Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 343

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 505-512).


M Lovelace à M Belford.

mardi matin, 29 août.

Je t’apprends, ami, que nous avons reçu la visite du colonel Morden. N’es-tu pas impatient d’en savoir le sujet et les circonstances ? Recueille ton attention pour un curieux dialogue. Il vint hier à cheval, suivi d’un seul laquais. Milord le reçut comme un parent de Miss Harlove, c’est-à-dire, avec les plus grandes marques de considération.

Après les premiers complimens, il s’adressa dans ces termes à milord et à moi : comme vous n’ignorez pas, messieurs, que je suis lié par le sang avec les Harlove, je n’ai pas besoin d’apologie pour le sujet qui m’amène, et qui est mon principal but dans la visite que j’ai l’honneur de vous rendre.

milord. Miss Harlove, monsieur ! L’affaire de Miss Harlove ! C’est apparemment le motif de votre visite. Miss Harlove, au témoignage de tout le monde, est la plus excellente de toutes les femmes.

le col. je suis ravi, milord, que vous en ayez cette opinion.

milord. c’est non seulement la mienne, mais celle de toute ma famille, de mes soeurs, de mes nieces, et de M Lovelace même.

le col. plût au ciel que ç’eût toujours été celle de M Lovelace !

lov. votre absence a duré long-temps, monsieur ; peut-être n’êtes-vous pas pleinement informé des circonstances.

le col. il y a plus de six ans, monsieur, que je suis parti d’Angleterre. Miss Clarisse Harlove en avait alors onze ou douze. Mais il est rare qu’à vingt ans on ait autant de prudence et de discrétion. Esprit, figure, jamais je n’ai vu tant de perfections annoncées à cet âge ; et je n’ai pas été surpris d’apprendre qu’elle ait plus que rempli de si belles espérances. Pour la fortune, ce que son père et ses oncles se proposaient de faire en sa faveur, et ce que j’avais dessein d’y joindre moi-même, avec ce que son grand-père avait déjà fait, devait la rendre un des plus brillans partis du royaume.

lovel. je reconnais Miss Harlove dans ce portrait. Ajoutez-y, monsieur, que, sans la violence et l’humeur implacable de sa famille qui a voulu l’engager, malgré son penchant, dans un mariage indigne d’elle, Miss Harlove serait aujourd’hui très-heureuse.

le col. j’avoue, monsieur, comme vous venez de l’observer, que je ne suis pas entiérement informé de ce qui s’est passé entre vous et ma cousine. Mais lorsque j’ai su, pour la première fois, que vous lui rendiez des soins, permettez-moi de le dire, je n’avais qu’une objection à faire contre vous, importante à la vérité ; et je ne vous cacherai point que je lui en ai marqué librement ma pensée dans une lettre. Pour tout le reste, il me semblait que personne ne lui convenait mieux que vous ; car vous êtes un galant homme, qui joignez à toutes les grâces de la figure, des manières nobles et aisées, une naissance distinguée, une fortune et des espérances considérables. Dans le peu de temps que j’ai eu l’honneur de vous connaître en Italie, quoique votre conduite, pardonnez-moi cette réflexion, n’y ait pas été tout-à-fait sans reproche, diverses occasions m’ont convaincu que vous êtes brave. Du côté de l’esprit et de la vivacité, peu de jeunes gens vous égalent. Votre langage est séduisant. Vous avez long-temps voyagé ; et je sais, si vous me le pardonnez encore, que vous vous entendez mieux à faire des observations qu’à les suivre. Avec tant de belles qualités, il n’est pas surprenant qu’une jeune personne prenne de l’amour pour vous, ni que cet amour, joint à l’indiscrète chaleur avec laquelle on a voulu forcer les inclinations de ma cousine en faveur d’un homme qui vous est fort inférieur, l’ait portée à se jeter sous votre protection. Mais si je lui suppose deux motifs si puissans, n’est-il pas vrai aussi, monsieur, qu’elle était doublement autorisée à se promettre un généreux traitement de la part de l’homme qu’elle choisissait pour son protecteur, sur-tout, accordez-moi la liberté de le dire, lorsqu’elle était en état d’offrir une récompense si noble pour la protection qu’elle acceptait ?

