Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 319

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 463-464).


Miss Clarisse Harlove à M Belford.

vendredi, 4 d’août.

Je vous dois, monsieur, une reconnaissance extrême pour vos communications. Je n’en ferai jamais d’usage dont vous puissiez me faire un reproche, ni que vous ayez sujet de vous reprocher à vous-même. Je n’avais pas besoin de nouvelles lumières, pour me convaincre du dessein prémédité de votre ami, et ma lettre à Miss Montaigu en fait foi. J’avouerai, en sa faveur, qu’il a observé quelque décence dans le récit qu’il vous a fait de ses indignités les plus choquantes. Si toutes ses étranges confidences sont aussi mesurées dans les termes, je n’y vois rien de plus criminel que son infame coeur, qui a pu s’occuper de tant de ruses barbares, où l’inhumanité n’est pas du tout sur le compte de son esprit. Les hommes du sens le plus borné peuvent réussir dans les plus horribles entreprises, lorsqu’ils se mettent au-dessus de toutes les loix ; et plus facilement encore, contre un cœur innocent, qui, se reposant sur sa propre droiture, en est moins porté à se défier de celle d’autrui. Je trouve, monsieur, que j’ai beaucoup à me louer de vos intentions dans tout le cours de mes souffrances. Il est impossible de n’en pas tirer la conséquence qui se présente d’elle-même, contre sa bassesse préméditée : mais je m’arrête, pour ne pas vous donner lieu de croire que je me sers contre vous, de vos communications.

Comme rien n’est plus inutile que les nouveaux argumens que vous pourriez employer en sa faveur, je dois vous dire, monsieur, pour vous en épargner la peine, que j’ai tout pesé avec une juste attention ; tout, c’est-à-dire, tous les avantages que la vanité humaine peut me faire envisager ; tous les agrémens que je puis me promettre dans une parfaite réconciliation avec mes amis ; les douceurs même que je suis sûre de trouver dans l’amitié de Miss Howe, et qui sont, n’en doutez pas, la plus parfaite consolation que je puisse espérer dans la vie : en un mot, j’ai tout pesé ; et, sans attendre la lecture de vos extraits, j’ai préféré l’espérance d’une mort que je crois peu éloignée, à tout ce qui pourrait m’arriver d’agréable dans l’alliance de M Lovelace, quand je serais sûre d’y trouver le plus tendre et le meilleur des maris. à l’égard du reste, s’il veut se borner aux maux qu’il m’a causés, et ne pas pousser plus loin ses persécutions, je demanderai pour lui les faveurs du ciel jusqu’au dernier moment de ma vie ; j’oublierai qu’il a jeté dans l’abîme une malheureuse orpheline, et creusé le tombeau d’une amie. à qui le nom d’orpheline convient il mieux qu’à moi, qui me vois abandonnée de mon père, et sans aucune espérance de pardon du côté de ma mère ?

Après la faveur que vous m’avez accordée, je passe volontiers, monsieur, à la seconde partie de ma demande. J’ai besoin de courage pour vous l’expliquer ; et, ce qui vous étonnera, le courage dont j’ai besoin ne peut me venir que de l’excès de mon infortune et du misérable état de ma santé. Mais, s’il me rend indiscrète, vous en serez quitte pour un refus ; et je suis sûre même que vous me pardonnerez. Vous me voyez, monsieur, absolument livrée à des étrangers ; gens pitoyables, à la vérité, et d’un zèle dont je dois me louer beaucoup, mais de qui je ne puis attendre que de la compassion et des vœux obligeans. Pour ma mémoire, comme pour ma personne, quels secours puis-je espérer d’eux, si j’en avais besoin pour l’une ou pour l’autre ? Mais si je me reposais, de la justice que je crois due à mon caractère, sur la seule personne qui possède les matériaux qu’on y peut employer, et qui a le courage, l’indépendance et l’habileté nécessaires pour me rendre cet important service ; si je lui proposais de se faire le protecteur de ma mémoire, d’être mon exécuteur testamentaire, et de veiller à l’observation de quelques-uns de mes derniers désirs ; si j’abandonnais des intérêts si précieux à sa propre discrétion, à sa méthode, à sa commodité, sans autre restriction que de consulter ma chère Miss Howe sur quelques points qui peuvent la toucher, il me semble que cette partie de ma demande pourrait être accordée ; et si j’étais assez heureuse pour l’obtenir, les consolations que j’espère croîtraient encore, par la bonté de l’homme généreux à qui j’en aurais l’obligation. Il serait honorable pour ma mémoire, que, n’ayant point eu le temps d’écrire ma propre histoire, je me sois crue assez sûre de mon innocence, pour me fier, de ma justification, au récit même du destructeur de ma réputation et de ma fortune. Je ne craindrais point de susciter des querelles entre ma famille et votre ami, sur-tout méditant quelques dispositions dont mes parens ne seront peut-être pas aussi satisfaits que je le désire ; car mon dessein n’est pas de blesser la justice ni la raison : mais vous savez, monsieur, que, dans les plus honnêtes gens, l’amour-propre est toujours partial pour ses intérêts. Je serais délivrée aussi du chagrin de rappeler quantité de circonstances, qui me causeraient un nouveau trouble, et dans un temps où je ne dois penser qu’à rétablir la paix de mon esprit, pour le rendre propre à de plus importantes préparations. Qui sait si le généreux bienfaiteur qui est déjà touché de mes infortunes par un mouvement d’humanité, s’occupant de mon histoire, dont il ne sera peut-être pas long-temps sans avoir la catastrophe devant les yeux, et s’y trouvant même intéressé, ne sera pas remué plus fortement encore par des principes supérieurs, qui lui feront trouver la récompense de sa générosité dans un attachement inviolable à la vertu ? C’est le souhait de sa servante très-humble et très-obligée,

Cl Harlove.