Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 320

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 465-466).


M Belford à M Lovelace.

vendredi au soir, 4 août.

Les extraits que Miss Harlove m’a demandés, sont actuellement entre ses mains. Tu peux t’assurer que j’ai eu tous les égards possibles, je ne dirai pas à la conscience, mais à l’amitié. J’ai changé ou supprimé plusieurs expressions. J’ai retranché absolument la description de sa personne, dans la scène de l’incendie. Je lui ai dit que, dans toutes vos lettres, vous n’aviez jamais cessé de rendre justice à sa vertu, et j’ai fini par une péroraison fort vive, dont j’ai conservé la copie. Je vous l’envoie sous cette enveloppe, sans y changer un mot.

Cette incomparable fille est vivement alarmée du dessein que vous avez formé de la voir. Au nom du ciel, souvenez-vous que vous êtes engagé d’honneur avec moi ; et par pitié pour elle, car elle est d’une extrême foiblesse, renoncez à ce misérable projet. Elle reçut, hier après midi, une lettre cruelle, que Madame Lowick juge de sa sœur, par l’effet qu’elle a produit sur elle. C’est apparemment une réponse à celle qu’elle lui avait écrite samedi dernier, pour demander le pardon et la bénédiction de son père.

Elle reconnaît que, si toutes les tiennes sont aussi décentes, et lui rendent autant de justice que je n’ai pas fait difficulté de l’en assurer, elle pourra se croire dispensée de la nécessité qu’on lui impose d’écrire son histoire. C’est un avantage de plus, qui te reviendra des extraits que je lui ai communiqués, quoique peut-être tu ne croies pas m’en avoir beaucoup d’obligation.

Mais que t’imagines-tu qu’elle m’ait proposé pour seconde demande ? Elle me prie, Lovelace, d’accepter l’office de son exécuteur testamentaire. Tu seras informé de ses motifs, lorsqu’il conviendra que tu le sois, et je te garantis d’avance que tu les approuveras. Vous ne sauriez vous figurer combien je suis fier de sa confiance. Ma crainte est que le temps d’y répondre n’arrive trop tôt. Elle écrit sans cesse. Quel triste plaisir ne prendrai-je pas à lire toutes ses idées et ses dispositions ? Une femme d’un naturel si doux, si patient, si résigné, qui exerce sa plume sur ses propres disgrâces, et dans le sentiment actuel de sa douleur ! Combien son style ne sera-t-il pas plus touchant que toutes ces relations sèches, inanimées, qui nous représentent les dangers ou les infortunes d’autrui, et dont les historiens n’étant agités, ni par les horreurs de la crainte, ni par les tourmens de l’incertitude, pour des évènemens cachés encore sous le voile du destin, tranquilles au contraire dans les révolutions dont ils font la peinture, ne peuvent causer une émotion qu’ils ne ressentent point eux-mêmes ?

Samedi matin, 5 d’août.

Je viens de quitter Miss Harlove, que j’étais allé remercier de l’honneur qu’elle m’a fait, et que j’ai assurée d’autant de fidélité que d’exactitude, si je suis appelé par le ciel au devoir sacré qu’elle m’impose. Je l’ai trouvée fort mal. Sur l’inquiétude que je lui en ai témoignée, elle m’a dit qu’elle avait reçu de sa sœur une seconde lettre, aussi dure que la première ; qu’avec un courage qu’elle n’avait point eu jusqu’à présent, elle avait pris le parti d’en écrire une à sa mère ; qu’elle s’était mise à genoux pour l’écrire, et qu’elle lui avait demandé pardon pour unique grâce. Il n’était pas surprenant, a-t-elle ajouté, que je la trouvasse un peu émue. à présent que j’avais accepté le dernier office qu’elle pût espérer de moi, je devais m’attendre à me voir quelque jour toutes ses lettres entre les mains ; et si celle qu’elle venait d’écrire à sa mère lui attirait une réponse un peu favorable pour contre-balancer celle de sa sœur, peut-être consentirait-elle d’avance à me les faire lire toutes deux.

Comme j’étais sûr de lui déplaire en blâmant la cruauté de sa famille, je me suis contenté de répondre qu’elle avait assurément des ennemis, qui croyaient trouver leur avantage à nourrir contre elle le ressentiment de ses amis.

C’est ce qui n’est pas impossible, m’a-t-elle dit. Les malheureux, M Belford, ne manquent jamais d’ennemis. Une faute réelle autorise d’autres imputations. Il se trouve toujours des accusateurs, lorsqu’il se trouve des oreilles ouvertes aux accusations. Je n’avais pas besoin de ma propre expérience, pour être convaincue d’une vérité dont on voit des exemples continuels. Les outrages de M Lovelace, l’inflexibilité de mon père, et les duretés de ma sœur, sont les conséquences naturelles de ma propre témérité. Ainsi, je dois me soumettre à mon sort. Mais ces conséquences se succèdent de si près, qu’il me serait bien difficile de n’y être pas sensible à mesure qu’elles arrivent.

Je lui ai demandé si l’on ne pouvait pas espérer qu’une lettre de son médecin ou de moi, écrite avec beaucoup de soumission, pour informer quelqu’un de ses parens du mauvais état de sa santé, fût reçue favorablement ? Ou, si vous jugiez, lui ai-je dit, qu’une explication de bouche produisît un meilleur effet, j’entreprendrais le voyage avec joie, et je me conformerais scrupuleusement à vos ordres.

Elle m’a prié très-instamment de ne former aucune entreprise de cette nature, sur-tout sans sa participation et sans son consentement. Miss Howe, m’a-t-elle dit, avait augmenté ses peines par un zèle excessif ; et s’il y avait quelque chose à se promettre de la médiation, elle avait une tendre amie, Madame Norton, dont la prudence était égale à sa piété, et qui ne laisserait échapper aucune occasion de la servir.

Je lui ai fait connaître que mes affaires m’obligeaient d’être absent de Londres jusqu’à lundi prochain. Elle m’a dit qu’elle me verrait volontiers à mon retour.