Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 301

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 425-427).


M Lovelace, à M Belford.

au château de M mercredi, 19 juillet. Tu crains avec raison que je ne te soupçonne de quelque perfidie, lorsque tu n’as pas fait difficulté de communiquer ma lettre. Qui croirait, me demandes-tu, que tu n’aies pas dû lire quelques endroits les plus favorables d’une lettre que j’écris à mon ami, pour le convaincre de mon innocence ? Je t’apprendrai qui. C’est celui qui, dans la même lettre où il me fait cette question, me dit effrontément qu’il y a, dans mes lettres les plus sérieuses, un air de légereté et de mauvaise plaisanterie, qui fait aussi peu d’honneur à mes sentimens qu’à mes principes. Que penses-tu maintenant de ta folie ? Deviens, je t’en prie, plus circonspect à l’avenir ; et que cette grossière imprudence soit la seule de son espèce. Elle ne peut penser à moi sans peine ! Elle admire que tu ne sois pas effrayé de mon caractère ! Je suis un cœur endurci, un effronté scélérat, un homme dont l’amitié ne fait honneur à personne, un méchant homme, un homme qui fait le rôle des ministres infernaux ! A-t-elle tenu, a-t-elle pu, a-t-elle osé tenir ce langage, et le tenir à celui dont elle loue l’humanité, et qu’elle préfère à moi pour cette vertu, tandis que l’humanité dont il fait parade n’est exercée qu’à ma prière, et qu’elle ne peut l’ignorer ! N’est-ce pas me ravir l’honneur de mes bonnes œuvres ? Admirable fondement pour ta fine distinction entre le ressentiment et la vengeance ! Mais tu seras toujours malheureux dans tes idées ; et ton partage est de ne concevoir les choses qu’à demi, ou de réussir mal à les exprimer. L’éloge que tu fais de son ingénuité, est un autre de tes entêtemens. Je ne pense pas comme toi de ses plaintes et de ses exclamations. Que peut-elle se proposer ? Seroit-ce de t’inspirer un saint amour ? Au diable ton extravagance ! Dans toute autre vue, néanmoins, n’est-il pas choquant de se représenter une femme si charmante, tête à tête avec un libertin, et lui parlant d’une offense qu’elle ne peut pardonner ? Je souhaiterais beaucoup que ces chastes personnes fussent un peu plus modestes dans leur colère. Il serait fort étrange que Lovelace eût plus de délicatesse que Miss Harlove, sur un point qui en demande extrêmement. Peut-être engagerai-je sa Norton ou sa chère Miss Howe, par quelqu’un de mes agens, à faire un reproche à cette chère novice de ses expressions trop libres. Mais, pour être tout-à-fait sérieux, je t’assure que, malgré le ton méprisant avec lequel elle t’a demandé d’où me venait l’audace de vouloir punir celle d’autrui, je ne pardonnerai jamais à cette maudite Sinclair la dernière violence dont elle s’est rendue coupable contre une femme que j’adore. Les barbares insultes des deux nymphes, dans la visite qu’elles lui ont rendue, et le choix de la plus horrible caverne qu’elles aient pu trouver, dans la vue, sans doute, de lui faire renaître du goût pour leur maison, sont des outrages, pour m’exprimer dans son style, que je te jure de ne jamais oublier. Pour l’opinion que la Lovick et la Smith ont de sa santé, c’est un langage de femme, dans lequel je ne suis pas surpris que tu donnes si facilement, toi qui as vu mourir et ressusciter tant de belles personnes. Je veux t’apprendre ce qui combat cette idée : sa jeunesse et son admirable constitution ; le plaisir qu’elle a toujours pris à faire du bien : un plaisir qu’elle goûtera plus que jamais, puisque mon défaut, comme tu sais, n’est pas une humeur sordide ; sa piété, qui lui fournira des motifs de patience contre des maux inévitables ; la considération du triomphe qu’elle a remporté sur moi par sa résistance, et sur toute la maison par sa fuite ; l’innocence de ses intentions, et l’orgueil intérieur de n’avoir pas mérité le traitement qu’elle a souffert. Comment s’imaginer qu’avec tant de réflexions consolantes, une femme puisse mourir de chagrin ? Au contraire, je ne doute pas qu’en revenant de la consternation où sa dernière disgrâce l’a jetée, son cœur plus tranquille ne se rouvre à l’amour. Ses idées recommenceront à rouler sur le nœud conjugal. La vivacité renaîtra dans son ame, et la fera répondre à mes sentimens avec autant de liberté que de plaisir, quoiqu’avec moins de l’un et de l’autre, que si la chère petite orgueilleuse n’avait pas perdu le droit de se croire trop élevée au-dessus du reste de son sexe. En me faisant le récit de ses amères invectives contre ton pauvre ami, tu me demandes