love. Miss Harlove avait droit aux adorations de tout le genre humain ; je ne balance point à le déclarer, et je lui rendrai constamment la justice qu’elle mérite. Je sais, monsieur, la conclusion que vous en allez tirer. Ma seule réponse, c’est qu’il est impossible de rappeler le passé. Peut-être souhaiterais-je de le pouvoir. Ici, le colonel s’étendit avec beaucoup de force sur la méchanceté de ceux qui attaquent la vertu des femmes. Il observa qu’en général les hommes ont déjà trop d’avantages sur la crédulité, la foiblesse et l’inexpérience du beau sexe qui, par la mollesse de son éducation, par ses lectures, et par le désir naturel de plaire, devient quelquefois trop facile à se laisser engager dans les démarches les plus imprudentes ; qu’à la vérité, sa cousine étoit au-dessus des séductions communes, c’est-à-dire, incapable d’une témérité par de moindres motifs que la violence de sa famille et mes promesses solennelles ; mais qu’avec ces motifs néanmoins, et une prudence qu’elle devait moins à l’expérience des affaires qu’à son heureuse constitution, elle avait pu croire la défiance inutile à l’égard d’un homme qu’elle aimait ; et que par conséquent rien n’était plus odieux que d’avoir abusé de sa confiance. Il aurait continué plus long-temps sur un sujet si trivial. Je l’interrompis. lovel. ces observations sont vagues, et peuvent ne pas convenir au point dont il est question. Mais vous-même, monsieur, vous n’avez pas d’aversion pour la galanterie ; et, si vous étiez un peu pressé, peut-être ne justifieriez-vous pas mieux que moi toutes les actions de votre vie.

le col. oh, monsieur ! Vous êtes libre de me rappeler mes erreurs. Grâces au ciel, je suis capable de les reconnaître et d’en rougir.

Milord jeta les yeux sur moi. Mais comme il ne paroissait point, à l’air du colonel, qu’il entrât la moindre malignité dans cette réflexion, je la relevai d’autant moins, que je suis aussi prêt que lui à reconnaître mes fautes, soit que j’en rougisse ou non. Il continua : le col. comme vous semblez douter de mes principes, je vous dirai naturellement, et sans en tirer vanité, quelle a toujours été ma règle, jusqu’à ces derniers tems, où je me suis beaucoup plus resserré. J’ai pris des libertés qui ne peuvent être justifiées par les loix de la bonne morale ; et je me rappelle un âge de ma vie où je me serais cru en droit de couper la gorge à celui qui aurait traité ma soeur comme je ne faisais pas difficulté de traiter les filles et les sœurs d’autrui. Mais, à cet âge même, je n’ai jamais été capable de faire une promesse que je n’aurais pas voulu remplir. Les jeunes personnes de l’autre sexe sont toujours disposées à nous prêter des vues honorables, lorsqu’elles nous ont accordé leur tendresse. Elles regarderaient comme un outrage égal pour leur vertu et pour leurs charmes, d’être réduites à la nécessité de demander si l’on a des vues légitimes dans les soins qu’on leur rend. Mais je tiens que celui qui va jusqu’à promettre, est obligé de tenir. Une femme est en droit de porter son appel à tout l’univers contre la perfidie d’un homme qui l’a trompée, et sera toujours sûre d’avoir le public de son côté.

à présent, monsieur, continua-t-il, je vous crois trop d’honneur, pour ne pas convenir que si vous avez obtenu quelque avantage sur une éminente vertu, vous le devez à des promesses de mariage ouvertes et solennelles… lovel. (l’interrompant) je sais, colonel, tout ce que vous pouvez ajouter ; et vous me pardonnerez, j’en suis sûr, de vous avoir interrompu, lorsque vous m’allez voir toucher directement au but que vous vous proposez. Je reconnais donc que j’en ai fort indignement usé avec Miss Harlove ; et j’ajoute avec la même franchise, que je m’en repens au fond du cœur. Je dirai plus ; je me trouve si grossiérement coupable, que, loin de chercher des excuses dans les affronts continuels que j’ai reçus de son implacable famille, j’avoue que ce serait une nouvelle bassesse qui me condamnerait doublement. Si vous pouvez dire quelque chose de pis, vous êtes libre de parler.

