Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 338

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 492-496).


M Lovelace à M Belford.

mercredi, 13 d’août.

Tout est vivant, cher Belford ! Tout est ranimé par la joie et l’espérance. Ton ami se flatte encore d’être heureux. J’ai reçu une lettre de ma chère Miss Harlove, qui est, je suppose, l’effet des avis de sa sœur, dont je te parlais dans ma dernière. Dans le transport de ma joie, je pars sur-le-champ pour Berckshire. Je vais la faire lire à milord, et recevoir les félicitations de toute ma famille. Hier au soir, je me rendis chez Smith, comme je me l’étais proposé : mais la chère personne n’était pas revenue à dix heures. J’allai prendre Tourville, qui vint passer une partie de la nuit avec moi, et que je fis chanter, pour charmer ma migraine. Je me mis au lit à deux heures. Mes songes ont été légers, agréables, et fort différens de ceux dont je t’ai fait le récit. Ce matin à huit heures, lorsque je m’habillais pour être prêt à l’arrivée de Will, que j’avais envoyé aux informations, un porteur-de-chaise m’a remis cette lettre :

à Monsieur Lovelace.

mardi, au soir.

Monsieur,

j’ai d’heureuses nouvelles à vous communiquer. Je me dispose à partir pour la maison de mon père. On me fait espérer qu’il recevra une fille pénitente, avec toute la bonté paternelle. Imaginez-vous quelle est ma joie de pouvoir obtenir une parfaite réconciliation, par l’entremise d’un cher ami pour lequel j’ai toujours eu du respect et de la tendresse. Je suis si occupée de mes préparatifs pour un voyage si doux et si désiré, qu’ayant quelques affaires importantes à régler avant mon départ, je ne puis donner un moment à d’autres soins. Ainsi, monsieur, ne me causez pas de trouble ou d’interruption. Je vous le demande en grâce. Lorsqu’il en sera tems, peut-être me verrez-vous chez mon père ; ou du moins ce serait votre faute. Je vous promets une plus longue lettre, lorsque j’y serai arrivée, et qu’on m’aura fait la grâce de m’y recevoir. Je suis, jusqu’à cet heureux jour, votre très-humble, etc.

Cl Harlove.

Je me suis hâté de répondre à ma divine Clarisse, pour l’assurer avec la plus tendre reconnaissance, que j’allais quitter Londres, attendre le succès de l’heureuse réconciliation, et me rendre digne de mes espérances. Je lui ai protesté que toute l’étude de ma vie serait de mériter cet excès de bonté, et que son père, ses amis, n’exigeraient rien à quoi je ne fusse prêt de me soumettre, pour arriver à cette délicieuse fin. J’ai donné ma lettre au porteur, sans prendre le temps d’en tirer une copie ; et j’ai fait mettre aussitôt les chevaux au carrosse de milord. Apprends-moi seulement comment se porte Belton. J’attends une lettre de toi sur la route. Si le pauvre diable peut se passer de ton secours, vole à Londres, je t’en conjure, pour offrir tes services à ma divinité. Hâte-toi, dis-je, je te le conseille, si tu ne veux être exposé à ne la pas revoir de plusieurs mois, en qualité du moins de Miss Harlove. Ne manque pas non plus, s’il est possible, de m’écrire avant son départ, pour confirmer mon bonheur et pour m’expliquer ce généreux changement. Mais qu’ai-je besoin d’explication ? Ma chère Clarisse ne peut recevoir de consolation, sans désirer que d’autres la partagent. Quelle noblesse ! Elle n’a pas voulu me voir dans ses disgraces ; mais le soleil de la prospérité ne commence pas plutôt à luire, qu’elle me pardonne.

Je sais à la médiation de qui je dois ce bonheur ; c’est à celle du colonel Morden. Elle m’a toujours dit qu’elle avait pour lui du respect et de la tendresse ; et je n’ignore pas qu’il en a plus pour elle que pour tous ses parens du même nom.

Je serai convaincu à présent qu’il y a quelques réalités dans les songes. Le plafond qui s’est ouvert, c’est la réconciliation en perspective. La figure brillante qui est venue l’élever vers un autre ciel, environnée de chérubins d’or et d’azur, marque la charmante petite famille qui sera le fruit de notre heureuse union. Les invitations trois fois répétées par le chœur d’anges, sont celles de tous les Harloves, qui auront cessé d’être implacables ; cependant, c’est une race avec laquelle mon ame répugne à se mêler.

