Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 27

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 114-121).



Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

Jeudi au soir 9 mars.

Je ne puis penser, sans impatience, à aucun des visages avec lesquels vous êtes condamnée à vivre. Je ne sais quel conseil vous donner. Êtes-vous sûre que vous ne méritez pas d’être punie pour avoir empêché, quoiqu’à votre grand malheur, l’exécution du testament de votre grand-père ; les testamens sont des choses sacrées, mon enfant. Vous voyez que vos gens le pensent eux-mêmes, eux qui se croient blessés par la distinction avec laquelle vous êtes traitée dans un testament.

Je vous passe tous les nobles raisonnemens qui ont servi alors à vous déterminer. Mais, puisqu’un si charmant et si généreux exemple du respect filial est si mal récompensé, pourquoi ne reprendriez-vous pas vos droits.

Votre grand-père connaissait le vice de sa famille. Il savait aussi quelle est la noblesse de vos inclinations. Peut-être lui-même (pardon, ma chère,) a-t-il fait trop peu de bien pendant sa vie, et c’est par ce motif qu’il a mis entre vos mains de quoi réparer sa faute et celle de tous ses enfans. à votre place, je reprendrais ce qu’il vous a laissé. Je vous jure que je n’y manquerais pas. Vous me direz que vous ne le pouvez tandis que vous êtes avec eux ? C’est ce qu’il faut voir. Croyez-vous qu’ils en puissent user plus mal qu’ils ne font avec vous ? D’ailleurs, n’est-ce pas votre droit. Et n’abusent-ils pas de votre propre générosité pour vous opprimer ? Votre oncle Harlove est un des deux exécuteurs testamentaires ; votre cousin Morden est l’autre ; insistez sur votre droit avec votre oncle ? écrivez à votre cousin. J’ose vous promettre que vos persécuteurs changeront bientôt de conduite.

Votre insolent frère, à quel titre ose-t-il vous chagriner ? Si j’étais sa sœur (je voudrais l’être pour un mois, et pas plus long-temps), je lui apprendrais bientôt à vivre. Je m’établirais dans la demeure qui m’apartient, pour y exécuter mes charmans systêmes, et rendre tout le monde heureux autour de moi. J’aurais bientôt un carrosse. Je verrais ma famille, quand elle s’en rendrait digne. Mais lorsque mon frère et ma sœur prendraient des airs trop hauts, je leur ferais connaître que je suis leur sœur et non leur servante ; et si cette déclaration ne suffisait pas, je leur fermerais ma porte, et je leur dirais de se tenir compagnie l’un à l’autre.

Il faut convenir néanmoins que cet excellent frère et cette aimable sœur, jugeant des choses comme il convient à de petits esprits, tels qu’ils le sont tous deux, ont quelque raison de vous traiter si mal. En mettant à part l’amour méprisé d’un côté, et l’avarice de l’autre, quelle mortification n’est-ce pas depuis long-temps pour eux de se voir éclipsés par une sœur cadette ? Un soleil éclatant dans une famille ? Entre des lumières si foibles ! Comment l’auraient-ils pu supporter ? Entr’eux, ma chère, ils ont dû vous regarder comme un prodige ; et les prodiges, comme vous savez, obtiennent bien notre admiration, mais ne s’attirent guères notre amour. La distance entre vous et eux est immense. Votre lumière leur blesse les yeux. Quelle ombre le pur éclat de votre mérite ne doit-il pas jeter sur eux ? Est-il donc bien étonnant qu’ils embrassent la première occasion de vous rabaisser, s’ils le peuvent, à leur niveau ?

Attendez-vous, ma chère, à vous voir presser de plus en plus de ce côté-là, à proportion qu’on vous trouvera disposée à le souffrir. à l’égard de cet odieux Solmes, je ne suis pas surprise de votre aversion pour lui. Elle me parait si sincère, qu’il est inutile de rien dire qui puisse servir à l’augmenter. Cependant, qui peut résister à ses propres talens ? Un des miens, comme je vous l’ai déjà dit, est de peindre les laides ressemblances. Lâcherai-je la bride à mon pinceau ? Oui ; car je veux justifier votre antipathie par l’opinion que j’ai du personnage, et vous faire connaître aussi que j’approuve, et que j’approuverai toujours, avec admiration, la fermeté de votre caractère.