Il nous regarda successivement, milord et moi. Comptez, lui dit milord, que mon neveu parle de bonne foi. J’en réponds pour lui. lovel. oui, monsieur : et que puis-je dire, que puis-je faire de plus ?

le col. faire, monsieur ? Ho ! Je suis surpris, monsieur, qu’il soit besoin de vous dire que la réparation doit suivre le repentir ; et je me flatte que vous ne balancerez pas à prouver l’un par l’autre.

(le ton dont ce discours fut prononcé, ne me plut point. J’hésitai, comme incertain si je devais le relever.)

le col. permettez, monsieur, que je vous fasse une question. Est-il vrai, comme on le dit, que vous épouseriez ma cousine, si elle voulait y consentir ? Que répondez-vous, monsieur ?

(je me sentis encore plus blessé.)

Lovel. certaines questions, par la manière dont elles sont proposées, semblent renfermer un ordre. Je demande à mon tour, colonel, comment dois-je prendre les vôtres ? à quoi tendent, s’il vous plaît, toutes ces interrogations ?

Le Col. je ne pense point, monsieur, à donner ici des ordres ; ma seule vue est d’engager un galant homme à prendre des résolutions dignes de lui.

Lovel. (vivement) et par quels argumens, monsieur, prétendez-vous y parvenir ?

Le Col. par quels argumens engager un galant homme à se montrer digne de lui ? Cette question me surprend dans la bouche de Monsieur Lovelace.

Lovel. et pourquoi donc, monsieur ?

Le Col. pourquoi, monsieur ? (d’un ton assez amer) assurément…

Lovel. (l’interrompant) je n’aime point, colonel, que mes termes soient répétés de ce ton.

Milord. doucement, doucement, messieurs ; je vous demande en grâce de vous mieux entendre. On est si vif à votre âge !

Le Col. je ne prends point ce reproche pour moi, milord. Je ne suis ni fort jeune, ni trop vif. M Lovelace peut me rendre tel qu’il le souhaite.

Lovel. et je souhaite, colonel, de vous voir tout ce que vous souhaitez d’être.

Le Col. (fièrement) je vous en laisse le choix, monsieur : votre ami ou votre ennemi, suivant la disposition où vous êtes de rendre justice à la plus parfaite de toutes les femmes.

Milord. j’avais bien jugé, messieurs, que cette chaleur était à craindre dans votre première entrevue. Acceptez, je vous prie, mon entremise. Je ne vous demande que de vous entendre. Vous tendez au même but, et vous n’avez besoin que de patience pour vous expliquer. M Morden, faites-moi la grâce de ne pas venir tout d’un coup aux défis…

Le Col. aux défis, milord ! Ce sont des extrémités que j’accepte plus volontiers que je ne les offre. Mais croyez-vous qu’ayant l’honneur d’appartenir de si près à la plus excellente femme du monde…

Milord. (l’interrompant) nous convenons tous de ses perfections, et nous regarderons son alliance comme le plus grand honneur auquel nous puissions aspirer.

Le Col. vous le devez, milord.

Mil. oui, nous le devons, et nous le faisons aussi ; et que chacun fasse ce qu’il doit, et qu’il ne fasse rien de plus. Et vous, colonel, souffrez que je le dise, vous devez être moins ardent.

Lovel. (froidement) allons, M Morden, quelles que soient vos intentions, il ne faut pas que cette dispute aille plus loin que vous et moi. Vous vous expliquez avec un peu de hauteur, et je ne suis point accoutumé à ce langage : mais ici, sous ce toit, il serait inexcusable de relever ce qui mériterait peut-être mon attention dans un autre lieu.

Le Col. quelque jugement que vous portiez de mon langage, le vôtre, monsieur, est digne d’un homme que je serais charmé de pouvoir nommer mon ami, si toutes ses actions y répondaient ; et digne aussi de l’homme que je me croirais honoré de nommer mon ennemi. J’adore un courage noble ; mais puisque milord est persuadé que nous tendons tous deux au même but, je crois, Monsieur Lovelace, que, si l’on nous permettait d’être seuls pendant quatre ou cinq minutes, nous nous entendrions bientôt parfaitement. (là-dessus, il se mit en chemin vers la porte.)

