Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 350

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 520-525).


M Belford à M Lovelace.

mardi, 5 septembre, à 7 heures du soir.

Le colonel Morden est arrivé cet après-midi, à cinq heures précises. Il était à cheval, suivi de deux laquais.

Ayant trouvé Smith et sa femme qui paroissaient tous les deux fort affligés, il leur a demandé, avec beaucoup d’impatience, comment se portait Miss Harlove. Elle n’est pas morte, a répondu tristement Madame Smith ; mais je ne crois pas sa dernière heure éloignée. Bon dieu ! S’est-il écrié en levant les mains et les yeux. Puis-je la voir ? Mon nom est Morden ; j’ai l’honneur de lui appartenir de fort près. Montez, je vous prie, et faites-lui savoir que je suis ici. Qui est avec elle ? Sa garde, lui a dit Madame Smith ; et Madame Lovick, une dame veuve, qui prend d’elle autant de soin que si c’était sa mère. (elle n’en prendrait aucun, a-t-il interrompu, si elle n’en prenait pas davantage) ; avec un gentilhomme nommé M Belford, qui lui rend tous les offices d’un bon ami. Si M Belford est avec elle, a-t-il repris, je puis monter sans difficulté. Mais allez toujours, et dites à M Belford que je lui demande d’abord un moment d’entretien.

Madame Smith est venue m’avertir dans l’antichambre, où je venais d’achever la dernière lettre que tu as reçue de moi. Je me suis empressé d’aller au devant du colonel, qui est réellement un homme de très-bonne mine, et qui m’a reçu avec beaucoup de politesse. Après les premiers complimens : Miss Harlove, m’a-t-il dit, vous a plus d’obligation qu’à ses plus proches parens. Pour moi, je me suis efforcé en vain de toucher en sa faveur des coeurs de marbre ; et ne me figurant point que cette chère personne fût si mal, j’ai négligé de la voir, comme je le devais, au premier moment de mon arrivée, et comme je n’y aurais pas manqué, si j’avais connu sa situation et les difficultés que j’ai trouvées de la part de sa famille. Mais, monsieur, ne reste-t-il pas d’espérance ? J’ai répondu que les médecins l’avoient quittée, avec la triste déclaration qu’il n’en restait plus.

N’a-t-elle manqué de rien ? A-t-il demandé. Son médecin est-il un homme éclairé ? Je sais que ces bonnes gens ont eu pour elle toutes les civilités et toutes les attentions imaginables.

Eh ! Qui pourrait lui refuser ses adorations ? S’est écriée Madame Smith en pleurant à chaudes larmes ; c’est la plus aimable de toutes les femmes.

Tel est le témoignage, a dit le colonel, que tout le monde lui rend. Bon dieu ! Comment votre cruel ami…

et comment ses cruels parens… ai-je interrompu. L’un n’est pas moins incompréhensible que l’autre.

J’ai pris soin de lui expliquer tout ce qu’on avait tenté pour sa guérison. Il était fort impatient de la voir. Il l’avait laissée, m’a-t-il dit, à l’ âge de douze ans. Elle promettait alors d’être quelque jour une des plus belles femmes d’Angleterre. Je l’ai assuré qu’elle avait pleinement répondu à cette espérance ; que, peu de mois auparavant, peut-être étoit-elle la plus belle femme de l’Europe, et que sa maigreur même ne lui avait pas fait perdre cet avantage, parce que ses traits étoient si réguliers, ses proportions si parfaites, et ses graces si supérieures, que, n’eût-elle que la peau et les os, elle serait toujours d’une incomparable beauté.

Madame Smith étant montée à notre prière, nous est venu dire qu’elle paroissait assoupie dans son fauteuil, et que Madame Lovick et sa garde, qui étoient avec elle, croyaient lui devoir laisser prendre un peu de repos. Le colonel a demandé si, sans la troubler, il ne pouvait pas la voir dans cet état, pour satisfaire son impatience et la considérer avec plus de liberté. Le dos de son fauteuil était tourné vers la porte ; ainsi nous avons cru qu’il pouvait entrer sans bruit, avec la précaution de se retirer de même, au moindre mouvement qu’il lui verrait faire, dans la crainte que sa présence ne fît tout d’un coup trop d’impression sur elle. Madame Smith, marchant devant nous, a fait signe aux deux autres femmes de ne pas se remuer, et nous nous sommes avancés fort doucement.

