée négligemment contre le chevet du lit ; et la tournant vers moi aussi-tôt qu’elle m’a vu : oh ! M Belford, s’est-elle écriée les mains jointes, la chère, l’incomparable miss… un sanglot ne lui a pas permis d’achever. Madame Smith était debout près d’elle, les yeux élevés, et joignant aussi les mains, qu’elle pressait l’une contre l’autre, pour implorer le secours du seul pouvoir dont on pouvait en attendre. Les larmes s’entre-suivaient rapidement sur ses deux joues. La garde était au-dessous de Madame Lovick et de Madame Smith, la tête penchée. Elle tenait dans une main un cordial inutile, qu’elle venait de présenter à sa maîtresse mourante. Ses yeux paroissaient enflés à force de pleurer, quoiqu’elle dût être endurcie, par l’habitude, à ces tristes spectacles ; et les tournant vers moi, elle a paru m’inviter à joindre ma douleur à celle de l’assemblée. La servante de la maison, appuyée contre le mur, pressant des deux mains son tablier sur ses yeux, faisait entendre encore plus distinctement ses sanglots, parce qu’avec moins d’empire sur elle-même, elle était moins capable de les retenir.

Miss Harlove avait gardé le silence depuis quelques minutes ; et, semblant avoir perdu le pouvoir de parler, elle remuait quelquefois les lèvres, sans en faire sortir aucun son. Mais, à mon approche, Madame Lovick avait à peine prononcé mon nom, que, d’une voix foible et intérieure, elle s’est efforcée de le prononcer aussi. Oh ! Monsieur Belford, a-t-elle dit en reprenant haleine presque à chaque mot, c’est à présent, c’est à présent, j’en remercie la bonté du ciel, que je touche à la fin de mes maux. Quelques momens de plus vont me délivrer du fardeau de la vie, et je sens que je vais être heureuse. Consolez, monsieur, consolez le colonel. Voyez si son affection n’est pas blâmable ; il souhaiterait de pouvoir retarder mon bonheur.

Elle s’est arrêtée quelques momens. Ensuite, tournant les yeux sur lui : pourquoi cette profonde tristesse ? La mort n’est-elle pas notre partage commun ? Le corps peut paraître un peu abattu ; c’est tout. Il n’est pas si pénible de mourir que je l’avais cru. La difficulté consiste dans les préparations ; mais, grâces au ciel, le temps ne m’a pas manqué. Le reste, je le vois bien, est plus fâcheux pour les spectateurs que pour moi. L’avenir, auquel je touche, ne me présente rien que d’agréable. En effet, un doux sourire semblait faire rayonner la joie sur son visage. Après quelques momens de silence : encore une fois, mon cher cousin, a-t-elle dit au colonel, chargez-vous de mes derniers sentimens pour mon père et ma mère… pour ma sœur, pour mon frère, pour mes oncles… dites-leur, qu’en expirant je bénis toutes leurs bontés… toutes leurs rigueurs… heureuse, heureuse, d’avoir reçu ma punition dans cette vie !

La douce langueur de sa voix, et ses périodes interrompues remplissent encore mon oreille ; cette impression me sera présente toute ma vie. Elle a continué, par intervalles, d’adresser quelques mots au colonel, à moi, aux femmes même, qui n’ont pas cessé d’avoir les yeux attachés sur elle jusqu’au dernier moment. Une fois elle s’est doucement écriée : ô mort ! Où est ton aiguillon " ? Quatre mots que je me souviens d’avoir entendus aux funérailles de mon oncle et du pauvre Belton.

Une autre fois, elle a dit d’un ton paisible : " qu’il est heureux pour moi d’avoir senti l’affliction " ! C’est apparemment quelque passage de l’écriture.

Tandis que la douleur nous tenait comme ensevelis dans un profond silence, elle a tourné la tête vers moi : " dites, monsieur, dites à votre ami que je lui pardonne, et que je prie le ciel de lui pardonner. Apprenez lui que je meurs heureusement, et que je souhaite, pour son intérêt, que sa dernière heure ressemble à la mienne ".

Quelques momens après, elle a dit, d’une voix encore plus basse : ma vue se trouble ; je ne vous vois plus qu’au travers d’un nuage. N’est-ce pas la main de M Morden que je tiens ? En la lui pressant de la sienne. Où est celle de M Belford ? En tendant l’autre vers moi. Je lui ai donné aussi-tôt la mienne. Que le ciel, nous a-t-elle dit, vous comble tous deux de ses bénédictions, et rende votre mort aussi douce que la mienne. Vous verrez ma chère Miss Howe ; dites-lui que je fais les mêmes voeux pour elle, et qu’en échange du portrait que je lui ai rendu, j’emporte son image au fond du cœur. Apprenez, par mon exemple, a-t-elle ajouté avec beaucoup de peine à se faire entendre, comment tout finit ; et puissiez-vous… sa tête s’est appesantie sur son oreiller ; ses mains ont quitté les nôtres, et la pâleur de la mort s’est répandue sur son visage. Nous avons cru qu’elle venait d’expirer, et la douleur nous a fait pousser un cri : mais quelques signes de vie qu’elle a recommencé à donner, ont rappelé aussi-tôt notre attention. Ses yeux se sont ouverts encore une fois. Elle nous a regardés successivement, avec un petit mouvement de tête vers chaque personne de l’assemblée, qui nous a fait juger qu’elle nous distinguoit. Enfin, levant les mains à demi, et prononçant d’une voix confuse : ciel ! Reçois une ame qui n’aspire qu’à toi, elle a rendu le dernier soupir. Oh ! Lovelace !… mais il m’est impossible d’en écrire davantage.