Lovel. je suis tout-à-fait de votre opinion, et j’ai l’honneur de vous accompagner. Milord sonna brusquement, et vint se jeter entre nous, en disant au colonel : retournez de grâce, monsieur, retournez ; et à moi, qu’il retenait par le bras : mon neveu, je vous défends de sortir. La sonnette et le bruit des voix amenèrent Mowbray, et Clincarn écuyer de milord ; le premier avec son air nonchalant et les mains derrière le dos. Il nous demanda de quoi il était question. De rien, lui dit milord ; mais ces jeunes gens sont, sont, sont… de jeunes gens, et c’est tout. Le colonel étant rentré alors d’un air plus composé, il le supplia de s’expliquer avec modération.

Le Col. de tout mon cœur, milord.

(Mowbray, s’approchant de mon oreille : de quoi s’agit-il donc ? Me dit-il. Veux-tu, mon enfant, que je tombe sur cet homme-là ? Garde-toi d’ouvrir la bouche, lui répondis-je tout bas. Le colonel est un galant homme ; et je te défends de te mêler ici le moins du monde.)

Le Col. je serais au désespoir, milord, de vous causer le moindre chagrin. Je ne suis pas venu dans cette intention.

Mil. en vérité, colonel, vous m’avez fait soupçonner le contraire, par la facilité avec laquelle vous prenez feu.

Le Col. si j’avais eu le moindre dessein d’en venir aux extrémités, je suis sûr que M Lovelace m’aurait fait l’honneur de me joindre dans quelque lieu où la violence me rendrait moins coupable. Je suis venu dans des vues fort opposées… pour concilier les différens, loin de vouloir les irriter. Lovel. eh bien ! Monsieur, nous prendrons toutes les méthodes qu’il vous plaira. Il n’y a personne avec qui je sois plus disposé à traiter paisiblement, qu’avec un homme pour lequel Miss Harlove a tant de considération. Mais je vous avoue que, dans le ton comme dans les termes, je ne puis supporter l’air de menace.

Mil. allons, messieurs, allons ; vous commencez à vous entendre mieux ; vous êtes amis, j’en suis sûr ; promettez-moi de l’être. Je suis persuadé, colonel, que vous ne connaissez pas tout le fond de cette fâcheuse affaire. Vous ne savez pas combien mon neveu désire qu’elle se termine heureusement. Vous ne savez pas, colonel, qu’à notre sollicitation, M Lovelace est résolu d’épouser Miss Harlove. Le Col. à votre sollicitation, milord ? Je me serais figuré que M Lovelace était disposé à remplir son devoir par des principes de justice ; sur-tout lorsque la justice se trouve jointe au plus grand honneur qu’il puisse se faire à lui-même.

(Mowbray jeta les yeux à demi-fermés sur le colonel, et me lança aussi-tôt un regard.)

Lovel. l’expression est forte, monsieur.

Mowbray. par ma foi, je la trouve telle aussi.

Le Col. forte, monsieur ? Mais n’est-elle pas juste ?

Lovel. oui, colonel ; et je crois que faire honneur à Miss Harlove, c’est m’en faire à moi-même. Cependant il y a des termes qui peuvent être adoucis, du moins par le ton, sans rien perdre de leur valeur.

Le Col. cette remarque est vraie en général : mais, si vous avez pour ma cousine les sentimens dont vous faites profession, vous devez…

Lovel. souffrez, monsieur, que je vous interrompe. Si j’ai les sentimens dont je fais profession ! Il me semble qu’après avoir déclaré que j’ai ces sentimens, ce si, prononcé avec emphase, est ici fort déplacé.

Le Col. vous m’avez interrompu deux fois, monsieur. Je suis aussi peu accoutumé à me voir interrompre, que vous à voir répéter vos termes.

Mil. deux barils de poudre, en vérité ! Que sert, messieurs, de vouloir traiter, si vous êtes prêts à quereller au moindre mot ?

Lovel. un homme d’honneur, milord, souffre difficilement que sa bonne foi soit soupçonnée.

