Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 288

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 404-406).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi au soir, 13 de juillet. Je suis forcée, par l’importance de cette lettre, et par la difficulté de trouver un messager pour demain, de me fier à la poste, et de vous écrire directement sous votre nom emprunté. C’est pour vous apprendre, ma chère, que j’ai reçu la visite de Miss Montaigu et de sa sœur, dans un carosse à six chevaux de milord. L’écuyer de ce seigneur était venu hier à cheval, pour me prévenir sur cette faveur. Il m’avait demandé fort civilement, si je permettais que les deux nièces de son maître cherchassent à lier connaissance avec moi, et qu’elles ne remissent pas leur visite plus loin qu’au jour suivant. Je ne doutai pas qu’une démarche si extraordinaire n’eût quelque rapport aux intérêts de ma chère amie. Après avoir consulté ma mère, je pris occasion de l’éloignement pour les envoyer prier de nous honorer de leur compagnie à dîner : ce qu’elles acceptèrent avec beaucoup de bonté. Dans les tristes circonstances où vous êtes, je m’imagine, ma chère, que leur commission est ce qui pouvait arriver de plus agréable pour vous. Elles sont venues au nom de Milord M et de ses deux sœurs, pour me prier de vous engager, par mes instances, à vous mettre sous la protection de Milady Lawrance, qui ne vous quittera pas un moment, jusqu’à ce qu’on vous ait rendu toute la justice que cette noble famille croit vous devoir. Milady Sadleir n’était pas sortie de sa terre depuis la mort de sa fille, que vous devez vous souvenir d’avoir vue avec moi chez Madame Benson. Elle s’est déterminée à se rendre au château de M avec sa sœur, dans la seule vue de vous procurer de justes réparations. Les efforts de ces deux dames, joints à ceux de milord, ont eu le pouvoir de rappeler votre misérable aux loix de l’honneur, et de lui faire promettre solennellement que, si l’on peut obtenir de vous le pardon ou l’oubli de ses forfaits, il vous épousera en leur présence. Ce n’est pas une petite consolation pour vous, de trouver dans cette honorable famille une vive admiration pour votre mérite. L’horrible monstre ne s’est pas épargné lui-même, en rendant justice à votre vertu. Il promet d’être le meilleur de tous les maris. Milord et ses deux sœurs en répondent. Ils ne parlent que de nobles établissemens, de bienfaits, de présens, de moyens de vous rendre autant d’honneur que vous avez souffert d’indignité, et de changer les noms par acte de parlement, comme une préparation aux mouvemens qu’ils veulent se donner pour faire passer les titres sur la même tête que le gros de l’héritage, à la mort de son oncle, qui ne paraît pas fort éloignée. Enfin, l’on se promet, de votre exemple et de l’influence que vous aurez sur lui, une parfaite réformation dans ses mœurs. J’ai fait un grand nombre d’objections ; toutes celles que je m’imagine que vous auriez pu faire vous-même, si vous aviez été présente. Mais nous ne balançons pas, ma mère et moi, à vous conseiller, ma chère, de vous mettre incessamment sous la protection de Milady Lawrance, avec la résolution de le prendre pour votre mari. Il ne manque pas d’ambition. Toute sa grandeur dépend de la conduite qu’il doit tenir avec vous, et ses deux cousines répondent de sa conversion. Il ne craint que votre facilité à communiquer l’histoire de vos infortunes. C’est, dit-il, vous exposer tous deux. Mais si vous n’aviez pas révélé cette histoire à Milady Lawrance, vous n’auriez pas une amie si ardente. Cependant, je suis d’avis que vous devez être un peu plus réservée dans vos plaintes, soit que vous pensiez à devenir sa femme, ou que vous preniez le parti de rejeter sa main. Que vous servirait-il, ma chère, de donner à ce misérable un sujet de triomphe avec ses amis ? Tout le monde ne saura pas combien vos maux même ont fait d’honneur à votre vertu. Votre dernière lettre, qui respire la tristesse, et le désordre de votre santé, que mon messager s’est fait confirmer par votre hôtesse, après l’avoir observé lui-même sur votre visage et dans vos yeux, me causeraient une affliction inexprimable, si je ne me sentais un peu soulagée par l’agréable visite que j’ai reçue. J’espère qu’elle produira sur vous le même effet. En vérité, ma chère, vous ne devez pas hésiter. Il faut obliger cette famille. L’alliance est brillante. Les brutales horreurs que vous avez essuyées, n’ont pas encore éclaté. Tout peut finir par une réconciliation générale ; et vous vous trouverez bientôt en état de suivre cet ancien penchant, qui vous porte à répandre vos bienfaits autour de vous, et qui a fait bénir votre nom dans tous les lieux où vous avez paru. Je souffre beaucoup de vous voir encore si touchée du téméraire emportement de votre père. De bonne foi, ma chère, votre ame paraît trop s’affoiblir. C’est vous manquer à vous-même. Vous parlez de repentir et de pénitence : laissez des sentimens, dont je ne vois pas la nécessité pour vous, à ceux qui vous ont précipitée dans des maux qu’il ne vous était guère possible d’éviter. Vous jugez moins de votre cause, par les règles de la raison et de l’équité, que par le malheur de l’évènement. Sur mon honneur, je vous crois sans reproche dans presque toutes vos démarches. De quoi votre frère, cet insolent, cet ambitieux personnage, n’a-t-il pas à répondre ? Que dirai-je d’une sœur jalouse, emportée… mais, puisque le passé n’est plus en notre pouvoir, jetons hardiment les yeux devant nous. Je ne vois rien que d’heureux dans la perspective qui commence à s’ouvrir. Une famille illustre, qui vous tend les bras, qui est prête à vous embrasser avec tous les témoignages d’une joie tendre, et dont l’estime et l’affection apprendront à la vôtre que votre prudence couronnera tout. Elle fera rentrer en lui-même un malheureux, que mille raisons, indépendantes de lui, doivent faire souhaiter de voir dans le chemin de la vertu. J’attendrai impatiemment votre première lettre. Les deux nièces vous proposent, pour éviter les longueurs, de vous mettre dans le coche de Reading , après avoir donné avis du jour de votre départ. On se hâtera d’aller au-devant de vous. J’aurai soin que M Hickman se trouve à Sloug. Miss Charlotte promet d’aller, avec sa tante Lawrance elle-même, jusqu’à Reading, pour vous y prendre dans un équipage convenable, et vous mener directement à la terre de cette dame. J’ai demandé particuliérement que le misérable ne paroisse pas devant vous jusqu’au jour de la célébration ; à moins que vous n’en ordonniez vous-même autrement. Adieu, très-chère amie. Devenez heureuse. Votre bonheur fera celui de mille autres, et causera des transports de joie à votre fidèle Anne Howe.