Elle était dans une charmante attitude, en robe de satin blanc, la tête appuyée sur le sein de Madame Lovick, qui était sur une autre chaise auprès d’elle ; le bras gauche passé sur son cou, comme pour se soutenir ; car cette femme lui ayant tenu lieu de mère, elle aime une situation qui l’aide à se croire dans les bras maternels : une de ses joues touchant au sein de Madame Lovick, la chaleur qu’elle en tirait, jointe à celle de sa propre haleine, y avait répandu une rougeur charmante, qui en ranimait un peu la blancheur. L’autre étoit plus pâle, comme déjà glacée par les froides approches de la mort. Ses mains, aussi blanches que le lis, avec leurs veines, dont le bleu était plus transparent que je ne l’avais jamais vu, pendaient languissamment, l’une devant elle, l’autre serrée dans la main droite de l’obligeante veuve, dont les larmes mouillaient le visage qui était appuyé sur son sein ; soit qu’elle en versât sans les sentir, ou qu’elle craignît d’éveiller sa chère fille en changeant de posture pour les essuyer. Son aspect d’ailleurs étoit calme et serein ; et quoique par intervalles on la vît un peu tressaillir, son sommeil paroissait aisé. à la vérité, sa respiration était courte et fréquente, mais assez libre, et ne ressemblait pas à celle d’une personne mourante.

Telle était sa situation lorsque nous nous sommes avancés vis-à-vis d’elle. Le colonel, ne pouvant retenir ses soupirs, s’est mis à la regarder, les deux bras pliés sur sa poitrine, avec la plus profonde et la plus tendre attention. Il a joui assez long-temps de ce triste spectacle, et je n’étais pas moins ému en le partageant avec lui. Enfin, un petit mouvement qu’elle a fait avec plus de difficulté à retirer son haleine, nous a portés à nous retirer derrière un paravent qui cachait sa maison, c’est le nom qu’elle donne à son cercueil. Il est placé, comme je vous l’ai marqué, au coin d’une fenêtre ; et, dans les premiers momens que j’avais passés avec M Morden, le sentiment de notre douleur commune m’avait fait oublier de le prévenir sur ce qu’on ne pouvait guère dérober à sa vue.

En passant dans ce lieu, il a tiré son mouchoir ; et, comme noyé dans sa tristesse, il n’a pu prononcer un seul mot. Mais, après avoir jeté les yeux derrière le paravent, il a bientôt retrouvé le pouvoir de parler. Frappé de la forme du cercueil, il a levé aussi-tôt le tapis dont il était couvert ; et reculant d’horreur : juste ciel ! A-t-il dit, qu’aperçois-je ? Madame Smith était près de lui. Pourquoi souffre-t-on, a-t-il repris avec beaucoup de chaleur, que ma cousine ait près d’elle un objet si capable de nourrir ses tristes réflexions ! Hélas ! Monsieur, a répondu cette bonne femme, qui oserait combattre ici ses volontés ? Nous sommes ici tous étrangers autour d’elle. Cependant nous lui avons fait des plaintes de cette noire imagination.

Je me suis approché de lui, après avoir observé qu’elle n’était point encore sortie de son assoupissement. Je devais, lui ai-je dit, vous prévenir sur ce spectacle. J’étais ici lorsque le cercueil est venu, et de ma vie je n’ai ressenti tant d’émotion. Mais elle n’avait personne de ses parens ; elle n’espérait d’en voir aucun ; et, dans la certitude de ne pas survivre long-temps, elle voulait, m’a-t-elle dit, laisser aussi peu d’embarras qu’il lui était possible à son exécuteur. Ce qui est révoltant pour tout le monde, ne l’est pas pour elle.

Je n’avais pas achevé de parler, qu’elle s’est réveillée en poussant un profond soupir. Le colonel s’est avancé plus loin derrière le paravent, afin de ne pas la surprendre tout d’un coup par sa présence.