Le Col. si vous m’aviez permis d’achever, M Lovelace, vous auriez vu que ce si étoit moins une marque de doute, qu’une supposition accordée. Mais réellement, il est bien étrange qu’avec tant de délicatesse sur la bonne foi dans le commerce des hommes, on ne fasse pas scrupule de violer les promesses et les sermens qu’on fait aux femmes. Je puis vous assurer, monsieur, que j’ai toujours cru ma conscience liée par mes sermens.

Lovel. je loue cette maxime, colonel ; mais je vous apprends que vous me connaissez peu, si vous ne me croyez pas capable d’un juste ressentiment, lorsque je vois prendre mes généreuses déclarations pour une marque de foiblesse.

Le Col. (d’un air ironique) je me garderai bien, monsieur, de vous prêter cette disposition. Ce serait s’imaginer qu’un homme qui s’est rendu coupable d’une injure signalée, n’est pas prêt à montrer son courage pour la soutenir.

Mowbray. ce ton est dur, colonel. Ho ! Par ma foi, ce ton est trop dur. Il n’y a personne au monde de qui j’en voulusse entendre autant que M Lovelace en a souffert.

Le Col. qui êtes-vous, monsieur ? Quel droit avez-vous d’entrer dans une affaire où d’un côté l’on se reconnaît coupable, et où l’honneur d’une famille considérable est intéressé ?

Mowbray (à l’oreille du colonel) mon cher enfant, vous m’obligeriez infiniment si vous vouliez me donner le moyen de répondre à votre question.

(il sortoit. Je l’ai ramené, tandis que milord retenait le colonel.)

Le Col. de grâce, milord, permettez-moi de suivre cet officieux inconnu. Je vous promets d’être ici dans trois minutes.

Lovel. Mowbray ! Est-ce-là le personnage d’un ami ? Me supposes-tu incapable de répondre pour moi-même ? Et le colonel Morden, que je connais homme d’honneur et de courage, quoiqu’un peu téméraire dans sa visite, aura-t-il occasion de se plaindre qu’étant venu ici seul et comme nu, cette raison n’ait pas plutôt servi à lui attirer des civilités que des insultes ? Il faut, mon cher Mowbray, que vous vous retiriez à ce moment. Vous n’avez, en effet, aucun intérêt dans cette affaire ; et si vous êtes mon ami, je vous prie de faire des excuses au colonel de vous y être mêlé mal à propos.

Mowbray. hé bien ! Hé bien ! Lovelace, il n’en sera que ce que tu juges à propos. Je sais que je n’ai point affaire ici. Vous, colonel (en lui tendant la main), je vous laisse à un homme qui est aussi capable de défendre sa cause qu’aucun mortel que je connaisse.

le col. (prenant la main de Mowbray, à la prière de milord) vous ne m’apprenez rien que j’ignore, M Mowbray. Je ne doute point que M Lovelace ne sût défendre sa cause, s’il était question d’une cause à défendre, et j’en prendrai occasion de vous avouer, M Lovelace, que je ne puis m’expliquer à moi-même, qu’un homme aussi brave, aussi généreux que je vous ai connu dans le peu de temps que j’ai eu l’honneur de vous voir en Italie, ait été capable d’en user si mal avec la plus excellente personne de son sexe.

Milord. allons, messieurs ; à présent que M Mowbray a disparu, et que vous ne vous devez rien l’un à l’autre, que tout respire l’amitié, je vous en prie ; et cherchons ensemble quelque heureuse conclusion.

Lovel. un mot, milord, à présent que M Mowbray est parti. Je crois qu’un homme d’honneur ne doit pas passer si légérement sur une ou deux expressions qui sont échappées au colonel.

Milord. mon neveu, que diable veux-tu dire ? Tout doit tomber dans l’oubli. Il ne te reste qu’à confirmer au colonel la résolution où tu es d’épouser Miss Harlove, si elle consent à te recevoir.