Je reprends la plume, pour ajouter quelques lignes. Tandis qu’il lui restait de la chaleur, nous avons pressé sa main de nos lèvres. Quelle sérénité sur son visage ! Que de charmes au milieu des horreurs de la mort ! Le colonel et moi, nous sommes passés dans la chambre voisine, en nous regardant l’un l’autre, dans l’intention de parler : mais, pénétrés d’un même sentiment, et gouvernés par la même cause, chacun s’est assis de son côté, sans prononcer un seul mot. Le colonel soupirait, comme si son cœur eût été prêt à se fendre. Enfin, le visage et les mains levées, avec aussi peu d’attention à moi que s’il eût été seul dans la chambre : bonté du ciel ! S’est-il écrié, soutiens-moi. Est-ce là le sort du plus parfait ouvrage de la nature ? Ensuite, après s’être arrêté un moment : ah ! C’est donc pour jamais, ma chère, mon adorable cousine ! Mais, paroissant revenir à lui-même, et s’adressant à moi : pardon, monsieur…, mille excuses, M Belford. Il s’est levé alors, sans rien ajouter ; et se glissant vers la porte : j’espère, monsieur, m’a-t-il dit en sortant, que nous nous reverrons demain. Il est descendu, il est sorti de la maison, et je suis demeuré comme une statue. Lorsque j’ai commencé à rappeler mes esprits, j’avoue que mes premiers mouvemens m’ont porté à trouver de l’injustice dans la dispensation des destinées humaines. J’ai perdu de vue, pendant quelques momens, l’heureuse préparation de Miss Harlove, son passage encore plus heureux, son triomphe dans un événement qui n’est, après tout, que le sort commun ; et j’oubliais que, demeurant après elle, avec la certitude d’arriver au même terme, nous sommes bien éloignés d’être assurés du même bonheur.

Elle est partie pour une meilleure vie quatre minutes précises après six heures ; je venais de jeter les yeux sur sa montre qui était suspendue à côté de moi.

Tels ont été les derniers momens de Miss Clarisse Harlove, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté. Si l’on considère un âge si tendre, elle n’a laissé personne après elle qui la surpasse en étendue de connaissances et en jugement ; personne qui l’égale peut-être en vertu, en piété, en douceur, en politesse, en générosité, en discrétion, en charité véritablement chrétienne. La modestie et l’humilité, qui relevaient en elle tant de qualités extraordinaires, ne l’empêchant point de faire éclater, dans l’occasion, une rare présence d’esprit et beaucoup de grandeur d’ame, on peut dire qu’elle faisait non seulement l’honneur de son sexe, mais l’ornement de la nature humaine. Une meilleure plume que la mienne peut lui rendre justice avec plus d’éclat. Je parle de la tienne, Lovelace ; car tu sais mieux que personne combien elle était supérieure à toutes les femmes du monde, par les grâces de l’esprit et de la figure, et par toutes les qualités naturelles et acquises. Personne ne rendrait mieux compte aussi des véritables causes d’une mort si prématurée, et de tant d’infortunes qui, du plus haut point de la félicité, ont conduit, dans un espace si court, une femme adorée de tout le monde, à une fin, heureuse à la vérité pour elle-même, mais si peu naturelle et si déplorable pour tous ceux qui ont eu l’honneur de la connaître. C’est donc une entreprise que je t’abandonne. J’ajoute seulement, que je partage avec toi toutes tes peines, à l’exception, ce qui est cruel à dire, de celles qui doivent naître de ton crime et de tes remords.

Jeudi, à 9 heures du matin.

Je reçois une lettre que Mowbray m’écrit en ton nom : mais j’ai prévenu tes désirs ; et divers ordres que j’ai à donner dans cette triste occasion, ne me laissent pas le temps d’entrer dans un nouveau détail. On ne me fait pas une peinture agréable de ta situation. Elle ne m’étonne point ; le temps seul peut te la rendre plus supportable ; c’est-à-dire, si tu parviens à composer avec ta conscience ; sans quoi le mal ne fera qu’augmenter de jour en jour.

Tourville, qui arrive à ce moment, me représente ton affliction. J’espère que tu ne penseras point à te rendre ici. Miss Harlove désire, dans son testament, qu’on ne t’accorde point la liberté de la voir. J’en fais tirer quatre copies. Il est assez long ; car chaque article porte l’explication de ses motifs. Je te promets d’autres éclaircissemens aussi-tôt que je trouverai le temps de t’écrire.

On m’a remis trois lettres adressées à Miss Clarisse Harlove. Mon office me donnant le droit de les ouvrir, je les ai lues, et je t’en promets une copie. Elles sont capables de me faire perdre l’esprit. Quelle joie n’auraient-elles pas causée à la malheureuse Clarisse ! Cependant elles seraient venues trop tard pour changer rien à son sort ; et si ce bonheur lui était arrivé avant le dernier moment de sa vie, elle n’aurait pu dire, avec tant de noblesse, " que le ciel ne lui avait pas laissé d’autre consolation que lui-même ".