Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 287

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 402-404).


M Lovelace, à M Belford.

vendredi, 7 de juillet. J’ai devant moi trois de tes lettres, auxquelles je dois réponse, et dans chacune desquelles tu te plains de mon silence : tu m’assures même dans la dernière que tu ne saurais vivre si je ne t’écris tous les jours, ou du moins de deux jours l’un. Meurs donc, ami Belford ; meurs, si c’est ta résolution. Où veux-tu que je prenne le courage d’écrire, lorsque j’ai perdu le seul sujet qui méritait d’exercer ma plume ? Fais-moi retrouver mon ange, ma divine Clarisse, et la matière ne me manquera pas pour t’écrire à toutes les heures du jour et de la nuit : tout ce qui sortira de sa bouche sera tracé sur le papier : je te décrirai chaque mouvement, chaque attitude de cet objet de mes adorations ; et dans son silence même, je m’efforcerai de t’expliquer ce qu’elle pense ou ce que je souhaiterais qu’elle pensât. Mais depuis que je l’ai perdue, je suis tombé dans un vide affreux ; tout ce qui existe autour de moi, les élémens au milieu desquels je me trouve placé, la nature entière ne m’offre rien dont je puisse jouir. Ah ! Reviens, reviens, divinité de mon ame ; reviens entre les bras de ton adorateur. Qu’est-ce que la lumière, qu’est-ce que l’air, la ville, la campagne, qu’est-ce que le monde entier, sans toi ? Tout ce qu’il y a de charmes, de splendeur, d’harmonie, de joie dans l’univers n’est qu’une partie de toi-même ; et s’il fallait l’exprimer d’un seul mot, ce mot serait Clarisse. Reviens donc ; ah ! Reviens faire encore une fois le bonheur de ton Lovelace, qui apprend, par ta perte, le prix du trésor qu’il a négligé, et qui ne se lève chaque jour au matin que pour maudire le soleil, dont les rayons ne se refusent qu’à lui. N’est-il pas surprenant, Belford, qu’on ne puisse rencontrer cette chère fugitive ; qu’on n’en découvre, qu’on n’en apprenne rien ? Elle entend si peu la ruse, que si j’avais été libre, je suis sûr que j’aurais découvert ses traces un quart-d’heure après sa fuite, quoique vingt émissaires que j’emploie dans la ville, dans les villages voisins, et sur-tout dans le canton de Miss Howe, n’aient fait jusqu’aujourd’hui que d’inutiles recherches. Mais le vieux pair continue d’être si mal, qu’il m’est impossible de m’éloigner : je ne voudrais pas désobliger un homme que je ne crois pas hors de danger. Que sa goutte, qu’on a trouvé le moyen de faire descendre aux pieds, prenne heureusement assez de force pour remonter à l’estomac, je suis délivré de lui pour toujours. à présent qu’il est plus tranquille, il veut me voir au chevet de son lit pendant des heures entières, pour l’entretenir de mes intrigues. Maudit accès de tendresse, qui le prend si mal à propos ! Et le bel amusement pour un malade ! Aussitôt que la douleur se fait sentir, il prie matin et soir avec son aumônier. Je te demande quelle doit être la religion d’un homme qui soupire de joie après avoir articulé quelques prières, comme s’il se croyait sûr d’avoir fait sa paix avec le ciel, et qui me rappelle ensuite avec un nouvel empressement, pour écouter mes espiégleries , m’excitant par ses éclats de rire, et me traitant d’agréable vaurien, d’un ton qui marque assez le plaisir qu’il prend à m’entendre. Mes deux cousines sont toujours présentes lorsque je l’amuse par mes récits. Les meilleures aventures deviendraient languissantes dans la bouche d’un historien, s’il n’avait qu’un auditeur pour applaudir. applaudir ! me diras-tu. Oui, Belford, applaudir. Quoique ces deux filles blâment quelquefois les faits, elles ne laissent pas de louer la manière, l’invention, mon adresse et mon intrépidité. D’ailleurs, ce que les autres appellent blâme , je suis porté à le prendre pour une louange ; c’est ma méthode, et je m’en trouve bien, pour secouer facilement le joug de la honte, qui est capable de refroidir tout-d’un-coup un caractère entreprenant. Mes cousines sont des filles assez raisonnables, qui ne manquent point d’esprit ni de sentiment. Hier, à l’occasion de quelques reproches que Charlotte me faisait sur une de mes aventures, je lui dis que j’avais mis plus d’une fois en délibération si je lui appartenais de trop près par le sang, et s’il ne m’était pas permis de l’aimer du moins