Mais, que signifie ma chûte au-travers du plancher, dans un horrible abîme ? Pourquoi suis-je descendu pendant qu’elle montait ? Ho ! Le voici : c’est une allusion à mon dégoût pour le mariage, qui me paraît un gouffre, un abîme sans fond, et tout ce que tu voudras. Si je ne m’étais pas éveillé dans un ridicule mouvement de frayeur, je serais tombé, au fond du trou, dans quelque belle rivière, où je me serais lavé, purifié de toutes mes ordures passées. La même figure m’attendait sur une rive parsemée de fleurs, d’où elle m’aurait conduit entre les bras de ma charmante ; et nous nous serions élevés ensemble triomphans, faisant les chérubins, jusqu’à la fin de notre carrière.

Mais quelle explication donner à cette mante, à ces robes noires de milord, qu’il m’a jetées sur le visage ? Et que penser de celles des dames ? Ho, Belford ! Je les explique aussi. Elles marquent uniquement que milord aura la bonté de se laisser mourir, et de m’abandonner tout ce qu’il possède. Ainsi, honnête milord M, que le ciel fasse paix à vos cendres ! Miladi Sadleir et miladi Lawrance ne survivront pas long-temps, et me laisseront des legs considérables.

Que ferons-nous de Miss Charlotte et de sa soeur ? Ho ! Leurs habits noirs marquent le deuil qu’elles prendront, comme il convient, pour leur oncle et pour leurs tantes. Rien de plus juste.

à l’égard de Morden, qui se précipite vers moi par une fenêtre, en criant : " meurs, Lovelace, si tu ne répares pas l’outrage que tu as fait à ma parente " ; c’est-à-dire seulement qu’il aurait voulu se couper la gorge avec moi, si je n’avais pas été disposé à rendre justice à sa cousine. Tout ce qui me déplaît, c’est cette partie de mon songe ; car, en songe même, je n’aime point les menaces, ni l’air de contrainte dans ce qui flatterait le plus mon penchant. Mais, qu’en dis-tu ? Mon songe prophétique n’est-il pas bien expliqué ?

Chère et charmante Clarisse ! Quelle scène, que cette entrevue avec son père, sa mère et ses oncles ! Quels transports ! Combien de plaisir cet heureux jour d’une réconciliation si long-temps désirée ne va-t-il pas faire goûter à son cœur tendre et respectueux ? Je t’assure que je me réjouis moi-même de lui voir tant de respect pour eux. C’est une conviction pour moi qu’elle n’en aura pas moins pour son mari, puisque l’amour du devoir est uniforme, lorsqu’il a sa racine dans le cœur. Vois à présent, Belford : je n’ai pas été si blâmable que tu l’as pensé. Si je ne l’avais pas jetée dans un si grand nombre d’embarras, elle n’aurait pu recevoir ni causer toute la joie dans laquelle ils vont nager tous ensemble. Ainsi, voilà un grand bien, un bien durable qui va naître d’un mal passager. Je n’ai jamais douté qu’ils ne l’aimassent, elle qui fait l’ornement et la gloire de leur famille. Je savais que cette querelle ne durerait pas long-temps.

Que ne donnerais-je pas pour lire la lettre d’Arabelle ! Elle a toujours été si mortifiée de se voir éclipsée par sa sœur, qu’elle n’aura pu s’empêcher de mêler un peu de fiel à l’heureuse invitation. Je brûle aussi de recevoir la lettre que la chère Clarisse me promet, lorsqu’elle sera rentrée chez son père. Elle me rendra compte, apparemment, de l’accueil qu’elle y aura reçu.

Cependant il me semble qu’en me communiquant le sujet de sa joie, son style est un peu grave. Il me plaît et me chagrine à-la-fois. Mais, comme il est évident qu’elle m’aime encore, et qu’elle espère de me revoir bientôt chez son père, elle n’a pu, sans quelque embarras, avouer son amour, après les petits excès auxquels je me suis emporté : et lorsqu’en finissant, je suis’, dit-elle, jusqu’à cet heureux jour, votre, etc. Clarice Harlove, n’est-ce pas dire, ce sera votre faute, après cela, si je ne suis pas Clarice Lovelace ?

ô mon cher amour ! Ma généreuse, mon adorable Clarisse ! Que cette divine facilité à pardonner nous fait d’honneur à tous deux ! à moi, pour t’en avoir donné l’occasion ! à toi, pour la faire tourner si glorieusement à l’avantage de l’un et de l’autre !