Je me suis trouvée deux fois dans sa compagnie ; et je me souviens qu’une des deux, votre Lovelace y était aussi. Il n’est pas besoin de vous dire, malgré votre jolie curiosité (qui n’est pourtant, comme vous savez, qu’une curiosité

toute simple), la différence infinie qui est entr’eux.

Lovelace amusa la compagnie, avec sa gaieté ordinaire, et fit rire tout le monde par ses récits. C’était avant que cette énorme créature eût été proposée pour vous. Solmes rit aussi ; mais ce fut d’une manière de rire qui lui est propre ; car je m’imagine que les trois premières du moins de ses années, n’ont été que des cris continuels ; et ses muscles n’ont jamais pu se remonter au ton de rire ordinaire. Son sourire (je doute que vous l’ayez jamais vu sourire, ou du moins que vous lui en ayez jamais donné sujet) son sourire, dis-je, est si peu naturel aux traits de son visage, qu’on le prendrait pour la grimace d’un furieux ou d’un fou.

J’attachai mon attention sur lui, comme je fais toujours sur ces seigneurs de nouvelle création, pour me réjouir de leurs singularités. En vérité, je fus dégoûtée, jusqu’au point d’en être choquée. Mais je me rappelle d’avoir pris plaisir particulièrement à voir retomber cette épaisse physionomie dans son état naturel, quoique lentement, comme si les muscles qui avoient servi à ses contorsions eussent tourné sur des gonds rouillés.

L’amour même ne serait-il pas horrible de la part d’un tel mari ? Pour moi, si j’étais sa femme, (mais qu’ai-je fait à moi-même, pour m’occuper un moment de cette supposition) ? Je ne connaîtrais de plaisir que dans son absence, ou lorsque j’aurais occasion de le quereller. Une femme vaporeuse, qui a besoin de quelqu’un sur qui elle puisse exercer ses caprices, pourrait s’accommoder d’une figure si révoltante ; et cette seule raison, qui mettrait tous les domestiques à couvert de sa mauvaise humeur, servirait peut-être à leur faire bénir leur maître. Mais, pour peu qu’une femme eût de délicatesse, quelle honte n’aurait-elle pas de se surprendre jamais dans le moindre dessein de l’obliger. C’en est assez pour sa figure. Du côté de son autre moitié, il passe pour le plus rampant de tous les mortels, lorsqu’il espère gagner quelqu’un par cette voie : insolent, d’ailleurs, pour ceux qu’il n’a pas d’intérêt à ménager. N’est-ce pas le véritable caractère d’une ame basse et sans honneur ? On assure qu’il est méchant, vindicatif ; et que, s’il est désobligé par quelqu’un, sa haine embrasse toute une famille. Mais c’est particulièrement contre la sienne que sa mauvaise volonté s’exerce. On m’a dit qu’entre tous ses parens, il n’y en a pas un d’aussi méprisable que lui. C’est peut-être la raison qui le fait penser à les déshériter tous. Ma femme de chambre, qui est parente d’un de ses gens, me raconte qu’il est haï de tous ses fermiers, et qu’il n’a jamais eu un domestique qui ait dit du bien de lui. Comme il les soupçonne de le tromper, parce qu’il juge d’eux apparemment par lui-même, il en change continuellement. Ses poches, dit-on, sont sans cesse chargées de clefs ; de sorte que, s’il a quelqu’un à traiter (pour des amis, il n’en a que dans votre famille), il est une heure à trouver celle dont il a besoin ; et si c’est celle du vin qu’il lui faut, il le va toujours chercher lui-même. Au reste, ce n’est pas un embarras qu’il ait fort souvent ; car il ne reçoit pas d’autres visites que celles qu’il doit à la nécessité. Un homme d’honneur aimerait mieux passer la nuit dehors, que de prendre un lit dans sa maison.

Et voilà néanmoins l’homme qu’on a choisi, par des vues aussi sordides que les siennes, pour en faire le mari, c’est-à-dire, le seigneur et le maître de Clarisse Harlove.