Où suis-je ? A-t-elle dit en ouvrant les yeux. Que je suis assoupie ! Ai-je dormi long-temps ? Ne sortez pas, monsieur (car je me retirais) ; je m’appesantis extrêmement, et je suppose que cette disposition ne fera qu’augmenter. Elle a voulu se lever ; mais sa foiblesse l’a forcée de demeurer assise et d’appuyer sa tête sur le dos de son fauteuil. Ensuite, après quelques momens de silence : je crois, mes chers amis, nous a-t-elle dit à tous, que vos soins obligeans finiront bientôt. J’ai pris un peu de repos, mais je ne me sens point rafraîchie. L’extrêmité de mes doigts commence à s’engourdir ; je ne les sens plus : il est temps de faire partir mes lettres.

Je lui ai offert de les envoyer par un exprès. Elle m’a répondu qu’elles n’arriveraient que trop tôt par les voies ordinaires. Je lui ai dit que ce n’était pas jour de poste. Est il encore mercredi ? A-t-elle repris. Je ne sais plus comment le temps va, mais sa marche est bien ennuyeuse. Je crois qu’il faudrait penser à me remettre au lit ; tout s’y ferait avec plus de décence et moins d’embarras, n’est-ce pas, Madame Lovick ? Et se tournant vers moi : il me semble, monsieur, que je n’ai rien oublié. Ne me rappellerez-vous rien qui puisse servir à rendre votre office plus aisé ? Si M Morden venait, lui ai-je dit, je me figure, madame, que vous ne seriez pas fâchée de le voir.

Elle m’a répondu qu’elle était trop foible pour recevoir sa visite ; que, s’il se présentait néanmoins, elle le verrait sans doute, ne fût-ce que pour le remercier de ses dernières faveurs et de ses obligeantes intentions. Elle m’a demandé s’il avait envoyé.

Je sais, madame, qu’il serait déjà ici, s’il n’avait appréhendé de vous surprendre.

Rien, rien, monsieur, n’est capable de me surprendre à présent, excepté la visite de ma mère, qu’un reste de bonté amènerait pour m’accorder ses dernières bénédictions. Que cette surprise aurait de douceur pour moi ! Mais savez-vous si M Morden est venu à Londres exprès pour me voir ?

Oui, madame : j’ai pris la liberté de l’informer, par quelques lignes, de l’extrêmité où vous êtes.

Quelle bonté, monsieur ! Vous m’accablez de bienfaits. Mais je crains d’avoir quelque peine à le voir, parce qu’il ne me verra pas lui-même sans en ressentir beaucoup. S’il vient, comment lui cacher le cercueil ? Il ne manquera pas de m’en faire un reproche. Peut-être, en m’appuyant sur le bras de Madame Lovick, retrouverai-je la force de l’aller recevoir dans l’antichambre.

Elle a fait un mouvement pour se lever : mais elle est retombée sur son fauteuil. Le colonel était dans la plus vive agitation derrière le paravent. Il s’est avancé deux fois, sans être aperçu de sa cousine ; mais la crainte de lui causer trop de surprise l’obligeait aussi-tôt de se retirer. J’ai marché vers lui, pour favoriser sa retraite. Partez-vous, M Belford ? M’a-t-elle dit. Seroit-ce M Morden qui vous fait appeler ? J’ai répondu que j’étais trompé si ce n’était lui. Elle a dit aux deux femmes : poussez le paravent aussi proche qu’il se peut de la fenêtre. Il faut que je prenne un peu sur moi pour recevoir ce cher cousin, car il m’aimait autrefois fort tendrement. Donnez-moi, je vous prie, quelques gouttes dans une cuillerée d’eau, pour soutenir mes esprits pendant cette entrevue ; ce sera vraisemblablement le dernier acte de ma vie. Le colonel, qui entendait jusqu’au moindre mot, s’est fait annoncer par son nom : et moi, feignant d’aller au devant de lui, je l’ai introduit sans affectation. Il a serré l’ange entre ses bras, en fléchissant un genou à ses pieds ; car, s’appuyant sur les deux bras de son fauteuil, elle a fait un effort inutile pour se lever. Excusez, cher cousin, lui a-t-elle dit, excusez si je ne puis me tenir debout… je ne m’attendais pas à la faveur que je reçois ; mais je suis ravie que vous me donniez l’occasion de vous remercier de vos généreuses bontés.

