Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 337

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 488-492).


M Belford à M Lovelace.

mardi, 22 d’août.

Je suis, depuis trois jours, dans une agitation si continuelle, à la vue d’un homme mourant et des scènes choquantes de l’agonie, que, ne me trouvant pas capable d’écrire régulièrement, je me suis réduit à jeter, sans ordre, les évènemens sur le papier, dans la vue de les rassembler avec plus de méthode lorsque je serais mieux disposé à me servir de ma plume.

Cette disposition me revient. L’indignation la rallume, à la lecture de tes dernières lettres, qui me donnent sujet de te faire un reproche fort sérieux. Tu as violé ta parole ; et si les effets de cette infidélité sont tels que je les appréhende, il est certain que j’aurai là-dessus d’autres explications avec toi. Si tu veux qu’on te croie sincère dans le désir de toucher Miss Harlove en ta faveur, ta ridicule conduite chez ses hôtes est un admirable moyen de la ramener à toi, lorsqu’elle lui sera représentée ! Qu’en penses-tu toi-même ? Elle la confirmera, sans doute, dans l’opinion que le tombeau est préférable pour elle, à un mari qui n’est pas plus capable de réflexions que de remords ; sur-tout après une maladie aussi sérieuse que la tienne.

Mon inquiétude est extrême pour sa situation. Elle étoit, samedi dernier, dans un abattement si excessif, que je ne pus prendre ses ordres avant mon départ. être chassée de son logement, lorsqu’elle est à peine en état de quitter son lit, c’est un traitement si cruel qu’il ne peut venir que du même cœur qui s’est rendu coupable de tant d’autres barbaries. Ne conviendras-tu pas, avec un peu de réflexion, qu’il y a plus que de la cruauté à t’être fait un amusement, sans aucune vue qui puisse répondre à tes propres espérances, de chasser de place en place une malheureuse fille, qui, portant déjà, comme une biche innocente, la flêche mortelle dans son sein, ne cherche qu’un asile contre toi dans les ombres de la mort ?

Mais je t’abandonne à ta conscience, et je veux te faire la peinture d’une scène qui aura peut-être plus de force pour te rappeler à toi-même, parce que tu dois en être un jour le principal acteur, et que c’est aujourd’hui le tour d’un de tes meilleurs amis, que j’ai vu pendant quatre jours dans un état dont l’horreur m’est toujours présente ; sans compter que, sortant du même danger, il est impossible qu’il n’ait pas excité quelques momens ton attention : car, au fond, malgré les emportemens de ta folle gaieté, malgré toutes tes extravagances, il faut, Lovelace, que cette infaillible vérité demeure gravée dans ta mémoire ; que la vie, à laquelle nous sommes si fortement attachés, mérite à peine le nom de vie ; que c’est une simple course, où la respiration manque bientôt ; et qu’à la fin de la plus longue, et, si tu veux, de la plus heureuse, ton sort sera de mourir comme Belton.

Tu as su, par Tourville, l’arrangement que nous avons mis dans les affaires temporelles du pauvre malheureux. Nous étions fort éloignés de croire sa fin si proche. Cependant lorsque j’arrivai à sa maison samedi au soir, je le trouvai excessivement mal. Il venait de quitter son lit, pour se mettre dans un fauteuil ; soutenu d’un côté par sa garde, et de l’autre par Mowbray, le plus dur et le moins compatissant personnage qui soit jamais entré dans la chambre d’un malade, tandis que les domestiques s’efforçaient de rendre ses matelas plus commodes. La mauvaise humeur se joignait à la maladie, sans autre cause que son lit de plume, qu’il trouvait trop dur.

Il avait désiré de me voir, avec tant d’impatience, que tout le monde se réjouissant de mon arrivée, j’entendis Mowbray qui lui disait, en m’entendant monter : console-toi, Belton ; tu verras enfin notre honnête ami Belford.