Le Col. je me flatte que M Lovelace n’hésitera point à m’en donner sa parole, malgré tout ce qui s’est passé. Si vous croyez, monsieur, qu’il me soit échappé quelque chose dont vous ayez à vous plaindre, c’est apparemment lorsque j’ai dit qu’un homme qui a si peu consulté l’honneur à l’égard d’une femme sans protection et sans défense, ne doit pas être si délicat sur ce qui mérite bien moins ce nom, sur-tout avec ceux qui ont droit de lui en faire leurs plaintes. Je suis fâché, M Lovelace, d’avoir sujet de tenir ce langage ; mais je le repéterais sans crainte à un roi dans toute sa gloire, au milieu de ses gardes.

Milord. que faites-vous, messieurs ? Vous soufflez sur les flammes, et je vois que vous avez dessein de quereller. Ne souhaitez-vous pas, mon neveu, n’êtes-vous pas prêt d’épouser Miss Harlove, si nous pouvons obtenir son consentement ?

Lovel. que le ciel me confonde, milord, si je voulais épouser une impératrice à ce prix !

Milord. quoi ! Lovelace, tu es plus emporté que le colonel ? C’était son tour, il n’y a qu’un instant ; mais à présent qu’il s’est refroidi, vous prenez feu tout d’un coup.

Lovel. j’avoue que le colonel a beaucoup d’avantages sur moi ; mais peut-être en connais-je un qu’il n’aurait pas, si nous en venions à l’épreuve.

Le Col. je ne suis pas venu, comme je l’ai déjà dit, pour chercher l’occasion ; mais je ne la refuserai pas si elle m’est offerte ; et puisque nous ne causons ici que de l’embarras à milord, je vais prendre congé de lui et m’en retourner par Saint-Albans.

Lovel. je vous accompagnerai de tout mon coeur pendant une partie du chemin, colonel. Le Col. j’accepte avec joie votre civilité, M Lovelace.

Milord. (nous arrêtant encore, lorsque nous étions en mouvement pour sortir) eh ! Messieurs ! Que vous en reviendra-t-il ? Supposons que l’un périsse par la main de l’autre, l’affaire en sera-t-elle plus ou moins avancée ? Croyez-vous que la mort de l’un ou de l’autre, ou celle des deux, rende Miss Harlove plus ou moins heureuse ? Votre courage est trop connu, pour avoir besoin de nouvelles preuves. Je crois, colonel, que si vous avez en vue l’honneur de votre cousine, il n’y a pas de voie plus certaine que celle du mariage ; et si vous voulez employer votre crédit auprès d’elle, il est très-probable que vous obtiendrez ce qu’elle refuse jusqu’à présent à tout le monde.

Lovel. il me semble, milord, que j’ai dit tout ce qu’on peut dire, dans une affaire où le passé ne peut être rappelé. Vous voyez néanmoins que le colonel prend droit de ma modération, pour s’échauffer jusqu’à me mettre dans la nécessité de prendre le même ton que lui, sans quoi je serais méprisable à ses propres yeux.

Milord. je vous demande, colonel, si vous connaissez quelque méthode, quelque voie de raison et d’honneur, pour faire goûter une réconciliation à Miss Harlove. C’est à quoi tendent tous nos désirs : et je puis vous dire, monsieur, que ses ressentimens contre mon neveu viennent particuliérement de ses proches, et de la disposition implacable qu’ils conservent pour elle. Mon neveu en a très-mal usé ; mais il est disposé à réparer ses fautes.

Lovel. pour l’amour d’elle-même, milord, et par le vif sentiment de mes injustices ; mais sans aucun égard pour sa famille, ni pour les hauteurs de monsieur.

Le Col. je suis trompé, monsieur, si les vôtres n’eussent été bien plus loin dans le même cas, c’est-à-dire, pour l’intérêt d’une parente si respectable et si indignement outragée. J’ajoute, que si vos motifs ne sont pas l’amour, l’honneur, la justice, et s’il s’y mêle la moindre teinture de répugnance ou de simple pitié, je suis sûr qu’ils trouveront peu de faveur auprès d’une personne qui pense aussi noblement que ma cousine ; et je ne souhaiterais pas moi-même qu’elle s’y prêtât plus volontiers.

Lovel. vous ignorez, colonel, que milord, miladi Sadleir, miladi Lawrance, mes deux cousines Montaigu, et moi, que je nommerais le premier, si l’ordre était pris de l’amour et de la justice, nous lui avons écrit dans les termes les plus solennels et les plus pressans, pour lui faire des offres qu’elle est seule capable de refuser.