Ma chère, mon aimable cousine ! A-t-il répondu d’un ton passionné ; je ne me pardonnerai jamais d’avoir attendu si long-temps à vous voir : mais j’étais fort éloigné de vous croire si mal, et tous vos amis ne se l’imaginent pas non plus. S’ils le croyoient… s’ils le croyaient, a-t-elle répété en l’interrompant, peut-être aurais-je reçu plus de marques de leur compassion. Mais de grâce, monsieur, comment les avez-vous laissés ? êtes-vous réconcilié avec eux ? Si vous ne l’êtes pas encore, je vous conjure, par l’amitié que vous avez pour moi, de ne pas retarder la paix. Tous les différens d’une famille si chère augmentent mes fautes, puisqu’elles en sont la première cause.

J’espérais, a-t-il repris, de recevoir bientôt d’eux quelque heureuse explication en votre faveur, lorsqu’une lettre de M Belford m’a fait hâter mon départ pour Londres. Mais j’ai à vous rendre compte de la terre de votre grand-père ; j’ai à vous remettre les sommes qui vous sont dues, et que votre famille vous prie de recevoir, dans la crainte que vous ne soyez exposée à quelque besoin. C’est un gage si formel de la réconciliation qui s’approche, que j’ose répondre de l’avenir, si…

ah ! Monsieur, a-t-elle interrompu, obligée de s’arrêter par intervalles, je souhaite que cette démarche ne soit pas plutôt une marque qu’ils ne voudraient plus rien avoir de commun avec moi, si le ciel me condamnait à vivre plus long-temps. Je n’ai jamais eu l’orgueil d’aspirer à l’indépendance ; toutes mes actions en rendent témoignage : mais que servent à présent ces réflexions ? Ce que je vous demande uniquement, monsieur, c’est que, de concert avec M Belford, à qui j’ai d’extrêmes obligations, vous preniez la peine d’ajuster toutes ces affaires suivant mes dernières dispositions, que je laisse par écrit. M Belford me pardonnera ; mais c’est, au fond, la nécessité, plus qu’un choix libre, qui m’a fait penser à le charger du fardeau qu’il a la bonté d’accepter. Si j’avais eu le bonheur de vous voir plus tôt, ou de savoir que vous conservez un peu d’amitié pour moi, il ne me serait pas entré dans l’esprit de recourir à la générosité d’un étranger : mais, quoiqu’ami de M Lovelace, il est homme d’honneur, et plus propre à établir la paix qu’à la rompre. Contribuez-y vous-même, mon cher cousin ; et souvenez-vous que, tout cher que vous m’avez toujours été, rien ne vous autorise à venger des injures que je pardonne, lorsqu’il me reste des parens plus proches que M Morden : mais j’ai pris soin de vous expliquer là dessus mes idées et mes raisons, et j’en espère l’effet qu’elles doivent produire.