Où est-il ? Où est-il ? S’écria le pauvre homme. Dans le transport de sa joie, il aurait voulu se lever pour me recevoir ; mais sa foiblesse le retint sur sa chaise. Après s’être un peu remis, il me nomma son meilleur ami, son ami de cœur ; mais se mettant à verser un ruisseau de larmes : ô Belford ! Me dit-il, cher Belford ! Vous voyez l’état où je suis. Quel changement ! Réduit si bas, et dans un espace si court ! Me reconnaissez-vous ? Reconnaissez-vous votre pauvre Belton ? Je ne vous trouve pas si changé, mon cher Belton. Mais je m’aperçois que vous êtes foible, très-foible, et j’en suis fort affligé. Foible, hélas ! Oui, mon très-cher Belford : plus foible encore, s’il est possible, d’esprit que de corps (il s’est remis à pleurer) ; sans quoi m’attendrirais-je à ce point sur ma propre situation, moi qui n’ai jamais connu la foiblesse et la crainte ? J’ai honte de moi-même. Mais ne me regarde pas avec mépris, cher Belford ; je t’en supplie, ne me méprise point. Je l’assurai que j’avais toujours fait cas d’un homme que les peines d’autrui attendrissaient jusqu’aux larmes ; et qu’avec cette disposition de cœur, je pensais aussi qu’on ne pouvait être insensible à ses propres maux. En lui tenant ce discours, je ne pouvais m’empêcher moi-même de marquer visiblement mon émotion. C’est à présent, Belford, interrompit le brutal Mowbray, que je te trouve tout-à-fait insupportable. Notre pauvre ami est déjà d’un point trop bas, et tu ne fais que le ravaler de plus en plus. Cette manière de flatter sa foiblesse, et de joindre tes larmes de femme aux siennes, ne convient point à l’occasion. Lovelace te dirait la même chose, s’il était ici. Tu es une impénétrable créature, lui répondis-je du même ton ; et très-peu propre à figurer dans une scène dont tu ne seras capable de sentir les terreurs que lorsque tu les éprouveras pour toi-même. Alors, si tu as le tems de les sentir, j’engage ma vie contre la tienne, que tu marqueras autant de foiblesse que ceux à qui tu as la dureté d’en reprocher. Le sauvage animal répliqua qu’il avait autant d’amitié que moi pour Belton, et qu’il n’en croyait pas moins que flatter la foiblesse d’un ami, c’était l’augmenter. J’ai vu plus d’un malfaiteur, ajouta-t-il pour soutenir sa misérable thèse, aller au gibet avec plus de fermeté que vous n’en marquez tous deux. J’aurais laissé ce grossier raisonnement sans réponse : mais le pauvre Belton répondit, pour lui-même, que ceux dont Mowbray citait l’exemple n’étoient pas affoiblis par d’aussi longues infirmités que les siennes ; et se tournant vers moi : compte, cher Belford, que les marques de ta pitié sont un baume que tu verses dans mes plaies. Laissons à Mowbray l’honneur de voir d’un œil indifférent les souffrances d’un ami, et trouver un sujet de raillerie dans la tendresse de nos sentimens.

L’endurci Mowbray prit le parti de se retirer, de l’air d’un Lovelace, plus stupide seulement, bâillant, étendant les bras, au lieu de fredonner comme tu as fait chez Smith. J’assistai le malade à se remettre dans son lit. Il étoit réellement si foible, que n’ayant pu supporter cette fatigue, il s’évanouit entre mes bras ; et je le croyais tout-à-fait parti. Mais étant revenu à lui-même, et le médecin lui ordonnant le repos, j’allai joindre au jardin le brave Mowbray, qui prit plus de plaisir à parler des folies de Lovelace, que de la mort et du repentir de Belton.