ce que tu aurais pu répondre pour moi. Ne t’ai-je pas suggéré, dans mes lettres précédentes, mille choses qu’un peu de zèle t’aurait fait rappeler pour ma justification ou pour mon excuse ? Mais venons aux circonstances présentes. Il est vrai, comme mon courrier te l’a dit, qu’avant l’officieuse infamie de cette Sinclair, Miss Howe s’était engagée dans mes intérêts. Cependant, elle a dit à mes cousines qu’elle était persuadée que son amie ne me pardonnerait jamais. J’ai une extrême impatience de savoir ce que Miss Howe peut lui avoir écrit, pour la faire consentir à recevoir la main de l’ effronté scélérat , de l’ homme dont l’amitié ne fait honneur à personne , du méchant , du très-méchant homme . Les deux lettres ont passé par tes mains. Si je les avois eues dans les miennes, peut-être la cire du cachet se serait-elle fondue sous mes doigts ardens, et les plis se seraient ouverts d’eux-mêmes pour satisfaire ma curiosité. Je te trouve bien coupable, Belford, de n’avoir pas imaginé quelque moyen de me les envoyer. Tu aurais pu dire que le messager qui apporta la seconde, les avait reprises toutes deux. J’aurais eu le temps de les faire transcrire, et de les renvoyer, comme de la part de Miss Howe. Mes tantes, qui voient la négociation traîner en longueur, se disposent à reprendre le chemin de leurs terres, après avoir tiré de moi l’unique sûreté qu’elles ont pu désirer, c’est-à-dire, ma parole pour la célébration si l’on consent à me recevoir. Le parti que j’ai à prendre, dans l’incertitude que tu me représentes, c’est de ranimer toutes mes facultés, qui ont été comme engourdies par une longue servitude, et par le tumulte continuel de mes esprits, pour me remettre en état d’offrir à Miss Harlove un mari digne d’elle ; ou, si j’ai le malheur d’être rejeté, pour retrouver ma gaieté ordinaire, et faire connaître au beau sexe que je ne suis pas découragé par les difficultés que j’ai trouvées dans cette pénible aventure. Un tour de France et d’Italie sera mon remède pour le dernier de ces deux cas. Miss Harlove oubliera, dans l’intervalle, tout ce qu’elle a souffert de l’ingrat Lovelace, quoiqu’il soit impossible que son Lovelace oublie jamais une femme à laquelle il désespère de rencontrer rien d’égal, quand il ferait mille fois le tour du monde. Si tu ne te lasse point de m’écrire, pour t’acquitter d’une dette que mes lettres sans nombre et sans fin t’ont imposée, je tâcherai de me renfermer dans le désir d’aller à la ville, pour me jeter aux pieds de la divinité de mon cœur. Il m’en coûtera beaucoup ; mais la politique et l’honnêteté me prêteront leurs secours. Je ne veux point l’irriter par de nouvelles offenses. Au contraire, je suis résolu de laisser à ses ressentimens le temps de s’appaiser, afin que tout ce qu’elle pourra faire en ma faveur, ait la grâce et le mérite d’une action volontaire. Hickman (j’ai une mortelle aversion pour cet homme-là) me demande, par un billet que je viens de recevoir, une entrevue pour vendredi prochain, chez Monsieur Dormer , qui est notre ami commun. Les affaires qu’il peut avoir avec moi ont-elles besoin de l’entremise d’un ami ? Cette proposition m’a l’air d’un défi. Qu’en dis-tu, Belford ? Je ne lui promets pas d’être trop civil. Il s’est mêlé de bien des choses. D’ailleurs, je lui porte un peu d’envie, par rapport à Miss Howe ; car, si je ne me trompe point dans l’idée que j’ai de lui, il est impossible que cette virago puisse jamais l’aimer. Charmant sujet d’espérance pour un homme d’intrigue, lorsqu’il a raison de croire qu’une femme sur laquelle il a des vues, est sans inclination pour son mari. Il y a long-temps que tu ne m’as rien dit du pauvre Belton. Informe-nous particulièrement de tout ce qui a rapport à lui. C’est un homme que j’aime. Je lui crois d’autres embarras que ceux de sa Thomasine. Nous passons ici le tems, Mowbray, Tourville et moi, aussi gaiement que nous le pouvons sans toi. C’est un avantage que notre sexe a sur l’autre en amour. Tandis qu’une malheureuse femme soupire dans un coin, ou qu’elle cherche les bois et les déserts pour gémir de ses peines, nous pouvons boire, manger, courir le cerf, et bannir, par de nouvelles intrigues, le souvenir de celles qui nous affligent. Cependant, tout livrés que nous sommes à la joie, mes réflexions sur les injures que cette divine femme a reçues, troublent souvent mes plaisirs. Je compte qu’après m’avoir tourmenté à son gré, elle me permettra de réparer ses maux et les miens. C’est ma consolation. Tu vois que mes sentimens sont encore honnêtes.