Mais peut-être n’est-il pas aussi méprisable qu’on le représente. Il est rare qu’on fasse une peinture bien juste des caractères extrêmement bons ou extrêmement mauvais. La faveur exalte les uns, et la haine déprime les autres. Mais votre oncle Antonin a dit à ma mère, qui lui objectait son avarice, qu’on se propose de le lier en votre faveur. Un bon lien de chanvre lui conviendrait bien mieux que celui du mariage. Mais n’est-ce pas une marque que ses protecteurs même le regardent comme une ame basse, puisqu’ils croient avoir besoin de le brider par des articles ? Sur quoi, ma chère ? Peut-être sur votre nécessaire. Mais je suis bien bonne de m’arrêter si long-temps à cet odieux portrait. Vous ne devez pas être à cet homme-là : voilà ce qui est clair à mes yeux… quoique la manière de l’éviter ne le soit pas tant, à moins que vous ne vous établissiez dans l’indépendance à laquelle vous avez droit. Ma mère est venue m’interrompre ; elle a voulu voir ce que j’avais écrit. J’ai eu l’impertinence de lui lire le portrait de votre Solmes.

Elle est convenue " que cet homme n’est pas extrêmement propre à inspirer des sentimens ; qu’il n’a pas les dehors les plus heureux. Mais qu’est-ce que la figure dans un mari ? " et tout de suite, elle m’a grondée de vous soutenir dans votre résistance aux volontés d’un père. De là, on est passé à me faire une bonne leçon sur la préférence que mérite un homme capable de remplir ses devoirs extérieurs et domestiques, par opposition à des prodigues et à des libertins : sujet très-utile, sans doute, soit que les applications soient justes ou qu’elles ne le soient pas. Mais pourquoi ces sages parens, en disant trop de mal des personnes qui leur déplaisent, mettent-ils les gens dans le cas de les défendre ? Lovelace n’est pas un prodigue. Il n’a pas d’obligations qu’il ne remplisse au-dehors ; quoique véritablement je le croie assez libertin. Et puis, après nous avoir poussées à rendre une justice des plus simples, on ne manque point de nous accuser de prévention. Et de-là vient le désir, qui n’est d’abord qu’une pure curiosité , de savoir ce que les amis d’un homme pensent de nous ; d’où naît ensuite, assez probablement, une distinction, une préférence, ou quelque sentiment de cette nature.

Ma mère m’a commandé de récrire du moins cette page. Mais vous me pardonnerez, s’il vous plaît, ma bonne maman. Il est vrai, ma chère, que je ne voudrais pas avoir perdu ce caractère pour tout au monde, parce qu’il est sorti naturellement de ma plume. Je n’ai jamais rien écrit d’agréable pour moi-même, qui ne l’ait été aussi pour vous. La raison en est toute simple ; c’est qu’entre vous et moi, nous n’avons qu’une ame, avec cette seule différence, que vous me semblez quelquefois un peu trop grave, et que je vous parais sans doute un peu trop éveillée. C’est probablement cette différence de nos caractères qui fait que nous nous aimons si parfaitement l’une et l’autre, que pour me servir des termes de Norris, il ne peut naître de troisième amour entre deux . Chacune de nous ayant quelque chose qui manque aux yeux de l’autre, et chacune néanmoins aimant assez l’autre pour souffrir qu’elle lui en dise son avis ; ou plutôt, peut-être, aucune des deux ne souhaitant de s’en corriger ; cette disposition écarte une sorte de rivalité qui pourrait exciter dans l’une et dans l’autre un peu d’humeur secrète, et la tourner par degrés en envie, qui deviendrait à la fin haine ou mauvaise volonté. Si le cas est tel que je le dis, ma chère, je suis d’avis que chacune garde son défaut, et qu’elle en tire le meilleur parti qu’elle pourra. Le naturel ne plaide-t-il pas en notre faveur ? Nommez-moi des héros ou des héroïnes qui soient jamais parvenus à vaincre un défaut naturel ; les uns, l’avarice ; d’autres, la gravité, comme dans ma meilleure amie ; d’autres, l’étourderie, comme dans celle qu’il est inutile que je nomme.