Je revis le malade au soir, avant que de me retirer ; ce que je fis de fort bonne heure, pour éviter la compagnie de Mowbray, car sa froide insensibilité me le rendait insupportable. Il est si horrible, qu’après avoir vécu avec un homme dans une étroite liaison, après avoir fait profession de l’aimer jusqu’à ne pouvoir souffrir d’autre compagnie, jusqu’à faire de longs voyages pour en jouir, et jusqu’à tirer l’épée pour soutenir sa querelle, sans en examiner la justice, on puisse le voir réduit au plus triste état d’esprit et de corps, avec moins de penchant à plaindre sa misère qu’à la tourner en raillerie, parce qu’on le croit plus sensible à ses peines qu’un criminel qu’on mène à l’exécution, et qui doit peut-être son insensibilité à l’ivrognerie ; cette façon de penser me paraît, dis-je, si révoltante pour la nature et la raison, que j’eus besoin de toute ma patience pour ne pas traiter Mowbray beaucoup plus mal. Je me rappelai, à cette occasion, ce que Miss Harlove me disait un jour en parlant d’amitié, et des devoirs que la mienne m’impose pour vous : comptez M Belford, me dit cette divine fille, que tôt ou tard vous serez convaincu que ce que vous appelez amitié n’en est qu’une vaine ombre, et que rien n’est digne de ce nom, s’il n’a la vertu pour fondement.

Dimanche matin, je fus appelé, à la prière de Belton, et je le trouvai dans une affreuse agonie. ô Belford ! Belford ! Me dit-il d’un air égaré, comme s’il eût cru voir un spectre, approchez de moi ; et tendant les deux bras : cher, cher Belford, approchez donc. Ah ! Sauvez-moi. Ensuite, saisissant mon bras de ses deux mains, et levant la tête vers moi, avec une étrange agitation dans les yeux : sauvez-moi, cher Belford, sauvez-moi, répéta-t-il. Je passai mon autre bras autour de lui : vous sauver, mon cher Belton ! Vous sauver ! Eh de quoi ? Il n’y a rien ici qui puisse vous nuire. De quoi voulez-vous que je vous sauve ? En revenant de sa terreur, il s’est laissé retomber sur son oreiller. Oh ! Sauvez-moi de moi-même, reprit-il, sauvez-moi de mes propres réflexions. Cher Belford ! Quelle affreuse nécessité que celle de mourir, sans avoir une seule pensée à se rappeler pour sa consolation ! Que ne donnerais-je pas pour une seule des années que j’ai perdues ! Pour une seule année, avec le même sentiment que j’ai aujourd’hui des choses du monde ! J’essayai de le consoler : mais, au lit de la mort, les libertins sont de mauvais consolateurs les uns pour les autres. Il m’interrompit : ô mon cher Belford ! Me dit-il, on m’a raconté que l’excellente Miss Harlove vous avait converti, et j’ai vu tomber sur vous quantité de railleries à cette occasion. Puisse-t-on m’avoir fait un vrai récit ! Vous êtes un homme sensé : ah ! Puisse-t-on m’avoir fait un vrai récit ! C’est aujourd’hui votre tems. Vous êtes dans la pleine force de l’esprit et du corps. Mais, hélas ! Votre pauvre Belton a gardé ses vices, jusqu’à ce qu’ils l’aient abandonné ; et voyez-en les misérables effets dans la foiblesse et l’abattement de son ame. Quand Mowbray serait présent, je reconnaîtrais que c’est la cause de mon désespoir.

J’employai tous les argumens que je pus m’imaginer pour sa consolation ; et je crus en remarquer l’effet pendant le reste du jour. L’après-midi, sa situation paroissant assez tranquille, il me demanda de vos nouvelles, et quelle conduite vous teniez avec Miss Harlove. Je lui appris votre maladie, et combien vous aviez paru peu touché. Mowbray parut se réjouir de votre impénétrable dureté de coeur. Lovelace, nous dit-il, est une lame de bonne trempe, et d’acier jusqu’au dos. Il te donna d’autres louanges, telles que tu peux les attendre d’un abandonné, et telles que tu désires, sans doute, de les mériter. Mais si le ciel t’avait fait entendre ce que le pauvre mourant, devenu sage trop tard, m’a dit ce matin à cette occasion, peut-être aurais-tu fait trève à tes extravagances, pour une heure ou deux.