l’espace d’un ou deux mois. Peut-être, ajoutai-je, étoit-elle fort heureuse qu’un autre joli visage, qui s’était présenté dans le même tems, eût fait prendre un autre cours à mes inclinations lorsque j’étais prêt à les suivre. Mes trois auditeurs levèrent tout-à-la-fois les mains et les yeux ; mais les exclamations des deux miss ne m’empêchèrent pas d’observer qu’elles étoient moins irritées de ce langage ouvert, que ma charmante ne l’a quelquefois été de certaines expressions obscures, qui m’ont fait admirer sa pénétration. Le vieux pair me parle souvent de cette adorable personne, et mes cousines le secondent avec beaucoup de zèle. Il espère, dit-il, que je ne serai pas assez malhonnête homme (admire la délicatesse d’un pair) pour manquer d’honneur à l’égard d’une fille de ce mérite, de cette fortune et de cette beauté. Il branle la tête ; il soupçonne que l’harmonie n’est pas parfaite entre nous : il lui tarde de la voir paroître avec le titre de ma femme. Il me vante les nouveaux bienfaits qu’il est résolu d’ajouter aux premiers, et les présens qu’il nous destine à la naissance de notre premier fils. Mais j’espère qu’avant cet avènement tout sera passé entre mes mains. espérer n’est pas un mal, Belford. Mon oncle dit que sans l’espérance, on perdrait courage . Samedi. Il est neuf heures du matin, en plein été, et mes deux cousines se font encore attendre pour le déjeûner. Quelle indécence dans de jeunes personnes de faire connaître à un libertin qu’elles aiment le lit, et de lui apprendre en même-tems où il peut les trouver ! Mais pour les punir, je veux qu’elles déjeûnent seules avec le vieil oncle, et qu’elles aient le temps de sécher d’ennui, pendant que je vais me rendre dans mon phaëton chez le colonel Ambrose , qui me proposa hier un dîner, à l’occasion de deux de ses nièces d’Yorkshire, beautés célèbres qu’il a chez lui depuis quinze jours, et qui sont, dit-il, fort curieuses de me voir. Ainsi, Belford, grâces au ciel, toutes les femmes ne me fuient pas. Puisque ma chère fugitive n’est qu’une ingrate, je voudrais pouvoir obtenir de mon cœur d’y faire succéder une autre beauté. Mais qui serait capable de l’emporter sur elle ? Qui peut remplir une place que Miss Harlove ait occupée ? à mon retour, je verrai s’il se présente quelque sujet pour t’écrire. Mes chevaux sont prêts. On m’avertit que mes cousines vont descendre ; mais je suis bien aise qu’elles me trouvent parti. Samedi, à cinq heures. J’ai dîné avec le colonel, sa femme et ses nièces ; mais je n’ai pas eu la force de leur donner mon après-midi. Quoique j’aie trouvé dans la figure des deux nièces, de quoi exercer quelques momens mon attention, elles n’ont servi qu’à me faire désirer, avec un redoublement d’impatience, de retrouver le charme de mon cœur. Pour le visage et toute la figure, il n’y a rien d’égal à ma Clarisse. Son esprit et son langage n’admettent point de comparaison. Qu’ai-je remarqué dans ces deux femmes ? Une sorte de vivacité étudiée, qui ne vient que du désir de plaire ; un air content d’elles-mêmes ; une manière affectée d’ouvrir la bouche, pour faire admirer des dents assez blanches. J’aurais pu les souffrir autrefois. Elles ont paru surprises que je fusse capable de les quitter si-tôt. Cependant, depuis que ma Clarisse m’a guéri de la vanité, il ne m’en reste plus assez pour me faire attribuer leur étonnement au goût qu’elles ont pris pour moi, plutôt qu’à l’admiration dont elles sont remplies pour elles-mêmes. Elles m’ont regardé comme un connaisseur en beauté. Elles auraient été flattées d’engager mon attention. Mais Clarisse, Belford ! Clarisse me rend aveugle, insensible à tout ce qui ne lui ressemble pas. Retrouve-la pour ton ami ; rends-moi ce cher objet de mes affections, cet unique sujet qui mérite d’exercer ma plume ; ou cette lettre sera la dernière que tu recevras de ton Lovelace.

On supprime plusieurs lettres d’immense longueur, d’un goût purement anglais, entre M. Lovelace et milord M… Milady Lowrance, informée par miss Clarisse de la conduite de son neveu, se rend au château de M… avec milady Sadler sa sœur ; et la, devant milord et leurs deux nièces, elles entreprennent ce que Lovelace nomme son procès. Il déclare nettement qu’il se reconnaît coupable, qu’il adore miss Harlove, et qu’1l est résolu d’en faire sa femme.