Mowbray arrive avec tes lettres. Je quitte mon agréable sujet, pour en faire succéder un qui me plaira moins, j’en suis sûr. Le pesant Mowbray s’est engagé à me tenir compagnie dans mon voyage, et je lui promets de dissiper les vapeurs qu’il a contractées près d’un malade. Il me dit qu’après avoir respiré l’air entre les gémissemens de Belton et les sermons de Belford, il sera trois jours sans revenir à son état naturel. Il te reproche d’augmenter la foiblesse du pauvre moribond, au lieu de l’encourager à supporter sa destinée.

Je suis fâché que la fermeté lui manque au dernier acte. Mais sa maladie a duré long-temps, et l’esprit s’en ressent comme le corps. Mercredi, au soir.

J’ai lu ta lamentable lettre. Pauvre Belton ! Que d’heures vives et plaisantes nous avons passées ensemble ! C’était un caractère libre et déterminé : qui se serait attendu à le voir finir par des foiblesses et des terreurs ? Mais pourquoi ne lui remets-tu pas l’esprit, sur la mort de quelques braves qu’il a tués ? Il s’y est toujours pris en homme d’honneur, et comme j’aurais fait dans les mêmes circonstances. Voilà ce que tu lui devrais dire, et lui représenter qu’il n’a point à répondre du malheur d’autrui.

La mort, dit un de nos poëtes, considérée simplement en elle-même, n’épouvante point la raison. Je crois cette idée fausse ; et tes peintures forcées, tes graves réflexions sur les répugnances de la nature en sont une preuve. Pour moi, qui ne t’apprendrai rien de nouveau en t’assurant que personne ne redoute moins la mort que moi, dans une occasion d’honneur, je ne laisse pas de t’avouer ingénûment que ce bas monde me plaît si fort (quoique je n’aie pas toujours eu sujet de m’en louer), et que je prends tant de goût aux délices de mon âge, à mes espérances de fortune, sur-tout à celles que j’ai conçues nouvellement du côté de ma chère, de ma trois fois chère Miss Harlove, que, quand je me supposerais sûr de n’être pas mal dans un autre état, je serais très-désespéré, très-effrayé, si tu veux, de perdre mon bonheur avec la vie. Mais je n’ai ni le temps ni la volonté de répondre à tes lugubres argumens. Je remets ce soin après mon mariage.

Après mon mariage ! Ai-je dit. Charmante idée ! Il faut m’armer de patience, pour demeurer privé de la vue de ma déesse, jusqu’à ce qu’elle soit chez son père. Cependant, comme tu m’assures qu’il ne lui reste que l’ombre de sa beauté, j’aurais pris un plaisir extrême à la voir à présent, et tous les jours qui me restent à compter jusqu’à notre mariage, pour avoir la satisfaction d’observer par quels charmans degrés le repos de cœur et d’esprit, et la joie de se voir réconciliée avec ses amis, vont la rétablir dans toute sa splendeur. Au fond, je crois te devoir des remerciemens pour lui avoir fait éviter ma visite. Grâces à l’amour, tout est en si bon train, que je consens même à te pardonner tes noires infidélités. Autrement, je t’aurais appris l’obéissance que tu dois à ton général. Croirais-tu que cet épais Mowbray s’afflige de me voir si près de mon bonheur avec Miss Harlove ? Il me tient des raisonnemens qui sont quelquefois capables de m’embarrasser ; et, par ma foi ! Belford, à présent que je touche au terme, je ne sais que répondre. Mais, à tout hasard, je m’en tiendrai à mes résolutions ; car j’ai trop éprouvé qu’il m’est impossible de vivre sans elle.

" vous me pressez extrêmement de vous marquer, avant votre départ pour Berckshire, ce que je pense de votre nouvelle situation. Le sommeil qui me presse, et le triste spectacle que j’ai encore devant les yeux, ne me laissent guère le pouvoir d’y faire toutes les réflexions qu’elle mérite. Votre joie, dites-vous, va jusqu’au transport. Elle est juste, si vous ne me déguisez rien, et je ne voudrais pas vous la dérober ; mais je ne puis vous dissimuler que j’en suis surpris.

Sûrement, Lovelace, la lettre que tu me communiques ne saurait être une imposture de ta façon, pour couvrir quelque nouvelle vue, et pour me tromper. Non ; le style me fait rejeter cette idée : quoique, d’un autre côté, je te croie capable de tout. Je veux suspendre mon jugement, et me contenter aujourd’hui de te souhaiter toutes sortes de biens ".