Il en aurait voulu dire davantage : mais, accablé de sa maladie et de sa douleur, il a penché la tête sur son sein, pour cacher à Mowbray, qui rentrait dans la chambre, des larmes qu’il ne pouvait retenir. Fâcheuse situation, par ma foi ! Fâcheuse, fâcheuse situation, a dit le consolant Mowbray, du ton que tu lui connais : et s’asséyant comme moi près du lit, il est demeuré en silence, les jambes étendues, les yeux fermés, la lèvre d’en bas repliée sur l’autre, sans qu’on pût distinguer si c’était assoupissement de crapule, ou méditation. Je n’ai pas laissé de lui dire : il me semble, Mowbray, qu’il ne manque rien à cette leçon ; nous nous verrons quelque jour dans le même cas, et qui sait si ce temps est bien éloigné ? Il s’est mis à bâiller, en étendant les bras ; et revenant à lui : quelle heure est-il ? A-t-il demandé. Il a tiré sa montre ; il a bâillé encore une fois. Ensuite, se levant sans me répondre, il a pris à pas lents le chemin de la porte ; et je l’ai entendu qui disait à quelque domestique, qu’il a rencontré sur l’escalier : apporte-moi une rasade du meilleur vin ; ton pauvre maître et ce maudit Belford causeraient des vapeurs à l’homme le plus robuste.

J’ai continué d’assister le malade pendant tout le jour, et quel spectacle ne m’ont pas donné ses agitations ? Il me conjure à chaque instant de ne le pas quitter : mais, hélas ! Que puis-je faire pour lui ? Si le glorieux exemple de Miss Harlove et les terreurs de ce malheureux ami n’avoient pas la force de me toucher, je me croirais aussi abandonné que je crains que tu ne le sois, si tu ne tires aucun fruit de ces deux exemples.

Mowbray, fatigué de ne voir que de la tristesse autour de lui, se détermine à t’aller joindre à Londres. Il a paru charmé d’apprendre que ta santé t’avait permis de faire le voyage, apparemment pour avoir un prétexte de nous quitter.

Il vient de prendre congé du pauvre Belton ; un congé, qui sera probablement de longue durée, car je ne m’attends pas que notre ami puisse vivre jusqu’à demain au soir. Je crois que ce pauvre homme n’aurait pas été fâché de le voir partir à mon arrivée : et dans le fond, c’est un choquant personnage, qui jouit d’une santé trop vigoureuse, pour être capable d’entrer dans les peines d’un malade. Il n’est pas aisé à l’ame, pour employer une de tes expressions, d’aiguiser des organes de cette force et de cette épaisseur. Sa constitution et celle de l’ami dépravé qu’il va joindre, vous promettent à tous deux une vie également longue, du moins si l’épée ou la corde n’en abrègent pas le cours.

Je dois te répéter, Lovelace, que je ne puis être que fort alarmé pour le malheureux objet de tes cruelles persécutions, et que je ne pense point que tu aies rempli avec moi un engagement d’honneur. J’avais prévu qu’aussitôt que tu serais rétabli, tu entreprendrais de la voir. Je l’en avais avertie, sous prétexte de la préparer à cette visite ; et je n’avais rien épargné pour l’engager à te recevoir. Elle m’a répété constamment que, pour le monde entier, elle n’y consentirait pas, ne lui demandât-on qu’un quart-d’heure. Si j’avais pu la fléchir, je suis persuadé que tu ne te serais pas défendu de la plus vive émotion, à la vue de l’aimable squelette (car, avec sa figure et ses traits, elle ne cessera jamais d’être aimable) que tu as fait, en si peu de tems, du plus charmant ouvrage qui soit jamais sorti des mains de la nature ; et cela dans la pleine fleur de sa jeunesse et de sa beauté. N’attache pas à ton songe aussi peu de poids que tu l’affectes. Je souhaiterais qu’il te demeurât gravé au fond du cœur ; et j’y donnerais facilement une interprétation qui te choquerait peut-être. Demande-la moi, si tu l’oses.

Une excellente action, à laquelle je t’exhorte, ce serait de venir voir pour la dernière fois ton ami mourant ; de venir partager mon inquiétude pour lui, et considérer, dans son exemple, quel sera tôt ou tard ton sort, le mien, celui de Mowbray, de Tourville, et de tous nos associés.