Je dois vous avertir, ma chère, que je n’ai pu me dispenser de satisfaire la curiosité de ma mère (car vous n’êtes pas la seule qui ayez de la curiosité ), ni même de lui laisser voir de tems en temps quelques pages de vos propres lettres. On m’interrompt ici. Mais je reprendrai bientôt la plume, pour vous raconter ce qui s’est passé, en cette occasion, entre ma mère et moi. Le dé tail en est d’autant plus intéressant, qu’elle faisait tomber ses réflexions tout à la fois sur sa fille, sur Hickman son favori, et sur votre Lovelace.

Voici le récit auquel je me suis engagée. " je ne saurais disconvenir, m’a-t-elle dit, qu’il n’y ait quelque chose d’un peu dur dans la situation de Miss Harlove, quoiqu’il soit bien fâcheux aussi, comme le dit sa mère, qu’une fille dont l’obéissance s’est toujours fait admirer sur les moindres points, s’oppose à la volonté de ses parens dans le point essentiel. Mais, pour rendre justice aux deux parties, si l’on ne peut s’empêcher de plaindre Miss Harlove, et de reconnaître que l’homme qu’on la presse de recevoir n’a pas l’espèce de mérite qu’une ame aussi délicate que la sienne peut souhaiter raisonnablement dans un mari, n’est-il pas vrai aussi que cet homme est préférable à un libertin, qui s’est battu, d’ailleurs, en duel, avec son frère ? C’est ce que les pères et mères doivent penser, quand on retrancherait même cette circonstance. Il serait bien étrange qu’ils ne sussent pas ce qui est le plus convenable à leurs enfans ".

Oui, ai-je répondu en moi-même, ils doivent l’avoir appris par leur propre expérience, si de petites vues sordides ne leur donnent pas en faveur d’un homme la même prévention qu’ils reprochent à leur fille en faveur d’un autre ; et s’il n’y a pas quelque oncle bizarre, un oncle Antonin, qui fortifie cette prévention, comme il ne l’inspire que trop à ma mère : pauvre petit esprit, rampant d’un côté, absolu de l’autre, est-ce à lui de raisonner sur les devoirs des enfans à l’égard des pères, sans avoir appris ce que les pères doivent aussi à leurs enfans ? Mais c’est votre mère, souffrez que je le dise, qui a gâté les trois frères par des excès mal entendus de douceur et de complaisance.

" vous voyez, a continué la mienne, que je tiens, ma fille, une conduite bien différente avec vous. Je vous ai proposé un homme du caractère le plus doux, et le plus poli, comme le plus sage et le plus réglé ".

Je n’ai pas une trop grande idée, ma chère, du jugement de ma mère sur ce qui est le plus poli . Elle juge de l’honnête Hickman pour sa fille, comme je suppose qu’elle aurait fait il y a vingt ans pour elle-même. Hickman me paraît de cette trempe un peu surannée, j’entends pour le caractère ; trop maniéré, ma chère, trop formaliste, comme vous en conviendrez vous-même. " d’excellente famille, a continué ma mère, riche en biens clairs, et qui peuvent encore augmenter " (c’est une considération, comme vous voyez, qui est d’un grand poids sur l’esprit de ma mère). " je vous prie, je vous demande en grâce de l’encourager, ou du moins, de ne pas prendre droit de son attachement et de sa soumission pour le faire souffrir ". Oui, vraiment ! Lui marquer de la bonté, afin qu’il prenne bientôt avec moi des airs familiers. Il faut tenir cette sorte d’hommes à une juste distance de soi ; c’est mon avis. " cependant j’aurai bien de la peine à vous faire entrer là-dessus dans mes sentimens. Que diriez-vous si je vous traitais, comme Miss Harlove est traitée par son père et par sa mère " ?

" ce que je dirais, madame ? La réponse est aisée. Je ne dirais rien. Croyez-vous qu’un tel traitement, à l’égard d’une jeune personne de ce mérite, ne soit pas insupportable " ? " doucement, Nancy, doucement. Vous n’avez entendu qu’une partie ; et n’en fallût-il juger que par quelques endroits de ses lettres que vous m’avez lus, il me semble qu’il y a quelque chose à redire. Ce sont ses parens, après tout. Ils doivent savoir ce qui lui convient. Miss Clarisse Harlove, toute charmante qu’elle est, doit avoir fait ou dit quelque chose qui les porte à la traiter si mal ; car vous savez quelle tendresse ils avoient pour elle ".