Le Col. eh ! Quelles raisons, s’il vous plaît, peut-elle apporter contre des médiations si puissantes et contre de telles offres ? Ne faites pas difficulté de vous expliquer, monsieur ; vous devez rendre justice aux motifs qui m’animent. N’est-ce pas d’établir l’honneur de Madame Lovelace, si les affaires peuvent être conduites à cet heureux point ?

Lovel. Monsieur Morden, lorsqu’elle m’aura fait la grâce d’accepter ce nom, je n’aurai besoin, ni de vous, ni d’aucun autre au monde, pour assurer l’honneur de Madame Lovelace.

Le Col. j’en suis persuadé ; mais jusqu’alors elle me touche de plus près qu’à vous. Ce que je dis, monsieur, c’est pour vous faire juger que, dans le rôle que je fais, je mérit vos remerciemens plutôt que vos plaintes, et qu’en pesant bien l’occasion, vous n’y devez rien trouver de choquant pour vous-même. Contre qui, monsieur, une femme a-t-elle besoin de protection, si ce n’est contre ceux qui l’outragent ? Et par qui Miss Harlove se trouve-t-elle outragée ? Ainsi, jusqu’à ce qu’elle ait droit à votre protection, il me semble que vous devez me faire un mérite du zèle que j’ai pour sa défense. Mais vous aviez commencé, monsieur, à m’expliquer des circonstances que j’ignore.

(je lui fis le récit de mes offres. Je reconnaissais, lui dis-je, que ma conduite avait pu causer à Miss Harlove un extrême chagrin. Mais c’était la rigueur implacable de ses parens, qui l’avait jetée dans l’excès du désespoir, et qui lui faisait mépriser la vie. J’ajoutai, qu’elle avait eu la bonté de m’écrire, pour me faire suspendre une visite à laquelle j’étais absolument résolu ; et que j’avais fondé de grandes espérances sur sa lettre, parce qu’elle m’assurait qu’elle était à la veille de retourner chez son père, où elle me faisait envisager le bonheur de la voir.)

Le col. est-il possible ? Vos efforts, monsieur, ont-ils été si pressans ? Vous a-t-elle écrit dans ces termes ?

Milord me servit aussi-tôt de garant. Il ajouta même, que, par soumission pour ses désirs, j’étais revenu de Londres sans avoir obtenu la satisfaction de la voir.

Il est vrai, repris-je ; c’est ce que je vous aurais plutôt expliqué ; mais votre chaleur m’a rendu plus réservé, dans la crainte que ce détail n’eût l’air d’une basse capitulation ; foiblesse, qui me rendrait aussi méprisable à mes propres yeux qu’aux vôtres.

Milord proposa de soutenir mon apologie par des preuves. Il observa que les Harlove et moi, nous en avions usé mutuellement comme des ours ; que d’ailleurs toute cette famille s’était expliquée fort librement sur la nôtre : cependant, qu’en faveur de Miss Clarisse, plutôt que par égard pour eux, ou pour moi-même, il était résolu de faire beaucoup plus qu’ils ne pouvaient demander ; qu’il étoit prêt à s’y engager, et qu’il aurait commencé par cette déclaration, s’il avait pu nous inspirer plutôt de la modération et de la patience. Le colonel rejeta sa chaleur sur son affection pour sa cousine. J’acceptai volontiers ses excuses ; et milord ayant fait servir des rafraîchissemens, nous nous assîmes de fort bonne humeur après toutes ces discussions, pour entrer dans les éclaircissemens qu’on me demandait, et sur lesquels je ne m’étais pas fait presser. Mais ce sera le sujet d’une autre lettre, pour laquelle je ne veux que le temps de soulager ma main et de consulter un peu ma mémoire. Observe, Belford, quel est le désavantage d’une mauvaise cause. Il me semble que les interrogations du colonel, poussées d’un ton si ferme, ont dû répandre sur moi un maudit air d’humiliation, tandis qu’elles lui donnaient une supériorité que je n’accorderais pas au premier homme de l’Europe.