Je dois rendre justice à M Lovelace, a-t-il répliqué en s’essuyant les yeux ; il est pénétré du repentir de sa basse ingratitude, et disposé à toutes les réparations qui sont en son pouvoir. Il reconnait ses injustices et votre mérite. S’il avait balancé à s’expliquer, je n’aurais pu demeurer dans l’inaction, quoique vous ayez des parens plus proches que moi. Votre grand-père, ma chère cousine, ne vous a-t-il pas confiée à mes soins ? Me croirai-je intéressé à votre fortune, sans l’être à votre honneur ? Mais, puisque M Lovelace sent vivement son devoir, j’ai moins à dire, et vous pouvez être absolument tranquille sur ce point. Que de grâces, monsieur, que de grâces j’ai à vous rendre ! Tout est au point que je demandais à la bonté du ciel. Mais je me sens très-foible ; je suis fâchée de ne pouvoir soutenir plus long-temps… sa foiblesse ne lui permettant point d’achever, elle a penché la tête sur le sein de Madame Lovick. Nous sommes sortis, M Morden et moi, après avoir donné ordre qu’on vînt nous avertir chez un traiteur voisin, s’il arrivait quelque changement. Comme nous n’avions dîné ni l’un ni l’autre, nous nous sommes fait préparer un repas fort simple ; et pendant qu’on se disposait à nous servir, vous pouvez juger du sujet de notre entretien. Nous avions passé nous-mêmes chez le médecin, pour le prier de lui faire encore une visite, et de nous en rendre compte à son retour. Il ne s’est pas arrêté cinq minutes avec elle ; et nous ayant rejoints, il nous a dit qu’il doutait qu’elle fût demain en vie, et qu’elle souhaitait de voir immédiatement le colonel. On commençait à servir notre petit dîner ; ce qui n’a point empêché M Morden de partir sur le champ. Je n’ai pu toucher à rien ; et m’étant fait donner une plume et de l’encre, pour satisfaire votre impatience, je vous ai tracé à la hâte tout ce qui venait de se passer à mes yeux. Vous comprenez facilement que lorsque votre dernier courrier est arrivé, il ne m’a pas été possible de sortir pour écrire, ni d’en trouver l’occasion jusqu’à ce moment. Cependant le pauvre malheureux craignait de partir avec une réponse de bouche, qui consistait, comme il vous l’a rendu sans doute, à vous dire que le colonel était chez Smith, et que sa cousine s’affoiblissait à vue d’œil.

M Morden est lui-même fort indisposé : cependant il m’a déclaré qu’il ne s’éloignerait pas d’elle, tandis qu’il la verra dans une situation si douteuse, et que son dessein est de passer la nuit sur une chaise dans son antichambre. Mercredi 6, à 8 heures du matin.

Elle a donné ses ordres, avec beaucoup de présence d’esprit, sur la manière dont elle doit être placée dans son cercueil aussi-tôt que son corps sera tout-à-fait refroidi. à 9 heures du matin.

Le colonel m’a dit qu’il avait dépêché un de ses gens au château d’Harlove, pour y déclarer qu’on peut s’épargner la peine des débats au sujet de la réconciliation, parce qu’il y a beaucoup d’apparence que sa chère cousine ne sera plus au monde lorsque les délibérations seront finies.

Il est au désespoir, dit-il, d’être revenu en Angleterre, ou de n’être pas revenu plus tôt. S’il perd sa cousine, sa résolution est de retourner en Italie, pour s’établir à Florence ou à Livourne.

à 10 heures du matin.

Elle a tiré de son sein un portrait de Miss Howe en miniature, qu’elle y a toujours porté. Elle l’a confié à Madame Lovick, en la priant de le remettre sous une enveloppe adressée à M Hickman, et de le lui envoyer par mes mains après sa mort. Elle l’a considéré long-temps avant que de l’abandonner. Aimable et tendre amie… ma compagne… ma sœur ! A-t-elle dit en le baisant quatre fois de suite à chaque nom.

J’ai renvoyé votre dernier courrier sans réponse. Votre impatience est juste : mais croyez-vous que je puisse interrompre une conversation pour courir à ma plume, vous écrire, vous envoyer par lambeaux tout ce qui se présente ? Quand je le pourrais, ne voyez-vous pas qu’en écrivant une partie, je perdrais l’autre ?

Cet évènement n’est guère moins intéressant pour moi que pour vous. Si vous êtes plus désespéré que moi, je n’en connais qu’une raison, Lovelace, elle est au fond de votre cœur. Je consentirais plus volontiers à perdre tous les amis que j’ai au monde, sans vous excepter, qu’à la perte de cette divine personne. Je ne me rappellerai jamais ses souffrances et son mérite, sans me croire véritablement malheureux, quoique je n’aye rien à me reprocher sur le premier de ces deux points. Au reste, je fais moins cette réflexion pour la faire tomber sur vous, que pour exprimer toute la force de ma douleur, quoique votre conscience peut-être vous la fasse prendre autrement. Votre courrier, qui supplie, dit-il, pour sa vie, en me pressant de le faire partir avec une lettre, m’arrache celle-ci d’entre les mains. Un quart-d’heure de plus (car on me fait appeler) pourrait vous rendre apparemment, sinon plus tranquille, du moins plus certain ; et, dans un état tel que le vôtre, c’est un soulagement pour un homme tel que vous.