" mais, s’il est vrai qu’elle soit sans reproche, madame, combien ne sont-ils pas condamnables, dans votre propre supposition " ?

Ensuite est venu " le bien immense de M Solmes, son habileté à le ménager ". (j’ai été fâchée de voir arriver si-tôt cette dernière réflexion. Comme on se porte, ai-je dit, à prendre la défense de ceux qui aiment l’argent, quand on ne le hait pas soi-même ! Cependant, pour la générosité, ma mère est une reine en comparaison de Solmes).

" ne sait-on pas quels sont les étranges effets de la prévention, en amour, dans le cœur des jeunes personnes " ?

Je ne comprends pas, ma chère, pourquoi l’on prend plaisir à supposer toujours de l’amour aux gens. La curiosité produit d’autres curiosités . Voilà tout, je m’imagine.

Elle s’est étendue de fort bonne foi sur la personne de M Lovelace, et sur ses qualités naturelles et acquises. Mais elle est revenue à dire qu’une fille en devait juger par les yeux d’une mère, et non par les siens. Cependant elle n’a su que répondre à l’offre que vous faites de vous réduire au célibat, et de rompre avec lui : savoir, a-t-elle dit, si, si, (en faisant trois ou quatre si d’un seul), si l’on peut s’y fier. Mais l’obéissance sans réserve , sans aucun égard aux raisons, est le refrain de la chanson de ma mère ; et l’application, ma chère, me regarde comme vous.

Je reconnais volontiers que l’obéissance aux parens est un devoir du premier ordre. Mais je bénis le ciel de n’être pas exposée aux mêmes épreuves. Il est aisé pour tout le monde de faire son devoir, lorsqu’on n’est pas poussé à s’en écarter. Mais peu de jeunes personnes, avec le pouvoir de secouer honnêtement le joug, seraient capables de votre patience.

La crainte de vous offenser me fait rejeter tout ce qui se présente à mon esprit sur la conduite que votre père, vos oncles et tout le reste de vos parens, tiennent avec vous.

Mais je commence à prendre une haute idée de ma pénétration, en considérant que je ne me suis jamais senti d’amitié sincère que pour vous, dans toute votre famille. Je ne suis pas faite pour aimer ces gens-là. La sincérité est un devoir à l’égard de nos amis ; c’est l’excuse qu’Anne Howe peut apporter à Miss Clarisse Harlove. Cependant j’aurais dû excepter votre mère, qui est une femme respectable, et qui mérite à présent de la compassion. Comment doit-elle avoir été traitée, pour se trouver si misérablement subjuguée ? C’est à quoi le bon vieux vicomte ne s’attendait guère, lorsqu’il maria sa chère fille, sa fille unique, à un homme de si belle apparence, et qu’elle trouvait elle-même de son goût. Une autre que moi traiterait votre père de tyran. Tout le monde lui doit ce nom, et vous ne devez pas vous en offenser, si vous aimez votre mère. D’un autre côté, on ne saurait s’empêcher de la trouver moins à plaindre, lorsqu’on se rappelle que c’est elle-même qui s’est attiré ses disgrâces (soit que la mauvaise humeur de votre père vienne de sa goutte ou de toute autre cause), par une foiblesse indigne de sa naissance et de ses belles qualités, en accordant tout à des esprits hautains et présomptueux (bornez cette réflexion à votre frère, si vous avez peine à l’étendre plus loin) ; et cela, dans quelle vue ? Pour se procurer une tranquillité passagère, qui méritait d’autant moins d’être considérée, que les efforts qu’elle a faits pour y parvenir, n’ont servi qu’à fortifier l’ascendant des autres, à proportion qu’ils ont affoibli le sien, et l’ont rendu enfin esclave d’un empire arbitraire, qui est fondé sur sa patience. Et quel en est le fruit ? De se voir forcée aujourd’hui, contre son propre jugement, d’abandonner le plus digne de ses enfans, et de le sacrifier à l’amour-propre et à l’ambition du plus indigne. Mais je me hâte de passer à d’autres sujets. Me pardonnerez-vous d’en avoir tant dit ? J’ajouterai néanmoins que ce n’est pas la moitié de ce que j’ai dans le cœur.

On attend ce soir de Londres M Hickman. Je l’ai prié de s’y informer, un peu soigneusement, de la vie que Lovelace mène à la ville.

S’il ne l’a pas fait, il n’aura pas lieu d’être content de mon humeur. Cependant ne vous attendez pas à des récits fort avantageux. Lovelace est une créature intrigante et remplie d’inventions.

En vérité, nous devrions mépriser souverainement ces messieurs-là. Que ne laissent-ils en repos nos pères et nos mères, au lieu de les venir tourmenter par leurs offres dorées, par leurs protestations, par leurs belles peintures d’établissement, et par toutes leurs ostentations ridicules, qui ne tournent qu’à notre propre tourment ? Vous et moi, ne pourrions-nous pas mener ensemble la plus charmante vie du monde, et ne les voir tous qu’avec mépris ? Pourquoi prêter l’oreille à leurs flatteries, et nous laisser prendre au piège, comme les plus sots de tous les oiseaux, pour tomber dans un état d’esclavage ou de vile subordination ? Le bel avantage, d’être traitées en princesses pendant quelques semaines, pour l’être en esclaves pendant tout le reste de notre vie ! De bonne foi, ma chère, je les regarde tous comme vous regardez Solmes ; je ne puis les souffrir. Mais vos parens (car je ne veux plus leur donner le nom de vos amis, dont ils sont indignes), vos parens, dis-je, qui sont capables de vous vendre au prix qui leur est offert par un misérable, et qu’il ne peut leur compter qu’en dépouillant tous les siens de leurs reversions naturelles, faut-il beaucoup de justice et de raison pour les trouver aussi méprisables que lui ? M Hickman sondera milord M sur l’article que vous me recommandez. Je pourrais vous dire d’avance ce que milord répondra, lui et les siens, lorsqu’on les fera tomber sur cette matière. Qui ne se ferait pas honneur d’une alliance avec Miss Clarisse Harlove ? Madame Fortescue m’a dit qu’ils ne parlent de vous qu’avec admiration. Si vous n’avez pas trouvé assez de clarté dans mes avis sur votre situation, je les répète en un seul mot. Reprenez vos droits. Tout le reste suivra naturellement.

On nous a dit ici que Madame Norton, comme votre tante Hervey, s’était déclarée pour le parti de l’obéissance aveugle. Si elle a pu penser que la part qu’elle a eue à votre éducation, et vos admirables qualités naturelles et acquises, doivent être prostituées à un misérable tel que Solmes, je la déteste pour toute ma vie. Il peut vous venir à l’esprit que je cherche à diminuer un peu la considération que vous avez pour cette vertueuse femme. Peut-être ne vous tromperiez-vous pas tout-à-fait ; car, pour vous avouer la vérité, je ne l’aime pas tant que je l’aimerais, si, vous la voyant aimer un peu moins, j’étais bien sûre que vous m’aimez plus qu’elle.

Votre mère vous a déclaré que vous aurez à souffrir de rudes épreuves ; que vous êtes désormais sous la discipline de votre père (ces termes seuls sont capables de m’inspirer du mépris pour ceux qui donnent occasion de les employer) ; qu’il n’est plus en son pouvoir de vous secourir et que, si vous avez quelque faveur à espérer, ce n’est plus que par la médiation de vos oncles. Je suppose que vous écrirez à ces deux arbitres de votre sort, puisqu’on vous a défendu de les voir. Mais est-il possible qu’une telle femme, une telle sœur, une telle mère, n’ait aucune influence dans sa propre famille ? Qui souhaitera de se marier, comme vous le dites si bien, lorsqu’il pourra vivre dans le célibat ? Ma bile recommence à s’échauffer. Reprenez vos droits, ma chère : c’est tout ce que je puis dire à présent ; de peur de vous offenser, lorsque j’ai le malheur de ne pouvoir vous servir.